En société
Benoit. Les Cahiers des Amis de Pierre Benoit, XVII, 2006 (4 place de la République, 46500 Gramat ; 66 p., s.p.m.). Signé Bernard Côme, l’article de tête de ce numéro dédié aux « environs de Pierre Benoit » narre une découverte qui a « perturbé ses vacances », avoue le signataire au directeur de ces Cahiers, Bernard Vialatte, qui, l’été 2005, l’a mis sur ce rail. Il s’agit d’un roman de Johan Daisne, Baratzeartea, une aventure basque ou le roman d’un écrivain, plus exactement Baratzeartea, een Baskisch avontuur – of the roman van een schrijver. Non traduit en français, ce volume n’existe encore qu’en version originale, d’où le souci de Bernard Côme, partagé entre son intérêt pour la chose et sa connaissance encore imparfaite du néerlandais, langue exigeante. Baratzeartea relate un voyage en automobile d’un fan hollandais de Pierre Benoit, venu sans s’annoncer voir le romancier chez lui, à La Pelouse, un an avant son décès. Ce visiteur est l’auteur d’un essai sur son idole dont il veut lui offrir l’édition originale. Cet essai existe et même il est, lui, traduit du néerlandais : c’est Pierre Benoit ou l’éloge du roman romanesque, de Daisne himself, pardon hij zelf. Le voyage aussi est réel, il date de fin juin 1961. Diffèrent seulement le sexe du compagnon de Daisne et plusieurs détails aussi futiles. Pourquoi avoir fait, de ce souvenir tout récent, non un récit simple à la Hérault de Séchelles sorti de chez Buffon, mais une relation romancée ? Parce que, suggérerons-nous, quelque homogénéité de style s’impose entre la prose et son objet : s’il est normal de narrer au naturel une visite à un naturaliste, il n’est pas moins impératif de romancer une visite à un romancier. Qui visite Saddam, qu’il n’oublie pas son fouet, conseillait Nietzsche. Deux autres fictions de Johan Daisne ont inspiré depuis au cinéaste André Delvaux deux de ses films les plus marquants, L’Homme au crâne rasé (1966) et Un soir un train (1968). Du Français au Belge moyennant le Hollandais transite un certain mode d’estompement du réel au profit d’un romanesque particulier, assez étrange, à l’antipode du roman historique qui joue inversement du réel et de l’imaginaire. Il est alors curieux de découvrir en un Benoit qui ne signait ni Seize ni Poelvoorde un papy du cinéma belge. Le reste du numéro n’est pas sans soulever de graves questions, ainsi une colle : quel fidèle rédacteur de la Revue des Deux Mondes signait Fidus ? (Signé Fidus, reparaît ici un article sur Pierre Benoit en date du 15 novembre 1932) – Maurice Thuilière se demande si les « Cahiers du capitaine Coignet » (1776-1860, un modèle du Flambeau de L’Aiglon) n’auraient pas fait l’objet d’un compte rendu de la main de Pierre Benoit (1886-1962) dans un hebdo daté du 19 novembre 1911, le n° 997 d’une série intitulée Les Contemporains : ce serait alors là son premier texte imprimé. Le suggère la signature Pierre Benoît (sic) ; permet d’en douter l’accent circonflexe dont Benoit, notre bon Pierre, ne s’embarrassait guère. Mais comme un chat saute et s’en remet, un chapeau s’ôte et se remet. D’un chapeau l’autre, comment vivre quiet dans un univers truffé de tant d’énigmes, et si belles ?
Claudel. Bulletin de la Société Paul Claudel, n° 178, 2e trimestre, juin 2005, Hommage à Paul Claudel 1868-1955 ; n° 182, 2° trimestre, juin 2006 (13, rue du Pont-Louis-Philippe, 75004 Paris ; 88 p., 7 €). Le numéro 178 s’inscrit dans la série des commémorations du poète à l’occasion du cinquantenaire de sa mort. On y lira, outre deux hommages par des poètes contemporains, Pierre Oster et Philippe Delaveau, une analyse du poème « La Pluie » dans Connaissance de l’Est par Jean-Pierre Richard, une étude des portraits peints et sculptés de Claudel (huit sont reproduits en couleurs) par Anne Rivière. Didier Alexandre présente une note de Jacques Rivière sur le Théâtre(Première série), parue dans la Nouvelle Revue française en octobre 1911 : il n’est pas vrai que les contemporains soient toujours aveugles à l’irruption du génie. On n’insistera pas sur les obstacles que l’œuvre de Claudel oppose à la traduction, par la richesse de sa langue, l’audace de ses images, un verset si étroitement lié aux rythmes du français qu’il semble impossible de le transposer dans un autre idiome. Elle a pourtant fait l’objet de nombreuses traductions en diverses langues. Le numéro 182 du Bulletin propose un aperçu suggestif de ces traductions ou transpositions en japonais, en grec, en norvégien et en russe. Il donne à rêver d’un panorama qui, sauf erreur, fait défaut. Comme nul individu ne saurait maîtriser tant de langues diverses, il y aurait là le thème d’un colloque international.
Goncourt. Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, n° 12, 2005, Les Goncourt historiens (86 avenue Émile-Zola, 75015 Paris ; 222 p., 25 €). Quand bien même les intéressés se voulaient historiens (venus au roman par le goût desrealia), et quel que soit l’intérêt, réel, de leurs œuvres à matière historique, il y a quelque audace à qualifier d’historiens les deux collectionneurs d’Auteuil. Documentés, attentifs aux détails de la vie quotidienne, sensibles aux traces de la vie matérielle (d’une classe sociale restreinte au moins), les Goncourt n’ont pas cependant de visée totalisante, et s’en défendent presque : on pourra ainsi estimer excessif l’enthousiasme qui amène Pierre-Jean Dufief à les dépeindre en précurseurs des Annales. La formule la plus juste se trouve dans le titre du pénétrant article de J.-L. Cabanès, « Les Goncourt amateurs d’histoire ». C’est en effet en amateurs, en collectionneurs de choses futiles, que les Goncourt se construisent un nid au cœur du XVIIIe siècle, espace-temps préféré, comme le montre Robert Kopp dans son avant-propos, de la Monarchie de Juillet. Il y aurait d’ailleurs sans doute encore à dire sur la relation entre goût du passé et collection chez les Goncourt, même après la forte thèse de Dominique Pety ; cela aurait pu se faire dans le cadre d’un travail sur les Goncourt au Musée, mais Sabine Cotté a préféré s’orienter vers l’évaluation de l’originalité ou la conformité des impressions de voyage des Goncourt. Comme l’histoire à la Goncourt est d’abord une histoire collectionneuse de types rares, on s’intéresse aussi dans cette livraison à deux personnages clefs, la Pompadour (bel article de Catherine Thomas) et Marie-Antoinette. Il s’agit, dans ce dernier texte de Cécile Berly, moins des Goncourt que de l’image littéraire de la personne physique de la Reine, ce décentrement allant de pair avec une certaine complaisance à l’égard de la mode du « corps écrit », qu’on croyait passée. Il est difficile, à la vérité, de résister à la tentation de gloser le Journal en le rhabillant d’un vocabulaire savant – ce que fait très bien Jacques Ponnier au sujet du rêve chez les Goncourt, qui lance une audacieuse psychanalyse port-mortem révélant la composante homosexuelle des frères à partir de leurs récits de rêve. Le lecteur aura compris qu’on n’aime pas tout dans cette livraison, mais qu’on a tout lu avec intérêt, jusqu’à la chronique des ventes goncourtiennes et aux comptes rendus concis, ce qui vaut recommandation. Au final, et quand bien même le volume a le défaut de ressembler à un numéro d’Histoires littéraires, on s’étonne de la modestie de ces amis de Goncourt qui baptisent Cahiers des recueils savants d’une telle solidité.
Indiscipline. La Petite Revue de l’indiscipline n° 150, automne 2006 (BP 124, 42190 Charlieu ; 40 p., 3,40 €). Le volume extraordinaire (quarante pages !) de ce numéro 150 s’explique en tant qu’il s’agit d’un numéro quadruple (selon le calcul de Guenarro Solvi, le chiffre 10 serait à ne dépasser en aucun cas pour une revue trimestrielle : on n’est pas étonné de voir l’indiscipline donner ici le mauvais exemple). S’agit-il pour autant de sujets légers ? Qu’on en juge : « Verlaine, la destruction de l’enfer… et Rimbaud » (Jean Donat) ; Rimbaud : des secrets pour changer la vie (Maurice Hénaut). Et d’autres.
Infini. Heidegger : le danger en l’être (L’Infini n° 95, Été 2006, 252 p., 15€). « En tant que le dis-positif vient à aître, l’être même se dépose en se dépossédant de la vérité de son aître, sans pour autant jamais que, dans cet effroi qui le pose à l’écart de lui-même, il puisse de séparer de l’aître de l’estre. La garance de l’aître de l’être, le monde, dans la mesure où le dis-positif vient à aître, se perd au loin, allant s’exposer à la domination du dis-positif qui oppose au monde un refus par abandonnement de la chose. » Ainsi s’ex-primait Heidegger dans Le Péril, con-férence prononcée en 1949. Son tra-ducteur, Gérard Guest (éminence grise, très grise, des disciples de Sollers actifs dans la revue Ligne de risque), fait précéder ce texte, noyau du très gros dossier qui occupe tout ce numéro de la revue, d’un « avertissement » qui n’est pas inutile. Charitable envers les lecteurs qu’un pareil texte risquerait d’affoler, il le fait suivre également de vingt-cinq pages de « notes » encore moins inutiles, eu égard à « la difficulté et la précision philologiques de cette conférence ». Hadrien France-Lanord, à qui cette publication semble due, la présente en faisant état de son inquiétude quant à sa réception et insiste sur « le silence de ce texte », sur sa « sobriété » – dont l’objet est de dire (rappelons que nous sommes en 1949) que ça n’allait pas bien pour l’Humanité et que ça risquait d’aller encore plus mal, pour des raisons qui n’ont rien de contingent. Les Heidégerriens de stricte obédience ne nous pardonneront sans doute pas cet indigne résumé, tant pis ! Le lecteur ne perdra pas son temps, néanmoins, s’il fait l’effort – effort on ne peut plus exigeant en l’occurrence, on l’aura compris – de lire au moins les diverses gloses et commentaires accompagnant cet énoncé bien peu limpide à force de sobriété, du « péril » qui nous habite et nous menace : Peter Trawny, Bernard Sichère, Henri Crétella (qui ne nous laisse pas ignorer que son article fut écrit du 17 août au 12 octobre 2005 : cela devait être dit), François Fédier (idem, du 5 janvier au 11 février 2003 : l’Histoire le retiendra sans doute), Pascal David, Gérard Guest (à nouveau) et Pierre Jacerme s’y sont collés. Les mises en cause politico-idéologiques de Heidegger pendant la période nazie n’apparaissent ici que très marginalement, on s’en doute, sauf dans l’article de François Fédier, intituléL’Irréprochable, où il réaffirme avec véhémence que « jamais Heidegger n’a “donné son assentiment au crime” ». Et Sollers ? s’étonnera-t-on. Rien de Sollers ? Mais si, mais si, rassurez-vous ! Face au frontispice qui présente une photographie de Heidegger en train d’allumer une bougie tandis que figure à l’arrière-plan un verre dont on se demande s’il est à moitié plein ou à moitié vide, s’étale un distique chinois attribué à Wang Wei. La note en bas de page en donne la traduction par François Cheng, « d’une très sobre limpidité », mais elle est aussitôt suivie par la traduction de Sollers lui-même, « plus simple encore » : « Marcher jusqu’au lieu où la source coule / S’asseoir, et attendre que se créent les nuages ». Que demande le peuple ? Moins de nuages ? Ça coule de source.
Jeunesse. Cahiers Robinson n° 19, 2006, Les Mille et une nuits des enfants (UFR de Lettres modernes, Université d’Artois, 9 rue du Temple, 62030 Arras ; 244 p., abonnement :
14 €). Les Mille et une nuits au collège et au lycée, version films d’animation, ou bande dessinée, dans un roman canadien ou l’imaginaire d’un écrivain français… Hormis l’introduction de Christiane Chaulet-Achour, consacrée aux avatars du récit-cadre dans les éditions destinées aux enfants, ce recueil peine à sortir de l’anecdotique. Non qu’il soit inintéressant de se poser la question de l’intégration d’une œuvre comme les Mille et une nuits à la littérature enfantine. Mais beaucoup de contributions l’exploitent comme un terrain, cordeau en main, sans trop se poser de questions, d’où la gratuité de certains textes. Et lorsqu’un article s’élève au-delà du bouillon de Maîtrise (master ?), il tourne vite court : il est ainsi regrettable qu’une comparaison bien documentée sur les variations d’Aladin, au tournant du xixe siècle, se résorbe dans la pauvre constat d’une pérennité des règles du récit d’aventure. Restera au crédit des Cahiers Robinson de n’avoir pas reconduit la posture exotisante de Galland, puisqu’ils ouvrent leurs pages à des critiques témoignant de la survie et du rôle des Nuits au-delà de la Méditerranée. Remarquable section de comptes rendus de lecture enfin, et utile bibliographie.
Lignes. Lignes, mai 2006, Situation de l’édition et de la librairie (Lignes et Manifestes, 2006, 208 p., 17 €). Dans la lignée du Livre blanc sur l’édition indépendante (2005), cette revue s’interroge sur les alternatives à inventer contre la vague de concentrations qui frappe l’édition et la librairie françaises. Le constat, s’il n’a rien de nouveau, est accablant : « La situation se détériore ; la production s’accroît ; le lectorat se raréfie ; la durée de vie des livres s’écourte ; la communication s’impose », et c’est compter sans la désaffection des pouvoirs publics et la mainmise des multinationales sur les réseaux de distribution et de diffusion. Paradoxalement, les éditeurs et les libraires « indépendants » ont trouvé là une opportunité de s’unir et de se faire mieux connaître (on se souvient qu’ils avaient été pour beaucoup dans le blocage du rachat par Matra-Lagardère de l’empire Vivendi). Les vingt contributions réunies dans ce numéro émanent non d’universitaires mais de professionnels du secteur – critiques, libraires, éditeurs, bibliothécaires –, signe d’une réappropriation du discours critique par les premiers intéressés. Pointons l’article de Laurence Viallet, des éditions Désordres, qui s’inquiète des pratiques d’autocensure par lesquels éditeurs, journalistes ou diffuseurs décrètent tel ouvrage « impubliable ». L’écrivain et éditeur Yves Pagès raconte, de l’intérieur, le rachat du Seuil par le groupe La Martinière. Richard Figuier traite du rapport des bibliothécaires à la socio-économie du livre. Enfin, l’entretien avec François Maspero, où le patriarche de l’édition indépendante (qu’il a abandonnée depuis vingt-cinq ans) porte un regard amusé et critique sur la situation actuelle.
Matricule. Le Matricule des anges, n° 74 (juin 2006, 40 p., 5 €). « Ouvrir au vent du large et pas seulement sur l’air du temps », de qui cette devise ? À vous de le trouver, au milieu de plein de bonnes choses, comme la chronique radio d’Antoine Emaz, un papier sur les Éditions de l’attente ou un dossier François Maspero, Jean-Luc Coudray… Évidemment, la navigation serait plus agréable si les cartes étaient irréprochables ; à l’approche sans doute des vacances, ça se délite en douce au Matricule, dans le style notamment (« un aristocrate particulièrement tout ce qu’il y a de comme il faut » ou autre « son pays duquel il fut expulsé »). On ne sait plus si on parle de Gerda ou de Gerta Steiner, et on glisse sous la rubrique « Paroles » une série de questions-réponses manifestement écrites et pas même réécrites. Le dessinateur pour enfants qui réconcilie la bourgeoisie intello avec les livres d’images, Claude Ponti, y étale un humour laborieux : cette désillusion à elle seule – surtout si on n’aime ni Maspero ni Bergougnoux – justifierait de glisser ce Matricule en petite forme dans son cartable.
Medium. Medium n° 7 (Éditions Babylone, 2006, 190 p., abonnement annuel : 40 €). Médium est la revue de la médiologie. Elle est dirigée par Régis Debray et s’occupe des interactions entre technique et culture. Autant dire que le domaine est vaste. Les numéros n’étant pas thématiques, comme c’était le cas des précédents Cahiers de médiologie, le littéraire y trouvera toujours à glaner. Ce numéro commence ainsi par la réédition d’un entretien de Jean Daniel avec Malraux, en pleine guerre d’Algérie. La rédaction invite le lecteur à réinterpréter cet échange, portant sur le terrorisme et l’affrontement des civilisations, à la lumière de notre présent. Jacques Lecarme (qui a déjà participé au numéro un de la revue) s’oppose aux attaques ayant surgi à l’occasion du centenaire de la naissance de Sartre, à propos de l’attitude de l’écrivain durant l’Occupation, apportant des pièces convaincantes pour appuyer un véritable plaidoyer. Wolfram Nitsch confronte les différents traitements littéraires du tramway, en ce qui est une étude thématique plus que poétique (il aurait par exemple été intéressant de faire apparaître le travail de Simon sur l’intertexte proustien). À noter aussi un passage en revue du théâtre anglais (de ses pièces et de leurs thèmes, surtout), pour en souligner la vitalité, à la lumière des spécificités de la politique culturelle britannique (Nicole Boireau). Les autres articles, hétéroclites et inégaux, s’intéressent à la quantification du sacré comme à la modernité japonaise, au gaullisme de gauche comme à la dimension rituelle de l’art contemporain (et de la performance) et à la réception actuelle de Mozart (article de Régis Debray). Quelques rubriques spécifiques, enfin. « Bonjour l’ancêtre » s’intéresse à un médiologue par anticipation (ici Gabriel Naudé, par Robert Damien). « Salut l’artiste » s’attache à l’œuvre de Philippe Hurteau (Louise Merzeau). Dans « Un concept », Régis Debray décrypte celui d’origine. Enfin, « Symptômes » : de brèves notices qui rappellent les meilleures Mythologies de Barthes, s’attaquent aux 4 x 4, à l’expression « Pas d’souci », à Daniel Mesguich, à l’affaire des caricatures de Mahomet, à l’oubli qui frappe la poésie, etc.
NRf. La Nouvelle Revue française, octobre 2005, n° 575 (Gallimard, 350 p., 15,50 €). Préparé par le critique mexicain Christopher Dominguez Michael, le dossier « Renouveau des lettres mexicaines » comprend huit textes d’une nouvelle génération d’écrivains nés dans les années soixante : Jorge Volpi, Ignacio Padilla, Cristina Rivera Garza, Pablo Soler Frost, Eduardo Antonio Parra, José Manuel Prieto, Mario Bellatín, Ana García Bergua. Comme le souligne l’introduction, les textes sélectionnés – parfaitement représentatifs de leurs auteurs – ne frapperont pas le lecteur par leur identité mexicaine, à part « La Vitrine aux rêves » d’Eduardo Antonio Parra, qui interroge le thème en vogue de la frontière Mexique-États-Unis, et « Mrs. Rodgers » d’Ana García Bergua, qui réactualise le thème classique du sacrifice aztèque en proposant une chute spectaculaire à Teotihuacan. Jorge Volpi et Ignacio Padilla, les deux premiers auteurs du dossier, sont représentés par deux textes assez emblématiques de cette génération cosmopolite aux sources multiples : « Ars poetica » de Volpi évoque les récriminations d’un personnage contre son auteur, tandis que « Les Antipodes et le siècle » d’Ignacio Padilla propose un récit fantastique sur un géographe écossais égaré en Chine qui devient le fondateur d’une réplique d’Edimbourg au cœur du désert de Gobi. L’influence qui se fait le plus sentir chez ces deux auteurs est assurément celle de Jorge Luis Borges, puisqu’aux bibliographies imaginaires et aux pseudo-résumés parodiques du premier répond l’utilisation par le second de nombre de thèmes borgésiens (l’errance, le désert, le double, la ville imaginaire, les sectes, les prophètes), qui tendent à transformer la nouvelle en pastiche des récits du célèbre Argentin. Parmi les traits communs aux différents textes rassemblés dans ce dossier, on relève le cosmopolitisme, chers à ces écrivains qui se considèrent avant tout comme des citoyens du monde, mais aussi la violence du monde contemporain et des rapports amoureux, sociaux ou culturels. C’est le cas chez Eduardo Antonio Parra, où les rapports Nord-Sud sont envisagés sous l’angle symbolique de la frontière Mexique-États-Unis ; chez Pablo Soler Frost, dont la nouvelle évoque de façon parodique la première guerre du Golfe (« Le docteur Greene en plein siège de Bagdad ») ou encore chez José Manuel Prieto, dont le récit évoque en filigrane les rapports russo-cubains à travers l’histoire d’un couple (« Le bègue et la Russe »). Plus inclassables et plus personnels sont sans doute les textes de Cristina Rivera Garza (« Le jour de la mort de Juan Rulfo »), hommage original au brillant romancier mexicain, et de Mario Bellatín (« Chiens héros »), même si la curieuse et courte vignette de ce dernier (un homme immobile dresseur de Bergers Belges Malinois) se veut aussi une allégorie sinistre de l’avenir de l’Amérique latine. Mais, qu’il s’agisse du sacrifice aztèque et du Yi Jing présents chez Ana García Bergua, de la nouvelle sino-écossaise d’Ignacio Padilla, ou encore du médecin échoué à Bagdad de Pablo Soler Frost, on entrevoit aussi derrière maints récits du dossier, outre le fantôme de Borges, l’ombre tutélaire de Salvador Elizondo, l’auteur d’un « nouveau roman » remarqué dans les années 60 au Mexique, Farabeuf. Dans tous les cas, on constate que la jeune génération mexicaine prend ses distances avec les auteurs consacrés du boom, les Carlos Fuentes, Mario Vargas Llosa, Gabriel García Márquez (Jorge Volpi et Ignacio Padilla ne sont pas par hasard les membres fondateurs du très médiatique Crack, créé pour solder les comptes avec un passé un peu intimidant) et s’inscrit au contraire dans le sillage de quelques grands défricheurs mexicains moins diffusés en Europe : Salvador Elizondo, Alejandro Rossi, Juan García Ponce, ou encore le Prix Cervantès 2005, Sergio Pitol. Il est bien sûr difficile de savoir aujourd’hui si ces jeunes auteurs parviendront à égaler ces glorieux – quoique discrets – aînés, mais les savoir munis d’un tel viatique peut être considéré comme un heureux présage. À noter aussi, dans ce même numéro, un hommage au Guatémaltèque Augusto Monterroso, nouvelliste et fabuliste d’exception, disparu en 2003.
NRf bis. La Revue littéraire, mai 2006, n° 26 (Léo Scheer, 256 p., 12 €). Déjà trois ans d’existence pour cette revue et on en est toujours à chercher dans ses pages l’étincelle capable d’éveiller autre chose qu’un intérêt poli qui s’approche du bâillement. Les « Leçons de Pierre Guyotat sur la langue française », vingt-sept pages de citations sur trente-six pour celle du jour, sont toujours aussi essentielles (« Claudel est un écrivain très important du XXesiècle », « Voltaire est un personnage formidable », « Diderot est un personnage formidable » – on ne regrette pas d’avoir passé l’âge des études), les sections de création ne révèlent qu’une audace au petit pied, la treizième livraison de « Lecture de ce temps » de Vincent Roy brasse du vide. Seules consolations, les notes de lecture, dans lesquelles les livres critiqués le sont de façon soignée, et un article fouillé de Jacques Sommer sur Simenon à l’occasion de la publication, par Jacques Lemoine, de ses romans populaires sous pseudonymes.
Œil bleu. L’Œil bleu. Revue de littérature XIXe et XXe, juillet 2006, n° 1 (59 rue de la Chine, 75020 Paris ; 64 p., 10 €). En plein dans le créneau d’Histoires littéraires ! Mais il s’agit ici de rééditer des articles parus autrefois, dans la grande ou la petite presse, sur des écrivains ou des personnalités ayant compté en leur temps : Gustave Le Rouge, « Alfred Vallette et ses amis » ; le décès de Barbey d’Aurevilly dans les journaux de Normandie ; Hugues Rebell, « Snobs et snobinettes de sport » ; « Femmes du d’Harcourt » ; « Le Pavillon du Ratodrome », etc. Bon vent à cet Œil bleu, en suggérant à ses rédacteurs de brandir, dans les livraisons suivantes, moins de « copyright pour l’ensemble du numéro », moins de « Tous droits réservés » et de « Reproduction interdite ». Pensent-ils vraiment que vont se bousculer au Bordillon des revues concurrentes tentées de reproduire dans leurs pages une lettre d’Adolphe Retté à Marius Boisson ou, comme il est annoncé pour le prochain numéro, des « Poèmes » de Louis Le Cardonnel et une « lettre inédite de Vincent Muselli à Jean Texcier sur Simenon » ? Lorsque l’on réédite du Barbey ou du Rebell, qui furent des hommes de liberté, l’estampille d’un copyright d’esprit procédurier jure quelque peu.
Ordinateurs. Formules. Revue des littératures à contraintes, n° 10, 2006 (Noesis, 439 p., 25 €). Formules fête ses dix ans avec un dossier de quatorze articles sur la « Littérature numérique et cæetera », et vingt-trois autres contributions réparties en « domaines voisins », « hors dossier », « créations » et « jeux ». On signalera pour commencer la traduction de deux textes du poète et plasticien brésilien Eduardo Kac, figure de proue du bioart, dont les œuvres utilisent des technologies de pointe à des fins artistiques : outre un essai sur les poèmes holographiques qu’il réalise depuis les années 80 – et dont certains furent présentés récemment à Paris –, les lecteurs francophones découvriront ici un manifeste pour une « Biopoésie » mêlant génétique et travail du sens, qui risque bien de consister un texte de référence si un tel domaine vient à se développer. Le dossier sur les écrits d’écran montre combien les réflexions sur le genre se sont développées ces dernières années, et il a pour premier mérite d’en donner une synthèse et de renvoyer à une bibliographie variée, tout en proposant des apports nouveaux. Il contient plusieurs textes de qualité, et l’on relève au fil de l’ensemble de nombreuses expressions suggestives, forgées par les auteurs ou empruntées à la théorie déjà existante. On lira avec profit Philippe Bootz, qui parle de « littérature déplacée » et utilise les concepts de « transitoire observable » (façon d’approcher la plasticité du texte en ligne) ou de « rhétoriques de surface » ; Jan Baetens, qui s’attache à distinguer une poésie « numérique » et une poésie « cyber », liée aux pratiques sur Internet ; Jean-Pierre Balpe, qui propose une mise au point terminologique éclairante sur les termes de règles, contraintes et programmes. Autres éléments intéressants, des témoignages sur la pratique de l’atelier d’écriture en réseau, sur les blogs, sur le spam littéraire. En revanche, quelques articles n’échappent guère à l’exposition de lieux communs, rappelant longuement des distinctions bien connues désormais (notamment la triade générateur de texte / hypertexte / animation de la graphie), ou même généralisant à tous les écrits d’écran certains de ces traits. Enfin, regret plus général, il est parfois ardu de suivre les analyses des œuvres proposées, les critiques peinant à en donner une description claire : des citations ou reproductions plus nombreuses auraient pu y remédier. Mais ces réserves n’empêchent pas de recommander la lecture de cette livraison, bonne contribution au débat sur un genre nouveau. Dans les « domaines voisins », signalons un long article sur un poème combinatoire latin, qui tombera sans doute des mains les moins passionnées par cette forme, une autre étude que les frères Schiavetta consacrent à Almiraphel, œuvre-hommage à Babel et jeu pour érudits dont une traduction partielle est donnée en annexe, et, pour les amateurs de simplification, un article sur le google-art qui définit la « globalisation » comme une « extension supposée du raisonnement économique à toutes les activités humaines » dont le moteur de recherche serait l’antéchrist… Ailleurs enfin, on a retenu un intéressant exposé des solutions adoptées pour traduire La Disparition en russe, une étude stimulante sur un livre dominé par une structure typographique complexe, House of leaves de Mark Danielewski, et un article inattendu sur les acrostiches dans la prose d’Auguste Comte. Le tout est riche et mérite bien de souhaiter un bon anniversaire à Formules.
