En société
Bibliophilie. Le Livre et l’estampe. Revue semestrielle de la Société royale des Bibliophiles et iconophiles de Belgique, n° 163, 2005 (4 Boulevard de l’Empereur, B-1000 Bruxelles ; 207 p., abonnement annuel : 50 €). Au menu de la dernière livraison de cette revue : un article très complet de Denis Laoureux sur les luxueuses éditions illustrées de Maurice Maeterlinck publiées par des sociétés de bibliophiles belges dans l’entre-deux-guerres (on passera quelques secondes à admirer les illustrations de Fernand Khnopff pour Pelléas et Mélisande) ; une étude de Catherine Gravet sur les œuvres de jeunesse – ou de potache – d’Alexis Curvers dans des journaux d’étudiants liégeois, depuis Le Clampin écrit à la main et reprographié, jusqu’au Vaillant, organe des étudiants catholiques de Liège ; Pierre Mouriau de Meulenacker signe un article consacré aux ornements typographiques (pages de titre, vignettes et lettrines reproduites par dizaines) du Journal encyclopédique, qui fut imprimé à Liège puis à Bouillon entre 1756 et 1793 ; René Faÿt rend hommage à Paul Géraldy, ce demi-fou littéraire auteur de pamphlets anticléricaux et de Carnets du roi saisis en 1903 par la police pour propos séditieux, mais que Géraldy parvint à faire passer de France en Belgique grâce à de fausses jaquettes pour le moins savoureuses (on se souviendra d’une Étude magistrale et approximative sur les origines et les déformations du mot cosmique attribuée à Edmond Picard). Passons vite sur le « Baudelaire à Bruxelles » de Philippe Roy – rien de nouveau sous ce soleil – pour nous réjouir de la pérennité de cette revue qui tient ses engagements : des études de qualité et une foule d’illustrations.
Bosco. Cahiers Henri Bosco, n° 43-44 (Edisud, 2003/2004, 292 p., 19,50 €). Deux ensembles dominent cet épais numéro : d’abord un parcours de Lourmarin, « lieu où souffle l’esprit », sur les pas de Bosco qui le découvrit en 1922 grâce à l’archéologue Robert Laurent-Vibert, lequel avait entrepris de sauver le château à l’abandon. Étapes obligées : le château, justement, l’église et, bien sûr, le mas Théotime ; il a bien changé, le pauvre, et déjà, nous dit-on, Henri Bosco « en déconseillait la visite avec véhémence ». Il est à craindre qu’il déconseillerait aujourd’hui la visite de tout Lourmarin dévoré par le plus dégradant tourisme, mais les photos du cahier permettent de rêver à un monde admirable encore presque intact. Le deuxième ensemble, constitué de textes de Bosco inédits ou peu connus, tourne autour de l’orphisme, essentiellement à partir de l’expérience napolitaine de l’écrivain et témoigne de l’intensité de son expérience spirituelle. Il manque une présentation synthétique pour guider le lecteur à travers cette mosaïque de textes, mais, avouons-le, elle serait difficile à rédiger, tant elle met en jeu des éléments nombreux, biographiques, archéologiques et mythiques.
Céline. Le Bulletin Célinien, n° 267, septembre 2005 (BP 70, B-1000 Bruxelles ; 24 p., abonnement : 45 €). L’essentiel du numéro est occupé par un entretien avec François Gibault, dont on connaît la biographie de Céline. Il parle avec mesure des sujets les plus brûlants touchant l’auteur de Mort à crédit, mais aussi de son autre grande passion, Jean Dubuffet. Une page du bulletin reproduit les comptes rendus du numéro 22 d’Histoires littéraires concernant Céline.
Claudel. Bulletin de la Société Paul Claudel, n° 179, octobre 2005, Hommage à Paulette Enjalran. Claudel et la critique (13 rue du Pont-Louis-Philippe, 75004 Paris ; 98 p., 7 €). Ce numéro s’ouvre sur un hommage bien senti à Paulette Enjalran, dont on peut lire ensuite, d’une longue étude inédite sur Claudel, l’introduction et la table des matières. On ne peut juger d’un travail qui semble de grande ampleur sur d’aussi minces extraits, mais on s’inquiète d’y lire que les vingt-trois premières années de la vie du poète y sont considérées « comme un développement de son thème astral, qui détermine sa vie future ». Suivent des documents utiles : un article fameux de Pierre Lasserre, paru dans L’Action française en 1911, qui avait provoqué l’ire de Claudel, lequel s’était vengé en faisant de Lasserre le professeur Pedro de Las Vegas dans Le Soulier de satin ; un article bien documenté de Jacques Houriez sur Claudel et la presse ; enfin, sous la rubrique « Jeunes chercheurs », le compte rendu d’une douzaine de mémoires de maîtrise et thèses de doctorat récents. Toutefois, si fervent admirateur qu’on soit de l’auteur de Connaissance de l’Est, on avouera qu’il faut passablement de bonne volonté pour lire régulièrement ce Bulletin, qui manque un peu de tenue intellectuelle.
Gide. Bulletin des Amis d’André Gide, n° 148, octobre 2005 (92 rue du Grand Douzillé, 49000 Angers ; 150 p., 12 €). On entretient sa passion pour un auteur en devenant membre de l’association qui entretient sa mémoire ou en lisant la revue que celle-ci publie ; le plus souvent, ces deux gestes n’en font qu’un puisque la cotisation à l’association emporte l’abonnement à la revue. Un bon mouvement, lecteurs de Gide, cotisez ! Vous ne le regretterez pas : le Bulletin vaut son prix. Et il faut entretenir la ferveur autour du maître des nuances, dans notre époque de slogans et de vérités simples. Si l’on ne se trompe pas (mais on espérerait se tromper), la figure de Gide s’est un peu estompée depuis quelque temps ; pourtant, peu d’écrivains nous seraient aussi nécessaires aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, ce numéro du Bulletin des Amis d’André Gide, le 148e, ce qui témoigne d’une belle constance, donne à lire et à penser. Entre le journal de Jean Lambert (7 février 1940-10 septembre 1941) et celui de Robert Levesque (18 juin-24 août 1945), on y lit trois études génétiques, sur La Porte étroite, Les Nourritures terrestres et Les Faux-Monnayeurs. Après quoi, sous la rubrique « Les Dossiers de presse des livres d’André Gide », des articles parus lors de la publication de Retour de l’U.R.S.S (par René Bizet), Robert (par Albert Thibaudet) et Interviews imaginaires (par Fernand Perdriel) ; leur lecture permet de retrouver dans leur première fraîcheur des livres que l’histoire littéraire a figés dans une pose d’éternité.
Giraudoux. Cahiers Jean Giraudoux, n° 32, Jean Giraudoux. Lettres à Suzanne. II . 1915-1943, texte établi et annoté par Brett Dawson, introductions de Guy Teissier (Grasset, 2004, 468 p., 23 €). Le premier volume était consacré aux années 1913-1915 et racontait, en près de deux cents lettres, la naissance et l’épanouissement de la passion entre l’écrivain et Suzanne Boland. Plus de deux cents lettres, cette fois couvrant vingt-huit ans. On y voit la naissance du fils, le mariage en 1921 et la progressive détérioration du couple. Suzanne ne supporte pas les deux grands amours de son époux, pour Anita de Mondero puis pour Isabelle Montérou, et dans les ultimes années, la haine emporte tout : Mme Giraudoux n’a pas la forte philosophie de Mme Morand pour qui « un homme qui ne trompe pas sa femme n’est pas un homme » ! Les notes et commentaires abondants aident à lire cette correspondance intime que rythment les guerres et les voyages nombreux de Giraudoux comme diplomate ou comme dramaturge, au Portugal, en Allemagne, en Amérique. On déplore que les ayant droits n’aient pas autorisé la citation des papiers de Morand, en contradiction avec les déclarations de celui-ci.
Guillaume. Carnets de l’association Les Amis de Louis Guillaume, n° 29, 2004 (114ter avenue de Versailles, 75016 Paris ; 208 p., abonnement : 25 €). Le volume s’ouvre par des pages consacrées au souvenir de deux disparus, Michel Décaudin et Jean Rousselot, ainsi qu’à la pose d’une plaque sur la maison natale du poète, rue Charles-Bossut, dans le XIIème arrondissement. Comme toujours, ces Carnets sont un peu confus : le sommaire ne renvoie à aucune pagination, les textes les plus divers se succèdent sans logique visible, et le lecteur a du mal à s’y retrouver. Dommage ! Les poèmes cités de Louis Guillaume sont beaux, et le journal inédit du premier semestre 1949 est un témoignage très attachant de ses rencontres et activités multiples : il croise, entre autres, Yvan Le Louarn, qui n’est pas encore Chaval, et va beaucoup au cinéma.
Hyvernaud. Cahiers Georges Hyvernaud, n° 5, 2005 (Société des lecteurs de Georges Hyvernaud, 39 avenue du Général-Leclerc, 91370 Verrières-le-Buisson ; 124 p., 15 €). Ce numéro des Cahiers publié par la Société des lecteurs de Georges Hyvernaud présente les actes de la journée d’études Hyvernaud et l’art du portrait, qui a eu lieu le 3 avril 2004. Sept interventions suivies d’une transcription des débats qui rendent compte des questionnements suscités par le sujet traité. Les informations diverses (réception critique dans la presse, publications, articles, travaux) témoignent de la place d’Hyvernaud dans les rouages institutionnels de conservation. La prochaine journée d’études sera consacrée à La place du politique dans l’œuvre de Georges Hyvernaud et aura lieu en avril 2006.
Larbaud. Cahiers des Amis de Valery Larbaud, nouvelle série, n° 5, Dernière tentation de Valery Larbaud : le Brésil (Édition des Cendres, 2005, 157 p., 30 €). Larbaud est de ces écrivains dont on voudrait tout lire, jusqu’à ses listes de commissions ; on se réjouira donc de trouver ici ses lettres à Jean Duriau et à Rui Ribeiro Couto. Parmi les articles rassemblés par Pierre Rivas, on relèvera, en particulier, celui de Paulette Patout, « Du Brésil et de l’amitié Larbaud-Reyes », et le poignant récit d’une « Visite à Valery Larbaud » en 1952 par Augusto Frederico Schmidt et Louis Wiznitzer.
Ligne de risque. Ligne de risque 1997-2005, sous la direction de Yannick Haenel et François Meyronnis (Gallimard, L’Infini, 2005, 380 p., 22,90 €). Que nul n’entre ici s’il n’est heideggérien ! Et, si possible, pas de l’espèce banale des philosophes universitaires ou des remâcheurs de formules toutes faites. La revue Ligne de risque, même si elle se préoccupe beaucoup de littérature, est avant tout obsédée de philosophie et mène depuis dix ans une croisade véhémente contre le « nihilisme », dont elle s’efforce d’éclairer l’histoire et d’analyser les effets dévastateurs tout en annonçant les cataclysmes à venir. On ne peut donc pas dire qu’on y rigole tout le temps ! C’est ce que confirme ce volume qui rassemble divers entretiens publiés par la revue ces dernières années. Les pages d’introduction sont écrites dans le grand style habituel des avant-gardes, commun à Breton et à Debord : revendication de marginalité, imprécations diverses, vastes perspectives solennelles sur les désastres contemporains, déclarations d’admiration et de détestation, abus de l’italique et du point d’exclamation, etc. Exemples : « Nos efforts ne visent qu’à une chose : rendre possible la PESÉE DU NÉANT en le laissant émettre des signes depuis toutes les traditions » ou encore : « La littérature comme “poésie de la poésie” ne s’encombre plus d’absolu, ni de sujet, ni de système, et pas davantage d’humanité. Elle prépare le nouveau rapport des hommes avec le langage, tel qu’il échappe aux cadres de la métaphysique occidentale, et annonce une nouvelle manière de penser, qui outrepasse des limites étroites de la logique. » On se croit sans peine transporté à la grande époque de Tel Quel. C’est ce qu’éprouve sans doute lui aussi Sollers, bienveillant patron de ces jeunes gens bien élevés qui doivent lui rappeler sa jeunesse (on se demande ce qu’ils peuvent bien penser de leur côté des productions du Sollers d’aujourd’hui : la réponse est peut-être dans Poker, commenté ici même). Mais ne plaisantons pas : les entretiens présentés ici sont excellents et d’un remarquable niveau de sérieux et d’exigence intellectuelle. On connaît bien Marcel Detienne ou Barbara Cassin, de même que Charles Malamoud, François Jullien ou Marc Dachy (à propos de Dada), qui ne sont pas des amateurs et qui s’expriment ici de manière intéressante. On connaît sans doute moins bien Gérard Guest, dont les réponses aux questions de Ligne du risque occupent une large moitié du volume. Ces réponses tournent exclusivement autour de Heidegger. Inutile cependant d’essayer de suivre si l’on n’est pas familier des textes, y compris les plus obscurs, et si l’on ne parle ni grec ni allemand ! Aucun espoir de s’y retrouver non plus si l’on ne connaît pas en détail le contentieux qui oppose accusateurs et défenseurs de Heidegger à propos de ses relations avec le nazisme, sujet brûlant et générateur de passions violentes depuis la publication du livre-choc de Victor Farias. Mais c’est le livre récent d’Éric Faye (fils de Jean-Pierre, lui-même impliqué dans le débat) qui a mis une nouvelle fois en ébullition le petit monde des philosophes capables d’argumenter sur le sujet en se référant aux sources : il va jusqu’à soupçonner Heidegger d’avoir écrit certains discours d’Hitler. Gérard Guest fait partie de cette phalange érudite et donne, tout au long d’entretiens extrêmement approfondis, un remarquable exposé de la manière dont il faut, selon lui, comprendre Heidegger. Il est, là-dessus, totalement en phase avec ses interlocuteurs. Pour qui voudrait, sans être philosophe, avoir quand même une idée de ce dont il est question, il est toujours possible de se référer au dossier de la polémique, mis en ligne sur le site http://parolesdesjours.free.fr vaste répertoire des objets du culte propres à la revue et largement vidéographiés (qu’en aurait dit Heidegger, penseur de la technique et du nihilisme qu’elle propage ?).
Malraux. Cahiers de l’Association Amitiés internationales André Malraux, n° 4, automne 2005 (Présence d’André Malraux, 72 rue Vauvenargues, 75018 Paris ; 92 p., 12 €). Ce numéro publie les actes d’une journée intitulée Malraux écrivain d’art, qui s’est tenue à la Bibliothèque nationale de France en novembre 2004, à l’occasion de la publication des Écrits sur l’art dans la Bibliothèque de la Pléiade. On y trouvera des compléments à cette édition monumentale (la première maquette « farfelue » de Psychologie de l’art pour Skira en 1946, qui vaut le détour) et des commentaires, intéressants certes, mais légers, qui n’apportent que peu. Il en va ainsi de presque toutes les « journées » organisées autour d’un événement important ou d’une grande publication.
Matricule (1). Le Matricule des anges, n° 67, octobre 2005 (52 p., 5 €). Ce qui est nouveau dans le Matricule, c’est la couleur : en couverture, le regard bleu d’Eugène Savitzkaya, c’est assez réussi ; et si ça ne suffit pas pour motiver la lecture, on complètera en disant que ce dossier consacré à l’écrivain belge est excellent. L’interview du « Fou à venir ! », est un modèle du genre : dense, précise, vivante. À l’appui, l’explication de texte demandée à l’auteur sur un paragraphe de sa propre prose. Cette stratégie du détour est réellement fructueuse, une idée à retenir. À retenir aussi quelques chroniques : dans le train des sports d’hiver, pourquoi ne pas emporter Valentine Penrose (La Comtesse sanglante), Bernardo Carvalho (Neuf nuits) ou Koronéos (Fait divers) ? Parce que les interviews sont bonnes dans cette revue, elles changent singulièrement de ton d’un écrivain à l’autre : après Savitzkaya, subtil et de larges vues, la rencontre avec Éric Laurrent, intimiste, modeste, sonne comme un retour au cocon parisien. On pourra lire aussi la trajectoire éditoriale de Claire Paulhan, mais on ne refermera pas cette livraison sans souligner combien il est agréable de voir l’empan de la zone « Domaine étranger », ici du bosniaque au brésilien, dont bien des suppléments littéraires pourraient s’inspirer.
Matricule (2). Le Matricule des anges, n° 68, novembre-décembre 2005 (54 p., 5 €). Pourquoi il est torse nu, Federman, en couverture du Matricule ? Pour faire encore plus rescapé des camps ? Décidément, la photricule coince. Dommage, car il faut se ruer sur Federman, pour ceux qui ne l’ont pas encore fait, et on proposera en initiation les vingt pages fulgurantes de la Voix dans le débarras, joli opuscule en outre chez Impressions nouvelles, proposant en miroir versions anglaise et française. L’éditrice du mois, c’est Pascale Gautier, qui relance Buchet-Chastel ; les « égarés » d’Éric Dussert sont un rien fatigués ; on adore le titre de la dernière pièce d’Emmanuel Darley (Flexible, hop ! hop !), et l’interview donne envie d’en savoir davantage sur le travail rageur et caustique de l’ancien libraire de Tschann. On a trouvé cocasse de commencer un entretien croisé Brigitte Giraud-Pierre Autin-Grenier (exercice toujours délicat tant l’équilibre est difficile à tenir entre les voix, les notoriétés), en posant qu’ils sont bien différents mais qu’ils ont peut-être des points communs, n’est-ce pas ? Pour le reste, que dire : ce qui est bien dans LMDA, c’est que tout peut toujours être sauvé par deux pages de Holder, Serena, etc. Et ce qui est bien dans ce numéro, c’est que nul, hors Bablon s’entend, n’y a besoin d’être sauvé.
Matricule (3). Le Matricule des anges, n° 69, janvier 2006 (54 p., 5 €). Non, non, ça ne va pas. Est-ce nous, est-ce le Matricule, mais cette livraison nous a paru plombée par un dossier Nizon franchement en deçà de ce à quoi nous a habitués cette revue, plutôt douée pour les rencontres et les interviews. L’interview, justement : est-ce le maniement délicat, pour un auteur germanophone, du français (en ce cas, il fallait faire l’entretien en allemand !), ou simple négligence, qui explique des formulations approximatives jusqu’à l’ambiguïté, le style heurté, la platitude de ce texte fort long qui ne semble pas avoir été retravaillé ? On est gêné pour Nizon du long passage où il explique à quel niveau de la littérature germanophone il faut le placer (Jelinek, Handke, Grass), la recherche de la formulation juste l’amenant à s’appesantir plus que de nécessité sur ces considérations. On est gêné aussi d’un long article biographique d’un style maladroit qui sent le bâclage. Et fâchés enfin de l’intransigeance des anges, qui se retourne facilement contre eux : peut-on conspuer le matérialisme contemporain (« une société comme la nôtre »… Tonner contre), l’inculture environnante, et rédiger dans la foulée une recension approximative de la réédition d’un texte mexicain, d’un Juan comment déjà, Rulfo ? souriant finement de la critique qui est « allée jusqu’à comparer ce mince roman de 1955 au Château de Kafka ou au Bruit et la fureur de Faulkner. Rien de moins. » Il est vrai qu’il ne s’agit que de Pedro Paramo. Mais brisons là. Il faut recommander néanmoins l’entretien tonique et nourri avec Raphaël Sorin, le texte consacré à J.-B. Pontalis, éditeur, et annoncer lugubrement aux aficionados que Christian Prigent met un terme à sa chronique Vu à la télé. Vœux pour 2006, gardarem Éric Holder, dernier de ces chroniqueurs écrivains qui ont beaucoup fait pour nous gagner à la cause de l’angélisme littéraire.
Paulhan. Société des lecteurs de Jean Paulhan, bulletin n° 28, octobre 2005 (2 rue de Fleurus, 75006 Paris ; 28 p., s.p.m.). « On peut devenir fou, en lisant Paulhan », telle est l’inquiétante « ouverture » de ce numéro par Bernard Baillaud, président de la société. Heureusement, à la lecture de ce bulletin on devient surtout très informé des nombreux travaux en cours et de parutions imminentes, correspondances diverses ou étude de Marcel Parent sur Jean Paulhan citoyen, étude de son activité de conseiller municipal à Châtenay-Malabry. Conclusion : « il est très Front populaire à Châtenay, il l’est beaucoup moins à la NRF. »
Péguy. L’Amitié Charles Péguy, n° 110, avril-juin 2005, Péguy et la théologie ; n° 111, Péguy et la théologie (suite), juillet-septembre 2005 (12 rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris ; 105 p., 4 €). Le numéro 110 s’ouvre par des témoignages désolés évoquant la mort d’Alain Brunet dont l’apport fut aussi important pour les travaux péguystes que pour Colette. Les deux fascicules publient les actes d’un colloque consacré à Péguy et la théologie tenu en décembre 2004 : la pensée religieuse du poète est à la fois replacée dans son époque si troublée (la crise moderniste, la mise à l’index de Bergson, le Sillon) et lue aujourd’hui à partir de diverses positions religieuses.
RSH. Revue des sciences humaines, 2004, n° 275, L’Évanouissement, textes réunis par Paule Petitier (Université Charles-de-Gaulle-Lille, BP 149, 59653 Villeneuve d’Asq ; 204 p.,22 €). La division est au cœur de l’évanouissement et cette livraison en prend acte, partagée entre deux acceptions du terme : les pâmoisons et les disparitions – annulation temporaire du sujet dans un cas et soustraction au monde, peut-être définitive, dans l’autre. L’ordonnance des articles suit une séquence chronologique. Dans le corpus médiéval, Paul Bretel découvre que la pâmoison témoigne généralement d’un excès d’émotion, sans guère s’accompagner d’une altération de conscience, sauf dans le cas des pâmoisons mystiques (ressortissant du merveilleux). Ce motif constitue essentiellement un mode de dramatisation qui permet au lecteur de partager les affects du héros, en l’occurrence un homme plus souvent qu’une femme. Chez Montaigne, avance Dominique Bertrand, la topique de l’évanescence informe le projet même des Essais, où l’écriture se donne pour objet l’observation minutieuse des conditions sous lesquelles mémoire, pensée et rêveries se dérobent à sa saisie. Aussi séduisante que suspecte, agissant dans le domaine historique comme dans le champ de la subjectivité, l’évanescence apparaît comme une expression de « la vicissitude et la métamorphose des formes qui hante l’imaginaire des hommes du XVIe siècle ». C’est également un glissement temporel que saisit Le Délugeou L’Hiver de Poussin, dont la brillante lecture que propose Clélia Nau estompe tout regret que le numéro ne s’en soit pas tenu au sens le plus courant de l’évanouissement. Le monochrome de Poussin donne à voir des éléments picturaux flottant dans une dispersion qui semble nier toute composition mais qui, telle une « genèse inversée », parvient « à rendre sensible la disparition graduelle de la nature s’acheminant vers sa propre fin et emportant avec elle toute couleur ». Le tableau met en œuvre plusieurs tropes du sublime définis par Longin, et plus particulièrement la figure clef du grand-dire : l’épisynthèse, ou l’art de disjoindre les parties de façon à simuler (et stimuler) l’emportement du transport, tout en maintenant un équilibre du tout qui reste ouvert et toujours menacé de disparition. Par ailleurs, le presque effacement du contraste entre ombre et lumière rejoint « le temps vide, sans événement » du présent, que le sublime s’attache à penser comme « l’éclatement extatique du temps dans son surgissement ». Jean-Louis Backès retrouve également dans la pâmoison d’Esther une représentation de la dispersion, par laquelle le sujet disjoint s’ouvre chez Racine aux forces de l’altérité. Alors que l’évanouissement s’allège en feinte érotique dans le roman précieux ou galant duXVIIIe siècle, Jean Christophe Abramovici observe que la fiction libertine satirise cette stratégie de façon à dénoncer le modèle romanesque lui-même comme artifice. Mais nonobstant sa visée esthétique, la scène de l’évanouissement simulé conjure d’archaïques phobies et permet au conquérant de vaincre sans péril d’une proie commodément offerte, laquelle lui cèdera en prime le privilège de la ramener à la vie par son étreinte revigorante. Dans le discours scientifique, la prédisposition féminine à l’évanouissement se trouve simultanément reléguée du côté du romanesque et de l’artifice, une pose à laquelle s’oppose l’évanouissement médicalisé, souvent fatal et masculin, qui domine après que la syncope migre de la catégorie « maladies de femme » à celle de « maladies du cœur » à la fin du XVIIe siècle. Est-ce par coïncidence que les articles font tout à coup la part belle au motif de la naissance et de la résurrection ? Dans la riche analyse de Gisèle Berckman, qui prend pour pivot Rétif de la Bretonne mais qui en mène large, le retour à la conscience se pare de gloire, le syncopé ayant victorieusement franchi l’épreuve de la mort. Il y a, tel Montaigne, « de ces hommes qui ne frémissent pas à la vue de leur destruction », applaudit le vitaliste Barthez sous l’entrée Évanouissement deL’Encyclopédie. Sous cet angle, la pratique autobiographique pourra être appréhendée comme un exercice de re-production par lequel un moi se perd et se ramène à la vie sous le je de l’écriture, à la manière du fort-da dans le jeu de la bobine. Les enjeux de la modernité commencent à émerger lorsque le sujet cesse de s’y réitérer pour se mettre en crise, suggère Berckman dans la foulée de la réflexion de Louis Marin (La Voix excommuniée, 1981), lisant l’évanouissement comme crise ou moment d’indétermination au vif du combat entre les forces de la vie et celles de la mort. Ainsi, dans une filiation qui va de Heidegger à Blanchot, « la syncope est devenue, en se métaphorisant, l’événement par excellence : ce qui ne vient pas mais survient, rupture originaire survenant au temps ». Comme l’évanouissement joue avec (et à) la mort, l’article de Jean-Philippe Chimot souligne la difficulté de les distinguer dans la représentation picturale et la tentation d’escamoter l’une par l’autre pour laquelle David a opté devant les Martyrs de 1793-94. Paule Petitier, maître d’œuvre de ce numéro après d’autres travaux sur le hors-champ (l’irreprésentable, la sorcière) tente enfin l’articulation de la pâmoison et de la disparition dans un article consacré au roman hugolien. Une logique du pli lui permet d’expliquer la présence récurrente de la syncope, brutale et réversible, à l’intérieur de mouvements de disparition qui s’accomplissent comme glissement continu vers le néant. Au fil des œuvres, le pli lui-même tendra à devenir mortel, marque d’une coalescence insoutenable comme dans L’Homme qui rit, ce roman du collage et de la convulsion où manque la distance nécessaire à l’émergence de la conscience qui est le propre de l’humanité. Mais, de conclure Paule Petitier, « si l’évanouissement-renaissance apparaît comme un leurre dans la temporalité du récit, il prend sens dans la perspective de la renaissance de l’écriture ». Dans une fine analyse, Jean-Marc Houpert démontre pour sa part comment Valéry, sujet aux évanouissements dès qu’il veut se soustraire à l’agression de l’intime, en vient à concevoir une poétique de l’impersonnalité exigeant que l’auteur s’évanouisse littéralement de son œuvre pour la faire surgir ex nihilo. Cette poétique effacerait ainsi toute trace de son désir, resté douloureusement inassouvi, de trouver l’autre avec lequel il aurait pu partager ce qu’il appelle « l’intimité extrême ». Mais la pratique de la poésie elle-même, en ramenant Valéry aux sources de l’émotion, fait refluer l’appel enfoui dont l’absence de réponse le confine à sa solitude originaire. S’il lui est aussi impossible d’assumer cette « tendresse-détresse » au cœur de l’écriture que de la nier comme le veut sa poétique, l’évanouissement trouve à s’inscrire avec insistance comme un motif, sans doute le plus fondamental, de « la poésie de Valéry (qui) est une poésie de l’enfance – enfance du langage, enfance du monde, enfance du moi ». La passerelle entre le début du XXe siècle et aujourd’hui est assurée par Aline Petitier qui convoque des œuvres d’horizons divers, de Freud à Sophie Calle, où la disparition d’un être entraîne un vide psychique qui pourra éventuellement devenir créateur d’une faculté de « penser par l’imagination ». En point d’orgue, un témoignage autobiographique de Pierre Pachet, qui dégage de son expérience deux types d’évanouissement en apparence bien distincts : l’un lié un état psychologique ou émotif ; l’autre, de nature toute physiologique, provoqué par une sous-oxygénation du cerveau par le sang. De la première catégorie relèveraient deux syncopes qui lui sont survenues devant la vue du sang, l’une lors d’une circoncision, l’autre d’un accouchement. Et de la seconde, deux malaises advenant dans la compaction d’une foule, ici un autobus, là un théâtre. Mais les évanouissement que l’on croit suscités par les émotions le sont-ils entièrement ? La théorie périphérique de William James permet d’en douter. Et à l’inverse, n’y a-t-il vraiment nulle d’émotion associée à un malaise explicable par la chaleur et la fatigue ? Rappelant les observations de Laurent Jenny sur Montaigne et Rousseau dans L’Expérience de la chute, Pachet note comment il savoure clandestinement, avant le noir complet de l’évanouissement, ce qu’il appelle « l’émotion de la fin des émotions », c’est-à-dire « la découverte d’une forme nouvelle d’indifférence, de neutralité bienfaisante, comme la levée, enfin, du lien de souci qui nous attache au monde et surtout à notre propre existence ». Beau point d’orgue à ce numéro qui explore non seulement le rapport de l’évanouissement à la mort et à la temporalité, comme on pouvait s’y attendre, mais aussi sa relation, moins prévisible, à l’auto(bio)graphie et à la question de la vérité.
