EN SOCIÉTÉ
Alain-Fournier. Bulletin des Amis de Jacques Rivière et d’Alain-Fournier, n° 114, second semestre 2005, Alain-Fournier au miroir de sa correspondance (31 rue Arthur-Petit, 78220 Viroflay ; 152 p., 19 €). Un numéro utile pour ceux qui veulent s’y retrouver dans les huit livres dédiés, par des éditeurs divers, à la correspondance d’Alain-Fournier. Michel Baranger en propose un répertoire raisonné sous la forme d’une série de tableaux répartis sur une centaine de pages. Le volume se clôt par un hommage à Jacques Lacarrière, où est rappelée l’affinité qui liait l’auteur de Chemin faisant au Grand Meaulnes.
Benoit. Les Cahiers des Amis de Pierre Benoit, n° 16, 2005 (4 place de la République, 46500 Gramat ; 102 p., s.p.m.). Les articles de ces cahiers sont rarement très profonds, mais après tout, Pierre Benoit n’est ni Musil ni Thomas Mann. Cela n’empêche pas un des auteurs de lancer le concept, un peu ardu pour nous, de méta-méta-œuvre. Était-ce bien utile ? De même, l’étude de « Pierre Benoit et Shakespeare » ne s’imposait pas. Nous préférons de loin les éclaircissements donnés sur les références musicales à des chansons et des airs d’opérette dans les romans, en particulier sur les énigmes de la collaboration de 1937 entre Pierre Benoit et Franz Lehar autour du « roman musical » Les Compagnons d’Ulysse.
Claudel. Bulletin de la Société Paul Claudel, n° 180, décembre 2005, Claudel au théâtre et en musique (4 rue du Pont Louis-Philippe, 75004 Paris ; 96 p., 7 €). Riche numéro sur le thème des liens de Claudel avec le théâtre et la musique. Autour duSoulier de Satin, Christèle Barbier apporte des documents nouveaux sur les rapports du poète et de la Comédie-Française, tandis que Michel Wasserman étudie quelques sources japonaises du Christophe Colomb ; surtout, Christian Schiaretti, qui vient de mettre en scène L’Annonce faite à Marie, parle de son travail avec beaucoup de force et de justesse. On regrette qu’un jésuite profite du compte rendu d’un volume de correspondance claudélienne pour insulter gratuitement et indignement la mémoire de Jean Massin.
Crise de vers. Formes poétiques contemporaines, n° 3, juin 2005 (Association Reflet de Lettres, 320 p., 25 €). Projet bien improbable qu’une revue qui ne soit ni « de poésie » ni « sur la poésie » sans autre précision, mais « sur les formes de la poésiecontemporaine » (les italiques sont de la revue) ; en voici pourtant le troisième numéro. Déclinons sommairement un sommaire qui tend à la somme. En ouverture, Poète invité : Jean-Marie Gleize. Dossier : formes fixes aux U.S.A. – essentiellement autour de Marylin Hacker. Enquête : sur les formes contemporaines – c’est tout l’objet de la revue, en cours depuis le premier numéro. Théorie : un article de David Mus, qu’on aurait tout autant classé sous « pratiques », qui prend son point de départ dans un passionnant problème de traduction. Poèmes et poétiques : des poèmes, oui, mais toujours accompagnés d’un commentaire sur leur forme, comme l’impose le protocole de rédaction, notamment : Jean-François Bory, « Typogrammes »; Jacques Demarcq, « L’Art désespéré du sonnet »; Isabelle Garron, « Une baie comme Naples ». Études, notamment « Sous l’autobiographie, l’autobio-graphique : la poésie narrative de Stéphane Bouquet » par Jan Baetens ; « Du monostiche chez Jacques Jouet » par Alain Chevrier ; « De l’ornement comme forme totale » par Jean-François Puff. L’originalité de l’entreprise saute aux yeux : brusquement, comme lorsqu’on procède à la mise au point d’une lentille zoom, tout l’espace se recompose et autre chose apparaît que le paysage affligeant des publications actuelles de poésie. La littérature subit ici une exquise crise, fondamentale, mais la poésie, on le constate, ne s’excepte plus de narrer, enseigner, même décrire. Surtout, elle ne s’excepte pas de penser, en y mettant les formes.
Desnos. L’Étoile de mer. Cahier Robert Desnos, n° 9, 2005 (Association des Amis de Robert Desnos, 12 rue Dulac, 75015 Paris ; 64 p., 8 €). Des informations sur les manifestations de la Société, des articles et des illustrations (Desnos à Paris, Desnos et Hugo, Desnos/Breton, etc.), intéressant la vie littéraire de la première moitié du xxe siècle, notamment ce Surréalisme auquel Desnos participa activement dans les années 1920, avant de rompre brutalement avec Breton. La présente livraison est consacrée à un court-métrage, La Belle Saison est proche, tourné en 1959 par le réalisateur Robert Barral, en hommage au poète, et qui était resté à peu près inconnu du public. Plusieurs témoignages, dont celui de Barral lui-même, apportent des précisions sur cette réalisation qui comporte notamment un fragment de film de Foujita représentant le poète, et des interventions assez surprenantes de Breton, qui ont été filmées dans son studio (alors qu’il avait toujours refusé de participer à un film). Le Cahier souligne aussi le rôle joué par Jacques Prévert dans la réalisation, en reproduisant diverses photographies de lui, de son frère Pierre, de Youki, d’Alain Cuny et surtout de Breton dans son atelier, avec le fac-similé d’une version inédite d’un texte consacré au film.
Formules. Formules/Revue des littératures à contraintes, n° 9, mars 2005, Recherches visuelles en littérature (Association Reflet de Lettres, 79, rue Manin, 75019 Paris ; 456 p., 25 €). Formules se définit comme « une revue traitant d’un domaine particulier, celui des littératures à contraintes ». Sans chercher une mauvaise querelle, on demanderait volontiers ce qu’il y a là de si particulier : peut-on imaginer une littérature sans contraintes ? Le poème le plus banal, le roman le moins construit, la page la plus niaise n’y échappent jamais tout à fait. À vrai dire, ce serait la seule contrainte vraiment impossible à observer que de s’efforcer à un texte libre de toute contrainte. On risquera donc une manière d’axiome : la liberté, en littérature, est fonction des contraintes et est d’autant plus grande que celles-ci sont plus conscientes et explicites. Mais lisez la presse littéraire ou ce qui en tient lieu, cette évidence reste si peu admise qu’il faut sans doute concéder que les littératures à contraintes forment un « domaine particulier ». Néanmoins Olivier Deprez, dans « La politique du training chez Walter Benjamin », montre que « dans le domaine de la poétique de la contrainte et de sa théorie en général, il est souvent tout aussi intéressant si pas plus de se tourner vers des textes qui a priori (mais a priori seulement) ne sont pas nécessairement le jeu d’un réglage textuel dur plutôt que vers des textes où d’emblée on sait qu’on y trouvera ce qu’on cherche, c’est-à-dire une écriture réglée en bonne et due forme ». On en déduira qu’on appelle « textes à contraintes » ceux où la règle et la contrainte s’exaltent, et que, dans les autres, cette note de lecture par exemple, elles se dissimulent ou jouent un peu honteusement. Sans prétendre faire l’inventaire des richesses de ce numéro, on signalera : une étude d’une érudition légère et rigoureuse sur le Centon nuptial d’Ausone, par Alain Chevrier ; des notes sur Proust qui ne répètent pas ce qu’on relit partout sur La Recherche, par Olivier Deprez ; « Un alphabet visionnaire », par Victor Hugo ; le « Sonnet 26 » de Jacques Perry-Salkow, dont chaque alexandrin est un pangramme hétéroconsonnantique (prière de se reporter à Formules si l’on ignore ce dont il s’agit). S’il fallait tout dire d’une phrase, ce serait que la contrainte est simplement elle-même la littérature.
Fourier. Cahiers Charles Fourier, décembre 2005, n° 16 (Association d’Études fouriéristes, 55 rue de Dole, 25000 Besançon ; 135 p., 15 €). À côté d’études très pointues, réservées aux vrais croyants, sur le phalanstère sarthois (Colette Cosnier) et l’Union agricole d’Afrique (Bernard Desmars, Michèle Madonna-Desbazeille), signalons la seconde partie de l’étude de Loïc Rignol sur l’« Épistémologie des théories de la science sociale. Association et communauté dans l’organicisme du premier xixe siècle », ainsi que l’article de Louis Ucciani sur « Un art fouriériste » et celui de Florent Perrier (par ailleurs auteur d’une thèse commentée dans les Informations) sur les « Orgies de musée ». La revue s’offre le luxe de résumés de tous les articles, en français et en anglais.
Gautier. Bulletin de la Société Théophile-Gautier, n° 27, année 2005 (Société Théophile Gautier, Université Paul-Valéry, route de Mende, 34199 Montpellier ; 205 p., 23 €). La moitié du recueil est constituée d’études sur La Toison d’or, nouvelle de Gautier dont la richesse se mesure, plus encore qu’à la profusion de références réjouissantes qu’elle colporte, aux annonces qui signalent sa fécondité dans l’histoire littéraire : de Baudelaire (en un seul paragraphe, on a les « araignées » du « ciel bas et lourd » et le « hooka » de l’Ennui, sans parler de la « toison moutonnant jusque sur l’encolure »), à Céline (Anvers, « cassolette » du commerce, c’est déjà le « Dollar » du Voyage), de New York jusqu’au San Francisco de Vertigo d’Hitchcock (l’héroïne ne s’appelle-t-elle pas Madeleine ?). Sur Gautier, l’essentiel a été dit par Georges Poulet : « Ce qui domine chez Gautier, c’est la hantise de la mort » (Études sur le temps humain). C’est sans doute de cette affirmation simple et forte qu’il faut partir pour comprendre le texte. L’ambivalence de Gautier face à l’art s’explique par cette hantise. L’art est à la fois ce qui conserve et ce qui tue. La quête de la « toison d’or », c’est bien celle d’un philtre qui permettra de résoudre cette équation impossible. À cet égard, il est étonnant que les critiques ne citent jamais le nom de
Médée. Poulet indiquait pourtant que Gautier avait trouvé la résolution de son dilemme dans une « véritable magie ». Sans se laisser dévoyer par le signifiant, dans ce contexte colchidien, le fait que cette résolution se fasse, selon lui, dans ce « lieu des Mères » du second Faust, pourrait ne pas être tout à fait anodin. Certes, Poulet affirmait que Gautier ne connut le second Faust qu’en 1840, un an après la Toison d’or ; aussi cette « hantise », non encore résolue dans le paradigme goethéen, qui vient habiter alternativement chaque objet (le réel puis l’idéal, la nature puis l’art, Gretchen puis Madeleine), pour y loger à chaque fois son ambiguïté, motivant chaque nouvelle fuite et chaque nouvelle inversion, nourrit-elle pleinement la tension et la dynamique de la narration. Cette angoisse d’être enfermé dans la mimesis de l’art (voir les thèmes du « miroir aux alouettes » et de « l’espion » des bourgeoises d’Anvers), touche le thème du « Musée », comme le suggère, quoique avec peu de démonstration historique ou structurelle, le premier article. Elle est surtout le moteur de la nouvelle et ramène, comme l’indique une autre étude, à la référence importante à Musset, lisible déjà au choix du nom du protagoniste, Tiburce, tiré du fragment Le Saule (reste à savoir où Musset l’avait trouvé : s’agit-il d’une variante sur Tibur, le Tivoli, où l’épicurien Horace, comme une préfiguration antique du dandy, avait reçu de Mécène sa villa ?). La référence à Musset opère en effet selon deux schémas essentiels. Il s’agit d’abord de l’ironie sous la forme d’une distanciation théâtrale et provocatrice du narrateur par rapport à son personnage : cette ironie apparaît ici comme une figure de transition qui permet au récit d’avancer par-delà les blocages du dilemme, le prix à payer d’un tel procédé consistant évidemment dans les interrogations, relevées à juste titre par les critiques, sur le crédit à accorder à la conclusion optimiste de la nouvelle, la conversion de Tiburce à un art fondé sur un amour réel. La fin du texte propose en effet, après tant de distance, une inversion quelque peu systématique : l’élévation d’une Vénus anadyomène qui vient se substituer à la descente de croix d’un Christ mort. Le deuxième thème est celui du double, un peu négligé dans ce collectif et qui mériterait pourtant une approche particulière, dans la mesure où il n’est pas impossible que Gautier soit l’un des premiers, singulièrement dans ce texte, à déplacer ce thème romantique dans le champ de la dualité et de la concurrence entre l’idéal et réel, entre l’art et la vie. Là encore, Gautier rencontre Musset et peut-être le dépasse en faisant du double une thématique de l’art et de la réalité. On voit le chemin parcouru : Laquelle des deux (éloquemment sous-titrée Histoire perplexe, 1833) met en scène deux jumelles – une blonde et une brune – un an après À quoi rêvent les jeunes filles. La perplexité du héros le jette dans la « hantise » et la tentation de la mort : « J’allais papillonner autour des deux sœurs, m’en prenant tantôt à Clary, tantôt à Musidora, et toujours sans succès. Je m’étais tellement dépité, qu’un certain soir j’eus une sérieuse envie de me faire sauter ce qui me restait de cervelle. ». La perplexité n’est pas vaincue : « Je remis mes projets de suicide […] mais, en vérité, je ne sais pas encore aujourd’hui si j’ai bien fait ou mal fait. » Il ne s’agit pas encore de la thématique de la gémellité entre l’art et la vie, qui prendra une telle fécondité dans l’histoire littéraire et artistique. Bien sûr, ce thème du double et d’une ironie qui va jusqu’à Voltaire et Micromégas paraphrasé (sans oublier l’allusion à « nos villes voltairiennes »), qui déborde en un succulent éloge paradoxal du bourgeois dans un texte où il est pourtant question de gilet rouge, ouvre aussi des passages sur la connivence générationnelle et poétique avec cet autre double, l’ami Gérard (« Je suis l’autre »), avec qui Gautier avait fait le voyage à Anvers, et dont il paraphrase carrément ici un poème. « Le réveil en voiture » de Nerval disait, en 1832 : « […] les arbres sur ma route / Fuyaient mêlés, ainsi qu’une armée en déroute. » Gautier écrit ici : « Les peupliers du chemin fuyaient à droite et à gauche comme une armée en déroute ». Par ailleurs, la belle Jenny Colon est comparée par Gautier à un Rubens et les expressions qu’il utilise sont les mêmes que dans la nouvelle (« feuille de camélia ou de papier de riz » contre « son teint était plus soyeux qu’une feuille de papier de riz ou de camélia » (Les Belles Femmes de Paris, 1839, même année que La Toison d’or). On voit donc que les dédoublements sont démultipliés et que la richesse de la nouvelle est loin d’être épuisée. L’ironie est aussi le sauf-conduit transitoire de Gautier devant de nombreuses apories traversées par la nouvelle. Elle nous indique que Gautier a capté très tôt, dans le prisme de sa « hantise de la mort », une contradiction du Romantisme, qui le mènera à revaloriser la contrainte, comme le signale un autre article : c’est que le Romantisme qui s’était fait gloire d’accoucher d’un concept révolutionnaire de nature face aux conventions du classicisme, pourrait devenir, par son historicisme, une nouvelle forme d’alexandrinisme. En ce sens, il deviendrait bien un « Musée », profusion stérilisante du passé, pour l’artiste comme pour l’amoureux, saturé par la multiplication des « modèles » féminins, auquel le surgissement, in fine, de la Muse, figure synthétique de l’art et de l’amour, apporte une résolution qui peut sembler un vœu pieux. Resterait à observer de plus près comment l’extériorisation théâtralisée du narrateur par rapport au personnage s’emboîte dans la structure de la nouvelle et sa dialectique des renversements. Le reste du volume propose des études sur la genèse de la notion de modernité entre les Grotesques et le modèle baudelairien de Constantin Guys, sur Gautier et le Théâtre-Italien, sur les Jeunes-France et sur l’embonpoint de Théophile.
Jarry. L’Étoile-Absinthe, tournées 107-108, Les Cahiers de la Société des Amis d’Alfred Jarry (48 rue Lautréamont, 93100 Aubervilliers ; 180 p., abonnement annuel : 30 €). Initiative intéressante de la Société des amis de Jarry : un colloque « jeunes chercheurs » où des doctorants exposent un point de leur travail en cours, avec des contributions de Diana Beaume, Matthieu Gosztola, Julien Schuh et Maria Vega Vasquez. L’œuvre de Jarry, qui n’a jamais vraiment beaucoup intéressé les universitaires, à quelques exceptions près, toucherait-elle une nouvelle génération ? Ce serait une bonne nouvelle. Un deuxième dossier présente des créations plastiques récentes suscitées par l’auteur de L’Amour absolu : les cartes de tarot de Paul Edwards ne sont pas les moins fascinantes. Informations et comptes rendus complètent cette livraison.
Mallarmé. Documents Stéphane Mallarmé, nouvelle série, n° 4, présentés par Gordon Millan (Nizet, 2005, 290 p., 48 €). De volume en volume, la nouvelle série des Documents Stéphane Mallarmé ne propose rien de moins, sous un titre hérité de l’ancienne série, qu’une nouvelle édition des Œuvres complètes de Mallarmé, celle-là même qui avait été interrompue après la publication de son premier tome en 1983. Au sommaire de ce quatrième volume, l’œuvre inachevée, soit les Notes sur le langage,Igitur, Pour un Tombeau d’Anatole (rebaptisées « Enfant sorti de nous deux […] »), Le « Livre » (rebaptisé Notes en vue de la représentation et lecture du « Livre ») et Épouser la Notion (rebaptisé « Il ne lui faut pas moins qu’épouser la notion […] »). Chaque œuvre, selon le principe de la collection, est suivie d’un appareil critique de notes et de variantes. L’intérêt de cette nouvelle publication ne tient pas seulement aux changements de titres pour les œuvres inachevées qui n’en comportent pas. Si Gordon Millan reprend l’ordre de présentation des feuillets des éditions originales de Pour un Tombeau d’Anatole, du « Livre » et d’Épouser la notion, il propose, pour les Notes sur le langage et pour Igitur, une présentation sensiblement différente, non seulement de celle des éditions originales, mais aussi de celle de la nouvelle Pléiade (dont il n’est d’ailleurs pas fait mention). C’est ainsi que, pour Igitur, il tente de distinguer deux moments du texte, le projet originel de conte métaphysique, et sa reprise sous forme de projet dramatique – reconstitution évidemment conjecturale mais qui éclaire d’un jour nouveau une œuvre énigmatique entre toutes. Le dernier intérêt, qui n’est pas le moindre, est que, sur ces œuvres inachevées restées à l’état de manuscrits particulièrement difficiles à déchiffrer, Gordon Millan propose, ponctuellement, quelques leçons nouvelles par rapport à ses prédécesseurs.
Matricule (1). Le Matricule des anges, n° 70, février 2006 (52 p., 5 €). Échenoz, blafard en couverture, nous regarde par en-dessous, l’ombre tapie derrière comme un double clandestin : un égaré découvrant la prison. Heureusement que ce n’est pas le photographe qui écrit les articles, Emmanuel Laugier fait cela très bien, même s’il est obligé de décrire longuement le cadre de vie d’Échenoz pour suppléer à l’image. Au menu : les éditions Al Manar, Emmanuelle Pyreire, une nouvelle lauréate du concours de la librairie La Mandragore à Chalons-sur-Saône, un entretien avec Marc Décimo, un « médiatoc » aigre sur Sollers, forcément, et beaucoup d’emballements pour des textes laborieux, conscients d’eux-mêmes, lourds de symboles, et se regardant avancer mot à mot. Sollers, au moins, voyage léger.
Matricule (2). Le Matricule des anges, n° 71, mars 2006 (52 p., 5 €). Les éditoriaux du Matricule marchent plus que jamais à l’indignation et l’emphase, ça les met au moins à la portée de la jeunesse défilante du moment. Bon. Au menu, « un astre signalant les dangers auxquels nous devons faire face » – ça c’est tapé comme phrase, voilà ce qui s’appelle avoir l’art de la formule, et du mystère avec. Il s’agit d’un dossier consacré à John Berger, à sa personne au moins autant qu’à son œuvre, si l’on en juge par la place réservée à l’entretien et à la biographie : ceux qui aiment la littérature n’ont qu’à lire ses romans, n’est-ce pas ? Mieux cadrée, l’interview de Tanguy Viel se concentre sur le travail de l’écriture, et c’est tant mieux, d’autant que l’auteur lui-même n’est pas particulièrement porté sur l’autoanalyse généticienne. On continue à réclamer une page, un demi-feuillet même d’extraits, vaine et réitérée supplique de simple lecteur. Bonne pioche aussi avec Vincent Eggericx, qui regarde du côté de Gogol, habitant d’un « monde où chacun marche à côté de son bourreau » : on préfère ça que lire « un astre nous signalant les dangers ». Pages poétiques toujours impeccables (Christian Guez Ricord, Pierre Chappuis).
Péguy. L’Amitié Charles Péguy, n° 112, octobre-décembre 2005(12 rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris ; 105 p., 4 €). Le centenaire de la loi de 1905 a donné aux rédacteurs l’idée d’étudier la position de Péguy devant la séparation de l’Église et de l’État. Celui qui se plaignait de devoir manœuvrer « entre deux bandes de curés, les curés laïques et les curés ecclésiastiques ; les curés cléricaux anticléricaux, et les curés cléricaux cléricaux », ne pouvait avoir une attitude simple, et ce n’est pas trop de huit études pour examiner sa position, qui culmine dans l’invention de la « Séparation continue » à quoi Charles Coutel consacre son article. En complément, Jean-Yves Guérin étudie les références à Péguy dans Esprit pendant les années cruciales 1940-1941.
Ramuz. Fondation C.F. Ramuz, bulletin 2005 (Case postale 181, CH-1009 Pully, Suisse ; 50 p., abonnement : 20 FS). L’essentiel du fascicule est consacré à la publication d’une conférence inédite donnée en 1899 par le jeune Ramuz sur « La Description chez les Goncourt ». Sans doute s’agit-il d’un travail universitaire, mais son origine exacte n’est pas certaine. Une interrogation sur l’image de la nature est au cœur de cet exercice critique. Ramuz n’aime guère les Goncourt qui « ne connurent ni l’amour ni la haine. Ce furent des incomplets. » « Confinés dans leur métier », les deux frères sont des névrosés : « Une conséquence directe de leur névrose fut leur horreur de la campagne. » Le bulletin prend par ailleurs acte de la riche actualité éditoriale autour de Ramuz : les deux volumes de romans dans la Pléiade et le début de la parution des Œuvres complètes chez Slatkine.
Rivière. Bulletin des Amis de Jacques Rivière et d’Alain-Fournier, n° 115, 1er semestre 2006 (Association des Amis de Jacques Rivière et d’Alain-Fournier, 31 rue Arthur Petit, 78220 Viroflay ; 124 p., 19 €). Cette petite revue semestrielle sort son 115e numéro et l’association qui la publie est l’une des plus dynamiques qui existent (elle vient d’organiser un colloque international à Bourges sur le thème de « L’amitié et de la création littéraire »). Ce dernier numéro a été réalisé entièrement par David Roe, qui a retrouvé, dans les archives Jacques Rivière, les brouillons d’un roman inachevé, au titre prometteur et tout à fait dans l’esprit de l’époque et de son goût pour la « merveille » : Histoire de Noé Sarambuca, qui avait le sens de l’orientation. On connaît les travaux de David Roe sur Charles-Louis Philippe, dont il dirige le bulletin – qu’il n’envoie pas à HL, c’est dommage. Il se penche cette fois, en généticien averti, sur un projet romanesque avorté de Rivière, dont la revue Mesures avait publié en 1935 le premier chapitre. Ledit chapitre, reproduit dans ce bulletin, est un véritable poème en prose : « Ainsi que les coquillages qui sont occupés à on ne sait quoi, [la maison de Noé] était comme ouverte sur les événements du ciel. » Et : « Les quatre points cardinaux, [Noé] les sentait veiller autour de lui comme des bêtes énormes et familières, fidèlement assises dans l’ombre. » Dans son introduction, David Roe reconstitue, à l’aide de la correspondance et des brouillons, les fils d’un projet qui tint Rivière pendant de 1906 à 1912, date à laquelle, cédant au découragement (« Je ne suis qu’un idiot. Je n’ai aucun talent. Je n’ai que de l’orgueil, qui me fait croire importantes toutes les idées plates qui me viennent », écrivit-il à Gide), il renonça à son rêve d’un « grand roman d’aventure ». Ce bulletin intéressera ceux qui sont sensibles au talent torturé de Rivière, ou qui se passionnent pour la génétique textuelle. À noter qu’une manifestation a lieu actuellement à la Médiathèque de Bourges autour de l’amitié de Rivière et d’Alain-Fournier.