Péguy. L’Amitié Charles Péguy, n° 113, janvier-mars 2006, Jaurès et Péguy : questions de fond (12 rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris ; 94 p., abonnement annuel : 34 €). Ce numéro ne nous apprend à peu près rien. Si l’introduction de Jacques Julliard pose de bonnes questions – « à quelles conditions la politique peut-elle, dans son ordre, rester fidèle aux exigences que la mystique a énoncées dans le sien propre ? », ou encore « Comment comprendre cette reculade [devant la transformation de la mystique en politique] de la part du plus grand poète de l’Incarnation ? » –, les digressions pédantes, brouillonnes et imprécises de Roger Dadoun ne nous disent rien, ou presque, sur « Jaurès et Péguy » et encore moins sur « Heidegger, Freud ». La modélisation, par Benoît Chantre, de leur relation selon le schéma structurel emprunté à René Girard, tient la route, mais ne met pas en valeur la spécificité de la relation entretenue par deux auteurs. L’article de Michel Leymarie sur « Péguy et Jaurès sous l’œil de Thibaudet » pratique le plan absolument impossible 1) Péguy 2) Jaurès (ou l’inverse), sans presque jamais les rapprocher pour mieux les dissocier sous le regard du critique. Les pages de Claire Daudin sur « La question sociale de l’art » omettent le nom de Marx : n’est-ce pas dommage quand on parle de Jaurès ? N’y a-t-il plus personne aujourd’hui pour lire Jaurès ? Personne pour chercher, de manière même positiviste, sa lecture par Péguy, par-delà la sempiternelle référence et paraphrase de l’opposition du « mystique » et du « politique », que même Lagarde et Michard connaissaient ? Au total, ces « questions de fond » (que Dadoun, prophétique, quand on voit que le CNL a versé son obole, identifie à une « question de fonds ») donnent l’impression de communications bâclées qui étalent une familiarité ignorante avec leur auteur, typique de ce que l’institution appelle des « spécialistes ». N’y a-t-il pourtant rien d’un peu frais à dire sur Péguy ?
Proust (1). Bulletin d’informations proustiennes n° 36 (Rue d’Ulm, 2006, 168 p., 22 €). Une grande partie de ce numéro est consacrée à la publication de textes présentés dans le cadre de la seconde année du séminaire sur la question du style chez Proust. Vaste programme ! Annick Bouillaguet l’examine sous l’angle du pastiche (troisième tranche d’une étude qu’elle poursuit), Aude Le Roux-Kieken prend la question par le biais de la botanique (il fallait y penser, et le rapprochement est filé ingénieusement), Anne Herschberg-Pierrot s’attaque à partir des principes génétiques aux notes sur la mort de la grand-mère, pour conclure que, pour Proust, « le style est un perspectivisme ». Au rayon des inédits, trois lettres de Proust à Henry Bordeaux, cet immense écrivain. Toujours de la génétique avec la suite de la recherche de Yosué Kato sur La Bible d’Amiens, pour examiner cette fois-ci comment Proust a lu et utilisé les commentateurs de Ruskin. À cela s’ajoute une utile chronique des ventes, y compris sur Internet : eBay du côté de chez Swann – on aura tout vu !
Proust (2). Marcel Proust aujourd’hui, n° 3 (Rodopi, 2005, 230 p., s.p.m.). Troisième livraison de la revue annuelle bilingue de la Société néerlandaise Marcel Proust. On trouvera dans ce volume les textes de conférences données à la Maison Descartes d’Amsterdam. Il y est beaucoup question de réécritures : celle de Proust par Modiano dans La Place de l’étoile est étudiée par Annelies Schulte Nordholt. Glissant ne pastiche pas Proust, mais il y a quelque chose de proustien dans son « temps éperdu », nous dit Anne Douaire. Sabine van Wesemael convaincra-t-elle les lecteurs dubitatifs de Delerm que ses Amoureux de l’Hôtel de ville est l’œuvre jumelle de La Recherche ? Edward J. Hughes lit dans Combray une valorisation du quotidien à la de Certeau. Michel Brix revient après beaucoup d’autres sur la relation, créatrice ou non, de Proust à Ruskin. Jean-François Jeandillou, à sa façon roborative (mais non sans jargonner un peu), défend Proust contre le jugement de Reboux selon qui les pastiches de Proust étaient ratés. Intéressant article de Guillaume Pinson sur les « salons parisiens » du Figaro, mais l’on aimerait voir ses remarques développées plus longuement. Richard van Leeuwen compare Proust et Potocki dans leur rapport aux Mille et une nuits et Giuseppina Mecchia discute de la veine nationaliste et antisémite, ainsi que de son traitement, dans La Recherche – thème provocateur qui oblige à réexaminer la question difficile de la chronologie de l’œuvre. On pourra s’étonner, étant donné la très mauvaise presse de ce pays en Occident, que l’Iran possède des lecteurs très attentifs de Proust, grâce aux traductions de l’œuvre en persan par M.T. Ghiassi et – plus surprenant – grâce aux traductions de divers travaux critiques qui prennent place aux côtés de publications proustologiques purement iraniennes. Mahvash Ghavimi en donne un panorama rapide mais suggestif. Comptes rendus variés et informations diverses. Le prochain numéro sera consacré à « Proust et le théâtre » – important sujet trop négligé.
Stendhal. L’Année stendhalienne n° 5, 2006, Stendhal en Allemagne (Champion, 2006, 384 p., 35 €). La livraison annuelle des « stendhaliana » nous vient d’Allemagne. Préparée par Christof Weiand, de l’Université de Heidelberg, elle se place explicitement sous le signe de la redécouverte de Stendhal outre-Rhin et du renouveau subséquent des études sur notre auteur. Faut-il croire que ce regain de faveur tient essentiellement à la récente – et géniale – traduction (2004) du Rouge et le Noir procurée par Elisabeth Edl ? C’est du moins ce que nous dit l’éditeur de ce volume. Mais il y a des valeurs sûres. Aussi, au-delà de ce qui encore et toujours relève de l’actualité et peut d’un instant à l’autre glisser dans l’effet de mode, on ne manque pas de rendre hommage, d’emblée, à ceux qui ont contribué à l’expansion durable, parce que profondément enracinée, des études stendhaliennes en Allemagne, Hans Mattauch et Manfred Naumann. Le présent volume n’est pas unifié par une thématique ou une problématique. Chacun des contributeurs y propose l’étude d’un point ou d’un aspect de l’œuvre de Stendhal. D’où l’impression première de fourre-tout, qui s’empare du lecteur. On se dit que cette bigarrure n’est rien d’autre, en fait, que le versant ostensible d’une saine varietas. Et l’on devine, en reprenant l’ouvrage, qu’un classement se dessine d’un texte à l’autre : des domaines sont circonscrits, tels que « Langue/traduction », qui fait place à Elisabeth Edl, la très-distinguée traductrice, mais aussi à un article passionnant sur le « langage d’action » par Mechthild Albert. Un deuxième secteur, dans lequel on trouve des approches plus attendues, renferme des études portant sur le rapport de Stendhal aux arts et aux théories esthétiques du XVIIIe. Le troisième volet est consacré à une question centrale de la politique chez Stendhal. Ekkehart Krippendorf, politologue ès qualités, aborde dans ce cadre de réflexion, la problématique, assez machiavélienne, de la conservation du pouvoir. Mais on se reportera aux autres contributions, qui ne manquent ni d’intérêt ni de pertinence. La quatrième partie s’ouvre à la poétique du roman : l’éternel débat du réalisme – et son esthétique du miroir – est remis sur le métier par Udo Schöning, tandis que Peter Ihring aborde l’effet de réel dans La Duchesse de Palliano. La provende allemande s’achève par un dernier volet consacré, on pouvait s’y attendre, à l’autobiographie : bouquet final pour Henry Brulard. Si l’on enregistre ici ou là des reprises manifestes ou des thèses forcément redondantes, l’impression d’ensemble que procure cette livraison est plutôt positive et encourageante. On y sent l’enthousiasme d’une jeune génération de chercheurs allemands pour Stendhal et son œuvre. Le meilleur est sans doute encore à venir.
Thériault. Cahiers Yves Thériault, n° 1 (Montréal, Le Dernier Havre, 2004, s.p.m.). Yves Thériault eut son moment de gloire. Agaguk fait encore figure de classique, mais ses œuvres autres sont plus ou moins tombées dans l’oubli depuis sa mort en 1983. Pour ce premier numéro des Cahiers qui lui sont consacrés, Renald Bérubé et Francis Langevin ont rassemblé diverses études présentées lors d’un colloque. Souhaitons que les prochains numéros parviennent un peu plus rapidement à Histoires littéraires.
Vigny. Association des Amis d’Alfred de Vigny, bulletin n° 35, 2006 (6 avenue Constant-Coquelin, 75007 Paris ; 104 p., 25 €). Dans une présentation extérieure sobre, cette 35e livraison rend hommage aux travaux de Rose Matza, dont les publications parurent sous le nom de Rosita. « L’Association avant l’Association Rosita et Rolet », tel est le titre du parcours proposé par André Jarry, qui montre que la fondatrice de la revue Rolet fut à l’origine d’un effort de sensibilisation à l’œuvre de Vigny dès 1947. Il souligne que Rosita a été l’organisatrice de cérémonies de commémoration du poète. Le présent volume, qui s’ouvre sur un bilan de l’Association, offre d’ailleurs les discours de remise et d’acceptation du prix Vigny, qui tire ses origines du « Concours de l’Éloge de Vigny » créé en 1948 parRolet. Ce numéro contient une contribution de Jean-Pierre Lassalle sur deux critiques contemporaines de Vigny : les écrits de la comtesse Dash et de Marie-Amélie Chartroule, qui signaient respectivement Jacques Reynaud et Marc de Montifaud. On lira un article, traduit du russe, de Tatiana V. Sokolova, laquelle s’interroge sur les échos et l’investissement d’une ressemblance entre La Bouteille à la mer (1854) de Vigny et Un coup de dés jamais n’abolira le hasard (1897) de Mallarmé.
LIVRES REÇUS
Comptes rendus
Béhachélisme. Philippe Boggio, Bernard-Henry Lévy. Une vie (La Table ronde, 2005, 555 p., 23,50 €). « La seule façon de faire avancer la société, c’est qu’il y ait des hommes immensément riches. Conserver son argent est tellement difficile que ça leur ouvre l’esprit. » Après Bill Gates, Bernard-Henri Lévy est un exemple admirable de cette progression de l’esprit pointée par J.R. dans Dallas. Une intelligence supérieure peut manquer d’une telle ouverture, se bercer de l’idée d’un monde où ce qui semble une pathologie – une fortune enviable – aurait disparu (tic d’un certain communisme). Philippe Boggio ne se trompe-t-il pas d’un facteur 5, soit dans un sens, soit dans l’autre, quand il évalue à quelque cent soixante l’avoir de son héros tabulé en millions d’euros ? Ou quand, non content de saluer en lui le philosophe le plus riche depuis Sénèque, aujourd’hui l’écrivain le plus riche de la planète, il ajoute que, la bulle BHL ne cessant de croître (il garde un œil sur les courbes de la finance pendant que, sur un autre ordinateur, son tapotis élabore les idées qu’il pense), il sera bientôt plus riche que tous les autres écrivains du monde réunis ? Foin de ce soupçon : s’il paraît clair que la figure de l’écrivain richissime n’est pas la plus séduisante – elle prête à la jalousie des pâtissiers –, le record est inverse : on n’a pas affaire à un auteur couvert d’or, mais à un milliardaire qui, depuis près de quarante ans, voue ses meilleures heures à l’écriture, effet nettement plus humain. Dès ses dix-huit ans, quand il porta aux Temps modernes un article aussitôt accepté pour sa qualité d’écriture, le jeune homme suscita des réactions. C’est Germaine Sorbets, la secrétaire de la revue (seule à l’avoir vu lorsqu’il y vint déposer sa prose) qui rapporte l’anecdote. Sans y voir malice, elle s’extasie devant Sartre et Gorz de la maturité d’un garçon si jeune, dix-huit ans ! Et beau comme un dieu, en plus ! Sartre tique : « Il a dix-huit ans ? » Et Gorz : « Il est beau comme un dieu ? » Conclusion rapide, plus d’article de BHL aux Temps modernes. L’agacement était couru et durerait. Trop beau, trop riche, trop brillant, trop productif, sachant verbalement river son clou à l’adversaire, assorti d’une épouse elle-même promue en 1985 aux USA au top-ten des most beautiful women in the world, comment ne serait-il pas, en prime, THE bad man ? La bête noire idéale, la tête de Turc élue ? Ne fût-ce que dans l’intérêt de bondir hors du cercle des saigneurs, l’on est enclin à la sympathie envers cet homme à part. Philippe Boggio réussit à la suggérer sans se départir du style de la neutralité. Cette vie est, bien sûr, l’histoire d’un malheur : à moins d’être un parfait idiot – trait qui manque au personnage –, comment un homme ainsi gâté ne serait-il pas hanté, fût-ce par simple contraste, par l’idée des malheurs du monde ? Habité par la passion d’intervenir pour les réduire ? Porté à se faire augure même partout où la terre tremble et le ciel inonde ? Réfléchis, lecteur sensible : si tu gagnais au loto, ne vouerais-tu pas désormais une part notable de ton temps à cette chimère, sauver la terre ? « Que nenni ! Je me paierais force délices de table et fiestas, jusqu’à tant que ma panse éclatât. » Justement, lecteur sans cible, tu m’y fais penser : BHL n’a pas ta chance ! Physiologiquement, c’est un allergique ; l’ail, l’oignon le tuent ; des pommes sautées les culbutes le rebutent ; un bœuf en daube, il tombe ! Ton vin, rosé, rouge ou blanc, le laisse froid. Pendant des lustres il arrosa sa pitance, n’importe laquelle, devine de quoi ? De thé ! (Comme Amélie, notons !). Le bon thé, Nietzsche ne le niera pas – plus que celles du dernier Sollers qui le pompe,Nietzsche eût savouré ces pages de Philippe Boggio –, rime idéalement avec la bonté. Mais ne livrons pas l’ami des Beaux-Arts à l’énigme, ne sautons pas trop vite de la cuisine à la morale. La table de Bernard-Henri Lévy, où prédominent ordinateurs et chocolat blanc, serait un sophisme gastronomique affolant. Invité par lui, n’aie pas, lecteur, la sottise de lui retourner son invitation. Tu ne couves envers Bernard nulle lubie homicide, n’est-ce pas ? Apprends ce secret : il hait la cuisine française. La cuisine française lui donne des boutons. La cuisine française, rien que de lui en parler… Telle est la source cachée, non devinée d’Aron, d’un de ses premiers succès, essai alors jugé des plus crispants. Jeune, Bernard avait formé l’idée satirique d’un bouquin déconstructeur, meurtrier, Contre la cuisine française. Derrida l’en dissuada. Ayant généralisé ce thème étroit, il changea son projet vague en substituant l’idéologie à la gastronomie. Il n’a pas fallu Michel Onfray pour nous apprendre que, du ventre des philosophes, s’élèvent, comme des brindilles non adventices, les axiomes de leurs respectives éthiques. Cela posé, BHL est d’abord un moderne. Qui voit-on de plus connecté, branché, GSM à l’oreille dès le petit déjeuner ? Torse nu et multilatéral dès l’aurore, ainsi l’a surpris Philippe Boggio venu importuner cet homme méfiant, traqué, œil aux aguets. Si vous avez aimé la vie de Howard Hugues, vous aimerez cette vie de Bernard-Henri Lévy. Ajoutons : et vous serez passionné par l’Apocalypse ! Ce n’est pas Aristote qui se fût étonné d’un multimillionnaire vivant souvent en reclus, passant à écrire, compulser, cogiter en tel recoin ombreux d’un palace ou d’un palais, les heures qu’un riche moins comblé en adrénaline et en testostérone occuperait autrement. L’intelligence, un don du ciel ? Quelle candeur ! C’est écrire qui l’éveille, la stimule, l’accomplit. Préférer son plaisir à tout n’a rien de mystérieux : BHL (à l’H central), c’est l’Homme, tout uniment. Concilier sa joie et sa hantise (qu’on peut appeler morale), voilà l’idéal commun. Le mystère (il y a un mystère BHL) est bien plus profond. Philippe Boggio ne le dévoile, pas car il sait que son livre risque d’être lu – aléa dont le non-massicotage préserve, en gros, le plus souvent nos belles pages. Nous lût-on, on tiendra notre dire pour folie, ou plaisanterie. Le rédacteur de ces lignes peut ainsi, sans frémir, énoncer dans le désert de cette revue modeste, l’identité mystique de l’entité BHL. Bernard-Henri Lévy, c’est le Christ. Le vrai Christ, oui, le Messie annoncé, chargé, quand il se sera bien conçu et repensé, de recentrer l’Homme, esprit félon de qui la démence est de se rêver légion quand il est Un. Cela paraîtra d’ici peu de lustres (en 1988,Bernard-Henri Lévy lui-même a avancé, croyant rire, 2029 ; cf. Histoires littéraires n° 20, p. 184). Pourquoi, selon vous, tant d’aveugles font-ils de l’i du second prénom Henri un i grec ? « En vérité je vous le dis » – parce qu’ils n’échappent pas, dans leur cécité obtuse, à la fascination de la croix. La repoussant, ils la répètent, croient qu’il faut qu’HENRI rime à LÉVY. L’i grec, c’est le corps humain appliqué sur le Tau cruciforme de Golgotha. Y = HENRI = INRI. Comme l’écrivit un ami de Max Jacob si peu compris des railleurs que, quand parut en 1986, posthume, son « Journal 1939-1940 », aux accents pénétrés de catholicité, des exégètes de comptoir voulurent y lire un canular : il n’y a pas que la rigolade dans la vie. Il y a aussi l’art : qu’art rime à canular comme à dollar, c’est un défi qui n’est pas là pour qu’on l’évite. Lues à voix haute, au ton des nocturnes de France 3 quand Philippe Labro y fait son Frédéric Mitterrand, maintes pages de Philippe Boggio ne dépareraient pas le cercle des vies de fatalité nimbées : Dalida, Jo Dassin, Madonna, Lady Di. Journaliste au Monde, il en est ici à sa quatrième biographie. Deux défunts : Vian, Coluche, et un bon vivant, Charles Pasqua, l’ont eu pour raconteur – un pur humoriste ensemble gai et triste, un auguste grasseyant bon à restaurer les choristes et un ministre apte à dévorer cru qui lui résiste dessinèrent un triangle au centre duquel, via Philippe Boggio, BHL se pointe en saint Jean-Baptiste. Parue au premier semestre 2005, une première biographie, signée Philippe Cohen, avait déçu. Celle de Philippe Boggio, excellent livre et dévorable, vaut moins par ses détails piquants, voire époustouflants, et ses analyses piquantes (le côté people ne nuit pas au reste, la politique, très présente, et la philo, mais pardonnez au lecteur léger, ce n’est pas ce qui l’a branché) que par ce qui la hante d’anxiété latente au devant d’une fin des temps annoncée, jamais prononcée. Au passif, notre logiciel maniaque gronda : pas d’index, une syntaxe parfois bizarre, des noms propres peu respectés (page 232, « Remy Brauman » a dû vexer Rony). Vétilles.
Comte. Marc Angenot, Tombeau d’Auguste Comte (Discours social, 2006, 110 p., 11 €). Voici un ouvrage qui ne manque pas de qualités. Il s’intéresse à un auteur trop souvent méconnu et qui constitue sans doute un impensé de notre système. Le premier intérêt du livre consiste à présenter la pensée de Comte dans ses multiples contextes. Le contexte le plus évident est, bien sûr, historique : Comte s’inscrit pleinement dans le paradigme progressiste de la première moitié du XIXe siècle, celui de son premier maître Saint-Simon et des Saint-Simoniens, celui de la « science de l’histoire » (Philippe Buchez) qui pense déduire l’avenir du passé pour évaluer le présent à partir de cette extrapolation (l’auteur vise ici aussi bien le marxisme, dans une explication en sourdine avec les illusions du siècle), celui enfin des disciples de Comte, Pierre Laffitte l’orthodoxe, Littré, le dissident laïc (une figure centrale du positivisme français, dont il faudrait analyser comment les interprétations se sont pérennisées dans l’institution scolaire et universitaire française), Maurras et les Maurrassiens, ou encore les Brésiliens. Tout cela témoigne de lectures originales et secondaires qui semblent assez riches. Le deuxième contexte, connu certes, mais plus profond et bien plus ancien, l’auteur le trouve dans le millénarisme de Joachim de Flore, sa conception « ternaire et trinitaire » (H. de Lubac) de l’histoire. La référence joachimite n’est pas là comme un ornement : elle vise à corroborer la thèse de l’auteur, qui choisit de présenter le système comtien comme un « Grand récit », au sens de Lyotard. L’auteur insiste sur le fait que ce « Grand récit », articulé autour des trois « états » théologique, métaphysique et positif, aboutit en réalité – comme le saint-simonisme – à la fondation d’une nouvelle religion, comme de nombreuses « gnoses modernes », et à l’appel à une dictature, comme la plupart des mouvements duXIXe siècle, marxisme compris : sans doute l’auteur lit-il, sans le dire explicitement, dans cette violence provisoire et fondatrice une séquelle de l’idée joachimite d’une « lutte finale » entre les homines intelligentiae et l’Antéchrist. Ainsi, à rebours de l’héritage laïc et même anticlérical du comtisme institutionnel, la mise en évidence du « Grand récit », comme d’ailleurs la lecture précise des textes, montre en Auguste Comte rien moins que le fondateur de la République dont il est l’une des idoles méconnues. L’ouvrage rejoint ainsi assez vite les démonstrations de Karl Löwith à la fois dans De Hegel à Nietzsche et Histoire et Salut, deux ouvrages curieusement absents de sa bibliographie. S’il est permis de digresser très légèrement par rapport à l’ouvrage, la référence à Joachim de Flore permet de mieux tracer la solidarité entre tout ce qui a écrit entre Voltaire et Nietzsche, deux auteurs qui ignoraient tout à fait et, en tout cas, ne mentionnent jamais la pensée joachimite. Chez Voltaire d’abord, historien aussi précis que malintentionné de l’histoire de l’Église, cet oubli est très surprenant, quand on sait l’importance de l’hérésie joachimite en France même, à Paris notamment autour de 1260, date prévue dans les prophéties, et quand on connaît l’aversion voltairienne pour l’idée de l’annonce en « figures » du Nouveau Testament par l’Ancien. C’est que Joachim, longtemps oublié, ne semble apparaître que chez Lessing, nous y reviendrons. Plus surprenant encore, le silence de Nietzsche. Non seulement Lessing ne pouvait lui être inconnu, mais son ami Franz Overbeck est l’un des grands historiens de l’Église de son temps (que connaît-il de Joachim ?), que Renan s’est fortement intéressé à Joachim pour son aspect annonciateur de la Réforme (« Joachim de Flore et l’évangile éternel », Revue des deux Mondes, 1866 – une revue que Nietzsche lisait volontiers). Surtout, le joachimisme aurait été une référence idéale pour démontrer et démonter les présupposés théologiques de la « philosophie de l’histoire ». Ce n’est certes pas un hasard si le grand introducteur de Joachim a été Lessing – dont l’œuvre se construit contre Voltaire, sinon tout entière, du moins aux niveaux esthétique (Hamburgische Dramaturgie contre le post-classicisme voltairien desÉpîtres dédicatoires de ses tragédies) et religieux (Erziehung des Menschengeschlechts contre Essai sur les Mœurs). Nul hasard non plus si Nietzsche jugeait insupportablement « naïf et superstitieux » L’Éducation du genre humain(fragment de la fin 1880), tandis qu’il en appelle, dans Aurore à une nouvelle « Erziehung des Menschengeschlechts », délivrée de la notion de faute. Nietzsche s’en prend dans un autre fragment au phasage historique de « l’éducation du genre humain » considérée comme une « cure » par étapes, bref à la philosophie de l’histoire (automne 1881). Il oppose « éducation morale du genre humain » et « école de la contrainte », signe que sa théorie de la contrainte est bien une objection artiste à la téléologie d’inspiration joachimite à l’œuvre dans la philosophie de l’histoire. La rencontre par-delà le millénarisme du XIXe siècle n’est pas une simple lacune : elle témoigne d’une hostilité radicale à l’optimisme historique inspiré du catastrophisme illuminé. Toutefois, Nietzsche plus encore que Voltaire, fondateur du théisme, souvent exprimé, comme plus tard chez Comte, sous la forme de catéchismes dialogués, refuse la « gnose moderne ». L’originalité de la pensée de Nietzsche consiste précisément en cela : dépasser le nihilisme né de la mort de Dieu sans refonder de religion. Or, si les hésitations voltairiennes concernant l’existence de quelque « progrès » et, plus généralement, ses sarcasmes anti-téléologiques (qu’ils touchent la Providence particulière, les théodicées ou les causes finales) le font pencher du côté d’un refus obstiné des attitudes théologiques de la « gnose » millénariste propre à la « science de l’histoire », son déisme en fait sans doute le premier des gnostiques modernes, le fondateur peut-être du lieu commun étymologique des années 1830 sur la nécessité d’un lien religieux quel qu’il soit pour faire tenir ensemble la société et plus ou moins réactivé par Régis Debray. Le retour de Nietzsche à Voltaire montre un désir d’escamoter l’héritage joachimite, indépassable parce qu’ignoré. Cette ignorance révèle un en-deçà ou un au-delà de la « philosophie de l’histoire », dont le dépassement n’est sans doute pas total du fait même de la présence et prégnance discrètes de cette ancienne pensée, et, plus encore, par la difficulté d’une inversion viable de notre conception linéaire du temps.