Roman populaire. Le Rocambole. Bulletin des Amis du roman populaire, n° 31, été 2005, Approche de Georges Le Faure (BP 0119, 80001 Amiens ; 176 p., 14 €). L’essentiel du numéro est consacré à Georges Le Faure (1856-1953), prolifique autant qu’oublié auteur de romans populaires aujourd’hui introuvables. Une bibliographie donne la mesure de l’ampleur de cette œuvre largement publiée dans des revues catholiques (La Veillée des chaumières, L’Ouvrier) et chez des éditeurs spécialisés (Fayard, Tallandier) ; trois études qui ne se répètent jamais : un examen de la longue carrière de Le Faure, de 1882 à 1941, par Alfu ; étude d’un roman, La Maffia, par Daniel Compère ; Arnaud Huftier recherche, lui, les traits particuliers d’un auteur qu’on pourrait croire voué à la « copie » de prédécesseurs plus brillants (Verne en particulier). Tout ce dossier témoigne d’un usage intelligent de l’érudition, les auteurs s’interrogeant constamment sur le sens et l’utilité de leur travail. L’introduction d’Alfu est en cela un modèle de méthode. Notons qu’au même moment, dans sa thèse L’Image de la Russie dans le roman français (1859-1900), Janine Neboit-Mombet consacre quelques pages aux Aventures d’un savant russe, l’une des réussites de Le Feure.
Stendhal. L’Année stendhalienne n° 4, Stendhal en Amérique du Nord (Champion, 2005, 338 p., 35 €). Comment nos amis américains (lecteurs, chercheurs, universitaires) voient-ils Stendhal aujourd’hui ? Quel est l’état des études outre Atlantique ? Quelles en sont les lignes directrices ? C’est, peu ou prou, à ces quelques questions que les contributions réunies dans ce volume tentent de répondre en empruntant des voies diverses et diversifiées quant aux méthodes et aux hypothèses de travail mises en avant. On ne les citera pas toutes : le spécialiste ou l’amateur éclairé jugera s’il doit s’y reporter. Retenons simplement l’introduction de James T. Day, qui retrace plus d’un siècle et de demi de recherches sur Stendhal aux États-Unis. Il pointe du doigt des moments de prospérité (la fin des années 1970), mais aussi des phases de crise et de désaffection. Sa conclusion est peu rassurante, qui admet « que le marché actuel des recherches littéraires en Amérique du Nord ne favorise pas Stendhal ». Stendhal pris dans le marché, le grand deal de la société libéralo-libérale… Il y a lieu, en effet, de craindre le pire – comme on ne s’étonne plus, tant tout ce qui arrive est bien réel, que l’un des filons les plus féconds des études stendhaliennes aux U.S.A. soit « l’analyse féministe ». Voilà pourquoi le présent volume – concession naturelle au gender – s’ouvre sur une étude intitulée « Stendhal féministe ? » (la réponse est : oui). Ce qui frappe, à la lecture de cette livraison, c’est la bigarrure théorique qui caractérise la recherche sur Stendhal : la narratologie (voir les articles de Michal P. Ginsburg et de David Bell) cohabite avec l’histoire des idées (Michelle Chilcoat) et la rhétorique politique (Rachel Shuh), les réflexions modernes – trop modernes – sur la mort de l’auteur (Anthony G. Purdy) voisinent avec une approche (très superficielle et anecdotique) du « discours sur les arts visuels » (Janine Gallant), la théorie de la représentation, suivi de près par « son réel », revient à la charge (Sandy Petrey), assez classiquement, de même que Stendhal, moins classiquement, peut apparaître aux yeux de certain comme un (timide) « disciple de Sade » (Alain Glodschläger). On n’ira pas plus loin. À chacun de faire son miel de ce mélange, si le cœur lui en dit. Rappelons, pour prendre congé, que ce n° 4 de L’Année stendhalienne rend hommage à Victor Del Litto, disparu en 2004 et sans lequel les études sur l’œuvre et la personne de Stendhal ne seraient pas ce qu’elles sont, ici ou ailleurs.
Vailland. Cahiers Roger Vailland, n° 22, décembre 2004, Vailland : rêves et réalités (Le Temps des cerises, 2005, 214 p., 9,15 €). Ce sont les actes d’un colloque tenu à Belfast en 2004, et son titre, flou au possible, promet peu de cohérence, d’autant qu’aucune présentation d’ensemble n’explique le choix. Certains auteurs s’efforcent de traiter un des aspects du sujet dans la plus banale routine universitaire : c’est alors « le rôle des images dans l’œuvre romanesque de Roger Vailland » (Élisabeth Legros) ou « le réalisme comme métaphore dans l’œuvre romanesque de Roger Vailland » (André Dedet). Qui peut avoir envie de lire cela ? De façon plus concrète et utile, David Nott étudie les avant-textes de La Truite. Enfin, dans une communication nettement plus longue que les autres, « Le Corps des mutants », Jean Sénégas traite un vrai sujet : le corps de l’ouvrier comme « corps de l’homme nouveau », largement à partir des textes d’Henri Lefebvre ; les interrogations, ici, sont riches et vont au cœur de l’idéologie communiste de Vailland.
[Patrick Besnier, Anthony Glinoer, Jean-Pierre Goldenstein, Jean-Jacques Lefrère, Muriel Louâpre, Robert Melançon, Michel Pierssens, Monic Robillard, Henri Scepi, etc.]
LIVRES REÇUS
Comptes rendus
Art. Maurice Mazo, L’Art face à sa destruction. Entretiens avec Jean-Claude Yvetot (e-dite, 2005, 330 p., 28 €). Celles et ceux qui ont apprécié La Beauté est une victoire (correspondance de M. Mazo avec Jeremy Cooper, publiée en 2001), et qui aiment la peinture et le dessin de Maurice Mazo (1901-1989), ses idées, ses choix et ses refus, trouveront dans le présent volume de quoi rassasier leur passion. Car sous le titre dramatique et un tant soit peu apocalyptique de L’Art face à sa destruction sont rassemblés des documents de diverse nature qui s’ordonnent tous cependant au même foyer de pensée et à la même grille de valeurs. On y découvre des reproductions principalement des encres et des lavis de l’artiste, en nombre insuffisant hélas, et toujours en noir et blanc, des extraits de la correspondance (notamment un échange épistolaire avec Malraux), des réflexions sur la peinture et des écrits sur les peintres (Rubens, Delacroix, Gros, Cézanne), remarquables d’intelligence. Mais nul doute que les entretiens accordés à Jean-Claude Yvetot forment la pièce maîtresse de l’ensemble : réalisés sur une durée de trois années, ils retracent en quelque sorte les grandes lignes d’une (auto)biographie d’artiste, des premières années d’apprentissage au grand âge de la sagesse crépusculaire, en passant par la période de la maturité lucide et combative. Le profil de Maurice Mazo s’y dessine avec netteté mais aussi avec vigueur : un tempérament se manifeste dans ces lignes qui conservent la saveur de la conversation et qui restituent, par une savante organisation d’ensemble, les principes directeurs d’une théorie de l’art. C’est là, bien sûr, l’un des intérêts de cet ouvrage que de faire apparaître, au delà des réactions d’humeur (dont Mazo était coutumier), un authentique fondement esthétique, non pas un système, mais un ordre de grandeur qui présente l’avantage de la cohérence. Ainsi, de souvenirs en anecdotes, se trame la toile de fond d’un parcours créateur, fait d’inventions et de réflexions, et dont les sources remontent à l’académie Julian, aux leçons de Friesz et de Bourdelle. Mais le métier de peintre se forge au contact des maîtres indépassables. Mazo, comme beaucoup d’artistes apprentis, hante les galeries du Louvre : il copie et copie les œuvres majeures du XVIe siècle italien, du XVIIe siècle flamand et du XIXe siècle français. L’œil apprend à voir et, de cette vision qui n’est autre qu’une expérience de la peinture, découlent le geste, la touche, la composition et le mouvement. Dès lors, on comprend que Mazo ne cesse, dans ces entretiens, de répéter ce qui est pour lui une évidence : qu’il n’y a pas de peinture en dehors de la tradition, c’est-à-dire en dehors du passé et de la mémoire à la fois visuelle et intellectuelle des grandes oeuvres antérieures. Comme le dit Pierre-Miguel Merlet dans la préface, Mazo aura sans doute fait de ce jugement de Gustave Moreau son propre credo : « Être moderne ne consiste pas à chercher quelque chose en dehors de tout ce qui a été fait… Il s’agit au contraire de coordonner tout ce que les âges précédents nous ont apporté pour faire voir comment notre siècle a accepté cet héritage et comment il en use. » Ou comment le moderne tend la main au classicisme… De fait, la théorie de l’art selon Mazo répugne aux effets de rupture, aux négations et aux défigurations dont les artistes dits modernes ont fait et font un usage immodéré. De cette esthétique de la coupure, il ne retient que le meilleur : ce qui, sous les ruines et des décombres, continue à revendiquer l’authenticité de la création, le primat de la forme et, surtout, l’excellence du dessin. Nul ne s’étonnera, dans ces conditions, que les entretiens résonnent durablement de la querelle qui opposa Mazo aux Cubistes et à leurs théoriciens. Si le travail de Picasso est considéré comme un art « truqué », c’est que dans le processus de décomposition de la perspective et de la représentation, quelque chose de la peinture disparaît. L’art se trouve placé face à sa propre destruction. Aux démolisseurs, aux Cubistes déformateurs, aux Braque et aux Léger – tous obsédés par l’exemple de Cézanne –, Mazo oppose les « constructeurs » : Titien, Tintoret, Véronèse, Rubens, Ingres, Delacroix, Manet, Degas. Il s’insurge contre les exclusives de ses contemporains, notamment Malraux, avec lequel il engage un débat polémique éclairant dont témoigne ici la partie « correspondance ». La défense des valeurs de l’art l’emporte sur la promotion du contemporain. C’est d’une idéologie de l’art qu’il s’agit. Ne demandons pas si Mazo a eu raison ou tort de camper sur de telles positions « conservatrices ». Là n’est pas la question. Ce qu’on retiendra en revanche de son engagement inconditionnel en faveur de ceux qu’il juge dignes de recevoir le titre d’artistes, c’est la marque d’une fidélité et peut-être même le sceau indélébile d’une foi. L’aveuglement peut certes, ici ou là, gagner ; mais le culte du passé, dont l’artiste selon Mazo est le gardien, jette souvent sur les égarements du présent une lumière accusatrice, qui démasque les faussaires et les tricheurs pour mieux reconnaître et admirer les inventeurs.
Baudelaire. John E. Jackson, Baudelaire sans fin. Essais sur « Les Fleurs du Mal » (Corti, 2005, 210 p., 18 €). Le présent livre est une stimulante contribution à l’exégèse des Fleurs du Mal. Auteur de plusieurs livres consacrés à Baudelaire (notamment de l’une des meilleures introductions à son œuvre, dans la collection Références du Livre de poche, ainsi que de La Mort Baudelaire), l’auteur livre ici (au sens fort) une série d’articles, dont certains avaient été publiés lorsque Baudelaire se trouva au programme de l’Agrégation. Huit chapitres, précédés d’une préface vigoureuse qui prend position dans les plus brûlants débats qui agitent, depuis une trentaine d’années, la critique baudelairienne. Ces chapitres permettent au lecteur d’entrer dans le vif de l’analyse de questions toujours fondamentales ; la polyphonie baudelairienne (« Le jeu des voix »), ses représentations visuelles et picturales (« La dialectique de l’image »), les sonorités et musiques de l’œuvre (« Bruit et musique »), l’onirique (« La dramaturgie du rêve »), le thème – si l’on peut le qualifier de thème – saphique (« La question de Lesbos »). Plus inattendus, mais finalement non moins saisissants dans leur pertinence pour une compréhension globale du recueil, des chapitres consacrés aux « soldats de Baudelaire », au « peuple des démons » et à « Baudelaire et Nerval ». Commençant par un état présent de la critique baudelairienne, avec ses différentes arborescences, l’auteur brosse un tableau succinct mais précis des approches actuelles, et cela sur le plan international. Très conscient de l’apport de la critique allemande et anglo-saxonne, John E. Jackson tient ainsi compte aussi bien de Stenzel et Oehler, de Chambers, Monroe, Wing et Burton (précisons incidemment que Prendergast est un Anglais et non un Américain), que de Labarthe, Collot, Mathieu et Thélot, accordant une place à part à l’œuvre critique décisive du regretté Claude Pichois. Comme l’avait fait ce dernier, qui s’était penché avec une combativité bienveillante sur le cas de la sociocritique ouest-allemande, l’auteur exprime des réserves au sujet de certaines approches qui tendent à situer le projet de Baudelaire en termes d’une Révolution et non simplement d’une Révolte. Cette mise en garde contre certaines exagérations du degré d’engagement de l’œuvre baudelairienne s’accompagne d’une interrogation déontologique : « De quel droit après tout le critique ferait-il fi de l’affirmation de Baudelaire à Ancelle que le coup d’État du 2 décembre l’avait “physiquement dépolitiqué” ? » S’opposant à ce qu’il nomme une « lecture du soupçon », l’auteur part de ce postulat : « Un poème demande d’abord une adhésion » : « Je me suis fait pourtant une règle de ne pas chercher à lire Baudelaire contre lui-même. Au risque de paraître conservateur, il m’a semblé que c’était là, si l’on me permet l’expression, une manière de courtoisie à son endroit », cette politesse et cette discrétion étant fondées sur une prudence épistémologique : « Mieux vaut poser, par principe, que l’œuvre littéraire en sait plus que son interprète. » D’où, en particulier, quelques réticences face à des formes d’approche psychanalytiques qui auraient au fond les mêmes inconvénients « soupçonneux » que certaines approches politiques. Cette exigence éthique d’un respect du sens voulu par l’auteur postule un « niveau d’intentionnalité [qui] est et doit rester prioritaire, faute de quoi on supposerait que l’écrivain ne sait pas ce qu’il dit ». Le Gide de la préface de Paludes accorderait sans doute un certain crédit à l’hypothèse de cette ignorance. Quoi qu’il en soit, les débats au sujet de l’affirmation d’être « physiquement dépolitiqué » montre qu’il est souvent bigrement difficile de tirer d’énoncés baudelairiens un sens premier et littéral exempt d’ambivalence et de considérations pragmatiques, contextuelles, qui en surchargent et surdéterminent l’interprétation. Dire cela dans une missive à Ancelle, est-ce la même chose que de le dire à Nadar ? Peut-on traduire « dépolitiqué » par « dépolitisé » ? Et dans ce cas, comment réconcilier ce désintérêt pour la politique avec la passion pour les affaires politiques qui surgit plus tard au détour d’une lettre à Nadar ? L’auteur sera amené lui-même à atténuer l’interprétation littérale de l’énoncé plus loin dans le livre (« Baudelaire aura beau affirmer à Ancelle que “le 2 décembre (l)’a physiquement dépolitiqué […]”) et à affirmer le statut « politique » de la critique proposée avec tant d’ironie dans Assommons les pauvres ! Après avoir exposé cette base éthique de son entreprise critique, John E. Jackson procède à des analyses qui montrent que cette humilité est payante, dans la mesure où elle s’accompagne d’une attention très précise aux caractéristiques spécifiques des textes baudelairiens. L’objectif n’est pas de neutraliser les débats mentionnés dans l’introduction, mais de partir du texte. Le premier chapitre s’intéresse aux formes énonciatives dans Les Fleurs du Mal, notamment à l’interpellation (on lira aussi, à ce sujet, l’intervention de Judith Wulf dans le volume collectif Lectures des « Fleurs du Mal », 2002), y compris « l’auto-interpellation » et la prosopopée. Se penchant sur des exemples de ce que Patrick Labarthe appelle « la mise en crise de la relation amoureuse », l’auteur avance que « Baudelaire se sert des intensificateurs grammaticaux pour déjouer la convention et redonner à la femme une authenticité […] située […] au-delà de tous les faux-semblants du genre ». Il s’agit d’« actualiser dans le temps même de l’énonciation l’incontestable réalité de la femme ». Cet examen de la rhétorique qui préside à la création d’impressions de réalité débouche sur une brillante analyse du Masque, poème écrit en partant d’une statue du jeune sculpteur Christophe, considéré comme « une description ambulatoire ». Le chapitre suivant s’enchaîne ainsi parfaitement dans son exploration de « la dialectique de l’image » baudelairienne qui envisage successivement des textes décisifs dans la relation à la peinture de Baudelaire : son petit musée sténographique des Phares, les éloges érotiques blasphématoires d’À une Madone, l’« ekphrasis fictive » qu’est Une martyre, laquelle suscite l’une des lectures les plus suggestives du volume. Passant ensuite à l’auditif, l’auteur s’intéresse au bruit et à la musique, à tout ce qui, dans le volume, constitue le monde sonore, tantôt harmonieusement envoûtant, tantôt dissonant, des Fleurs du Mal, une place prépondérante et pénétrante étant accordée à la discordance. Ce qui nous amène peut-être métonymiquement aux soldats ensuite passés en revue, si l’on ose dire, dont l’auteur montre à la fois le contexte synchronique (les guerres de l’Empire) et l’ambivalence dans la perspective baudelairienne où le soldat peut être l’un des « répondants allégoriques du poète » (pour emprunter l’expression de Jean Starobinski) ou un objet de fascination qui reste extérieur au poète. « La présence de la figure du soldat rappelle tout de même à quel point sa réalité vient s’offrir spontanément comme comparant privilégié du combat que le poète se voit contraint de mener sur-le-champ constamment menacé de son existence. » L’auteur s’intéresse ensuite au versant cauchemardesque du surnaturalisme baudelairien, à ce que Baudelaire appelle « l’hypothèse de l’intervention d’une force méchante extérieure » à l’homme. Avançant adroitement sur ce terrain miné, l’auteur a réussi à montrer à la fois la réalité de cette inquiétude et le fait que souvent, la dimension diabolique de l’œuvre sert de métaphore d’autre chose, que ce soit « la force implacable du “chaos des vivantes cités” » ou l’incapacité de l’individu de maîtriser ses instincts. Cette enquête portant sur l’irrationnel ou le non-rationnel débouche très logiquement sur le chapitre consacré à la « dramaturgie du rêve », où l’auteur donne en particulier une nouvelle lecture très convaincante des Sept vieillards. L’auteur aborde « La question de Lesbos » d’une manière non moins intéressante, mais on peut regretter qu’il ne tienne pas davantage compte des analyses consacrées à la question par Graham Robb (La Poésie de Baudelaire et la poésie française, 1838-1852, 1993) et Pierre Laforgue (Œdipe à Lesbos. Baudelaire, la femme, la poésie, 2002). Partant d’un passage concernant le mundus muliebris que Baudelaire affectionnait tant, l’auteur montre que la fascination pour la lesbienne en tant que femme qui « se soustrait aux règles de la fécondité », et donc à un aspect d’une certaine conception de la « Nature » (devenant ainsi une femme non-naturelle, conception positive chez Baudelaire), « est cependant décrite à l’aide de comparaisons qui en font une apparition naturelle ». L’auteur met en évidence les apparentes contradictions, en réalité des paradoxes, des textes portant sur les lesbiennes : « Plus qu’une hésitation, [la contradiction] indique le mode paradoxal sur lequel Baudelaire ne peut s’empêcher de juger d’éros. » Le dernier chapitre, portant sur « Le dialogue de Baudelaire avec Nerval », décrit d’abord un « dialogue constant avec Nerval », dont la dédicace à la fin supprimée d’Un voyage à Cythère constitue l’une des traces les plus poignantes. Insistant sur la manière dont Baudelaire a voulu souligner la lucidité de Nerval, l’auteur part d’une lecture d’Angélique, avec sa critique de la censure impériale, pour comprendre des enjeux du procès de Baudelaire. Dans ce chapitre dense et neuf, John E. Jackson termine son analyse et son livre avec une comparaison entre « Mythe, symbole et allégorie » chez les deux poètes. En définitive, ce volume fournit une vision d’ensemble très riche des Fleurs du Mal, les angles d’approche finissant par se compléter ; l’apparence rapsodique du livre s’avère en partie illusoire, les transitions étant savamment et discrètement mises en place pour que le lecteur progresse dans sa lecture vers une conception globale du recueil. Un livre important qui sera aussi utile pour des étudiants et amateurs que pour les chercheurs baudelairiens.