Rocambole. Le Rocambole. Bulletin des amis du roman populaire, n° 32, automne 2005 (Association des Amis du roman populaire, BP 0119, 80001 Amiens ; 176 p., 14 €). L’éditorial de ce numéro du Rocamboles’efforce d’apaiser les lecteurs exaspérés par les débordements de l’année Jules Verne. Même si c’est ainsi le troisième numéro que la revue consacre plus ou moins au périvernisme, nous ne lui lancerons pas la première pierre puisque ces excursions sont l’occasion d’attirer un peu d’attention sur des gens comme Georges Le Faure, Paul d’Ivoi, Louis Boussenard ou Alexandre de Lamothe. Comme le reconnaît Daniel Compère dans son introduction au dossier, les romans de Boussenard sont frappés par un « vieillissement » qui reste à expliquer et dont d’autres « cousins » de Verne semblent étrangement exempts (encore que). Paul d’Ivoi est, à la différence de Boussenard, assez bien réédité – mais c’est peut-être justement parce qu’il est très proche de Verne (au point qu’on attribue souvent à ce dernier Les Cinq sous de Lavarède). Quant à Lamothe, nous dit Daniel Compère, il mérite d’être oublié, ce qui ne l’empêche pas de commenter un de ses romans, mais parce que ce fut une suite à De la Terre à la Lune. Les amateurs de raretés seront reconnaissants à Marc Madouraud de son « Petit dictionnaire des auteurs français, contemporains ou tardifs, mais proches de Jules Verne », généreusement illustré de reproductions de couvertures évidemment introuvables et suivi d’une abondante bibliographie qui sera une mine pour tous les chineurs. Dans la section Marginales, René Godenne donne une étude sur les quatorze volumes collectifs publiés par Dentu entre 1879 et 1891 – Dentu, qui fut un éditeur considérable et nullement réductible à du populaire bas de gamme. Mentionnons, dans la section « Les Contes du Rocambole », Une aventure en Corée de Paul d’Ivoi, d’abord paru en 1902. Enfin, avis aux amateurs, la revue annonce un prochain numéro sur Jules Mary et sollicite pour cela renseignements et documents.
Social. Le Mouvement social. L’organisation des professions intellectuelles, sous la direction de Gisèle Sapiro (Éditions de l’Atelier, n° 214, janvier-mars 2006). Trois articles concernent la vie littéraire dans cette livraison du Mouvement social. Dans « Profession : critique ? Les défis de l’Association syndicale professionnelle de la critique littéraire (1902-1937) », Marie Carbonnel envisage deux types de groupements. L’éphémère Cercle de la critique dramatique et musicale, fondé en 1892 à l’initiative d’Henri Duvernois et Charles Fuster, se borna à n’être qu’un projet, mais l’année de sa fondation fut retenue comme date de référence par l’Association de la Critique littéraire créée en 1902 par Maurice Cabs, Gaston Deschamps et Paul Duprey. Cette société corporative rejoint dans les années 1920, non la Confédération des travailleurs intellectuels (CTI, qu’étudie Alain Chatriot dans le même numéro), mais les sociétés d’auteurs et la SGDL. Elle montre ainsi que les critiques littéraires se voyaient comme des écrivains et non comme des journalistes. Forte d’environ 140 membres en 1907, de près du double trente ans plus tard, l’ASCL est loin de représenter une sensibilité d’avant-garde. Présidée par Paul Reboux en 1911-1912, elle est surtout une association de notables, progressivement investie par des universitaires et des professeurs de lycée, qui ne parvient même pas à réunir tous les critiques influents. Les débats qu’elle suscite, en interne comme à l’extérieur d’elle, mettent notamment en évidence l’opposition de nombreux critiques à une définition purement professionnelle de leur activité. Dans une contribution intitulée « Propriétaire ou travailleur intellectuel ? Les écrivains français en quête de statut », Boris Gobille et Gisèle Sapiro livrent les résultats d’une longue et passionnante enquête sur les formes d’organisation revendiquées par les écrivains professionnels entre la fin du xviiie siècle et la fin du xxe. La représentation que l’écrivain entend faire valoir de son activité oscille constamment entre deux pôles. Pour les uns, l’auteur est le propriétaire d’un bien qu’il peut imprimer, vendre ou céder à un tiers et léguer à ses héritiers à l’instar d’une profession libérale. Pour d’autres, il est un travailleur rémunéré pour son travail par un éditeur ou par l’État. Cette ambivalence est liée à la multiplicité des intervenants dans la création littéraire (auteur, éditeur, libraires, critiques) et aux régimes légaux de cette activité (quelle protection, quels droits et quels devoirs pour les écrivains ?). Sont donc abordés successivement les conceptions du droit d’auteur, le rôle de l’État dans le développement professionnel du métier d’écrivain (Caisse nationale des lettres), le débat sur le domaine public payant, la création de l’Union des écrivains et la revendication d’un statut unifié d’auteur, les résistances à la notion d’écrivain travailleur, un nouveau syndicalisme d’auteur, enfin, né dans les années 1968. Le droit d’auteur représente un bon indicateur des positions en présence. Faut-il en faire un capital dont les héritiers pourront bénéficier pendant cinquante ans, ou, au contraire, socialiser les bénéfices des auteurs vivants afin de les redistribuer grâce à une caisse nationale qui pourrait faire vivre plus d’écrivains du produit de leur travail ? Entre ces deux extrêmes, entre la propriété privée et la collectivisation, diverses législations ont tenté un équilibre précaire, régulièrement remis en question, et d’autant plus, à l’heure actuelle, que les droits d’auteurs se doublent d’enjeux financiers importants liés à la mondialisation industrielle et à la généralisation des supports numériques. Dans « La Transformation par la participation. Le mouvement de 1968 et la “démocratisation des conditions de la production littéraire” », Ingrid Gilcher-Holtey étudie un épisode de ces débats dans l’espace culturel allemand. Elle montre comment l’opposition entre Günter Grass et Hans Magnus Enzensberger sur le rôle des auteurs et des lecteurs dans la gestion d’une maison d’édition progressiste révélait des modèles antagonistes. Grass était attentif aux conditions matérielles de l’activité des écrivains tandis que son adversaire, qui cessa d’ailleurs d’écrire et de publier, souhaitait que l’écrivain se transforme en intellectuel révolutionnaire et les lecteurs en gestionnaires éditoriaux. Les soubresauts qui agitèrent les grands éditeurs de gauche allemands (Suhrkamp et Luchterhand) dans les années 1968, et qui coïncidèrent avec le mouvement étudiant, aboutirent néanmoins à modifier le statut des différents partenaires du processus éditorial dans un sens démocratique. Ces contributions montrent qu’on ne peut séparer les formes d’organisations des écrivains de leur statut social et, consécutivement, de la place qu’ils prétendent occuper dans l’espace public. Il s’agit d’une histoire ancienne, comme le souligne Gisèle Sapiro dans sa préface, mais ses implications sont fortes depuis l’intervention massive de l’État dans le débat. Celle-ci est sans doute une spécificité ouest-européenne, qui explique peut-être en partie la présence des écrivains dans nos débats intellectuels. C’est donc tout un pan de l’histoire littéraire que des questions en apparence purement techniques contribuent à soulever.
Tigre. Le Tigre, hebdomadaire curieux, 2006 (24 p., 2,50 €). Ceux de nos lecteurs qui ont aimé la défunte revue R de Réel sont invités à demander à leur kiosquier cette audacieuse revue généraliste qui se qualifie d’« hebdomadaire curieux ». Sur papier journal, mais avec une jolie maquette qui louche vers un siècle cher à HL, c’est un journal décalé, capable d’un article sur les escarmouches linguistiques européennes (autour de l’« euro ») comme de reproduire un canard sanglant du xvie siècle, ou d’éclairer savamment les conflits territoriaux du Golfe d’Alexandrette. On souhaite à ce prédateur de papier d’échapper à l’extinction qui menace ses congénères de chair et de crocs. « Et quelque tigre féroce a décalqué sur ma poitrine le reflet de ses yeux jaunes » : c’est sa devise, littéraire, forcément.
Troupes. Cahiers Robinson, n° 18, 2005, Troupes et jeunesse, numéro dirigé par Christiane Page (Université d’Artois, 200 p., 14 €). L’indispensable revue des créations enfantines s’aventure cette fois hors des contrées littéraires et, hormis deux études historiques sur les troupes enfantines au xviiie siècle, l’essentiel de la parution concerne des expériences théâtrales contemporaines. On emploie à dessein le terme d’expérience, car le théâtre enfantin est par nature éphémère, comme les structures qui le portent, étant donné le régime des subventions culturelles. Mais expérience aussi du fait de l’importance numérique des témoignages, ou encore pour désigner un mode d’appréhension du théâtre qui intéresse plus les pédagogues d’obédience alternative, forts présents en tant qu’auteurs ou sujets d’étude (Michel Demuynck et son Théâtre de la Clairière) que les amateurs de littérature. Un numéro à réserver aux curieux d’histoire culturelle, qui y trouveront des présentations de compagnies anciennes ou actuelles, et un dossier bibliographique bienvenu.
Vailland. Cahiers Roger Vailland, n° 23, juin 2005, Un art nommé sport (Le Temps des cerises, 2005, 151 p., 9,15 €). Nous apprécions ces Cahiers qui accomplissent un travail considérable sur un auteur peu en vogue. Malheureusement, le souci du lecteur n’est pas toujours leur fort : un éditorial, une simple présentation du projet aideraient parfois à comprendre le propos, et l’on ne sait pas toujours à qui s’adresse la revue. Sous le titre Un art nommé sport, ce numéro transcrit les interventions des Rencontres de Bourg-en-Bresse en 2004. Le sujet est de toute évidence important pour l’auteur de 325 000 francs, mais on nous donne à lire une transcription littérale de débats tout encombrée de « Merci, Daniel. Patrick, tu veux intervenir maintenant ? Pierre ? » ou « Maintenant, on va passer à une autre forme de sport, un sport motorisé, et demander l’avis de Bernard Maingret », formules dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles ne facilitent pas la lecture. Un
minimum de mise en forme (restons sportifs !) et de synthèse eût été utile.
[Paul Aron, Patrick Besnier, Jean-Louis Debauve, Vincent Laisney, Jean-Jacques Lefrère, Muriel Louâpre, Bertrand Marchal, Robert Melançon, Guillaume Métayer, Michel
Claudel-Rolland. Paul Claudel, Romain Rolland, Une amitié perdue et retrouvée, édition établie et annotée par Gérald Antoine et Bernard Duchatelet (Gallimard, 2005, 478 p., 35 €). Camarades à Louis-le-Grand vers 1882, Rolland et Claudel se connurent et s’apprécièrent, réunis par leur passion pour la musique de Beethoven, avant de se séparer pour de longues années de « méconnaissance réciproque ». Si Claudel ne lit pas les textes de Rolland, en qui il voit un apôtre du panthéisme, Rolland prend la mesure de l’évolution artistique de Claudel, mais sans que les écrivains ne renouent. C’est Marie Romain Rolland qui, à partir de 1939, établit « le pont entre deux abîmes », à la suite d’une crise spirituelle qui l’amène à contacter Claudel, puis à se convertir au catholicisme sous sa férule maladroite. Les deux camarades se revoient alors et, contre toute attente, une solide amitié, mêlée d’estime et de tendresse mutuelles, s’installe très vite entre eux, alors que l’occupation et surtout la santé chancelante de Romain Rolland les empêchent de se voir plus qu’en quelques occasions. Commence ainsi une correspondance où « nous nous tâtons tous deux avec prudence, dans la crainte de nous blesser », explique Rolland. Pour Claudel, l’amitié rend tragique une course contre la montre au long de laquelle, regrettant de n’être qu’un « triste mélange de poète et de théologien », il tente en vain d’amener son ami à communier, tandis que Romain Rolland maintient avec tendresse son refus de franchir le dernier « seuil » d’un retour à la religion qu’il juge inutile à sa propre foi, forçant le respect de Claudel. Les lettres dans lesquelles Claudel argumente tout en s’excusant de cette insistance maladroite qu’il juge être de son devoir, et les réponses qu’il obtient de Rolland, sont chargées d’une émotion rare dans les correspondances d’écrivain – notamment quand l’auteur de Jean-Christophe écrit : « Ne vous inquiétez pas du “trouble que vous auriez apporté dans ma maison !” – Il n’en est rien. Le trouble était dans ce cœur. […] Vous êtes “l’ambassadeur” », ou « Mon cher ami, de vous faire de la peine j’ai de la peine ». Chargés par Marie Romain Rolland d’un important dossier archivant cette singulière relation à trois, les éditeurs ont su faire de cet échange une « histoire », en reconstruisant une suite d’épisodes autour de documents divers et fort bien annotés (lettres et journaux des deux auteurs, lettres de Macha, articles des uns et des autres, témoignages de Claudel postérieurs à la mort de Rolland en 1944), où les deux hommes se parlent, parlent d’eux à d’autres, et enfin sont évoqués par des tiers. La réunion de ces pièces montre, dans l’ensemble, combien les échanges sont sincères – même si Claudel écrit à un autre correspondant que Macha est « toquée », ou Rolland que Claudel exégète est « effervescent et furiboche ». Si l’auteur de Partage de midi s’excuse auprès de Rolland d’être associé à la conversion de Macha, « cette espèce de catastrophe spirituelle », ce « quelque chose de foudroyant qui a mis entre le monde et [s]oi de l’irréparable », et qui vient déranger l’équilibre du couple, ce sera au tour des Rolland, qui acceptent de recueillir à Vézelay Rosalie et Louise Vetch, d’être pris dans la vie intime du dramaturge. De nombreuses informations apparaissent, sur l’extrême dénuement de Claudel dans ses premières années à l’étranger, sur les protagonistes de ses pièces autobiographiques et les racines de la lettre à Rodrigue, sur la position spirituelle de Rolland à la fin de sa vie, sur le caractère public des critiques de Claudel contre Vichy, ou encore sur le scandale de Gnome et Rhône, où il fut impliqué. Rolland perçoit bien la singularité du rapport de Claudel à un Dieu « qui a besoin que l’homme lui pardonne », et il souligne les contradictions du poète, pour les dépasser en proposant des analyses stimulantes de la personnalité plurielle de son correspondant – une diversité interne dont Claudel, de son côté, avoue sa propre nausée quand il écrit à Marie : « Comment m’expliquer ? Comment vous faire comprendre la cohabitation d’un être si médiocre, si répugnant, et de quelqu’un d’autre ? Comment expliquer ce quiproquo sinistre qui est le drame de mon existence et qui fait qu’il ne peut y avoir d’intimité vraie entre moi et les êtres qui croient m’aimer le plus, et qui ne réussissent qu’à me faire de la peine en me cherchant là où je ne suis pas ? » Ces remarques doivent être rattachées aux remarques de Rolland sur le caractère hétéroclite de l’esthétique de Claudel, notamment dans Jeanne au bûcher, « qui se tient toujours à la lisière du sublime – et de l’inacceptable (voire du plus grave de tout : du ridicule) ». Humour et autodérision ne sont jamais longtemps absents : Claudel, réduit à envoyer des cartes postales pré-remplies, concède que « ce n’est pas commode de faire de l’apologétique dans ces conditions », Rolland appelle une longue lettre du catéchumène son « épître de Paul au Romain », etc. Au final, il obtiendra le viatique de son interlocuteur, puisque Claudel écrira en 1954 qu’il valait mieux, sans doute, que cette « grande âme qui n’était que foi et espérance […] se refusât ces contours qui sont forcément une exclusion ». Ainsi, ce long échange mérite-t-il pleinement la description que Claudel donne de la correspondance de Rivière et Alain-Fournier : c’est un « dialogue de […] deux grandes voix dont la vibration dans l’esprit du lecteur refuse longuement de s’éteindre », et où chaque lettre semble « l’œuvre aussi bien de celui qui la reçoit que de celui qui l’écrit ».
Colette. Le Monde de Colette au Palais-Royal, iconographie rassemblée par Claude Malécot (Monum, Éditions du Patrimoine, 2005, 240 p., 38 €). On connaît la Colette assise à son bureau, plume à la main, studieuse, concentrée ; c’est le genre « portrait-de-Colette-à-sa-table-de-travail » légué à la postérité. On connaît également la « Colette-amoureuse-des-bêtes », celle qui tient un chat dans ses bras, à côté de son visage pour qu’apparaisse mieux la ressemblance entre les traits de son visage – les yeux, surtout – et ceux de la féline. Et, littérairement parlant, nous sommes bien sûr familiers, après la Colette-Claudine et la Vagabonde, avec Colette-la-sulfureuse, c’est-à-dire la narratrice-observatrice du Pur et l’impur, habillée en homme, cigarette à la main. Ce sont là quelques images auxquelles se sont accrochés nos souvenirs visuels d’une femme de lettres de la première moitié du XXe siècle qui inaugure une lignée de plus en plus diversifiée de femmes auteurs de la seconde moitié du même siècle. Outre ces images connues, le mérite de cet album de photographies est de faire découvrir les multiples visages de Colette et de la rendre tellement familière dans son environnement « naturel » du Palais-Royal que le lecteur a l’impression d’avoir fait partie des visiteurs habitués de son « tunnel » et, plus tard, de son appartement au premier étage du Palais-Royal. L’œuvre littéraire de Colette ne pouvait être mieux complétée, rehaussée, « achevée » au-delà de sa disparition que par la publication de cet album. Il rassemble en effet un nombre élevé de clichés des plus grands photographes de l’époque : de Paul Nadar et Charles Gerschel à Atget et Henri Manuel, en passant par Brassaï, Kertesz, Pierre Jahan et Irving Penn, tous contribuèrent à immortaliser iconographiquement « la dame de Palais-Royal ». Colette se faisait photographier dans ses divers logements, mais lorsqu’elle s’installa définitivement au premier étage de l’ancienne seigneurie (la troisième partie est intitulée « La “seigneurie retrouvée” »), elle organisa de véritables séances de photo, entre autres avec Gisèle Freund ou Serge Lido dès 1939. C’est dire que la romancière, ancienne mime de music-hall, était consciente de l’importance du média photographique dans la construction de l’image qu’elle allait léguer à la postérité. Ce n’est donc certainement pas un hasard, si Colette faisait appel, quasi systématiquement, à des photographes professionnels connus pour leur talent de portraitistes. En somme, son image est des plus colorées – que nous soit pardonné ce paradoxe face à ces photographies noir et blanc – mais le choix judicieux qui en est fait montre, à côté de la panoplie de vues du Palais-Royal, de ses jardins, du quartier environnant, du Théâtre-Français, de l’intérieur de l’appartement, de la Seconde Guerre mondiale, des maris et des amis de Colette, aussi une « Colette gourmande » et la « créatrice culinaire » qu’elle était incontestablement. Cependant, le leitmotiv visuel qui traverse ce musée imaginaire est la grande solitude émanant de la plupart des images. Colette semble avoir préféré poser seule devant l’objectif (notamment en cas de prise de vue par un photographe professionnel), même pendant les périodes où elle avait un mari, un compagnon de vie ou de très bons amis. L’exception qui confirme la règle est la photographie, prise par Serge Lido, de Colette avec son grand ami Cocteau, les montrant tous les deux déambulant bras dessus, bras dessous dans le jardin du Palais-Royal. Fait écho à cette photographie aussi « exceptionnelle » qu’émouvante la vue de dos du même couple. Aussi le spectateur est-il le plus souvent face-à-face avec cette femme pensive, assise ou couchée tout en étant en train d’écrire, rencontrant une fois sur deux son regard direct vers l’appareil. L’histoire d’amour entre Colette et la photographie, s’il en est une, commence très tôt dans sa jeunesse, rappellent Claude Malécot et Caecilia Pieri dans un court texte conclusif, intitulé « Colette au Palais-Royal, ou l’image de la femme écrivain ». Son père, le capitaine Colette, l’emmena chez le photographe lors de chacun de leurs séjours à Paris : ce fut d’abord dans le studio Gerschel, puis dans l’atelier de Nadar. Aurait-elle été tant marquée par ces séances de pose, encore très longues et parfois pénibles à la fin du XIXe siècle parce qu’il ne fallait surtout pas bouger, que le cliché photographique s’apparentait à un objet précieux ? Ou était-ce plutôt sous l’influence de sa mère Sido (voir la photographie en médaillon par Dagron), à qui Colette rend hommage dans le récit autobiographique éponyme et dont elle aurait hérité l’habitude de garder précieusement toutes les photographies, même celles dont la mère ne savait nullement qui y figurait ? Ce que nous savons en revanche, c’est que, installée dans ses appartements « royaux », Colette accumulait des photos d’elle, de ses amis, de ses proches. Elle aimait, selon différents témoignages, étaler devant les visiteurs son « cimetière affectueux », comme elle l’avait fait par exemple pour la photographe américaine Lee Miller, future collaboratrice de Man Ray. Elle veillait également à annoter les photographies de famille en indiquant surtout l’âge des personnes au moment de la prise de vue. Tout concourt à nous convaincre d’un rapport particulièrement intime que Colette entretenait avec la photographie dans la vie réelle. Est-ce cette intimité transposée dans le rapport texte-image que les responsables de l’album ont tenté de recréer en accompagnant presque systématiquement chaque épreuve d’un extrait de l’œuvre de Colette, très souvent de sa correspondance ou de son journal de guerre, très rarement de ses textes littéraires ? Cette valorisation des légendes constituées de sources primaires témoigne, certes, d’un souci de mettre sur un pied d’égalité l’image et le texte. Les recherches iconographiques et littéraires ont été menées de façon sérieuse et consciencieuse, nul n’en doute, mais on se serait attendu plus souvent à un véritable commentaire, à des renseignements plus approfondis sur la vie littéraire de l’époque, sur l’œuvre en gestation de Colette, sur le type de photographie, par exemple, sans faire chaque fois une analyse sémiotique. L’album s’adresserait-il avant tout à des connaisseurs de Colette et de son œuvre littéraire, à des connaisseurs d’un certain quartier parisien, celui du Palais-Royal ? Autrement dit, à qui rend-on hommage, de quelle forme de livre s’agit-il ? D’un album de photographies historiques que nous sommes d’abord et avant tout censés regarder ? Ou à un auteur remarquable ayant traversé consciemment, de la Belle Époque à l’après-guerre, la moitié du siècle dernier, tout en créant le « monde Colette » et en témoignant de son temps ? Les lieux de Gabrielle Sido – historiques autant que mentaux – auraient gagné, comme ce fut le cas pour Les Lieux de Marguerite Duras, à être placés dans leur contexte culturel et littéraire, afin que l’hommage à Colette, but principal de ce recueil, soit plus accompli.