Histoire. Le Moi, l’Histoire. 1789-1848, textes réunis par Damien Zanone avec la collaboration de Chantal Massol (Ellug, Grenoble, 2005, 198 p., 22 €). Depuis un bon demi-siècle, la littérature française est passée d’un extrême à l’autre. Après l’impasse des Chemins de la liberté, le Nouveau roman avait fait l’expérience d’une retraite au désert : ni Moi ni Histoire ne pouvaient y avoir leur place, la machine devait (disait la théorie) tourner toute seule, venue de nulle part et pour personne. Aujourd’hui, il n’y en a au contraire que pour le Moi, avec Christine Angot et Catherine Millet, chacune à sa façon, comme figures emblématiques. La comparaison avec la période 1789-1848, explorée par le collectif réuni par Damien Zanone, peut donner à réfléchir. À noter d’abord que, comme ce n’est que rarement le cas pour des actes de colloque, nous avons ici un ensemble dense et cohérent qui traite le sujet avec sérieux et profondeur. Mais la problématique choisie est évidemment cruciale pour toute l’époque qui perçoit qu’un questionnement nouveau est indispensable, avec ses perplexités indissociables : qui suis-je et que dois-je aux convulsions de mon temps ? Comment me comprendre et comprendre ce temps ? Quelques-unes des plus grandes œuvres du XIXe siècle en sont issues et lui doivent sans aucun doute leur caractère novateur et risqué, portées par la fascination de ce double inconnu, destructeur de toutes les certitudes : le Moi moderne et l’Histoire post-révolutionnaire. C’est l’exploration que conduisent les différentes communications reproduites dans ce volume : Mme de Staël, Chateaubriand, Stendhal, George Sand, Desbordes-Valmore, Nerval, Tocqueville, Michelet sont les écrivains retenus pour étudier la question. On y voit, souvent avec pénétration, comment chacun d’eux a tenté de se dire tout en s’interrogeant sur le sens de ce qu’il a vécu, en conjuguant intériorité et récit des événements de son temps, quelque part entre autobiographie et mémoires. C’est ce quelque part qui fait tout l’intérêt du volume. Sans négliger ce que l’on appris depuis vingt ans (et répété jusqu’à saturation) sur l’autobiographie et sans non plus se laisser prendre aux leurres de l’exploitation historiographique des mémoires, il s’agit d’étudier l’entre-deux créateur du premier XIXe siècle, fécond précisément parce qu’issu du malaise tout nouveau qui consiste à ne plus savoir qui l’on est dans un monde désormais sans repères. Gérald Rannaud résume toute la question dans son introduction, avec des citations bien choisies. Damien Zanone fait le tour du problème (« le monde ou moi ») en le situant sur le plan de la poétique, montrant pour finir comment Chateaubriand est celui qui s’en tire le plus brillamment. C’est ce que décrit Jean-Claude Berchet dans une étude sur les Mémoires d’outre-tombe qui pourrait servir d’introduction inspirée à qui voudrait se replonger dans cette œuvre dont chaque phrase reste d’une puissance à couper le souffle. C’est d’ailleurs l’un des mérites de ce volume que de donner à savourer, par des citations bien choisies, la formidable qualité d’une langue et d’une écriture qui atteignent dans cette période un sommet qu’elles n’ont jamais retrouvé par la suite. Avec leurs différences et leurs singularités, comment ne pas admirer la prose de Tocqueville, de Mme de Staël, de Chateaubriand ? George Sand et Marceline Desbordes-Valmore se trouvent habilement insérées dans ce tableau par Béatrice Didier et Christine Planté, de même qu’un Tocqueville inhabituel (celui des Souvenirs) par Anne Vibert, une Mme de Staël bataillant avec les problèmes de l’intime mêlé à l’histoire (Dix années d’exil) par François Rosset. Le Nerval des Chimères est traité un peu rapidement par Gabrielle Chamarat-Malandain, tandis que Paule Petitier conclut logiquement le volume avec une étude sur « la représentation du social par l’intime » chez Michelet. La lecture allégorique qu’elle donne du fameux tableau de l’accouchement et des viscères déchirés de la femme fait apercevoir, au-delà de la « curiosité gynécologique » de Michelet (plutôt pathologique), une façon d’« extériorisation du conflit » de juin 1848. L’« homologie du moi et de l’histoire » se trouve ici poussée à son terme, et c’est la recherche de ses formes et de son sens que l’ensemble des textes du recueil montrent à l’œuvre dans la première moitié du siècle, avec toutes ses incertitudes mais aussi toute son inventivité. Il reste bien sûr quelques places vides dans cette galerie : on comprend que Balzac, qui n’a pas fait de mémoires, en soit absent, mais pourquoi Hugo n’y figure-t-il pas, lui qui passe son temps à se situer dans une histoire en mouvement ? Vigny, rapidement évoqué, y aurait eu sa place. D’une autre façon, les Lettres parisiennes de Delphine de Girardin ne traitent-elles pas aussi la question ? Et l’extraordinaire après-coup du Flaubert de L’Éducation sentimentalen’aurait-il pas mérité un moment de réflexion ? Une bibliographie synthétise en fin de volume les références essentielles.
Rodenbach. Paul Gorceix, Georges Rodenbach (Champion, 2006, 288 p., 50 €). Tout honnête homme se doit d’avoir lu, en son avril, Bruges-la-Morte, ou, à défaut, le choix de poésies de Rodenbach qu’avait préparé Pierre Maes pour la Bibliothèque Charpentier. Mais il faut bien reconnaître que les vers de ce brumeux poète semblaient terriblement abandonnés en leur temps, et, en tout cas, supportaient mal la comparaison avec ceux du génial Verhaeren, son alter ego des Flandres. Chez ce dernier, la puissance évocatrice s’appuyait sur l’emploi de la couleur, les mouvements de la vie, l’activité en tous sens, tandis que Rodenbach nous offrait, sans grande conviction, une poésie du noir et blanc et des eaux figées, du temps qui s’écoule, de la vie qui s’en va – « cette littérature de la tristesse » dont parle Gourmont à son propos. Des thèmes obsessionnels formaient la frêle charpente de son œuvre : la mort, la mer, les villes du Nord, Bruges, la couleur blanche, le verre, l’eau sous toutes ses formes (de pluie, dormante, dans un réceptacle quelconque). Cependant, ces deux poètes si dissemblables en leurs écrits furent très tôt amis inséparables. De son passage chez les Jésuites date cette omniprésence de l’image de la mort. À Paris, s’il se mêle aux Hydropathes, comme tous les jeunes littérateurs du moment, il subit surtout l’influence alors incontournable de Schopenhauer, qu’on retrouvera dans L’Art en exil, roman paru en 1889. Issu d’un milieu conservateur, il rejoint la sage Jeune Belgique de Waller jusqu’à ce que l’injustice faite à Lemonnier, après la publication d’Un mâle en 1883, pousse tous ces jeunes littérateurs à envisager, dans un premier temps, leur émancipation puis, en ce qui concerne Rodenbach, à passer à une sorte de radicalité incarnée alors par Edmond Picard, animateur de L’Art moderne. À cette occasion, Paul Gorceix retrace brièvement les trajectoires des revues belges comme la Jeune Belgique, L’Art Moderne, La Wallonie, La Société Nouvelle. D’abord introduit dans le monde des lettres par Coppée qui, en compagnie de Cladel et Villiers de l’Isle-Adam, sera témoin à son mariage, il devient un familier du Grenier d’Auteuil et un hôte apprécié de Champrosay. Cependant, Goncourt, pas plus que Daudet, ne saisirent le sens de l’œuvre de Rodenbach ; seul Mallarmé, avec lequel Rodenbach entretient une amitié des plus intimes, sera à même d’apprécier la portée du labeur entrepris. Car cet auteur, joué au Français, courtisé par les plus grands journaux de son temps (Le Figaro, Le Journal), poussé vers le firmament de la notoriété avec son romanBruges-La-Morte, paru tout d’abord en feuilleton dans les colonnes du Figaro, cet auteur eut à supporter les borborygmes d’une critique qui appréciait fort diversement son talent. Ainsi, dans la Revue Encyclopédique du 28 mars 1896, Maurras écrivait à propos des Vies encloses : « Il n’y a rien d’aussi prodigieusement ennuyeux… À chaque page, M. Rodenbach imagine un nouveau moyen d’être mauvais d’une façon recherchée et curieuse… » Vielé-Griffin, décontenancé, comparaît l’œuvre de Rodenbach au labeur d’un collectionneur « qui, dans ses vitrines jalonnées d’insectes rares, en serait venu, maniaque mégalomane, à piquer d’abondance sur le liège des coléoptères de hasard, de vagues cloportes, de banales araignées, des feuilles mortes » (Mercure de France de mai 1896). Gustave Kahn, dans La Revue blanche du 1er mars 1897, avouait son découragement : « Il a de même donné d’un peu longues, d’un peu insistantes, mais intéressantes sensations sur les vitres où meurt le soir, sur les malades à la fenêtre… Mais il nous est difficile de goûter ses Lignes dans la main… » Jusqu’au lendemain de sa brutale disparition, les critiques ne surent taire leur désappointement. Edmond Pilon, par exemple, écrira dans La Vogue de janvier 1899 : « Elles parurent bien faibles et très hésitantes les voix tremblantes des vierges de Bruges et de Malines, à côté du robuste plain-chant que scandaient les chœurs des Moines de Verhaeren… » Charles Merki laissera cette sentence dans Le Mercure de France de février 1899 : « Dernier reproche, en outre, et plus grave, il était resté monocorde. Ses livres laissent une impression toujours la même – impression charmante, il est vrai de sensibilité et de finesse artiste ; mais on le connaissait avec vingt pages, et nous ne pouvons pas oublier qu’on n’a pas le droit de refaire toute sa vie le même livre… » Il est vrai que s’il avait pu lire, par exemple, ceci dans Vers d’Amour, recueil paru en 1884 : « Car nous sommes pareils à des miroirs jumeaux / Où tout se mire et luit d’identique manière », il retrouvait dans Le Règne du silence, paru en 1891, ces vers presque similaires : « L’eau du canal se gerce et se gèle – miroir / Las de mirer toujours d’identiques façades ! » Cette propension à l’autoparodie avait fini par lasser les critiques les mieux disposés, à l’exception toutefois d’un Léautaud, qui, dans Poètes d’aujourd’hui, s’inquiétait de voir rassembler les œuvres éparses laissées ici et là par Rodenbach après sa mort. Cependant, au beau milieu de la vague des années 1970 qui amena à redécouvrir la littérature fin-de-siècle, Hubert Juin attira l’attention sur l’impérieuse nécessité de retourner à la Lecture de Georges Rodenbach, dans l’un des chapitres d’Écrivains de l’Avant-Siècle. C’est cette œuvre pie que reprend ici Paul Gorceix dans la lumière d’une écriture limpide qui invite à revisiter l’œuvre compartimentée, quoique incomparablement monolithe, de Rodenbach. Recueil après recueil, il nous confie la clé de chaque pièce. De même, il entraîne dans les dédales de Bruges-La-Morte pour expliquer la raison du formidable succès de ce roman – qui ne tarderait pas à devenir un mythe – par la confusion volontaire du réalisme et du symbolisme, du réel et du fantastique, dans laquelle évolue le héros du roman, Hugues Viane, à travers une ville à laquelle il s’identifie. Et Viane, c’est Rodenbach bien sûr, maladivement attaché à ses lieux de vie, tel un vieux papier peint à son pan de mur. À ce propos, Paul Gorceix rappelle que, comme pour son départ de Bruges, son déménagement parisien de la rue Gounod, fut un véritable déchirement : « Ce déménagement me fut comme une petite mort. » Mais c’est avec la publication du Carillonneur en 1897 que Rodenbach, grand inspirateur bachelardien, donnera toute sa mesure. Pour Paul Gorceix, ce roman annonçait une évolution dans « la manière dont Rodenbach (concevait) l’écriture ». Recommandons le chapitre « Le Paysage culturel parisien vu par Rodenbach » qui concerne ses contemporains, construit à partir de L’Élite, recueil posthume d’articles critiques parus dans la presse. Peu de coquilles, à part les petites misères infligées à Caro dont on substitue le prénom Elne à Elme et qu’on envoie ici manger le trèfle par la racine dix ans trop tôt.
Théâtre. Christian Biet, Christophe Triau, Qu’est-ce que le théâtre ? (Folio Essais, 2006, 1040 p., s.p.m.). Ce volume ambitieux d’abord par sa taille (plus de mille pages en folio), regroupe sept contributeurs aussi hétérogènes par leur parcours que le permet le monde du théâtre. Voilà qui explique, en partie seulement, une certaine disparité, plutôt joviale, dans le style. La première partie, originale par sa forme (qui va jusqu’à l’usage du dialogue et du témoignage autobiographique), confronte le lecteur avec des discours des praticiens. Ceux-ci se ressemblent un peu dans leur commun recours à l’anamnèse sympathiquement enthousiaste et narcissique du miracle quotidien de leur expérience du théâtre (quelque chose comme « Je paye mon taxi, je claque sa porte, j’entre dans ce lieu qu’on appelle le théâtre, j’aperçois cet espace qu’on nomme la scène, ces silhouettes qui sont les acteurs, bientôt les personnages d’un drame dont je ne sais rien, sur lequel je m’interroge »). On y trouvera tout un trésor de présentations claires, des fresques historiques précises, des anecdotes suggestives. Il n’en reste pas moins qu’il laisse l’impression que les auteurs auraient pu faire plus court s’ils avaient pu mieux centrer leur propos, ce qui, avec le théâtre est sans doute un peu, il est vrai, la quadrature du cercle. Ils auraient pu aussi éviter les répétitions entre les différentes parties (« nous l’avons dit », « nous le dirons »). Ces redites nombreuses s’expliquent par le choix de chapitres dont les points de vue se chevauchent souvent. Le tableau de l’évolution historique de la scène (des Grecs aux contemporains en passant par le théâtre de « l’œil du prince » moderne) ne peut être purement descriptif et contient trop d’esquisses interprétatives dont on retrouvera la substance dans les analyses thématiques (« Qu’est-ce qu’aller au théâtre ? », « La mise en scène », « Le corps du comédien »), même si l’accent est inégalement porté selon les parties. Ce problème de construction pose la question de la destination et singulièrement des destinataires de l’ouvrage : est-il prévu de le lire de manière discontinue, comme un dictionnaire par chapitres ? S’adresse-t-il à des étudiants, des universitaires, des chercheurs ? Aux hommes et aux femmes de l’art ? Qu’est-il censé nous apprendre ? Difficile à dire au premier coup d’œil. Un manuel nous annonce bien qui il est : un ouvrage de référence où puiser à la fois l’information, mais aussi le topos et la doxa. Ici, l’exposé prétend dépasser l’information par la réflexion, et la doxa par un paradoxe. Un « manuel » du théâtre contemporain, plus déterminé et exhaustif, aurait, dans sa lourdeur même, rendu de plus grands services au public comme aux gens de l’art. Le titre de l’ouvrage lui-même est significatif. Que répondre à une question aussi massive que « Qu’est-ce que le théâtre ? » Heidegger se hasarde-t-il à répondre du tac-au-tac à la question « Qu’est-ce qu’une chose ? » ? Il commence par un examen de l’approche kantienne de la question. Répondre frontalement à la question à la fois ontologique et descriptive « Qu’est-ce que le théâtre ? » semble une tentation à laquelle succombent les auteurs. Le résultat, dans ce qu’il a de meilleur, c’est le sens encyclopédique de l’inventaire et de la description (notamment du lieu et de l’espace scénique, avec son plan dépliant de l’Opéra Garnier en ouverture). Ce qu’il a de pire : les généralités, valables pour tout ce qui n’est pas le théâtre, à la façon, par exemple, de ce début de postface : « Ce que n’est pas le théâtre le définit encore. […] Son organisation, constituée de normes et de traditions, modelée par des compétences et des métiers, mais agitée par des irruptions, des ruptures, et des conflits, décide de ses formes aussi sûrement qu’un principe d’écriture ou un mode de jeu. » Or, répondre à la question aurait pu recourir à une méthode scolaire éprouvée : ne rien avancer qui ne soit étayé sur des exemples développés (ici les références sont trop souvent suggestives, pas assez approfondies). Il était possible d’organiser plus fermement encore ce parcours de découverte théorique et pratique du théâtre autour de cas d’école, comme une dissertation propose une promenade raisonnée au milieu de chefs-d’œuvre. Nous aurions ainsi pu apprendre toutes ces choses en en apprenant d’autres et découvrir sur pièces toutes ces nuances intéressantes ; sans doute cela nécessitait-il un labeur plus énorme encore de prises de notes, synthèses, réécritures d’expériences théâtrales plus ou moins uniques, plus ou moins éphémères, mais dont le partage aurait constitué une richesse extraordinaire pour le lecteur. L’autre possibilité, plus philosophique, aurait consisté en un déplacement de la question sous la forme d’une problématique. Ici, les nuances, les modalités diverses qui auraient pu réorienter la question ne servent parfois qu’à modaliser une réponse prédicative, l’enfonçant dans les généralités sur les « irruptions et ruptures », ainsi d’ailleurs que sur l’impossibilité de généraliser… À une question comme « Qu’est-ce que le théâtre ? », on serait en droit d’attendre la réponse philosophique d’un ouvrage personnel, comme à cette question : « Qu’est-ce que la littérature ? » Ce serait le drame de la posture universitaire du post-positivisme de ne nous permettre ni l’un ni l’autre et de perdre du même coup les qualités du subjectif et de l’objectif, si des procédures critiques n’avaient montré comment l’analyse détaillée des exemples peut être utilisée comme lieu de démonstration de vérités libérées ainsi de toute généralisation. Ces réserves faites, cet ouvrage pourra devenir, pour chaque praticien, une mine de références, pour toutes sortes de vérifications ponctuelles mais aussi de revisitations intellectuelles.
Notes de lecture
Alain-Fournier. Robert Baudry, Le Grand Meaulnes. Un roman initiatique (Nizet, 2006, 140 p.,
19 €). Robert Baudry est un spécialiste des rapports qu’entretiennent les mythes et la littérature. Après avoir exploré, entre autres investigations, les prolongements et les résonances du Graal à travers différents champs littéraires, il propose aujourd’hui de reprendre la lecture du Grand Meaulnes là où la critique a bien voulu le laisser, c’est-à-dire au point, statique et peut-être mort, de l’interprétation purement biographique. S’il ne récuse pas cette clé, Robert Baudry ne s’en contente pas. Aussi invite-t-il à un nouveau périple en terre de prodiges et de merveilles. Et il se pourrait fort que, chemin faisant, le Graal et ses avatars plus ou moins manifestes ne soient retrouvés au croisement des itinéraires inattendus… Il est vrai que ce roman, qui apparaît aux yeux de certains comme une œuvre sans parenté ni filiation, prête ouvertement le flanc à une lecture de type biographique, les confidences d’Alain-Fournier (notamment dans sa correspondance avec Jacques Rivière) incitant à privilégier ce versant. Tout semblait avoir été dit, une bonne fois pour toutes, à propos de cet énigmatique récit de fugue et de rêverie. Seul un retour au texte pouvait permettre un travail interprétatif en profondeur donnant accès aux soubassements d’un imaginaire structuré par les grandes topiques du merveilleux et du récit de quête. On aura deviné que c’est dans cette direction, propice à l’analyse mythico-poétique, que Robert Baudry entend entraîner son lecteur. À le suivre pas à pas dans sa démarche à la fois méticuleuse et raisonnée, on constate bien vite que l’auteur de cet essai réaligne le roman d’Alain-Fournier sur les invariants, tant structurels que symboliques, du roman d’initiation. Le voyage du rêveur vers « le pays sans nom » s’apparente ainsi au cheminement, semé d’obstacles et d’épreuves, qui mène le héros au Graal. Aussi l’étude de Robert Baudry repose-t-elle essentiellement sur deux axes fédérateurs : la typologie héroïque et les constituants normés du roman merveilleux. Option qui ne va pas, on s’en doute, sans le déploiement attendu d’un certain nombre de thèmes ou de schèmes (le Carrefour, le Labyrinthe, la Lande) dont la critique thématique des années 60-70 avait fait – pour le meilleur et pour le pire – sa spécialité. Nous avons tous un peu souffert de ce genre d’appareil descriptif, dont la rigidité témoigne parfois d’une raideur dogmatique. Mais ce qui sauve l’analyse de Robert Baudry, en l’occurrence, c’est, au delà de la référence dominante au schéma initiatique, la prééminence qu’il reconnaît à la « littérarité » et aux miroitements souvent subtils des intertextes et des allusions littéraires. Une façon de couper court à toute tentation biographiste.
Apollinaire. Anne Clancier, Guillaume Apollinaire : les incertitudes et l’identité, préface de Michel Décaudin (L’Harmattan, 2006, 171 p., 15,50 €). La dédicace « À Charles Mauron, I.M. » indique bien la perspective adoptée dans le présent essai. Anne Clancier est à la fois psychanalyste et critique littéraire attentive aux traces de l’inconscient dans les textes des écrivains. À la façon du fondateur de la psychocritique, elle cherche à mettre au jour dans l’œuvre d’Apollinaire des réseaux inconscients susceptibles de permettre à la lecture d’aller au-delà des contenus manifestes. Le terrain est riche lorsque l’on considère le sujet Apollinaire, à l’identité problématique, grand pourvoyeur d’images inconscientes, de femmes agressives et castratrices, de figures paternelles déficientes, de mythes. Il est clair que la question des origines et de l’identité, les thèmes du secret, du masque, du travestissement, sont capitaux chez un être placé dès la naissance sous le signe du secret familial. Anne Clancier sonde les textes (poésie, prose narrative, théâtre, correspondance) avec attention et propose une série de remarques, d’hypothèses, souvent suggestives bien qu’elles ne parviennent pas toujours à construire véritablement une analyse textuelle convaincante. L’entretien final avec Gilbert Boudar, le neveu de Jacqueline Apollinaire – la « jolie rousse » –, manque malheureusement profondément d’intérêt et ne dépasse guère le niveau anecdotique.
Artaud. Emmanuel Venet, Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud (Verdier, 2006, 43 p., 5,50 €). Ce petit opuscule se veut une tentative de réhabilitation de Gaston Ferdière, homme sensible, cultivé et généreux, ancien directeur de l’hôpital de Rodez, vilipendé par les mandarins de la médecine et la gent littéraire pour s’être acharné, à coup d’électrochocs, à ramener Artaud à la raison. Si l’auteur, lui-même psychiatre, trouve les arguments pour rétablir la vérité sur ce confrère qui, à la demande de Paulhan, arracha le poète aux traitements des asiles de Vichy qui pratiquaient l’euthanasie des aliénés, le soigna même avec amitié et lui redonna l’envie d’écrire, il n’en demeure pas pour autant convaincant. Car que reste-t-il de ce plaidoyer quelque peu condescendant, sinon le portait d’un praticien timide, à la carrière somme toute médiocre, doublé d’un écrivain raté, en dépit de son amour de la poésie et de sa familiarité avec les Surréalistes, que la première épouse, « qui flairait d’instinct les vrais poètes », quitta sans scrupule pour Henri Michaux ?
Balzac (1). Franc Schuerewegen, Balzac, suite et fin (ENS éditions, 2004, 144 p., 22 €). Ce petit livre a un double objet : de manière tout à fait classique, il recueille une série d’articles, mais il se présente aussi, plus ambitieusement, dans son premier chapitre, comme le bilan inquiet de l’aventure d’une génération, celle des « jeunes Balzaciens » des années 1970 et 80. « Nous étions des géants, des énergumènes », se souvient le jeune Balzacien devenu vieux. Il constate que, pour l’essentiel, ils ont gagné leur combat contre un ennemi devenu fantomatique – et qui l’avait sans doute toujours été. Franc Schuerewegen comprend aujourd’hui que cette « jeunesse illusoire » avait été « créée à coup de faux ennemis et d’adversaires postiches ». Et de s’inquiéter à juste titre d’une perpétuelle course à la nouveauté qui conduit en réalité à recycler comme nouveau de l’ancien naguère honni : « on part en guerre contre la “naguère nommée nouvelle critique”, mais c’est pour promouvoir une critique plus “nouvelle” encore qui consiste en réalité à un retour à la critique “ancienne”… » Examen de conscience douloureux, presque pathétique, mais fort bien venu. Les neuf études qui suivent, couvrant diverses problématiques de la critique balzacienne, de la question de l’inachèvement à l’importance des pieds dans Le Lys dans la vallée, se lisent avec intérêt constant, mais l’interrogation du premier chapitre s’adresse à un public beaucoup plus vaste que les seuls Balzaciens.
Balzac (2). Chantal Massol, Une poétique de l’énigme. Le récit herméneutique balzacien (Droz, 2006, 402 p., s.p.m.). On a beaucoup parlé du Balzac explicite et bavard du « voici pourquoi » ; Chantal Massol préfère nous inviter à redécouvrir le Balzac du « ne dire pas » – parole retenue, détournée, mise au secret, ouverte non plus sur un surcroît de signifié mais sur un « excès de signifiant »… S’inscrivant dans une double tradition (celle des récits à mystère, réactivée par le roman gothique, et celle des énigmes de salon, encore vivace au début du XIXe siècle), le récit à énigme tel que Balzac le réinvente se caractérise par un certain nombre de déplacements : s’il est toujours articulé autour de la figure de l’analepse, il met l’accent sur l’enquête qui la précède et sur ses conséquences sur le récit-cadre qui la suscite. Contrairement au roman policier, le texte balzacien ne confie pas l’enquête à un personnage spécialisé, c’est souvent le narrateur qui s’y colle, et derrière lui plane l’ombre, efficiente mais fuyante, du romancier : « Le romancier sait déchiffrer… parce qu’il est romancier. L’origine de son pouvoir n’est pas révélée : elle est protégée par une […] loi du silence. » L’approche choisie par Chantal Massol lui permet ainsi de relire, à la lumière ambiguë de l’énigme, l’ensemble de la poétique balzacienne : elle souligne la complexité de son rapport au genre romanesque, interroge son réalisme et ses valeurs, en dessine une esthétique à géométrie variable, dont l’ambition totalisante serait sans cesse guettée par le leurre et l’irrésolution. Écrit sous le signe du Sphinx, c’est tout un pan de La Comédie humaine qui apparaît comme une infernale machine à susciter le désir de lire, une « histoire à la recherche d’une histoire », après laquelle le lecteur prend plaisir à courir lui aussi.