Censure. Genèse, censure, autocensure, sous la direction de Catherine Viollet et Claire Bustarret (CNRS éditions, 2005, 234 p., 30 €). Ouvrage passionnant qui analyse les faits de censure, lesquels font partie d’une culture donnée, à « tel moment de son histoire », et en dessinent les contours négatifs, « à travers ses tabous » (le plus souvent, la censure s’exprime pour motifs idéologiques ou pour gommer des formes de l’expression de la sexualité), à travers des œuvres s’étendant sur deux siècles (de Rousseau à Guyotat). Les auteurs de ce livre – c’est ce qui en fait toute la spécificité – ont intégré à l’analyse des faits de censure le « processus de genèse et de création » des œuvres, ne se limitant pas au seul point de vue de la réception. On se rend ainsi compte combien les opérations de censure « exercent une influence déterminante sur l’ensemble des stratégies d’écriture des auteurs concernés […], s’inscrivent de ce fait dans le processus de création ». En se basant sur le dossier génétique d’Une île flottante, Philippe Scheinhardt analyse les rapports Hetzel-Verne en montrant combien Hetzel cherchait à conduire la carrière littéraire de Verne « avec la tutelle rigoureuse d’une autorité paternelle consciente de ses obligations morales dans la formation du talent de son enfant » qui respecte en retour – dans une certaine mesure – cette surveillance dans son expérimentation des voies de la genèse littéraire. Pour Verne, la censure a pu être considérée comme féconde, dans ce sens où, loin de le pousser à l’inanité littéraire, elle lui a donné les obstacles dont il avait besoin (l’éditeur est un acteur actif dans le processus de création littéraire) pour partir à la conquête de sa singularité propre (une singularité convenable, et qui par conséquent convenait) dans le traitement du récit et des personnages. Si Rousseau a subi la censure, c’était également pour son bien. En effet, comme le remarque Philippe Lejeune, si quelques passages de ses Confessions ont été censurés par ses amis Moultou et Du Peyrou, c’était dans le but de ne pas dégrader la figure de l’écrivain. Les censeurs, œuvrant, se sont heurtés au « problème de toute censure : sa visibilité. L’idéal est de couper sans que personne en sache rien. Supprimer les traces de la suppression. Car à partir du moment où l’on sait que vous avez supprimé quelque chose, vous êtes en position de faiblesse, pris au piège des rumeurs. » Qu’est-ce qui a été écarté ? Très peu de choses à vrai dire, le plus odieux : les propositions homosexuelles reçues par le jeune Jean-Jacques à l’Hospice des catéchumènes de Turin et à Lyon (livre II et IV), les scènes d’exhibitionnisme (livre III). En somme, tout ce qui était supposé inacceptable pour les lecteurs et dévastateur pour l’image de Rousseau. La censure peut émaner directement de l’auteur (autocensure), sous des formes diverses, conscientes ou inconscientes ; dans l’élaboration psychique du texte (avant l’acte d’écrire/au moment du premier jet) / au moment des retouches, dans le but d’une amélioration de son œuvre (morale/stylistique/au niveau de la structure), ou pour sa sauvegarde individuelle comme c’est le cas avec Maupassant. La censure « psychique », qui est « un moyen de défense » pour l’écrivain, car elle vise à lui éviter « des conflits intrapsychiques » en éliminant de son conscient des idées que « celui-ci ne tolérerait pas », s’exprime sur deux modes chez l’auteur du Horla selon Antonia Fonyi : le refoulement, difficilement décelable car il a lieu, pour une grande part, avant la « mise en texte de l’œuvre », et la répression, lisible dans les corrections du texte, « opération consciente ou préconsciente qui déplace seulement » l’idée à annihiler « dans le préconscient d’où elle peut revenir sans trop de difficultés dans le conscient ». Ce qui est sévèrement censuré dans l’œuvre de Maupassant, c’est le « fantasme fondateur » de son œuvre, lequel est lié à la « mère utérine » : « on est autorisé à [sortir] du [corps maternel], à naître, mais l’autorisation est fallacieuse parce que tout ce qui vit est voué à la mort ; quel que soit l’incident qui survient dans l’espace extra-utérin, sa conséquence est la mort, représentée comme retour dans le corps maternel. » Ainsi, l’on meurt en règle générale chez Maupassant par « strangulation, noyade, étouffement, écrasement, genres de mort qui s’associent à l’appareil maternel : on meurt étranglé par le cordon ombilical, noyé dans les eaux amniotiques, étouffé, écrasé par le col ou les parois de l’utérus. La mort, en somme, est le négatif de la naissance ». C’est la menace de déstructuration, de régression dans cet état où les structures n’existaient pas encore que fut la symbiose avec la mère, que répète, dans chaque récit, le fantasme du retour dans le corps maternel mortifère. Mais la censure, le plus souvent, a des effets néfastes, voir dévastateurs. Guyotat s’est heurté au refus d’éditeurs qui affirmaient (ainsi Luc Estang au Seuil en ce qui concerne Tombeau) le caractère « impubliable » de ses textes, c’est-à-dire la non-correspondance farouche entre le viol sémantique qu’ils proposent et les désirs et capacités d’un lecteur. À cela s’ajoute la crainte, pour les éditeurs, que le livre soit poursuivi. Tombeau finit par être publié sans dommages, grâce à la difficulté de compréhension inhérente à la littérarité du texte, ce qui n’est pas le cas pour Eden, Eden, Eden, sanctionné en 1970, après qu’il a été publié par Gallimard, d’une mesure « sournoise et perfide » qui n’interdit pas tout à fait la commercialisation du texte, mais en réduit à tel point la vie sociale qu’il « le condamne à mourir d’inanition ». Les effets de la censure sur Guyotat sont intéressants en ce sens qu’ils sont éminemment paradoxaux. Loin de le pousser à l’autocensure, elle le conduit à une apparente libération totale qui n’est en réalité, comme le note Catherine Brun, qu’un « nouvel enfermement, dans [la subversion et] l’outrance cette fois-ci » – une outrance potentiellement sclérosante. En faisant exactement l’inverse de ce qu’on a attend de lui, modifiant dans le même temps sa voix littéraire qui devient « une dithyrambe sauvage », un « mixte de langue et de sexe » (Prigent), Guyotat ne peut que mettre une croix sur les structures éditoriales habituelles. Il privilégie dès lors les lectures, improvisations sur scène, créations théâtrales : l’éphémère sous toutes ses formes, car difficilement repérable et qui ne laisse pas de trace autrement que dans les consciences des spectateurs alertés du jour, lieu, heure. La censure a eu un effet encore plus désastreux chez un auteur comme Violette Leduc. Son œuvre, qui apparaît comme « scandaleuse » parce que la glaise dont elle découpe de fines lamelles avec son style, c’est le non-dit (absolu pour une femme) : l’érotisme et la sexualité sous toutes ses formes. Leduc est la première à s’être « libérée dans l’érotisme », l’ayant fait consciemment parce qu’au moment où elle écrit « il n’y a pas une femme Henry Miller, pas une femme Jean Genet ». Elle souhaite « être un exemple dans l’avenir pour des jeunes filles qui écriront et qui voudront peut-être et pourront aller plus loin qu[‘elle] ». Son appel a été grandement perçu. Écrire est vital pour Leduc comme le montre Catherine Viollet, car c’est « souvent pour elle la seule manière possible d’exprimer, de manifester une passion, un amour souvent privé de réciprocité. Écrire est avant tout mettre en jeu une relation amoureuse, voire érotique, vis-à-vis de la langue, des êtres et des objets ». Son œuvre est lourdement censurée (des parties sont ôtées, des passages doivent être complètement retravaillés, selon des visées très précises : ainsi Lemarchand exige de Leduc, à propos de « l’histoire des collégiennes » dans Ravages, qu’elle supprime l’érotisme tout en gardant l’affectivité » et « entoure d’un peu d’ombre ses techniques opératoires ». Cette remarque dit tout de la façon dont la censure a opéré sur l’œuvre de Leduc. Et c’est pour elle une véritable « catastrophe », qui va « gravement menacer son équilibre mental » : « Mon encre : du plasma ; ma plume : un cordon ombilical. Mon texte dactylographié : un nouveau-né. La censure a tout zigouillé » (La Chasse à l’amour). Ainsi la censure décide-t-elle bien souvent, non de l’avenir d’un ouvrage isolé, mais d’une œuvre et d’une vie. N’oublions pas de signaler qu’a été dressé, par Emmanuel Pierrat, en guise de préliminaire à cette étude, un panorama des contraintes imposées à la liberté d’expression, concernant le droit d’auteur en France. C’est fort instructif. Publiez un livre qui incite à l’avortement, au refus collectif de paiement de l’impôt et vous subirez le joug des articles 647 à 649 du Code de la santé publique, de l’article 1747 du Code général des impôts. Qu’on se le tienne pour dit.
Imaginaire. Imaginaire et sensibilités au XIXe siècle. Études pour Alain Corbin, sous la direction d’Anne-Emmanuelle Demartini et Dominique Kalifa (Créaphis, 2005, 278 p., 30 €). Quand le nom d’Alain Corbin, associé aux mots magiques « Imaginaire », « Sensibilités », apparaît sur une couverture aguichante (un musculeux dos masculin ébauché par Géricault), un frisson parcourt le collège des rédacteurs : celui qui se voit échoir le précieux volume se sent alors tout chargé de cette attente collective, et fort marri s’il doit la décevoir, à la mesure de sa propre déception. Nuançons d’emblée : ce recueil d’articles, dont beaucoup résument des arguments de thèses soutenues ou à soutenir, est un solide pavé, dense et précis en diable, pour historiens. Mais ceux qui se sont découvert un goût pour l’histoire grâce à Alain Corbin regretteront fatalement l’étroitesse de vue, la myopie parfois, des travaux menés par ses élèves. Péché de littéraires, sans doute, mais littéraires ils sont et restent, en lisant comme en écrivant. Le recueil s’organise donc autour de trois domaines : celui du territoire et de l’identité régionale, des sensibilités politiques, et celui de l’intime et de l’émotion. Contre toute attente, c’est dans la première section que l’on trouve le plus de textes féconds, en ce qu’ils font bouger nettement la perception que nous avions du siècle, à commencer par celui, si méconnu de nos romanciers, du monde rural. On mentionnera ainsi l’article consacré aux disputes locales, qui permet de suivre le phénomène d’intégration des campagnes à un espace national, les disputes de clocher passant au cours du siècle du local (déguisé en national) au national (appuyé sur du local). L’enquête se poursuit avec un texte consacré aux foires, revendiquées par des communes dont les argumentaires traduisent le sentiment d’appartenance à un espace d’échange, alors que la foire fut auparavant fierté locale jalousement défendue à ce titre. Se dessine ainsi une France rurale traversée de profonds changements de mentalités, même si le cadre et le paysage peuvent sembler inamovibles. Dans la même section, les littéraires noteront l’intéressante lecture des Français peints par eux-mêmes (série provinciale), où le type régional est présenté comme l’instrument paradoxal d’une homogénéisation des spécificités : par son caractère codifié voire poncif, la description pittoresque possède un fort pouvoir intégrateur mis au service de la création du « Français ». De la section consacrée au politique en revanche (le discours de glorification des Bourbons, le temps politique, le massacre de la rue Transnonain, la liberté de conscience, la garde nationale), on retiendra surtout l’étude de la politisation de la mort, qui balaye rapidement mais de façon suggestive les différents lieux où elle s’opère, avec des enterrements devenus mise en scène de l’invisible « opinion publique », la spectacularisation de la morgue, la mode des reliques sentimentales, le développement de liturgies funèbres spécifiques au camp bourbonien d’une part et républicain d’autre part. Enfin, fort attendue dans tous les sens du terme, la section consacrée à l’intime s’ouvre sur une énième lecture de journaux intimes, ce qui devient un genre en soi, sans nécessairement apporter grand chose de neuf. La nouveauté vient plutôt avec une lecture des Réflexions sur l’état physique et moral des aveugles, mémoire d’une jeune aveugle, Thérèse-Adèle Husson, évoquant l’expérience singulière de la cécité, du point de vue féminin, c’est-à-dire au regard d’un destin social qui se limite traditionnellement à l’accomplissement de tâches domestiques requérant la vue. On pourra aussi lire une étude sur les indigents, sur l’inscription de la nostalgie du pays natal dans la nosographie du siècle, le récit national des atrocités allemandes à Bazeilles, la dernière chaîne partie de Bicêtre en 1836, ou encore un appendice de fort corbinienne manière au Miasme et la jonquille, sur l’odeur de la mort, et en l’occurrence sa disparition progressive de l’espace public. Cependant, c’est surtout le texte plus théorique consacré à l’usage historien de la littérature qui a retenu notre attention. Reflet des représentations sociales, au point de se donner comme étude physiologique, voire diagnostic, l’œuvre romanesque contribue également à forger les sensibilités ou proposant des modèles ou contremodèles des pratiques. Faute de pouvoir trancher la querelle du statut documentaire de la littérature, on propose alors d’étudier la mise en place de cette conception de la littérature comme porteuse d’un statut documentaire. Un des premiers symptômes en est l’attention portée, dès la Monarchie de Juillet, à la réception, à l’appropriation de l’imprimé par les anonymes lecteurs. L’historien moderne explore cette voie en la confrontant à l’abondant courrier reçu par des écrivains à large auditoire, comme Sue ou Balzac : on y voit comment les lecteurs utilisent le roman pour ressaisir leur propre vie de façon intelligible, comme une trajectoire. Symétriquement, les classes sociales dominantes s’alarment de ce que la lecture développe les aspirations du peuple au-delà de ce qu’une société figée peut leur permettre de réaliser : en cause, le pouvoir d’explicitation du social que détient et exerce le roman réaliste. En somme, un volume dont on ne niera pas la variété, mais dont la qualité uniforme ne va pas sans une certaine grisaille, sauf quelques exceptions déjà mentionnées. On regrette surtout le parti pris endogène de l’entreprise : certes, ne donner la parole qu’aux élèves de Corbin permet de produire un document intéressant sur la façon dont les élèves s’approprient, répètent ou dépassent leur maître. Jeux d’historiens que cela, et qui sentent un peu l’ancien régime : hors de ce cercle choisi, les travaux de Corbin ont été mis à profit par d’autres, paradoxalement évoqués en introduction, dont les recherches auraient pu donner davantage d’éclat à l’hommage rendu à un chercheur fécond, dont l’esprit semble fort éloigné de ces logiques de clôture et d’entre soi.
Leconte de Lisle. Charles-Marie Leconte de Lisle, Lettres à José Maria de Heredia, édition établie et annotée par Charles Desprats (Champion, 2004, 192 p., 35 €). Miodrag Ibrovac, rappelle le préfacier, écrivait au sujet de ces lettres que « Les réponses du grand “impassible” sont frémissantes de vie et de franchise. Son être intime ne se livre nulle part avec un tel abandon que dans les rares pages écrites à ses amis ». Le présent volume aidera à préciser l’image de Leconte de Lisle dans l’esprit de tous ceux qui s’intéressent à la poésie du XIXe siècle et en particulier à son statut de « maître du Parnasse ». Contribution en effet à l’histoire du Parnasse, il atteste un renouveau d’intérêt pour l’œuvre de Leconte de Lisle qui, depuis les travaux d’Edgard Pich, avait été quelque peu escamotée par la critique, comme l’avait été l’œuvre de son ami Heredia (cf. les travaux de Yann Mortelette, notamment son Histoire du Parnasse, parue en 2005). Pour l’histoire du Parnasse, ces lettres citées en partie par Ibrovac permettent en grande partie de corroborer l’idée que l’on se faisait déjà du poète à monocle, cramponné à une poésie qui conspuait la gloire. Les esprits mal lunés se rallieront peut-être sur ce point au jugement de Sartre ; il serait excessif d’affirmer que l’auteur de L’Être et le Néant situait Charles-Marie du côté de l’Être. Commentant l’enthousiasme avec lequel ce dernier a accueilli la mise en cause de l’inspiration romantique, Sartre écrivait en effet ceci : « Ce fut un bonheur, en tout cas, pour Leconte de Lisle : si l’on eût continué à se fier aux forces obscures, ce malheureux n’eût pas dissimulé très longtemps son incurable nullité. » Exagération, évidemment, mais ce qui apparaît dans ces lettres, c’est en partie la figure d’un poète dont les jugements ne manquent pas de sel, mais qui semble imperméable aux véritables avancées lyriques de son époque. Leconte de Lisle ne manque pas d’humour et, quand il s’avoue « aussi heureux des beaux vers que vous faites que si je les avais écrits moi-même », il frise la problématique symbiotique de Baudelaire lisant des textes de Poe comme s’il les avait lui-même composés. Les ironies visent aussi bien Sully Prudhomme (« Il est de ceux qui érigent volontiers en théorie les défaillances de leur talent, et le sien n’est pas d’une force hérakléenne ») et Banville, coupable de s’être livré à la métromanie mercenaire (« une cantate de ce pauvre Banville qui avilirait les poètes le mieux du monde, grâce à ces flatteries salariées, si la chose n’était faite depuis longtemps ») que Dierx, transfuge de l’Art pour l’Art qui ne saisirait pas la loi du marché de la poésie utilitaire (« Dierx a écrit des vers patriotiques très remarquables, toujours un peu trop symboliques cependant, et, par conséquent un peu obscurs pour le commun des martyrs »), sans oublier Theuriet ou le très populaire Coppée (« La grisaille de Theuriet a fait légèrement bâiller. Je ne vous dis rien des trois actes absolument nuls de Cadol et de la pièce immonde de Dumas. À bientôt un prologue chauvin de Coppée, en attendant son petit drame du Gymnase »). Caractéristiquement, dans la même lettre de l’automne 1871 qui critiquait Coppée, c’est à l’éloge d’Anatole France que le poète s’attelle (« C’est une étude de cerfs, le matin, en plein bois »), d’où cette conclusion très l’Art-pour-l’Art : « Vous voyez qu’on se remet au travail comme si nous n’étions pas au lendemain des ineptes horreurs de la Commune et à la veille peut-être d’événements absurdes. » Lorsqu’on lit beaucoup des opuscules patriotiques de l’époque, on conçoit peut-être cette envie de quitter l’ornière en question (et Rimbaud avait émis un avis non moins virulent en avril 1871) ; lorsqu’on lit le Le Sacre de Paris du même poète, et surtout ses lettres portant sur la Commune, on comprend que lui aussi est capable de s’emparer des cordes d’airain de la poésie combative et qu’il adoptera à la fin une posture politiquement antipolitique ; ses lettres concernant la répression de la Semaine sanglante montrent le visage d’un homme rassuré – quoique « épouvanté » – par « le châtiment infligé à ces bêtes féroces ». Ces lettres deviennent particulièrement intéressantes lorsque Leconte de Lisle commente par le menu la versification et la rhétorique de son correspondant. Les correspondances de poètes du XIXe siècle nous renseignent assez chichement sur la perspective « technique » des poètes, et il est donc instructif de lire les reproches que Leconte de Lisle adresse à Heredia. Quant à la position de Leconte de Lisle dans le mouvement parnassien, on assiste au fur et à mesure à l’isolement d’un homme qui constate la disparition simultanée de son salon d’une série de poètes, dont Verlaine : « Je les compromettais, à ce qu’il paraît. » Après la Commune, il assiste avec force sarcasmes au succès grandissant de Coppée, l’éditeur des Parnassiens Alphonse Lemerre étant « devenu l’homme lige de Coppée », tandis qu’il fait à Leconte de Lisle « la plus maussade des mines », à cause en partie du relatif insuccès commercial de ses poèmes. Coppée, ce pourvoyeur d’une « pseudo-littérature rimée », triompherait ; « Les vers de Coppée ne sont plus qu’une suite ininterrompue de platitudes et de fautes de français », « tartines propres à réjouir la bande intellectuellement infecte des bourgeois ». Ce en quoi, finalement, il rejoint assez Verlaine ou Rimbaud… Lemerre lui-même se conduirait envers Leconte de Lisle « comme un manant qu’il est », l’« exploit[ant] » ; « Les aristocrates ont raison : la caque sent toujours le hareng. » Fin juin 1871, il se livre à un jugement qui excitera l’humour mordant de Sartre : « Arrivée de Stéphane Mallarmé, plus doux, plus poli et plus insensé que jamais, avec de la prose et des vers absolument inintelligibles, une femme et deux enfants dont un non encore venu au monde, et pas un centime. D’ailleurs, il est énergiquement constipé depuis dix ans, ce qui, dit-il, est une condition de bonne santé et de lyrisme. » Jugement proche de celui qui présidera à l’éviction de Mallarmé du troisième volume du Parnasse contemporain… On trouve cependant des éloges de Flaubert et, ce qui pourrait surprendre davantage, de Hugo (« le plus prodigieux poète lyrique que je sache »), qui fissurent un peu le masque misanthrope. Peut-être restait-il chez lui un peu de cet esprit qui apparaissait dans la première lettre du volume, daté de 1863 : « Ces messieurs n’ont pas suffisamment le sens du côté comique des idées ; ils oublient trop que la gravité perpétuelle est l’apanage exclusif des animaux. Que diable ! il faut savoir rire et pleurer ; toute la vie est là. » De mauvais esprits auraient sans doute jugé que le poète de l’Impassibilité aurait gagné à méditer ces lignes. Éditées avec soin par Charles Desprats, avec une iconographie bien présentée, ces lettres devront trouver place dans toutes les parnassothèques qui se respectent. On ne peut qu’espérer de futures initiatives de ce genre et des traitements éditoriaux aussi compétents.
Littérature française. Dominique Viart, Bruno Vercier, La Littérature française au présent (Bayard, 2005, 510 p., 30 €). On ouvre toujours avec un certain scepticisme les essais qui prétendent nous expliquer notre époque. Contre toute attente, celui-ci désarme tous nos préjugés et démontre qu’on peut faire de manière crédible le portrait de toute une génération en citant des centaines de noms et de titres. Comment ? En donnant le sentiment que chacun a été lu avec respect, pour lui-même, avant de se trouver emballé en quelques mots ou quelques lignes et ainsi balancé dans le trou noir de la postérité. Le livre de Dominique Viart (auteur de la plupart des chapitres) et Bruno Vercier fera date. On le consultera longtemps, d’abord pour savoir où se place telle ou telle œuvre dans l’écheveau complexe de son temps. On le consultera aussi, bien plus tard, pour savoir ce que ce temps (le nôtre) pensait de lui-même, ce qui se disait, quels paris on croyait pouvoir prendre, pour ironiser sur les célébrités d’une époque que l’époque suivante aura reléguées à l’anonymat, mais aussi pour y faire des redécouvertes et organiser des sauvetages posthumes. C’est que La Littérature française au présent veut être plusieurs choses à la fois et y parvient : un répertoire, évidemment, où passent et parfois repassent (si l’on en croit l’index) près de mille noms d’écrivains plus ou moins actifs au cours des vingt-cinq dernières années ; mais c’est aussi un essai, un vrai, qui cherche à débrouiller le chaos d’une offre pléthorique et désordonnée, sans repères idéologiques, formels ou thématiques clairement affirmés, sans avant-gardes ni arrière-gardes, sans Hugos, sans Zolas, sans Bretons et même sans Sollers. Sous ces deux aspects – mise en ordre et réflexion –, il s’agit en fait d’une même entreprise : tranquillement démentir les affirmations défaitistes des déclinologues en prouvant par la lecture attentive des textes que la littérature française existe encore. Une littérature française très hexagonale, précisons-le pour ceux qui croient à la francophonie universelle, mais un hexagone qui aurait un peu enflé, jusqu’à annexer la Belgique (le rattachisme littéraire est accompli) et qui réserverait en son sein un « ailleurs du récit » essentiellement antillais, et même carrément Dom-Tom. Les auteurs de l’ouvrage se feront sans aucun doute malmener pour leur dédain affiché des notions telles que celle de « postcolonialisme » ou des dérivés des cultural studies, abordés avec réticence. Les Suisses, les Africains, les Québécois sont rares dans ces pages, pour ne pas dire absents. Ces lacunes constatées, il nous reste néanmoins un menu d’une ampleur considérable et tout à fait roboratif, distribué en deux grands ensembles. Le premier est le moins traditionnel, en proposant un itinéraire orienté en fonction du « renouvellement des questions ». Parmi celles-ci, il fallait de toute évidence traiter les « écritures de soi », étant donné l’abondance des autobiographies, autofictions, journaux, carnets, etc., déclinés et remaniés de mille manières par les écrivains contemporains. Dominique Viart et Bruno Vercier introduisent dans cet ensemble deux catégories originales, issues de leurs observations empiriques : les « récits de filiation » et les « fictions biographiques » sont en effet des nouveautés de l’époque. La seconde partie de ce premier ensemble s’attache à la littérature qui tente d’« écrire l’histoire ». On saisit là à quel point l’époque des formalismes détachés de toute ambition autre que littérale (prétendait-on) est désormais dépassée. Un grand nombre d’écrivains ont en fait pris pour objet ou pour cadre les guerres et leurs séquelles les plus tragiques, avec l’apparition d’une littérature des camps et, au-delà, une littérature qui décrit l’apocalypse à venir. Ce monde en convulsion connaît parfois des périodes moins meurtrières mais non moins tumultueuses. À ce titre, il convenait de mettre en évidence qu’un très grand nombre de nos écrivains des vingt-cinq dernières années se sont donné pour but d’« écrire le monde » (titre de la troisième partie), en faisant revenir au premier plan des démarches que l’on croyait disparues : « écrire le réel », discuter de l’« engagement », etc. – ces vieilles lunes connaîtraient ainsi un véritable renouveau. Bien sûr, leur mise en avant résulte peut-être avant tout des préoccupations propres de Dominique Viart, que ces questions intéressent au plus haut point. Mais « le monde » n’est pas pour autant défini à la façon ancienne et, postmoderne malgré lui, la notion qu’il en présente est à son tour hantée d’ailleurs qui la compliquent : le fait divers (moins « fait » que machine à fiction), la « culture » (vaste programme) ou l’« image » (plus vaste encore depuis que les écrivains se sont mis à tourner autour de la photographie, puis à y entrer). Tout ce trouble dans l’historiographie littéraire, on croira peut-être y échapper en arrivant à la seconde partie de l’essai, laquelle nous promet de reprendre tout le dossier à partir de la catégorie reposante de genre. Las ! Il faut bien constater, nous disent Dominique Viart et Bruno Vercier, que les genres évoluent et que, s’il est possible d’identifier des « esthétiques », celles-ci vivent un conflit permanent. Le chapitre « Être de son temps ? » (on notera le point d’interrogation) tente de cerner ce que peut vouloir dire être écrivain aujourd’hui, entre avant-gardes évanouies, communautés émergentes mais troubles, individualisme galopant. Tout cela relativise fortement la réapparition de la grille générique qui organise les trois derniers chapitres de cette partie. Le premier évite de tout ramener au roman et préfère explorer les « séductions du récit », rien ne permettant d’épingler une bonne fois le genre, pris de « malaises » (mais cela n’a-t-il pas toujours été le cas ?). Traiter de la poésie, comme le fait le chapitre suivant, était plus facile. D’abord parce que ce « genre » s’est à ce point marginalisé qu’on peut lui régler son compte sans risquer trop de protestations : distinguer le « lyrisme critique », la « poésie prosaïque » et la « poésie radicale » tout en mettant à part les « grands contemporains » n’était pas excessivement problématique. On peut s’en désoler, mais qui pourrait citer de mémoire un poème écrit après, disons, 1960 ? Il n’en va qu’en partie autrement avec les « écritures dramatiques », dernier chapitre, fort embarrassant, qu’il a fallu confier à F. Evrard. La question peut en effet se poser : le théâtre qui s’est affirmé depuis vingt-cinq ans peut-il être dit appartenir encore à la littérature, quand on entend mentionner les œuvres par le seul nom de leur metteur en scène ? Et pourtant, ils existent, ces textes qu’on appelait autrefois des pièces de théâtre, mais ils sont désormais le produit volatil et changeant de collaborations qui en dissolvent l’identité : écrivain, metteur en scène, acteurs sont tous plus ou moins parties prenantes du résultat qui n’a plus, au sens classique, d’« auteur ». Et pourtant, cherche à nous persuader F. Evrard, il y a bien un « retour au texte ». C’est à voir. Malgré les divers bémols qu’on peut être tenté d’apporter aux énoncés pour l’essentiel plutôt optimistes de Dominique Viart et Bruno Vercier, il faut convenir que la démonstration est convaincante : oui, la littérature française est demeurée vigoureuse et inventive, malgré une incontestable et dramatique perte d’audience, nationale et internationale. Oui, des œuvres se sont élaborées et s’élaborent encore, qui disent quelque chose de pertinent sur ce que nous sommes devenus ou en train de devenir, individuellement et collectivement. Oui, il faut s’ouvrir généreusement et attentivement à ces sources renouvelées de récits, d’idées, d’images, de mots proposés par des écrivains qui ne sont pas tous des affamés de profits rapides et de gloire médiatique périssable. Dominique Viart et Bruno Vercier mettent en avant les œuvres qui leur paraissent les plus significatives et nous donnent même à lire, de certaines, d’assez longs extraits. Si certains auteurs n’ont droit qu’à des mentions rapides, quelques-uns reçoivent un traitement plus approfondi, avec de véritables analyses de deux ou trois pages. Ces choix sont ceux des auteurs, dont on voit bien qu’ils ont des préférences assumées. L’index est révélateur à cet égard, avec, au palmarès du nombre de mentions, parmi les contemporains récents : Pierre Bergounioux, François Bon (le recordman toutes catégories), Annie Ernaux, Pierre Michon, Pascal Quignard. Parmi les anciens, les noms de Beckett, de Deguy, de Duras, de Gracq, de Perec, de Roubaud, de Simon balisent le tableau de ce qui représentera les classiques du dernier vingtième siècle. Sollers, en revanche, ne fait guère mieux que Jean ou Olivier Rolin, et moins que Gérard Titus-Carmel. On en déduira ce qu’on voudra. Une bonne bibliographie et l’index des noms seront utiles à qui voudra approfondir. On aurait apprécié cependant que cet index donne aussi des dates et qu’un index des titres s’y soit ajouté, avec une chronologie. Très peu d’erreurs à signaler, en revanche, et l’on s’étonne donc que Sarah Kofman (la « petite Sarah », comme elle se désignait elle-même) soit tout au long transformée en « Sarah Kauffmann ».