Hallier. François Bousquet, Jean-Edern Hallier ou le narcissique parfait (Albin Michel, 2005, 150 p., 13 €). Ce livre ne pourra que laisser des regrets, ceux-là même qu’il exprime et tente de combler, devant l’œuvre inachevée et surtout inaccomplie du bouffon magnifique. Avant de passer à une critique de l’opus, justifiée par son mérite même, quelques mots des qualités du livre. S’il ne parvient pas à combler le manque, il pourvoit largement en bons mots, saillies, maximes, expressions surannées et ressuscitées, qui fleurent leur Maurras, leur Daudet (Léon), voire leur Truc (Gonzague), audaces calculées, références maîtrisées, même s’il manque à ce style d’autodidacte le souffle de la bouffonnerie du maître. L’auteur décrit Hallier presque de l’extérieur, alors qu’il en fut familier, ayant été collaborateur du délectable Jean-Edern’s Club et lecteur assidu de L’Idiot international, dont on aurait souhaité plus d’extraits, comme d’ailleurs des livres de Jean-Edern, pour juger sur pièces aussi. Il manque donc d’abord des documents. Il manque aussi une réflexion moins allusive, plus poussée peut-être, sur la satire, le bouffon, le carnaval, dont on sent que l’auteur doit être possesseur. Bakhtine affleure, mais devrait être creusé : inscrire Jean-Edern Hallier dans la tradition européenne et singulièrement française des écrivains ratés bouffons de premier ordre, énoncer un simple éloge funèbre, si vibrant et brillant soit-il, ne suffit pas. L’amour de l’auteur pour son maître lui fait manquer de peu le type, qu’il semble ne convoquer qu’à regret, comme une atteinte à l’unicité du phénomène Hallier. Si l’on accorde les Pieds Nickelés (et l’excellent « Jean-Edern Alien » de Pétillon), la bande dessinée n’est peut-être pas la référence la plus adaptée. Le bouffon est un thème sérieux. Nietzsche voit en lui l’une des modalités, certes pas la plus noble, de l’affirmation païenne de la vie, en tout cas supérieure aux cafardises olivâtres de nos monothéismes. Un exemple du XIXe siècle aurait pu peut-être aiguiller François Bousquet pour décrire son type et en faire ressortir la spécificité : celui du portrait de Piron par Sainte-Beuve : « la gaieté même […] homme de verve et de mimique » (Nouveaux Lundis). Piron est cet écrivain de second ordre, ce bouffon de premier ordre, qui, surtout, nous conduit à Voltaire – Voltaire, « fils d’Apollon et de la folie », comme disait un contemporain, bâtard de noble chansonnier peut-être, Voltaire fasciné par la mutilation (« Le crocheteur borgne », mais aussi le « Dialogue du chapon et de la poularde »), Voltaire à qui Goethe accordait, dans sa fameuse note à sa traduction du Neveu de Rameau, toutes les qualités littéraires, non seulement de la famille France, à l’exception de la profondeur et surtout de cette Vollendung, cet achèvement qui faisait défaut, justement, au « narcissique parfait » Jean-Edern : le délire du bouffon détruit, ses sarcasmes étymologiquement déchirent l’unité générique de l’œuvre (même chez un Voltaire, évoqué par François Bousquet). Ce programme d’autodestruction est inscrit dans la dépense propre à la bouffonnerie de l’aristocrate dernier héritier dispendieux d’une culture, fût-elle reçue morganatiquement par transmission jésuitique. Qu’est-ce qu’une époque qui n’accouche plus que de bouffons ? Que dit Jean-Edern Hallier de cette époque qui s’est terminée il y a dix ans ? Le grand écrivain sans œuvre est sans doute, comme il le suggère, le miroir du grand homme politique sans action que fut, à tant d’égards, son alter ego honni François Mitterrand, dont lui seul semblait connaître, de l’intérieur, la supercherie : le modèle de Gisèle Freund voyait la paille qui était dans l’œil du voisin, mais l’œil de Jean-Edern voyait bien qu’il y manquait le grain qui faisait l’architecte, et l’industrie qui fait l’abeille. Il était bien placé pour savoir que le Président n’était pas Chateaubriand et ce qu’il avait retenu de Mazarin. Bref, malgré ses qualités, la caisse de résonance du livre n’est pas assez vaste, du point de vue documentaire, historique, voire philosophique, ni de celui de la mise en scène du vécu personnel, pour combler la lacune d’œuvre laissée par ce père qui était un enfant. Le vrai hommage du fils à son bouffon de père, ce serait le génie. On n’oserait le réclamer d’un fils adoptif.Histoire. Écriture(s)de l’histoire, textes réunis par Gisèle Séginger(Presses universitaires de Strasbourg, 2005, 357 p., 20 €). Dans son intéressante introduction au collectif qu’elle a organisé, Gisèle Séginger rappelle les grandes étapes qui ont marqué, à partir du premier XIXe siècle, « l’émergence de pensées qui font de l’histoire un principe d’intelligibilité et donc aussi un principe esthétique capable de donner forme et harmonie au réel ». Beaucoup de livres et de colloques ont exploré, ces dernières années, les tenants et aboutissants du rapport entre histoire et littérature. Celui-ci se distingue par la manière dont son initiatrice a voulu structurer la problématique, en évitant les platitudes de l’ordre chronologique. L’historique et le véridique, l’intelligible et le narratif, se trouvent identifiés comme des paramètres pouvant utilement guider l’analyse, avec pour fin de « prendre la mesure de ce que ces écritures de l’histoire effectuent dans l’histoire ». Les différentes contributions qui suivent s’efforcent donc de mettre en valeur l’écriture « comme acte dans l’histoire ». Paule Petitier, spécialiste de Michelet, montre comment « le rapport de l’histoire à la vérité est lui-même historique », en examinant la façon dont les événements dont il est le contemporain et parfois l’acteur retentissent sur les conceptions de Michelet. La notion de « moment » permet par exemple à ce dernier de réconcilier historicité et conviction qu’il existe une « vérité non relative ». Gisèle Séginger se livre à un examen approfondi de la conception de l’histoire qu’exprime chez Balzac cette œuvre-clé qu’est Illusions perdues. Resituée dans la perspective globale des relations entre poétique et politique, on comprend dès lors mieux l’adhésion de Balzac à une pensée comme celle de Bonald, ainsi qu’à la conviction qu’il faut respecter les deux « vérités indéfectibles » que sont la Religion et la Monarchie, selon l’avant-propos de la Comédie humaine, contrepartie de sa fascination pour tous les en-dessous révélateurs de la « fragilité du fondement social » de la Restauration. Comme l’énonce Gisèle Séginger dans une forte formule, « le réel devient sublime par en bas ». Guy Rosa, en s’attardant aux Misérables comme roman historique, montre de manière assez prévisible que cette œuvre a trouvé « dans l’histoire de son écriture la source et les moyens de son écriture de l’histoire » – mais il le montre avec subtilité, car la chose n’est pas aussi simple qu’il paraît. Hugo a su en effet méditer et mettre à profit la très longue période qui sépare la première et la seconde campagnes d’écriture : près d’une quarantaine d’années pendant lesquelles il s’était évidemment passé beaucoup de choses. La démonstration en est faite ici de manière très précise en référant aux manuscrits. Il fallait au Pair de France devenir un proscrit pour que l’historicité fasse tout basculer, conclut Guy Rosa. Dans le même esprit, d’autres études s’attardent à « Proust et l’Affaire Dreyfus » (P.-L. Rey n’y apporte rien de très neuf), à Camus représentant l’état totalitaire dans L’État de Siège, à l’histoire chez le René Char des Feuillets d’Hypnos : dans cet article original, Patrick Werly veut prouver par l’examen des textes que Char n’a pas assisté à l’exécution de son ami Roger Bernard, mais c’est pour mieux mettre en évidence la liberté d’une écriture, non pour condamner la construction d’une fiction. Michel Maslowski revient, à propos de la Pologne, sur « le poète, constructeur de l’imaginaire national », dans la continuité d’une conception romantique à la fois de la littérature et de l’histoire. Les amateurs de curiosités s’intéresseront au cas de la très mauvaise pièce consacrée par Lamartine à Toussaint Louverture, dont la représentation (succès politique plus que dramatique, selon un critique du temps) est rappelée par Aurélie Loiseleur. Corinne Grenouillet, dans un article substantiel, reparle d’Aragon et du roman à thèse, en essayant de montrer que les œuvres de la période stalinienne de celui-ci ne méritent pas le mépris et ne constituent pas un « trou noir » infréquentable. Une dernière partie du recueil propose un parcours quelque peu éclectique qui mène de Nerval (réagissant à 1848) à Glissant (celui du Traité du Tout-Monde). L’article de Timothée Picard analyse la « relation mythe/histoire dans la littérature d’inspiration wagnérienne » – vaste programme, mais traité de manière intéressante comme analyse de la façon dont l’art de l’Europe moderne résout le problème de « fournir à la collectivité sa forme esthético-politique » sur fond de « moment grec » toujours revendiqué mais en réalité « peu, voire pas connu ». Comment s’est-on alors accommodé de la vision wagnérienne de l’histoire comme « lieu de l’épars, du disparate, du contingent » ? En adhérant à l’effort pour reconstituer une culture du mythe capable d’apporter une solution rédemptrice au nihilisme historique. C’est ainsi que « le mythe wagnérien va servir à dire l’histoire » – entraînant en retour la critique de Nietzsche, puis celle de Thomas Mann. Il y avait de quoi le critiquer si l’on pense qu’il a pu aboutir, en effet, à « concrétiser dans cette histoire le Mal dont il voulait la défaire », avec la guerre et les camps de concentration pour résultat. La « qualité éthique du mythe » laisse toujours à désirer, c’est le moins que l’on puisse dire. Riche ensemble, donc, mais dont on ne peut évidemment pas citer toutes les contributions (il est encore question du Risorgimento, de Zola, de Villiers de l’Isle-Adam, de l’expressionnisme allemand, de Balzac, de Gautier, de Valéry, etc.). L’essentiel est de souligner qu’il nous ramène avec force à des interrogations fort loin de n’être qu’académiques et au fait que, l’Histoire, nous y sommes pris jusqu’au cou, la littérature se chargeant la plupart du temps de desserrer l’étreinte, mais parfois aussi, malheureusement, de préparer le nœud coulant.
Pastiche. Du pastiche, de la parodie et de quelques notions connexes. Neuf études réunies et présentées par Paul Aron (Nota Bene, 2005, 252 p., s.p.m.). Depuis Palimpsestes de Gérard Genette et les travaux de Daniel Sangsue, la parodie, le pastiche et plus généralement la « littérature au second degré » sont revenus au centre de l’attention critique, avec un temps de retard par rapport aux enquêtes du monde anglo-saxon. Alors que les spécialistes américains et britanniques partaient souvent d’une conception historique et donc politique de ces phénomènes (en particulier de la parodie), l’approche genettienne tentait de mettre entre parenthèses l’histoire – littéraire, idéologique – pour redéfinir les termes employés en leur conférant une valeur contrastive enfin opératoire, en purifiant les mots de la tribu (ce que Genette appelle « la Vulgate »). Ce nettoyage des écuries n’a pas éliminé les bavures terminologiques des chevaux critiques, mais il a formidablement galvanisé la réflexion, et le présent volume représente sans aucun doute l’une des plus riches contributions récentes à ces débats, avec une polyphonie qui permet la coprésence de monographies portant sur des auteurs (Sjef Houppermans : « Pasticheur pastiché. Raymond Roussel et le pastiche »), des mouvements ou groupes (Marcel Bénabou : « Réécritures oulipiennes : plagiat, parodie ou pastiche ») ou sur des formes ou genres (Thomas Stauder : « Le travestissement littéraire en France au XVIIe siècle : procédés et fonctions »), et de travaux de poétique post-genettiens (Daniel Bilous : « Sur la mimécriture. Essai de typologie »), essais précédés d’une courte présentation du volume par Paul Aron et d’un essai d’histoire littéraire intitulé Naissance du genre pastiche du même auteur. L’une des tendances du volume, observe ce dernier, est « d’ajuster le langage théorique à la mouvance des pratiques », ce qui représente la démarche complémentaire de celle de Genette, qui essayait plutôt d’ajuster la mouvance des pratiques à un langage théorique (plus ou moins) nouveau. La généalogie du pastiche de Paul Aron combine étroitement une attention aux termes et aux concepts utilisés, et une approche culturelle diachronique, montrant comment l’idée de pastiche se constitue dans ses rapports avec l’emprunt et la citation, l’imitation, le burlesque, la parodie, l’éloge paradoxal, non sans poser des questions axiologiques (qui surgissent en particulier lorsqu’il est question du burlesque) : les définitions feront souvent appel au bon goût, et c’est ce qui motivera certaines tentatives d’évacuer le travestissement du domaine du parodique grâce à une : « distinction […] tout idéologique, et qui ne correspond à rien dans les faits » ; le propos vise explicitement l’abbé Sallier, mais vaut aussi pour la version récente de cette distinction proposée dans Palimpsestes). Tenant compte du fait que le style identifié peut être celui d’un auteur ou celui plutôt d’un texte spécifique (Pellisson Fontanier, 1624-1693 : « un homme est quelquefois aussi différent de lui-même que d’un autre »), l’auteur donne ainsi le contexte d’émission de textes célèbres comme Le Chapelain décoiffé, ce qui, soit dit en passant, permet de repenser avec plus de pertinence un exemple de parodie « au sens strict » envisagé par Genette d’une manière passablement anhistorique, d’où des conclusions contestables concernant la nature « ludique » et (censément) non satirique du texte. La section Apprendre en imitant est particulièrement éclairante et, si l’essai se concentre sur une période antérieure au domaine de chasse privilégié d’Histoires littéraires, nul doute que le lecteur y trouve un gibier conceptuel abondant pour ses propres investigations. Dans son étude du travestissement, Thomas Stauder fournit un panorama stimulant en donnant des résumés des contenus et procédés de nombre de travestissements mais part, en gros, du postulat que Paul Aron venait de mettre partiellement en cause, à savoir « la nécessité de séparer le procédé du travestissement littéraire des procédés de la parodie et du burlesque ». Il parle de « procédés opposés de la parodie et du travestissement », ce qui peut laisser penser non seulement que les deux phénomènes sont différents, mais qu’ils occupent des champs différents en relation antonymique. Quoique l’étude apporte beaucoup pour une connaissance du travestissement, on se demande si elle part d’une définition adéquate de la parodie (« J’appelle parodie un procédé lequel par opposition au travestissement crée une version comique d’un modèle littéraire en conservant le style caractéristique de celui-ci »), et l’on serait parfois enclin à nuancer des observations de l’auteur (« Chez Boileau, burlesque ne peut plus désigner un style bas et familier, parce que pour lui le terme burlesque couvre aussi l’épopée héroï-comique, laquelle emploie au contraire un style très élevé », nous paraît un peu oublier ces vers de L’Art poétique : « Quoi que vous écriviez, évitez la bassesse : / Le style le moins noble a pourtant sa noblesse. Au mépris du bon sens, le burlesque effronté / Trompa les yeux d’abord, plut par sa nouveauté : / On ne vit plus en vers que pointes triviales : / Le Parnasse parla le langage des halles […] »). Reste toujours à savoir ce qui, réellement, distingue un travestissement visant une épopée d’une parodie théâtrale portant sur une tragédie, les études portant sur ces deux types d’ouvrages parvenant souvent à des conclusions très proches (l’indication travesti figurant dans tant de pièces du XVIIIe siècle ne désignant pas toujours un déguisement de personnage). Dans « La Parodie, une notion protéiforme », Daniel Sangsue intervient dans le débat en cours concernant le champ d’application du terme. S’opposant à la réduction au ludique de la parodie tentée par Genette, il inclut le satirique et le comique, ce qui permet de reprendre à bon escient ce débat et de sauver la parodie de la disparition, la case de la parodie « au sens strict » étant, dans l’idée de Genette, désespérément dépeuplée… Partant de l’idée qu’« il faut éviter de projeter nos conceptions actuelles de la parodie sur le passé », l’auteur reconsidère des notions courantes (et parfois tarte-à-la-crème) au sujet, notamment, de la marginalité de la parodie, tout en prévenant contre le danger empiriste d’une réduction de l’approche de la parodie à un défilé de cas monographiques. Revenant prudemment « sur les origines (hypothétiques) de la parodie », l’auteur en vient aux « (bonnes) intentions de la parodie à l’âge classique », rappelant incidemment, comme Paul Aron, le statut satirique du Chapelain décoiffé qu’avait passé au bleu l’analyse de Palimpestes, citant Marmontel qui nous rappelle que travestir et parodier étaient pour beaucoup d’auteurs des parasynonymes : « Cette parodie, qui ne fait que travestir les beautés sérieuses d’un ouvrage, dispose et accoutume les esprits à plaisanter de tout, ce qui fait pis que les rendre faux ». L’analyse continue avec « La parodie entre révolution et décadence », passant par Champfleury et Ducasse, pour arriver aux analyses « de la parodie au pastiche » des formalistes, des principaux théoriciens anglo-saxons et de Genette. Bref, un travail synthétique qui est à recommander à tous ceux qui ont envie d’avoir une vision d’ensemble nuancée (et utilisabledans l’enseignement), tenant compte à la fois de théorisations récentes et des fluctuations conceptuelles – des bavures constantes – de l’histoire littéraire (comme l’est du reste La Parodie du même auteur, 1994). L’article de Daniel Bilous, « Sur la mimécriture, essai de typologie », part moins d’une perspective d’histoire littéraire que des préoccupations de la poétique, peaufinant et avançant remarquablement le « tableau général des pratiques hypertextuelles » présenté dans Palimpsestes, non sans rappeler que les catégories proposées par Genette supposaient la perméabilité des frontières entre les cases de son tableau. Se consacrant à ce que « nous sommes quelques-uns à nommer l’interscrit », l’auteur a sans doute trouvé beaucoup de soulignements rouges dans son électronicotapuscrit, l’article fourmillant d’heureux néologismes, les glanant à l’occasion chez d’autres auteurs comme « faximilé » chez Maximilien Vox. Visant à élaborer un « tableau général des formes mimoscriptives », Daniel Bilous explore avec brio, et d’une manière très persuasive, les formes de ce que Genette qualifiait d’« imitation » hypertextuelle (le terme s’opposant dans cette conception à la « transformation » hypertextuelle). Il travaille à la fois sur le versant pragmatique du problème (l’absence ou la présence, dans le texte ou aux marges, voire à l’extérieur du texte, de contrats de lecture) et sur les opérations textuelles engagées. Posant la question de la « mimovraisemblance » ou de la « mimoinvraisemblance » des textes ainsi produits, Daniel Bilous procède à des distinctions qui permettront à ceux qui s’intéressent au pastiche et à d’autres formes de texte imitatif (« texte d’école », « mimoplagiat », « faximilé », « mimotexte ») de recourir à des critères plus efficaces que ceux proposés dans le travail déjà très novateur de Genette. Émaillée d’exemples très parlants, l’analyse se termine sur des textes de Charles Pornon où ce dernier « croise, jusqu’au vertigineux, les imitations du Maître et du disciple », à savoir Mallarmé et Valéry. Marie Michaud (« Pastiche littéraire et critique nouvelle dans le Canada français : étude de Littératures… à la manière de…[nos auteurs canadiens] par Louis Francoeur et Philippe Panneton (1924) ») part de la constatation du peu d’intérêt accordé aux pastiches au Canada pour s’intéresser à un pastiche corrosif portant sur Camille Roy, abbé considéré comme le « père de la critique canadienne » qui proposait une critique caractérisée avant tout par son bagage d’érudition. Examinant d’une manière très vivante « l’absurdité, la dévaluation parodique et l’allusion », l’auteur attire l’attention sur les implications d’une déconstruction pastichielle de toute évidence réjouissante… mais dont la qualification de « pastiche » reposerait évidemment sur une perspective très différente de celle de Genette (ce qui n’est pas en soi une critique : on peut au contraire trouver problématique, dans une perspective d’histoire littéraire, sa distinction entre pastiche, parodie, travestissement et charge). Sjef Houppermans (« Pasticheur pastiché, Raymond Roussel et le pastiche »), s’intéressant à un auteur « mimétique à tous les niveaux de son écriture » et cible lui-même ensuite d’opérations du même tonneau, propose de partir moins d’une définition stricte du pastiche que « d’une délimitation plus large, celle d’un espace mimétique généralisé », s’attachant en particulier à Comment j’ai écrit certains de mes livres et à Impressions d’Afrique. Cette lecture informée et subtile, qui s’intéresse notamment au caractère obsédant de la répétition dans ces textes, fourmille en aperçus importants : « Le pastiche marque ainsi ce moment historique où l’héritage traditionnel va être bradé par un citationnisme à l’emporte-pièce ; Roussel est un des pères du postmoderne, à son corps défendant. » Marcel Bénabou (« Réécritures oulipiennes : plagiat, parodie ou pastiche ? »), se présentant comme « l’oulipien de service », rappelle que l’Oulipo « ne prétend être, en aucune façon, ni un mouvement littéraire ni un séminaire scientifique, et n’a jamais vraiment eu le goût des dogmes », d’où l’inexistence de quelque « attitude ne varietur » présidant aux activités de ses membres. L’Oulipo s’intéressant en principe plutôt cependant à « la recherche de formes, de structures nouvelles, qui pourront être utilisées par les écrivains de la façon qui leur plaira » (Queneau), c’est surtout à partir de la méthode « analytique (ou anoulipisme) » que l’on se tournera vers la possibilité de « travaill[er] sur les œuvres du passé “pour y rechercher des possibilités qui dépassent souvent ce que les auteurs avaient soupçonné” (Oulipo, 1973) ». L’étude, partant des procédés employés, proposera une analyse des techniques de Perec et de Roubaud. Jean Wirz, dans ses « Exercices d’“égo-mimétisme” », s’intéresse aux phénomènes d’autopastiche, autoparodie et autoplagiat (relevant l’importance de ce terme en matière d’auto-imitation musicale, sans oublier le phénomène universitaire des textes publiés plusieurs fois sous des formes identiques ou légèrement différentes sans faire état des versions antérieures). S’interrogeant sur le problème de la détection d’effets auto-imitatifs, qui peuvent découler d’intuitions aléatoires d’un critique – et Genette avait jugé que la notion d’autopastiche « ne recouvre presque aucune pratique réelle » – Jean Wirz observe que « fréquemment saisie à la limite, l’autoparodie participe d’une dynamique interne, de l’auto-engendrement plus que de son résultat ». À partir de tentatives de Queneau et d’une tentation de Proust (d’où vient le mot égo-mimétisme), il s’intéresse à un autopastiche de Proust révélé par Jean-François Jeandillou (Histoires littéraires, n° 14, p. 212). Le volume se termine sur un réjouissant article de Jacques Espagnon, « Discussion de genres et de corpus », qui part du récit anecdotique de la manière dont il a constitué une grande collection dans le domaine abordé par ce volume (certaines couvertures figurent en illustration) pour évoquer certains ouvrages portant sur ces questions (dont certains devraient sans doute être exhumés par ceux qui s’y intéressent, comme le « Coup d’œil sur l’histoire de la parodie littéraire » de Martin du Bourg, « qui constituait une sorte d’introduction aux Déliquescences d’Adoré Floupette). S’intéressant de plus près à l’abord des parodies théâtrales françaises du XIXe siècle de Seymour Travers, dont l’auteur loue l’exhaustivité, Jacques Espagnon se penche sur les auteurs parodiés dans ce corpus, avant d’en venir à des considérations pragmatiques (« Comment détecter la parodie ? ») et socioculturelles (« Le mépris pour la parodie »). N’est pas oublié le Dr. O’Followell, qui suit en effet bien dans son recueil de pastiches… Proposant l’idée de « parostiches », l’auteur permet ainsi une résolution partielle, tactique, d’un problème de définition particulièrement emmerdant pour ceux qui croient que l’on doit hygiéniquement séparer les deux domaines puisqu’il existe deux mots différents.