Banville. Théodore de Banville, Lettres à Auguste Poulet-Malassis (Champion, 2006, 272 p., 50 €). On ne peut que féliciter l’équipe banvillienne de ce nouveau travail complet et efficace pour présenter l’œuvre de son poète de prédilection. Un travail philologique soigné (on connaît les qualités des Œuvres poétiques complètes de l’équipe et des volumes de critique procurés), présenté avec rigueur, mais aussi avec seize pages hors-texte de belles illustrations sur papier glacé (fac-similés, photographies, la caricature de Banville croqué par Baudelaire, etc.), avec une introduction qui donne au lecteur une vision complète des rapports entre le poète romantique d’avant le Parnasse – il s’agit de lettres datant de la période 1856-1859 – et l’éditeur républicain, si crucial dans l’histoire de l’édition de la poésie française, et pas seulement pour Les Fleurs du Mal ; le volume contient également quelques lettres en sens inverse. Ce travail permet de saisir avec beaucoup plus d’exactitude les rapports, non seulement entre deux hommes dignes chacun d’intérêt (rappelons que, si Banville est souvent sous-estimé, Poulet-Malassis a bénéficié de travaux importants, notamment de Claude Pichois et de René Fayt), mais plus précisément entre un poète et son éditeur, le volume donnant un aperçu de la manière dont un éditeur peut contribuer au succès de la poésie par l’intelligence de sa médiation typographique. Poulet-Malassis apparaît ici comme un homme dévoué à la présentation impeccable des volumes qu’il publie et capable d’une vision très critique de ses propres productions éditoriales. Aussi les lettres en question fourmillent-elles de considérations portant sur les caractères à employer, l’emploi du rouge dans des titres, les italiques et les romains, etc. Banville étant d’une gentillesse proverbiale, il manque à ce volume le piment misanthrope du volume, publié dans la même collection, de lettres de Leconte de Lisle à Heredia, et les missives n’ont pas toujours de quoi faire frissonner d’horreur, de joie ou de rire leur lecteur. On trouve parfois cependant de petites piques pas-trop-vaches (« Certes je suis contre Hachette et je pardonne à Champfleury ! Comme vous j’apprécie tant de volonté. Je lui avais pardonné avant qu’il ne fût au monde ; mais j’ai bien peur que la grammaire ne lui pardonne jamais ! »). Quant à Hachette, l’éditeur industriel par excellence, on comprend pourquoi dans Ce qu’on dit au Poète à propos de fleurs, Rimbaud, sous la forme burlesque d’« Alcide Bava », recommandera au Poète – qui ressemble fortement à Banville – de s’alimenter de livres publiés chez Hachette !). Un brin d’humour noir aussi (« Voilà le pauvre Musset qui vient de mourir ; je passe caporal ! »), quelques allusions intéressantes à Baudelaire, une véritable exigence de sérieux qui sera l’un des aspects de la naissance de cette nébuleuse parnassienne qui visera à serrer les boulons flottants de la poésie lyrique contemporaine : « Ces deux arts, la typographie et la poésie ont cela de commun, qu’ils n’admettent pas la moindre fantaisie ; chez eux il faudrait être dans les règles, ou mourir » – ce qui n’empêche pas le même Banville d’être lepoète fantaisiste par excellence de l’époque (voir surtout la préface à ses Odes funambulesques où il milite pour la « fantaisie »), ni Poulet-Malassis de se lancer dans des curiosa avec des illustrations souvent marquées également par la fantaisie. Les amateurs de Banville trouveront beaucoup d’indications touchant la genèse des recueils de l’époque et notamment des remarques portant sur la versification (la question de l’alternance en genre, l’opposition de Banville à la présentation strophique d’alexandrins à rimes plates, l’importance des blancs pour présenter des « rythmes composés » – l’orthographe de Banville a été modernisée selon des conventions précisées en début de volume) et sur la ponctuation (« je ferai tous mes efforts pour que dans la suite du volume, la ponctuation soit un peu moins hurluberlue »). Accompagnées d’une annotation discrète mais pertinente et très complète, ces lettres sont une petite partie d’une entreprise, sinon de réhabilitation, du moins de remise en lumière de l’œuvre banvillienne. En soi, elles ne sont pas toujours passionnantes, mais elles sont l’un des compléments très utiles d’une œuvre poétique qui vaut amplement le détour.
Bécassine. Hélène Davreux, Bécassine ou l’image d’une femme (Labor, 2006, 400 p., 15 €). Le titre de ce modeste ouvrage est quelque peu antiphrastique : il ne comporte aucune image (sinon en couverture) et démontre de manière d’ailleurs convaincante que Bécassine n’a rien d’une femme. Pour les images, on se reportera donc à l’ouvrage de Bernard Lehembre, Bécassine, une légende du siècle (recensé dans un précédent numéro d’Histoires littéraires). L’analyse, conduite minutieusement, ne manque pas pour autant d’intérêt ni de finesse, et permet de saisir à quel point l’idéologie des commanditaires (la presse catholique du début du siècle) est parvenue à incarner son idéal de dissimulation (ou de répression) de la féminité dans ce personnage sans corps, sans désir, sans réflexion, sans culture, sans imagination et sans garde-robe, dont on s’étonne qu’il ait cependant quelques activités physiques. Il est heureux que les fillettes élevées sur ce modèle aient su résister à pareille tentative de décervelage. Il ne manque au fond à Bécassine qu’un tchador ou une burka pour faire aujourd’hui un gros succès dans les pays qui trouvent obscènes les Barbies trop délurées. L’annotation est abondante et fournit une bonne synthèse des informations disponibles sur la presse pour la jeunesse de l’époque (souvent reprises de l’Histoire de la presse des jeunes d’A. Fourment).
Bibliomanies. Daniel Wilhem, Bibliomanies (Lignes et Manifestes, 2006, 190 p., 15 €). Tout lecteur possède ce qu’il est convenu d’appeler son « jardin secret », qui est moins une liste de livres qu’une série de coups de cœur, un parcours de prédilection parmi des fragments d’ouvrages lus ou parcourus. Ce qui le retient sont des « passages » – et ce mot désigne une séquence narrative autant que la galerie commerciale moderne chère à Walter Benjamin. L’habitué des passages est un passant, et parfois un passeur. C’est ainsi que Daniel Wilhem arpente ses auteurs préférés, au gré d’une fantaisie raisonnée et loquace. De Karl Kraus à Pascal Quignard, ou de Pasolini à Barthes, il effeuille d’élégantes réflexions. Les amateurs de littérature populaire iront voir ailleurs.
Bonheur. Colette Munoz, Bonheur en littérature. De François Rabelais à Jean d’Ormesson (Séguier, 2006, 286 p., 19 €). Si nous ne jetons pas ce livre par la fenêtre, c’est uniquement par peur de blesser un passant innocent.
Borges. Jean-Martin Clet, Borges. Une biographie de l’éternité (Éditions de l’Éclat, 2006, 238 p.,
22 €). La collection où paraît cet essai s’intitule « philosophie de l’imaginaire » : pas de lieu plus approprié pour Borges. Il est ici suivi au fil – il s’agit bien d’un fil – de dix-sept « bifurcations » nourries de lectures très attentives de textes dont les multiples échos ou énigmes se réverbèrent au travers d’un riche réseau de références philosophiques (Jean-Martin Clet a publié un essai sur Deleuze) mais que ne corrompt aucun pédantisme. Tout en subtilité, en élégance, le parcours proposé constitue l’une des meilleures initiations qui soient à un contemporain capital dont les labyrinthes transformables, construits précairement entre fiction et réalité, n’abritent aucun monstre. Il s’y rencontre en revanche beaucoup de questions fondamentales posées avec une limpidité et une séduction trop souvent ignorées des philosophes. Seule la littérature peut ainsi aller loin et profond, sans nous perdre. Bibliographie et double index des œuvres de Borges citées ainsi que des noms, réels ou imaginaires.
Butor (1). Michel Butor, Œuvres complètes. 2. Répertoire 1, sous la direction de Mireille Calle-Gruber (La Différence, 2006, 1079 p., 49 €). Gigantesque entreprise commencée avec les romans. Ces rééditions vont donner la mesure d’un ensemble jusqu’alors dispersé entre plus de mille volumes, nécessité dont se saisissent cette année une exposition réalisée par la BnF (Michel Butor, l’écriture nomade), et un colloque international à l’Université Paris-III. Ce volume de plus de mille pages rassemble des essais critiques, genre essentiel pour Michel Butor, puisqu’il envisage l’invention littéraire comme l’aboutissement d’une lecture réfléchie. Comme le montre « La Critique et l’invention » (placé au début de Répertoire III), l’écriture intervient comme ajout ou, pour reprendre un terme de Montaigne, « farcissure », reconfiguration provisoire d’un ensemble ouvert. L’œuvre est dès lors conçue comme un ensemble de fragments à composer et recomposer, d’où l’attention accordée à l’élaboration de recueils. Le premier volume, Répertoire, rassemble vingt-et-un essais parus d’abord en revue, dont le premier date de 1947. Son ordonnancement ne suit pas l’ordre chronologique. À l’essai liminaire, Le Roman comme recherche, répondL’intervention à Royaumont – qui clôt le volume – en restituant le parcours personnel de l’écrivain, alors essentiellement romancier. Les cinq volumes successifs de la série des Répertoire reprennent systématiquement certaines de ces caractéristiques : vingt-et-un textes, « au commencement vues d’ensemble, études sur des auteurs particuliers ensuite […], explications concernant mes propres travaux à la fin ». Chaque ensemble, pourtant, possède son individualité, changements que Mireille Calle-Gruber retrace dans l’introduction. Aux textes consacrés à la littérature s’ajoutent, avec ce deuxième volume, des textes consacrés à la musique. « Le troisième fait entrer la peinture. Le quatrième ajoute la géographie. Le cinquième reprend toutes ces voix et les mixe, parmi elles apparaît la fiction. » L’évolution est donc aussi générique, les essais « au sens strict » faisant place à des écrits de plus en plus variés, dialogues, conférences, conversations… En parallèle à cette série, d’autres séries se constituent, parfois avec les mêmes textes : Essais sur le roman, Illustrations, Essais sur les modernes. D’autres essais s’écrivent, Histoire extraordinaire, sur Baudelaire, Essais sur les Essais, jusqu’au récent Château du sourd. Les œuvres complètes sont l’occasion d’un nouveau classement, effectué par Butor lui-même, des cinq répertoires et de quelques-uns de ces essais : un nouveau « Répertoire », réparti pour des raisons matérielles entre deux volumes. C’est un hasard, mais selon l’habitude de Butor, Mireille Calle-Gruber propose de considérer que ce hasard est heureux : toute réunion implique séparation et la totalité poursuivie par l’œuvre est impossible à atteindre. Butor conclut ainsi, abruptement, le dernier essai de Répertoire V, le dernier volume : « Voilà donc cette ruine définitivement inachevée. » Si l’on peut apprécier de retrouver dans l’ensemble aujourd’hui rassemblé l’exposé d’une poétique (concernant par exemple le roman, le réalisme et ses paradoxes, le livre comme objet) et les interrogations surgissant à l’occasion de l’élaboration de l’œuvre (sur les pronoms dans le roman, pour prendre un exemple frappant), ces essais valent aussi comme « explications de texte » ou comme études. Plus encore, si l’écrivain refuse l’érudition gratuite, les notes de bas de page, c’est pour revendiquer le statut littéraire de ces textes. À propos d’Histoire extraordinaire, il déclare : « Il fallait que mon essai se tienne en quelque sorte tout seul, comme un roman » (Curriculum vitae). L’édition actuelle répond aux exigences d’une édition de référence, avec une remise à plat de la typographie, notamment. L’éditrice a composé des introductions éclairantes, mettant par exemple en valeur les résonances qui s’établissent au sein de cet ensemble éclaté, relu et composé par Butor lui-même. C’est encore l’index des noms propres, intitulé « Répertoire de Répertoire I », qui permet les rapprochements. On trouvera, en fin de volume, une bibliographie, ainsi que des reproductions de manuscrits et de quelques documents. En revanche, les illustrations qui accompagnaient Répertoire III n’apparaissent plus, tout comme dans ses rééditions les plus récentes. La disponibilité des images est aujourd’hui telle qu’elles ne sont guère indispensables. Peut-être aurait-on pu rappeler leur table ? Saluons le courage de ceux qui se sont lancés dans la saisie de cette œuvre, fruit d’une ambition dont la conclusion d’Essais sur les Essais donne un aperçu : « Qui ne voit que j’ai pris une route par laquelle, sans cesse et sans difficulté (mais certes non sans travail), je pourrais aller autant qu’il y aura d’encre et de papier au monde ? »
Calaferte. Louis Calaferte, Traversée 1990 (Gallimard, 2006, 269 p., 25 €). Traversée n’est pas seulement la suite, la continuation du journal de Louis Calaferte, publié dix ans après sa mort. Ce n’est pas simplement la publication systématique d’une somme de documents autobiographiques confiés aux soins d’un éditeur ami, attentif et généreux. C’est d’abord une voix, vive, acérée, percutante, qui vient vers nous depuis ce silence maintenant définitif de la mort et triomphant de lui. Car les carnets s’enchaînent et forment comme une ligne mélodique ininterrompue ; de l’un à l’autre, les liens se resserrent et se consolident, les accents se prolongent et se réverbèrent, les obsessions s’accusent, s’intensifient. Bref, c’est là une œuvre, qu’il faudra bien prendre en compte et inscrire au même rang que Septentrion ou No man’s land. Ici et là, un même geste : une pensée qui se risque et se tente, une écriture qui se libère, qui progresse en puissance d’invention et en lucidité. Exemple : « Je ne suis pas sans voir qu’avec le quart de mes dons et de mon talent n’importe qui se serait arrangé pour devenir une personnalité de premier plan recevant honneurs et profits. J’ai éprouvé, dans ma jeunesse, ce désir – puis, soudain, j’ai pris conscience de la vulgarité de la “réussite” […] Ainsi n’ai-je cessé de m’affirmer, de m’acheminer vers la liberté, l’indépendance d’esprit… » Si quelques silhouettes familières circulent dans ce carnet de 1990 – la compagne aimante, les amis, de simples et fugitives rencontres –, l’essentiel repose sur les crêtes dispersées, fragmentaires, d’une méditation tournée vers le monde, le réel, la vie et la mort, le sens de tout cela, Dieu : un répertoire qui pourrait, à première vue, sembler ressortir à quelque rubrique métaphysique, et donc emphatique. Or il n’en est rien : tout ici glisse au revers des idées, dans une espèce de profondeur douce aux parois lissées, nues. « Que nous enseigne cette particulière lueur ? – non que nous sommes amis de Dieu, mais moyens d’accomplissement. Notre vie doit être alors conforme à l’inouï privilège de cette Grâce ». Tout dans ces fragments s’ordonne à une inlassable exigence : résister, ne pas céder aux découragements de l’esprit et du corps, aux assauts de la maladie, aux faiblesses de la pensée. C’est là un principe, une constante : « Ma vie durant, j’ai fait en sorte de ne point trop subir [la] puissance d’absorption dissolvante » du monde. Cette résistance est aussi ce qui alimente l’écriture, et, plus généralement, la création artistique, puisqu’on voit Calaferte revenir au dessin et à la peinture, puis s’en écarter, tourner incessamment autour de cette idée d’un « grand livre… arraché à mes profondeurs, au noyau de mon infraconscience ». Car toute création est recherche d’une coïncidence, d’une adéquation : « Le travail de création artistique, note Calaferte, est recherche de conformité avec soi ». On pourrait en dire autant, à la lecture de ce carnet, du travail de l’écriture de soi au jour le jour. Se retrouver soi-même, au travers d’un « champ de souplesse ».
Carrière. Jean Carrière, Jean-Paul Pelras, Jean Carrière avait encore deux mots à vous dire. Entretiens (Les Presses littéraires, 2006, 108 p., 12 €). Ce qui frappe dans ces entretiens avec Jean Carrière, décédé en 2005, c’est le mal de vivre et la hantise de la mort chez l’auteur de L’Épervier de Maheux. Une grande distance, aussi, par rapport au « monde littéraire » et à la comédie médiatique qui se joue dans certains petits cercles parisiens fort bruyants, et pour lesquels l’écrivain a des paroles aussi dures que méritées. Nostalgie, enfin, de « ces balades dominicales avec [s]on père, dans ces garrigues que beaucoup de gens trouvent funèbres ». Encore plus que d’un romancier, ce sentiment révèle un homme qui, fondamentalement, était un poète, qui a « connu le malheur d’avoir une enfance heureuse ». Il y revient souvent, se plaisant à citer ce mot d’une paysanne cévenole : « Vous savez, jusqu’à seize ans, c’est le paradis. Après, ce n’est plus rien… » À côté de cela, l’évocation de quelques grandes amitiés littéraires (Giono, Gracq), mais dont on sent qu’elles s’adressaient à l’homme encore plus qu’à l’écrivain. C’est aussi l’occasion de sarcasmes sur l’actuelle mode de l’autobiographie, si possible à scandale, « des autobiographies rédigées d’ailleurs la plupart du temps par des nègres ». Un document fort intéressant, et qui se trouve reproduit ici, c’est un texte sur le Prix Goncourt commandé à Carrière en 2003 par la Bibliothèque nationale, et qui, bien que payé, ne fut jamais publié, car l’auteur y émettait un peu trop de doutes sur les prix littéraires… Édifiant ! Jean-Paul Pelras, qui a recueilli ces conversations, s’étale parfois un peu, encadrant le texte d’ajouts assez longs. Par ailleurs, les épreuves ne semblent pas avoir été corrigées avec un soin constant (orthographe, noms propres, dates, titres d’œuvres, ponctuation, etc.). Mais l’essentiel est qu’on entend, dans ces conversations, la voix d’un écrivain qui n’était pas un homme de lettres professionnel à la mode du jour, et, chose rare, refusait d’être un phénomène médiatique, uniquement occupé à s’exhiber devant les caméras. Cueillons pour finir cette anecdote citée par Carrière : à La Boisserie, un invité demande à De Gaulle : « Au fait, mon Général, êtes-vous heureux ? » Le Général se retourne et lui dit : « Me prenez-vous pour un con ? »
Chateaubriand. Chateaubriand avant le « Génie du christianisme », actes du colloque ENS Ulm (Champion, 2006, 176 p., 37 €). Les études qui composent ce recueil intéresseront ceux qui préparent l’Agrégation de Lettres, puisqu’il y est question d’un des auteurs au programme du concours, et quel auteur ! Chateaubriand, le voyageur, le soldat et l’écrivain, sans qui le xixe siècle eût été tout autre… Sa pensée et son œuvre auront été la substance nourricière de ceux, poètes ou prosateurs, que passionnent le devenir des nations, le cours de l’histoire, le goût de la gloire et de la ruine. Mais connaît-on bien le Chateaubriand de la période de l’exil anglais (1793-1800), où il composa l’Essai historique sur les Révolutions (1797) ? Si l’on associe presque naturellement l’auteur desMémoires d’outre-tombe au Génie du christianisme (1802) – œuvre maîtresse, il est vrai –, on a trop souvent tendance à laisser dans l’ombre le Chateaubriand encore marqué par la pensée de Rousseau et se débattant, dans un roncier de contradictions, avec le problème de la marche de l’Histoire, du progrès et du déclin. Ce volume collectif, dirigé par B. Didier et E. Tabet, servira d’adjuvant précieux au lecteur désireux de mieux comprendre cette période d’incubation idéologique et littéraire de l’œuvre de Chateaubriand. Patrizia Nerozzi propose, en guise d’ouverture, un récapitulatif des sept années que l’auteur du Génie a passées en Angleterre, au contact d’une culture et d’un système d’idées qu’il ne manque pas d’évaluer. La littérature anglaise le retient, d’où se dégage la figure de Byron. De ce goût résulte également son travail de traducteur, sur lequel s’attarde Marie-Elisabeth Bougeard-Vetö. Pour le reste, les contributions s’organisent autour de l’Essai historique sur les Révolutions, œuvre majeure qui retient l’attention de Laura Brignoli, dont l’étude porte sur le passage « de l’imaginaire cyclique à la vision eschatologique » dans cet ouvrage ; de Jean-Paul Clément, qui revient sur le rôle de la pensée rousseauiste dans le système politique élaboré par Chateaubriand. Philippe Antoine relève les points de convergence générique entre l’Essai et l’Itinérairede Paris à Jérusalem. Fabienne Bercegol, autre spécialiste de Chateaubriand, fait le point sur les lettres et les gens de lettres dans l’Essai. Aurelio Principato aborde les deux pôles qui structurent la « typologie héroïque » chez Chateaubriand, entre le sauvage et le héros antique. Nicolas Perot s’intéresse aux fragments du Génie du Christianisme primitif, et Emmanuelle Tabet éclaire, en s’appuyant sur les Tableaux de la nature, les mécanismes de l’écriture poétique et de la réécritures. Ces études offrent une idée nette et juste du « premier » Chateaubriand ; elles montrent comment une pensée de l’histoire en formation entraîne nécessairement une pensée de l’écriture, dont les grandes lignes seront, à partir du Génie, reprises, infléchies, réécrites.
Chtcheglov. Ivan Chtcheglov, Écrits retrouvés (Allia, 2006, 104 p., 15 €). L’extrême popularité posthume de Guy Debord alimente, outre la spéculation bibliophilique, la frénésie historiographique. Tout ce que Debord a touché de près ou de lui, toute bribe devient précieuse et prétexte à publication. Il est vrai que Chtcheglov, bien qu’il n’ait laissé de lui-même que très peu de traces, avait joué un rôle non négligeable dans la genèse de la pensée situationniste, à l’époque où celle-ci ne se distinguait pas encore franchement du Lettrisme. Les vieux lecteurs de l’I.S. se rappellent son « Formulaire pour un urbanisme nouveau » paru dans le premier numéro. L’histoire de cette publication est ici rappelée, avec des détails biographiques fort pieux, par Jean-Marie Apostolidès et Boris Donné. Ce souci biographique ne va pas jusqu’à donner la date de naissance de l’intéressé – on déduit d’une remarque incidente qu’il devait s’agir de 1933. Au moment où d’autres glosaient sur le Nouveau Roman, des jeunes gens de vingt ans lecteurs de Mac Orlan et des Surréalistes, prenaient une tout autre direction. Compagnon de route de Debord (avec qui il devait rompre), la maladie mentale priva Chtcheglov du rôle beaucoup plus visible qu’il aurait pu jouer. Quand est-il mort ? L’ouvrage ne le dit pas : après 1979, en tout cas. Dessinateur et peintre autant qu’écrivain, il avait inventé la « métagraphie ». Le cahier d’illustrations en couleurs en donne des exemples. Au vu de ces échantillons, difficile de crier au génie. Quant aux textes réunis ici (il s’agit d’un choix et les éditeurs lancent un appel à qui en connaîtrait d’autres), leur intérêt relève plus de l’histoire du mouvement que de la littérature, mais ils donnent un aperçu assez frais d’une jeunesse disparue.
Chronique littéraire. La Chronique littéraire 1920-1970, sous la direction de Bruno Curatolo et Jacques Poirier (Éditions universitaires de Dijon, 2006, 291 p., 22 €). Cet ouvrage collectif qui couvre cinquante ans de critique littéraire, publiée aussi bien dans les revues des avant-gardes successives de la période qu’en feuilleton dans des journaux ou périodiques, des plus conformistes au plus engagés politiquement, trace au passage les portraits de chroniqueurs remarquables : l’Aragon du Surréalisme (pour Littérature), Alexandre Vialatte (le Revue Rhénane), Marcel Arland (La NRf), et encore Drieu La Rochelle, Robert Morel, Jaccottet, Mandiargues ou Pascal Pia. L’étude consacrée par Bruno Curatolo à « quelques journaux sous l’Occupation » montre le peu d’impact, qu’eurent, à quelques exceptions près, des circonstances qu’aujourd’hui, révision des valeurs historiques aidant, on imaginerait uniformément extrêmes et contraignantes (la guerre, les exactions, la censure) sur l’activité ordinaire de l’homme de lettres. En réalité, à peu près tous les écrivains et journalistes en place avant-guerre continuent de publier, souvent chez leur éditeur habituel et dans des périodiques peu marqués politiquement, comme Comœdia, Paris-Soir ou le premier Aujourd’hui, les uns des romans, les autres des critiques de romans, et souvent les uns et les autres échangent leur rôle pour un petit tour de piste promotionnel. Certains font même leurs débuts à ce moment-là, avec beaucoup d’habileté parfois comme le très attentiste Claude Roy, parfois de la manière exaltée qui conduit aux catastrophes, comme Rebatet. Un « grand » critique, finalement, est celui qui échappe pendant toute la durée de son activité, et quel que soit le degré de contrainte déployée par la société dans laquelle il vit, aux influences internes et externes qui risquent de perturber son art. Ils sont très peu dans ce cas, et il est naturel, de ce point de vue, que le volume se termine par une étude de Jacques Poirier sur la méthode critique de Pascal Pia : il y est mis en évidence comment les textes de Pia, études ou fantaisies, se développent autour d’écrivains et y reviennent, s’entrecroisent, et tissent à la longue une fresque de la littérature comme la ressentait ce lecteur d’exception, qui avait le « goût du détail anecdotique, cette prudence adossée à un savoir infini, cette façon de tourner autour du texte au risque de l’oublier ».
Claudel. Emmanuel Godo, Paul Claudel. La vie au risque de la joie (Cerf, 2005, 355 p., 29 €). Cet ouvrage n’est ni une biographie ni une étude critique, ou l’un et l’autre à la fois, analyse et récit qui se heurtent et se contrarient plutôt que de s’éclairer mutuellement. Emmanuel Godo définit sa « méthode de travail » comme un effort pour « autant que faire se peut […] éviter les pièges du biographique ». On n’épiloguera pas sur une méthode qui consiste à éviter, d’autant que quelques lignes plus loin, après avoir déploré que « Sainte-Beuve aujourd’hui triomphe de Proust », on lit : « Rendons au biographique la part qui lui revient, bien sûr. Celui [sic] d’être la servante du sens. » De cette hésitation devant le projet de ce livre, qui consiste, comme l’indique son titre, en une « vie » de Claudel à la lumière de son œuvre, découlent d’incessantes précautions qui font qu’il s’écrit sur le rythme d’une étrange danse sur place : deux pas en avant, deux pas en arrière, un déhanchement à gauche, un déhanchement à droite. Il aurait pourtant été possible d’examiner les relations de la vie et de l’œuvre de Claudel sans expliquer constamment qu’on ne réduit pas la seconde à la première et qu’on n’est ni Gustave Lanson ni Daniel Mornet. Par ailleurs, l’auteur proclame qu’il admire l’œuvre de Claudel, ce dont personne n’aurait songé à lui tenir rigueur, mais il y trouve aussitôt une nouvelle source d’embarras : il récuse et revendique à la fois cette admiration dont il affirme qu’elle « ne va pas sans poser des problèmes de méthodologie ». On se demande lesquels, puisqu’il n’en est rien dit sinon qu’« une approche critique fondée sur l’admiration peut produire le meilleur comme le pire », splendide lapalissade. Mais ces « problèmes de méthodologie » se traduisent, tout autant que ceux qui touchent le biographique, en d’interminables hésitations : j’admire, dit à peu près ce critique, mais cette admiration ne m’aveugle pas, bien que je la revendique avec réticences et m’en défie avec enthousiasme. Aussi ce livre, qui se tisse et se détisse constamment comme la tapisserie de Pénélope, devient-il difficilement lisible. On le regrette d’autant plus que l’auteur connaît manifestement bien l’œuvre protéiforme de Claudel et que plusieurs pages bien venues (sur « l’aversion viscérale » que l’être claudélien éprouve pour lui-même, sur la religion comme contre-feu de l’art, sur la poésie comme attention à ce qui est) montrent qu’il aurait pu en donner une présentation d’ensemble de qualité, s’il ne s’était pas empêtré dans de vagues hantises « méthodologiques ».
Critique littéraire. Jean-Claude Lamy, La Comédie des livres (Albin-Michel, 2006, 267 p., 18,50 €). C’est l’occasion de souligner le rôle important de ces chroniqueurs qui réussissent à sauvegarder un espace pour la littérature dans un milieu où elle est souvent négligée, voire malmenée : la presse de province. Jean-Claude Lamy n’écrit pas pour des spécialistes, il manie une langue simple dans des articles calibrés voués à la couche supérieure, pelliculée, du monde littéraire : Nothomb, Garcin, Troyat, d’Ormesson, Delerm, mais aussi Julien Gracq et Claude Simon. Il n’est pas question de critiquer le critique, qui, s’il n’est pas Pascal Pia, fait honnêtement son travail (même si, par exemple, la « fraîcheur d’inspiration » qu’il prête à Robert Sabatier a de quoi faire sourire), mais on peut s’interroger sur cette manie éditoriale qui consiste à consacrer des volumes inutiles aux textes par essence éphémères de tel ou tel chroniqueur de papier ou de radio.