Nerval. Quinze études sur Nerval et le Romantisme, recueillies par Hisashi Mizuno et Jérôme Thélot (Kimé, 2005, 288 p., 26 €). L’amphibologie du titre recouvre une promesse de variété : il s’agit à la fois d’aborder Nerval dans le Romantisme (et donc de penser l’un et l’autre dans une réciprocité de rapports et de valeurs), et de traiter, séparément, du romantisme à travers certaines figures (Baudelaire, Guérin, Musset, Hugo) qui, par leur proximité de pensée et d’affect, ou plus largement, par leurs options esthétiques, ont pu être considérés comme voisins de Nerval. La composition légèrement déséquilibrée de cet ouvrage collectif l’atteste. Le lecteur se retrouve en terrain glissant et, considérant que le présent volume n’est autre qu’un avatar du genre des « mélanges offerts », il ravale sa déception et se met en devoir de le lire pour y puiser, qui sait ?, quelques raretés. Voyons donc de plus près. Passons sur le caractère cérémoniel de l’hommage à Jacques Bony, éminent spécialiste de Nerval, dont il a édité les œuvres en Pléiade en collaboration avec le regretté Claude Pichois, lequel d’ailleurs ouvre cet ensemble d’articles et études par un amical salut, daté du 23 septembre 2003, à Jacques Bony. Ce seuil franchi, le lecteur est invité à visiter quatre domaines (abruptement nommés, admettons-le, mais délimitant efficacement des champs de réflexion et d’investigation) qu’il pourra à loisir parcourir, passant de l’un à l’autre, renouant avec les délices d’une lecture à sauts et à gambades. Car tel est bien le privilège de ces livres à plusieurs mains : multiplier les itinéraires, les croiser, les superposer… La quinzaine d’études présentées ici n’échappent pas à cette loi du mouvement, cette logique stimulante du va et vient. Si les articles rassemblés dans le quatrième et dernier domaine (« Voisinages ») n’abordent que la périphérie de l’œuvre nervalienne, tout en indiquant cependant des points de convergence manifestes, comme la question du Mal du siècle (Musset), le poème en prose (Houssaye-Baudelaire) ou encore le travail de la mémoire en poésie (Maurice de Guérin), l’ensemble des autres études traitent en revanche plus centralement de la sphère Nerval et notamment du legs, reçu des siècles précédents (Moyen Âge, Renaissance et XVIIIe siècle) ou d’oeuvres majeures, comme le Faust de Goethe, que l’auteur des Chimères a pu prolonger et faire fructifier à sa façon. On lira avec profit, dans cette perspective, l’article d’Henri Bonnet qui s’interroge sur l’héritage de l’esthétique médiévale chez Nerval, l’étude de Geneviève Artigas-Menant, qui revient sur le XVIIIe siècle nervalien, la contribution de Jean Céard, « Nerval, lecteur de Rabelais », un peu décalée mais suggestive, et celle de Lieven d’Hulst, « Traduction et écriture chez Nerval : l’épreuve du second Faust », qui, par l’éclairage opportun qu’elle offre de la théorie de la traduction chez les Romantiques allemands, renouvelle l’approche traditionnelle de Nerval traducteur. Mais c’est sans doute dans les domaines successifs des « Confrontations » et des « Figurations » que le lecteur trouvera les morceaux de résistance de l’ouvrage : l’étude comparée du Voyage en Orient de Lamartine et de celui de Nerval, proposée par Sarga Moussa, distingue des partages qui opèrent au sein de l’orientalisme romantique ; Hisashi Mizuno évoque les liens qui unissent « l’esthétique de Nerval et Wagner », reprenant ainsi une théorie de la musique où se concilient art de la chanson et récit légendaire ; à partir du motif du Christ aux Oliviers, Corinne Bayle établit un parallèle des plus judicieux entre Nerval et le peintre Chassériau. Sur ce fond de confrontations et de transactions s’enlève une dynamique transesthétique à la fois inhérente au Romantisme et propre au travail d’adaptation et d’ajustement de l’écriture nervalienne. Dès lors, on apprécie les approches en profondeur qui se proposent d’aborder, selon des angles d’attaque différents, les composantes de la poétique de Nerval en les réinscrivant dans le contexte culturel de l’époque : Bertrand Marchal aborde la question de la « chimère poétique » en tant que forme de l’hybride, Daniel Sangsue explore la problématique si féconde et complexe de la « revenance » et des morts-vivants dans l’œuvre de Nerval, tandis que Jean-Pierre Mitchovitch revient sur la pièce Léo Burckart pour examiner attentivement l’horizon politique de sa réception. De son côté, enfin, Michel Brix éclaire les voies de l’érotique chez Nerval, entre libertinage et idéalisme éthéré. On aura sans doute plaisir à lire ces quinze études qui cependant, au plan de la recherche scientifique sur l’œuvre de Nerval, n’apporte pas grand-chose de nouveau ou de substantiel. On regrette en outre que – sauf quelques heureuses mais trop rares exceptions – le texte nervalien soit curieusement désaffecté au profit de considérations périphériques qui se bornent à éclairer des parages, des entours, des réverbérations… et s’interdisent de cerner le centre.
Perec. Maurice Corcos, Penser la mélancolie : une lecture de Georges Perec (Albin Michel, 2005, 200 p., 17,50 €). Maurice Corcos, psychiatre à l’Institut mutualiste Montsouris (Paris) et psychanalyste, auteur de plusieurs ouvrages sur le mal-être adolescent, a longtemps lu Perec à voix haute et debout, cette lecture distillant en lui le sentiment d’être en face d’un « écrivain mélancolique », sentiment qu’il analyse présentement dans ce brillant ouvrage, en se basant sur des œuvres méconnues de l’auteur de La Vie mode d’emploi : « Roussel et Venise : esquisse d’une géographie mélancolique » (écrit en collaboration avec Harry Mathews), texte indéfinissable qui oscille sans cesse entre l’article psychanalytique théorique et l’essai littéraire, et « Vues d’Italie », recueil d’images chosifiées par le langage publié dans la revue de J.B. Pontalis (dernier analyste de Perec), Nouvelle Revue de psychanalyse. Maurice Corcos chemine par éclats de voix, ce qui lui permet des digressions toujours agréables (ainsi lorsqu’il parle de Citizen Kane), d’une liberté qui n’est qu’apparente (il s’est fixé des règles qu’il énonce dans une postface), avec une ferveur de ton communicative et des envolées lyriques qui ne déforcent en rien l’acuité du propos. Si Perec « s’est rêvé mélancolique, c’était par loyauté à l’absente », cette mère morte à Auschwitz alors qu’il était très jeune et dont il ne reste pas même une sépulture comme trace à partir de quoi aurait pu commencer son travail de deuil. Trace qui serait dépositaire d’une mémoire, trace qui deviendrait symbole de l’absence et permettrait au sujet de considérer peu à peu les traces (souvenirs) comme seules traces (et non résumés de présence), afin de se construire. Cette mélancolie s’exprime par l’écriture qui devient une possibilité de fusion partielle avec la disparue (façon de nier l’impensable), fût-ce pour se heurter au silence (le silence de la mère permet d’entendre pour l’enfant qu’est resté Perec un autre bruissant silence : les mots ardemment désirés qui sont ceux de tous les jours). Si cette mélancolie s’exprime par l’écriture, c’est grâce à la part de chant intacte sous le crépi des mots. Perec joue constamment avec la musique des phrases, de « l’improvisation jazzy au lyrisme de l’opéra », et La disparition est « ce livre total purement sonore dont rêvaient Flaubert et Borges » (« il aura suffi d’endeuiller la langue par l’amputation des e pour atteindre à la vocalité du chant »). Si la musique des mots est si importante pour Perec, c’est qu’elle a un pouvoir apaisant, et si elle a un pouvoir apaisant, c’est parce qu’elle renvoie directement à la douceur de la voix de l’absente distribuée autour du lit de l’enfant le soir avant que ne le cueille le sommeil, douceur que Perec redistribue sur le papier afin de (re)dresser, avec le moins de creux possible, l’ombre de la mère. Ce dialogue avec l’absente jeté de la passerelle de l’instant vers les berges de la mort est le résultat d’une fixation de sa mémoire devenue créatrice, oublieuse d’elle-même bloquant le « travail naturel d’autocréation de soi et aspirant puis enserrant » sa psyché « dans un solipsisme morbide. » Perec fera tout, inconsciemment, pour que le travail du deuil n’ait pas lieu, il ne vivra pas selon la définition de Valéry, c’est-à-dire en « pass[ant] outre » : l’écriture se voudra approfondissement des lacunes intolérables à l’être s’il veut se déployer dans l’instant et s’affirmer paisiblement comme être-au-monde. Comme le remarque Maurice Corcos, les pulsions destructrices qui se font jour en Perec n’en sont pas en réalité, mais sont l’expression « régressive et défensive de la permanence d’un lien incestueux avec la disparue ». Ainsi en est-il de ses « fantasmes de viol et de mort » (tous les personnages, sauf un, meurent dans La Disparition). Quel morceau de nous-mêmes avons-nous laissé les morts emporter ?, s’interroge Maurice Corcos. « L’absence de l’objet » crée « une absence en soi qui est aussi l’absence de soi en regard de l’absence de l’objet ». Cette absence de soi est nécessaire pour Perec, car elle porte en son creux, incandescente, l’absence de l’autre, et fait plus ainsi que la perpétuer, la recrée intensivement comme si elle était le fait de l’immédiateté. L’écriture perecquienne ne comble pas la béance du trauma mais l’accentue. Il y a tout d’abord « ces mots soigneusement alignés, comme des palissades, des pierres tombales, ultimes remparts contre le vide. Des mots chosifiés, comme déportés de leur sens et assignés à résidence ». Ensuite, il y a « la prolifération cancéreuse infinie de listes, jusqu’à la saturation de la page blanche ».
Presse illustrée. Jean-Pierre Bacot, La Presse illustrée au XIXe siècle : une histoire oubliée (Presses universitaires de Limoges, 2005, 235 p., 28 €). Le sous-titre de l’ouvrage pourrait faire sursauter les nombreux connaisseurs de la grande et de la petite presse du XIXe siècle. Mais c’est que Jean-Pierre Bacot, de manière délibérément provocante, veut attirer l’attirer sur un immense continent ignoré, sauf de très rares spécialistes (Anne-Marie Thiesse, par exemple), celui de la presse populaire à bon marché. À côté du monument bourgeois que fut L’Illustration, à côté du grouillement de la petite presse élitiste et bohème dont sont friands les amateurs de vie littéraire fin-de-siècle, il y eut des entreprises qui réalisèrent d’énormes tirages, soutinrent (tout en en profitant) le développement des techniques mais aussi celui de la lecture, et jouèrent un rôle majeur dans la construction d’un imaginaire collectif durable. Ce livre est le produit d’un travail documentaire colossal mené sur l’ensemble de la production européenne, de bibliothèques et de fonds d’archives en marchés aux puces. La France y est cependant plus fortement représentée, pour des raisons qui ne tiennent pas au simple patriotisme. C’est qu’en effet, observe-t-il, le « conservatisme » des Français en la matière dépasse de loin celui de leurs voisins […]. Avec son association des « vieux papiers », le salon annuel des mêmes « vieux papiers », Paris est bien la capitale d’un pays couvert de brocantes, de marchés aux puces et de librairies d’occasion. La France est douce au chercheur chineur ». La remarque mérite d’être soulignée car le travail de Jean-Pierre Bacot met en évidence les limites des bibliothèques (à commencer par la BnF) et la nécessité de chercher partout où ce qu’il appelle la « post-réception » – intéressante notion – a permis de conserver des documents. Conservation éminemment sélective : les publications socialement valorisées telles que L’Illustration se trouvent facilement (encore que la plupart du temps amputées des pages de publicité), tandis que les journaux et revues populaires ont disparu ou ne subsistent que de manière lacunaire. Malgré l’énormité du corpus étudié, l’ouvrage n’a cependant rien d’un capharnaüm, car l’auteur ne se contente pas d’un travail empirique de collecte et d’inventaire : il possède aussi une vision forte de ce qu’a été l’histoire de la presse illustrée et une théorie très construite de ce qui en a constitué les grandes étapes. C’est ainsi qu’il distingue quatre générations bien caractérisées se succédant, avec des impacts à chaque fois considérables, tout au long du siècle. Pour les identifier, Jean-Pierre Bacot situe son enquête d’emblée dans un contexte qui comprend toute l’Europe occidentale et centrale, jusqu’à la Pologne et à la Roumanie. Tout part d’Écosse et d’Angleterre. La Grande-Bretagne est en avance de dix à vingt ans dans tous les domaines depuis le dix-huitième siècle, on le sait, et cela est à mettre en relation, bien entendu, avec l’ouverture sociale et politique de régimes plus démocratiques et plus libres que sur le continent. Le premier chapitre retrace avec beaucoup de précision la naissance du Penny Magazine, à l’origine de la première génération de presse illustrée, avec ses échos français dans des publications comme Le Magasin pittoresque, Le Musée des familles ou Le Magasin universel. L’ambition est, en gros, d’instruire par la diffusion de « connaissances utiles ». Cette éclosion – fait essentiel – est liée au renouveau de la gravure, grâce à la technique du « bois debout ». La deuxième génération, ainsi que la décrit Jean-Pierre Bacot, voit l’introduction d’une actualité illustrée dans des publications d’abord réservées à la bourgeoisie. Le prototype en est en Angleterre L’Illustrated London News (1842), vite imité par L’Illustration (1843), dont l’histoire est bien connue grâce aux travaux de J.-N. Marchandiau et de Marie-Laure Aurenche. Le chapitre consacré à cette génération apporte des informations extrêmement intéressantes sur la « naissance du journalisme illustré » au moment de la révolution de 1848 avec la parution des Journées illustrées de Gavarni lancées par Paulin. L’auteur s’étonne aussi, à juste titre, que jamais L’Illustration, quand elle a célébré son centenaire, n’ait fait la moindre allusion à ce document exceptionnel. Les choses se compliquent, au chapitre III, avec l’impact de la Guerre de Crimée et l’arrivée d’une concurrence qui sera féroce. Ainsi paraîtront les « premiers reportages internationaux illustrés ». Des concurrents commencent alors à apparaître, avec une offre à des prix de plus en plus abordables et qui permettront l’éclosion d’une vraie presse illustrée populaire. Le Monde illustré, L’Univers illustré, connaîtront des histoires à rebondissements, que nous ne pouvons pas résumer ici. Dans cette seconde moitié du XIXe siècle, Jean-Pierre Bacot note par ailleurs l’effet d’entraînement qu’auront eu les Expositions universelles (bien étudiées par ailleurs par les historiens, on le sait). Le chapitre suivant s’attaque à « la période la moins connue de l’histoire de la presse illustrée », celle du milieu des années 1860, où « l’actualité vient au peuple », ce qui signalerait « une véritable rupture dans la composition de l’opinion publique ». Ne citons que Le Journal illustré ou La Presse illustrée, qui connurent divers avatars. Grâce à ces publications et à leur diffusion de plus en plus large se ferait donc la « constitution d’une mémoire politique nationale », puis nationaliste – thèse dont on voit toute l’importance. Après la guerre de 1870 et la Commune, il se produit un « élargissement par le bas » qui va voir l’extraordinaire développement de la presse illustrée populaire et qui débouchera sur la quatrième génération repérée par Jean-Pierre Bacot, caractérisée par l’apparition des suppléments hebdomadaires illustrés des grands journaux, avec des tirages qui se comptent par centaines de milliers d’exemplaires, grâce aux progrès techniques d’impression (dont le pionnier avait été le grand Marinoni, inventeur et patron de presse, complice de Girardin à La Presse). Le chapitre qui leur est consacré est l’un des plus riches de l’ouvrage, l’auteur ayant poussé très loin ses dépouillements et ses études des gravures dans la perspective d’une analyse du « processus de construction d’un imaginaire, d’une culture, et d’une mémoire nationaux/nationalistes ». On y lira des choses passionnantes sur le traitement de Dreyfus ou sur l’image de l’Angleterre et de la Russie. Jean-Pierre Bacot s’efforce enfin de faire une place à une presse encore plus mal connue et conservée que la presse parisienne : les suppléments illustrés régionaux. Ce parcours achevé, il faut bien convenir que, sur beaucoup de points, le travail ne fait que commencer, mais c’est précisément le propre des entreprises des pionniers que de faire apercevoir de nouveaux continents : « En travaillant sur un sujet inexploré, portant largement sur le XIXe siècle, j’espère avoir contribué à élargir le champ de la recherche. » Et comment ! Jean-Pierre Bacot rend hommage tout au long de ses notes aux quelques compagnons de route dont il relaie les découvertes : il n’est pas tout à fait seul, heureusement, et l’on peut donc compter sur l’apparition prochaine de nouveaux travaux qui contribueront à établir les fondements d’une nouvelle histoire de la presse, beaucoup plus précise et beaucoup mieux documentée que celle qu’ont élaborée leurs grands prédécesseurs de la première moitié du XXe siècle.
Notes de lecture
Allais. Patrice Delbourg, Comme disait Alphonse Allais (Écriture, 2005, 218 p., 18 €). Un exercice d’admiration, distribué comme un dictionnaire de notions allaisiennes (de Absinthe à Zutiste). Le projet est sympathique, le volume soigné, bien illustré, mais on ne sait trop à qui il est destiné : savant sans être universitaire, bavard et personnel, peut-être s’agit-il d’inventer un nouveau genre, la conversation d’amateurs. Faisons le pari, et espérons que la verve de Delbourg conquière à Allais de nouveaux lecteurs ; les connaisseurs, eux, se promèneront dans cet ouvrage en terrain familier, ce qui n’est pas sans charme.
Aragon. François Vicaire, Jean-François Lange, La Maison d’Elsa Triolet et de Louis Aragon : le moulin de Villeneuve (Petit à Petit, 2005, 50 p., 13 €). Il y a peu, l’auteur était réputé mort. Le texte? Un objet clos, sans référent. Les manuscrits ? Un fétichisme de collectionneurs. L’homme et l’œuvre agonisaient à la vieille Sorbonne. Quant aux maisons d’écrivains, c’était l’affaire de l’Office du Tourisme, pour épater des Américaines et des Japonaises en mal de culture. Manifestement, on se trompait. L’œuvre forme le centre d’un système (ah ! ce mot des années soixante !) : tout autour gravitent une figure d’auteur, une nuée d’avant-textes, des dates, des témoignages, des anecdotes, des lieux chargés de sens. Que cherche-t-on au juste lorsqu’on visite la maison où a vécu et travaillé un écrivain ? Difficile à dire, mais il faudrait s’y essayer. On ne l’apprendra pas dans cet album, dégraissé de toutes considérations intellectuelles. Y trouvera-t-on, à tout le moins, des descriptions, des faits, des anecdotes susceptibles d’alimenter la rêverie ? À peine plus. Le texte de François Vicaire, dilué, flou, a le style d’un reportage de Paris Match, disons, chez les Grimaldi. On en apprendra plus, à moindre frais, sur le site www.maison-triolet-aragon.com. Quant aux photographies de Jean-François Lange, qui cèdent à un maniérisme de la prise de vue oblique, elles semblent s’assigner l’objectif de ne pas faire voir. Dommage. Aragon, Elsa Triolet et ce lieu magnifique auraient mérité moins de négligence et de lieux communs.
Avril. Jane Avril, Mes mémoires (Phébus, 2005, 236 p., 19 €). Ah ! Le joli temps, où toutes les femmes étaient « gracieuses » et tous les hommes « charmants » ! C’est, du moins, ce que veut nous faire croire Jane en repassant avec pudeur et légèreté quelques épisodes de sa vie de danseuse, vivement brossés et tout à fait tourbillonnants, comme il se doit. Admirée, courtisée, désirée, « protégée » par des amis nombreux, dévoués et riches, elle traverse en dansant toute la période fin-de-siècle, sans que rien n’arrête cette folle (elle l’était peut-être vraiment, ou l’avait été) du mouvement. Tout en touches allusives et rapides, son récit a l’art d’évoquer un monde dont on croit tout savoir parce qu’on en connaît les images laissées par les dessinateurs et les peintres. Bien des figures qui défilent ont été mille fois portraiturées, par la plume ou le crayon, et l’on a plaisir à les retrouver, fantômes un moment matérialisés, au fil de ce qui n’est au fond qu’une conversation (on ne saura jamais quelle fut la part du journaliste qui recueillit ces évocations dans Paris-Midi en 1933, à l’instigation de Pierre Audiat). L’un des personnages les plus consistants en est Teodor de Wyzewa, le grand ami, jamais amant, dans des portraits émus et attachants. Les nostalgiques de la Belle Époque seront contents. Les chercheurs aussi, qui apprécieront de trouver mentionnés bien des noms de figurants qui n’ont souvent laissé aucune trace, en particulier toutes les malheureuses filles, compagnes de quadrilles et autres, pour lesquelles Jane a de bonnes paroles – la façade si séduisante du monde des plaisirs cache bien sûr de multiples misères, les belles danseuses d’un moment devant finir à peu près toujours sur le trottoir, puis à l’hôpital. Le pittoresque si « parisien » dont nous nous délectons appelle aussi à ce titre le travail du sociologue et de l’historien – dont certains sont ici cités en note. « Érastène Ramiro » n’était ni l’un ni l’autre, mais il savait merveilleusement écrire, son essai sur « La Danse excentrique » (d’abord paru par articles dans le Gil Blas en 1891) que les éditeurs ont eu la belle, l’excellente idée de joindre aux Mémoires de Jane, en donne la preuve. On ne s’en serait pas douté à lire les travaux d’érudition iconologiques de l’impressionnant bibliophile que fut, sous son vrai nom, Eugène Rodrigue-Henriques. La danse fin-de-siècle est par lui décrite, cataloguée, commentée avec esprit à l’intention des « aimables filles de Montmartre, de la Villette et de Clignancourt », mais non sans compassion teintée d’ironie : la danse, leur dit-il, « vous fournira les moyens d’étonner les hommes, de les tromper et de les corrompre ». Ces deux rééditions, augmentées d’une généreuse ration d’illustrations dont toutes ne sont pas très connues, apportent beaucoup plus que des matériaux pour la rêverie nostalgique des increvables vieux messieurs qui hantent, spectres désolés, ce qui fut le Boulevard. Claudine Brécourt-Villars et Jean-Paul Morel ont tout fait pour rendre leur travail instructif et utile : les notes sont abondantes et denses, complétées d’un index des lieux, d’un index des noms et des titres, d’un inventaire détaillé des spectacles où Jane a dansé, d’une bibliographie, d’un « finale » biographique où, épaulés par l’érudit Patrick Ramseyer, ils font revivre tout un « personnel » pour une large part à peu près oublié. Ici et là, bien sûr, on aurait souhaité quelques détails supplémentaires : Robert Harborough Sherard, l’un des premiers admirateurs de Jane, aurait mérité une notice pour son amitié avec Wilde, les livres qu’il lui a consacrés, pour ses essais sur Zola, sur Daudet, sur Maupassant et pour ses propres mémoires de la vie parisienne – mais tout cela en anglais et jamais traduit, hélas ! De même Cazalis (Jean Lahor) aurait-il mérité que la note qui l’évoque parle de sa profonde amitié avec Mallarmé plutôt que de ses réussites académiques. Détails de peu d’importance, cependant, puisque nous voilà maintenant en possession du complément idéal à la tendre et pudique biographie de Jane que François Caradec avait offerte en 2001.
Beaumont. Germaine Beaumont, Si je devais…, préface de Hélène Fau, postface d’André Parinaud (Le Dilettante, 2005, 192 p., 14,50 €). Depuis quelque temps, l’Association des amis de Germaine Beaumont invite à se souvenir qu’elle ne fut pas seulement la co-productrice des fameux Maîtres du mystère pour la radio, dont le succès dura plus de vingt ans. En attendant la réédition de plusieurs romans en Omnibus, Si je devais… donne à lire de très jolies et très vives chroniques parues dans Les Nouvelles littéraires et regroupées par l’auteur en 1930. Ces pages heureuses et brillantes valaient d’être rééditées. Une réserve cependant : Germaine Beaumont les avait baptiséesDisques. Pourquoi changer ce titre pour un autre, sûrement pas meilleur (c’est celui d’une chronique ajoutée à cette édition) ? Pourquoi inutilement compliquer la bibliographie ? On aimerait comprendre. La préface d’Hélène Fau est un modèle de portrait concis.
Breton. Henri Béhar, André Breton : le grand indésirable, nouvelle édition revue et ressourcée (Fayard, 2005, 550 p., 29 €). On se réjouit de voir reprise, enrichie de notes et de photos supplémentaires, et mise à jour sur bien des points, la biographie qu’Henri Béhar a consacrée il y a quinze ans à André Breton. Avec cette nouvelle édition, l’auteur de nombreux essais biographiques et critiques sur Dada et le Surréalisme réaffirme tout l’intérêt d’une enquête pointue et passionnée, jamais encombrante, qui le pousse sur les traces de Breton à travers ses luttes, ses errances, ses aventures amoureuses et ses travaux. Mais loin de sacrifier l’œuvre pour mettre en valeur les événements, les accidents et les ruptures de la vie, le livre montre que la vie peut faire rayonner l’œuvre. Henri Béhar mêle, par un jeu prudent et discret d’anticipation et de renvois, le déroulement rigoureux de la chronologie et la synthèse. Ainsi en est-il, par exemple, de Huysmans évoqué à juste titre comme une lecture de jeunesse, et convoqué à nouveau au moment de la rédaction de Nadja, pendant la période difficile « au service de la Révolution » aux années 1930 et à l’occasion d’une reconnaissance accordée à Doucin, un roman de Jean Dutourd. C’est également dans cette perspective que l’on constate que, par touches mesurées et convergentes, Henri Béhar représente le tourment et les hésitations de Breton pendant la transition entre la Révolution surréaliste et le Surréalisme au service de la Révolution, entre les rencontres de Nadja, de Suzanne Musard et de Lise Deharme, entre le lent processus d’écriture de Nadja et la collaboration distrayante avec Éluard à L’Immaculée Conception. Au fil des pages qui composent les six parties de cette biographie, on lit les marques nuancées d’une sympathie qui est non un exercice d’admiration, mais un effort de compréhension d’un objet d’étude complexe et contradictoire. À cet égard, il est difficile de comprendre pourquoi, dans sa biographie de 1995, Mark Polizzotti (Revolution of the mind : the life of André Breton) n’a pas plus explicitement reconnu l’importance des travaux d’Henri Béhar, ainsi que ceux de Marguerite Bonnet, qui furent ses devanciers. Au total, cette nouvelle édition d’André Breton : le Grand Indésirable révèle une volonté d’enrichir les connaissances sur Breton, et de rappeler et de maintenir ce qui fait date.