Stendhal. Cécile Meynard, Stendhal et la province (Champion, 2005, 670 p., 100 €). De ce livre-somme se dégage une impression d’ouvrage « honnête », fruit d’une enquête informée, appliquée, consciencieuse. L’auteur a signé l’article Province dans leDictionnaire de Stendhal (2003), dont la présente étude constitue et orchestre une expansion massive, avec une vue quasi « panoptique » de la province-selon-Stendhal – une espèce de diorama de la vision beyliste. Ne fût-ce qu’à ce titre, il rendra service à qui voudra s’initier à cette mimesis du monde. C’est une invitation à visiter la province en suivant le guide. L’enquête annonce « une conception théorique complexe de l’objet province ». Qu’est-ce que la province pour l’auteur ? Un « objet complexe », un « mot ambigu », un « thème », une « notion », un « concept ». Ce flottement terminologique recouvre une simplicité méthodologique, comme le montre le plan du livre. L’introduction, qui s’étend sur deux longs chapitres, propose une archéologie de la province-en-littérature, si bien que, jusqu’à la page 71, il n’est pas question de l’univers stendhalien. Un tel zèle contextuel a le défaut de ses qualités : quand défilent Molière, Corneille, La Bruyère, Rousseau, etc., qui ont marqué Stendhal, on peut regretter des « connexions manquées ». Au sens strict de hors-sujet, ce lent développement fait mentir le titre et parle de la province sans Stendhal. L’apparition annoncée mais retardée de notre auteur en fait ici un « héros rare ». De quoi impatienter le lecteur. Peut-être aurait-il mieux valu « disséminer » ce long préliminaire autarcique, chaque fois que des besoins comparatifs se seraient imposés, dans les parties proprement stendhaliennes. Quand on entre dans le vif du sujet, tout repose sur un paradoxe. L’auteur souligne l’ambivalence de Beyle à l’égard de la province : « On n’a pas toujours assez pris au sérieux […] l’existence incontestable, à côté des déclarations violemment critiques, de discours laudatifs. Ces derniers sont, il est vrai, beaucoup plus discrets car ce ne sont pas, le plus souvent, des “formules-chocs” ». Certes, il y a un « antiprovincialisme » spectaculaire de Stendhal, à commencer par celui qui frappe Grenoble-Cularo. Le micromonde provincial a bien une fonction ou un effet émétiques, déclenchant presque automatiquement une « envie de vomir morale ». Pourtant, un tel rejet n’exclut pas un renversement axiologique. Il existe un Stendhal pro-province. En la matière, deux précautions valent mieux qu’une, et tant mieux si Stendhal et la province secoue une doxaparesseuse et dissout quelques préjugés simplificateurs. Le plan suivi, en revanche, paraît un peu « dissertatif », au plus près du diptyque thèse/antithèse, et, de façon générale, le discours est un peu trop académique. Certes, le souci est celui de la clarté, mais le style de la recherche est parfois d’un autre âge (qu’est-ce que « véhiculer un message » ?). L’analyse sent parfois l’huile mais manque de fluidité : peut-être aurait-elle gagné, ici et là, à « sauter les idées intermédiaires » quand elles se réduisaient à des généralités ou à un relativisme banals. De temps en temps, le corset contraignant de la dispositio se desserre et laisse place à des digressions attestées par des « pour en revenir à notre propos ». Mais on ne se perd jamais dans ce voyage en province, tant les itinéraires y sont balisés (cinq index cadastrent la lecture) et même topographiés (de nombreuses cartes illustrent ou schématisent les discours stendhaliens). L’un des grands paris de cette enquête est de tenter une alliance entre effort de synthèse et multiplication des exemples. Une telle mise en tension soulève la question du corpus. D’un côté, il faut saluer des inclusions heureuses, comme le méconnu Lisimon, conte façon XVIIIe siècle, qui fait l’éloge de la vie provinciale incognito. De l’autre, on regrette certaines exclusions, notamment l’oblitération, il est vrai traditionnelle, du théâtre de Stendhal – à quelques heureuses surprises près, comme Le Vigneron Jean-Louis, par exemple. Une approche systématique des pièces de Dominique aurait sans doute apporté un éclairage nouveau sur le côté classico-satirique de son style. Plus étonnante est l’exclusion qui frappe la correspondance, d’autant que le corpus embrassé par l’auteur est visiblement hétéroclite : il réunit non seulement le romancier, le nouvelliste et le touriste, mais aussi l’autobiographe (Brulard) et le biographe (Vie de Rossini). Pourquoi, dans ces conditions, rien ou peu de choses sur le diariste, l’épistolier, le dramaturge ou le philosophe ? Pourquoi pas « tout » Stendhal ? Le corpus retenu constitue, curieusement, une polygraphie restreinte. Pourtant, le principe même d’un corpus « pluriel » est pleinement justifié. C’est qu’il permet d’enregistrer les variations idéologiques-axiologiques qui colorent le discours stendhalien – expliquées ici, très classiquement, par des différences de contrats génériques : un journal n’est pas une autobiographie, un guide touristique n’est pas un roman. Mais en même temps, l’œuvre de Stendhal en vient à tisser des continuités discrètes, des concordances secrètes. Le beylisme met en cause et en crise toute typologie rigide, suppose des porosités génériques, et tout texte tend à devenir polygénérique, comme le rappelle l’auteur, à propos des journaux de voyage. Qu’en est-il de la méthode et de ses résultats ? Cécile Meynard a choisi de procéder « selon une approche plutôt empirique et sans [s’]inféoder à des modèles théoriques ». Cette façon a-théorique s’applique à un objet lui-même fuyant : il y a un réalisme de Stendhal, « sans que ce réalisme se caractérise pour autant […] par la construction d’un “système” comme celui de Balzac ». Il s’agit donc ici de l’approche empirique d’un non-système. L’empirisme est à la fois une vertu (une promesse de trouvailles) et un risque. Des microlectures bien venues scandent le livre, parmi lesquelles l’analyse des plaisirs de la campagne dans Le Rouge et le noir, le démontage du « langage provincial », l’inadéquation du langage et du réel, le ressassement conversationnel. Même si l’ambivalence à l’égard des répétitions semble ici sous-estimée (il y a, chez Stendhal, une écholalie et une mnémotechnie heureuses). D’un autre côté, auraient pu être signalés certains antidotes, comme « l’art d’oublier » les discours et les signes. L’analyse du langage débouche d’ailleurs sur une conclusion décevante, en réduisant les enjeux à « deux fonctions essentielles » qui mélangent le modèle hexafonctionnel de Jakobson et la théorie des speech acts : « la fonction phatique » et la « fonction performative », curieusement définie comme une parole « essentiellement destinée à influencer l’interlocuteur ». Plus outillée, l’interprétation aurait gagné en acuité. De même, pour passer du linguistique au narratologique, les analyses hamoniennes du descriptif, mentionnées au passage, auraient pu être davantage sollicitées, quitte à les discuter. En somme, l’inventaire tend parfois à l’emporter sur l’analyse, le constatif sur l’interprétatif. De fait, l’exégèse en reste trop à la lettre des textes, en propose un éclairage trop rasant, paraphrasant, au risque de « rappeler une évidence ». L’empirisme critique se cantonne souvent à des gloses psychologisantes : ainsi, le discours d’un député, offensé par Octave de Malivert, est expliqué par sa « rancœur » et sa « souffrance réelle ». De sorte que le texte est doublé par un commentaire qui en confirme la lettre, et s’y arrête. Même quand il est question de l’ironie stendhalienne, le feuilleté des discours-pastiches ou parodiques, les effets d’intertextualité se perdent. Tel est le cas pour le fameux « Pourvu qu’on ne plaisantât, ni de Dieu, ni des prêtres, ni du roi » du Rouge, lu au premier degré, alors que le mot redouble sa valeur ironique par l’écho transhistorique qu’il fait au Mariage de Figaro. Troisième exemple de cette tendance à la monosémie confirmante : la question des volets « vert perroquet » dans Leuwen. Le héros se dit : « Quel choix de couleurs voyantes ont ces marauds de provinciaux ! » Et Cécile Meynard écrit : « Les provinciaux aiment les couleurs voyantes. » Tout reste sur le plan de l’esthétique, alors que le code chromatique, ici comme ailleurs, est d’une polysémie redoutable, à commencer par la symbolique politique du « vert », tandis que la nuance « perroquet » attire l’attention sur le psittacisme. De toute façon, le décryptage officiel, l’auto-traduction des signes, chez Stendhal, doivent toujours être soupçonnés. Reste à dire un mot des représentations cartographiques qui « géographisent » le discours stendhalien. Ici, l’œuvre joue double jeu, comme la chauve-souris de La Fontaine : elle est traitée tantôt en monument, tantôt en document. La visualisation rend de grands services : elle permet d’appréhender, d’un coup d’œil, les enjeux. Mais ces services, comme il est d’usage, se paient : ce que l’on gagne en visibilité, on le perd en lisibilité, ce que l’on gagne par la vue, on le perd en vision. « Spatialiser » un discours, souvent retors, toujours en mouvement, fixer des localisations « positives », fait courir un risque d’immobilisation, de lecture littérale. Stendhal lui-même aime à doubler ses textes par des croquis et des schémas topographiques, mais ils prennent très souvent chez lui une valeur allégorique. Dans De l’amour, la route Bologne-Rome sert à visualiser, en quatre « gîtes », l’algorithme amoureux de la cristallisation, comme une carte de Tendre. Dans Brulard, le destin est figuré par un carrefour d’où rayonnent différentes « routes ». En somme, Stendhal donne à l’espace une valeur métaphorique : il s’agit autant, pour lui, de « littérariser » l’espace que de spatialiser la littérature. Autre objection : cartographier les textes stendhaliens, c’est ne pas tenir compte des truquages, des anamorphoses que subit la mimesis, c’est oublier que le discours est gauchi, perverti par une systématique de l’erreur. Pour donner un exemple célèbre : Verrières est bien un toponyme français, mais Le Rouge ne le situe pas à un « bon endroit ». Il y a, chez Stendhal, des « anatopismes » volontaires, comme il y a des anachronismes. Il s’emploie à mimer l’ignorance, alors qu’« il est fort bien documenté ». Cartographier le discours-sur-la-province, c’est oublier que Stendhal aime, à l’évidence, brouiller le réel, créer un univers « dysmimétique », comme le confirment ses pratiques cryptographiques qui confondent lieux et personnes (Mareste devient « Besançon », le comte Molé, « Dijon », etc.). En fait, c’est toute une para-cryptographie qui s’empare de la géographie stendhalienne, et que régissent, parmi d’autres, le principe de l’ellipticisme, du intelligenti pauca, et des « déplacements ». La province est parfois une province-écran. Si l’Italie peut cacher la France – il arrive à Stendhal de donner à l’Italie des caractéristiques hexagonales –, la province française peut servir de masque à d’autres énonciations ou dénonciations. Quand Stendhal stigmatise le « langage provincial », nombre de griefs qui lui sont lancés ne valent pas pour lui : l’hypocrisie, la boursouflure, etc. Il se sert aussi d’une province-prétexte. Et ce « travail de déplacement », pour parler comme Freud, ou ce « système des fins multiples », pour parler comme Proust, ne se laissent pas représenter par une carte de France. Pour revenir à une étymologie d’ailleurs énigmatique, la province permet à Stendhal de pro–vincere, de vaincre en déplaçant le lieu des combats. Au total, la somme de Cécile Meynard contient un inventaire précieux (même s’il est incomplet) et des commentaires éclairants, même s’ils restent parfois attachés au « premier degré de l’écriture ». En un sens, c’est tant mieux : l’ouvrage ouvre la voie à d’autres interprétations. À en croire Stendhal : « On ne se souvient parfaitement que des paysages devant lesquels on s’est un peu ennuyés » (Mémoires d’un touriste). Un certain ennui est peut-être aussi le prix à payer pour brosser un paysage conceptuel mémorable, mnémotechnique. Cependant, Stendhal et la province se termine par « une source de plaisir bien réel ». Le plaisir in fine est une stratégie de bonne guerre, moment où la « promesse » de bonheur en vient à s’accomplir enfin, moment de la félicité du performatif.
Notes de lecture
Anniversaire. Les Poètes et la ville. Une anthologie, avant-propos de Jacques Réda (NRf Poésie/Gallimard, 2006, 370 p., 6 €). « Tous les textes de cette anthologie sont extraits du corpus général de la collection Poésie/Gallimard, éditée depuis quarante ans ». C’est bien dommage, car cela empêche toute surprise et toute découverte, alors que la collection nous avait habitués à des anthologies originales et moins guindées. Contentons-nous donc de ce petit cadeau d’anniversaire, en attendant le cinquantenaire.
Apollinaire. Antoine Coron, Avant Apollinaire vingt siècles de poèmes figurés (Le Mot et le reste, 2005, 72 p. ,13 €). Après avoir cité Montaigne (« ces subtilités frivoles et vaines »), Antoine Coron fait part de son irritation : « Tout en jugeant compréhensible la vigueur avec laquelle les Apollinariens défendent l’originalité formelle de Calligrammes, il semble donc relativement difficile de les suivre lorsque, pour conforter leur thèse d’une création ex nihilo (ou presque), il en viennent à réduire à (presque) rien les créations du même ordre qui précèdent celles de leur héros »,– surtout quand il remarque qu’en 1988, Penelope Sachs-Galey y voyait « le caractère unique d’une tentative sans précédent »… Déjà, à Fagus lui faisant remarquer que ces jeux étaient « vieux comme le monde » , Apollinaire répondait que « les rapports qu’il y a entre les figures juxtaposées d’un de mes poèmes sont tout autant expressifs que les mots qui les composent. Et là, au moins, il ya, je crois, une nouveauté. » Bref, que dans cesCalligrammes, le dessin est aussi une parole. Grâce à sa connaissance des fonds de la Réserve, Antoine Coron balaie cette ignorance ou cette méconnaissance des œuvres produites par une longue tradition de poèmes figurés. Il est vrai que, jusqu’à présent, personne ne semble bien savoir de quoi il s’agit ; les poèmes figurés – et les calligrammes d’Apollinaire – doivent-ils être d’abord « lus » ou au contraire « vus » dans leur globalité ? Au moment (tragique) où paraît le Coup de dés de Mallarmé, cette manifestation de « l’esprit nouveau » n’était-elle pas le signal d’une nouvelle forme de lecture qui semble n’avoir trouvé d’écho que chez les Lettristes, la poésie concrète et dans la bande dessinée (on pense d’abord à certaines planches de Little Nemo de Winsor McCay crevant littéralement la dernière page du journal où elles paraissent en 1905-1910, mais surtout à la façon dont les « lecteurs » de bandes dessinées saisissent la « mise en page » de ce qu’ils tiennent en main, comme ils le feraient d’une affiche ou du plan d’un film cinématographique). Ce riche petit livre de 72 pages pourrait bien relancer des études jusqu’à présent enlisées dans les préjugés.
Artaud. Alain Milon, L’Écriture de soi, ce lointain intérieur. Moments d’hospitalité littéraire autour d’Antonin Artaud (Encre marine, 2005, 130 p., 15 €). Ce bref essai se compose, en dépit de l’organisation explicite et détaillée de la table des matières, de deux parties : la première aborde les raisons et les perversions du « genre » très actuel, pour ne pas dire à la mode, des écritures de soi ; la deuxième recentre le propos autour de la figure d’Antonin Artaud et de son travail d’écrivain. Entre ces deux volets, le lien est assuré par une puissante convergence d’analyse qui, dénouant l’écheveau des contradictions et des paradoxes, éclaire d’un point de vue philosophique le destin de l’intersubjectivité dans l’écriture éclatée, tordue et douloureuse d’Artaud. Écriture émancipée du régime exclusif et restrictif du biographique, ouvrant un espace d’accueil, un lieu d’hospitalité où le lecteur est invité à pénétrer et à prendre place, fût-ce dans le bruit et la fureur. Car l’idée maîtresse d’Alain Milon est que l’écriture de soi – communément définie comme une entreprise quotidienne ou non de recueil, de rassemblement – est non seulement entachée des limites de l’auto-contemplation naricissique, mais que, de surcroît, elle se retourne contre l’écriture elle-même, désignant par là sinon un échec factuel, du moins un impossible. Les leçons de Blanchot et de la modernité négative ont été bien acquises et subtilement méditées. L’écrivain au miroir qui ressasse ses vicissitudes personnelles, trop personnelles, finit pas se dissoudre dans une absence où l’écriture, et avec elle la littérature, se dissipent durablement. C’est donc contre les errements de la subjectivité que l’essai s’écrit : l’hypothèse d’un essentiel de la parole s’impose pour mieux réfuter tous les artifices et les postures accessoires de l’autobiographisme. À quoi tient cet essentiel ? Il se fonde sur la nécessité d’un intervalle, d’une ouverture « impersonnelle » entre soi et soi, où peut s’insérer un espace de rencontre. « L’écriture de soi à soi, écrit Alain Milon, quand elle se refuse d’être le récit d’une petite histoire personnelle, devient l’acte par lequel l’écrivain peut enfin mesurer la distance qui existe entre le soi et le soi-même, distance qui a au moins l’avantage d’offrir à l’autre que moi un lieu ». On voit clairement où réside l’enjeu d’une telle réflexion : il s’agit d’examiner, théoriquement et spéculativement, les conditions d’effectuation de l’écriture poétique chez Artaud, en dehors des catégories pathologiques ordinairement mises en avant : l’argument de la schizophrénie et de la parole solipsiste n’est pas concluant. Il fait encore et toujours prévaloir le symptôme sur le dire et les modes du dire. Milon démontre, en philosophe, que la parole glossolalique d’Artaud, en apparence fermée à toute rencontre, est en fait l’occasion d’un accueil, c’est-à-dire le moment d’une communication passant notamment par le rythme, la percussions syllabique, la projection sonore de la voix et du corps. En somme, l’écriture dilacérée d’Artaud, qui n’emprunte nullement les chemins traditionnels du langage articulé, s’emploie à instaurer un nouveau mode d’échange et de partage, une autre hospitalité, exigeante, radicale sans doute aussi. « Sa voix, note Alain Milon, est son monde, sa présence, son territoire qui n’accueille que des hôtes privilégiés. » Il est manifeste que cet essai se plaît à manier le paradoxe. Telle est, si l’on peut dire, sa vertu philosophique. S’il emporte l’adhésion, c’est par sa force assertive, et non par la rigueur de sa démonstration. Ainsi rien ni personne n’obligera le lecteur à épouser la thèse défendue par l’auteur, sinon une certaine chaleur dans l’énonciation, une façon de dire, enrobée de digressions et de détours qui ont parfois tendance à diluer l’objet dont on est censé s’occuper. Le cas d’Artaud se prête certes à merveille à l’analyse d’Alain Milon. Mais en serait-il de même d’autres auteurs confrontés aux distorsions et aux lacunes du moi, lesquels écrivent, non pas nécessairement avec « un crayon en forme de miroir », ni même « avec leur sang au moyen d’un couteau », mais simplement avec leur main et leur tête ?
Baillon. Frans Denissen, Maria-Chiara Gnocchi, Éric Loobuyck, Bibliographie de et sur André Baillon 1898-2004 (Bibliothèque royale de Belgique, 2005, 324 p., s.p.m.). Le prosateur belge André Baillon (1875-1932) est totalement oublié en France, alors que c’est en France qu’il a fait ses débuts et publié ses livres les plus remarquables, qui ont eu leur heure de célébrité : En Sabots, Par fil spécial, Un homme si simple chez Rieder, l’éditeur des écrivains prolétariens et de terroir, où Baillon publia pas moins de neuf livres, Zonzon Pépette, fille de Londres chez Ferenczi, et surtout Délires à La Jeune Parque. La Bibliographie que publie l’Université royale de Belgique montre qu’après son suicide, Baillon a disparu de la littérature, totalement en France, et jusqu’à la fin des années 1970 dans son propre pays, à l’exception de son roman le plus célèbre, Histoire d’une Marie. Il est vrai, comme le soulignent les auteurs de cet ouvrage qui compte 2368 notices recensant des textes de ou sur Baillon, que son principal éditeur français, Rieder, a été absorbé par les Presses universitaires de France, qui ont peu fait pour permettre aux auteurs de l’éditeur disparu de lui survivre (à part quelques titres de Gabriel Chevallier ou Panaït Istrati). Il n’empêche qu’il est surprenant qu’aucun autre éditeur français ne se soit attaché à redonner vie à cet écrivain. C’est en Belgique, où la quasi intégralité de l’œuvre est à présent disponible, que le lecteur curieux pourra aller à la découverte d’un talent méconnu, même dans son pays natal.
Bataille. Georges Bataille, Romans et récits, sous la direction de Jean-François Louette (Gallimard, Pléiade, 1552 p., 57,50 €). La publication en Pléiade du Journal de Green ayant ouvert largement les portes de l’auguste club, on se dit : Bataille romancier, pourquoi pas ? Denis Hollier le rappelle en préface, la critique s’est montrée réservée face à une œuvre narrative jugée moins importante que les essais. La publication tardive, et souvent masquée, de ces textes, explique en partie cette situation, même si certains récits, comme Histoire de l’œil, ont eu une fortune critique et littéraire considérable (qu’on songe à l’étude de Barthes ou à La Maladie de la chair de Bernard Noël). Surtout, nombre de ces fables, à l’érotisme teinté d’une culpabilité pesante, semblent s’exposer à un double écueil, chronologique et stylistique. Leur force de provocation survit-elle à l’évolution des normes sociales et à la banalisation, sinon des pratiques, du moins de leur représentation, qui remplace le scandale ou le blasphème par l’indifférence et l’ennui ? La « défiguration » que Bataille impose aux modèles littéraires ne suicide-t-elle pas le plaisir du lecteur – autrement dit, jouit-on (encore), ou a-t-on (jamais) joui esthétiquement à le lire ? La réunion de ces textes et leur commentaire, qui fait état des études critiques mais innove aussi, sont l’occasion de juger sur pièces de leur aptitude à négocier ces deux embûches. Or le travail de l’équipe dirigée par Jean-François Louette renouvelle indéniablement le regard sur l’œuvre. L’édition du Mort procurée par Emmanuel Tibloux offre un exemple de cet apport : ce récit, où culmine peut-être l’épreuve du plat stylistique, est restitué dans sa présentation originale (une suite de tableaux textuels accompagnés de titres), et la notice, sans éluder le « très mauvais [genre] » du texte, s’attache à en souligner les limites, mais aussi l’originalité au vu du reste de l’œuvre. Les auteurs de cette édition ont ainsi fait montre d’hospitalité : loin d’exclure le lecteur dépris de Bataille, ils l’accueillent, lui donnent voix, et l’invitent au débat avec soi-même et avec l’œuvre.