Custine. Gaston Bouatchidzé, Le Voyage en Russie du marquis de Custine : l’as d’Astolphe (Hermann, 2006, 191 p., 20 €). Le titre de la collection, Les Pas dans les pas, et la méthode esquissée ici indiquent la possibilité d’un nouveau genre d’histoire et de critique littéraires : une histoire, une critique littéraire romancées. Dans ce nouveau genre, s’il est pratiqué avec un vrai talent, pourraient surgir assez dru plus de « vraies idées » que des formes habituelles de la critique – de la même manière que Nietzsche en découvrait souvent davantage chez les moralistes français, apparemment superficiels, que dans la métaphysique allemande. Quoi ? On trouverait davantage de « vraies idées » littéraires, plus d’aperçus intéressant le cœur des métiers de lecteur, d’écrivain et de critique dans cette bio-critique créatrice, que dans les acrobaties de la théorie littéraire et les amoncellements factuels des monographies ? Car une bonne partie de la critique littéraire est peut-être assimilable à la théologie ; une autre partie hésite entre les mythes de Tantale et de Babel : il s’agit de construire autour de l’œuvre un échafaudage qui s’interdit d’emblée d’en reproduire le mouvement et cherche à compenser en hauteur ce qu’elle s’est imposée de perdre en contact défendu. Abandonnant cette ascèse frustrante, la critique littéraire romancée pourrait offrir une mise en scène sincère de la fécondation parasitaire qu’est la lecture. Les associations d’idées, d’ordinaire réordonnées et réparties sur l’immense escalier initiatique du plan scolastique, au point d’en perdre tout parfum, seraient ici immédiatement rendues dans une enveloppe de fiction entourant les citations originales, brillant comme les fragments de vitraux pris dans la chaux des mosquées reconverties en musées. Ici, parce qu’elles sont bien choisies et parce qu’elles doivent produire un effet de simplicité et de profondeur au milieu de la trame méticuleuse et superstitieuse tracée par l’auteur géorgien. Celui-ci, le lecteur-critique, tel un Nerval en voyage se laisse aller aux plus libres associations, bridées seulement par le respect de la vérité historique, d’une manière qui pourrait faire rougir les biographes positivistes, en démontrant que l’ennui n’est pas nécessairement le corollaire de la précision. Voici quelques exemples de ces citations sertissages bien choisies : « J’ai souvent souffert de cette timidité physique dans les villages où j’attirais tous les yeux, en ma qualité d’étranger, bien plus que dans les salons les plus imposants, où personne ne faisait attention à moi. Je pourrais écrire un traité sur les divers genres de timidité, car j’en suis le modèle accompli ». Ce sentiment de la timidité, complexe, si important quand on songe à l’importance du mobile de la peur, thème qui semble peu traité, sinon dans la littérature elle-même (qu’en est-il chez les moralistes ?) était peut-être chez Custine la trace trans-générationnelle et estompée de la terreur, la marque ineffaçable des tragédies en cascade vécues par les siens sous la Révolution. La timidité se rattache au goût du voyage, comme un frisson de l’émigration : l’héritage de la crainte et de la fuite se sublime ainsi, sur une génération, en vocation de voyageur : « Le goût des voyages n’est chez moi ni une mode, ni une prétention, ni une consolation. Je suis né voyageur comme on naît homme d’Etat. » On voyage quand on ne peut plus assumer de responsabilités dans un siècle aux valeurs inversées. Custine fustige en effet déjà des signes d’épuisement dans l’affirmation des valeurs, d’une façon qui préfigure plaisamment le « bourgeois bohème » actuel : « Notre génération ne reconnaît plus […] qu’une chose respectable, l’opinion qu’on n’a pas. » Mais à l’épreuve, s’il nous réjouit par les citations qu’il insère, l’ouvrage de Gaston Bouatchidzé ne déploie pas tous les trésors rêvés d’une critique romancée : ses à-coups le rendent plutôt pesant. Ses facéties instaurent une ironie à trois intéressante entre le lecteur, l’auteur et l’objet de la lecture critique, mais l’ensemble manque de rigueur, tant dans le style, grevé de jeux de mots peu lacaniens, que dans la conception. La critique littéraire romancée est toujours à inventer.
Dada. Marc Dachy, Dada. La révolte de l’art (Découvertes Gallimard, 2006, 130 p., s.p.m.). Voici une parution destinée à accompagner la récente exposition du Centre Pompidou, aboutissement de la réévaluation d’un mouvement longtemps occulté, en France au moins, par le Surréalisme, qui en découle non sans quelques trahisons et reniements. L’exposition n’a, à vrai dire, pas été seulement organisée par Beaubourg, mais est résultée des efforts convergents de la National Gallery of Art de Washington et du MOMA de New York, même si les choix français ont été spécifiques, destinés à démultiplier les parcours : la muséographie était prolongée par un catalogue adoptant l’ordre alphabétique, parce qu’arbitraire. Si, comme lui, le livre de Marc Dachy n’envisage pas la postérité du mouvement, il est organisé beaucoup plus classiquement, selon l’ordre chronologique, s’attachant aux pôles successifs de Zürich, Berlin, Barcelone et New York, et enfin Paris. Ce choix est conforme aux ambitions didactiques de la collection « Découvertes ». Cependant, Marc Dachy n’adopte pas le ton neutre de l’historien, il s’enthousiasme, avec un léger privilège accordé à l’événement (voire l’anecdote), à la citation des documents, aux dépens des tendances d’ensemble. C’est un passionné, qui a déjà publié un beaucoup plus important Journal du mouvement Dada en 1989 (chez Skira), livre d’où provient la riche iconographie. Cette richesse est encore un effet de collection, tout comme les documents rassemblés en annexe, cependant tout à fait intéressants (Dachy ayant également fait paraître en 2005 des Archives du mouvement Dada, chez Hazan). En bref, c’est un Découverteslégèrement atypique et tout à fait sympathique.
Deux. Michel Lafon, Benoit Peeters, Nous est un autre : enquête sur les duos d’écrivains (Flammarion, 2006, 344 p., 22 €). Non contents de faire sauter les interdits et les tabous, Michel Lafon et Benoît Peeters inventent un genre : ils créent des « récits critiques » ou encore des « biographies de collaborations ». Autant dire qu’il s’agit pour nos auteurs, associés en un duo qui promet d’engendrer de nouveaux fruits, de mettre à l’honneur les collaborations littéraires, les associations de neurones et de matières grises, d’encre et d’émotions qui ont marqué l’histoire des créations artistiques. Certes, notre tradition culturelle, scolaire et universitaire, a souvent tendance à négliger, voire à mépriser tout ce qui sort de la combinaison de quatre mains – sauf les sonates. Un tel rejet n’est pas le fait d’une ignorance. Il ressortit bien plus à un geste d’exclusion typique de nos sociétés, qui mettent à l’écart – et parfois illico au rebut – tout ce qui ne répond pas au format individuel, et individualiste, de la création. Le vrai, l’unique, l’authentique créateur est seul, replié sur lui-même, et tire de ses profondeurs intimes le secret de son œuvre. Voilà, tout est dit. Michel Lafon et Benoît Peeters ont l’ambition d’assainir cette situation et de démythifier la figure solipsiste du créateur. C’est pourquoi leurs « récits critiques » peuvent se diviser en plusieurs ensembles, car il y a, comme en toutes choses, des degrés dans la collaboration. Tout d’abord, premier degré, se distinguent les écrivains dont l’association relève d’une pure opportunité professionnelle. Ils s’unissent durablement, ou de manière éphémère, en vue de quelque projet ciblé. C’est, par exemple, Labiche escorté de Lefranc et de Marc-Michel pour la pièce M. de Coyllin ou l’homme infiniment poli. Plus tard, d’autres collaborateurs lui prêteront leur aide : Alfred Delacour et Édouard Martin. On ne compte plus, par ailleurs, les associés « occasionnels ». Comme le rappellent les auteurs, Labiche a écrit près de 175 pièces, presque toutes en collaboration. On pourrait également ranger dans cette famille le couple Dumas-Maquet, qui connut maintes turbulences, Dumas ne se satisfaisant pas d’une association exclusive. Un second ensemble regroupe les duos unis par un lien d’amitié ou d’amour : de Willy-Colette à Deleuze-Guattari, en passant par Flaubert-Du Camp, Carné-Prévert et Borges-Bioy Casares. Dans ce cas, on assiste à l’effacement d’un des deux auteurs, symptôme qui révèle le geste de réduction de la multiplicité au paradigme culturellement conforme de l’auteur défini en tant qu’individu. Enfin, il y a les écrivains qui ne font plus qu’un et sont, pour ainsi dire, devenus indissociables : les frères Goncourt ou Erckmann-Chatrian, Boileau-Narcejac… L’écriture en commun témoigne dans cette perspective d’une expérience de la fusion. Du coup, le « nous » devient un autre, l’union enfante un être inédit qui prend corps dans la création. Si, dans l’ensemble, les « biographies » proposées par nos auteurs emportent l’adhésion, que penser du chapitre sur la relation de Jules Hetzel et de Jules Verne, de l’éditeur et du romancier ? Si l’on suivait le raisonnement des auteurs, on ne dénombrerait plus les écrivains, suivis, lus et corrigés par leurs éditeurs, qui pourraient répondre aux critères de la collaboration. De même, on est en droit de se demander si les échanges entre Freud et Breuer ou Fliess relèvent du genre qui fait l’objet du présent essai. Ne risque-t-on pas, dans un cadre qui outrepasse les limites de l’art, de se méprendre sur le sens et la valeur de ce qui, d’évidence, apparaît bien comme une coopération scientifique ?
Duras. Jean Vallier, C’était Marguerite Duras, tome 1, 1914-1945 (Fayard, 2006, 699 p., 27 €). Cette biographie, publiée à l’occasion des dix ans de la disparition de la romancière, réalisée à partir d’entretiens avec elle, recoupés avec ceux de témoins vivants, des repérages au Vietnam et au Cambodge, et nombre de documents d’archives – dont un journal tenu à la fin de l’adolescence –, apporte des éléments inédits qui tordent le cou à bien des légendes. Ainsi apprend-on que Marguerite Donnadieu, qui prit comme nom de plume celui du village de Lot-et-Garonne où mourut son père, avait reçu le prénom d’une des sœurs de sa mère (née Marie Legrand), jumelle décédée à seize mois, dont la survivante se nommait Thérèse. Un détail non négligeable quand on sait que l’écrivain choisit comme pseudonyme Thérèse Legrand pour signer son premier roman, Les Impudents, en mai 1943 – date anniversaire d’un fils mort-né l’année précédente ! Cette généalogie, où pas une branche ne manque et dont la lecture demeure un peu fastidieuse, laisse néanmoins toujours en suspens la question de la véritable paternité de Marguerite Duras, et nous avons du mal à nous contenter que « rien dans les archives n’indique que ses parents aient été séparés ne fût-ce que quelques jours durant l’été 1913, lorsqu’elle a été conçue »… En revanche, Jean Vallier parvient à reconstituer avec précision la chronologie de la carrière des parents, fonctionnaires de l’Instruction publique de cette Indochine où leur fille vit le jour. S’il éclaire la toile de fond coloniale, source d’inspiration de l’œuvre future, il ne s’attache pas moins à donner une vision réaliste de son enfance tourmentée, ballottée entre Saigon et la métropole : premières expériences sexuelles, relations difficiles avec la mère, qui préférait ses frères, absence lancinante du père, vite muté au Cambodge, qui meurt lorsqu’elle a sept ans. Enfin, les conflits avec les enfants du premier lit lors du règlement de la succession. Autre trouvaille : la jeune Marguerite effectue ses études secondaires à l’École Scienta, « boîte à bachot » d’Auteuil, et avorte à dix-huit ans, à l’insu de sa mère, la famille du jeune géniteur invoquant une opération de l’appendicite qu’elle règle généreusement au chirurgien ! L’étudiante n’entre ni à Sciences-Po ni à la Faculté des sciences, en vue d’une agrégation de mathématiques, mais suit un cursus de Droit public et d’Économie politique. Des études sanctionnées par des diplômes qui lui valent, en partie, d’être engagée au Service d’information du Ministère des colonies. Juste avant guerre, Duras épouse Robert Antelme, puis rencontre son futur compagnon Dionys Mascolo, épris de la femme du gestapiste Charles Delval, avec lequel Marguerite entretient des relations plus qu’ambiguës. Jean Vallier, qui retrouve avec surprise la photo de mariage de cet individu louche dans les archives de la romancière, remarque que la mariée est en noir, portant une robe en tout point semblable à celle d’Anne-Marie Stretter dans Le Ravissement de Lol V. Stein… Autre tentative d’approche d’un auteur qui s’applique à brouiller les frontières de la fiction et de la réalité. Fin 1943, Duras rejoint avec son mari le Mouvement national des prisonniers et déportés dirigé par François Mitterrand, alors qu’ils ont, l’un et l’autre, occupé des postes de fonctionnaires sous le gouvernement de Vichy. Ce premier volet biographique, qui devrait contribuer à mieux éclairer certains aspects de l’œuvre, s’achève sur l’attente, l’angoisse puis le retour de déportation d’Antelme, magnifiquement évoqué dans La Douleur.
Flaubert. Antoine Billot, Monsieur Bovary (Gallimard, 2006, 268 p., 17,50 €). La famille Bovary ne cesse de s’élargir : moult Emma, plusieurs Charles, quelques Berthe, sans compter une arrière-petite-cousine et une arrière-petite-fille, peuplent maintenant le paysage littéraire. Ces réécritures, qui se développent dans une proximité plus ou moins grande avec l’original, manifestent en tout cas la force d’inspiration et de séduction dont ce roman cent-cinquantenaire est aujourd’hui encore paré. Le roman d’Antoine Billot ne s’inscrit pas dans le genre de la suite : il raconte exactement la même histoire que celui de Flaubert, mais d’un autre point de vue, au sens narratologique et psychologique du terme. C’est ici Charles qui mène la danse, puisque, comme l’indique la citation de la correspondance de Flaubert mise en exergue : « Quand on écrit la biographie d’un ami, on doit le faire au point de vue de sa vengeance. » Cette métamorphose promeut une nouvelle écoute d’une histoire qui, de ce fait, n’est, à l’instar de la « femme inconnue » du rêve familier de Verlaine, « ni tout à fait la même / Ni tout à fait une autre ». Antoine Billot suit la trame des événements avec exactitude, mais développe des épisodes que le texte de Flaubert passait sous silence, ainsi l’accouchement d’Emma. Des motivations inattendues se dessinent, comme l’intime corrélation qui existe entre la décision d’opérer le pied-bot Hippolyte et le siège sensuel qu’Emma fait subir à Charles. Néanmoins, si l’officier de santé se plie au(x) désir(s) de sa femme, c’est en pleine conscience : il n’est pas ici sa dupe, il connaît « l’envers des choses ». Alors que le Charles flaubertien est bon et bête, celui d’Antoine Billot se révèle subtilement pervers et s’affirme comme un puissant stratège, choisissant lui-même, en « démiurge clandestin », les amants de sa femme. Grâce à un subtil et efficace mélange de procédés narratifs (narration omnisciente, narration focalisée et extraits de journal intime), Antoine Billot s’amuse à mêler les niveaux de lecture et met son savoir littéraire au service de cette réécriture jubilatoire. Il inverse les rôles et tend à faire tenir l’emploi du benêt à l’omniscient narrateur Flaubert lui-même, lui qui n’aurait rien voulu savoir ou n’aurait pas su envisager l’habileté et le cynisme caractérisant, en réalité (?!), l’officier de santé. La créature échappe ainsi à son créateur et rejoint, dans un curieux effet de retournement vertigineux sur un développement génétique abandonné du roman flaubertien, l’évolution avortée qu’avait connu le personnage du pharmacien. Homais y « doute de lui » et se demande : « Ne suis-je qu’un personnage de roman, le fruit d’une imagination en délire, l’invention d’un petit paltaquot [mis pour paltoquet] que j’ai vu naître », « et qui m’a inventé pour faire croire que je n’existe pas » (Plans et scénarios de Madame Bovary, Zulma et CNRS Éditions, 1995, p. 61) ? Le Monsieur Bovary d’Antoine Billot renoue parfois avec ce vertige pirandellien auquel Flaubert avait préféré renoncer.
Genet. Lydie Dattas, La Chaste Vie de Jean Genet (Gallimard, 2006, 215 p., 18,50 €). Lydie Dattas a appliqué de l’acide fluorhydrique sur la figure en verre de Jean Genet, avec le pinceau discret de son style qui a des poils en commun avec ceux de Christian Bobin, Jean Grosjean, Alexandre Romanès et Jean-Marie Kerwich, transcripteurs du morse de l’éternel, au point de faire apparaître un tout autre visage : le sien propre, en réalité. L’on retrouve toute Lydie Dattas dans cet ouvrage : son mépris des institutions religieuses, son insistance à célébrer la douleur, son désir du tremblé extatique de la conscience que la rose peut générer, son ravissement devant l’infime de la nature, sa fascination pour les marges et pour le brut, sa quête de vrai qui l’amène au dépouillement le plus absolu, à pousser ses phrases à accepter uniquement de se faire la caisse de résonance des images les plus naïves, sa passion pour les paradoxes et les antithèses qui est née d’une lecture assidue et sans cesse recommencée de maître Eckhart… Mais où est Genet ? Il ne peut assurément se réduire à la figure d’un saint. La traversée christique qu’il aurait adoptée avec une douceur douloureuse au-delà des pouvoirs de l’imagination est une réalité que Lydie Dattas tâche d’illustrer au moyen de courts chapitres qui sont autant de saynetes religieuses, brossées à coup de couleurs vives et très travaillées. Lydie Dattas a une idée en tête, et s’arrange pour que tous les éléments biographiques la servent, la confortent. Cette biographie à thèse, cette chanson de menus gestes, est en outre mal servie par un style qui se veut main tendue vers l’invisible mais qui n’est qu’une architecture de lieux communs, si chargée qu’elle ne laisse jamais le regard s’épanouir en respiration du corps… ou de l’âme.
Glissant. Jean-Louis Joubert, Édouard Glissant (ADPF-Publications, 2005, 85 p., 7,50 €). Excellent produit d’exportation qu’Édouard Glissant, pour une littérature française qui peine à maintenir son rang à l’étranger depuis maintenant quelques années. On s’étonne d’ailleurs que cet écrivain-lauréat (il collectionne les prix, les doctoratshonoris causa, les chaires universitaires distinguées, et l’on ne compte plus les colloques dont son œuvre fut l’objet) ne soit pas encore de l’Académie. Peut-être se réserve-t-il pour un possible prix Nobel ? De fait, l’homme est impressionnant, son action publique persévérante et courageuse, et son œuvre est l’une de celles qui font croire que la langue française a encore quelque chose dans le ventre, tant elle fabrique de la surprise et de la chair dans l’essai comme dans la poésie ou le roman. Cette brochure bien présentée, illustrée, accompagnée d’outils de référence, est une pièce du dispositif de propagande culturelle étatique, mais l’entreprise est de qualité, malgré son caractère quasiment officiel.
Gracq. Michel Murat, Julien Gracq (ADPF, 2006, 80 p., 7,50 €). Il s’agit de la reprise d’un livret qui accompagnait à l’origine la réalisation d’une exposition centrée sur l’ermite de Saint-Florent-le-Vieil. Au centre d’un cahier iconographique joliment réalisé, mais qui n’a pas dû coûter bien cher à son auteur (photographies de couvertures, cartes postales et reproductions d’articles de presse) une citation de Sainte-Beuve s’étale en pleine page : « Il n’existe pas proprement de biographie pour un homme de lettres, tant qu’il n’a pas été un homme public : sa biographie n’est guère que la bibliographie complète de ses ouvrages. » C’est sans doute ce qui justifie la formule adoptée dans ce livret qui consiste en un filage chronologique de tous les titres qui composent l’œuvre de Julien Gracq depuis 1938, date à laquelle parut Au château d’Argol, jusqu’à 2002, date de publication des Entretiens. Cette formule, Michel Murat l’avait inaugurée en 1991 dans une monographie qui s’intitulait déjà Julien Gracq et que José Corti a rééditée en 2002 sous un titre différent. De ces deux essais qui n’en font qu’un, le présent ouvrage n’est qu’un vulgaire copier-coller. Même la chronologie et la quatrième de couverture de cet opuscule ont été rédigées à grands coups de ciseaux. Est-ce bien sérieux ?
Klossowki. Collectif, Pierre Klossowski (Inculte, 2006, 220 p., 12 €). L’éditeur republie en format de poche une série de numéros de L’Arc, importante revue des années 1960 et 1970 (René Baudoin, voici quelques années, en avait déjà réédité un certain nombre, mais en fac similé). Dirigé en 1970 par René Micha, ce Klossowski rassemble des contributeurs prestigieux (Butor, Blanchot, Perros, Brice Parain, Deleuze) et compose un portrait intéressant du curieux auteur de Roberte ce soir. En introduction et en conclusion, deux ajouts de très mince intérêt (et même fort prétentieux) ne compensent pas les pertes, à commencer par les belles illustrations de l’édition originale, photos et dessins. On déplore aussi la suppression (non mentionnée) de la très complète bibliographie établie par René Micha. Elle s’arrête bien sûr en 1970, mais garde toute son utilité aujourd’hui.
Laporte. Pour Roger Laporte ; Roger Laporte, Lettre à personne (Lignes-Manifestes, 2006, 106 et 88 p., 13 et 12€). Le premier ouvrage rassemble des témoignages d’amis « qui furent les siens », de « lecteurs que son œuvre s’est acquis ». Il s’agit ici de parler à la fois de l’œuvre et de l’homme, sur le ton de la confidence ou de l’hommage, mais jamais d’une façon « savante ». L’ambition de ce recueil est de rendre Laporte plus intime. La lecture doit éveiller en nous un élan qui nous poussera vers son œuvre. Parmi les contributions, on retiendra celle de Michel Deguy, docte et amusée, où il parle plus de lui que de Roger Laporte. Autre contribution amusante : celle d’Alain Veinstein. Pour montrer le grand lecteur que fut Laporte, il donne le nombre de pages des auteurs dont il a lu les œuvres complètes : « Blanchot : 5000 pages. Bataille : 7000 pages grand format. Balzac : pas moins de 11 volumes dans la Pléiade. […] 3000 pages des Cahiers de Valéry. » Ceux qui voudront approcher de plus près l’auteur de Moriendo iront à l’essentiel et se tourneront vers Michel Surya qui explique que l’écrivain « n’a pas échoué comme échoue quiconque est impuissant à atteindre la limite de la littérature ». Quant à Lettre à personne, le 24 février 1982 est la date à laquelle, en achevant Moriendo, Laporte a mis fin, délibérément, à son œuvre. Voilà ce que nous apprend la préface de Philippe Lacoue-Labarthe. Le journal qui suit cette préface est sans intérêt. Laporte parle et parle encore pour dire qu’il n’écrit plus, qu’il n’écrira plus. On ne voit pas trop où il veut en venir. S’il veut ne plus écrire, pourquoi l’écrire ? Le plus curieux est la fascination qui est née de ce choix de Laporte, comme si arrêter d’écrire en toute connaissance de cause, une fois son statut d’écrivain affirmé, alors que tant d’écrivaillons noircissent des pages et des pages par seul désir de reconnaissance, était la plus belle des choses, comme si cela devait forcer l’admiration. Laporte a voulu consumer sa parole, suite sans doute à la lecture répétée et assidue de « tout Blanchot », puis a voulu digérer ce choix par l’introspection de cette parole écrite reniée, chue du piédestal qu’est le livre, exhumée pour soi de son cadavre de silence.
Lorrain. Jean Lorrain, Poussières de Paris, choix, présentation et notes de Jacques Dupont (Klincksieck, 2006, 251 p., 21 €). Réédition de chroniques, ou plutôt réédition partielle de volumes reprenant ces chroniques réunies jadis par Lorrain lui-même. L’écrivain en avait en effet publié deux volumes, en 1896 et en 1902, sous le titre dePoussières de Paris, et le présent ouvrage est un choix opéré en puisant dans ces deux recueils d’autrefois. Il est question de tout et de rien au fil de ces chroniques, d’une fontaine Wallace, de crimes commis dans la capitale, de Sarah Bernhardt, d’une fête à Montmartre, de Gustave Moreau, de la belle Otéro, de la rentrée de Coquelin cadet, de la princesse Jeanne Bonaparte, de la galerie Georges-Petit, etc. Les connaisseurs de la fin-de-siècle seront en pays de connaissance. En fin de volume, plusieurs pages de notes apportent un éclairage rétrospectif sur des personnalités ou des faits un peu oubliés (on eût préféré, par commodité, ces notes en bas de page, mais enfin elles sont là). Pour mercenaires qu’aient été de telles chroniques, Lorrain y mit une patte qui n’était qu’à lui : « Biarritz, station d’été, puces et moustiques, puces et rastaquouères, rastaquouères et moustiques. »
Malraux. Les Écrits sur l’Art d’André Malraux, sous la direction de Jeanyves Guérin et Julien Dieudonné (Presses Sorbonne nouvelle, 2006, 190 p., 22 €). Le rassemblement des Écrits sur l’art en deux volumes de la Pléiade, sous la direction de Jean-Yves Tadié et Henri Godard, a récemment pris valeur de révélation : on ne soupçonnait généralement pas l’ampleur et la complexité d’une œuvre jusque là dispersée et difficilement accessible, dont la composition s’est étendue à toute la carrière de Malraux, de 1922, date du premier texte sur le peintre Galanis, à 1976, année de la mort de l’écrivain. Cette publication relativement modeste pose les premiers jalons d’une lecture de cette œuvre inclassable. Elle réunit neuf communications présentées en 2004 à l’Université Sorbonne nouvelle. On y trouvera des rapprochements entre Malraux et Ponge, Gaëtan Picon, Blanchot et Derrida, ainsi que des analyses sur des questions attendues, comme le statut des écrits sur l’art, et d’autres qui l’étaient moins, comme les références chrétiennes ou le travail de mise en page de Malraux.
Max Jacob. Max Jacob, Lettres à Lionel Floch (Apogée, 2006, 93 p., 17 €). La minceur du volume ne doit pas faire illusion : ces lettres sont fort intéressantes. Il ne s’agit pas de ces missives foisonnantes et allègres que l’auteur duCornet à dés adressait à certains amis de choix, mais bien d’une correspondance intime, presque familiale. On y voit le poète aux prises avec le quotidien, exprimant ses difficultés, ses doutes et, souvent, sa solitude. Il se lamente régulièrement de ne plus arriver à vendre ses dessins et gouaches, et précise tristement : « J’ai vécu de conférences cet hiver. » En 1936, il fera même, et d’ailleurs avec grand succès, des lectures de poésie au cabaret parisien Les Noctambules. Écrites de 1933 à 1939, ces lettres sont adressées au peintre breton Lionel Floch (quimpérois lui aussi) et à sa femme Suzanne : « relation familiale », comme le souligne André Carriou. Bien qu’il y soit question de Kahnweiler, Pierre Colle et Élie Lascaux, on n’y trouvera point de potins parisiens. En revanche, on y voit souvent Max Jacob puiser dans sa collection d’autographes (des lettres reçues d’écrivains ou d’artistes), pour les offrir à Suzanne Floch, qui les collectionnait. Autographes assez variés : Paul Morand, Georges Mandel, Céline, Giono, Jammes, Mme Aurel, Constantin-Weyer, Kisling, Auric, Borès, mais aussi des chanteuses ou des banquiers. Il commente : « Vous me débarrassez des lettres de gens célèbres que je n’ose brûler et dont je ne sais que faire. » Lorsqu’il est à Paris, Max Jacob se plaint d’être envahi par quantité de fâcheux et de crouler sous « les invitations à dîner qu’on ne peut refuser ». Ainsi, « impossible de se recueillir à moins de se lever à quatre heures du matin… » Il exhale sa nostalgie de la Bretagne natale et demande au peintre des nouvelles de son art, de ses expositions, et aussi de sa famille, à laquelle il est fort attaché. Le cahier d’illustrations reproduit divers tableaux de Lionel Floch, une belle gouache de Max Jacob et un portrait de celui-ci par le peintre. L’annotation d’André Cariou apporte de nombreuses précisions sur les relations bretonnes du poète. Bref, des lettres intimes, et assez poignantes, car elle montrent, pour ainsi dire, l’envers humain et quotidien, parfois douloureux, du Max Jacob « fantaisiste ».