Calembours. Walter David Redfern, Calembours ou Les puns et les autres. Traduit de l’intraduisible (Peter Lang, 2005, 352 p., 64,30 €). Comment font donc les Anglais pour combiner avec un tel talent l’excentricité des sujets, la bizarrerie des perspectives, une érudition éblouissante et un enjouement constant que le Continent – en particulier la France, le pays qui a toute leur prédilection, ne connaît plus depuis longtemps ? Quelle chance qu’il existe des Zeldin pour autopsier les passions françaises, des Julian Barnes pour se soucier du perroquet de Flaubert, des Walter Redfern pour consacrer leur vie à la langue française dans ses états les plus étranges ! Ce vaste travail – ce labour d’amour, dirait-il sans doute avec son goût du pun bilingue, est indescriptible. Il n’est en tout cas pas résumable. Sous le double patronage de Rabelais et de Montaigne (deux maîtres bien plus réellement admirés en Angleterre qu’en France), le savoir, la facétie et la sagesse se liguent pour faire le tour du monde cependant incernable du jeu de mots dans tous ses états (d’ébriété), en anglais, en français et en franglais ou en frenglish. Tout cela est à la fois très drôle et très sérieux, bourré de références invraisemblables dont on se demande parfois si elles ne sont pas inventées de toutes pièces. Ce jeu du double, de l’entre-deux, de l’incertain du sens et du son est là dès l’épigraphe (« Tant d’histoire pour quelques calembours ») attribuée à « Raymond Queneua » (oui : Queneua). Quant aux titres de chapitre, ils ne peuvent que surprendre et grincer, quand les textes qu’ils chapeautent sont (parfois) du plus grand sérieux académique : « Bases branlantes », « La Famille au sens large », « Perdre la boule ? », etc. Il n’empêche qu’au fil des analyses et des rappels historiques apparaissent quantités d’idées, de notions, de personnages et d’œuvres marqués, d’une manière ou d’une autre, par ce que rend possible l’essence foncièrement double de la langue. De Shakespeare à Leiris ou Queneau en passant par Keats, Commerson et Brisset (à qui Redfern – qui cite bien sûr Décimo – a récemment consacré un livre). Il n’y manque même pas une « bibliographie sélecte » (qui en condense une autre « quatre fois plus copieuse »), où l’amateur le plus léger et l’érudit le plus sérieux trouveront à glaner une quantité de références en français et en anglais – naturellement !
Chateaubriand. Juan Rigoli, Le Voyageur à l’envers. Montagnes de Chateaubriand (Droz, 2005, 154 p., s.p.m.). Juan Rigoli, le savant auteur de Lire le délire. Aliénisme, rhétorique et littérature en France au XIXe siècle (2001), se souvient ici qu’il est suisse et que, même universitaire de bord de lac, on n’échappe pas à l’appel de la montagne. Appel tout littéraire (du moins ici), qui nous vaut un très ample commentaire composé au prétexte d’une lecture de deux textes peu connus de Chateaubriand, tous deux parus en 1806, l’un consacré à (si l’on ose dire) regarder de haut le mont Blanc et l’autre à s’extasier au contraire devant le Vésuve. Le dédain de Chateaubriand pour les Alpes avait, à l’époque, fait scandale. Juan Rigoli s’attache donc à comprendre cette étrange inversion des valeurs unanimement partagées du temps du pré-romantisme. Il le fait avec une considérable érudition et beaucoup de subtilité, en voyant dans « ces deux pièces minuscules » l’occasion d’un « accès privilégié aux thèmes et figures dans lesquels l’expérience de la nature, imprégnée de culture, fait advenir un paysage… » Chateaubriand, le « désenchanteur », déconstruit donc la grammaire du sublime, élaborée par tant de voyageurs armés de plumes. Toujours contrariant, il « concède manifestement au Vésuve ce qu’il refuse au mont Blanc en réfutant la « vérité » de ceux qui le célèbrent ». Mais c’est qu’il a son propre programme, toujours à la recherche de lui-même à travers des paysages-projections, comme déjà en Amérique devant Niagara ou les déserts du Nouveau Monde. Le Vésuve, explique Juan Rigoli, vaut pour Chateaubriand par ce qu’il recouvre. Sous les cendres, c’est le monde de ses « figures tutélaires » qui repose : « Rimes et réminiscences font résonner le chant du signe, en un lieu qui est dans Virgile et ne l’est pas ; et René Énée avance, immobile, vers le passé qui est devant lui. » Juan Rigoli ne le dit pas, sauf erreur, mais c’est la même attitude qui est celle de Chateaubriand dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem, à la rencontre des fantômes personnels qu’il ressuscite en lui en arpentant les lieux où, d’Athènes et de Sparte, il ne reste rien.
Chroniques. Raphaël Sorin, Produits d’entretien (Finitude, 2005, 184 p., 16 €). Un recueil d’articles brefs, parus dans Le Monde, Les Nouvelles littéraires, Gulliver, ailleurs parfois, il y a une vingtaine d’années. Est-ce utile, c’est-à-dire relisible maintenant que leurs circonstances et prétextes sont disparus ou estompés ? Sans aucun doute, puisqu’on lit ce petit livre – c’en est un, plutôt qu’un scrap-book – en tombant sous le charme. C’est qu’on y est vraiment en littérature, entre Pierre Bettencourt, Henri Calet, Louis Scutenaire, Gabriel Bounoure, par exemple. Cela change, disons, de Sollers, Houellebecq, D’Ormesson. L’ombre de Larbaud se profile çà et là. Il n’y manque même pas un peu d’épices, par exemple un portrait de Thierry Ardisson, « l’autre jeune homme chic », du temps qu’il jouait à l’auteur – c’était en 1984. Cela ne tient que parce que c’est écrit.
Cocteau (1). Jean Cocteau : textes et musique (Mardaga, 2005, 320 p., 29 €). Cet ouvrage d’une bonne tenue scientifique et critique, rassemble des études musicologiques sur un poète polymorphe, dont l’activité artistique s’est exercée tous azimuts. Les études rassemblées ici abordent la collaboration de Cocteau avec des compositeurs comme Reynaldo Hahn, Satie, les musiciens du « groupe des six », Stravinsky, Kurt Weil, etc., mais aussi son implication dans l’univers du jazz, de la danse et du ballet (Jacinthe Harbec), le music-hall, la chanson, ainsi que son rôle de critique musical dans Le Coq et l’arlequin (Catherine Miller), et la musique de scène (Catherine Steinegger) et celle des films (Ange Van Steerthem). Les rapports de la musique et du dessin ne sont pas oubliés (Lynn Van de Wiele). Des textes inédits mis en musique, dont celui de l’oratorio Patmos (David Gullentops), sont autant de cerises sur le gâteau. À la fin, un précieux et maniable catalogue des textes de Cocteau mis en musique comporte plus de 600 titres, et 210 compositeurs (Malou Haine) : Cocteau est le poète du siècle dernier le plus illustré musicalement, à l’instar d’un Hugo ou d’un Verlaine pour le siècle précédent. Un tableau chronologique et un index des noms complète cet ouvrage de référence, qui se révèlera une mine pour les amateurs comme pour les spécialistes.
Cocteau (2). Jean Cocteau, 40 ans après, textes réunis par Pierre Caizergues (Université Paul-Valéry de Montpellier, 2005, 418 p., 20 €). Ce foisonnant volume publie les actes d’un colloque tenu en 2003 en marge de l’exposition organisée au Centre Pompidou. Il témoigne de l’attention portée aujourd’hui au poète longtemps méprisé pour de mauvaises raisons. Comme souvent, il y a de l’excellent et du médiocre. En ouverture, Pierre Caizergues souligne que les universitaires ont maintenant largement entamé l’étude de Cocteau (qui n’a jamais figuré au programme de l’agrégation), mais, citant Cendrars, il constate qu’« il y a encore de jolis coups à faire », comme la restitution d’un album de photographies, Paris nocturne. Après cette intervention programmatique, Jean Touzot s’interroge : Cocteau est-il devenu classique ? Il montre combien il est présent sur les scènes, dans les librairies, les traductions, etc. On ne détaillera pas les vingt-cinq communications, réparties en trois sections aux contours bien flous : « Nouveaux chantiers », « La jeune critique et Cocteau », « Cocteau et l’Europe ». Curieusement, « Cocteau et l’Italie » et « La réception du théâtre en Allemagne » se trouvent dans la deuxième partie. Qu’est-ce que « la jeune critique », d’ailleurs, on se le demande avec inquiétude, car on trouve dans cette section des choses bien médiocres, en particulier un « Cocteau et les autres » superficiel et mal écrit. De même, traiter de « Cocteau et l’Italie » en une dizaine de pages expose Elena Fermi à ne pas dépasser les généralités, ce qui est attristant, d’autant qu’elle termine sa communication en montrant qu’il y aurait à dire sur les échanges Cocteau-D’Annunzio et qu’elle a consulté des archives intéressantes à ce sujet. En revanche, sur un sujet comparable, « Cocteau et l’Espagne », Annie Maïllis pose de nombreuses questions stimulantes : l’Espagne est-elle la « part maudite » de Cocteau ? Elle a en effet constaté son occultation presque complète dans la biographie de Claude Arnauld et à l’exposition du Centre Pompidou. Pourquoi cette « hispanophobie » ? Notons à ce propos qu’on pourrait utilement comparer la présence de l’Espagne chez Cocteau et chez Orson Welles. Les autres interventions vont du biographique à l’étude de textes (Le Grand Écart, l’adaptation d’Un tramway nommé Désir – où Tennessee Williams trouvait que Cocteau avait mis trop de gros mots) et à des activités marginales ou mal connues : Ornella Volta s’attache à Cocteau chorégraphe, Christian Rolot et Francis Ramirez à Cocteau au Festival de Cannes, et, dans une étonnante concentration de ses contradictions, Peter Read à Cocteau à la BBC. La présentation est loin d’être parfaite : si le volume est abondamment illustré, la mise en page ne facilite pas toujours la recherche des illustrations et la couverture n’est pas très heureuse. Les lecteurs d’Histoires littéraires amateurs de la rubrique Aux fonds s’intéresseront à deux présentations de fonds Cocteau : celui de la Bibliothèque historique de la ville de Paris (très brièvement décrit) et celui de Montpellier III.
Contat. Michel Contat, Portraits et rencontres (Zoé, 2005, 240 p., 19 €). Écrivains, jazzmen, cinéastes, Michel Contat les a rencontrés ou immortalisés pour un journal ou une revue, de Télérama aux Yale French Studies : de là, la variété bienvenue des approches et des styles, qui fait l’agrément de ce recueil. On nous pardonnera d’avoir sauté les portraits de musiciens de jazz, l’auteur de la présente note de lecture étant à peu près hermétique (sinon allergique) à leur art. En revanche, c’est avec autant d’attention que de plaisir que le lecteur du XXIe siècle pourra se plonger dans une longue conversation avec Serge Doubrovsky, Paul Auster (sur ses manuscrits, rassemblés dans le fonds Berg de la bibliothèque de New York), Jean Eustache ou Alain Robbe-Grillet. Rédhibitoire ailleurs, la longueur est ici un atout, elle laisse le temps de la confiance, de la nuance. Elle ménage aussi au lecteur des approches lentes qui effacent le sentiment, inhérent au genre, d’être le parasite, le tiers indiscret dans une rencontre privée. Rares sont les plumes qui savent ménager une place à autrui : bien que la quatrième de couverture s’efforce de vendre, assez logiquement, le recueil, en insistant sur une lecture globale qui ferait surgir un portrait de Michel Contat dans un coin du tableau, c’est bien plutôt pour sa capacité à ouvrir les portes, les vies, sans effraction, qu’on peut l’aimer.
Déon. Michel Déon, aujourd’hui, sous la direction d’Alain Lanavère, Thierry Laurent et Jean-Pierre Poussou (PUPS, 2006, 116 p., 18 €). Le 5 juin 2004 se tenait le premier colloque universitaire français consacré à l’œuvre romanesque de Michel Déon. Il fut « l’expression d’une admiration profonde et sincère » pour cette œuvre foisonnante (un demi-siècle de production romanesque, de récits de voyages et de livres de confidences, sans compter les pièces de théâtre et les livres pour enfants) à laquelle la critique universitaire s’est jusqu’alors peu intéressée. Selon Jean-Pierre Poussou, « il est peu d’auteurs français vivants aussi importants ; peut-être même n’y en a-t-il pas ». Marie-Hélène Ferrandini montre à quel point « le processus d’apprentissage » est une constante « au cœur du romanesque déonien ». Cet apprentissage passe pour le héros par l’assimilation des valeurs qui sont celles des milieux sociaux qu’il traverse, mais pas seulement. La guerre a une portée éducative réelle, et la désillusion permet au héros de forger son caractère ; le but ultime de la formation restant le bonheur, véritable conquête individuelle. L’hédonisme à quoi on a voulu trop souvent réduire l’univers romanesque de Déon n’est pas la seule clé d’une œuvre qui manie, avec une rare maîtrise de la composition, une multitude de thèmes fondateurs dans ce sens où ils fondent l’âme humaine, lui permettant de se reconnaître comme espace singulier propice au déferlement du bonheur en son sein. Alain Lanavère cherche à montrer que, dans le premier roman de Déon, est inscrite « la légende » de toute l’œuvre à venir : Je ne veux jamais l’oublier (titre qui est un vers d’Apollinaire) contient en lui-même la promesse de l’élaboration d’un « romanesque dont la couleur singulière, voire l’originalité première, [est] la poésie ». Tandis que Thierry Laurent expose les idées politiques de Déon (ses engagements et désengagements), il remarque que son œuvre est restée « à l’abri d’une approche trop idéologique des rapports humains » ; en outre, la littérature ne peut pas être un « instrument de combat politique », auquel cas elle « s’appauvrirait fatalement ». Bernard Alavoine mesure le poids de la Grèce dans l’œuvre et dans la vie de Déon, et constate combien le lien passionnel avec cette île n’a cessé d’évoluer. Jean-Pierre Poussou analyse la maîtrise de Déon dans l’art de la description brève. Art qui doit beaucoup aux débuts de Déon dans le journalisme, semble-t-il. Vital Rambaud étudie les rapports amicaux de Déon avec Stendhal. La ferveur stendhalienne de Déon trouve aisément un espace pour se dire dans les livres autobiographiques. Mais c’est du côté de l’œuvre romanesque que l’on trouve sans doute les preuves les plus flagrantes de l’attachement de Déon à Stendhal. Ces actes sont clos par un éventail de louanges parues dans différents journaux.
Dictionnaire. Charles Dantzig, Dictionnaire égoïste de la littérature française (Grasset, 2005, 970 p., 28,50 €). Le titre l’indique : on ne saurait trouver ici des renseignements objectifs sur tel ou tel Français ayant écrit hier, aujourd’hui, demain. Ce qu’il n’indique pas, c’est qu’il est loin d’englober « la littérature française » dans son ensemble. En tant que tel, un dictionnaire ainsi conçu ne sert donc à rien. Il s’agit d’une collection de notes, écrites sans aucun doute sur une longue période de pratique de la lecture, ordonnées et unifiées par la mise en forme commode du « dictionnaire » – mais dictionnaire il n’est pas non plus vraiment (ce que l’épithète « égoïste » signale d’ailleurs), les entrées pouvant être multiples (« Début, milieu, fin », « Goscinny, Audiard, Jardin »), sémantiquement flottantes (« Moi, je ») ou encore volontairement hors du champ du dictionnaire (« Action », première entrée, est en fait une introduction de quelques lignes qui dénie, justement, toute valeur de « dictionnaire » au livre qui commence). Alors quoi ? On pourrait penser qu’un esprit libre de tout préjugé ou habile dans l’art de provoquer s’y applique à descendre en flèche les gloires qu’il jugerait usurpées. Or, si l’auteur met Racine (Jean) au-dessus de tout, c’est pour s’emporter mieux contre ceux qui ne sont pas de son avis, exemple : Rosny aîné – mentionné avec quel dédain ! Il chicane telle ou telle gloire reconnue sur l’emploi des virgules ou le style latinisant, simplifie jusqu’à la caricature la mécanique sociale qui régit le petit monde des littérateurs, dont il fait partie si l’on se réfère aux œuvres « du même auteur » (trois romans, six recueils de poèmes, cinq essais, deux traductions), et rejoint par moment la critique la plus consensuelle qui soit : pour mieux déconsidérer Céline, notre abbé Bethléem égotiste lui découvre un style de clochard « à demi-ivre », puis « le style même du chauffeur de taxi : il écrit à coups de klaxon ». Charles Dantzig contribue ainsi à une collection d’idées reçues, initiée par quelques beaux esprits ayant successivement découvert que le parfait styliste du XXe siècle est asthmatique, vociférant, malade d’avarice (c’est aussi, paraît-il, un facteur syntaxique pertinent), ou encore qu’il suggère typographiquement le cauchemar des barbelés délimitant un camp, pour l’un, acoustiquement des rafales de mitraillettes, nazies bien sûr, pour l’autre. À côté de quoi, pour faire bonne mesure de critique analytique, Charles Dantzig manie la sentence à deux temps qui n’engage pas beaucoup : « Cendrars et Apollinaire sont à la poésie moderne ce que Braque et Picasso ont été au Cubisme. » Bref, un livre de notes plaisamment écrites, glissant entre les idées, les styles et les goûts en littérature avec une faconde de journaliste, ce qui ne va pas sans étourderies : page 237, l’auteur pense que Simonin a écrit Du rififi à Paname, ce qui se saurait. Peut-être malgré tout ce livre sera-t-il utile pour le rédacteur chargé un jour, espérons-le, de rédiger une notice « DANTZIG (Charles) » pour un dictionnaire de littérature française. Il y pourra citer, entre mille autres jugements essentiels, que Boulle (Pierre) est « notre Graham Greene ».
Divoire. Fernand Divoire, Introduction à l’étude de la stratégie littéraire (Mille et une nuits, 2005, 142 p., 3 €). « Le manque de talent ne suffit pas. Développer ici les rapports du talent et de la stratégie. Exposer dans quelle mesure cette dernière peut suppléer au premier et sous quelles conditions d’habileté, de souplesse et de circonstances, elle peut sauver ceux dont les aptitudes sont plus diplomatiques qu’artistiques. » Venu d’un temps où la jeunesse avait l’ambition de faire carrière dans les lettres, et non de les enseigner, ce texte conserve finalement son actualité en ce qu’il pressent et amorce les principes de stratégie de la communication qui guident les acteurs du monde culturel et médiatique, bien au-delà de la petite sphère du papier imprimé. Le plus étonnant, avec cette brillante satire des mœurs littéraire, ce n’est pas qu’elle ait peu vieilli depuis 1912. Plutôt, le sentiment qui saisit le lecteur, que ces minces chapitres remplaceraient bien des travaux de sociologie du champ littéraire, l’élégance en plus. Troublante pensée.
Dotremont. Georges A. Bertrand, Dotremont, un Lapon en Orient (Devillez, 2005, 152 p., 18 €). Chez le même éditeur était paru en 2000 Aberration d’une biographie, où Guy Dotremont, s’en prenait très violemment à une biographie de son frère Christian publiée en 1998. L’éditeur identique et le copyright du même Guy Dotremont pouvaient faire craindre (ou espérer) que ce volume soit une biographie plus conforme du frère du poète. Mais ce n’est pas une biographie au sens classique (le livre n’y prétend pas) : la chronologie détaillée, les anecdotes sont absents. Il s’agit bien plutôt d’un portrait du poète, d’un parcours dans son univers, d’un essai au ton volontiers poétique sur la création de Dotremont. Georges A. Bertrand s’attache surtout à la genèse des logogrammes, dont l’étude occupe la moitié du livre : l’auteur les voit comme issus d’une tension entre une Laponie imaginaire aux grands espaces blancs et un Orient calligraphique. L’ensemble est riche en suggestions et ouvertures, mais demande une connaissance préalable de Christian Dotremont.
Duchamp. Jean Suquet, Éclipses et splendeurs de la virgule (L’Échoppe, 2005, 132 p., s.p.m.). Dans ce mi-essai mi-prose poétique (dont le beau corps blanc nervuré doit être déshabillé avec un couteau ou un coupe-papier – nous avons choisi le couteau), Jean Suquet continue son exploration du Grand Verre de Duchamp (La Mariée mise à nue par ses célibataires, Même, 1915-23, huile, feuille de plomb, fil de plomb, poussière et vernis sur deux plaques de verre – brisées –, chacune montée entre deux plaques de verre avec cinq fils de verre très fins, de la feuille d’aluminium et un cadre en bois et acier ; 272,5 x 175,8 ; Philadelphia Museum of Art, Collection Louise et Walter Arensberg) auquel il avait déjà consacré plusieurs échappées (Le Grand Verre rêvé en 1991, Le Grand Verre. Visite guidée en 1992). Du reste, quantité de textes ont cherché à délimiter, lever ou approfondir le mystère du Grand Verre, mystère qui nous déshabille de la connaissance de nous-mêmes, nous extrayant de notre langue maternelle pour nous faire choir dans un vide insu, trou noir où le pulsionnel n’est pas absent, un vide de la langue qui, rendue à ses prémisses de l’introspection, doit inventer des mots pour s’inventer. Avec le Grand Vide, les mots se dérobent sous les mains de notre regard : seules leurs pointes restent visibles. Duchamp conçoit l’ensemble de 1911 à 1915, à travers d’innombrables notes, esquisses, études préparatoires, reproduites pour la plupart dans la Boîte verte (parue en 1934). Jean Suquet ne cesse d’interroger le contenu de cette boîte car il sait que l’essentiel se joue là. Ainsi, le résultat est vierge de quantité de morceaux dont la virtualité irradie le fond de la boîte d’une lumière mauve (le Soigneur de gravité pour n’en citer qu’un). Jean Suquet fait beaucoup plus qu’interroger le rôle de la virgule précédant le « Même », hoquet en forme de heurt qui jette dans le trouble la rencontre entre la Jeune mariée et les neuf célibataires réunis au-dessous d’elle parmi une gynécée de corps mécaniques dénués de moyens pour se dire. Dans un alambiqué de l’écriture, il chemine de retard en retard, de « traverse en retours en arrière », afin de laisser s’entrebâiller l’« écart » qui laisserait « une vérité » se déshabiller. Une vérité verte. Nulle explicitation en fin de compte, mais un éclairage intense sur les mots et les formules plastiques de Duchamp, un éclairage qui se sait être conduit plus qu’il ne conduit, car « les mots ne se laissent pas si facilement passer la muselière. On croit jouer avec eux. Ce sont eux qui se jouent de nous. »
Énard. Jean-Pierre Énard, Un bon écrivain est un écrivain mort (Finitude, 2005, 160 p., 14,50 €). Mon Dieu, que tout cela est sympathique – et dépourvu d’intérêt ! Mort en 1987, à 44 ans, et auteur d’une poignée de romans, Jean-Pierre Énard avait sans doute bien des qualités, mais ce recueil de comptes rendus, et de billets d’humeur donnés à Roman, à La Quinzaine littéraire ou au Quotidien de Paris véhiculent bien des platitudes et des rancœurs. L’invocation à saint Henri Calet ou à saint Georges Perros n’y change pas grand chose (on pourrait étudier le véritable mythe de Perros développé depuis sa mort avec une imagerie anti-parisienne facile, la moto, Douarnenez). La pleurnicharde préface de Paul Fournel n’arrange rien.
Enseignement. Paul Aron, Alain Viala, L’Enseignement littéraire (Que sais-je ?, 2005, 128 p., 8 €). Comme dans une bonne vieille dissertation, le sujet est traité en trois parties : Enjeux – Eléments d’histoire – Démarches. La première s’efforce de cerner le thème en définissant la matière (qu’est-ce que la littérature ? qu’est-ce que le français ?) et le cadre de son enseignement : système scolaire et universitaire, formation des professeurs, institutions. Cette partie souligne les difficultés à obtenir l’harmonisation européenne souhaitée par la déclaration dite de Bologne, adoptée le 19 juin 1999 et qui prône « l’introduction d’un système de titres et d’organisation des études lisible et comparable partout en Europe ». Le volet historique, malgré le côté ramassé imposé par le format de la collection, semble assez complet. On y voit la difficulté à se détacher, à partir du XVIIe siècle, de la formation purement latine (le Ratio Studiorum des Jésuites) pour arriver à un enseignement français rendu nécessaire par l’évolution de la société, détachement permis par la création de l’agrégation (1766), les premiers Cours de littérature (Batteux, La Harpe), les différentes lois scolaires (Victor Duruy, Jules Ferry). En ce qui concerne les apprentissages, on aboutit, après avoir privilégié la langue et la rhétorique, à l’apogée de l’explication de texte comme pilier des études littéraires, notamment sous l’influence de Lanson. La dernière partie parle de crise, d’éclatement de la discipline, de réorientation des programmes. C’est qu’il est temps de passer aux démarches, aux propositions. On devine alors la patte d’Alain Viala qui fut, on s’en souvient, président de la commission chargée, de 1992 à 2002, de réformer les programmes d’enseignement du français aujourd’hui appliqués. La tonalité de cette partie est d’ailleurs très injonctive et on ne s’y embarrasse pas du conditionnel : « on insistera notamment sur… », « il est nécessaire à chaque niveau de… », « il n’est pas pertinent de… », « l’enseignement littéraire peut et doit prendre pour enjeu… », et ainsi de suite. Les propositions qui sont faites prolongent logiquement les programmes tels qu’ils existent aujourd’hui. On n’imaginait pas Alain Viala renier les travaux de sa commission et renoncer à son goût pour la nomenclature, les genres, les registres, les formes de discours. Plutôt que de souligner la spécificité du français, on préfère affirmer que « les besoins du présent conduisent à envisager le littéraire dans un souci généraliste, ce qui est le principe même de la constitution d’une culture générale ». On pourra compléter avec profit cette lecture avec celle du numéro du Débat de juillet-août 2005, intitulée Comment enseigner le français et prendre connaissance des avis, pas toujours très tendres, donnés sur ces nouveaux programmes par un certain nombre d’utilisateurs, de chercheurs et d’écrivains.