Bibliophilie. Jacques T. Quentin, Fleurons de la Bodmeriana : chroniques d’une histoire du livre (Éditions du Panama, 2006, 168 p., 40 €). Catalogue fort bien illustré et commenté d’une exposition qui s’est récemment tenue à la Fondation Martin Bodmer, près de Genève, et qui présentait soixante-treize livres et manuscrits choisis parmi les quelque cent cinquante mille conservés dans cet établissement. On sait que la Bodmeriana est, dans l’esprit de son fondateur, vouée à l’illustration de la création littéraire et scientifique, sans négliger pour autant l’art et l’Histoire elle-même. Comme le rappelle la préface, le domaine français « n’était pas une priorité pour Martin Bodmer », qui avait centré sa bibliothèque « autour de cinq piliers : Homère, la Bible, Dante, Shakespeare et Gœthe ». Il parvint néanmoins à réunir des pièces françaises de premier ordre, voire exceptionnelles. Les livres et manuscrits anciens (et il y en a ici d’extraordinaires) étant hors de notre sujet, nous passerons directement au XIXe siècle, où brille d’abord le manuscrit autographe complet (202 pages !) du roman de Nerval, Le Prince des sots. Écrit sur deux cahiers, ce manuscrit extrêmement travaillé est couvert de ratures et d’additions. Encore plus travaillé, mais moins lisible, est le manuscrit complet de la première Éducation sentimentale de Flaubert, 312 feuillets in-folio, qui doivent faire les délices des généticiens, couverts comme ils sont de biffures, de zébrures, de ratures, de surcharges et de corrections multiples. Peut-on sans sacrilège citer ici André Suarès : « Chaque livre de Flaubert a une sorte d’éclat métallique et minéral. Le brillant vient de toute l’huile que ce labeur lui coûte » ? On trouve en revanche plus d’ordre et de clarté, même dans les corrections, dans les manuscrits des Caves du Vatican de Gide et de Noces et autres histoires de Ramuz. Mentionnons également celui du Grand Écart de Cocteau, relié par Paul Bonet. On le voit, les pièces françaises les plus intéressantes, pour l’époque romantique et moderne, sont les manuscrits, bien plus que les livres, lesquels n’offrent guère de surprises : Les Roses de Redouté, l’édition Curmer 1838 de Paul et Virginie, le Pantagruel de Derain, les Lettres portugaises de Matisse, etc. La préface nous apprend aussi que, dernièrement, la Bodmeriana a acquis des Du Bouchet et des Bonnefoy, poètes qui semblent actuellement faire florès chez les bibliophiles comme chez les universitaires.
Brisville. Jean-Claude Brisville, Quartiers d’hiver : souvenirs (De Fallois, 2006, 231 p., 18 €). À quatre-vingts ans passés – passés dans les Lettres, d’une manière ou d’une autre –, Jean-Claude Brisville a du mal à s’y faire, aux « Vieux jours ». C’est ainsi qu’il titre, dans la dernière partie de ce petit livre attachant, des notes parfois lapidaires qui disent des choses auxquelles nul, jeune ou vieux, ne peut rester insensible : « Être passé de la fatigue passagère à la lassitude sans fin », « voir ses amis disparaître un à un et devoir constater qu’on pouvait s’en passer »… La première partie de Quartiers d’hiver poursuit le jeu de Perec dans Je me souviens (emprunté à Joe Brainard, comme le rappelle d’ailleurs Brisville en exergue). Si les premières pages de son « Je me souviens 1925-1939 » prolongent en effet Perec par la forme et par l’esprit, les suivantes glissent insensiblement à des souvenirs marqués d’une touche de plus en plus personnelle et qui culminent avec les souvenirs de l’Occupation et le retour à Paris, le 2 septembre 1944. Paris, où le Comité national des Écrivains met en avant, entre autres, « le couple Sartre-Beauvoir dont la résistance au Café de Flore pendant toute l’occupation a été exemplaire ». La transition est toute trouvée vers la seconde partie, « La Gazette des Lettres ». Beaucoup de notes de lecture, de brèves réflexions, de portraits rapides, de belles citations, de remarques parfois acides sur divers contemporains, de Gide à Sollers ou Houellebecq. La mélancolie est assumée : « L’art, aujourd’hui, c’est du passé. Non, il ne s’est pas transformé, il a simplement disparu. » Écrivain très présent dans le petit monde de l’édition parisienne, chez Julliard en particulier, Brisville est avant tout homme de théâtre. Tout en constatant que son temps est passé et qu’il ne verra jamais monter ses neuf dernières pièces, il se remémore sobrement, dans « Didascalies », les moments de succès, mais aussi les autres. Les futurs historiens de la littérature du XXe siècle s’attarderont plutôt à la partie consacrée aux « Rencontres ». Elles furent nombreuses, mais n’incitent pas Brisville au catalogue ou au name-dropping. On retiendra quelques rapides vignettes consacrées à Cocteau, à Benda, à Artaud (on finira par découvrir qu’il y avait trois mille personnes à la fameuse conférence du Vieux-Colonbier !), etc. Barthes passe par là, « onctueux comme un homme d’église, mais dans le fond sec et abstrait », déjeunant avec Bachelard. Il y a aussi Sagan, Jünger, Gracq, Jouve, Léautaud (scène classique), Camus, Char, Nimier… C’est amenée par le souvenir de ce dernier qu’apparaît, inattendue – mais parmi les figures les plus tendrement et les plus longuement évoquées – la très belle Sunsarié de Larcône (Suzy Durupt pour l’état-civil), celle qui devait mourir à 27 ans dans la voiture de Nimier, le 28 septembre 1962. Brisville avait pris un verre avec eux et Blondin quelques heures auparavant. « Est-elle celle que j’ai connue ? Les disparus bougent en nous. » Rajoutées in extremis à ce qui devait conclure le livre, quelques notes sur la Dora Bruner de Modiano font vibrer une dernière fois un écho des « années de plomb ».
Céline. Michaël Ferrier, Céline et la chanson (Du Lérot, 2004, 521 p., 68 €). « C’est le bazar des chansons mortes », disait Céline de la vie, dans une interview. La chanson imprègne tellement son œuvre même, qu’on peut s’étonner qu’il ait fallu attendre si tard pour voir paraître enfin un travail exhaustif sur un sujet aussi essentiel. « Aucun des romans [de Céline] n’en est véritablement exempt », déclare Michaël Ferrier à propos des références à la chanson, dont l’importance fut toujours, assure-t-il, négligée ou méprisée par « le snobisme intellectuel ». Ce travail, monumental, par son ampleur comme par ses vues critiques, s’attache donc à préciser « le substrat chansonnier omniprésent » chez Céline, par des analyses fouillées, complétées par de nombreuses illustrations et reproductions hautement suggestives (quatre cahiers d’illustrations en couleurs !). Il faudrait un long article pour rendre compte en détail de ce gros livre, dont l’auteur synthétise dès le départ le propos essentiel, en disant de Céline : « La chanson n’est pas pour lui un simple motif décoratif, ou une réminiscence parmi d’autres : elle est une source privilégiée d’inspiration, une force avec laquelle il faut compter, et par instants même, un idéal à rechercher. » Il y a donc chez Céline un véritable « mythe chansonnier », qui commande en partie sa vision du monde, mais aussi son écriture. Les traces de toute cette paralittérature étaient, à vrai dire, perceptibles à un lecteur tant soit peu attentif, et ce dès l’épigraphe même du Voyage au bout de la nuit. C’est le mérite de Michaël Ferrier que d’avoir inventorié et explicité toutes les formes qu’elle prend chez Céline. Ces formes sont extrêmement variées, qui vont de Bruant, Botrel et Paul Delmet à des chanteurs comme Fragson, Polin, Mayol, Gabriello et Pizella, ou des opérettes commePhi-Phi et Les Cloches de Corneville (curieusement, Hervé n’est jamais mentionné dans le livre : sa loufoquerie aurait cependant pu plaire à Céline ?). Des relevés statistiques montrent que la part des chansons se fait souvent plus grande avec le temps : une chanson toutes les deux pages dans Féerie I, une toutes les treize pages dans Nord, ce qui a pour effet de « déstabiliser » davantage le texte lui-même. Il en va de même dans les pamphlets, où les chansons et le folklore jouent un rôle encore plus important. Violemment opposé au jazz, Céline ne se prive pas non plus de parodier certaines chansons qu’il n’aime pas, telle La Marseillaise. Tout cela dessine un « véritable mythe national », celui d’une France dont les chansons sont un trésor lyrique et spirituel qui est en train de se perdre. On sait aussi que Céline écrivit deux chansons : À nœud coulant ! et Règlement. Une longue étude leur est consacrée dans l’ouvrage. La première est une violente chanson de matelots, un peu à la Mac Orlan ; la seconde, une chanson d’apaches, évoquant un peu, comme le montre Michaël Ferrier, l’histoire de Casque d’Or. L’auteur s’efforce également de reconstituer la « discothèque Céline » : opérettes, chansons françaises traditionnelles ou modernes, mais aussi chansons anglaises, allemandes, italiennes, russes – tout cela brassé, bien entendu, par l’imaginaire de Céline. Considérables sont les appendices du livre, qui comptent 140 pages compactes : listes des chansons, des airs lyriques, des lieux, des personnes liées à la chanson, étude déjà citée sur les deux chansons écrites par Céline, bibliographie, etc. Très documenté et précis, ce livre est d’une lecture entraînante, souvent allègre. Il nous fait surtout entrer dans le plus profond et le plus intime de l’univers de Céline, en montrant comment l’écrivain a su constamment nourrir son œuvre de ces petits refrains espiègles, rêveurs, ou même déplorablement sentimentaux. On entrevoit ainsi un des secrets de sa « petite musique » et, à cet égard, il s’agit bien d’un travail capital. Deux petites remarques, pour finir.Dans Nord, le nom de Mme Von Seckt ne rappellerait-il pas celui de Mme Von Meck, amie et mécène de Tchaïkovsky ? Par ailleurs, la Chanson des Gardes suisses du Voyage vient, on le sait à présent grâce à Jean Castiglia, du Beresinaliedallemand, ce qui pourrait peut-être nous faire souvenir du nom de « Passage des Bérésinas » donné, dans Mort à crédit, au Passage Choiseul.
Claudel (1). Hubert de Phalèse, Les Mots de « Tête d’or » (2e version). Dictionnaire de la pièce de Paul Claudel (Nizet, 2005, 148 p., 18 €). À l’occasion de l’inscription de Tête d’or au programme de l’agrégation, le collectif Hubert de Phalèse, qui allie littérature et informatique, vient au secours des étudiants et des enseignants (le bruit en a couru : personne n’y comprendrait rien), en dotant le texte d’un appareil savant permettant d’en éclairer les réelles difficultés, palliant ainsi le manque de notes en Pléiade comme en Folio. Une présentation de la pièce et de son contexte, et un tableau synthétique des principaux résultats de l’analyse lexicométrique, servent d’annonciers à un lexique qui forme le cœur de l’ouvrage, pour se clore sur une importante bibliographie. Ainsi n’ignorera-t-on plus ce que sont le dail, les minonnets, Occismor, Tagès ni « N n n » – à ne pas confondre bien sûr avec « N n n-a ». Tout cela est pratique, et montre combien Claudel mêle différentes traditions – à cette réserve près que, lui-même mix de Frantext et des notes poposées par Michel Lioure dans sa propre édition du texte, ce dictionnaire prête à sourire, ici et là, quand il nous informe, par exemple, que « fleurs de fraisiers » figure chez Bernardin de Saint-Pierre : il en pousse aussi dans nos jardins, n n n-a.
Claudel (2). Paul Claudel. Une visite à Brangues. Conversation avec Jacques Madaule et Pierre Schaeffer en février 1944 (Gallimard, Cahiers de la NRf, 2005, 479 p., 35 €). Le 27 février 1944, deux jeunes hommes de radio sacrifient un précieux stock de disques pour enregistrer, chez lui, une longue conversation avec l’auteur du Soulier de Satin. Ils sont venus saisir une parole d’hommage à Giraudoux, qui vient de mourir. Mais Claudel commence par évoquer la conversation étincelante de Mallarmé et Villiers, déplore qu’on n’ait pu retenir d’eux « ce que quelqu’un a de plus essentiel, qui est sa voix et sa pensée, sa pensée à travers sa voix », regrette enfin que la conscience du micro « gèle » le parleur, limite aussi sa liberté de parole en cette période d’occupation. « Il faudrait que ce soit fait sans qu’on le sache », dit-il – un souhait à rattacher à son refus de garder une copie de la plupart des lettres qu’il envoie, crainte d’y composer avec « un retour d’écrivain » au lieu d’être pleinement sincère. Or, génialement, Schaeffer le prend au mot et laisse, à son insu, tourner la bande, même quand Claudel demande qu’on l’arrête et croit parler sans trace. L’échange glisse, de réflexions sur l’exégèse et la traduction biblique à des charges vigoureuses contre Vichy et l’église collaborationniste, de Tête d’or aux œuvres en cours, de l’hommage à Giraudoux à des réflexions sur Sartre, de la collaboration avec les musiciens à celle avec Barrault, etc. Et Claudel lit, régulièrement, des textes, tout en farfouillant dans ses papiers, pour appeler au besoin sa femme, qui moque son désordre. Le journal apparaît à cette occasion sous un jour que ne permet pas de deviner l’édition en Pléiade actuelle : c’est un étonnant collage de textes, lettres et images que décrivent les trois hommes (« j’y mets mes comptes, j’y mets un tas de choses, c’est pas du tout fait dans un but littéraire »). Ce Claudel sur le vif est bigrement sympathique : il rêve de publier ses textes sur l’Apocalypse sur le mode du roman-feuilleton, croque en quelques traits cocasses la cantatrice « avec son gros bras blanc » qui tente en vain de couvrir l’orchestre d’opéra, et jubile de réciter – off, pense-t-il – quelques diatribes antihitlériennes tirées d’un recueil publié en 40 et censuré après la défaite. Elles incluent notamment sa « Ballade » tout en ironie, qui mériterait plus d’attention critique, et qui est parfaitement servie ici par la diction goguenarde de Claudel. Car le lecteur de la transcription, à ce stade, s’est depuis longtemps décidé à suivre le texte en écoutant les deux CD, intelligemment divisés en plages de quelques pages. En effet, Claudel multiplie des réflexions sur l’architecture et le rendu sonores de son théâtre et de ses vers, qui rendent indispensable l’écoute des disques. Il regrette la disparition d’une certaine prononciation du l mouillé dans « feuille » ou « tilleul », compte des trochées dans la prose, ou mime le type de musique qu’il aurait voulu voir composer pour rendre la tempête dans son Christophe Colomb. Son rêve d’assembler le « mouvement perpétuel » de Paganini et des « bruits » (bris de verre, cris à « étudier ») séduit Schaeffer par son modernisme – il trouvera un écho dans le regret de ne pouvoir composer cinéma et scène (notamment pour donner à voir en gros plan les visages des acteurs, ou pour superposer différentes actions). Le choix d’une édition multimédia, loin du gadget, est donc amplement justifié, et donne tout son intérêt à l’ouvrage. Quand la voix du poète, bien moins rocailleuse que ne le dit la tradition, cesse, abruptement, on aimerait qu’elle se poursuive : son dernier mot est « consonne ».
Cocteau. Soraya Le Corsu, L’Image surréaliste dans l’œuvre de Jean Cocteau (Connaissances et savoirs, 2006, 287 p., 22 €). Accoler le nom de Cocteau à l’adjectif « surréaliste » ne va pas sans provocation, tant Breton – lui essentiellement, parfois secondé par ses hommes de main comme Péret, à qui l’injure ne coûtait jamais rien, ou Jacques Baron – a montré sa détestation froide et irrationnelle de l’auteur du Cap de Bonne–Espérance, d’abord en raison de son homosexualité. Soraya Le Corsu rappelle d’ailleurs avec précision les manifestations de cette haine acharnée. La proximité de certaines œuvres ou de certains thèmes de Cocteau avec la doctrine surréaliste sont incontestables, tout comme son malaise face à la distance et à l’autorité de Breton, sa fascination masochiste devant des a priori qui l’excluaient. Malheureusement, le livre se perd dans trop de généralités : rappel de ce que sont l’écriture automatique, le fantastique et le merveilleux, le thème des miroirs, la présence des anges, etc. Tout cela est bien pesant, et lent, et aurait mérité plus d’énergie et de concision. On a le sentiment d’une longue dissertation qui tourne toute seule sans se soucier jamais de s’adresser à un lecteur précis.
Corps. Corps, littérature et société (1789-1900), sous la direction de Jean-Marie Roulin (Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2005, 310 p., 25 €). Réunissant une vingtaine d’articles, issus d’un colloque et d’un séminaire, ce volume confirme combien la question du corps continue de nourrir la réflexion en littérature comme dans les autres sciences humaines. Il fait ainsi écho à l’actualité éditoriale récente, marquée par la parution d’une Histoire du corps (au Seuil), et d’un Dictionnaire du corps (aux éditions du CNRS). L’article liminaire de Jean-Marie Roulin offre une synthèse des problématiques soulevées par la représentation littéraire du corps, tout en défendant le choix de s’intéresser moins ici aux différents champs de savoir qui élaborent concurremment une telle notion, qu’à la façon dont son évocation textuelle, au XIXe siècle, inscrit dans le livre une réflexion historique et politique. Le volume se lit sans ennui, car l’ensemble des contributions mérite l’attention, mais, soyons un peu critiques, toutes ne suscitent pas le même intérêt. Les articles qui suivent le plus précisément la thématique choisie ont le mérite, par la similarité de leur conclusion, de souligner à quel point la Révolution aura changé les modes de lecture et d’écriture des corps, mais ces études, souvent monographiques, n’échappent pas à des répétitions, à la fois entre elles, et par un certain effet interne de catalogue – comme si traiter des corps devait toujours passerpar une typologie des personnages, au fond bien sage, et par une vérification des thèses de Foucault, Vincent Jouve ou Régine Borderie (dont le Balzac, peintre du corps est cité avec raison par plusieurs auteurs). On pourra donc préférer les contributions qui traitent le sujet de manière décalée, ou plus inattendue. Parmi elles, Paule Petitier s’interroge sur le détail physique chez Michelet historien. Jean-Christophe Abramovici montre les ambivalences de l’écriture sadienne des chairs, tissu de « corps fantômes » plutôt que de présences pleines. François Kerlouegan aborde Mme Putiphar comme un roman noir subverti en roman militant, où se cherche et meurt un corps libre, dont les tares du texte mimeraient la défiguration. Corrine Saminadayar-Perrin suit les mutations de l’incarnation du « corps du peuple » chez Dumas, dans les romans du cycle révolutionnaire où la souveraineté populaire n’en est qu’à son « embryologie ». À partir du Cabinet des antiques, Stefano Lazzarin pose que, chez Balzac, « les idées ont un corps ». Xavier Bourdenet livre une lecture stimulante du Chevalier des Touches, renversant les interprétations qui y voient un roman où Barbey aurait limité la place de la violence. Yoan Vérilhac explore dans le discours critique les représentations physiques du corps écrivain, entre décadence et symbolisme, et Philippe Berthier expose la complexité de la parole physiologique féminine que Balzac prête aux héroines des Mémoires de deux jeunes mariées. Reste que le corpus de référence, essentiellement narratif, aurait sans doute gagné à s’élargir davantage aux autres genres, notamment à la poésie et au théâtre (objet respectivement d’un article), et – malgré tout – à l’écriture didactique et aux textes non littéraires, cette constellation de discours non moins politiques et historiques que les romans ou les mémoires. En effet, Judith Schlanger a bien montré à quel point le champ métaphorique du corps circulait, au XIXe siècle, entre les disciplines et les pratiques, et, dans ce cadre, une analyse de la paralittérature de vulgarisation physiologique, comme les récits de Jean Macé, aurait notamment pu montrer les liens étroits entre idéologie et présentation scientifique du corps. Autre restriction, le corps ne se pense-t-il que comme corps humain, et individuel ? Si l’on comprend qu’un tel ouvrage ne peut viser à l’exhaustivité, il est cependant singulier que, traitant du devenir collectif, au moment précis où le corps lui-même entrait dans un nouveau paradigme historiographique (celui de l’évolution, que lui assigne progressivement l’histoire naturelle), aucune des contributions n’envisage réellement cette dimension (qui ne se réduit pas en littérature au naturalisme, autre grand absent ici).
Cravan. Arthur Cravan, 1887-1918, Exposition du Musée d’art moderne et contemporain, Strasbourg, novembre 2005-février 2006 (Musées de Strasbourg, 110 p., 17 €). Ce joli petit volume au format carré, très illustré, est le catalogue d’une exposition qui s’est tenue pendant l’hiver dernier. Il retiendra l’attention de tous ceux qui s’intéressent à Fabian Lloyd et à sa vie mystérieuse. On y trouve en particulier une importante autobiographie consacrée aux années d’enfance, pleine d’anecdotes et de détails piquants. De nombreux documents sont reproduits, souvent inconnus : lettres, affiches de combats de boxe, photographies. Une étude de Georges Sebbag développe, comme le fait souvent cet auteur, des intuitions numérologiques, avec des bonheurs divers. L’ensemble est curieux et incertain, ce qui est en partie lié à la personnalité même de Cravan, mais on reste tout de même étonné par l’absence de toute explication sur l’attribution au poète-boxeur des tableaux signés Édouard Archinard : seule la préface signée de la sénatrice-maire de Strasbourg et du président de la Communauté urbaine (aucun d’eux ne semble un grand spécialiste de la question) avance l’identité de Cravan et d’Archinard sans aucune justification. Faut-il trouver l’explication dans le fait que l’ensemble des documents est prêté par une galerie parisienne, qui ne peut que bénéficier d’une authentification aussi officielle ? Rappelons que, dans le livre de référence sur Cravan, Maria Lluïsa Borras refuse fermement une telle attribution.
Delteil. Jean-Louis Malves, Alphabet pur Joseph Delteil. Lettres à Choléra (Domens, 2005, 240 p., 17,50 €). C’est le troisième livre de l’auteur, et le troisième consacré à Delteil – il n’hésite d’ailleurs pas à citer ses livres précédents. On sait les dangers de ce genre de grande passion : le mimétisme guette, comme l’indique déjà le nom de Choléra, fille « au tempérament d’amour » (« deux jambes avec un nez dessus et un sexe entre ») empruntée à Delteil. Ce volume n’est pas désagréable, fait d’incessantes digressions, de promenades, de citations, de dérives sur le grand fleuve Delteil. On y parle d’Henri Bataille, de la mort de Fellini, du rugby, de Kenneth White, de Ionesco au Colloque de Cerisy, de tout et de rien, à la lumière sympathique de Joseph Delteil.
Descaves. Lucien Descaves 1861-1949, romancier, dramaturge, historien et chroniqueur. De la Commune à l’Académie Goncourt (Bibliothèque municipale de Brest, 2005, 144 p., s.p.m.). Organisée par la Bibliothèque municipale de Brest, cette exposition, qui s’est tenue de novembre 2005 à janvier 2006, a fait un temps revivre le très oublié Descaves, dont on n’a guère retenu que l’antimilitarisme de son roman Sous-offs et sa cosignature du Manifeste des cinq contre La Terre de Zola. Le meilleur livre de ce réfractaire, un peu perdu dans une œuvre abondante – il écrivit sa première œuvre à seize ans et publia ses mémoires à quatre-vingt-cinq ans – est Une vieille rate. Le catalogue reproduit nombre de documents inédits provenant des archives de l’écrivain, conservées à Brest par le petit-fils de Descaves. La préface est de la plume de Jean de Palacio, et comme déclarait Guitry, c’est tout dire. Bonne initiative d’avoir reproduit, dans le catalogue même, le texte de nombreuses lettres adressées à Descaves par divers correspondants : Huysmans, Paul Gravollet, Jean Ajalbert, P.V. Stock, Gustave Geffroy, Abel Hermant, Rachilde, l’abbé Mugnier – énorme correspondance –, Edmond de Goncourt, Henry Kistemaeckers, jusqu’à la Cour d’assises de la Seine. Petite surprise, un billet de Mallarmé, envoyé pour remercier de l’envoi de Soupes : « La rapidité de vos indignations servie tout à coup par une ironie définitive, le dégoût et le cri exact, avec leur maîtrise d’art presque latent, vous évoquent bien et m’attachent toujours plus à l’écrivain et à l’homme. » Espérons que les concepteurs de futurs catalogues d’expositions consacrées à des écrivains feront de même : plutôt que des notices du genre « Portrait sur huile de Victor Hugo, poète français, né en 1802 à Besançon, mort en 1885 à Paris », reproduire l’intégralité du texte des autographes présentés, quand ils sont, comme ici, pour la plupart inédits. La dédicace du roman de Descaves, La Colonne, paru en 1901, mérite d’être citée : « À la descendance des Héros de la Commune dont la gloire est d’avoir jeté bas le mât de cocagne impérial, les hommes de bronze qui grimpent après et le César qui excite leur émulation, je dédie cet encouragement à recommencer. » Qu’attendent-ils ?