Meschonnic. Henri Meschonnic, La Rime et la vie (Gallimard Folio/Essais 2006, 496 p., 8,50 €). Réédition augmentée d’un recueil de varia paru en 1989. On trouvera bien des choses à glaner dans ce livre qui tire son titre de sa troisième partie, elle-même éponyme d’un article de 1988. Rappelons qu’Henri Meschonnic a créé non le Parti d’en rire (ça, c’est André Jacob, alias Pierre Dac), mais le Parti d’Henri Mais… alias le Parti du rythme. Bon parti, certes, mais tenu ? Pas sûr ! Pas très rock’n roll, H.M., même pas du tout. Idéologie bonjour. Réconcilier sous le drapeau craqué de la mode « l’esthétique, l’éthique et le politique », médire des Lumières à l’instar d’un cardinal enroué, c’est à quoi il s’efforce, depuis quarante livres et quarante ans, avec à la clé procès d’intention et pseudo-raisonnements qu’on peut relire dix fois sans en trouver le fil (exemple : l’intervention au colloque Paulhan où sa noirceur scia), sempiternelles injures à la clarté française, textes caviardés… Le moins qu’on puisse dire du professeur Meschonnic, par ailleurs bon lecteur de la Bible en hébreu et d’Hugo en araméen, critique pertinent de Heidegger et grand universitaire devant Paris-Dauphine, c’est que sa physionomie est contrastée. Il faudrait un livre pour débusquer les tours et détours de cet esprit compliqué. Le goutte-à-goutte insistant au chevet de la « modernité », ce corps mort, atterre. Le style haché, comme d’un permanent coïtus interruptus, tue. Le lecteur qui espérait croître en intelligence tombe abêti. Puis soudain : le soleil, une clairière, des choses admirables, le savant nous instruit, notre sourire ressuscite. Pas être cardiaque. « L’écoute du langage a l’oreille sur l’avenir » ? Oui, et les cheveux dans le vent. Espérons.
Mirbeau. Max Coiffait, Le Perche vu par Octave Mirbeau (et réciproquement) (Étrave, 2006, 219 p., 18 €). Le titre pourrait laisser présager une anthologie en deux parties préparée par une vénérable assemblée de percherons soucieux de se réapproprier l’enfant du pays monté à Paris, mais il n’en est rien. D’une plume alerte et dégourdie, Max Coiffait s’interroge d’abord sur les raisons du désamour qui persiste entre les percherons et leur illustre compatriote ; Mirbeau a pu les dépeindre comme des demeurés, d’irrémédiables abrutis et, manifestement, la pilule n’est toujours pas avalée. Ce n’est donc pas demain la veille qu’il y aura un collège Octave Mirbeau à Rémalard, commune où s’installa le père de l’écrivain dès 1849 ; en attendant, il faudra se contenter de la salle des fêtes. Il y a pourtant beaucoup à dire des relations qui unissent le Perche et Mirbeau, surtout si l’on songe qu’il y passa un bon tiers de son existence. Certes, le pays percheron n’est guère nommé plus de trois ou quatre fois dans toute l’œuvre de Mirbeau, mais celle-ci n’en est pas moins nourrie de toponymes, de caractères et de paysages arrachés au pays des gris pommelés. De là à transformer son cher Octave en écrivain régionaliste, il n’y a qu’un pas que Max Coiffait se garde bien de franchir, même s’il a tendance à voir Rémalard un peu partout ; il propose tout simplement l’agrément d’une balade en campagne sans rien qui pèse ou qui pose, mais sans dédaigner non plus les travaux universitaires, comme c’est souvent le cas dans ce genre d’ouvrages. Exhumer certaines sources possibles de l’œuvre et considérer la manière dont l’imaginaire les retravaille permet en particulier de mieux comprendre l’origine de certaines
grosses colères de Mirbeau. Au fil des chapitres ressurgissent ainsi les figures pittoresques, quoique pas toujours très reluisantes, qui ont pu inspirer Mirbeau : Dugué de la Fauconnerie, l’oncle Louis Amable, le père du Lac et bien d’autres encore. Cet exercice de décryptage a ses limites, que l’auteur n’ignore point, mais il n’est pas désagréable à suivre, loin de là.
Musiciens. Anne Faivre Dupaigre, Poètes musiciens (Presses universitaires de Rennes, 2006, 388 p., 20 €). Il faudrait prémunir les lecteurs contre une nouvelle épidémie, en apposant sur certains ouvrages cette vignette préventive : « Attention, danger ! Sémiotikhè ! » Cendrars, Mandelstam, Pasternak, voilà déjà un étrange assemblage : est-ce parce que Cendrars a écrit la Prose du Transsibérien ? L’enjeu semble méthodologique, mais pour avouer d’entrée de jeu et par provision : « La primauté dans notre recherche reviendra donc à l’intuition », et la démonstration ne s’appuiera que sur des exemples choisis. La montagne risque bien de n’accoucher que d’une souris. À preuve : quarante pages en ouverture pour découvrir, derridalement parlant, que Blaise nous renvoie à « blasen » – en allemand souffler – et au primat qu’il accorde aux instruments à vent. Ne parlons pas des mutilations régénératrices ci-invoquées : chez Cendrars, tout se décide avec la perte du bras doit à la guerre, pour expliquer le recours à la septième diminuée… Mais on ignore qu’il a été co-réalisateur avec Abel Gance de La Roue (1923) et Arthur Honegger (le futur Pacific 231). Chez Pasternak, « déterminante fut la chute de cheval » pour expliquer cette fois le recours subséquent aux rythmes syncopés ! Et voilà qu’il suffit d’intituler un ouvrage « Thèmes et variations » pour faire de la musique. L’éditeur ayant oublié de fournir la cassette ou le CD faisant preuve, on ne parle d’oreille que par métaphore.
Musique et littérature. Madeleine et Darius Milhaud, Hélène et Henri Hoppenot, Conversation. Correspondance 1918-1974, complétée par des pages du Journal d’Hélène Hoppenot, édition établie et annotée par Marie-France Mousli (Gallimard, Les Inédits de Doucet, 2005, 577 p., 29 €). Oui, c’est bien une conversation, dans laquelle, au fil des ans, la femme du musicien prend peu à peu le relais de son mari souffrant. Trois regrets, cependant : les lettres des Hoppenot aux Milhaud ont toutes disparu, et certains passages « à caractère privé » des lettres des Milhaud ont été supprimés ; d’autre part, on eût souhaité disposer d’un index des noms cités. Mais c’est très opportunément que ces lettres sont éclairées et ponctuées par de fréquents extraits du Journal d’Hélène Hoppenot, laquelle, photographe de grand talent, semble avoir eu une personnalité plus vive et plus extrovertie que son mari diplomate, homme assez peu folâtre. On y suit les quatre correspondants à travers leurs voyages et séjours divers, ou bien à travers les années tragiques de la guerre. On y voit Milhaud mépriser « l’affreuse musique de Falla » ou Hélène Hoppenot noter l’égocentrisme de Claudel, dont Milhaud était si proche. Mais ce dernier l’était-il moins, lui qui, prolixe sur ses compositions, ne dit absolument rien des livres de Hoppenot que celui-ci lui offrait ? Le Journald’Hélène Hoppenot abonde également en notations aiguës, tel ce portrait de Malraux en 1930 : « maigre et blafard, les yeux globuleux, cent pour cent cérébral ». Il contient aussi d’intéressants passages sur Saint-John Perse, décrit comme assez distant et non moins égocentrique que Claudel, et sur ses manœuvres obstinées pour, dès 1955, tâcher d’obtenir le prix Nobel. Après un très long silence durant son exil, ne ressuscite-t-il pas brusquement en 1955 auprès des Hoppenot, pour utiliser l’entregent d’Henri auprès de Dag Hammarskjöld, grâce à qui il finira par obtenir la récompense tant convoitée ? Bien d’autres notations peuvent retenir : l’antigaullisme forcené de l’administration américaine, ou bien Claudel confessant son peu de goût pour la poésie du même Saint-John Perse après 1945 : « Ce sont surtout des énumérations » – propos qui ne manque peut-être pas d’une certaine pertinence. L’édition de Marie-France Mousli est correctement établie, mis à part l’absence d’index signalée plus haut. Après la lecture de ce volume, on ne peut que se dire qu’il serait opportun de publier les cinquante petits carnets, conservés à Doucet, du Journal tenu de 1918 à 1977 par Hélène Hoppenot. Les larges extraits donnés ici donnent à penser que ce Journal serait aussi intéressant, sinon davantage, que ces lettres du musicien et de sa femme.
Nothomb. Michel David, Amélie Nothomb. Le symptôme graphomane (L’Harmattan, 2006, 238 p., 21,20 €).Amélie Nothomb est une dame dans le genre du prince de Galles. C’est dire si, au pays de Madame Angot, elle étonne. Un prince de Galles, c’est une personne si polie que, quand un convive commet à sa table un impair (allumer une cigarette, par exemple), elle agit de même, et voilà, c’est tout. Amélie est telle : si Mme Ceylac ajoute à son nom un B sonore, pas rancunière, elle l’imite : « Je m’appelle Amélie Nos-Tombes. » Christophe Colomb, lui, ne s’est jamais laissé traiter de colombe, et le plomb, relou, se démarque à toute heure de la plombe. Ayant entendu, Feydeau, ton conseil ! s’occuper d’elle, Michel David se dévoue. Psychanalyste, il a à son actif déjà pas mal d’heures de vol en littérature et sait choisir ses sujets : deux essais sur Marguerite Duras, un sur Tintin et un sur Serge Gainsbourg. Quatrième cible (mais pas cliente), Amélie seule a pu relire ce qui s’offre ainsi, non comme analyse de la femme, mais une synthèse autorisée SVP de l’œuvre parue (bien sûr, Michel David n’a pas eu accès aux fabuleux romans secrets). Entrée dans sa quarantième année, la romancière a accoutumé ses fans à une lecture entraînante, si bien que, quoique peu pédante (mais fallait-il rappeler que Lacan « a conceptualisé le concept de jouissance » ?), la prose de Michel David ne lui fera pas concurrence ; ces deux cents pages-ci se liront moins vite qu’en enfilade les quinze romans parus à ce jour. Trop près de la source de son « symptôme » et trop ravie de la « jouissance » qu’elle en tire à la force du bic pour galvauder « son » inconscient sur un divan listé N° 1 au livre des records (page 589 au chapitre des carrées chères à louer), notre auteurE. Oui, toute œuvre plébiscitée mérite une étude spéciale. Qui nous dira le secret du milliard d’exemplaires vendus par Mrs J.K. Rawlings sera le bienvenu. Moins planétaire, le succès d’Amélie tient pour partie, selon Michel David, tant à son « gai savoir » (le style allègremade in Japan) qu’au caractère interactif de son écriture, relayée, commentée, ravivée et prolongée des avis d’un public des plus réactif, la réponse à son courrier tenant au moins autant à cœur à l’auteur que l’écriture de ses romans, desquels, on le redit, elle ne cède à Albin Michel que la crème. Trop publier nuit, et la comparaison avec Georges Simenon semble déplacée. Leurs méthodes d’écriture diffèrent du tout au tout : quatre heures chaque matin pour elle, de quatre à huit, douze jours d’affilée quasi sans dormir pour lui – ce qui, ses romans bouclés, lui laissait pratiquement 250 jours de loisir l’an. Pour peu qu’on écrive, on est vite porté à écrire trop : gérer cela en vue de différer la double explosion du sac à neurones et des colis aux libraires, c’est en quoi électriquement chacun affirme son soi. Cela dit, qu’avons-nous retenu de ces 238 pages, au vrai moins scrutées que feuilletées ? Au moins une chose. Qu’en 1967, le 13 août, la toute jeune lionne a surgi par le siège. Ce siècle, lui, avait Moins 33 ans.
Pagnol. Marcel Pagnol, La Gloire de mon père, enregistrement inédit du texte intégral interprété par l’auteur (Frémeaux et associés, 2006, quatre CDs audio, s.p.m.). Trente-deux ans après la disparition de Pagnol, ce matériel sonore resté inédit est désormais à la disposition de chacun. La Gloire de mon père, ce récit d’une partie de chasse au cours de laquelle l’instituteur Joseph abattit deux splendides bartavelles. Narré par son fils Marcel, on s’y croirait. La voix humaine, de toutes les musiques la plus harmonieuse. Pan ! Pan !… et deux bartavelles dans la gibecière.
Paulhan. Jean Paulhan, Œuvres complètes I. Récits, édition de Bernard Baillaud (Gallimard, 2006, 563 p., 25 €). Pour cette réédition, Bernard Baillaud a choisi de se baser sur l’édition parue entre 1966 et 1970 par les soins de Paulhan lui-même et publiée par Claude Tchou au Cercle du Livre précieux. Selon le plan de Paulhan, l’édition comportera cinq parties, en autant de tomes. L’éditeur prévoit cependant d’ajouter, dans un sixième tome, les textes parus du vivant de Paulhan mais non retenus dans l’édition Tchou, ainsi qu’un tome réunissant les textes de critique littéraire. Le dépôt du fonds Paulhan à l’IMEC et la publication, en 1995, de la bibliographie de Jean-Yves Lacroix lui permettent d’exploiter les correspondances éclairant les textes. Ce premier tome de Récits aborde l’auteur par une préface principalement biographique et met l’accent sur son rôle dans la vie littéraire. Les notices en fin d’ouvrage présentent les notes de travail, des éléments bibliographiques et les différents états du texte. C’est la voix de l’enfance qui ouvre le recueil, avec Lalie : les récits sous ce titre présentent des scènes d’enfance en pleine guerre et trouvent leur unité dans la relation entre Nicolas et Lalie. Les Progrès en amour assez lents permettent à Paulhan, qui soulève la question de l’impuissance en amour, de compléter « la publication de tous ses récits de guerre par le plus intime d’entre eux ». Le Pont traversé est un récit de rêve, tandis que Le Guerrier appliqué, un des récits majeurs de la Grande Guerre, décrit le parcours d’un jeune soldat, depuis son enrôlement volontaire jusqu’à la commotion cérébrale. La Guérison sévère s’inspire de l’expérience de Paulhan qui, atteint d’une grave pneumonie en 1918, est envoyé à l’hôpital militaire. Plus qu’aucun autre texte, Aytré qui perd l’habitude se prête au mythe autobiographique : il soulève la question coloniale et évoque un crime auquel Paulhan, selon ses propres dires que rien ne prouve absolument, aurait été mêlé. Dans son édition la plus singulière, La Métromanie consiste en textes écrits en 1945 pour illustrer les gouaches, dites « du métro » de Dubuffet. Dans les Causes célèbres, Paulhan considère – reprenons sa définition des « causes » – des « questions que l’on ne peut agiter sans s’y voir aussitôt impliqué ». Le Guide d’un petit voyage en Suisse présente le récit d’un voyage en terre helvétique en compagnie de Dubuffet et de Le Corbusier, plutôt jeu intellectuel, d’ailleurs, que récit de voyage à proprement parler.L’Aveuglette propose en quatre morceaux un art de mourir et De mauvais sujets une réflexion sur l’apprentissage, la maîtrise et le statut du patron. Une semaine au secret, enfin, constitue « le point d’aboutissement d’une ligne qui va d’une guerre à l’autre » et a été perçu par la critique comme une concession et un retour à l’Histoire.
Poésie populaire. La Poésie populaire en France au XIXe siècle. Théories, pratiques et réception, sous la direction de Hélène Millot, Nathalie Vincent-Munnia, Marie-Claude Schapira, Michèle Fontana (Du Lérot, 2005, 770 p., 65 €). Une brique. Un pavé. Plaisir d’ouvrir près de huit cents pages au coupe-papier. Travail collectif de seizeauteures, dont un. C’est un livre important auquel il faudra souvent se référer, malgré un effet parfois décousu dû à la multiplicité des auteures, qui parviennent cependant à garder une unité d’allure. La notion de « littérature populaire » est encore plus floue que celle de « peuple ». Il y a trente-cinq ans encore, l’expression « roman populaire », roman écrit « pour le peuple », faisait débat à Cerisy avant d’échouer en « paralittérature », ce qui n’arrange rien. La « poésie populaire » peut paraître plus claire, car on ne pense guère que l’on puisse publier une poésie « pour le peuple », même si on publie à son intention des romans ; il s’agit donc bien, sachons-le, d’une poésie écrite « par le peuple ». La redécouverte d’une poésie (et d’une chanson) traditionnelle par les « antiquaires » de l’Académie celtique et les folkloristes remonte aux années 1830-1850. Elle n’avait pu être recueillie plus tôt, pour cause d’abondance des langues et des patois, tant avait été forte, après la Révolution, la nécessité d’une langue française unique à la cohésion républicaine. Le peuple n’est plus celui des champs, le « bon peuple » opposé à la « populace » des faubourgs de la ville. Apparaît un nouveau personnage, l’honnête artisan, qui partage son temps entre travail et instruction. Naît alors le « poète-ouvrier ». Sa poésie répond aux mêmes règles que la poésie académique, celle de la « vraie » littérature. L’art, dès qu’il est exercé par le peuple et non par des artistes formatés reçoit un adjectif péjoratif. Le peintre du dimanche produit une peinture « naïve ». En 1949, l’anthologie due à Brassaï était celle d’une poésie « naturelle ». Cela n’a pas empêché peu de temps après Chaissac de devenir un grand peintre et un épistolier subtil.– Les poètes dont il s’agit dans ce livre sont des autodidactes ; s’ils ont fait des études, ils les ont abandonnées à l’âge de dix ans. Ils se retrouvent dans les sociétés chantantes et les goguettes pour y boire et réciter ou chanter leurs œuvres. Les conditions de publication permettent la parution de journaux populaires, tel La Ruche populaire, L’Univers, L’Écho des fabriques, qui recueillent les œuvres des poètes ouvriers. Ils se trouvent encore dans des anthologies, mais ils ont bientôt tendance à publier des recueils individuels (à compte d’auteur, car de petits mercantis profitent maintenant de cette nouvelle clientèle), qui les font admettre dans le courant littéraire classique ; poésie populaire et poésie académique se rapprochent dans les bibliothèques publiques, sinon dans les librairies. Le livre s’attarde sur trois destins de poètes : Savinien Lapointe, ouvrier cordonnier, Louis Vinçard et Jacques Boé, dit Jasmin, coiffeur-perruquier. C’est alors qu’apparaît une tentative de récupération : la poésie humanitaire, représentée par Eugène Manuel et François Coppée (les auteuresont un certain mal à discerner l’ironie et l’humour macabre de La Famille du menuisier, sonnet qu’elles citent intégralement). Michelet, en 1869, reconnaissait qu’il était « né peuple », « mais sa langue, sa langue, elle m’était inaccessible. Je n’ai jamais pu le faire parler ». C’est ce qu’à la fin du siècle, alors que les poètes-ouvriers ne sont plus de mode, s’efforcent de faire quelques poètes et chansonniers de cabarets montmartrois. Certes, Jehan Rictus a cessé ses études à l’âge de treize ans, Jules Jouy était garçon boucher avant de se lancer dans le café-concert, et Aristide Bruant, venu lui aussi du café-concert, était employé des Chemins de fer. Mais les associer aux autres poètes et écrivains du Chat Noir, c’est ne pas voir que ceux-ci ont tous fait des études classiques et ne proviennent pas de milieux ouvriers. Depuis Jean Richepin, futur académicien, le « populo » et l’argot sont à la mode, et le bourgeois aime se faire engueuler par Bruant au Mirliton. La provocateur Jehan Rictus, « trublion officiel de la littérature », lance son « Merd’ ! V’là l’Hiver et ses dur’tés… » sur la tête de son public, la même année qu’Ubu roifait scandale sur la scène. Il ne faut pas confondre les parodies du Chat Noir avec la sincérité des poètes populaires et des goguetiers. Ce qui rend d’autant plus surprenante la présence dans le cahier iconographique d’Émile Goudeau et Théodore Botrel.
Ponge. Déplier Ponge. Entretien de Jacques Derrida avec Gérard Farasse (Presses universitaires du Septentrion, 2005, 114 p., 11,50 €). Reprise d’un entretien réalisé en 1991, et publié un an plus tard en revue, ce volume ramène Derrida vers un auteur auquel il a consacré en 1984 un essai célèbre et percutant, Signéponge. Découpé en dix-neuf brèves sections, son dialogue complice avec Gérard Farasse se lit avec plaisir, même si le propos peut se faire ardu, au fil d’un va-et-vient constant entre des réflexions sur le poète et des analyses plus générales. Derrida « s’explique » sur la question de la signature (« séparation à l’intérieur du plus propre », mais aussi acte de dire « oui » autant que signe de deuil), sur la rhétorique qui « est une érotique », sur l’autoréflexivité de Ponge et les bifurcations qu’elle impose à la lecture en instaurant un trouble entre texte et chose, sur son usage de la métaphore, sur ses réserves ou « bombes » de sens à retardement. Ou encore, sur le concept d’approximation, sur l’impossibilité d’un « pur idiome », sur le temps de la rédaction ou sur le rejet des censures que doit s’imposer la littérature – une remarque de nature à expliquer l’attrait du philosophe pour des dispositifs d’écriture eux-mêmes littéraires.
Pont du Gard. Thierry Dehayes, Les Visiteurs du pont du Gard. Rabelais, Stendhal, Rousseau, Mistral (Alan Sutton, 2006, 96 p., 10 €). Rien n’entend plus de sottises qu’un tableau dans une galerie, dit Cocteau. Un reliquat de viaduc romain peut en revanche échapper, par son énormité même, aux paroles errantes. Pas tout à fait néanmoins : il reste douteux que le diable ait, comme on l’a dit au Moyen âge, coopéré à sa construction. Sur près de cinquante kilomètres de zigzags entre Uzès et Nîmes s’étendait jadis, nous apprend Thierry Dehayes, un aqueduc dont ce pont n’est qu’une partie infime : la portion aérienne qui enjambe à Nîmes la rivière appelée Gardon. Si les auteurs anciens, ceux qui ont pu s’ébahir à la vision de l’entier défilé des arches à double étage, ont chanté la chose, cela paraît s’être perdu avec les restes écroulés du grand serpent de pierre. Écho burlesque de l’antique tradition qui prête aux Géants toute création surhumaine, Rabelais, au chapitre V de Pantagruel, narre qu’icelui « au chemin fist le Pont du Guard et l’Amphitheatre de Nimes en moins de troys heures, qui toutesfoys semble œuvre plus divin que humain » (tu parles). Thierry Deshayes glisse vite aux temps modernes, où c’est le promeneur solitaire qui, d’une page vibrante du premier livre des Confessions, ouvre la voie, non pas au tourisme entiché des monuments antiques, mais à la préservation des vestiges, alors négligés. Les points de suspension du sous-titre après les quatre nommés masquent : 1° Dumas, qui, explorant le Midi de la France, y découvrit l’ombre où situer l’auberge de Caderousse ; 2° Mérimée : l’œil précis de l’inspecteur attentif à la couleur de l’enduit ; 3° Flaubert : cinq lignes banales exhumées par le Midi libre ; 4° Gide et 5° Pagnol (dont l’auteur est un spécialiste), quatre et cinq font neuf, comptons dix avec Poldo d’Albenas, qui ne fut pas de nos intimes : on dira que c’est peu visant un ouvrage d’art aussi remarquable et d’où nous contemplent vingt siècles passés au grand air. Sans aller jusqu’à rêver d’un empaquetage à la Christo, on pourrait donc – une fois n’est pas coutume – déplorer que cette anthologie, intelligemment commentée, bien imprimée et joliment illustrée de surcroît, ne soit pas plus copieuse. Nous préférons voir en cet opuscule dédié au mégalithe un discret ex-voto en mémoire du peuple d’esclaves morts à la tâche d’ouvrer, non pour la pompe mais pour l’utile, ces grandissimes véhicules de l’eau courante à domicile.
Pouget. Xose Ulla Quiben, Émile Pouget. La plume rouge et noire du Père Peinard
(Les Éditions libertaires, 2006, 380 p., 15 €). Naturellement en ma qualité de gniaff, je ne suis pas tenu à écrire comme les niguedouilles de l’Académie, vous savez, ces quarante cornichons immortels qui sont en conserve dans un grand bocal, de l’autre côté de la Seine… Et puis, il faut vous dire : la grammaire que j’ai eue à l’école ne m’ayant guère servi qu’à me torcher le cul, je ne saisis pas en quel honneur je me foutrais à la piocher maintenant. Si j’avais été l’auteur de cette biographie, arrivant après quelques thèses sur l’anarchiste et un certain nombre de rééditions de ses ouvrages, c’est l’angle d’attaque que j’aurais choisi. Car côté militant, on est déjà bien servi. Mais on oublie que, s’il fut un défenseur de la propagande par le fait, puis de l’action directe à la CGT naissante, Pouget fut aussi, aux côtés d’un Jean Grave, un des grands propagandistes par l’image et par la chanson, recourant en sus, pour se faire comprendre du « populo », à un « jactage à la flan, celui des bons bougres de l’atelier », qui n’est même pas celui toléré par les dictionnaires. Notre biographe n’a donc pas poussé sur le langage, en dépit d’un bref index de deux pages en fin de volume. Il n’a pas poussé non plus sur les « illustrateurs », qui ne sont pourtant pas des moindres – Maximilien Luce, H.-G. Ibels, les Pissarro, Signac, Steinlen, Grandjouan –, et l’on n’en apprend guère sur son soutien en retour apporté aux Néo-Impressionnistes. Quant à la chanson, il manifeste une oreille musicale plutôt ensablée. Pas d’index, et peu de données biographiques. Nous ne saurions lui dire qu’un grand bravo pour être allé dépouiller les archives de police de l’Aveyron, mais pour le genre littéraire qu’il a choisi, il n’a pas réussi à trancher entre biographie et anthologie de textes.