Fallet. Actes du colloque René Fallet vingt ans après, 17-18 octobre 2003 (Maisonneuve et Larose, 2005, 173 p., 20 €). Depuis sa mort dont ce colloque marquait le vingtième anniversaire, René Fallet s’est certes fait plus discret mais n’a jamais totalement disparu de la vie littéraire. L’activité d’Agathe Fallet, veuve de l’écrivain, et de l’association Agir en pays jalignois, ancrée dans son Bourbonnais d’élection, ont dans un premier temps permis l’institution d’un Prix René-Fallet récompensant un premier roman qui compte déjà seize lauréats. L’édition a suivi avec, au début des années 1990, les trois volumes de Carnets de jeunesse, puis un recueil d’hommages intituléDétours (2000), puis, rien que pour l’année 2005, une biographie signée Michel Lécureur et la réédition augmentée de son Brassens. Le monde universitaire a suivi, sous l’impulsion de Marc Sourdot, maître de conférences à Paris V et instigateur de ce colloque organisé, comme il se doit, dans le département de l’Allier. Il y a d’ailleurs une certaine ironie à voir l’Université se pencher sur un auteur autodidacte et fier de l’être, qui a toujours manifesté à son égard une certaine retenue, pour ne pas dire une franche hostilité. Si les voix des intervenants ont porté jusqu’au village voisin de Thionne, nul doute qu’un des occupants du champ de navets local a dû se retourner dans sa tombe en entendant évoquer les noms de Barthes, Deleuze, Guattari, Bakhtine et Éliade au sujet de son œuvre romanesque. Et en apprenant tout à trac que dans telle phrase issue de sa plume « la salve se musicalise en un rythme ternaire de cadence majeure, ici anapestique, suggérant une sorte d’éclosion », son crâne a dû carrément heurter le couvercle. Fallet divisait volontiers son œuvre en deux parties, la veine whisky, qui imbibait ses romans d’amour la plupart du temps désespérés, et la veine beaujolais, qui irriguait ses livres truculents, des Vieux de la vieille à La Soupe aux choux. La veine whisky est quasiment absente de ce colloque où l’on a préféré s’intéresser au réalisme grotesque et à la filiation rabelaisienne (Marc Sourdot), au goût de Fallet pour les images (Christian Moncelet qui livre un petit précis de rhétorique falletienne), à son éloge de la littérature mineure et de son rôle révolutionnaire (Michel Laronde), aux problèmes soulevés par la traduction de La Soupe aux choux (Alena Podhorná-Polická) et à la dimension initiatique de ces romans bourbonnais (Hervé Girault). À voir ainsi ces chercheurs soulever le couvercle de La Soupe aux choux, inventorier le carnier du Braconnier de Dieu et triturer les neurones d’Un idiot à Paris, on se dit que l’exercice est un peu vain. Fallet est un romancier de l’évidence, de la clarté, du direct, d’où le danger de l’obscurcir ou, à défaut, de le paraphraser, que n’évitent pas toujours les auteurs, occupés à décrypter ce qui n’est pas caché. On préférera l’article consacré au Fallet poète, admirateur de Rimbaud, Apollinaire, Prévert (on se souvient qu’il acheta un exemplaire de Paroles chez Adrienne Monnier) et Cendrars (qui lui tendit sa « main amie »), contempteur d’Aragon et Claudel (« Fichtre, il fait bien 5 en dessous de Claudel », écrit-il dans un carnet de 1949) que Jean-Paul Liégeois signe à la fin du recueil. Un poète qu’on trouve dans les images qui émaillent ses romans mais aussi dans des vers édités la plupart du temps dans des revues ou à compte d’auteur, et qui montrent l’attachement et le talent d’un romancier pour un genre qu’il plaça toujours au-dessus de tout. On regrettera toutefois, dans cette ultime contribution, la profusion des facéties orthographiques (brazier, poètique, poèsie, il en a lus, il en a écrits, il en a volés) qui culminent, c’est le mot, dans un superbe pied d’estale page 152.
Femmes. Kathleen Hart, Revolution and women’s autobiography in nineteenth-century France (Rodopi, 2004, 196 p., s.p.m.). Sans ambition théorique particulière, cet ouvrage fait néanmoins partie des bons travaux que donne la critique nord-américaine quelque part entre gender studies et histoire littéraire. L’idée force en est que l’autobiographie, genre tardivement conquis par les plumes féminines pourtant actives dans l’épistolaire, l’obligatoire cahier intime et le roman, n’a pu l’être qu’au prix d’une transformation de son objet. Le genre suppose en effet, de Saint-Augustin à Rousseau, la conception d’un moi aux contours à peu près définis, susceptible de ce fait d’exploration ; éduquée au contraire aux principes de l’attention aux autres et de l’oubli de soi, la femme du XIXe siècle apparaît nettement moins sûre d’avoir une telle identité, et ne se permet de dévoiler son existence individuelle que dans une perspective sociopolitique. Les grandes autobiographes du siècle, Flora Tristan, George Sand et Louise Michel, lieront ainsi leur trajectoire sociale et intellectuelle aux conditions historiques, et se présenteront devant leurs contemporain(e)s sous les traits de l’éclaireur, voire du guide. L’essai tourne ensuite à la lecture suivie, chaque auteur ayant son chapitre d’exégèse, sérieuse mais sans surprise. En conclusion, l’auteur reprend les fils, soulignant notamment ce que les trois femmes doivent à la pensée saint-simonienne et fouriériste, qui fournit les bases théoriques permettant de structurer leur expérience, dans un contexte peu propice, de profonde misogynie, y compris parmi les socialistes.
Formes poétiques. Michèle Aquien, Jean-Paul Honoré, Le Renouvellement des formes poétiques au XIXe siècle (Armand Colin, 2005, 128 p., 9 €). Réédition d’un petit usuel efficace, publié en 1997 et résumant, d’un point de vue essentiellement technique, l’évolution formelle de la poésie française de Chénier au Coup de dés. Les auteurs abordent successivement les inflexions subies par le vers traditionnel, les nouvelles formes de vers et de strophes, et enfin les expériences sur le lexique, le poème en prose ou la page. Leurs analyses reposent largement sur la métrique et s’adressent donc à des étudiants ou des lecteurs déjà au fait des règles de la versification ; mais elles ont le mérite de s’appuyer systématiquement sur des études de textes, ce qui permet de mesurer les évolutions à partir d’exemples concrets. L’exiguïté du format a imposé une double isolation regrettable. D’une part, la rupture est diachronique, car le rôle précurseur des théoriciens et traducteurs du XVIIIe siècle est mentionné très rapidement, quand une simple page aurait pu permettre de mettre davantage en valeur les liens qui existent, par exemple, entre la préface de Baudelaire aux Petits poèmes en prose, et les réflexions de Houdar de La Motte ou Marmontel. D’autre part, la scission est synchronique, car l’ancrage de « la révolution poétique » dans son contexte littéraire, culturel et social reste fort implicite. Enfin, la bibliographie aurait pu s’ouvrir à quelques titres publiés depuis la première édition. Mais ne chipotons pas : dire autant en si peu d’espace, en donnant voix à autant d’auteurs, tient du tour de force, et ce volume fort pédagogique rendra bien des services.
Galmot. Michel Dupuy, Sur les traces de Jean Galmot (Imprimerie moderne de Périgueux, 2005, 203 p., 16 €). Périgourdin comme Jean Galmot, Michel Dupuy est comme lui allé en Guyane. Le portrait qu’il propose de son compatriote est plein de sympathie ; mais il faut reconnaître que le style est très différent de celui d’Histoires littéraires, comme le montre l’incipit : « Interminablement la pirogue glissait. Depuis plusieurs heures déjà, elle glissait sur l’eau noirâtre et lisse. À l’infini ! »
Gestes. François Caradec, Dictionnaire des gestes (Fayard, 2005, 310 p., 29 €). Ce dictionnaire inattendu tient parfaitement les promesses de son titre : il recense « plus de 850 gestes » courants de tous les pays et de tous les milieux ; il souligne le double sens de certains d’entre eux, sérieux ici et obscènes sous un autre ciel. A ceux que les définitions rigoureuses et concises laisseraient pourtant dans l’embarras, les dessins de Philippe Cousin apportent un commentaire visuel éclairant, comme le font d’abondantes illustrations empruntées aux beaux-arts et aux domaines les plus quotidiens : timbres-poste, dessins humoristiques, photos d’actualité. Les lecteurs d’Histoireslittéraires apprécieront que l’ouvrage soit en outre doté de nombreuses citations témoignant des très vastes lectures de l’auteur, d’Æmilius Lampridius (Vie d’Héliogabale) à Dan Brown (Da Vinci code), de Victor Hugo à Julio Cortazar et Jacques Jouet. En conclusion, nous manifestons notre approbation en accomplissant les gestes 22.03 et 23.34.
Gide. André Gide, Marc Allégret, Correspondance 1917-1949 (Gallimard, Cahiers de la NRf, 2005, 890 p., 45 €). Il aura fallu un bon demi-siècle pour avoir enfin la clé, la mise à nu des relations André Gide-Marc Allégret. Des bribes nous avaient été livrées, par Maria van Rysselberghe, avec les Cahiers de la Petite Dame ; nous avions pu relire, avant sa réédition dans la Pléiade, le Voyage au Congo, sous la seule plume d’André Gide, puis son important complément – voyage vu de l’autre côté –, les Carnets du Congo de Marc Allégret, parus en 1987. Par-delà leur relation amoureuse (dont Gallimard n’hésite pas, pour une fois, à faire sa manchette), c’est tout le Paris mondain de l’entre-deux guerres qui défile, et l’on ne saurait que saluer le travail de fourmi exécuté par les annotateurs. Même s’ils manquent parfois encore de perspicacité. Regrettons la perte des lettres de Marc Allégret – évaluées à une centaine – pour les années 30. Mais beau travail, donc, vendu tout de même au prix d’un Pléiade.
Guérin. Raymond Guérin, Lettres à Sonia 1939-1943 (Gallimard, 2005, 348 p., 26 €). Non pas toutes les lettres de Guérin à celle qui deviendra sa femme, mais un choix, dirigé d’abord par des soucis de pudeur (écartant des propos liés à vie personnelle, ce qui est bien dommage d’ailleurs, alors qu’on ne nous épargne aucune commande de papier, revues, aucune recommandation concernant le linge à repriser, etc.) ; le deuxième critère de sélection fut l’efficacité, puisqu’on n’a gardé que des spécimens de certains types de lettres, précise Bruno Curatolo dans sa postafce. De fait, une typologie semble avoir précédé ce choix, qui, somme toute, aurait pu être livrée. Si 90% des lettres ont finalement été retenues, trop peu est dit aussi sur la part qu’il convient de faire entre les propos manifestement assumés et ceux inspirés par la présence des censeurs, durant la captivité. Sur le fond, rien de palpitant. Guérin au front, puis, surtout, Guérin prisonnier, durant trois ans. Le document, issu du fonds Doucet, sera intéressant sans doute pour qui travaille sur Guérin, puisqu’on y suit le travail, les ambitions et les stratégies de l’écrivain (il faut, dit-il en substance, bien faire valoir ma situation, qui mérite compensation). Quant au lecteur bénévole et de passage, il y a peu pour retenir son attention. Agacé, même, le lecteur de rencontre, par le personnage, le ton et la verbosité de bien des séquences, son attitude à l’égard de la patiente jeune femme, ses prétentions, quand il s’apitoie sur la nécessité dans laquelle il se trouve de tenir un outil dans ses « mains d’écrivains ». D’ailleurs, « J’ai mieux à faire dans l’intérêt de tous. J’ai mes livres à écrire. J’ai mon œuvre à faire. » Il y a des propos que l’on gagnerait à taire, quand la postérité les a rendus dérisoires.
Homosexualité. Henry-Jean Servat, Cyrille Boulay, Les Amours particulières (Pré-aux-clercs, 2005, 250 p., 16 €). Cette suite aux Amitiés particulières propose une série de petites monographies portant sur des auteurs homosexuels (au masculin) dont la majorité n’entrent pas, géographiquement ou historiquement, dans le champ d’investigation d’Histoires littéraires. On peut cependant, parmi la trentaine de cibles de ces portraits (ça fait beaucoup pour si peu de pages), relever Lacenaire et Avril, Montesquiou et Yturri, Gide et Allégret, voire Montherlant. Ce ne serait cependant pas faire montre d’une excessive cruauté qu’affirmer que ce volume n’ajoute pas une virgule à la recherche portant sur ces figures et que l’on vient déjà d’y consacrer trop de lignes. Ce qui ne veut pas dire que le livre est un échec, puisque la recherche n’était pas son objectif.
Houellebecq (1). Fernando Arrabal, Houellebecq (Cherche-Midi, 2005, 233 p., 13 €). Clameur d’admiration (texte initial sur le génie) rehaussée d’une quantité d’échos (tous les autres textes, lesquels ont paru ici ou là depuis 1999). L’ensemble, chant d’amour demandant à être immédiatement partagé pour n’être pas ridicule, d’un dramaturge (Arrabal a publié près de soixante-dix pièces de théâtre parues en dix-neuf volumes), poète, romancier, essayiste (seize essais et épîtres – dont la fameuse Lettre au général Franco, parue du vivant du dictateur), cinéaste (sept longs métrages, dont Viva la Muerte et J’irai comme un cheval fou), est ouvertement adressé aux adorateurs du grand écrivain. L’œuvre de Houellebecq n’est pas que « stupéfiante », elle est aussi géniale. « Le génie existe ! […] Le génie existe ! […] Il existe le génie… », professe Arrabal. Et Houellebecq en est l’incarnation la plus vivante (« Houellebecq est le jeune génie d’aujourd’hui », « le premier poète et romancier de sa génération »). Comme tout génie qui se respecte, il y a des inconvénients. La couronne du génie est une couronne d’épines. Être « banni des ondes », voir son œuvre résumée aux deux mots de « provocation » et de « scandale », avoir son lot de « détracteurs » et être par conséquent, c’est presque l’ultime reconnaissance, traîné devant les tribunaux pour blasphème comme Socrate, voilà le lot de Michel Houellebecq. Le procès. Ah ! le procès ! Arrabal y revient longuement, impartial : l’avocat de la partie adverse est décrit en ces termes : « il fut en son temps l’avocat défenseur de Maurice Papon » ; la tête de l’avocat de la défense est ceinte, sur le papier, de la couronne d’or de l’adresse e-mail de son cabinet. Tout est dit, il n’y a rien à ajouter. Ce livre ne déroge pas à la règle implicite : c’est un élément de la saignée du corps du Roi (les déclarations de Houellebecq sont nombreuses, et le livre renferme, ce qui lui vaut une bannière rouge, un poème inédit dans une version dactylographiée puis manuscrite, d’une écriture penchée et rabougrie comme un arbuste posé en plein désert et qui n’a pu grandir : il s’agit de Le temps, titre modeste qui, bien évidemment, tient toutes ses promesses). Sûr, ne jetons pas la pierre – de Lanzarote ou d’ailleurs – aux éditeurs. Ce sont les médias qui ont commencé à faire des saignées au Roi, et à recueillir un silence bredouillant mais pas embarrassé, ou bien des déclarations assourdissantes, autant d’actesincompréhensibles, qui nécessitaient l’avis de microscopes. Car enfin, le génie a-t-il l’excuse d’être « jeune » et nécessairement hors-la-loi, il faut le circonscrire dans les mentalités.
Houellebecq (2). Jean-François Patricola, Houellebecq ou la provocation permanente (Écriture, 2005, 284 p., 18 €). Pourquoi Jean-François Patricola, poète, romancier privilégiant « les histoires enchâssées, le baroque et le poétique », traducteur de l’italien et du sicilien, revuiste, chercheur sur Char et Blanchot s’est-il intéressé à Michel Houellebecq ? Intrigué par son succès, il a ouvert ses livres et, quand il l’a vu à la télévision, il a décrété que non, non et non, il était impensable que cet « ectoplasme mou » ne sachant que « bredouiller » soit le grand écrivain décrit dans les médias. Cet essai polémique n’existe que pour stigmatiser Houellebecq comme « produit commercial », « savamment distillé, rendu incontournable ». « Houellebecq est à la littérature ce que la Star Academy est à la chanson », proclame Jean-François Patricola dans une interview. Arrabal affirmait, parlant indirectement de Houellebecq : « Ses écrits se créent peu à peu génialement. » Jean-François Patricola pour faire choir le Roi de son piédestal cherche à démontrer le contraire (« il y a plus que des rapprochements entre Houellebecq et Huxley, Houellebecq et Lovecraft, Houellebecq et Lautréamont, Houellebecq et Le Guide du routard et autres supports éditoriaux ou de presse »), mais sa démonstration, trop partielle, ne convainc pas, et quand bien même elle convaincrait, cela ne prouverait en rien la nullité de Houellebecq comme écrivain. À travers Houellebecq, c’est en réalité la « culture de masse » d’aujourd’hui – « de Loft Story à Plateforme – qu’attaque un poète outré qu’un romancier ne sachant pas écrire puisse être considéré comme un auteur important. Houellebecq met « systématiquement en avant sa lucidité, voire son écriture prophétique pour pallier ses carences ». Or ce n’est nullement un « sociologue visionnaire » qui aurait su « épingler [notre société] en parfait entomologiste ». Non, il n’est rien de tout ça, répète l’essayiste page après page, comme pour s’en convaincre. Il n’est qu’un rouage, seulement un rouage. Ce n’est pas possible qu’il soit autre chose, la littérature est une chose tellement sérieuse ! Il semblerait que Houellebecq soit une encoche dont l’on fait un personnage médiatique ou un écrivain, selon qu’on veut que ce soit l’un ou l’autre.
Hugo (1). Michel Winock, Victor Hugo dans l’arène politique (Bayard, 2005, 133 p., 15 €). Il n’est jamais bon signe lorsqu’on lit un livre de se dire qu’on aurait pu l’écrire soi-même. Pastichons Hugo : « Qu’est-ce que ce livre ? Un livre de plus. Qu’est-ce que son auteur ? Un homme célèbre qui n’a pas su résister au livre. » Michel Winock, qu’on ne présente plus, et dont les travaux sur l’histoire politique font autorité, aurait fort bien pu se dispenser de faire, comme beaucoup d’autres après lui, « son » Hugo. Son Hugo ? Le possessif est ici exagéré. Car là où, à la rigueur, nous eussions pu attendre une réflexion contradictoire, nuancée, sur les positions politiques de Hugo au cours de sa longue carrière, que trouvons-nous ? Une petite biographie très ordinaire, très académique, presque pédagogique, racontant pour la énième fois tout ce que nous savions déjà : la mue politique des premières années (du royalisme au libéralisme), l’adhésion à un républicanisme modéré sous la monarchie de Juillet, la naissance de « Hugo le Grand » avec l’avènement de Napoléon le Petit, l’héroïsme de l’exil, le retour triomphal du défenseur des libertés en 70, l’apothéose de 85, etc. Nihil novi sub hugolis sole. Au fond, ce petit livre c’est un peu Hugo raconté à ma fille, avec son cortège de clichés : la « frénésie sexuelle » de Hugo, sa « manie » des tables tournantes, ses « placements » à la Banque Rothschild, etc. D’analyses, point. Des erreurs, oui, quelques-unes, qu’on aurait aimé voir corrigées (Michel Winock continue par exemple d’attribuer à Nodier l’article aigre de Désiré Nisard sur Le Dernier Jour d’un condamné). Des naïvetés, en grand nombre : savourons cette phrase concluant une réflexion sur le roman le plus connu de Hugo : « Les Misérablespeuvent avoir plusieurs lectures. Le sûr est que, malgré la critique [l’auteur parle de la critique de l’époque, Barbey d’Aurevilly et les autres, et non de la critique hugolienne, qu’il s’est visiblement dispensé de lire], ils remportent un immense succès. Car Hugo a su toucher le cœur de ses lecteurs à travers des personnages – peut-être simplifiés – qui sont devenus jusqu’à nos jours immortels. » À la décharge de l’auteur, il faut dire que ce « récit » (sic) est tiré d’une série de conférences (prononcées à l’université de Bâle en 2002), qu’il ne s’agit pas donc d’un vrai livre, pensé, travaillé, mais plutôt d’un cours de vulgarisation. Mais précisément, pour le malheur de l’auteur du Siècle des intellectuels, vient de paraître en même temps que son Hugo, un livre extrait de cours, intitulé Nous autres Modernes, qui montre (après Barthes) que des cours peuvent atteindre à l’excellence. Un livre pour rien donc, que ne sauvera même pas la bibliographie en fin de volume, remplacée, non sans culot, par la liste des ouvrages du « même auteur ».
Hugo (2). Pascal Durand, L’Art d’être Hugo (Actes Sud, 2005, 216 p., 19,50 €). Périodiquement, quelqu’un s’avise que Victor Hugo est poète, vraiment, mieux que comme on le dit dans les classes de littérature en assommant des générations d’écoliers, et il se sent tenu de faire part au monde de sa découverte. Vous vous souvenez d’Aragon demandant Avez-vous lu Victor Hugo? On n’a pas fait mieux dans le genre. Pascal Durand s’y essaie à son tour, sur un ton assez pesamment explicatif : « Voyons comment ces intentions parviennent à la formulation poétique. Elles passent d’abord par le crible d’une historicité complexe, etc. ». Ce n’est peut-être pas inutile, pas tout à fait : c’est un livre universitaire informé, systématique, pas trop neuf : « Une œuvre monumentale dans tous les genres. Une prodigieuse virtuosité technique au service d’un génie visionnaire. etc. » Cela valait-il d’être redit ? Peut-être. Autrement, sans doute.
Hugo (Adèle). Henri Gourdin, Adèle, l’autre fille de Victor Hugo (1830-1915). Biographie (Ramsay, 2005, 352 p., 7,50 €). La réédition de la biographie romancée d’Adèle en poche, parue initialement en 2003, permettra à un public élargi de creuser un peu le mystère d’une existence qui a tout pour faire travailler les imaginations. Dans cette vie erratique, il y a de quoi allumer les hugolâtres, les inconditionnels de la psychanalyse, les amoureux de l’Acadie et des Antilles, les féministes, etc. Henri Gourdin fait très honnêtement son travail, en citant ses sources, en produisant une chronologie, une bibliographie et un index, et en rendant un hommage au travail persévérant et méritoire de Frances Vernor Guille, qui avait rassemblé ce qu’elle avait pu trouver des morceaux épars du journal d’Adèle et les avait ordonnés et déchiffrés. On se souvient aussi qu’elle avait collaboré au scénario du film de Truffaut, Adèle H. Le reste est littérature, beaucoup de littérature, cautionné par la « psycho-biographie » dont Henri Gourdin se proclame l’adepte. Il n’a pas hésité, nous confie-t-il, à demander à un psychothérapeute « d’allonger Adèle sur son divan ».
Huysmans. Joris-Karl Huysmans, Les Églises de Paris, présenté par Patrice Locmant (Éditions de Paris Max Chaleil, 2005, 138 p., 15 €). Il s’agit d’un recueil factice groupant cinq « portraits » d’églises (deux sont extraits de La Bièvre et Saint-Séverin, les autres du volume posthume Trois églises et trois primitifs). On relira avec plaisir ces pages du Huysmans dernière manière : Patrice Locmant souligne avec amusement la distance de ces évocations avec les Croquis parisiens de 1880 qui, de la capitale, privilégiaient bals et brasseries. La préface rappelle à grands traits les rapports de Huysmans avec la religion et les églises ; les notes abondantes, un peu trop mécaniquement encyclopédiques parfois, éclairent utilement les allusions historiques et artistiques que multiplie Huysmans, et quelques gravures anciennes rendent bien l’atmosphère des textes.
Intimités (1). Mireille Havet, Journal 1919-1924. « Aller droit à l’enfer par le chemin même qui le fait oublier », édition établie par Pierre Plateau, préfacée par Béatrice Leca, annotée par Dominique Tiry, Pierre Plateau et Claire Paulhan (Claire Paulhan, 2005, 533 p., 35 €). Après la fadeur douillette, l’insignifiance et la dérisoire complaisance nombrilesque de tant de journaux intimes contemporains, on n’est pas mécontent de trouver un authentique Journal intime comme celui-ci. Mais il exprime avant tout le destin tragique d’une jeune femme servie par de remarquables dons d’écrivain et qui traversa le « désordre amoureux » des années 20 en brûlant sa vie, pour aller mourir à trente-quatre ans dans un sanatorium suisse. De ce destin témoigne le terrible contraste entre les deux photos reproduites en frontispice : l’auteur en 1917, et la même en 1931. La littérature a souvent la portion congrue dans ce Journal, qui est surtout l’évocation de vagabondages amoureux, mêlée de réflexions, de rêveries et de souvenirs ; mais faut-il s’en plaindre ? La littérature, pour Mireille Havet, c’est son Journal même, qu’il serait trop facile de qualifier de Journal de drague et de drogue. Et cette littérature est tout sauf médiocre : un véritable écrivain s’y révèle, par-delà cette introspection inquiète et acharnée qui donne à ces pages une tension constante, une sorte de trépidation qui en constitue le rythme même. Disons-le tout net : ce Journal écrit pour soi-même, infiniment plus évocateur qu’un roman, nous semble bien supérieur, par ses prolongements si cruels, à celui, trop vanté, de Catherine Pozzi. L’auteur n’a pas voulu y régler des comptes ni décrire par le menu ses journées ; seules l’intéressent sa vie intérieure et ses diverses amours. Elle aime avant tout, dira-t-elle, « le luxe et la vie brillante, les femmes fardées, les musiques louches, l’ostentation de certains vices et le donjuanisme ». Maîtresses ou simples passantes, diverses figures de femmes, souvent évoquées dans leur intimité la plus intime, traversent ainsi ces pages. Car c’est l’amour exclusif de la femme qui domina toute l’existence de Mireille Havet, plus encore que la drogue : « Les femmes m’ont donné leur corps et leurs caresses et, peut-être, est-ce encore à cela que je suis le plus attachée parce que c’est un domaine vivant. Les drogues m’ont donné leur paix, leur lumière, leur énervement, leur torture, leur pesanteur, leur éternité. » Pourtant, sa lucidité lui faisait noter : « L’amour donné aux femmes m’a pris ma vie intérieure et mes secrets. […] Il faut vivre ou écrire. » Mais elle fit les deux, et ce Journal nous restitue son âme mobile, ses passions, sa sensibilité déchirée, et jusqu’aux curiosités de sa chair. Qu’un écrivain s’attache ainsi à fixer pour soi tel moment, telle scène, telle sensation, telle palpitation d’un corps, telle figure ou tel paysage, cela n’a l’air de rien, mais c’est assez rare. Souvent, il y a quelque chose d’éperdu dans « le cri terrible de l’amour » poussé par cette jeune femme qui va de conquête en conquête, de drogue en drogue, en gardant toujours au fond d’elle une blessure inguérissable, et le pressentiment de la mort. Certaines pages sont même si profondément senties, dans leur désespoir nu, qu’elles feraient presque songer à un équivalent féminin et saphique de L’Aube spirituelle de Baudelaire. Oui, nous avons affaire à un authentique écrivain, et pas seulement lorsque Mireille Havet évoque les cœurs et les corps. Le livre abonde aussi en passages fixant pour l’éternité, par le pouvoir de l’écriture, l’aspect fugace d’une rue de Paris, « l’humide douceur des façades d’argent pâle » des Champs-Élysées, « l’air métallique et ouaté », « le gaz froid des avenues où bruine la nuit nouvelle », « la Loire semblable au Nil », l’odeur sucrée de l’opium, le ciel « plombé d’orage, « une plage déserte aux grands hôtels fermés comme des couvents morts ». L’édition – matériellement parfaite – est très soignée, servie par une annotation riche et précise, et complétée par un cahier d’illustrations et un utile Index. Félicitons l’éditeur d’avoir entrepris la publication de cet extraordinaire Journal, dont deux tomes restent encore à paraître. On n’a pas fini de découvrir Mireille Havet, qui, dix ans avant sa mort (20 novembre 1922), écrivait lucidement : « La vie est une dure chose et qui nous broie jusqu’à ce que nous devenions des pierres. »
Intimités (2). Mireille Havet, Carnaval, édition établie, présentée et annotée par Claire Paulhan (Claire Paulhan, 2005, 239 p., 23 €). On signalera d’abord la belle maquette et présentation matérielle, qui sont celles de tous les livres édités par Claire Paulhan. Cet unique roman de Mireille Havet (publié en 1923) forme un indispensable complément à son Journal 1919-1924 révélé par la même éditrice. Il constitue en effet une sorte de décalque de sa liaison tumultueuse avec Madeleine de Limur. Décalque pas absolument fidèle, car à la fin du roman, Germaine (lisez Madeleine) se suicide, ce qui est une fiction. L’auteur se justifiera dans son Journal, en précisant qu’elle a voulu ainsi prolonger le vécu « dans l’inaccessible domaine des rêves ». Surtout, Mireille Havet n’a pas voulu, ou pu, écrire un roman saphique, et elle s’est résignée à se projeter dans le protagoniste masculin, Daniel, de ce trio classique : la femme, le mari et l’amant. Proust n’avait-il pas camouflé son Albert en Albertine ? Même si l’on sait que la littérature ne saurait être la reproduction de la réalité, on se dit que le roman y a peut-être perdu un peu en force et en suggestion, car le personnage de Daniel n’est pas toujours totalement convaincant. Néanmoins, le style, jamais banal ni négligé, parvient efficacement à transmettre ivresses, vertiges et malaises. Le décor est celui du début des années 20, que l’auteur a vécu de manière particulièrement intense : bars et dancings, hôtels de luxe, sleeping-cars, bals parés, cocktails, Venise, jazz et drogue. Sur tout cela plane une inquiétude lancinante, et, non moins lancinante, l’idée de la mort. Le texte de Carnaval est très opportunément complété par trente-sept extraits duJournal de Mireille Havet, deux poèmes de la même, cinquatre-quatre lettres de divers amis ou connaissances, et cinquante articles. Un dossier particulièrement complet, donc, et très éclairant, qui montre que le roman ne passa point inaperçu. Des critiques aussi divers que René Crevel, Willy, Henri de Régnier, Fernand Vandérem, André Chaumeix, Émile Henriot, Paul Morand, en rendirent compte, souvent avec éloges. Certaines lettres reçues à l’époque par Mireille Havet (Lucie Delarue-Mardrus, Henriette Charasson) sont plus nuancées. Mais la plus belle est sans conteste celle de Gide, véritable chef-d’œuvre de rosserie, mais peut-être pas totalement dépourvue de finesse : « Heureux de trouver dans Carnaval ce que je cherchais vainement dans vos vers. Vite je vous écris, pressé de vous dire ma joie, et dans la crainte aussi de (car je n’ai pas achevé ma lecture) trouver le reste moins bien. […] » Excellente édition, à tous égards.