Flaubert. Gustave Flaubert, Vie et travaux du R.P. Cruchard, et autres inédits (Publications de l’Université de Rouen, 2005, 156 p., 15 €). Ce n’est pas tous les jours que ressurgissent des inédits de Flaubert, même si ceux-ci ne sont pas appelés à bouleverser le canon de ses Œuvres complètes. Comme l’indique Bernard Molant, l’inventeur de ces inédits, dans son avant-propos, c’est tout un dossier Flaubert, provenant de Caroline Franklin Grout, nièce et héritière de l’écrivain, qui dormait dans la famille depuis des décennies. Ce dossier malheureusement non autographe, dont l’inventaire est donné en annexe, comprend quarante-trois copies de lettres (dont cinq totalement ou partiellement inédites, qui seront publiées dans le cinquième et dernier volume de laCorrespondance de Flaubert en Pléiade), des photographies et documents divers, et surtout un ensemble de manuscrits que Caroline a copiés de sa main sous le titre Inédits de G. Flaubert en vue d’une plaquette. De ces six manuscrits qui étaient effectivement inédits à la date de leur copie par l’héritière, deux ne le sont plus et ne sont donc pas donnés ici : le premier de la liste, Souvenirs et Impressions, publié en 1965 sous le titre (apocryphe) Souvenirs, notes et pensées intimes et récemment repris au tome I de la nouvelle édition des Œuvres complètes sous le titre Cahiers intimes 1840-1841, et le dernier, Le Chant de la courtisane, publié en fac-similé dans Le Manuscrit autographe en 1928. Restent donc quatre inédits de cinq à sept pages chacun :Biographie du R.P. Cruchard, Bal donné au Czar, 1867, Alfred. 4, 5, 6 Avril 1848, et Mon pauvre Bouilhet. 19, 20, 21 et 22 Juillet 1869, transcrits, présentés et annotés par Matthieu Desportes et Yvan Leclerc. Une redécouverte peut parfois en cacher une autre : c’est en préparant cette publication de Vie et travaux du R.P. Cruchard qu’Yvan Leclerc a découvert que cet inédit ne l’était pas tout à fait. On ne boudera pourtant pas son plaisir de lire ce « Mémoire » dédié à George Sand, sa publication dans la revue Confluences en 1943 étant restée ignorée des Flaubertiens (et des autres), et le texte ici publié présentant des variantes notables par rapport à celui de la revue lyonnaise. Mais à côté de cette parodie très flaubertienne des vies d’ecclésiastiques, où l’ermite de Croisset a mis autant de lui-même que des personnages auxquels il travaille à la même date (1873), ceux de Bouvard et de Pécuchet, la découverte la plus intéressante pour le lecteur, et la plus émouvante, sera celle des trois autres manuscrits – ceux-là doublement inédits, parce qu’ils sont publiés pour la première fois, et parce qu’ils relèvent, eux, d’une écriture inédite chez Flaubert, du moins après la vingtième année, celle du journal intime –, et notamment des deux séries de notes, à quelque vingt ans de distance, sur la mort des amis Alfred Le Poittevin et Louis Bouilhet. Tous ces textes parfaitement édités et commentés valent beaucoup plus qu’un simple détour.
Forest. Philippe Forest, De « Tel Quel » à « L’Infini » : nouveaux essais (Cécile Defaut, 2006, 352 p., 18 €). Recueil d’essais, articles et critiques publiés entre 1995 et 2004, ce volume se place en marge des travaux consacrés par Philippe Forest à l’histoire de Tel Quel et à Sollers, tout en les prolongeant. On connaît sa thèse fondamentale : les reniements et tournants successifs de la revue n’étaient qu’une « apparence » derrière laquelle une intelligence supérieure se plaisait à dénoncer les conformismes du monde intellectuel. L’auteur continue à manifester une adhésion absolue à Sollers et à ses écrits ; malgré les éminentes qualités de l’auteur de Paradis, on aimerait parfois que soit envisageable l’idée que tous ses livres ne sont pas nécessairement les meilleurs et même les seuls aujourd’hui. Ils ne sont pas les seuls, à vrai dire, puisqu’une partie du volume est consacrée à ses alliés, de Marcelin Pleynet et Julia Kristeva au plus jeune Stéphane Zagdanski. Malgré des réticences devant cette trop grande proximité, on est sensible à l’intelligence et à la clarté de ces démonstrations, d’autant que Philippe Forest cette fois ne publie pas dans le sérail, ni au Seuil, ni dans L’Infini : il prend une distance symbolique en donnant son livre à une jeune et dynamique maison d’édition nantaise, convaincu, dit-il, « que, dans un contexte de cadenassage généralisé de la pensée critique, ce sont les marges du système » qui laissent une liberté. Philippe Sollers a dû faire le même raisonnement, puisqu’il publie lui aussi un volume chez le même éditeur.
Fourier. John Bartier, Fourier en Belgique, édité et présenté par Francis Sartorius (Bibliothèque de l’Université libre de Bruxelles et Du Lérot, 2005, 245 p., 35 €). Évoquer Charles Fourier aujourd’hui, c’est certainement faire surgir l’image d’un rêveur d’harmonies et d’un analyste des attractions. Pour autant, une part des études qui lui ont été consacrées depuis 1970 met l’accent sur l’espace harmonien et son caractère anti-sadien. On pourrait à cet égard souligner le travail remarquable d’édition de Simone Debout. Fourier en Belgique est la dernière étude d’envergure inédite de John Bartier, mort en 1980. Cet ouvrage édité et présenté par Francis Sartorius, ancien bibliothécaire de l’Institut d’Études européennes de l’Université libre de Bruxelles, se propose de jeter une lumière sur la réception et la portée des idées sociétaires en Belgique entre 1838 et 1854, entre les luttes de la militante fouriériste Zoé Gatti de Gamond et le projet de colonie phalanstérienne à Réunion au Texas. En dépit du gouffre qui sépare la doctrine de ses réalisations, John Bartier lie de façon nuancée les projets divers des adeptes de Fourier en Belgique en une mosaïque d’expériences sensibles. On découvre ainsi que, loin de se limiter à la diffusion de la doctrine, les phalanstériens de Belgique se sont attachés à explorer les services économiques et sociaux qu’elle pouvait rendre. Dans ces réflexions qui portent plus spécifiquement sur la progression du fouriérisme entre 1845 et 1848 à la suite du voyage et des conférences de Victor Considérant à Bruxelles, le lecteur retrouvera les grandes étapes d’une aventure qui est saisie en son jaillissement. Aussi peut-on mesurer le rôle crucial que joueront les Fouriéristes belges après le coup d’État du 2 décembre 1851.
Galtier-Boissière. Jean Galtier-Boissière, Le Petit Crapouillot. Choix de chroniques 1946-1966 (Du Lérot, 2006, 400 p., 40 €). Les Mémoires de Galtier-Boissière ont encore leurs lecteurs, et des badauds se réjouissent parfois de leur bonne fortune après avoir déniché un vieux numéro du Crapouillot sur les quais ; plus rares sont ceux qui avaient pu découvrir les notes de lecture de Galtier dans Le Petit Crapouillot. D’abord appelée Le Guide du bibliophile, puis Le Petit Crapouillot, guide du lecteur et du bibliophile, enfin Le Petit Crapouillot, cette brochure entièrement rédigée par Galtier-Boissière ne doit pas être confondue avec Le Crapouillot né dans les tranchées, sabordé par son patron durant la guerre et ressuscité en juin 1948. Les premiers numéros, ronéotés, datent de 1946 et sont introuvables, les autres ne sont guère courants. Comme on s’y attendait, Galtier-Boissière se paie la tête des tartuffes et des girouettes du monde des lettres et de la presse : ici, un Éluard acceptant la Légion d’honneur, là un Claude Roy, anticommuniste virulent en 1940, devenu ultra-stalinien en 1946. Même les anciens amis de l’auteur ne sont pas épargnés, tel Dorgelès qualifié de « chèvrechouiste ». Il faut lire les polémiques liées à la collaboration, à la résistance en peau de lapinet surtout à l’épuration, toutes dénoncées par Galtier, dont le verbe faisait autorité, d’autant que son auteur avait toujours eu un comportement inattaquable en tous points et en tous lieux. On s’amuse également à surprendre l’évolution des sentiments de Galtier à l’égard d’Aragon, entre 1948 et 1959, mais il faudrait citer presque tous les textes, tant les œuvres et les hommes retenus sont importants, tant l’intelligence du critique est vive. L’ensemble se lit comme les pages d’un journal, cette magie s’opérant par le fait que Galtier connaissait souvent personnellement ces écrivains. En annexe, un portrait-souvenir écrit par François Aman-Jan, au lendemain de la disparition de Galtier-Boissière. Ces pages éclairent sur la biographie de ce grand bonhomme dont l’existence fut un peu reléguée au second plan, derrière l’aventure de son Crapouillot. Certes, on connaissait la réputation du père, le docteur Galtier-Boissière, auteur du Larousse médical, mais on découvre ici la branche maternelle, avec un grand-père et un grand-oncle qui ne sont autres que le peintre René Ménard et le poète Louis Ménard. Pour le plaisir des yeux, une seconde annexe reproduit le catalogue de la vente de la fabuleuse bibliothèque d’argot de Galtier-Boissière. Terminons par l’incontournable chicane sur quelques erreurs et coquilles : Jeanne Hugo était la petite-fille et non la fille de son grand-père ; Mercereau – alias Eshmer-Valdor – fut encensé par la critique pour Les Thuribulums affaissés et non Les Thrybulums affaissés ; Gaston Couté, qui naquit bien à Beaugency, tourna irrémédiablement mal en 1911 et non en 1941. Sans doute ces carences provenaient-elles du texte original du Petit Crapouillot : elles n’en méritaient pas moins la correction.
Gary-Ajar. Philippe Brenot, Le Manuscrit perdu : Gary-Ajar (L’Esprit du temps, 2005, 163 p., 15 €). « Je ne suis ni biographe, ni historien, je vis d’impressions, je me nourris d’images, de représentations. » Ce sont de telles remarques qui distinguent le livre de Philippe Brenot entre les récentes publications sur et de Romain Gary (L’Affaire homme, Folio) « Cela fait dix ans, dit-il aussi, que je lis chaque jour Le Vin des Morts, dix ans qu’il m’habite, qu’il m’imprègne, qu’il m’a transformé. » À la lecture de ce premier roman inédit de Gary, « œuvre de jeunesse très immature » – raison pour laquelle Diégo Gary, le fils de Romain et de Jean Seberg, s’oppose formellement à sa publication –, Philippe Brenot a découvert que « Gary n’avait pas inventé Ajar, il était tout simplement redevenu Kacem ». Sa possession du manuscrit du Vin des Morts n’est d’ailleurs pas d’une excessive clarté . Lors de la rencontre, dans un café, de Romain Gary, « le regard fixé au loin sur les plaines du Caucase », très peu de temps avant son suicide, celui-ci se serait trompé de serviette, emportant celle de Brenot et lui laissant la sienne et le manuscrit inédit. Or, en tête des notes en fin de volume, l’auteur nous informe que cette substitution romanesque n’a jamais eu lieu ; il faut donc supposer que Philippe Brenot a acquis ce manuscrit d’une autre façon, nous ne saurons pas laquelle. L’héritier s’opposant à la publication du roman inédit de son père, Philippe Brenot doit se contenter de citations-fantômes Ainsi : « Le monde à l’envers du Vin des Morts est peuplé de [ici dix lignes blanches et une note qui renvoie à la page 36 du manuscrit] », citation qui enchaîne immédiatement sur… vingt-et-une lignes blanches !… On se demande qui peut prendre intérêt à ces citations : l’auteur, peut-être ? Le lecteur, certainement pas. La confusion de Romain Gary, de Gengis Cohn et de Jésus-Christ commence même à être gênante quand l’auteur ajoute qu’il vivait « un moment difficile à qualifier, entre le choc amoureux et l’extase mystique ». Eh bien, eh bien, voilà qui est bien.
Goncourt. Paule Adamy, Les Goncourt, à-côtés. Edmond et Jules de Goncourt pastichés (Plein Chant, 2005, 224 pages, 20 €). Voilà une anthologie particulièrement difficile à construire, pour sa disparité : la taille des pastiches est très variable, et les intentions des auteurs tout autant, que ce soit de leur part simple fantaisie, raillerie, ou franche hostilité. Paule Adamy a parfaitement réussi à présenter, dans son ordre d’entrée en scène chronologique, tout ce petit monde, lui-même hétérogène. Le pastiche est un genre littéraire auquel s’adonnent plutôt des journalistes, mais les écrivains, et pas des moindres, s’y sont également essayés. Dans ce très plaisant ouvrage, nous sont présentés une charge de Lemercier de Neuville contre La Fille Élisa, probablement de 1880, élégante plaquette de trente-deux pages par « un auteur bien connu » et publiée « À Rome, au temple de Vénus » ; un surprenant pastiche du Journal des Goncourt par Charles Maurras, donné à La Revue bleue de décembre 1891 ; un « discours de M. Edmond de Goncourt », intitulé « Obsèques de Renan » (1892) par Bazouge, identifié comme étant le journaliste Francis Chevassu (1861-1918) ; un « Journal des Frères Zemganno littérateurs » (1895) par les frères Jean et Pierre Veber ; enfin le morceau de choix, qui occupe plus de la moitié du volume, un « Journal des Goncours [sic] », publié anonymement en 1921. Les recherches de Paule Adamy lui ont permis d’identifier les auteurs principaux de ce pastiche, le plus élaboré de tous ceux qui sont présentés : il s’agit de Pierre Benoit, Léon Deffoux, Charles Derennes et Jean Piot. Le texte, vachard comme savaient l’être les Goncourt à deux, puis Edmond seul, est plus élaboré qu’une simple fantaisie imitatrice : les tics stylistiques y sont bien sûr présents et outrés, bien marqués du temps des Goncourt, mais le monde littéraire de 1921 s’y invite aussi et crée ainsi des anachronismes subtils. Ainsi ce passage, sous la date du « 10 mai 1896 » : « Aujourd’hui, trouvé dans la boîte ces deux papiers mis à la poste à Montparnasse. / “Les Goncours, ces inventeurs de l’écriture artiste, une façon prétentieuse de mal écrire, me donnent sur les nerfs. C’est des fonctionnaires et des empailleurs. Leurs livres ont une odeur de tisane bue dans un mauvais lieu” » (attribué à « André Salmon », qui signe « L’Éveillé » – pour avoir été rédacteur en chef de L’Éveil, précise l’éditrice), passage immédiatement suivi de : « Le second est un poème manuscrit d’un certain Max Jacob : / Goncours / Courtisanes / Concours / Tisanes… / Goncourtisanes ! / Il apparaît bien que ces deux vilains drôles sont complices ! Signalé leurs noms à Hinnique afin qu’après ma mort le prix Goncours ne leur soit jamais attribué » – Hinnique étant évidemment Léon Hennique. Ces jeux de chronologie biographique et d’oppositions stylistiques, avec leurs nombreux acteurs (que les pasticheurs ont pris soin de rassembler dans un Index), sont éclaircis par les présentations et les nombreuses notes érudites de l’éditrice. Ce volume est beaucoup plus qu’une simple anthologie : il permet de dégager une théorie du pastiche par l’exemple, car, écrit Paule Adamy, le pastiche est un jeu d’hommes de lettres qui se jouait « lorsque les textes littéraires canoniques étaient assez présents à la mémoire pour que toute allusion les fasse venir au premier plan de l’esprit, et que se nouent des relations subtiles entre l’ombre-pastiche et la réalité-texte ».
Histoire. Renée Ventresque, Le Procès de l’histoire au XXe siècle (Université Paul Valéry, 2005, 278 p., 15 €). Encore la littérature et l’histoire ! Le sujet connaît une fortune qui ne faiblit pas et fournit la matière de multiples colloques et séminaires. Le présent volume est issu d’un séminaire de DEA qui s’est tenu de 2002 à 2004 à Montpellier, et l’on suppose, en l’absence d’autres précisions sur les auteurs, que les articles présentés reprennent les communications des étudiants. Étudiant, Alain Vaillant ne l’est plus depuis déjà un certain temps (il ne manque pas de le montrer en s’auto-citant abondamment). Il n’est pas non plus vingtiémiste (ce que sont les autres auteurs) et le fait savoir avec vigueur en montrant dans un article plein d’intérêt, textes parfois rares à l’appui, que le discours contemporain sur la fin de la littérature et la crise de l’histoire ne date pas d’hier. Contestant l’interprétation habituelle du terme d’« illusion » dans Illusions perdues (les Balzaciens ne le suivront pas forcément), toute son analyse est fondée, ingénieusement, sur l’exploitation du système qui fait s’articuler, chez Mme de Staël, les trois concepts de mélancolie, d’enthousiasme et de symbole. Le XIXe siècle aboutit, selon sa formule, à un « sensualisme déshistoricisé du temps », qu’il se ferait fort, laisse-t-il entendre, de mettre en évidence à l’œuvre au XXe siècle également – sans parler du XXIe, dont on lui accordera qu’il paraît assez mal engagé. Les autres travaux présentés, d’intérêt variable, abordent des auteurs pas toujours rabâchés : Lorand Gaspar, Jaccottet, Breton, Céline, Pierre Michon, Éluard (à propos de son poème sur Staline), Camus, Malraux, Giono Simon (ces quatre auteurs illustrant « le cosmos contre l’histoire »), Quignard, Bonnefoy, Saint-John Perse (Renée Ventresque : un Perse politique confronté à Sartre, à Camus, sur fond d’histoire mondiale très concrète). On regrette l’absence d’études sur Perec (« l’Histoire avec sa grande hache »), Volodine ou Houellebecq – mais un séminaire ne peut pas tout faire. Dans son introduction, Renée Ventresque hasarde une conclusion pas trop pessimiste, tout en constatant que tous les auteurs étudiés (sauf Éluard) n’attendent aucun progrès de l’Histoire, « ni aujourd’hui, ni demain » : « Peut-être sommes-nous sortis à notre tour d’un moment, celui de la fin de la littérature. » La littérature résiste – c’est bien ce qu’elle a toujours fait de mieux.
Hypotyposes. Georges Parent, Du Directoire à Jules Grévy : Louis Belmontet 1798-1879 (Tapis vert, 2005, 128 p., 16 €). Étrange idée que d’aller ressusciter ce Belmontet qui ne survit guère, et encore, que par un poème de l’Album zutique. Mais le barde impérial était de Montauban, et c’est un sien « pays » qui lui a consacré ce petit livre, qui n’est point une biographie, mais une simple évocation, d’ailleurs remplie de digressions historiques inutiles, probablement pêchées dans un manuel d’histoire du XIXe siècle. Franc-maçon, et plus tard député quasi inamovible de Castelsarrasin, Belmontet s’illustra assez tôt comme bonapartiste, d’abord en chantant le Petit Caporal, qu’il s’employa à ressusciter (L’Empereur n’est pas mort, poème, 1841), puis en célébrant son neveu, et même le fils de celui-ci (Le Fils de Napoléon III, cantate, 1856). « Rare fidélité à une famille et à un idéal », écrit Georges Parent-Launay, qui souligne que le poète avait aussi défendu la Pologne opprimée, et, dans sa jeunesse, pourfendu les Jésuites dans deux pamphlets. Il le loue également d’avoir, dans son Ode élégiaque sur Maximilien, pleuré la mort tragique de l’éphémère empereur du Mexique. En fait, Belmontet a chanté beaucoup de choses : Waterloo, les « braves de l’Empire », la guerre de Crimée, mais aussi Malesherbes, Monk, Talma, les missionnaires, les nombres d’or, etc. On n’a donc que le choix. « Après Sedan et la chute de l’Empire, le poète impérial revint à la foi de son enfance, précise l’auteur, et publia un Choix de pensées et de maximes, extraites de l’Imitation de Jésus-Christ, traduites en vers » : sans doute espérait-il ainsi enfoncer le vieux Corneille. Un détail dont il serait dommage qu’il se perdît : il existe, apprend-on dans ce livre, une commune de Belmontet, sise dans le canton de Montcuq…
Léautaud. Philippe Delerm, Maintenant, foutez-moi la paix ! (Mercure de France, 2005, 144 p., 10,50 €). Pour célébrer le cinquantième anniversaire de la mort de Paul Léautaud, dont il fut l’employeur et l’éditeur, le Mercure de France a choisi deux pointures : Pierre Perret, qui préface le Choix de pages extraites du Journal littéraire (réédition du volume de 1969 – à l’époque, c’était Pascal Pia qui s’en occupait : les temps changent), et Philippe Delerm, l’ami des brasseurs, le spécialiste des plaisirs minuscules ici aux prises avec l’emmerdeur majuscule. L’intention, exposée par l’auteur dans son premier chapitre, est louable. Il s’agit d’aller contre l’image, le cliché, avec lesquels Léautaud est souvent confondu : en fait, le débraillé cacherait l’élégance intérieure, le bohème masquerait l’homme indépendant, le ronchon dissimulerait un grand sensible. Pourquoi pas ? Léautaud lui-même ne taisait pas son agacement devant la caricature qu’on faisait de lui à la fin de sa vie – même s’il n’y avait pas peu contribué dans ses entretiens radiophoniques avec Robert Mallet. Malheureusement, la promesse n’est pas tenue et le reste de l’ouvrage n’est autre qu’une succession de diapositives qui reprennent, chapitre après chapitre, les éléments du stéréotype Léautaud qu’on prétendait combattre : la mère, le bonheur, l’amour, la mort, les animaux, le progrès, la politique, la solitude, aboutissant à un survol hâtif, à une sorte de Léautaud pour débutants ou étudiants pressés. Le principe : meubler, au moyen de quelques banalités, le vide entre les longues citations du Journal ou du Petit ami qui constituent l’essentiel du chapitre. Dans ce digest, Delerm ne s’oublie pas (« quand j’ai commencé à lire et à relire Léautaud, j’étais déjà écrivain »), enfile les avis péremptoires (« il exécrait les adverbes et il avait raison »), les phrases pompeuses (« j’ose affirmer que pas une écriture ne m’a donné à ce point le sentiment de la vraie vie »), les interrogations essentielles (« la question reste posée : eût-il été la providence de Bernard Pivot ? »), voire métaphysiques (« sur quoi repose le principe même d’écrire, s’il ne s’agit de lutter contre la mort ? »), les considérations oiseuses (« le contradictoire Léautaud a aussi le talent de savoir appeler bonheur le goût du soir qui vient »). C’est l’averse d’eau de rose sur Fontenay-aux-Roses, la gorgée de bière dans la bouillie pour chats. Mais n’en faisons pas une maladie, Léautaud sans doute ne s’en serait guère formalisé : « Non, ce mot : postérité me fait éclater de rire. Une seule chose compte : ce dont on peut jouir ou souffrir quand on est vivant. Quand on est parti, ce qui se passe, qu’est-ce que cela peut nous faire ? » (Journal littéraire, décembre 1955).