Pourtalès. Guy de Pourtalès, Correspondance. I. 1909-1918, édition établie par Doris Jakubec, Anne-Lise Delacrétaz, Renaud Bouvier (Slatkine, 2006, 593 p., 45 €). Premier volume sur trois annoncés, et qui couvriront les périodes 1919-1933, puis 1934-1941 : superbe entreprise en hommage à cet étonnant, voire paradoxal homme de lettres franco-suisse né à Berlin, qui n’est ni Ramuz le sédentaire, ni Cingria le nomade, ni Cendrars le bourlingueur. En Guy de Pourtalès (1881-1941), on connaît surtout le biographe tel qu’il se révèlera après la Première Guerre mondiale, auteur de monographies consacrées à Liszt, Chopin, Louis II de Bavière, Wagner, Nietzsche, Berlioz – d’où sortait-il toute cette culture ? Voilà ce que, mieux qu’une biographie, aide à comprendre la publication de cette correspondance. Né d’un père qui officiait dans l’armée au service de la Prusse et d’une mère suisse romande élevée à Londres, on apprend que, même s’il s’y instruisit, il ne porta guère la Prusse en son cœur. En 1905, à vingt-quatre ans, le voilà à Paris, pour bientôt réclamer la nationalité que la révocation de l’Édit de Nantes avait fait perdre à sa famille. Il apprend plus alors par ses lectures et ses rencontres que sur les bancs de la Sorbonne, et rend toutes les « visites » nécessaires pour voir publiées et promues ses œuvres. Il sort un premier roman, La Cendre et la flamme, après un refus d’Eugène Fasquelle, chez Félix Juven, en 1910 ; un second, Solitudes, après un refus de Calmann-Lévy, chez Bernard Grasset, en 1913. Pendant la guerre, il est d’abord appelé à de peu exaltantes besognes, comme chauffeur d’offi-ciers, puis comme traducteur auprès des forces anglaises, ce qui ne le fera pas échapper pour autant aux gaz asphyxiants. Membre d’un premier Comité protestant de propagande française auprès des pays neutres, constitué en réponse à la prise de parti des intellectuels allemands (notamment dans leur « Appel des 93 »), ainsi qu’à l’attitude plutôt trouble de la Suisse (dénoncée clairement par un Arnold van Gennep ou un Louis Dumur), il a la chance de rencontrer Philippe Berthelot, chef de cabinet d’Aristide Briand, qui dirige, un peu dans le dos du ministre des Affaires étrangères, un mieux équipé Comité de propagande. Le voilà promu responsable pour la Suisse de la propagande littéraire et artistique : il installe des librairies (avec le concours de Georges Crès), prévoit des tournées de concerts avec Alfred Cortot, André Messager et l’orchestre du Conservatoire de Paris, des expositions avec Ambroise Vollard. Il crée même sa propre structure d’édition, la Société littéraire de France, qui publiera des ouvrages de Gourmont, Salmon, Mac Orlan. L’aventure durera peu : le cabinet Briand est contraint de rendre son tablier en mars 1917, Philippe Berthelot (qui a aussi « sauvé » Cocteau) est remercié en juin, et Guy de Pourtalès évincé en décembre. Renvoyé au GQG de l’Armée américaine, il achèvera sa « mission » en février 1919. Fin de ce premier volume. Un seul regret : qu’on ne soit pas allé fouiner dans les archives du ministère français des Affaires étrangères, elles nous en apprendraient sans doute davantage.
Prose et poésie. Formes poétiques contemporaines, n° 4, 2006 (Reflet des lettres, 328 p., 25 €). FPC consacre ce numéro à la question de la prose en poésie, voire d’une « prosification » croissante du genre, et la décline en quatre sections : un ensemble de brefs articles ; des textes de poètes accompagnés d’un commentaire sur leur pratique, selon la recette efficace et décidément intéressante de la revue ; un « dossier » coordonné par Marie Étienne, qui s’associe pour l’occasion à trois journalistes littéraires (Patrick Kékichian, Bertrand Leclair, Jean-Baptiste Para) ; enfin des poèmes et textes théoriques venus des États-Unis. Les résultats n’ont rien de très novateur, mais l’ensemble se lit avec intérêt. Parmi les premiers articles, on a retenu l’étude de Jean-Jacques Thomas sur la prose de Roubaud, et celle de Gérard Purnelle sur le « vers de prose » (vers longs et de taille proche, donnant l’impression d’une prose non justifiée à droite), mais pas gagné grand chose à lire un article sur Valérie-Catherine Richez n’offrant (pourquoi, mais pourquoi ?) aucun extrait étoffé de l’œuvre commentée. Dans les textes autoréflexifs, on a apprécié la bonne tenue des poèmes proposés, et les efforts d’analyse mis en œuvre par leurs auteurs. Quelques convergences : la prose comme liberté ou malléabilité, une double pratique de la prose et du vers telle que « l’échec de l’une relance la nécessité de l’autre » (Dominique Grandmont), le sentiment que la distinction formelle cède devant le style personnel (« C’est écrit en venaille. Point à la ligne » note, moqueur… Franck Venaille), un usage baudelairien de la prose lié au « souci profond de poser en rythme de poème la complexité du monde » (Jean-Pascal Dubost), ou encore une poéticité reliée à la « densification » de l’expression (Marc Quaghebeur). Et si ces arguments sont souvent attendus, il n’en va pas de même de la proposition théorique de Jean-François Puff, qui suggère qu’« Est “poème en prose” tout poème retenant au moins un trait distinctif d’un poème tel qu’il réunirait en lui tous les traits du poétique », des traits qui peuvent être contradictoires, poursuit-il, et interdisent d’actualiser en un exemple précis cet ur-poème étalon. Dans le « dossier », Bertrand Leclair et Jean-Baptiste Para (qui traite d’Eugène Savitzkaya) glosent des citations de Reverdy ou Mallarmé. L’intervention de Marie Étienne aurait en revanche (enfin, on a trouvé) gagné à être condensée et approfondie (quarante pages où sont recyclés trop d’articles déjà publiés : un Sollers suffit). Les poètes américains invités (Charles Simic, Gian Lombardo, Maxine Chernoff, Russel Edson, l’omniprésente Rosmarie Waldrop, etc.) offrent un éventail de pratiques diverses et se plient, eux aussi, à l’autoanalyse. Les poèmes ne sont pas traduits, en revanche les commentaires sont en français, et on constate outre-Atlantique un lien important entre prose poétique et collage. Le tout se clôt sur trois études stimulantes : un article en VO de David Caplan sur l’ode en prose contemporaine, un texte assez polémique de Michel Delville sur la prose et les Language poets, et un autre, par Nikki Santilli et encore en VO, sur l’usage de la « prose scientifique » dans le poème en prose. Et cette chronique, poème, proème, proésie ou pose ? Or should we write it in English ?
Proust (1). Philippe Chardin, Proust ou le bonheur du petit personnage qui compare (Champion, 2006, 264 p., 50€). Que Proust soit un maître du parallèle ou du rapprochement, voilà qui ne fait de doute pour personne. Que, de là, il apparaisse aux yeux de qui veut bien le considérer avec attention comme un personnage qui compare et donc un « comparatiste », il n’y a qu’un pas. Doit-on dire que Philippe Chardin, connaisseur de l’œuvre proustienne, l’a franchi avec bonheur, et légèreté ? Sans doute. En vérité, la question qui gouverne l’essai en l’animant de l’intérieur est la suivante : quelle théorie, quelle vision du roman moderne se dessine dans l’écriture de Proust, et notamment dans ces pages, fort nombreuses où, délaissant ce qui, de près ou de loin, ressemble à une intrigue ou à un vague fil narratif, le narrateur de La Recherche s’emploie à raisonner, à spéculer sur l’art, et plus particulièrement sur l’art romanesque, inscrivant de la sorte, au cœur même de la fiction, comme un essai consacré aux problèmes et aux enjeux du roman. Philippe Chardin s’applique à tisser cette immense toile de références et d’allusions, de commentaires et de citations où prend forme, de place en place, une certaine idée du roman proustien. C’est ainsi qu’il montre, sans s’exposer à la réfutation, que Proust, par ses choix et ses visées, s’écarte de la tradition du roman à la française (au centre de laquelle Flaubert occupe une place ambiguë), pour se tourner bien plus du côté du roman initiatique anglais, allemand ou russe : on pense, bien sûr, à Thomas Hardy, George Eliot, Ruskin, Tolstoï ou Dostoïevski. Comme le dit Philippe Chardin, c’est bien dans cette configuration spécifique, et selon le jeu des oppositions dialectiques propres à toute théorie en acte, « que s’est étayée la conception proustienne de la forme longue », une forme-essai, qui s’accroît des débats et des spéculations sur l’art et la vie, et qui, au bout du compte, s’ennoblit de bâtir sur un presque-rien, un sujet vacillant ou absent. On le voit, c’est tout le roman européen des années 1920 qui se définit par là : de Svevo à Joyce, sans omettre Robert Musil. On apprécie la manière dont Philippe Chardin croise ou superpose les fils du roman proustien à ceux de ces romanciers qui l’ont suivi et qu’il n’a pu lire. La troisième partie de l’essai, intitulée « Affinités ignorées : Svevo, Joyce, Musil », répond, en un écho décalé et calculé, à la partie qui précède : « Réminiscences anticipées : Flaubert, Tolstoï, Dostoïevski, Ruskin ». On se demande toutefois ce que les belles pages sur la trinité Svevo-Joyce-Musil, placée en regard de Proust, apportent de vraiment neuf dans le cadre d’une histoire du roman européen moderne déjà fortement balisée. On s’interroge, pour être plus exact, sur la logique qui préside à ces développements, en eux-mêmes passionnants. Que cherche-t-on au juste à démontrer ? Qu’il y a entre Proust et ces trois romanciers des points de convergence, des intersections formelles significatives ? On le savait déjà. Que ces créateurs œuvrent dans le même sens, quasiment au même moment ? Rien de neuf sous le soleil. Ou alors s’agit-il précisément de « comparer », pour le bonheur de « comparer » ?
Proust (2). Marcel Proust, L’Affaire Lemoine, texte établi et annoté par Yves Sandre (Folio, 2006, 108 p., 2 €).Yves Sandre, annotateur de cette reprise des pastiches de Proust publiés dans la Pléiade en 1971, n’a pas sacrifié à ce travail ses plaisirs et ses jours. Les informations fournies à l’amateur peu argenté sont à la hauteur de son pauvre budget : rapides et parfois approximatives. Proust est-il vraiment né « dans une famille juive » comme l’affirme la première ligne de l’unique page de présentation ? Qui va confondre le Joubert des Pensées avec le grammairien, professeur de Stendhal ? Sur Vallès, on saura seulement qu’Edmond de Goncourt « n’aimait pas l’ancien communard », sans autre détail. En revanche, Harden a droit à cinq lignes et Ullmo à six, tandis qu’Henry Bernstein doit se contenter d’une ligne et demie signalant Le Détour et Le Marché. C’est Saint-Simon qui amène les notes les plus développées, avec un bon nombre d’« entendez » pas totalement inutiles. Pour deux euros, a-t-on le droit de demander plus ? Peut-être pas, mais les Petits Classiques Larousse, pas beaucoup plus chers, faisaient quand même un peu mieux.
Proust (3). Edward Bizub, Proust et le moi divisé. La « Recherche », creuset de la psychologie expérimentale(Droz, 2006, 296 p., s.p.m.). Passons sur le ton d’une suavité parfois agaçante, mais typique de tant de travaux proustiens qui croient ainsi se couvrir d’un style, alors que Proust, si l’on y prête bien attention, est tout de vivacité et de cruauté déguisée – rien à voir avec le fameux « style coulant » que d’autres méritent de se faire reprocher. Passons sur le rappel insistant des travaux antérieurs de l’auteur, qui tient à ce que l’on comprenne qu’il a une pensée et qu’il n’en changera pas, puisqu’il a raison depuis le début. Passons sur le psychanalysme téléologique habituel chez les littéraires qui pose que tout devait aboutir à Freud et que, depuis un siècle, il ne s’est rien passé. On pardonnera ces défauts à Edward Bizub, parce que son essai apporte quelque chose de nouveau dans un domaine des études proustiennes où l’on n’en voit pas apparaître tous les jours : celui qui étudie le travail de Proust en voyant en celui-ci un acteur décisif de la vie intellectuelle de son temps, très au fait des avancées des sciences humaines alors en pleine phase d’exploration de territoires nouveaux. Edward Bizub concentre toute son attention sur ce que Proust a pu connaître de la problématique de la psychologie expérimentale issue des recherches sur les cas les plus spectaculaires d’altération de conscience. Le « moi divisé », s’il n’est pas tout à fait une découverte de la deuxième moitié du XIXe siècle, se trouve cependant bien, au moment où Proust se forme, à la source de tous les remaniements que connaît alors la psychologie, avec d’immenses conséquences philosophiques et esthétiques. La dramaturgie propre au dédoublement du moi dont toute une partie demeure enfouie et recèle des mystères qu’il faut travailler à faire venir au jour, cette dramaturgie est aussi celle de l’écriture telle que LaRecherche la met en œuvre pour y puiser une vérité bouleversante. L’évocation de la cure suivie par Proust avec le docteur Sollier est tout à fait pertinente et permet de conforter la thèse d’une connaissance précise, concrète et personnelle de ce que l’on peut décrire comme un changement de paradigme au sein de la théorie psychologique. Le fait que le père de Proust lui-même en fut un des acteurs est évidemment très important, même si nous ne sommes pas en mesure de savoir exactement ce qui a pu passer du père au fils et réciproquement. L’essai d’Edward Bizub prend place dans une collection qui s’intitule Histoire des idées et critique littéraire. Il est donc compréhensible qu’il n’échappe pas aux faiblesses bien connues de cette histoire qu’on ne pratique plus guère, car elle menace à chaque instant de verser dans l’analogie et l’éclectisme. Bien sûr, les références essentielles à l’histoire de la psychologie expérimentale sont là, mais cette histoire est ici réduite à un canevas un peu trop schématique : tout sort d’Azam pour aboutir à Freud en passant par Janet et Charcot, et seules les années 1890 semblent vraiment compter. En réalité, l’archéologie des mutations épistémologiques de la fin du siècle est infiniment plus complexe et exigerait de remonter bien au-delà des années 1860, mais aussi de sortir du cadre strict de la psychologie expérimentale pour regarder de plus près toutes ses marges, y compris les plus déviantes. Des figures comme celle de Charles Richet, parmi beaucoup d’autres, auraient ainsi mérité plus qu’une note en bas de page. Par ailleurs, on pourra recevoir avec une certaine méfiance les allusions à l’alchimie et à des processus vaguement spiritualistes, résumées dans le « creuset » du sous-titre. Cela n’est pas pour déplaire à beaucoup de proustiens, mais nous préférons, quant à nous, retenir avant tout de cet essai novateur les éléments plus concrets qui permettent de reconfigurer le contexte intellectuel qui fut celui de Proust, « chercheur » qui n’avait rien d’un dilettante et qui a d’ailleurs suffisamment insisté sur les références scientifiques pour qu’on prenne ici le mot très au sérieux.
Proust (4). Marie-Hélène Gobin, Proust en BD. Que dirait Baudelaire ? Étude sémiotique. Littérature et esthétique(Connaissances et savoirs, 2006, 186 p., 20 €). Bécassine sémiologue : la tentation est forte de mettre cette étiquette sur un travail qui décourage le compte rendu – mais nous le ferons pas, en reconnaissant à l’auteur des circonstances atténuantes. « Romaniste germaniste », Marie-Hélène Gobin a sans doute trop fréquenté les langages alambiqués de la sémiotique et trop baigné dans les complexités syntaxiques d’une langue qui a peu à voir avec « la langue Françoise » qu’étudiait Proust avec délectation. Le produit qu’elle propose allie avec intensité l’amphigouri au jargon et les solécismes aux naïvetés rhétoriques (« le célèbre Deleuze », « le grand Genette », etc.). Nous comprenons bien à peu près sa « motivation » (sic, comme dans les lettres de) : étudier le rapport entre mot et dessin, en regardant ce qui se passe entre l’œuvre de Proust et les bandes dessinées qui en ont été tirées par S. Heuet. Nous mettons cependant le lecteur au défi de comprendre des énoncés comme : « Ce qui fait la fonction poétique du message verbal, c’est la singularité de la combinatoire. La situation de l’instance narrative dédoublée démontre la sémiose entre Proust et son lecteur [c’est l’auteur qui souligne]. » Etc., etc. Un très imposant index des notions ne fait qu’ajouter à notre perplexité. Oserons-nous nous permettre de suggérer à Marie-Hélène Gobin de consacrer ses forces à ses entreprises extra-proustiennes ? En effet, « Alliant médical et sémiotique, elle vient de fonder un cabinet de services tertiaires : services linguistiques et conseil formation pour entreprises et institutionsMS translatio Paris et Hambourg ». Nous lui souhaitons le plus vif succès.
Queneau (1). Raymond Queneau : le mystère des origines, textes réunis et établis par Yves Ouallet (Publications de l’Université de Rouen, 2005, 214 p., 19 €). Élégante publication que ce recueil d’actes de colloque (2003 : un centenaire, encore un !), avec son grand format carré, son papier crème et ses reproductions (pas très nettes, cependant) de cartes postales d’époque. De quoi parler au Havre, en effet, sinon des origines de Queneau et des origines chez Queneau ? En insistant sur le mystère de celles-ci, ce colloque contribue à l’épaissir – et il est saisissant de constater comment, depuis sa mort, le très public et très ouvert personnage s’est mué en une personnalité de plus en plus énigmatique, pleine de tiroirs dans des tiroirs, ce qui n’a fait qu’accroître la puissance et le charme de son œuvre étrange, au point qu’il y a tout lieu de se méfier quand on croit commencer à la comprendre. Quenien professeur au Havre, Yves Ouallet a organisé là un ensemble intéressant, auquel il contribue lui-même avec des textes pleins de sensibilité, en particulier sur la photographie qui « offre la parution du disparu » (ne pourrait-on pas dire que l’image de Queneau subit le processus inverse ?). Plusieurs communications tournent autour d’Un rude hiver, naturellement (Christine Méry, Michel Lécureur, Emmanuël Souchier). Notre préférence va cependant à l’article de Jordan Stump qui, en racontant sa rencontre avec le dossier manuscrit du Chiendent, s’est trouvé entraîné bien loin du positivisme génétique et amené à des considérations ontologiques très troublantes, où s’entremêlent être et non-être du roman. La relation de cette aventure, livrée avec humour, pourrait d’ailleurs s’appliquer à tous les explorateurs de manuscrits, pas seulement aux spécialistes de Queneau. Annamaria Tango offre quant à elle une fine étude des Fleurs bleues et de la problématique de l’histoire qui soutient ce roman. « Petite bibliographie portative » et « Index mêlés » – et fort incomplets, ajouterons-nous : encore une histoire de non-être, sans doute.
Queneau (2). Raymond Queneau, Zazie dans le métro, dossier et notes réalisés par Laurent Fourcaut (Gallimard, Folioplus, 2006, 288 p., s.p.m.). Le plus célèbre roman de Queneau est encore réédité, cette fois dans une collection destinée aux scolaires, l’ouvrage étant « recommandé pour les classes de lycée », indique la quatrième de couverture. Les subdivisions du dossier correspondent donc aux axes du programme de ces classes : mouvement littéraire, genre et registre, avec un plus vague « L’écrivain à sa table de travail ». Un groupement de textes et une chronologie complètent le dossier. On se tournera vers cette édition si l’on apprécie les notes explicitantes (plutôt bien faites) et les caractères bâton, avec lesquels le roman est composé. Quant au dossier, il est composé avec un caractère à empâtements. Il débute par une lecture d’image, réalisée par Ferrante Ferranti. Elle porte sur une photographie d’Isis. Quel est le rapport avec Zazie, autre que phonétique ? A priori aucun, c’est du moins ce qu’on peut déduire du commentaire. Celui du roman de Queneau apportera peut-être des informations aux enfants, mais guère aux adultes : ces derniers pourront, soit les trouver ailleurs (le recensement des allusions et des citations, par exemple), soit les trouver tout seul (les informations dispersées dans le récit sur la société de l’époque). Quant à la lecture proposée, elle est tout entière soumise à une vaste question : la crise du roman d’après-guerre. On peut être d’accord, encore que les analyses soient parfois caricaturales : Flaubert et Queneau ont « la même cible : la société capitaliste bourgeoise. Certes, elle a beaucoup changé depuis 1850, en particulier en ceci que les idées reçues, secrétées jadis par la bourgeoisie pour protéger ses intérêts de classe, ont entre-temps descendu l’échelle sociale et sont devenues populaires, à tous les sens du terme. C’est pourquoi, si Flaubert exècre les bourgeois, Queneau conserve de la sympathie pour ses personnages. » Dans l’étude de cette crise, d’ailleurs, le recensement trop rapide (effet, sans doute, des contraintes de la collection) fait un peu songer au bric-à-brac, et l’on retrouve cet hétéroclite dans le groupement de textes qui conclut le dossier, qui fait se côtoyer Flaubert, Camus, Giono et Duras. On se demande surtout la spécificité de Queneau. Admettons qu’il cherche à établir un contact avec le réel « dans les interstices » du jeu avec les formes littéraires, mais comment s’y prend-il ? De ce point de vue, il aurait fallu étudier davantage la forme poétique du roman (les contraintes ne sont guère évoquées). De plus, il aurait pu être intéressant de s’attacher à son statut de fiction, ainsi qu’aux modalités de l’usage de celle-ci. Les pertinentes remarques sur la parodie, la théâtralité et le thème du songe s’en éclaireraient. Reste une interprétation d’ensemble : le désir étant « toujours au fond désir de se perdre par retour extatique au « magma », il faudrait voir dans le métro qui obsède Zazie une sorte de Mère primitive : « Quelque chose comme la Terre-Mère, figure mythique de toutes les civilisations archaïques. » Le récit, initiatique, serait celui d’un accès au symbolique, le métro étant « définitivement remplacé par sa transposition dans le langage ». Et les nombreux dysfonctionnements du langage que le roman met précisément en scène ? Ils témoignent d’une crise du sens.
Radio et télé. Christian Brochand, Histoire générale de la radio et de la télévision en France, tome III, 1974-2000(La Documentation française, 2006, 708 p., 64 €). Si la vie des médias est souvent un roman, Christian Brochand n’est pas romancier. Tant pis pour ceux qui seraient en quête d’anecdotes et de feuilleton à rebondissement (encore que l’auteur hésite parfois entre histoire et journalisme, une thèse en sciences de l’information n’étant pas exactement une thèse d’histoire, méthodologiquement parlant). Et tant mieux après tout, puisque ce volume publié sous l’égide du Comité d’histoire de la Radiodiffusion vise d’abord à être un ouvrage de référence. De là sans doute le fractionnement en micro-chapitres d’un demi-feuillet, pénible au lecteur au long cours, mais utile aux usagers ponctuels. Il faut dire aussi que la matière est vaste : relations des médias avec le pouvoir, évolution des programmes, diffusion, production… tout cela sort assez largement de l’objet de notre revue, et nous n’avons pu que picorer au gré de ces quelque sept cents pages, mais il eût été dommage de laisser ignorer au lecteur d’Histoires littéraires, qui est aussi un homo mediaticus, l’existence d’une si monumentale et salutaire entreprise, tant les gens ont la mémoire courte.
Rimbaud (1). Jean-Pierre Bobillot, Rimbaud. Le meurtre d’Orphée. Crise de verbe et chimie des vers ou la Commune dans le poème (Champion, 2004, 336 p., 58 €). L’auteur étudie le Rimbaud révolutionnant la métrique, d’où le meurtre d’Orphée et ce rappel intempestif de la Commune. Comme il est à la fois un spécialiste de la poétique et un praticien de la poésie d’avant-garde, il alterne des listes d’exemples de vers dans un but de démonstration métrique, et des déclarations ou plutôt des déclamations enthousiastes et polémiques qui seraient plus à leur place dans un manifeste poétique, si le genre est encore reçu. Parmi les thèmes concernés, on relèvera la césure du vers fameux de Verlaine « Et la tigresse épouvantable d’Hyrcanie », les vers impairs chez Rimbaud, ses poèmes en « vers libres », et l’analyse stylistique du poème en prose Aube. Moyennant un certain effort de lecture, les analyses de textes très variés qu’il propose sont stimulantes. Les références à d’autres poètes (Corbière, René Ghil) sont pertinentes, et la bibliographie riche. Une erreur de présentation : tous les alinéas sont précédés d’un pied de mouche et numérotés décimalement, ce qui nuit à sa lisibilité et n’est pas justifié : ce n’est tout de même pas le Tractatatus logico-poeticus !
Rimbaud (2). Pascal Ruffenac, De ce côté du ciel : Thérèse de Lisieux et Arthur Rimbaud (Bayard, 2006, 143 p., 14,50 €). La couverture offre la superposition des deux visages en manière de nouveau saint suaire à la fois glauque et mystérieux. Après De Gaulle et Tintin, après Laurel et Hardy, voici que s’avance un couple promis au plus radieux des avenirs, même s’il ne date pas d’hier : Arthur de Charleville et Thérèse de Lisieux. D’entrée de jeu, l’auteur nous prévient : « Thérèse et Arthur n’ont certainement jamais entendu parler l’un de l’autre. » C’est donc d’un couple spirituel qu’il s’agit, de ceux dont nous ne verrons jamais l’accomplissement, nous pauvres humains qui sommes restés de ce côté du ciel quand eux sont passés de l’autre pour mieux sceller leur rencontre au bout de leur chemin de souffrance. À la veille de leur grand départ, seul le narrateur de ces poèmes en prose a pu surprendre sur une plage abandonnée la rencontre improbable et néanmoins prévue de toute éternité de leurs mains et de leurs visages adolescents, le frôlement de leurs lèvres en un baiser mystique (forcément mystique, puisque « le sexe n’est pas leur question »). Car, voyez-vous, ce qui compte, ce n’est pas tellement ce que Rimbaud a pu écrire, mais ce qu’il a pensé après avoir cessé d’écrire et ce qu’en a su notre témoin. À ce compte-là, il faut l’audace de bien des chiasmes et de bien des antithèses pour nourrir le parallélisme de ces lambeaux de vies rêvées comme des allégories sulpiciennes. Heureusement qu’Isabelle Rimbaud et son Paterne Berrichon de mari sont appelés à la rescousse dès le second fragment ; avec la légende brodée par la sœur bigote et le beau-frère abusif pour viatique, les noces d’Arthur et de la petite Thérèse redeviennent possibles. D’ailleurs, on ne vous l’a peut-être pas dit, mais si Rimbaud ne s’était pas appelé Rimbaud, il se serait sûrement appelé Charles de Foucauld.