Journaux. Robert Simiane, Viennent les jours… (Éditions du Creuset, 2005, 216 p., 23 €). Sous ce titre, emprunté on ne sait trop pourquoi à Apollinaire, l’auteur nous livre une espèce de chronique du quotidien. On ignore sa profession, et même s’il en a une, mais il semble disposer de pas mal de loisirs, puisque nous le voyons éplucher presque tous les jours les gazettes et consacrer quelques heures aussi à regarder la télévision – ce en quoi il est bien représentatif d’une certaine catégorie de la population. Il a également du temps à consacrer à la lecture, et semble s’imposer de parcourir, sinon de lire, quantité de « premiers romans », ainsi que des « témoignages » et autres tranches de vie saignantes. Ces dernières ont l’air de se vendre bien mieux que les premiers, ce qui lui donne l’occasion de gémir sur le « voyeurisme du public moyen », oubliant étourdiment qu’il en fait aussi partie. Rien de bien gai dans cette chronique, sauf, peut-être, le relevé d’apparitions télévisées de Philippe Sollers, une dans un programme sur les accidents de la route (sic), l’autre dans une émission où il côtoyait Stéphanie de Monaco. Commentaire de l’ingénu auteur : « Qu’allait-il faire dans cette galère ? » Mais tout simplement… se faire voir.
La Tour du Pin. Patrice de La Tour du Pin. La quête de joie au cour d’une somme de poésie, textes réunis par Isabelle Renaud-Chamska (Droz, 2005, 214 p., s.p.m.). Vingt ans après sa mort en 1975, Patrice de La Tour du Pin n’est pas très présent dans l’actualité littéraire ; on accueille avec d’autant plus d’intérêt les actes du colloque qui s’est tenu au Collège de France en septembre 2005 en présence, nous dit la quatrième de couverture, d’« un public jeune et nombreux ». Après deux brèves allocutions d’Yves Bonnefoy et Michel Zink, dix communications examinent La Quête de Joie sous des angles biographiques (en particulier grâce à la correspondance avec son grand ami Anne-Henri de Biéville), stylistiques (la métrique, analysée par Jean-Michel Gouvard ou l’onomastique : le mystérieux nom d’Ullin est étudié par Pierre Brunel), philosophiques. Des inévitables études thématiques (« les appels du désir », les paysages, la « poétique de l’Absence » etc., etc), on retient au moins de belles citations. Le volume s’achève sur un document intéressant : la préface donnée par Stephen Spender à la traduction anglaise par G.F. Fraser (1948) de La Vie recluse en poésie, présentée et traduite par Emmanuel de Calan : Spender termine sur un beau et sympathique portrait de La Tour du Pin en son château du Bignon où le poète anglais passa quelques jours, visiblement séduit : « C’est la vie d’un gentilhomme de la campagne, la vie à laquelle Yeats, dans ses tous derniers poèmes, exhortait ses amis à revenir. » Bibliographie exhaustive et, chose rare dans les actes de colloque, un index des noms. En somme, un hommage réussi.
Leconte de Lisle. Caroline de Mulder, Leconte de Lisle entre utopie et république (Faux Titre, 2005, 466 p., 90 €). Le poète « impassible », l’art pour l’art, la fuite ou le refuge dans l’exotisme et la mythologie, les récitations de l’école primaire, le jeu de mot sur son nom par Verlaine (Lecon/-te de Lisle) : autant de poncifs à quoi ce travail d’histoire littéraire donne congé. On redécouvre un Leconte engagé dans les luttes politiques de son siècle : fouriériste dans sa jeunesse à Paris, et républicain après la Commune, dont on sait qu’il l’abhorra. Sont étudiés ses liens avec le positivisme, le matérialisme, l’anticléricalisme de son temps. L’histoire des religions, la cosmologie, les découvertes archéologiques nourissent ses créations, par un mariage original entre la « science » et la poésie. L’abstraction des exposés est compensée par le commentaire des poèmes les plus connus : abolis bibelots d’inanité sonore, ils revivent à la lumière de cette nouvelle problématique. Un des mérites du livre est d’exploiter également les traductions des grandes œuvres de la Grèce ancienne, bien ignorées, et surtout les œuvres pédagogiques en prose, celles-ci totalement oubliées, parues dans les années 1870 : Catéchisme populaire républicain, Histoire populaire du christianisme, Histoire populaire de la Révolution française, Histoire du Moyen Âge. Après l’étude ancienne des sources (Joseph Vianey, Edgar Pich), cet ouvrage de référence, qui relève d’une critique « politique » en voie de développement, témoigne du renouveau d’intérêt pour la poésie parnassienne.
Leroux. Patrick Marcadet, La Normandie de Gaston Leroux racontée par la carte postale ancienne (Corlet, 2005, 61 p., 15 €). On connaît mieux la Normandie d’Arsène Lupin que celle de Rouletabille. Ce fascicule répond aux promesses de son titre : de larges citations des romans de Leroux sont accolées à des cartes postales d’époque représentant le lieux évoqués, d’Eu au Havre et de Lion-sur-mer à Caen. Pittoresque et nostalgique.
Livre illustré. Le Livre illustré européen au tournant des XIXe et XXe de siècles, sous la direction d’Hélène Védrine (Kimé, 2005, 352 p., 30 €). Qui voudrait s’initier, en matière d’histoire du livre, à cet « autre XIXe siècle » (idée venue de l’histoire de l’art) qui s’incarne dans le livre illustré, n’aurait qu’à se plonger dans ces actes d’un colloque tenu à Reims en 2003. Ainsi que le dit excellemment Michel Melot (orfèvre en la matière) dans sa brève mais importante conclusion : « Longtemps l’histoire du livre fut l’histoire des textes, voire des idées, et s’est confondue avec l’histoire de la littérature. Puis le livre a pris corps… » La vision que nous pouvons avoir de la littérature et de son histoire est en passe de s’en trouver transformée. Le réductionnisme linguistique des années 60 est bien mort et un champ immense s’ouvre à la recherche, car l’on découvre que le rapport du livre et de l’illustration, qu’il faut saisir dans sa dimension européenne, n’est nullement un à-côté contingent, étranger à l’essence de la littérature. Celle-ci, depuis le XIXe siècle, doit désormais se comprendre en prêtant une nouvelle attention à ses supports, en particulier quand celui-ci fait une place à l’image, non comme un supplément mais comme partie prenante de ce que disent les textes. Plusieurs colloques, séminaires ou numéros de revue récents ont permis de poser les contours de cette nouvelle vision du livre : le colloque « L’Image et les périodiques européens entre deux siècles (1880-1920) », le séminaire TIGRE de l’ENS sur « Livres et Revues illustrés XIXe-XXe siècle », le n° 5-6 de La Lecture littéraire sur « Lire avec des images au XIXe siècle en Europe », le n° 118 de Romantisme sur « Images en texte », sans oublier, pour l’impact de l’image jusqu’au cœur de la littérature elle-même, l’important ouvrage de Philippe Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie. Enquête sur une révolution invisible (2001), etc. Évanghélia Stead est un acteur majeur de ce virage depuis que l’y a amenée son travail extrêmement novateur sur Tératogonie et décadence en Europe au XIXe siècle. On la retrouve ici à propos d’Aubrey Beardsley et du « livre tout marge ». Elle y côtoie Anne Larue, qui livre un étonnant parallèle entre la Lulu de Champsaur et le Victor Hugo de Notre-Dame de Paris et des Travailleurs de la mer, ou Yoko Takagi analysant l’influence du Japon sur Verhaeren illustré par Khnoff. On apprendra tout sur Joseph Sattler, très mal connu en France, grâce à Hélène Védrine ; sur Kubin illustrateur de Poe et de Nerval, grâce à Norbert Bachleitner ; sur Munch illustrateur des Fleurs du Mal, grâce à Fabrice Wilhelm. L’article d’Élisée et Amandine Trench est l’occasion de découvrir le surprenant auteur catalan qu’était Roviralta, jeune prodige, personnage-clé de la vie littéraire et artistique barcelonaise des années 1900 mais qui se convertit en ingénieur puis en industriel mécène des beaux-arts à vingt-deux ans. Plusieurs études importantes sont consacrées aux « innovations et spécificités fin-de-siècle ». Particulièrement notable, celle de Paul Edwards, auteur de travaux de et sur la photographie, qui traite ici de « L’Illustration photographique de luxe des années 1890 » avec son érudition et son sens de l’analyse habituels – où l’on découvre le curieux photographe normand Henri Magron. Jürgen Döring fait le point, en anglais, sur le développement des couvertures de magazine illustrées au XIXe siècle. Jean-Pierre Foulon nous dit tout sur le grand bibliophile belge que fut Raoul Warocqué, et Luce Abélès sur Louis Legrand, que connaissent les amateurs du Courrier français. La contribution de Nicole G. Albert sur l’illustration dans le livre d’enfants est un véritable et précieux article d’encyclopédie, comme la très instructive étude de Benoît Bruand sur Hansi, sa carrière et l’influence « identitaire et politique » de Mon village dans le contexte des relations entre l’Alsace, l’Allemagne et la France à la veille de la première guerre. Philippe Kaenel s’attaque au retour des danses macabres dans « Illustrer la mort » tandis que Nicolas Surlapierre (dans un style qui manque de limpidité) disserte sur Vollard et Tériade. Un cahier d’illustrations complète le volume. On l’aurait souhaité à la hauteur de son objet par la qualité des reproductions : il faut se contenter d’y chercher des repères. Les notes, nombreuses, sont riches d’indications bibliographiques qui donnent envie d’aller plus loin.
Lovenjoul. Charles de Spoelberch de Lovenjoul, Michel Lévy, Correspondance 1865-1875, édition présentée, établie et annotée par Catherine Gaviglio-Faivre d’Arcier (Champion, 2005, 384 p., 63 €). « Vous êtes ma providence bibliographique » (lettre du 5 avril 1870). Le compliment est de Michel Lévy, l’un des grands patrons de l’édition parisienne dans la seconde moitié du XIXe siècle ; il est adressé au vicomte Spoelberch de Lovenjoul, le collectionneur et bibliophile emblématique de cette même période. On savait le premier entrepreneur rusé et inventif, on le découvre en éditeur d’œuvres complètes, attentif, consciencieux, érudit et entouré des plus fins limiers. L’autre, cet aristocrate belge dont la collection est l’un des joyaux de la bibliothèque de l’Institut de France, a mis son érudition et sa fortune au service de la littérature française de son siècle. Les quelque cent soixante-sept lettres réunies ici nous font pénétrer plus avant dans l’univers de papier de ces passeurs de livres, et plus particulièrement dans celui de Lovenjoul, acteur essentiel pour qui s’intéresse à la littérature romantique, et qui fut, on le notera au passage, l’un des premiers à considérer les correspondances et les épreuves comme de véritables matériaux, et même à développer une sorte de génétique intuitive des textes. Cette correspondance d’ordre professionnel – malgré les liens d’amitié que les deux protagonistes ont progressivement noués – ravira les balzaciens qui pourront suivre pas à pas la constitution de la fameuse édition des Œuvres complètes publiée par les frères Lévy. Mais, au-delà, c’est toute la fabrique de nouveaux auteurs classiques qui s’éclaire ici. Qu’il s’agisse de Balzac, de Nerval, de Mérimée, de Sand, ou de petits maîtres comme Karr, Souvestre, Latouche, Ourliac, les efforts que Michel Lévy et son équipe éditoriale (Noël Parfait, Jules Troubat, Charles Asselineau, Lovenjoul) ont fourni pour dénicher des manuscrits, dépouiller des journaux et identifier des signatures, les problèmes qu’ils ont rencontrés, et les choix qu’ils ont posés ont grandement contribué à la connaissance que nous pouvons avoir aujourd’hui de ces auteurs. Tout cela fait de cette correspondance croisée une source passionnante pour l’histoire de la littérature, de l’édition et de la librairie au XIXe siècle, d’autant qu’elle a été impeccablement éditée et accompagnée d’un appareil de notes très complet, tâche qui n’était guère aisé dans la mesure où les noms d’auteurs et les titres d’œuvres abondent dans chaque lettre. L’éditrice a la modestie de laisser quelques mystères à la sagacité des lecteurs. Quant à nous, nous la rassurerons sur un unique point : la collection complète de La Liberté, journal des arts (en tout et pour tout trois numéros, entre août 1832 et février 1833) dont il est question à plusieurs reprises a finalement été dénichée par Lovenjoul, puisqu’elle se trouve dans sa collection. Le bon bibliophile dut malheureusement y chercher en vain des vers inédits de Nerval, et n’y trouver qu’un piquant article consacré à Antoine Jay et aux « pointus littéraires ». La critique universitaire a enfin commencé à se pencher sur le travail des médiateurs – éditeurs, libraires, critiques, bibliophiles, etc. – et à reconnaître leur part dans la réalisation et la diffusion des œuvres littéraires. L’édition de la correspondance croisée entre Lovenjoul et Lévy marquera sans doute une étape dans cette direction. Espérons que l’avenir nous apportera pareils travaux concernant d’autres acteurs méconnus, tels Charles Asselineau, Georges Vicaire, Jules Claretie et le Bibliophile Jacob.
Montmartre. Nous étions trois amis intimes qui avions vingt ans aux alentours de 1897, Bottini, Launay et moi… Récit biographique par Martine et Bertrand Willot (Plein Chant n° 80, automne 2005, 112 p., 14 €). Peu de livres sont aussi prenants, et d’un charme aussi fin et aussi pénétrant, que ce numéro magnifiquement illustré de la revue Plein Chant. Il arrive en effet que l’on gagne en puissance suggestive ce que l’on n’a pas en ampleur, et tel est bien le cas ici. Surtout, il s’agit d’une évocation apportant quantité d’éléments nouveaux ou peu connus sur un sujet fort peu exploré, les années 1890-1900, vécues par un trio d’amis qui se brisera rapidement : les peintres Georges Bottini et Fabien Launay, et l’écrivain et journaliste Gaston de Pawlowski. Tous trois très jeunes alors, et se mêlant aux écrivains et artistes de la seconde génération symboliste. Pawloswki ne mourra qu’en 1933, alors que Launay fut emporté par la tuberculose en 1904, et Bottini par la syphilis et la folie en 1907. C’est tout un pan de l’histoire littéraire et artistique, de l’histoire de Paris aussi, qui nous est restitué à travers le destin inégal des trois protagonistes, mêlés à leurs amis et connaissances (Fargue, Jarry, Cremnitz, Bouhélier, Lorrain, Francis Jourdain, etc.). Si Pawlowski n’est pas un inconnu, à cause de son fameux Voyage au pays de la quatrième dimension (1912), on ne saurait en dire autant de Launay, auteur de bois incisifs et de dessins acides, mais dont très peu d’œuvres ont survécu. Plus encore, cette publication permet de mesurer l’exacte valeur de Bottini, dont c’est l’insulter et le rabaisser que de le qualifier de « petit maître ». Bottini est incomparable dans ses admirables gravures sur bois, pleines d’un feu sourd, dans ses aquarelles veloutées, aux tons sépia, lie de vin et prune, d’une harmonie capiteuse si sûre et si vibrante, non moins que dans ses rares eaux-fortes, dont deux sont ici reproduites, éblouissantes : Le Cake-Walk et La Soupeuse, dont s’est peut-être souvenu le premier Picasso. Chose qui n’a l’air de rien, mais si rare, il a su se créer une forme à lui, personnelle et originale. Dans toutes ses œuvres passe comme l’esprit du XVIIIe siècle, mais infiniment plus nerveux, électrique, tétanisé. En peinture, Bottini est inimitable, comme Tinan en prose, et Levet en poésie – tous deux morts jeunes comme lui. Modestement intitulée « récit biographique », l’étude de Martine et Bertrand Willot fait appel à des sources très variées, parfois inédites. Elle est à l’image même des deux peintres : vivante, fine et pittoresque. Ce numéro se lit avec une passion qu’accroissent les nombreuses illustrations en couleurs, elles aussi souvent peu connues, et les divers documents reproduits en annexe. On félicitera donc les auteurs et l’éditeur Edmond Thomas pour une publication d’une telle qualité et qui intéresse au premier chef l’histoire littéraire, qui n’est pas seulement, faut-il le dire, celle des « grands auteurs ».
Montparnasse. Jean-Paul Caracalla, Montparnasse : l’âge d’or (Table ronde, 2005, 176 p., 7 €). Homme des trains, est-ce à cause de la gare que Jean-Paul Caracalla fait aujourd’hui une virée à Montparnasse ? Toujours est-il qu’il ajoute ici à sa déjà longue bibliographie un petit guide de voyage alerte dans un temps et des lieux devenus légendaires. Il prend ainsi la suite des Warnod et des Crespelle d’agréable mémoire. Ces 160 pages légères défilent vivement et ne sentent que rarement la compilation de troisième main. Même si le name-dropping est indissociable du genre mythographique, certains passages s’attardent un instant de manière plus personnelle sur des personnages trop négligés de l’épopée montparno, avec une faiblesse pour les « empereurs de la limonade », les « oubliés de la Closerie » (Jean Mollet, Mécislas Golberg) ou les mécènes méritants (les Seydoux). Parmi les peintres, Pascin et Modigliani ont droit à une vignette bien tournée et, là encore, nombre d’oubliés passent fugitivement, parmi lesquels beaucoup de Russes et de Scandinaves. Les théâtres de la rue de la Gaîté ont également leur moment d’attention. Voilà donc un sympathique petit livre qui fera un cadeau roboratif et pas cher pour la jeunesse littéraire d’aujourd’hui, confite en mélancolie.
Nerval. Gérard de Nerval, Aurélia. Les Nuits d’octobre. Pandora. Promenades et souvenirs, préface de Gérard Macé, édition de Jean-Nicolas Illouz (Folio classique, 2005, 299 p., 6,70 €). Parallèlement à deux autres parus dans la collection Poésie, ce volume renouvelle la présentation de Nerval dans les collections de poche de Gallimard. On retrouve la répartition des rôles : un « écrivain » est chargé de faire de jolies phrases en préface et un universitaire accomplit le travail « sérieux » dans le dossier final. Gérard Macé donne les jolies phrases requises (« Ce n’est pas dans la folie que sombre Nerval au début d’Aurélia, mais dans le sommeil ») ; Jean-Nicolas Illouz apporte avec précision et clarté les informations qui doivent aider à la lecture des textes ; il sait montrer la complexité des pages en apparence « légères » de Promenades et souvenirs ou des Nuits d’octobre, ce qui confère une unité à l’ensemble des textes rassemblés. L’édition utilise le texte de l’édition Pichois-Guillaume de la Pléiade, mais intègre pour Pandora l’apport du « manuscrit Clémens » récemment découvert. Petite énigme : quels critères ont conduit à publier ce volume-ci en Folio et conjointement Les Chimères. La Bohême galante et Petits châteaux de Bohême en collection Poésie ?
Nothomb. Laureline Amanieux, Amélie Nothomb, l’éternelle affamée (Albin Michel, 2004, 353 p., 18,50 €). L’auteur, spécialiste de l’œuvre de Nothomb en France signe ici un ouvrage amoureux, mais d’un amour qui a la pudeur de mettre entre lui et son objet les tours et détours critiques que propose l’étude universitaire. Aussi trouve-t-on une étude « d’une sensibilité individuelle » qui s’est faite « au sismographe », c’est-à-dire par enregistrements des frémissements de cette part de difficilement définissable qu’est la vie intérieure. Laureline Amanieux, pour plus de clarté, a kaléidoscopé la mise en résonance de ces enregistrements les uns avec les autres (par thèmes principalement, mais il est aussi question des influences littéraires ou philosophiques) en une myriade de courts chapitres, ce qui rend la lecture agréable, et pas forcément linéaire. Cette vie intérieure ne fait pas que se lire en contre-jour dans l’œuvre, elle la détermine puisque celle-ci est avant tout, en ce qui concerne Nothomb, une excroissance réflexe et continue (Nothomb écrit environ 3,7 romans par an, le matin entre 4 et 8 heures, échappée valéryienne de son moi intime qui est l’occasion d’une adolescence du comportement, du brut en soi qui ne dit pas son nom. De l’innommable qui demande à être maintenu dans une relative (et salutaire) absence, et qui pour apparaître a besoin d’une théâtralité particulière. Pas travail d’écriture à proprement parler pour Nothomb, mais travail d’édification du souffle (le souffle impur de l’autre en soi), lequel trouve des photographies, forcément imprécises donc toujours recommencées, sur le papier d’Albin Michel. Au cours de cette « transe intellectuelle » qu’est l’acte d’écrire pour Nothomb, vouée à un entremêlement de voix contraires desquelles une finit par se détacher pour venir serpenter de façon immuable sur le papier d’écolier, Amélie boit beaucoup de thé brûlant. « Plus fort que du café turc ». Nous sommes heureux de l’apprendre. Autant de petits faits (cet ouvrage en regorge) qui concourent à une mythologisation de l’écrivain et qui éloignent de l’essentiel, mais là où il n’y a pas d’essentiel, comment se plaindre ? Apprécieront tout particulièrement cet ouvrage ceux qui trouvent en Nothomb une voix qui les touche, soit qu’elle a une linéarité exemplaire qui les repose des ambivalences du style, soit que les impuretés qu’elle met en scène en les habillant décemment de rhétorique les renvoient à leurs propres angoisses ou phantasmes.
Œuvre. Le Théâtre de l’Œuvre : naissance du théâtre moderne (Musée d’Orsay/5 Continents, 2005, 160 p., 35 €). Si vous avez passé une partie de votre existence à éplucher la classique thèse de Jacques Robichez sur Le Symbolisme au théâtre, vous trouverez dans ce catalogue d’une exposition tenue au printemps 2005 l’iconographie qui lui faisait défaut : affiches et programmes lithographiés, esquisses de décors, portraits, manuscrits, lettres. On sait la prestigieuse liste des collaborateurs de l’Œuvre : Toulouse-Lautrec, Edvard Munch, Vuillard, Jarry, Sérusier, Bonnard et tant d’autres. Des études (Antoine Terrasse, Guy Cogeval, Philippe Cathé, Isabelle Cahn) développent les grands moments de l’aventure de Lugné-Poe et des siens : sans vraiment renouveler les sujets, elles fournissent une synthèse utile. Mais, de toute évidence, c’est d’abord pour la splendide iconographie que l’on reviendra à ce beau volume. Lugné-Poe interrompit ses activités en 1899, mais il les reprit en 1900 et continua jusqu’en 1929 : il serait utile qu’on nous présente un jour en détail cette deuxième période, moins importante peut-être que les années symbolistes, mais où le metteur en scène présenta tout de même Claudel, Synge, Crommelynck et bien d’autres grands noms ; ces années mériteraient une étude détaillée qui, à notre connaissance, ne lui a jamais été consacrée.
Peurs. Travaux de littérature. Les grandes peurs. 2. L’Autre (Adirel et Droz, 2004, 556 p., s.p.m.). Il est difficile de rendre compte de ce copieux recueil, tant il nous a paru précisément autre : d’abord parce que sa période de prédilection, Moyen Âge et Renaissance, est fort éloignée de la nôtre. Ensuite en ce que la méthode nous a laissé souvent perplexe. Pour éclairer le propos, on dira que, même d’un distingué exégète, une lecture du mythe du Loup-Garou ne peut se restreindre au champ littéraire, folkloristes inclus, et laisser de côté approche anthropologique ou d’histoire culturelle, parce qu’il ne s’agit pas d’un objet purement textuel précisément. Et de manière générale, tout transhistorique que soit le recueil, c’est bien par ce type de cloisonnement qu’il pèche, certains objets n’ayant pas grand sens dans la seule optique de l’exégèse littéraire. L’impression de cloisonnement naît également de la conception générale : la postface arrive bien tard, l’altérité jamais définie par personne, non plus que la peur, comme si la notion allait de soi, dans le cas singulier d’un texte littéraire : or, à quel niveau la concevoir (thème, moteur de l’écriture) ? Et quelle est la pertinence d’une telle étude notionnelle, et pertinence pour quoi ? Autant de questions qu’on demande à n’importe quel projet de recherche un peu soucieux d’autre chose que de collecter desvaria sur le thème de « L’autre dans l’œuvre de votre choix ». Évidemment, il y a des textes instructifs, érudits, sur les chansons de geste notamment, mais, dans l’ensemble, l’impression de catalogage, l’absence de projet délégitime l’opération toute entière, et il semble souvent que de nombreux auteurs auraient eu davantage à dire s’ils n’avaient pas dû découper leur matière habituelle au patron commun. On se consolera avec les très belles illustrations.