Libération. Pierre Rimbert, « Libération » de Sartre à Rothschild (Raisons d’agir, 2005, 143 p.,
6 €). Ce petit ouvrage est sans doute appelé à devenir un incontournable de l’histoire de la presse de la fin du XXe siècle. Il donne à voir les coulisses d’une métamorphose et dresse un réquisitoire sans complaisance des compromissions, des calculs de petits poissons rouges de la presse qui rêvèrent de devenir de gros requins. En retraçant l’histoire de Libération, il convie à emprunter l’itinéraire d’une imposture. Issue de l’antre de la gauche prolétarienne, rejeton improbable de la carpe libertaire et du lapin maoïste,Libération éclôt dans les bénévolentes brumes des matins qui devaient théoriquement chanter. Tout commence par la création de l’Agence de presse APL lancée le 18 juin 1971 et bientôt dirigée par Maurice Clavel. Le premier numéro paraît le 18 avril 1973, supervisé par Serge July. Sartre est bombardé directeur officiel, tandis que les fées qui se penchent sur le berceau du nouveau-né se nomment Clavel, Foucault, Chevènement, Sollers, autant de Carabosses que de fées Clochettes. Le Libé des débuts s’inscrit en réaction contre la presse périodique « couchée ». Rapidement, l’influence Mao l’emporte sur l’influence Makhno. Les bases – parité des salaires et capital entre les mains des salariés – auront longtemps valeur de dogme. Un an après sa fondation, la rupture avec le maoïsme, addiction entre-temps passée de mode dans l’intelligentsia germanopratine, est consommée. En 1974, Serge July appelle les journalistes Bouguereau, Kravetz et Péninou, qui permettent de « substituer la compétence journalistique à l’engagement militant ». Après l’interruption de la parution entre février et mai 1981, le journal va s’inscrire dans une nouvelle modernité auto-proclamée qui consiste à défendre ceux qui contestent la contestation. L’auteur nous décrit alors le glissement progressif de ce quotidien de l’ultra-gauche vers le libéralisme. Il explique pourquoi le Libé des débuts et le Libé actuel n’ont plus rien à voir. À partir de 1981, nouvelle forme et normalisation rédactionnelle sont suivies de l’abandon du créneau trinitaire fondateur, avec l’introduction de la publicité, d’une échelle des salaires et de l’ouverture du capital. L’histoire du vote de ce premier reniement nous est expliquée par une manipulation de dernière minute (façon carambouille). Mais la folie des grandeurs amène le journal au bord du dépôt de bilan en 1995. De 1983 à 1996, 80% du capital de Libération est passé des mains de l’équipe à celles d’actionnaires extérieurs (les groupes Perrier, André, Casino, etc.). En 1996, Jérôme Seydoux Fornier de Clausonne s’offre 66 % des parts du capital du journal de Sartre. Pierre Rimbert résume ainsi la démarche entreprise par le quotidien : « Toute la logique de la presse industrielle est là : il ne suffisait pas de changer la petite unité militante que fut Libération en entreprise normalisée ; il fallait ensuite poursuivre les fins suprêmes d’une entreprise que sont la croissance et le profit. Grossir. Faire du journal une marque et de cette marque un groupe qui puisse tuer la concurrence. » Cette normalisation passe même par l’irruption symptomatique d’une sorte de Terminator qu’on aurait pu imaginer partout ailleurs mais pas à Libération. Pierre Rimbert relate les agissements d’un certain Bozo – sans aucun lien de parenté avec le clown –, qui terrorise littéralement le personnel. Il est là pour « cogner sur la masse salariale », pilonner les journalistes du service Culture « qui en foutent le moins », ou encore traquer une journaliste qualifiée de « salope » par le gentleman. Comment les journalistes et le directeur de Libération ont-ils pu accepter alors cet état de choses ? Pierre Rimbert l’explique par un reniement confortablement préparé : « Si les opposants acceptent d’engager le dialogue avec la classe dirigeante, c’est souvent parce que cette dernière leur dépêche pour plaider sa cause des éclaireurs anticonformistes. » Et il ajoute : « Ainsi la bourgeoisie intègre-t-elle en son sein ses propres contestataires qui, une fois domestiqués, la régénèrent. » De fait, Pierre Rimbert égrène les prises de position de Libération depuis les années 1980, de la conversion à la politique d’austérité à l’engagement pour la première guerre en Irak, en passant par le soutien aux contras et à la politique de l’Otan. Dans le même ordre d’idées, il évoque la part prise par le quotidien dans cette pantalonnade que fut la série d’émissions intitulée Vive la crise, présentée à la télévision par le Papé Montand. Ainsi, le journal aura-t-il « travaillé au recentrage de la vie politique ; ce dessein accompli, il [deviendra] un quotidien sans projet, sans idées : sans colonne vertébrale. De SOS Racisme à la “nouvelle économie”, de Bernard Tapie à Jean-Marie Messier, de Lady Di à Monica Lewinsky, le quotidien (se pétrifiera) en rose des vents, concrétion des modes successives ». Et dans cette évolution, l’auteur insiste pour souligner l’influence du fameux club Saint-Simon. Pour accablant que soit le constat dressé par ce livre, il n’en reste pas moins que, de tous ses confrères du matin, Libération demeure le quotidien le plus agréable à lire, sauf que son encre laisse les mains sales, ultime clin d’œil à Sartre, sans doute.
Mallarmé (1). Michel Murat, Le Coup de dés de Mallarmé… Un recommencement de la poésie (Belin, 2005, 180 p., 19 €). Si la signification du poème testamentaire de Mallarmé a suscité bien des interprétations, sa forme versifiée a rarement été prise pour objet d’analyse. C’est l’originalité du point de vue de Michel Murat. Il soutient l’idée que le vers est une clé essentielle du poème, parce qu’y joue une relation inédite entre forme et métrique qui ne se réduit ni à la querelle du vers libre, ni à la crise de la versification traditionnelle. Après avoir rendu compte de l’évolution des réflexions de Mallarmé sur le vers, il montre la manière dont le Coup de dés déconstruit le vers traditionnel dont il conserve cependant la mémoire, puis se réorganise dans un récit composé sur une double page dont les principes de composition et de couplages sont pleinement maîtrisés en vue d’installer une poétique nouvelle. Murat est particulièrement convaincant quand il éclaire les techniques utilisées par l’auteur pour composer sa partition typographique. Il l’est sans doute moins en décrivant brièvement la musicalité de sa langue, dans un commentaire qui évoque seulement l’harmonie imitative. La « paraphrase sommaire » qui accompagne la reproduction du poème introduit un peu subrepticement une lecture sémantique à laquelle l’ouvrage prétendait échapper. Reste que de manière très claire, pédagogique même, ce petit ouvrage synthétique est un vrai apport à l’exégèse mallarméenne.
Mallarmé (2). Mireille Ruppli-Coursange, Sylvie Thorel-Cailleteau, Mallarmé, la grammaire et le grimoire (Droz, 2005, 232 p., 39,51 €). C’est à l’enseigne double de la grammaire et du grimoire – deux mots qui, étymologiquement, n’en sont qu’un – que ce livre à quatre mains, unissant les compétences d’une linguiste (pour la grammaire) et d’une littéraire (pour le grimoire) se propose de reparcourir, en une douzaine de chapitres, l’aventure poétique de Mallarmé en liaison étroite avec son fondement linguistique. Après deux chapitres qui ressaisissent le point de départ proprement poétique de cette aventure sous le double patronage de Baudelaire et de Poe (« Le Principe poétique ») et le moment capital d’Hérodiade, les cinq chapitres suivants s’attachent, à partir d’un rapide état des lieux de la science linguistique en 1870, à la formation de la grammaire mallarméenne, non point de manière abstraite, mais toujours à partir d’une œuvre (les Notes sur le langage, Igitur, Les Mots anglais, Les Dieux antiques). Et parce qu’il ne s’agit pas tant de développer cette grammaire pour elle-même que d’y voir la condition même – ou la « philosophie latente » – du grimoire, les cinq derniers chapitres proposent autant d’illustrations transversales de cette poésie grammaticale d’un nouveau genre, qu’il s’agisse, du Faune à Bucolique en passant par le rapport à Verlaine, d’une belle relecture du mythe de Marsyas (« La Tentation de la flûte »), du filage de la métaphore florale comme principe poétique (« Les Fleurs de la poésie »), de la poétique des riens, de La Dernière Mode aux Vers de circonstance (« Éventails »), de la crise de vers (« Vers ») ou du Coup de dés (« Le Champ de la page »). Tout n’est évidemment pas neuf, dans cet essai subtil, bien écrit et toujours suggestif, mais à côté de développements plus convenus, les pages les plus intéressantes, sont, outre la relecture du mythe de Marsyas (qui déborde d’ailleurs le chapitre qui lui est explicitement consacré pour constituer un des discrets fils rouges du livre, avec la métaphore alchimique), la fine analyse de ces notes difficiles, lacunaires et pour cette raison peu commentées, qui sont évidemment au cœur de la perspective ici développée, les Notes sur le langage.
Maupassant. Madame Thomassin de Guy de Maupassant, en collaboration avec William Busnach, édition de Marlo Johnston (Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2005, 153 p., 15 €). Cette pièce en un acte, créée en janvier 1883 au Théâtre Cluny, avait été signée par William Busnach, bien connu pour ses adaptations à succès des romans de Zola, en particulier L’Assommoir. Marlo Johnston cherche à démontrer, grâce aux registres de la SACD, qu’en dépit de ses vigoureuses dénégations, Maupassant en est un des auteurs, et certainement le principal. La pièce n’offre en elle-même guère d’intérêt (un mari découvre l’infidélité de sa femme au moment de l’enterrement de celle-ci), mais le contexte est intéressant : c’est avec de telles œuvres et sur un tel ton qu’Antoine va bientôt entreprendre sa réforme. Le travail de Marlo Johnston est complet : il s’agit d’un essai sur Maupassant et le théâtre beaucoup plus que d’une édition de la pièce (dont le texte occupe vingt-trois pages). Outre une étude des représentations et de l’accueil (mauvais) fait àMadame Thomassin, suivi d’un relevé exhaustif des réactions critiques, elle donne des développements sur les rapports complexes de Maupassant et du théâtre (dont les projets d’adaptation de Pierre et Jean et Bel-ami), ainsi qu’un portrait de l’attachant personnage que fut Busnach, auteur de plus de cent pièces, adaptations de romans ou œuvres originales. Ce petit volume est un apport important à la connaissance du théâtre parisien à la veille de la naissance du Théâtre Libre. On notera que le rôle de la servante, Julie, était tenu par Louise France, la future Mère Ubu. Page 137, Marlo Johnston se demande qui est le colonel Ramollet : il s’agit plutôt de Ramollot, le héros, alors célèbre, de Charles Leroy et dont les aventures commencèrent à paraître précisément en 1883.
Monologues. Anthologie de monologues fumistes, textes choisis par Françoise Dubor (Presses universitaires de Rennes, 2005, 258 p., 16 €). Le critique de service arrive en courant, d’un air effaré, il tient à la main un livre broché, mi partie jaune et noir. « Vous ne savez pas ce qu’il m’arrive ? Je viens de lire d’un anthologie de monologues fumistes (“fumistes”, c’est une façon de les situer autour de 1880, car beaucoup sont plutôt tout simplement comiques). C’est la vie. Il y en a de bons, de très bons même, de Georges Moynet, de Jules Jouy ; mais il y en a aussi de moins bons, vous savez ce que c’est ? L’humour vieillit mal. C’est en tout cas une occasion de se rendre compte, si on aime le théâtre, que pour apprécier un genre il faut tout prendre, et que tout n’est pas bon. Voilà en tout cas un livre qu’on ouvre en se disant : “Chouette, je vais relire les meilleurs monologues que je connais”. Ouiche. Vous cherchez les monologues de Charles Cros : pas plus de Cros que sur la main. Françoise Dubor nous prévient alors qu’ils sont trop connus pour être repris dans une anthologie. Et ceux d’Alphonse Allais ? De Mac Nab ? Ne sont-ils pas assez “fumistes” ? Ou La Muette d’Alexandre Pothey ? Trop connus ? Heureusement, elle n’a pas oublié les grands classiques. Les Écrevisses de Jacques Normand, qu’il faut avoir lu au moins une fois si on veut comprendre les allusions que tout le monde y fait à la fin du siècle. Et ce modèle de la “charge d’atelier”, La Lettre du fusilier Bridet d’Émile Durandeau. Un monologue tel que Par téléphone de Jules Legoux (1883) nous intéresse pour comprendre l’usage de ce moyen de communication alors balbutiant (et devenu depuis un appareil à monologues). La préface de Françoise Dubor est riche, mais ses notes parfois trop généreuses, comme celle-ci à propos d’un “rideau de la Méduse” : “Faut-il préciser l’allusion au célèbre tableau de Géricault, Le Radeau de la Méduse (1818-1819) ?” On a bien envie de lui répondre que ce n’est pas nécessaire, mais on ne lui en veut pas. » Il revient à l’avant-scène et se penche au-dessus du souffleur : « Un dernier mot : voilà une anthologie de textes qui ne courent pas les rues. »
Montréal. Micheline Cambron et coll., La Vie culturelle à Montréal vers 1900 (Fides, 2005, 413 p. et un CD, 36 €). Le vaste mouvement social, culturel et politique qui a totalement bouleversé le Québec à partir des années 60 s’était accompagné de la création d’une mythologie manichéenne. Elle opposait, de façon d’ailleurs très mobilisatrice, la modernité de la « Révolution tranquille » à la « Grande noirceur » qui aurait étouffé, depuis le XIXe siècle, cette province canadienne largement francophone. Il a fallu beaucoup de temps pour sortir de cette vision simplificatrice. Une nouvelle génération de chercheurs québécois s’efforce de relire ce passé en oubliant ou en critiquant les préjugés de la génération précédente. L’ouvrage dirigé par Micheline Cambron offre à la fois un bilan et une illustration de cette démarche et de ses résultats. Là où l’on ne voulait voir qu’une société rurale réactionnaire aliénée par une religion obscurantiste, oppressée en sus par des Anglais méprisants et sans scrupules, apparaît une société plus complexe, dynamique, beaucoup plus ouverte qu’il ne semblait. Montréal – alors la métropole du Canada – était en fait le foyer d’une vie culturelle nullement étrangère à la modernité, d’autant que toute la période connut un développement industriel et commercial, malgré des crises cycliques. On y fait avec enthousiasme de la littérature, du théâtre, de la peinture; on construit, on enseigne, on débat avec énergie, et l’on voyage beaucoup (quand on en a les moyens, ce qui est le cas de la bourgeoisie canadienne française en émergence). Un très grand nombre de jeunes gens (et même quelques jeunes filles – oubliées dans ce bilan peu féministe) passent ainsi des mois voire des années à Paris et en rapportent évidemment beaucoup d’idées nouvelles. Toute cette activité laisse des traces, matérielles ou intellectuelles, mais encore fallait-il avoir la curiosité de les retrouver, de les interroger, puis de leur rendre justice en essayant de les comprendre sans les déprécier a priori en les comparant aux productions de sociétés contemporaines incontestablement plus riches et plus libres sur le plan culturel. Ce copieux ouvrage collectif offre des études de cas et quelques analyses, mais surtout de nombreux documents et des indications de recherche qui seront précieuses pour faire avancer les connaissances. À un « état des lieux » s’ajoute une série d’articles tournant autour de ce qui s’est appelé l’« école littéraire de Montréal », le premier mouvement collectif d’importance à la fin du XIXe siècle, mais dont n’avait surnagé jusqu’ici que la figure de jeune prodige poétique de Nelligan, mort fou après des années d’internement – ce qui avait tout pour favoriser l’émergence d’un mythe quelque peu excessif, avec aussi l’inconvénient d’occulter tout le reste. Albert Lozeau, Albert Ferland, Dantin, Charles Gill, à qui sont consacrés de brefs chapitres, ne méritent pas l’oubli total. On pourrait en dire autant de certains peintres, généralement formés en France, et qui en ont rapporté une pratique de leur art tout à fait honorable, si l’on en juge par les reproductions offertes dans ce volume. Louis-Philippe Hébert, Ozias Leduc, Edmond Dyonnet, Georges Delfosse ne sont clairement pas des novateurs subversifs, mais ils permettent de comprendre de quelle ancienne et solide tradition se détacheront plus tard des artistes aux carrières nettement plus internationales et plus sulfureuses, comme Borduas, Riopelle ou le génial Pellan. L’apport sans doute le plus curieux et le plus novateur de cet ensemble réside dans ce qu’il dit de la vie théâtrale à Montréal vers 1900 et, encore plus étonnant, de la vie musicale, avec sa scène lyrique vivante et bien branchée sur les circuits européens et américains de l’époque. Les amateurs d’histoire de l’opéra se rappelleront que la célèbre Albani était née Emma Lajeunesse à Montréal en 1847. Le cédérom joint à l’ouvrage donne à entendre toute une série d’œuvres de compositeurs canadiens-français de l’époque, pour la plupart bien oubliés, ou encore des œuvres d’autres origines mais enregistrées au début du XXe siècle par des interprètes locaux (dont l’Albani, justement, enregistrée en 1904 chantant du Hérold). Pour compléter l’histoire de la vie culturelle montréalaise fin-de-siècle, il reste encore beaucoup de travail à faire, en particulier par l’étude des nombreux journaux et périodiques qui n’ont été étudiés jusqu’ici que très partiellement, et dont Micheline Cambron donne un bon aperçu. Un pareil travail est cependant fait pour donner l’impulsion nécessaire à de nouveaux chercheurs. Notes nombreuses, bibliographie abondante et index détaillé constitueront un bon point de départ.
Munier. Chantal Colomb, Roger Munier et la « topologie de l’être » (L’Harmattan, 2004, 320 p., 28,30 €). Tous les poètes n’ont pas, comme Roger Munier, la chance d’avoir des lecteurs aussi passionnés, attentifs et sérieux que Chantal Colomb. Le gros essai qu’elle consacre à son poète de prédilection n’est pas une célébration hagiographique, mais une entreprise de compréhension d’une œuvre et d’une pensée particulièrement exigeantes à partir d’un horizon poétique, philosophique et mystique d’une vaste ampleur. La « topologie de l’être » : l’expression est de Heidegger, et c’est la relation de Munier à ce philosophe et à sa pensée qui forme l’axe de la lecture qu’offre ici Chantal Colomb. Relation qui ne fait que se complexifier au fur et à mesure que Munier évolue en se rapprochant de la mystique apophatique, s’écartant ainsi de la démarche épiphanique qui épousait la philosophie heidegerrienne d’après la Kehre. On est là très loin, évidemment, des jeux de langage qui ont beaucoup occupé l’attention en se faisant passer pour le tout de la poésie contemporaine. L’œuvre de Munier n’est pas à la mode, pas plus que Heidegger lui-même, Silesius ou les romantiques allemands. Ce n’est certes pas une raison pour ne pas prêter attention à une œuvre qui poursuit son chemin vers la « déité néante » par des voies qui ne sont pas sans rappeler celles de Bataille, comme le souligne Chantal Colomb. L’ouvrage vaut donc d’être lu, pour ce qu’il nous apprend d’un poète important, mais aussi pour la culture philosophique et poétique qu’il nous fait reparcourir avec intelligence et clarté, comme en témoigne un index bien fourni. Lecture à compléter par celle de Sauf-conduit, entretien de Chantal Colomb avec Roger Munier publié chez Lettres vives.
Oulipo. Jacques Bens, Genèse de l’Oulipo 1960-1963 (Castor astral, 2005, 256 p., 19 €). Fallait-il rééditer cet ouvrage initialement paru en 1980 ? La réponse est assurément positive tant, à relire ces comptes rendus des quarante premières réunions de ce qui deviendra l’Oulipo (qui ne trouve pas d’emblée son nom définitif), on plonge au cœur des débuts de l’Ouvroir – et, à bien des égards, de ce qu’il est encore aujourd’hui. Si ces comptes rendus permettent de revivre les tâtonnements du groupe naissant (où l’on repasse par les relations avec le collège de ‘Pataphysique comme par l’affirmation de la différenciation radicale d’avec l’héritage surréaliste), ils manifestent aussi la cohérence d’une démarche prolongée jusqu’à nos jours, à travers d’autres voix, celles qui composent l’Oulipo de 2006. Dès les premières séances s’affiche ainsi la protestation de sérieux (« nous ne sommes pas des petits plaisantins », s’exclame Queneau en avril 1961), alliée à une pratique de l’humour revendiquée (le même Queneau protestant qu’il n’est « pas interdit d’utiliser l’Almanach Vermot »), les séances elles-mêmes alliant les propos les plus sérieux et les préoccupations les plus directement culinaires, qui inscrivent de ce point de vue l’Oulipo naissant dans une tradition bien française. Dès ses premiers mois, l’Oulipo affirme sa détermination à pratiquer une méthode de caractère scientifique ; il ne tarde pas non plus à réfléchir au recours à l’informatique pour l’analyse des textes. Un certain culte du secret, qui marquera les premières années de l’Ouvroir, s’affiche ici clairement, y compris sous son aspect ludique. Surtout, on voit la mise en œuvre quasi immédiate du groupe dans sa double détermination : analyser des textes anciens pour y déceler le recours à des structures ; inventer des contraintes susceptibles de produire de nouveaux textes (le S + 7, par exemple). En somme, ce livre pourrait bien constituer une bonne initiation à l’Oulipo et à ses enjeux, même si les oulipiens ont depuis longtemps publié divers ouvrages assumant plus directement cette fonction (voir bibliographie en fin de volume). La réédition procurée par Jacques Duchateau a ses mérites (mises en perspective en pré- et postface, exemples de productions textuelles et lexique de noms parfois oubliés en annexe) même si les comptes rendus auraient pu donner lieu à une édition plus annotée, mieux éclairée sur un certain nombre de points. Cet ouvrage, du point de vue de son régime éditorial, ne relève pas d’une démarche strictement scientifique, au sens universitaire du terme. On peut s’en satisfaire et goûter en promeneur l’atmosphère des premières séances de l’Ouvroir – ou l’on peut regretter un autre type de démarche, qui satisferait peut-être davantage encore les bons connaisseurs de l’Oulipo.
Peretti Della Rocca. Suzanne Cervera-Mattei, Jean de Peretti della Rocca, 1885-1932. Journalisme et poésie à la Belle Époque (Alain Piazzola, 2005, 147 p., 23 €). Le sous-titre précise utilement « Journalisme et poésie à la Belle Époque », la plupart des lecteurs d’aujourd’hui ignorant tout de ce personnage. D’origine corse, comme son nom l’indique, Jean de Peretti naquit en 1855 et mourut en 1932. Il joua un rôle important dans la presse de son île natale, mais aussi à Nice où il publia longtemps Nice littéraire, revue mondaine qu’il animait avec sa femme, née au Mans (Peretti passa quelques années dans cette ville, ainsi qu’à Angers) et qui prit le pseudonyme de Nicette. Sa poésie est essentiellement « de circonstance » et son théâtre un peu trop prévisible (Sampiero Corso, « drame en vers et en cinq actes et un prologue », joué en 1889 à Angers avant de l’être en Corse). Si on les trouvait, qui ne voudrait lire ses romans aux titres prometteurs : Les Écumeurs de Nice, « roman moderne » de 1893, ou Les Aventuriers de la Côte d’Azur, publié l’année suivante ? Le principal titre de Jean de Peretti à notre intérêt est sans doute d’avoir su accueillir et apprécier l’encombrant Jean Lorrain dans ses années niçoises. Le livre manque un peu de vigueur, mais l’ensemble est plutôt pittoresque et ne déplaira pas aux curieux.
Prévost. Jean Prévost aux avant-postes, sous la direction de Jean-Pierre Longre et William Marx (Les Impressions nouvelles, 2006, 142 p., 16 €). Minutes d’un colloque qui s’est tenu à l’Université Lyon-3 en décembre 2004, dans l’espoir de voir réhabilitée une des grandes figures de l’histoire littéraire de l’entre-deux guerres, qui eut la malchance de mourir trop tôt, à l’âge de 43 ans, le 1er août 1944, lorsqu’il combattait les Allemands dans le Vercors. Un colloque pas ennuyeux, même s’il balaye large, du domaine familial (avec toutefois bien des réserves) à l’inévitable glose doctorale post-genettienne. S’agissant d’un homme, certes de lettres, mais autant écrivain que journaliste, et qui voulait avant tout ne pas rater sa vie, nous retiendrons ces trois portraits : du militant par Gilles Vergnon, du journaliste par Catherine Helbert, du critique de cinéma (quoique encore incomplet) par Mireille Brangé. Pourquoi, maintenant, cette sèche biographie ? Pourquoi renvoyer à d’autres ouvrages pour disposer d’une bibliographie ? Pourquoi ne pas nous avoir fourni un mini-arbre généalogique, car on s’y perd un peu ? Pour une vraie réhabilitation, reste à trouver la maison qui rééditera l’ensemble des articles de Prévost. Que fait la firme Gallimard ?