Roman européen. Emmanuel Bouju, La Transcription de l’histoire : essai sur le roman européen de la fin du XXesiècle (Presses universitaires de Rennes, 2006, 209 p., 18 €). À la police modern style qu’arbore le titre de ce joli volume, on croirait un nouvel opus de littérature comparée sur l’Europe au tournant du siècle. Erreur : si comparatisme il y a, c’est au service d’une modeste ambition, explique l’auteur, rendre compte au travers d’un parcours de lecture personnel, des possibilités d’appropriation de l’histoire par le lecteur grâce à la littérature romanesque. Cet objectif passe par des questions intéressantes, comme celle de l’évaluation du travail de transcription de l’expérience, toujours menacé de confusion avec la valorisation de l’expérience elle-même. Pour l’atteindre, l’auteur déploie une belle connaissance de son corpus européen, en langue originale le plus souvent – et un certain goût à faire connaître des textes, parfois un peu vite ou hors de propos : on apprend page 190 que Juan Benet inaugure une forme de récit déceptif et enchevêtré, voire illisible, en langue espagnole, ce qui ne fera pas plaisir aux amis de Juan Rulfo, mais ce dernier se préoccupant peu de réécrire l’histoire, n’est-ce pas… Cette solide culture littéraire générale est servie par une écriture d’une qualité particulière, souple et magistrale, ce qui ne va d’ailleurs pas sans inconvénient. Bien des idées se trouvent ainsi noyées dans une formule qui les étouffe au lieu de les déployer ; avec cela, le risque est grand pour le lecteur de mettre en veille son esprit critique pour se laisser aller au fil des belles phrases abstraites, un comble pour un essai qui vise à rendre compte d’une expérience de la littérature comme expérience historique collective (l’expérience vécue est un « texte virtuel », qui devient par sa mise en mots le lieu d’une reconnaissance qui le déploie en l’universalisant »). Tout n’est pas neuf, ni dans ce sujet (curieusement, il n’est pas fait état du récent recueil sur l’esthétique du témoignage qui aurait pourtant apporté à l’auteur un soubassement théorique ferme) ni dans son traitement : les repères sont le document, l’archive, l’épigraphe… L’écriture de l’effacement par exemple, dans son dialogue avec la question des traces, convoque comme de bien entendu Primo Levi, Perec ou Modiano, et s’appuie sur « Guinzburg » (sic), nous épargnant cependant Pierce ; mais Emmanuel Bouju a lu aussi Mario Rigoni Stern, Erri de Luca, W. G. Sebald, et c’est à son honneur. Ce picorage permet-il d’aller au-delà d’une collection de motifs rassemblés analogiquement, cela reste à prouver, d’autant que, paradoxalement, ne se pose jamais la question de l’ancrage historique de chacun des textes utilisés. On peut parler de silence, de transfiguration, d’engagement, etc., mais sous les mots (encore eux !), les problématiques de la transcription sont-ils les mêmes en 1945 et en 2000 ? La question est soulevée en début de volume, évacuée lorsqu’il s’agit de colliger les exemples, et c’est dommage. On se consolera avec les débuts de chapitre, généralement bien menés, comme celui consacré à l’éthique de la transcription, la construction d’une fiction mimant une scène historique ne libérant pas l’auteur de la possibilité d’une imputabilité de cette écriture, ce qui en termes éthiques s’appelle la responsabilité. Le lecteur nous trouvera hermétique : nous nous en défendrons en citant l’auteur : « Le détournement et la remotivation fictionnels du référent historique ne sont donc pas séparables d’un défi à la fois esthétique et éthique, dans la solidarité affirmée entre la représentation de l’histoire et la figuration fictionnelle de l’écrivain face à son lecteur, dans l’histoire, intime et publique, individuelle et collective, de l’échange littéraire ». On ne saurait mieux dire ! Pour une meilleure compréhension, on conseillera donc de lire deux fois plutôt qu’une cet essai attachant malgré son jargon, en y pêchant des idées de lectures ou des pistes de réflexion pertinentes sur un sujet qui ne l’est pas moins.
Sainte-Beuve. Charles-Augustin Sainte-Beuve, Mes Poisons (La Table ronde, 2006, 160 p., 7 €). Prix très modique pour une réédition bienvenue de ce texte secret de l’auteur des Lundis, véritable « arsenal des vengeances », où il exhale à loisir sa « mauvaise humeur ». Mais cette mauvaise humeur n’a rien de déplaisant, bien au contraire. On ne saurait même dire qu’elle est toujours outrée. L’auteur y regarde tour à tour ses contemporains et lui-même, sans complaisance ni illusions excessives. On voit ainsi défiler Hugo, plein d’enflure ; Balzac, trop vulgaire ; George Sand, « une Christine de Suède à l’estaminet » ; Lamartine, gâtant ses dons admirables ; Mérimée, pas assez naturel ; Mme Ancelot, « vieux sirop jaune oublié depuis longtemps dans sa fiole », et aussi des fantômes tout gonflés de vent : Cousin, Villemain, Guizot… Sainte-Beuve, qui n’oubliait pas le style sec et alerte du XVIIIe siècle, a bien vu que le grand défaut des Romantiques était la déclamation : comment relire aujourd’hui certaines de leurs pages sans éclater de rire ? C’est donc très logiquement qu’il avoue préférer la prose de Musset à celle de Hugo. Mais son livre ne se limite pas à de la critique littéraire, et l’on y trouve des réflexions assez personnelles, d’ailleurs souvent assez désabusées. N’écrivant que pour lui-même, il se sentait bien plus libre que dans ses articles, parfois un peu entortillés. Il est cependant dommage qu’il n’ait pas confié à son cahier ce qu’il pensait vraiment de Baudelaire, par exemple. À certains égards, ils étaient peut-être moins éloignés l’un de l’autre qu’on ne le croit généralement. Témoin cette phrase de Mes poisons, qui pourrait être extraite de Mon cœur mis à nu ou de Fusées : « La plupart des hommes célèbres meurent dans un véritable état de prostitution. »
Sand. George Sand, Contes d’une grand-mère, présentation de Béatrice Didier (GF Flammarion, 2004, 508 p., s.p.m.). Ces contes datent de la fin de la vie de George Sand, et furent publiés en deux séries, en 1873 et en 1876, année de sa mort. Tous été donnés d’abord au Temps ou à la Revue des Deux Mondes, qui n’étaient pas des publications spécialement destinées à la jeunesse ! Le titre n’a rien de fictif, puisque l’auteur a effectivement raconté ses contes à ses deux petites-filles, Aurore et Gabrielle, quitte à les faire pleurer (la mort de l’éléphant dans Le Chien et la fleur sacrée brise le cœur de Gabrielle, dite « Titite »). Reprenant l’imagerie traditionnelle du conte merveilleux (plutôt que du fantastique), George Sand reste fidèle à ses préoccupations habituelles, développant le thèmes du roman d’apprentissage et une vision optimiste de l’humanité. Béatrice Didier donne de ces textes un peu oubliés une édition très complète : solide présentation, annotation abondante et annexes – trois ébauches de récits et, surtout le témoignage d’Aurore Lauth-Sand, l’une des deux destinataires des contes.
Sartre. Collectif, Jean-Paul Sartre (Inculte, 2006, 220 p., 12 €). On n’a pas oublié la revue L’Arc, qui ne comptait que des numéros spéciaux, chacun visant quelque artiste ou auteur célèbre en vie ou, plus rarement, décédé. Cette petite collection reprend – merci au CNL – en un format poche qui ne décevra que les nostalgiques, les textes des numéros les plus mémorables. Sartre se vit en 1967 honoré du numéro 30, que revoici. Le philosophe alors au creux de la vague structuraliste, le polémiste au top des actualités anti-gauliennes, il fallait marquer le coup de la sympathie à Sartre, rameuter, sous la houlette de Bernard Pingaud, le carré des fidèles : Le Clézio, Raymond Bellour, Michel-Antoine Burnier, Robert Castel, Pierre Trotignon, Christine Glucksmann, Raymond Jean, Jean-Jacques Brochier, Annie Leclerc, Gilles Sandier. L’auteur de L’Extase matérielle affiche son total respect pour celui de La Nausée. Raymond Jean rappelle une belle définition sartrienne de la poésie : « La poésie, c’est qui perd gagne ; et le poète authentique choisit de perdre jusqu’à mourir pour gagner. » Gilles Sandier, qui invite Sartre à se remettre au théâtre, ne sera pas entendu. Deux textes de Sartre : un fragment du Tintoret alors inédit (celui qui débute par un parallèle avec Carpaccio), et, à la fin, une pseudo-réponse à ses amis – en fait, il recadre, en termes très généraux, sa position soumise au feu de la critique de Foucault et d’autres. Inculte, que non ! Un peu inactuel de ton, oui, mais c’est un éloge.
Seghers. Colette Seghers, Pierre Seghers, un homme couvert de nom (Seghers, 2006, 321 p., 21 €). L’éditeur des Poètes d’aujourd’hui est né en 1906. Ce centenaire est l’occasion de la réédition de ce volume paru chez Robert Laffont en 1981 (c’est-à-dire de son vivant). L’épouse du poète a su trouver le ton juste : pudeur et discrétion – ce n’est pas une biographie très détaillée quant aux faits –, mais aussi abondance d’anecdotes et de souvenirs sur les auteurs et amis, à commencer par « les Aragon », très proches de Pierre et Colette Seghers. Parmi les passages les plus drôles, la façon dont Seghers se venge de Roger Caillois, auteur des Impostures de la poésie, en lui proposant que… lui soit consacré un volume de la collection ! Plus sinistre, le pilonnage forcé du volume consacré à Milosz en 1947. Bien des pages sont évidemment aussi consacrées à l’œuvre poétique de Pierre Seghers. Une très brève postface évoque les dernières années de Seghers, mort en 1987. En somme, un modèle du genre.
Sud-Américains. Le Paris latino-américain. Anthologie des écrivains latino-américains à Paris au XXe et XXIesiècles, édition bilingue, coordination et présentation de Milagros Palma (Indigo et Côté-Femmes, 2006, 297 p., 21 €). Excellente initiative que cette anthologie, longuement mûrie par Milagros Palma, elle-même poète venue du Nicaragua et animatrice des éditions Indigo. Les extraits choisis sont hélas ! bien brefs, mais ils permettent de parcourir rapidement l’extraordinaire palette de talents venus visiter Paris, en réalité ou par la pensée, depuis l’Amérique latine, tout au long du XXe siècle. Beaucoup de ces visiteurs ne sont jamais repartis et sont passés de l’espagnol au français, tout naturellement. De l’Argentine au Pérou, de l’Uruguay au Nicaragua, la fécondité littéraire latino-américaine est époustouflante, et l’écho que donne le continent latin à la littérature française en amplifie formidablement l’inspiration en la transformant. On pourrait presque dire que, pour cette littérature, ce qui s’écrit en espagnol ou en français sous des plumes latino-américaines nous offre l’équivalent de ce que possèdent les Anglo-Saxons avec les littératures qui ne s’écrivent qu’en anglais de par le monde. Ouvrage à mettre, par conséquent, au programme de tous les cours d’initiation à la littérature française. Les notices bio-bibliographiques s’accompagnent de photographies qui donnent à voir des visages souvent frappants, en particulier ceux des femmes très nombreuses qui peuplent ces pages. Il faut souhaiter à Milagros Palma de pouvoir un jour réaliser son rêve de publier une anthologie dix fois plus volumineuse.
Symbolisme. Françoise Lucbert, Entre le voir et le dire. La critique d’art des écrivains dans la presse symboliste en France de 1882 à 1906 (Presses universitaires de Rennes, 2005, 305 p., 20 €). Une pareille somme d’information pour un si petit prix, c’est donné ! Avec en prime un cahier d’illustrations en couleurs, une très importante bibliographie et un index, voilà une lecture indispensable pour tous les amateurs sérieux de culture symboliste : ils y trouveront une étude approfondie, très concentrée, des enjeux de la critique d’art pratiquée par les écrivains de la fin du siècle examinée à partir d’un large échantillonnage de ces « petites revues » (une bonne cinquantaine) si caractéristiques de l’époque, chère à Gourmont. L’enquête permet par exemple d’examiner de façon extrêmement fouillée la carrière et la démarche d’« écrivains d’art » qui ne sont pas toujours aussi bien connus dans ce rôle que Fénéon : Camille Mauclair, Gustave Geffroy, Albert Aurier, Alphonse Germain, entre autres, reçoivent ici toute l’attention qu’ils méritent. Plus généralement, les amateurs d’histoire littéraire seront intéressés par la première partie de l’ouvrage, qui fait le tour des « supports » et des auteurs (en distinguant les « écrivains d’art », les artistes et les connaisseurs), avec tableaux statistiques et organigrammes éditoriaux à l’appui. Les théoriciens et les littéraires purs apprécieront quant à eux les parties consacrées à la « conception de l’art », à celle de la critique d’art et à « l’écriture de la peinture ». L’extrême importance de cette critique aussi bien pour le développement de la littérature symboliste que pour celui de la peinture elle-même en ressort avec clarté, grâce à une démarche systématique et parfaitement documentée. Les avantages du genre de la thèse (ce qu’était ce travail à l’origine) sont ici en évidence – comme aussi quelques-uns de ses défauts (style parfois laborieux, jargon sociologisant), mais sur lesquels on passera volontiers. Un livre qui devra occuper une place de choix dans toutes les bibliothèques « symbolistes ».
Symbolisme et Naturalisme. Sergio Cigada, Marisa Verna, Simbolismo e naturalismo : un confronto (Vita et Pensiero, 2006, 600 p., 40 €). Ce gros volume rassemble les actes d’un colloque tenu à l’Université catholique de Milan en mars 2000. L’attente a été longue mais pas inutile : le menu est copieux et d’un très grand sérieux, ce qui s’explique : Sergio Cigada, dont les travaux vont du Moyen-Âge à Max Jacob, a édité en Italie les Déliquescencesd’Adoré Floupette, tandis que Marisa Verna a étudié l’œuvre théâtrale de Péladan. À noter que tous les participants étaient italiens, à l’exception de Guy Ducrey, dont la communication est ici en français. L’ensemble est articulé en cinq parties. La première est en fait presque entièrement constituée par un essai de Sergio Cigada sur les relations entre la « culture symboliste » et la « culture naturaliste », traitées en une centaine de pages qui font le tour de la question, avec des remarques tout à fait intéressantes, entre autres sur l’imitation et le plagiat, en liant perspectives théoriques et citations pertinentes. La seconde partie du volume examine la question de la littérature et de la psychanalyse dans la seconde moitié du XIXe siècle, ce qui ne manque pas d’intriguer quand on se rappelle queL’Interprétation des rêves est daté de 1900. L’idée est en fait ici d’examiner une archéologie à la fois littéraire et psychiatrique constitutive d’un aspect important de la culture fin de siècle. Où l’on retrouve Charcot confronté à Claretie et Bonnetain et la folie étudiée chez Rodenbach, par exemple. La troisième partie, à la thématique un peu moins nette, propose plutôt des études d’auteur : Mario Richter sur Baudelaire, Anna Fratta sur Lemonnier, Simonetta sur Mauclair (on ne parle de lui que bien rarement), etc. À noter : une bonne synthèse sur la « citation visuelle » dans le roman fin de siècle (Carminella Sipala). La quatrième partie s’occupe de théâtre, avec entre autres, un essai de Marisa Verna sur La Révolte de Villiers de l’Isle-Adam. C’est dans la cinquième partie que Guy Ducrey examine en comparatiste les perspectives de Lemonnier, Hermann Bahr et Arthur Symons, des étrangers qui tentaient de s’y retrouver dans la multiplicité et le flou des écoles littéraires de l’époque, et qui n’y parvenaient pas plus mal que les spécialistes d’aujourd’hui. En conclusion, Sergio Martinotti revient de son côté sur les rapports du Symbolisme et de la musique française. Les discussions sont résumées en quelques pages en fin de volume. L’objectif du colloque était très ambitieux et conceptuellement exigeant : analyser la dialectique entre la culture historico-positiviste et la culture spiritualiste, en particulier à travers la relation fondatrice de la modernité épistémologique entre littérature et sciences psychologiques. Comme toujours dans les colloques, l’ambition initiale est ici parfois perdue de vue, mais non sans apporter toutefois bien des idées et des remarques stimulantes, même lorsqu’elles se situent hors du cadre directeur.
Tardieu. Robert Prot, Jean Tardieu et la nouvelle radio (L’Harmattan, 2006, 296 p., 27 €). De ce poète émule de Max Jacob, cousin de Prévert et de Queneau, Jean-Yves Debreuille a, voici trois ans, réuni le gros de l’œuvre en un épais Quarto. L’œuvre écrite éclipse, naturellement, scripta manent, le travail novateur de Jean Tardieu à la radio. Ces deux versants de son activité sont pourtant intimement liés : toute la recherche de Tardieu poète a visé à séparer le son et le sens « pour faire adhérer davantage le langage à la sensibilité auditive, ainsi que la musique », entreprise aussi ardue que la fission de l’atome, confiait-il à Laurent Flieder le 7 juillet 1983. Œuvrant dès 1946 à laRTF, mère de l’ORTF et aïeule de Radio-France, Tardieu y créa le fameux Club d’Essai qu’il devait accompagner près de trente ans. Là naquit France-Musique, s’aviva France-Culture (où s’entendait encore récemment son émission ACR – Atelier de Création radiophonique – et où la place de l’ami Bertrand Jérôme est encore toute chaude). Bien qu’à présent contaminée des tics du trottoir (« et Zinédine boum boum », est-ce bien raisonnable ?), l’émission qu’en 1956 Tardieu avait baptisée Le Masque et la plume reste la plus juvénile de nos vieilles folles. Compagnon de Tardieu, Robert Prot, auteur en 1998 d’un Dictionnaire de la radio qui fait référence, était sans doute parmi les mieux qualifiés pour organiser la présente monographie, riche en éléments documentaires (on y apprend, par exemple, l’existence d’une émission jamais diffusée avec Gaston Bachelard, familier du Centre d’Études de Radio-Télévision, aujourd’hui Institut national de l’audiovisuel) et en témoignages vécus. Avouons pourtant un vif regret : à cette récollection un peu terne, nouée à ses sources caudines (travaux du Comité d’histoire de la Radiodiffusion, mémoire de maîtrise d’Éliane Clancier, colloques, etc.), et en dépit de la cohorte des voix qui s’y succèdent (vingt-deux pages d’index au finale), nous aurions préféré un ouvrage plus personnel, un récit où parussent l’humeur et les accents propres de celui qui a vécu les choses et en première ligne, bref un film à la russe ! Marmont n’est pas Jean Tulard, que diable ! Où, Eisenstein ? Où, la plume de Pierre Dumayet ? Perdue ? Dure à manier ? On essaie, quoi ! Ce fut la loi du Club, non ? Enfin, ne reprochons pas au rhino (c’est rosse !) de jouer mal à la balle. Tel quel, ses références suffiraient à rendre le livre incontournable pour les amis des ondes.
Uzanne. Octave Uzanne, Nos amis les livres. Causerie sur la littérature curieuse et la librairie (L’Échelle de Jacob, 2006, 320 p., 27 €). Il s’agit d’un « reprint » de l’édition originale, parue en 1886 chez Quantin. C’est une bonne occasion de remettre un peu à l’honneur Octave Uzanne, mais pourquoi ne pas avoir donné en appendice une bibliographie de ses ouvrages ? C’eût été utile. Uzanne fréquenta beaucoup de gens, vit beaucoup de choses et publia beaucoup. Il anima aussi la revue Le Livre, puis L’Art et l’Idée, dont la première n’eut sans doute jamais d’égale pour l’information bibliographique et bibliophilique. Ce sont justement ses chroniques mensuelles, publiées dans Le Livre de février 1884 à février 1886, qu’il a réunies dans ce volume, ce que la rapide préface de Christian Galantaris omet de préciser. Alertes et très informées, ces chroniques traitent de multiples sujets : les revenus des écrivains, l’histoire de la maison Dentu, les publications d’Isidore Liseux, les inédits de Baudelaire, la mort de Paul Lacroix (souvent un farceur de l’érudition, et dont Uzanne fut un peu dupe), des silhouettes de bibliophiles comme Eugène Paillet, etc. On y voit cependant l’auteur accorder une révérence, qui semble aujourd’hui excessive, à toutes ces accablantes éditions de luxe illustrées, qui se publiaient alors à grands frais. Il s’en faisait une véritable débauche, et des graveurs souvent médiocres s’y essayaient poussivement à imiter les grands livres illustrés du XVIIIe siècle, qui représentaient pour Uzanne et ses contemporains le summum de l’art et du goût. Plus de vrai goût montrera sans doute Valéry, en prenant comme modèle, pour ses Charmes, l’édition de L’Imitation de Jésus-Christ de Corneille parue à Rouen en 1658. En revanche, Uzanne sait rendre justice aux grands éditeurs que furent Poulet-Malassis et Liseux, également solitaires et audacieux, et on le voit aussi défendre Baudelaire contre les injures dont l’avait accablé Vallès à sa mort. Une étude bio-bibliographique sur Uzanne, répétons-le, ne manquerait pas d’intérêt. Il existe une thèse de doctorat sur lui, mais elle n’a pas été publiée. Il y aurait beaucoup à dire sur les curiosités de cet homme hors série auquel Barbey d’Aurevilly dédicaça un de ses ouvrages en ces termes : « à mon ami Octave Uzanne, qui, en amour, n’a peur de rien ! » En attendant, cette réédition bienvenue fera entendre un peu de sa conversation, qui n’est jamais ennuyeuse.
Vaillant. Hervé Cultru, Vaillant 1942-1969. La véritable histoire d’un journal mythique (Vaillant Collector, 2006, 285 p., 30 €). Captivant : l’iconographie de ce gros album de famille à plus de 50 % destiné aux mal-lisants, estimation maison – Yves le Loup, Placid et Muzo Corinne et Jeannot, Nasdine Hodja, tous tombés dans le trou noir de nos enfances et ressuscités ici, merci. Vaillants en revanche sont les lecteurs qui passeront outre la prose indigeste et complaisante qui accompagne ces friandises. On en est réduit à sauter d’encadré en encadré (nombreuses fiches biographiques du personnel de Vaillant, jusqu’aux petits vendeurs) pour éviter les rafales d’anecdotes et les escadrons de points d’exclamation. L’auteur a de l’enthousiasme à revendre, c’est louable, mais bien encombrant quand on ambitionne un rôle d’historien. En possession de nombre de documents et témoignages directs, il a cherché à restituer la vie du journal et s’en sort moins mal cependant que lorsqu’il s’agit de rappeler la substance des différentes histoires illustrées. La paraphrase n’a jamais été un outil très efficace, elle atteint des sommets d’ennui lorsqu’il s’agit de commenter des histoires illustrées dont le principal attrait n’était précisément pas le fond conceptuel. Reste que les 413 illustrations, le nombre d’informations recueillies, des annexes pertinentes (publications sœurs, chronologie, produits dérivés) valent le détour : à feuilleter et à offrir, bien sûr.
Vaneigem. Raoul Vaneigem, Journal imaginaire (Le Cherche-Midi, 2006, 204 p., 15 €). Recueil poussif de « pensées » aux thèmes grandioses, dans le plus accablant sous-style de ces faiseurs de maximes qui n’ont jamais pu digérer ni La Rochefoucauld, ni Chamfort, ni Zarathoustra, ni même Michel Balfort, s’ils le connaissent. De virtuosité, aucune, à défaut d’intelligence. C’est assez triste à dire.
Vercel. Jacques Georgel, Roger Vercel (Apogée, 2006, 240 p., 18 €). La quatrième de couverture annonce qu’il s’agit de la « première biographie » consacrée à l’auteur de Capitaine Conan et de Remorques. Le terme est impropre, la part proprement biographique n’occupant que les soixante-dix premières pages, curieusement scindées en deux chapitres (Vie personnelle et Vie professionnelle) et qui se limitent à des données très générales. Plutôt que d’une biographie, il s’agit d’un dossier proposant une approche thématique d’un auteur en passe d’être oublié. Utile, faute de mieux, mais vraiment pas enthousiasmant, l’auteur se révélant incapable de toute synthèse et de tout recul critique.
Verlaine. Paul Verlaine, Sagesse, édition établie et annotée par Olivier Bivort (Le Livre de Poche, 2006, 348 p., 5,50 €). Ce troisième volume verlainien édité par Olivier Bivort possède les qualités des deux précédents : même plan et même érudition. Les notes sur l’établissement du texte sont suivies par les poèmes abondamment expliqués, dont les commentaires philologiques ne sont pas les moindres, suivis d’un appendice, de variantes et d’un dossier traitant de la réception de l’œuvre, une chronologie et une bibliographie. Les prédécesseurs les plus importants d’Olivier Bivort sont Vernon P. Underwood (1944), Louis Morice (1948), Pierre-Henri Simon et Alain Faudemay (1982). La présente édition a bénéficié de trois grandes ventes de 2004 : celle du 11 février, qui a vu resurgir le manuscrit de Sagesse de l’ancienne collection Champion ; celle du 25 mai 2004, qui révéla quantité d’autographes envoyés avec trois lettres dont l’existence n’était même pas soupçonnée, adressées à la belle-mère du poète ; celle du 15 décembre, avec le manuscrit de Cellulairement, disparu depuis 1936 et passé en vente chez Sotheby, à Paris. Cette édition était difficile à réaliser, et Verlaine lui-même n’avait pas eu la tâche facile, car la gestation avait été longue. Au départ, Cellulairement, jamais publié par le poète, disait tout sur son emprisonnement et sur sa conversion, avec l’admirable séquence de sonnets « Jésus m’a dit […] », récupérée dans Sagesse. Évidemment, le contenu religieux, voire théologique, est important. L’Abrégé du catéchisme de persévérance de l’abbé Gaume avait été lu très attentivement par Verlaine après sa conversion à Mons. Louis Morice, homme d’église, ne redoutait pas une telle lecture. Olivier Bivort a compulsé suffisamment le volume pour donner au lecteur la petite dose nécessaire pour l’éclairer. De même, les citations bibliques sont appropriées. Si le lecteur profane d’aujourd’hui a du mal à saisir le vrai sens de « Dieu des humbles » : les deux versets de la note 9 de la page 86 le mettent sur le bon chemin. La mise en garde de bien comprendre « démon du midi » est instructive, de même que celle de « cirque ». Les notes font ressortir les grands thèmes : l’espérance, l’humilité, la bonté, le silence, la contrition de la Chair, et aussi deux péchés capitaux, l’Orgueil et la Colère. Olivier Bivort n’a négligé ni le contexte politique ni le contexte social, en utilisant Le Voyage en France d’un Français et sa connaissance de la période. La qualité de son édition est attestée par le petit nombre de rectifications nécessaires : page 11, le banquet en l’honneur de Gambetta eut lieu le 20 avril 1870 ; page 140, note 1 : « Cf. III, XX » n’est pas possible, seules les deuxième et troisième éditions avaient vingt poèmes dans la troisième partie. Il faut lire « III, XIX » !
Verne (1). Jean-Pierre Picot, Le Testament de Gabès. L’Invasion de la mer (1905), ultime roman de Jules Verne(Presses universitaires de Bordeaux et Sud-Éditions, 2005, 131 p., 15 €). C’est la version augmentée de la préface à une réédition de 2003 de ce roman mal connu. L’auteur invite à aller au-delà de l’apparence d’un « malheureux point final aux Voyages extraordinaires, marqué par l’épuisement physique et par la perte d’inspiration ». Il s’emploie à démentir ces impressions et à prouver que ce roman « tunisien » n’est ni pro-colonialiste ni pro-capitaliste. Cahier d’illustrations et anthologie critique.
Verne (2). Lionel Dupuy, En relisant Jules Verne. Un autre regard sur les « Voyages extraor-
dinaires » ; Jules Verne, l’homme et la terre. La mystérieuse géographie des « Voyages extraordinaires » (La Clef d’argent, 2006, 171 p. et 12 € chacun). Voilà deux ouvrages sans prétention qui valent bien à eux seuls une bonne partie de la bibliothèque déversée sur les amateurs de Verne à l’occasion du Centenaire. Sans prétention, mais enthousiastes et attentifs à des aspects de l’œuvre vernienne abordés de manière assez originale, ils nous font reparcourir les grands moments de l’œuvre en les rendant plus passionnants encore. Géographe et spécialiste de l’écologie, Lionel Dupuy ne fait pas d’effets de style mais lit les textes scrupuleusement à la lumière de la « transdisciplinarité », autrement dit du contexte intellectuel, technique et scientifique dont la marque est si forte – mais ce contexte est souvent mal connu et mal compris par les exégètes. Le grand parrain de cette démarche est Élisée Reclus, fort à la mode ces temps-ci et à juste titre. A la lecture de ces deux ouvrages (un troisième est annoncé), on se dit que Lionel Dupuy doit être un excellent prof, qui prépare parfaitement ses cours et sait les livrer dans une forme à la fois très simple et bien documentée – de quoi marquer durablement l’imaginaire de ses auditeurs. Quoi de plus approprié pour rendre à Jules Verne tout son impact ?