Proust. Henri Raczymow, Le Paris retrouvé de Marcel Proust (Parigramme, 2005, 256 p., 25 €). Un album iconographique de plus sur l’univers de Marcel ? C’est vrai que le genre – car c’en est devenu un – surcharge les rayons de nos bibliothèques à la lettre P, mais celui-ci se distingue des précédents par l’abondance de la couleur (on découvre les coloris d’illustrations perpétuellement reproduites jusqu’ici en noir et blanc) et par la répartition en quartiers, ceux de Paris, d’Auteuil-Passy aux Grands Boulevards, en traînant du côté des Champs-Élysées et du Faubourg Saint-Honoré, sans oublier les détours vers la Plaine Monceau, le Bois de Boulogne et le Faubourg Saint-Germain. Tels furent les décors de l’aquarium, ou de la cage, comme on voudra, où Proust fit évoluer les marionnettes de cette Recherche dans laquelle il a disséqué les bons et les pires côtés de l’espèce qu’on dit humaine.
Renard. Jules Renard en verve, présentation et choix de Jacques Bens (Horay, 2004, 117 p., 7,50 €). Nous n’avons rien contre les bonnes et surtout les mauvaises paroles, pourvu qu’elles soient authentifiées et retrouvables. Jacques Bens, avec toutes les précautions d’usage (« à les extraire de leur milieu naturel, on risque de projeter sur leur auteur un éclairage spécieux, de le déformer, de le trahir »), s’était appuyé sur l’édition de la Pléiade, mais sans références précises – se contentant seulement d’indiquer les années d’énonciation. Depuis, quelques éditions nous ont facilité le parcours de l’explosif Journalde J.R. Mais il est un peu fatiguant de recoller les pièces dans ce choix : c’est l’envers des fameuses « brèves en trois lignes » de Félix Fénéon pour Le Matin. Ici, il faut en plus retrouver le contexte.
Rimbaud. Giovanni Dotoli, Rimbaud ingénieur (Schena et Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2006, 350 p., 30 €). Après son regrettable Rimbaud, l’Italie, les Italiens, l’auteur publie, toujours dans la collection franco-italienne qu’il codirige avec les éminents Pierre Brunel et Robert Kopp, un Rimbaud ingénieur qui a pour seul intérêt la reproduction fac-similé, en fin de volume, de la couverture de tous les livres que Rimbaud a cherché à lire pendant son séjour dans les pays de la Mer rouge, du Manuel de l’ingénieur des Ponts et Chaussées d’Alphonse Debauve – mais oui, un ancêtre du collaborateur d’Histoires littéraires – au Cours élémentaire de mécanique théorique et appliquée de Charles-Eugène Delaunay. Un tel ensemble, qui n’avait jamais été réuni, démontre à quel point le défroqué de la poésie était resté « philomathe » dans la fournaise d’Aden ou dans la citée perdue du Harar. Pour le reste, ce Rimbaud ingénieur accumule des inventions (le « meilleur ami » de Rimbaud pendant ses derniers mois à Harar serait un maître-maçon italien du nom de Giovanni Battista Olivoni), des bévues (la carte postale à Delahaye de 1884 est un faux connu de longue date), et des erreurs : sont notamment attribués à Rimbaud des clichés photographiques qui n’ont jamais été pris à Harar par l’ancien poète, comme « les arcades de la maison César Tian d’Aden, avec l’activité fiévreuse des ouvriers qui travaillent pour le café » ou comme « le portrait de la belle femme d’Abyssinie » qui fut un temps la compagne de l’employé de la maison Bardey, Mazeran et Cie.Roman. Roger Godard, Itinéraire du roman contemporain (Armand Colin, 2006, 283 p., s.p.m.). Étourdiment, on s’était dit : chic ! la critique s’intéresse à l’extrême contemporain : on allait trouver de bonnes raisons de s’intéresser à des textes noyés dans l’écume de la surproduction, inconnus ou médiatiques. En fait de découverte, on va ici de François Bon à Pascal Quignard, en passant par Philippe Claudel et Lydie Salvayre : inutile d’espérer le grand frisson. D’ailleurs, laissons les auteurs en paix : quel que soit l’intérêt, au minimum divers, de leurs œuvres, leur point commun est d’être lus par Roger Godard de la plus plate manière, de celle qui fait des relevés thématiques et paraphrase narrateur ou auteur avec la plus ferme routine. D’itinéraire, point : à chaque auteur sa lecture, d’ambition scolaire, sans plus. On comprendra, en refermant l’ouvrage, qu’il s’agit d’un opus destiné aux enseignants du secondaire, et pourquoi pas, en effet, élargir un peu le champ de la littérature officiellement légitime dans leur esprit ? À eux de dire s’ils préfèrent lire une dissertation plutôt que de la littérature, même un peu verte.
Roman historique. Gérard Gengembre, Le Roman historique (Klincksieck, 2006, 160 p., 12 €). Il ne faut pas croire tout ce qu’on raconte sur l’Internet. Gérard Gengembre dit dans son avant-propos avoir trouvé sur Google, en avril 2005, 779 000 références à l’expression « roman historique ». Curieux de valider ces chiffres, nous ne trouvons plus que 420 000 mentions un an plus tard ! Ce qui servait d’argument pour affirmer que le roman historique jouissait « d’une popularité qui ne se dément pas, bien au contraire ! » se trouverait donc prouver au contraire une décadence dramatique et accélérée. À ce rythme, plus personne ne parlerait de roman historique en 2007 ! Si tel était le cas, heureusement, il resterait toujours ce petit livre, plein de références et d’idées. On croyait l’éditeur Klincksieck mal en point après la faillite de 2002 – il revit dans une collection au format original, puisqu’il s’agit de traiter de vastes sujets en « 50 questions ». Gérard Gengembre s’est prêté au jeu, qui a dû l’amuser : ce qui aurait constitué des sous-sections dans un autre format devient ici de brefs chapitres répondant à des questions comme : « Depuis quand le roman parle-t-il de l’Histoire ? », « Quelle place occupe le mal du siècle ? », « En quoi le roman balzacien est-il moderne ? », etc. On voit tout ce que la formule doit à l’increvable tradition des sujets d’examen et l’on imagine bien quel attrait cela peut avoir pour de futurs examinés. Mêlant l’érudition classique et la critique récente (seuls les critiques sont cités, pas les œuvres littéraires), le roman français et le roman européen, les auteurs du XIXe siècle et ceux de la dernière pluie, tout cela sur un ton assez allègre et sans pédantisme ni langue de bois, voilà un petit livre où tout le monde peut apprendre quelque chose, ce qui n’est pas toujours le cas. Remarquable audace, la bibliographie (suggestive et variée) va jusqu’à citer des références en anglais ou en allemand. Cela dit, la forme interrogative n’est pas qu’un truc de marketing pédagogique : Gérard Gengembre montre bien qu’elle correspond à la difficulté de dire ce qu’est le roman populaire, et il fait habilement de ce questionnement un levier qui justifie un parcours éclectique d’une grande liberté. Le fond en demeure cependant une interrogation plus globale, celle que chaque époque repose à son tour (cf. les ouvrages dirigés par Gisèle Séginger ou Renée Ventresque, recensés ici-même), sur la nature de l’histoire d’une part, sur la relation compliquée et jamais stabilisée entre histoire et littérature, d’autre part. Mais, depuis qu’il existe, le « roman historique » s’épanouit sans se poser tant de questions et force est de constater qu’en dépit de tous les discours sur l’impossibilité de l’histoire comme sur la fin de la littérature, il prospère. A la dernière question – « Quel est donc l’avenir du roman historique » –, Gérard Gengembre peut répondre avec sérénité : « Radieux…Positivement radieux. »
Siècle. Jean-François Sirinelli, Comprendre le XXe siècle français (Fayard, 2005, 526 p., 26 €). L’objet de ce livre est bien le XXe siècle, mais, comme aurait pu dire Zola, « vu à travers un tempérament ». Il y est en effet autant question de l’historien que de l’histoire elle-même, dans la mesure où Sirinelli cherche à retracer la façon dont, programmé pour faire un historien « normal », la logique capricieuse de ses intérêts et de son parcours l’a amené à devenir un historien de cette chose étrange qu’est la France contemporaine. De fait, l’ouvrage rassemble des articles qui balisent cet itinéraire menant (pour la thèse) de l’étude des khâgneux et des normaliens de la première moitié du XXe siècle à la France des sixties et des baby-boomers, le tout centré sur les intellectuels et sur fond d’affirmation croissante de ce qui est devenu l’« histoire culturelle » à la française (parente récalcitrante des cultural studies anglo-saxonnes). Pour qui n’aurait pas lu les livres de l’auteur sur toutes ces questions, ce recueil d’articles en constituera un bon résumé, puisque la plupart reprennent ou annoncent ce que les ouvrages plus étendus développent en détail. Notons que si des littérateurs sont souvent mentionnés, la littérature n’est à peu près jamais évoquée en tant que telle, dans la mesure où les auteurs présents dans l’index ne figurent ici que comme « intellectuels », c’est-à-dire signataires de manifestes, journalistes ou figures politiques, la plupart du temps dans des listes assez prévisibles. Aura-t-on mieux compris le XXe siècle après avoir lu ces essais ? Oui, sans doute, mais d’une façon qui reste partielle puisque l’étude des intellectuels comme acteurs publics laisse complètement dans l’ombre l’action intellectuelle en elle-même, qu’elle soit d’essence artistique, littéraire ou scientifique. Les scientifiques sont d’ailleurs totalement absents – n’y aurait-il pas quelques intellectuels, dans le tas?
Simenon. Michel Carly, Simenon, les années secrètes : Vendée 1940-1945 (D’Orbestier, 2005, 180 p., 19 €). L’auteur (« un des meilleurs spécialistes de Simenon » selon la quatrième de couverture) a-t-il découvert beaucoup d’informations inédites sur le séjour de Simenon en Vendée pendant les années de guerre, entre 1940 et 1945 ? C’est possible, mais le livre est si mal écrit, si mal ordonné qu’il est impossible de s’en convaincre. La biographie se mêle aux remarques sur les livres écrits pendant cette période. Il y a des témoignages de survivants et une iconographie parfois pittoresque, mais, encore une fois, l’absence de maîtrise du récit est décourageante. Le livre pourra cependant divertir les vacanciers des Sables d’Olonne pendant les journées de pluie d’un été prochain, au cas où ils n’auraient aucun vrai Simenon à lire.
Soupault. Philippe Soupault, Littérature et le reste. 1919-1931 (Gallimard, 2006, 403 p. 45 €). Du groupe surréaliste, Philippe Soupault est né parmi les premiers et mort le dernier. De là, probablement, son restant de notoriété et l’activité éditoriale résiduelle autour de son nom. Et pourtant ! Écrire pour ne rien dire, au début du siècle dernier, était du dernier cri, par définition, puisque tout le « littéraire » était vilipendé. On était à cette époque antique de l’histoire de l’art où les seuls ancêtres admis étaient Rimbaud et Lautréamont, parce qu’au même âge que nos jeunes gens, ils avaient eu du génie qui, par contamination, leur en donnait à eux-mêmes, partisans du déboulonnage de la littérature bourgeoise. Fastueux programme. D’où le titre de ce recueil qui se mord la queue : du bavardage, qu’on ne saurait même pas qualifier de fonds de tiroir (car un Surréaliste, même indiscipliné comme l’était Soupault, ne saurait utiliser de tiroir pour y entasser sa camelote) sur toute sorte de sujets aussitôt éludés, maltraités, obscurcis à l’envi. Pour la plupart, entre 1919 et 1922, repris de la revue Littérature dont seuls les vieillards parmi nous savent encore que le titre a été choisi par antiphrase, et, pour les suivants, de diverses revues de littérature cette fois-ci, appartenant bel et bien aux castes honnies des littérateurs, et pire, des journalistes. L’analyse critique réunie ici, en courts articles sans saveur, se contente de crier au miracle ou de couvrir de boue, selon l’origine des signatures. Jeu adolescent plein de morgue qui n’apprend rien de plus sur un écrivain à la langue épaisse, à la pensée sans élan. On peut laisser dormir, sans grande perte, les derniers vomitons du Surréalisme. Ils nous rappellent, près de cent ans plus tard, que la littérature ne produit jamais, au cours de longues séquences pendant lesquelles rien de particulier ne semble se produire, que quelques monstres inclassables, ni dans, ni hors la littérature, mais ailleurs, et que ce sont eux et cet ailleurs qui nous nourrissent.
Tillier. Jean-Claude Charlet, Du côté de chez Benjamin (Édition de l’Armançon, 2005, 158 p., 16 €). Après s’être intéressé à Colette (Colette la vagabonde) et à Marie Noël (Marie d’Auxerre), Jean-Claude Charlet entreprend ici de mieux faire apprécier l’œuvre du pamphlétaire Claude Tillier (1801-1844), l’auteur du roman Mon Oncle Benjamin. Cet essai à multiples facettes définit Clamecy, le chef-lieu de la Nièvre comme point d’ancrage des œuvres et des activités de Bias Parent, un curé sans-culotte, de Jules Renard, de Romain Rolland et de Tillier. À l’analyse compréhensive, Charlet préfère les touches complices arrangées en un jeu de mémoire qui pourraient faire penser que Clamecy ici aspire à Combray. Mais ce n’est là qu’une idée qui passe et qui tombe vite dans le caprice que le titre prépare. En effet, à l’exception de pages éclairantes sur le Clamecy de Tillier dans les chapitres « Qui est là ? C’est la mort… », « Une bougie de Paris » et « Un clin d’œil à Molière », l’anecdote domine. On est peiné, déçu en général par l’insuffisance du propos, l’artifice des raccords entre les œuvres convoquées, l’absence de précision et de synthèse. Parce qu’elle est caractérisée par une circulation de pensées sur les vertus de la République, parce qu’elle présente une causticité à la manière des pamphlets de Paul-Louis Courier et qu’elle fait la part belle à une résistance et une critique, l’œuvre du pamphlétaire paru dans L’Indépendant et dans L’Association pendant la Monarchie de Juillet,mérite d’être recensée plus systématiquement. L’étude des pamphlets de Tillier pourrait notamment bénéficier d’une mise en rapport avec d’autres textes revendicateurs ou programmatiques entre 1830 et 1848, tels ceux du néo-robespierriste Antoine Sommier.
Tisseyre. Marc Décimo, Le Diable au désert, Ananké Hel (Presses du réel, 2005, 250 p., 18 €). Grâce à André Blavier, nous connaissions déjà ce « fou littéraire ». Paul Tisseyre (1873-1931), qui figure très officiellement, sous le pseudonyme non masqué d’Anankè, dans le Catalogue général Albert Messein, éditeur. Successeur de Léon Vanier, publié en janvier 1914. Marc Décimo a poursuivi l’enquête pour nous éclairer tant sur l’illuminé – lequel dit avoir reçu sa mission en plein désert, par une rude journée d’été en juin 1900 – que sur l’aventurier, un des artisans au premier chef et malgré lui de la conquête coloniale du Sahara, miraculeusement rescapé de cette aventure, pour finir tout de même – après cinquante-deux mois de front en 14-18 ! – à l’hôpital, à l’âge de 58 ans. Ses témoignages ? « On dirait de l’ironie d’un bout à l’autre », dira imperturbablement Rachilde, un des rares critiques à avoir remarqué l’auteur. « Un récit abracadabrant, dira-t-elle encore à propos de son Tartarin de… Toulouse. C’est à la fois bouffon et satirique, mais c’est surtout d’un méridionalisme excessif. » Personne n’a voulu mesurer l’écart, dans ce qui pourrait passer pour de simples pastiches, entre, par exemple, son Sous-off’s d’Afrique (1898) et le pourtant déjà sulfureux Sous-offs de Lucien Descaves (1889) ; entre la gentillette trilogie d’Alphonse Daudet, admise aujourd’hui dans les écoles, les aventures de Tartarin de Tarascon, et son Tartarin de Toulouse (1901), sans parler des coups de patte adressés aux revues d’apparence contestataires : La Lanterne… africaine ou L’Assiette au beurre… coloniale. « Anankè » n’était pas un écrivain en chambre, ne rêvait pas d’exotisme : il était allé sur le terrain, savait de quoi il causait, et l’on comprendra le choix d’un pseudonyme pour échapper aux foudres de la justice de la IIIe République. Que ceux qui ne croient pas aux « bavures » de la conquête coloniale se reportent à ces écrits (ici réédités, avec, en deuxième partie de programme, Rires et larmes dans l’armée !). Reste la question de l’état mental de l’auteur. Un premier rapport, au retour de sa campagne du Sahara, issu du Val-de-Grâce en mars 1902, relève, sans trop de précisions, des « troubles cérébraux ». On lit sur un second rapport, en pleine guerre de 14 (daté de juin 1916, il vient de l’hôpital de l’arrière où Tisseyre avait été évacué) : « Névrose migraineuse d’angoisse […] imputable aux circonstances de la guerre. Psychonévrose chronique […]. Alternatives d’excitation et de dépression. Hallucinations à délire tranquille avec tendance aux idées de persécution ». Le rapport sur l’état physique donne parallèlement : « Blessé à la tête » (par un éclat d’obus). Opérations pratiquées : « Énucléation de l’œil droit. Amputation du pied droit. Décérébr[ation]. » On nourrirait sans doute une névrose à moins. Ce qui prouve qu’il n’est pas besoin d’être mentalement sain pour être militaire, et que l’on peut se payer le luxe, si cela peut compenser, d’être par ailleurs un « fou littéraire ».
Valéry. Paul Valéry, Cahier 3 : 1943 (Fata Morgana, 2006, 160 p., 23 €). Une édition d’un texte qui couvre l’année 1943. La plupart des notes de Valéry sont avant tout des spéculations philosophiques, même si notre auteur avait ce mot en horreur (« Le philosophe est un enfant de quatre ans qui porte une barbe et s’écoute parlant », y déclare-t-il). On y retrouve cependant, çà et là, le Valéry le plus tonique, nous voulons dire l’anarchiste intellectuel, presque nihiliste. Ainsi, il note à propos des Évangiles : « Quant au merveilleux, aux miracles, ils sont assez faibles, et cantonnés dans un domaine bien restreint. Peu d’imagination. Le plus faible est le diable – La tentation est à siffler. C’est dommage. » Apparaît également son scepticisme face à l’Histoire (« Vérité historique n’a aucun sens »), et à l’enseignement en général : « L’éducation ou l’enseignement ont pour effet certain de nous habituer à ne pas observer de nos yeux, et à nous rendre cet usage légitime très désavantageux. » On retrouve par ailleurs certaines admirations durables : Wagner (dont l’influence fut sur Valéry plus considérable qu’on ne l’imagine généralement), et Stendhal : « Petitesse de son domaine – Limites. » Une chose remarquable est la résistance opiniâtre de Valéry à tout ce qui ne l’intéressait pas. « Ce que tu veux et ne peux retenir est étranger à ta nature. N’insiste pas », note-t-il. Et il nous en administre la preuve par une curieuse page sur la répétition générale, à laquelle il assista, du Soulier de satin de Claudel à la Comédie-Française, le 26 février 1943. Il n’y dit pas un mot de la pièce (qui, ce soir-là, durait tout de même cinq heures) et ne se préoccupe que de transcrire certaines réflexions concernant sa propre méthode… Il est vrai que, dans le genre, il avait fait infiniment mieux, en 1927, avec son texte sur Proust dans le numéro de la N.R.f. en hommage à celui-ci. La plus grande partie de ce Cahier 3 est ainsi consacrée à l’étude des opérations de l’esprit, ce que Valéry nomme « le fonctionnement observable de la vie mentale ». À cet égard, il est très typique de la démarche intellectuelle de son auteur; mais peut-être est-il d’autres Cahiers qui témoignent de plus de variété. Seule petite remarque sur cette édition précise et correcte, bien présentée matériellement : page 45, aucune traduction n’est donnée d’un paragraphe écrit en italien – ma perché ?
Vandromme. Pol Vandromme, L’Humeur des lettres : chroniques et pastiches (Rocher, 2005, 322 p., 19,90 €).Quinze pastiches, quatre-vingts chroniques. Dommage. On eût aimé une proportion inverse. Les pastiches de Vandromme sont de belle eau. Rien de parodique, ni de vulgaire. Leur mimétisme dit une longue familiarité : lisez celui de Marcel Moreau, les mots, le rythme du modèle, sa manière rutilante y sont, décuplés. Il y a du bernard-l’hermite chez Vandromme : la coquille des autres lui sied à merveille. Il prend le ton des auteurs qu’il aime avec la bienveillance bourrue de ceux qui ont beaucoup lu. Les chroniques sont moins heureuses. Vandromme abuse des formules : « Cette passion tenait à la part féminine de sa nature » (Saint-Simon), « Guilloux escorte la vie sans désespérer d’elle », « Le beau monde était son royaume » (Mugnier). Reste le témoignage de sa fidélité littéraire à des auteurs comme Bainville, Chardonne, Haedens ou Marceau. Ceci encore, qui est heureux : « La bêtise n’étant pas son fort, Valéry se surveillait. »
Verlaine. Paul Verlaine, Hombres, édition établie et annotée par Steve Murphy (H&0 Poche, 2005, 127 p., 4,90 €). le prix modique de ce fameux petit recueil de poèmes érotico-porno-scatologiques de Verlaine ne laisse pas supposer une introduction (60 pages) et des notes (22 pages) d’une parfaite érudition. Cette édition devrait convaincre les Verlainiens les plus frileux, sinon les plus hostiles, ceux-là mêmes qui occultent l’humour de certains poèmes ou considèrent cette œuvre comme un « suicide littéraire ». Le titre Hombres (pendant du recueil Femmes, signé Pablo de Herlagnez) annonce sans ambiguïté le projet du poète : en espagnol, « hombres » signifie « hommes », mais son homonyme, en français, renvoie au vocable « ombre ». Glissement sémantique qui fait dire à Steve Murphy que Verlaine « voulait évoquer la vie dans l’ombre de la société des pédérastes dans des poèmes eux-mêmes destinés à une existence crépusculaire sinon fantomatique ». Le recueil comprend treize poèmes, assortis d’une enquête sur leur genèse, d’un parcours des lectures critiques successives et d’une analyse sémantique, stylistique et psychanalytique prompte à inviter à la lecture d’un à-côté non négligeable de l’œuvre de Verlaine.
Verne. Philippe Jauzac, Jules Verne, Hetzel et les cartonnages illustrés (Amateur, 2005, 416 p., 105 €). Pour les collectionneurs des Jules Verne de la maison Hetzel, qui semblent assez nombreux, un répertoire des éditions de chaque œuvre, ou plutôt de leurs cartonnages (le premier plat, le dos, le second plat, etc.) avec leurs critères d’identification décrits avec une précision qu’on pourrait sans doute difficilement pousser plus loin. Fac-similés en veux-tu-en-voilà. Un usuel pour la boutique spécialisée de la rue de l’Odéon, dont la vitrine fait rêver, et les prix affichés déchanter.
Jean-Paul Louis, Bertrand Marchal, Guillaume Métayer, Dominique Moncond’huy, Jean-Paul Morel, Steve Murphy, Andréa Oberhuber, Gilles Picq, Michel Pierssens, Henri Scepi, Yves Thomas]