Policier. Jean Tulard, Dictionnaire du roman policier 1841-2005 (Fayard, 2005, 765 p. 35 €). Il fallait oser sortir un nouvel ouvrage de ce type deux ans après la parution du Dictionnaire des littératures policières de Claude Mesplède, ses deux tomes, ses 1800 pages… et ses 100 euros. Tulard prend d’ailleurs ses précautions dans la notice consacrée à Claude Mesplède (« Il a dirigé un Dictionnaire quasi exhaustif des littératures policières ») et dans son introduction : « L’ouvrage que nous proposons ne saurait se substituer à lui, mais souhaite apporter un éclairage parfois différent. » La différence d’éclairage, en l’occurrence, tient au voltage : les articles sont bien sûr plus courts, les bibliographies ne mentionnent pas les éditeurs, le cinéma policier mériterait un volume à part plutôt que les quelques entrées forcément insuffisantes qui lui sont dévolues. Tulard choisit, c’est sa principale innovation, de consacrer des notices aux titres de romans plutôt que de traiter ceux-ci sous le nom de leurs auteurs, ce qui oblige par exemple à courir d’un bout à l’autre de l’ouvrage pour rassembler les Nouveaux Mystères de Paris de Léo Malet. On ne discutera pas quelques choix curieux (Julia Kristeva), quelques oublis (Pascal Garnier pour les auteurs, Matt Scudder et Dortmunder pour les personnages), ils font partie des aléas du genre. Les bizarreries (les titres de Michael Connelly sont en français sous sa rubrique mais en anglais sous celle de son personnage Harry Bosch), les coquilles multiples sur les noms d’auteurs (Lecassin pour Lacassin), d’acteurs (Peter Coyotte pour Coyote), de personnages (Larsen pour le Larsan du Mystère de la chambre jaune, Scuder pour Scudder, Wallender pour Wallander), de villes (Raga, capitale de la Lettonie), ou autres (les poèmes « surréalistes » et les bandes « dessinées » de Léo Malet) donnent la désagréable l’impression que l’ouvrage a été bouclé à la hâte. Peut-être parce qu’il n’a pas une grande espérance de vie et qu’il était urgent d’occuper l’espace avant que Claude Mesplède ne livre la version actualisée de son dictionnaire, aujourd’hui épuisé.
Robbe-Grillet. Alain Robbe-Grillet, Préface à une vie d’écrivain (France-Culture/Seuil, 2005, 230 p., accompagné d’un CD MP3, 19 €). Il y a du Séraphin Lampion en Robbe-Grillet, qui se présente justement comme le « voyageur de commerce du Nouveau Roman ». Éternellement content de soi, toujours occupé à fourguer sa marchandise à quelque université américaine, remâchant les mêmes obsessions. Pour la cinquantième fois, le charmant Émile Henriot se fait prendre à partie pour n’avoir pas apprécié Le Voyeur à sa sortie !… On ressasse donc beaucoup. Le plus gênant dans ce volume est qu’il ne s’agit pas d’un vrai livre. Quoique la « Note de l’éditeur » soutienne que « le principe était simple », il est bien embarrassé pour définir le contenu : ce ne sont pas des entretiens, dit-il (mais le premier chapitre est un entretien tout à fait classique) ; Robbe-Grillet parle devant un micro, pour la radio, devant un « interlocuteur » silencieux. Le tout est « légèrement remanié » non sans « respecter le caractère oral ». L’éditeur en question, Bernard Comment, tire lui-même la conclusion : « Le livre devient dès lors une version complémentaire […] du CD MP 3 offert en bonus et où l’on retrouve les douze heures d’émissions. » Un livre-magnétophone, en somme. Quelques notes en bas de page corrigent les erreurs les plus manifestes de la version parlée ou les citations déformées. Mais répétons-le, ce n’est pas un livre : plutôt un monologue intarissable et souvent gênant, car l’imprécision pardonnable de l’improvisation radiophonique est inacceptable dans un livre qui prétend souvent raconter l’histoire. Ainsi Alain Robbe-Grillet participait-il vraiment en 1945 à l’anniversaire de François Mauriac en compagnie de Georges Pompidou ? Ce ne serait pas grave si le parleur ne se donnait des airs d’historien, écrivant l’histoire du nouveau roman en se donnant constamment le beau rôle – maintenant que tous ceux dont il parle ont disparu. On ne doit donc pas oublier que la collection (autrefois prestigieuse) où paraît ce triste volume s’intitule Fiction et Cie.
Roussel. Raymond Roussel, Locus Solus ; Impressions d’Afrique, présentation de Typhaine Samoyaux (GF Flammarion, 2005, 334 et 374 p., 8,10 et 9,10 €). C’est une bonne idée que de proposer des éditions annotées de ces textes célèbres et finalement peu lus. Le livre de Michel Foucault et l’exploitation « structuraliste » qui a suivi (sans parler des psychiatres lacaniens) n’auront sans doute pas été bénéfiques à Roussel, l’ayant enfermé dans un discours intellectuel qui, loin de le servir, se servait de lui. Si Tiphaine Samoyault ne peut s’empêcher de citer Michel Foucault, Deleuze et Duchamp, elle éprouve le besoin d’en sortir et se fait l’écho des recherches récentes qui tentent de comprendre Roussel à partir du contexte culturel qui fut le sien. Les notes de son édition vont dans ce sens, utiles et généralement justes (mais page 38 de Locus solus, l’attribution à Donizetti d’un opéra tiré de La Jolie fille de Perth laisse rêveur). Les deux volumes s’achèvent sur des « dossiers » réunissant des textes divers et peu accessibles, particulièrement celui de Pierre Dhainaut paru en 1977 dans la Quinzaine littéraire (soit dit en passant, il faudra s’interroger un jour sur cette mode des « dossiers » fourre-tout donnés à des fins pédagogiques, mais dont l’efficacité est bien problématique). Un étonnement : la « note sur la présente édition » précise que le texte est celui de l’édition Pauvert de 1963 ; on voit mal en quoi elle fait autorité. L’E.O. de chez Lemerre est le seul texte de référence pour les deux œuvres.
Russie. Janine Neboit-Mombet, L’Image de la Russie dans le roman français 1859-1900 (Presses universitaires Blaise-Pascal, 2005, 503 p., 35 €). De 1859 (Dumas rentre de Russie et tire de son voyage une série de romans) à 1900 (où culmine la russophilie française), le vaste pays des tsars inspire beaucoup d’écrivains, et l’actualité culturelle s’y attache, avec en particulier la découverte du roman russe dont Melchior de Voguë se fait le héraut. Hélas ! il faut avouer que la passion française pour la Russie n’a guère suscité de chef-d’œuvre romanesque, hormis Michel Strogoff et peut-être Le Général Dourakine. Le plus souvent, les romans étudiés amoncellent les stéréotypes : le charme slave, bien connu et les nihilistes, qui font très peur à partir de 1880, surtout quand ce sont des femmes. On est constamment au bord de la caricature, comme le dénonce le titre sardonique de Jean Lorrain, Très russe, publié en 1886, la même année que la somme de Voguë. Le travail de Janine Neboit-Mombet répertorie et analyse consciencieusement, mais pâtit du médiocre intérêt de ce corpus. Grâce à de nombreuses citations et à une iconographie pittoresque, il se lit cependant avec plaisir.
Sartre (1). Paul Desalmand, Sartre s’est-il toujours trompé ? (La Passe au vent, 2005, 128 p., 10 €). À l’heure du révisionnisme tous azimuts (n’a-t-on pas entendu récemment sur le petit écran, le sieur Attali étiqueter Sartre et Camus de « collabos » ? !), voici un petit essai dépuratif et revigorant : Paul Desalmand nettoie la Cour… Il ne s’agit plus d’être sartrien ou anti-sartrien, comme on a pu l’être dans les années 1950-1960, mais de re-voir ce que Sartre a réellement dit et fait, autant que pas dit et pas fait. Et on le sait, on ne prête jamais qu’aux riches ! Alors Sartre s’est-il toujours trompé ? Bonne amorce de discussion de bistrot, bon effet de manche pour réunion publique, bonne assise pour les néo-intellectuels… de gouvernement, mais Paul Desalmand répond, relecture des textes à l’appui, à tous ceux qui l’accusent d’avoir eu « les mains sales », alors que ceux-ci étaient hier restés, ou restent aujourd’hui les mains dans les poches. Dommage que Sartre ait absorbé un peu trop de vodka et autres substances, pour pouvoir fêter son centenaire à la Coupole et répondre à ses impétueux contradicteurs. Il paraît que rien n’interdit de tirer sur les morts.
Sartre (2). Emmanuel Godo, Sartre en diable (Cerf, 2005, 204 p., 18 €). De l’auteur de Victor Hugo et Dieu, bibliographie d’une âme, puis de Paul Claudel, la vie au risque de la joie, on ne pouvait s’attendre à autre chose qu’à cet essai de récupération « spirituelle » de l’auteur du Diable et le Bon Dieu. Alors, Jean-Paul Sartre, « l’homme qui a voulu rêver qu’il était le Diable » ? Il faudrait peut-être distinguer entre les niveaux de langage, joyeusement mêlés dès l’introduction. Le « Bon Dieu » relève du catéchisme, non de la théologie. Le Diable, Satan, Lucifer (rappelons, « celui qui apporte la lumière »), sans parler de Méphistophélès, n’appartiennent pas aux mêmes champs, au moins lexicologiques. L’objectif : montrer encore une fois que l’athéisme ne peut se passer de Dieu. Aucune trace du passé philosophique – si Nietzsche est cité, cela nous a échappé –, rien en tout cas sur la théologie négative, à commencer par Maître Eckhart. Mais voilà qui limite bien l’exégèse littéraire.
Ségur. Paul Loyrette, Marie-José Strich, Sur les pas de la comtesse de Ségur (Gallimard, 2005, 190 p., 29,90 €). Le prétexte à ce bel album à offrir : les talents picturaux du fils aîné de Sophie, élève de Delaroche et médaille d’or au Salon de 1841 avant de se découvrir une vocation de mystique. Prétexte est le mot : comme le double titre le révélera aux esprits méfiants, Sophie Rostopchine sert ici à donner une valeur commerciale à des dessins plaisants à l’œil comme il en sortait tant des ateliers académiques. Le joint est fait, maladroitement, par une sorte de biographie entrelacée de la mère et du fils, au nom des liens particuliers qui unissent l’enfant préféré à un écrivain que les auteurs préfèrent présenter comme méconnue, ce qui est assez largement exagéré. Passons. Il s’agit donc de revendiquer hautement l’histoire familiale, au seul motif qu’elle colore de russianité l’œuvre, russianité ramenée à des clichés sans portée herméneutique (l’âme russe, Dostoïevski). Ils permettent au moins de faire des phrases, et il y en a beaucoup dans cette biographie romancée.
Snarkerie. Charles de Bernard, La Peau de lion, édition de Jean-Paul Colin (La Chasse au Snark, 2005, 184 p., 16 €). La Chasse au Snark réédite aujourd’hui dans sa collection Littérature un texte méconnu (La Peau du Lion, « comédie romanesque » où les personnages sont traités « comme des archétypes », « non des caricatures ») d’un auteur qui, en son temps, connut le succès mais est aujourd’hui tombé, et pour longtemps, semble-t-il, en parfaite désuétude (un seul de ses romans fut réédité au XX° siècle : il s’agit de Gerfaut) : Charles de Bernard. C’est Balzac, dont il fut l’ami, qui lui conseilla de se faire écrivain (la première chose à faire était de quitter Besançon pour Paris). Écoutant son conseil, il se consacra à la peinture des mœurs de province et de la bourgeoisie (« l’intrigue » de La Peau du Lion « ignore superbement le peuple », comme l’écrit Marianne Lioust dans L’Humanité du 27 septembre 2005 ; même les voleurs parlent un langage académique : il est vrai que ce ne sont pas de vrais voleurs). Selon Jean-Paul Colin, spécialiste des marginalités langagières et des littératures « non légitimes », la prose de La Peau du Lion est « élégante et vive, d’un style très dialogué et très enlevé, où ne manquent ni l’humour ni l’ironie, qui font souvent défaut à son maître Balzac ». L’humour, certes. Mais comment savoir ce qui est du domaine de l’ironie ? N’est-elle pas, dans une certaine mesure, plaquée à posteriori sur le texte par le regard d’un lecteur désireux de défendre un auteur qu’il apprécie (nous ne croyons pas à cette excuse de l’ironie) ? Soit Servian, qui a de l’instruction et beaucoup d’esprit, soit Félix Cambier dont « les boucles soyeuses » de la chevelure « brune et touffue » eussent « mérité d’orner le front d’une jolie femme ». Cet élève de Saint-Cyr, doué dans le maniement des armes (quand il s’agit d’exploser des mannequins), brûle d’amour pour Estelle Caussade, une femme qui, non contente d’être « jeune » et « jolie » (ses yeux sont « faits pour rendre les anges jaloux ») est aussi « charmante » et « spirituelle ». Une jeune veuve (son mari tout juste recouvert de terre, elle tirait « des coups de fusil », montait « à cheval », sautant « les haies et les fossés à vous faire dresser les cheveux ») aux pieds de laquelle il rêverait de se brûler la cervelle afin de lui prouver qu’il a « du cœur » (à moins qu’elle ne lui demande de se jeter du haut des « tours de Notre Dame » : au choix). Mais Estelle ne peut s’éprendre que d’un homme dont le caractère lui inspirerait « cette confiance et cette estime qui seules légitiment la suprématie d’un mari », un homme qui aurait l’âme d’un soldat et rongerait « le frein qu’impose aux cœurs intrépides le caractère pacifique de notre époque », car être soldat est le « premier des états, le seul que l’on puisse embrasser avec orgueil et passion ». Un homme qui soit vraiment homme. Ainsi soit-il ! Heureusement, Raoul Tonayrion est là. Il est homme plus que de coutume. Il l’est à la manière du lion. Il lui arrive de fumer le cigare en jetant, « superbement isolé », de temps en temps « à ses compagnons le regard dédaigneux de l’homme à la mode qui se trouve en bourgeoise compagnie. » Il n’a pas l’éducation de Servian mais est « brave », ce qui fait d’Estelle, sans qu’il lui soit besoin d’échanger avec elle une seule douceur langagière, une femme conquise. On l’aura deviné, c’est lui « l’âne vêtu de la peau du lion », vers de La Fontaine (fable 21 du livre 5) qui a donné son titre au livre. Dans l’univers levé par l’auteur comme une toile peinte avec des couleurs à l’intensité trop criarde et qui ont coulé, la nuit est « noire comme une taupe », les femmes usent de câlinerie auprès de leur père lorsqu’il s’agit pour elles « d’une victoire à emporter », on se parle quand on veut se rassurer avec une voix « douce comme celle d’une mère qui parle à son enfant », les larmes vont par deux quand elles « trembl[ent aux] cils des paupières », et surtout, surtout !, « lorsqu’à propos de quelques incidents frivoles une femme prend […] en antipathie l’univers entier », c’est que cette haine « à mille branches a pour racine unique l’amour ».
Sollers. Philippe Sollers, Poker. Entretiens avec la revue « Ligne de risque » (Gallimard, L’Infini, 2005, 212 p., 16,90 €). « Une tête de Janus » : c’est ainsi que ses interlocuteurs, François Meyronnis et Yannick Haenel, caractérisent Philippe Sollers dans la présentation de ce recueil d’entretiens parus d’abord, depuis une dizaine d’années, dans Ligne de risque, leur revue. L’expression, reprise à Heidegger, lui convient parfaitement. Il y a le Sollers, marionnette médiatique automanipulée, que chacun adore détester et qui adore se faire détester tout en tirant un maximum de jouissance de la situation. Ce n’est pas celui qui apparaît ici et ces entretiens évoqueraient plutôt un croisement entre des cours du Collège de France et les Conseils à un jeune poète. Le Professeur Sollers tient séminaire dans sa cellule de la rue Sébastien-Bottin, pour le bénéfice de ses deux auditeurs privilégiés. Ils lui ont préalablement envoyé leurs questions, parfois longues de trois pages, en six points, émaillées de citations de Heidegger. Les réponses sont vives, savantes, révélatrices de la face cachée d’un Sollers lecteur et penseur. On peut comprendre à l’anglaise le titre du recueil (Sollers ne vante-t-il pas les effets bénéfiques du passé anglais de sa ville natale?) : le poker, c’est le tisonnier qui remue la cendre pour y ranimer l’étincelle, comme Sollers peut-être fouillant les ruines entassées par le « nihilisme » constaté vainqueur (ce thème est au fondement de l’entente avec ses questionneurs). Un joueur qui produit ici son autoportrait tout en tisonnant les braises restées vives dans la poussière des bibliothèques. Car Sollers, on ne le dit pas assez (voilà que le mimétisme nous emporte! ), est un extraordinaire citateur, un lecteur d’une acuité extrême qui tire à tout moment de son jeu des phrases dont il sait admirablement faire scintiller l’éclat, sans chercher platement à se couvrir de leur autorité mais, au contraire, en se faisant leur complice dans un effort de révélation. Quand il cite Rimbaud, Lautréamont (omniprésent dans ces entretiens), Hölderlin, Heidegger, Nietzsche, tel sage chinois, tel poème védique, Shakespeare ou un érudit contemporain, quelque chose se ranime dans ces paroles recouvertes de tant de gloses : « Je ne m’inscris dans aucune tradition constituée ; je confronte en moi l’Occident, l’Inde et la Chine, les faisant ainsi apparaître dans une dimension nouvelle, mettant en liberté ce que les traditions maintenaient dans le figement. » Y a-t-il une part d’esbroufe dans ce jeu encyclopédique? Poker et bluff sont indissociables : « Personne ne peut faire semblant de jouer d’un instrument, alors que l’on peut – du moins, en apparence – simuler un goût pour la littérature et pour l’art. Combien de prétendus écrivains n’ont pas la plus minime idée de ce qu’est la littérature? En fait, presque tous… » Ne nous hâtons pas de reléguer Sollers dans le lot. Il faudra bien reprendre Lois ou Paradis, que personne ne lit, en effet – et l’on sent leur auteur, malgré toute sa désinvolture et tout son mépris de l’« humanoïde » courant, quelque peu mortifié. Cependant, « la littérature n’est qu’un abri où peut se mener une expérience intérieure avec le langage ». La surprise sera donc grande le jour où, peut-être, le premier visage de Janus sera redevenu invisible tandis que l’autre apparaîtra à de nouveaux lecteurs sans prévention – une nouvelle génération dont François Meyronnis et Yannick Haenel figureront les annonciateurs. « Je sais que mon anéantissement sera complet », écrivait Lautréamont. Cela reste à voir.
Surréalisme (1). Gérard de Cortanze, Le Monde du Surréalisme (Complexe, 2005, 333 p., 19,90 €). Il ne faut pas demander à cette compilation, dont c’est la troisième incarnation, plus que ce qu’elle peut offrir. Son auteur, trop occupé sans doute à mouliner ses best-sellers, n’a sans doute guère eu de temps à consacrer à cette « nouvelle édition augmentée, revue et corrigée » d’un travail de librairie publié une première fois il y a vingt ans. Malgré un effort pour ajouter ici et là quelques références plus récentes, les indications bibliographiques sont très loin d’être à jour. Un exemple, et pas n’importe lequel : l’article Breton ignore les tomes II et III des Œuvres complètes de la Pléiade, parus pourtant en 1992 et 2000 respectivement. On n’insistera pas sur les noms propres parfois écorchés. L’organisation sous forme de dictionnaire, avec de nombreux renvois en fin d’article, permet toutefois un parcours qui ne manque pas d’intérêt, Gérard de Cortanze s’efforçant d’éviter les jugements trop convenus. Son intérêt pour les peintres et pour les mouvements exotiques, surtout hispaniques, qu’il connaît bien, ouvre des perspectives parfois rafraîchissantes à la curiosité.
Surréalisme (2). Procès surréalistes, textes réunis et présentés par Monique Sebbag (Jean-Michel Place, 2005, 172 p., 16 €). Le Surréalisme, comme chez le boulanger : « Vous le voulez tranché ou pas ? » Si certains sujets peuvent s’y prêter, comme les Jeux surréalistes (recueil précédemment paru), on voit mal comment dissocier les fameux « procès » de la « politique » d’ensemble des Surréalistes, entendez, de leurs autres prises de position par rapport à la société civile. Donc on démantèle, on désarticule – notamment le superbe travail qu’avait réalisé José Pierre en 1980 (Tracts surréalistes et déclarations collectives, deux volumes, Éric Losfeld), on en fait un classique scolaire… et on s’étonne que le Surréalisme n’ait pas échappé à la dissolution ! C’est Breton qui doit se retourner dans sa tombe ! On vous gratifie d’un index des noms propres, mais sans aucune précision biographique. Vous avez bien dit « procès » ? Alors, et les procès contre les Surréalistes ? Karkhov, Aragon-Sadoul, novembre 1930, ça ne vous dit rien, Monique Sebbag ?
Surréalisme (3). L’Objet surréaliste, textes réunis et présentés par Emmanuel Guigon (Jean-Michel Place, 2005, 184 p., 19 €). Le Surréalisme, une autre tranche. Seulement là, il fallait re-créer le sujet, même s’il a bien été au centre des préoccupations surréalistes, de Picasso à Jacques Hérold, d’Aragon à Noël Arnaud. Saluons donc ce re-parcours que propose Emmanuel Guigon, avec un choix judicieux de textes et d’images. Il n’y eut pas que Duchamp et Dali. Aragon aurait été frappé par le « concours Lépine », qui-n’est-pas-une-contrepèterie comme ne l’a pas dit Magritte ; tous les détournements, sublimations, transgressions, étaient dès lors permis et même encouragés. Un petit oubli, peut-être, dans la quincaillerie : les machines célibataires.
Theuriet. Bruno Théveny, Éric Girardet, André Theuriet. Les rêveries d’un promeneur solitaire (Crépin-Leblond, 2005, 183 p., 33 €). Tous les amateurs d’André Theuriet se précipiteront sur ce bel album qui, entre longues citations et photographies en couleur, explore les paysages chers à l’auteur de La Chanoinesse (1881) et desEnchantements de la forêt (1893). Quatre-vingts romans, nous rappelle-t-on, et plus de deux cent quatre vingt titres : si cultivés que soient les lecteurs d’Histoires littéraires, peu d’entre eux auront lu tout Theuriet. Pour compenser, ils trouveront ici une bibliographie de ses œuvres et des (rares) travaux qui lui sont consacrés, ainsi qu’un tableau de ses romans classés par régions ; on découvre ainsi que s’il est d’abord connu comme romancier de l’Est (Meuse, Argonne ou Savoie), il est aussi l’auteur de romans provençaux, tourangeaux ou bretons, dont Mariannic.
Thiers. Adolphe Thiers, critique d’art. Salons de 1822 et de 1824, édition présentée et établie par Marie-Claude Chaudonneret (Champion, 2005, 272 p., 50 €). Malgré une phrase de 1822 saluant « l’avenir d’un grand peintre » dans le Dante et Virgile du jeune Delacroix, citée par Baudelaire en 1846, l’activité de Thiers critique d’art sera sans doute une découverte pour beaucoup de lecteurs. Arrivé d’Aix en 1821, le jeune homme (il est né en 1897) trouve une place au Constitutionnel où il écrit tant des articles de politique que ces deux Salons, avant d’entreprendre en 1823 son Histoire de la Révolution. Au Salon, il soutient la jeune école romantique naissante en ces années hésitantes de la Restauration. Avec celui de Delacroix, le tableau le plus notable de 1822 est la Corinne au cap Misène du baron Gérard, où Thiers distingue « l’idéal moderne » : « cette Corinne est votre contemporaine ». En 1824, il donne ses articles sur le Salon non seulement au Constitutionnel, mais aussi au Globe. Delacroix brille à nouveau, avec Les Massacres de Chio, sur lequel il fait des réserves, mais que n’éclipsent pas les œuvres d’Ary Scheffer et de Paul Delaroche. L’introduction et les notes (très concises) de Marie-Paule Chaudonneret permettent de comprendre les enjeux de ces critiques. On eût aimé une véritable iconographie, réduite ici à cinq vignettes ; mais la localisation actuelle des œuvres décrites est signalée, et ce volume pourra servir de guide à un intéressant voyage esthétique qui conduira de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg à la Huntington Library de San Marino (Californie), en passant par Angers, Lyon et Orléans.
Toulet (1). Paul-Jean Toulet, Claude Debussy, Correspondance (Éditions du Sandre, 2005, 132 p., 16 €). Ces lettres, qui s’étalent de 1901 à 1918, attestent que l’écrivain et le musicien se plaisaient assez l’un à l’autre. La chose n’est pas si commune pour Debussy, qui, s’il eut des liens très étroits avec un Pierre Louÿs, n’avait en revanche qu’une sympathie assez mitigée pour un Victor Segalen. N’est-il pas révélateur qu’il n’ait conservé que très peu de lettres de ce dernier, alors qu’il n’a point jeté celles de Toulet ? Avec celui-ci, l’accord semble avoir été immédiat, et l’amitié, véritable. Visiblement, Debussy avait grand plaisir à le voir et ne se consolait pas de le savoir loin de Paris. « Vous êtes une des rares personnes dont j’aime à recevoir des nouvelles », lui écrivait-il sincèrement. Comme d’habitude, nombre de ces lettres annoncent ou commémorent des rencontres, et l’essentiel des échanges entre les deux hommes devait consister dans leurs conversations, qui furent fréquentes. On sait aussi qu’ils avaient projeté de collaborer ensemble, pour une adaptation d’As you like it de Shakeaspeare, dont Debussy aurait écrit la musique de scène : projet qui n’aboutit point. Tout cela se lit en filigrane de ces lettres, souvent enjouées et où l’écrivain et le musicien se donnent sans effort la réplique. Maintenant, il est déplorable que cette édition se borne à n’être qu’un simple « reprint » de celle du Divan de 1929. En effet, le texte du Divan est un texte censuré (on y a gommé toutes les allusions à Lilly Debussy, première femme du compositeur), et également fautif. Enfin, il est incomplet, car un certain nombre de lettres ont été retrouvées et publiées depuis, et se trouvent reprises dans la grande édition Lesure-Herlin de la Correspondance de Debussy. Or, cette édition est parue chez Gallimard en juillet 2005, et le copyright de l’édition du Sandre est de septembre 2005. Que penser aussi de la mention selon laquelle le texte « a été établi d’après l’édition Le Divan, 1927 », alors qu’on lit en tête de la préface : « Préface de l’éditeur de 1929 »? C’est cette dernière date qui est la bonne, mais ce n’est pas du tout évident pour le lecteur. Remettre dans le circuit un livre qui n’est plus disponible, scanner un exemplaire de l’ancienne édition, c’est bien. Encore faudrait-il s’enquérir un peu des progrès que la recherche littéraire et musicale a pu faire depuis quelque soixante-quinze ans, non ?
Toulet (2). Paul-Jean Toulet, Lettres à soi-même, postface de Frédéric Beigbeder (Éditions du Sandre, 2005, 85 p., 11 €). Dire, comme le fait le très médiatique Frédéric Beigbeder dans sa postface, que Toulet partage avec Larbaud « les rentes, le goût des voyages et de la poésie », constitue, au moins pour les rentes, une contre-vérité. Toulet rentier ! Comme s’il avait possédé la source Saint-Yorre, lui qui rama une bonne partie de sa vie sur la galère du journalisme et de la négritude littéraire ! En revanche, il faudrait ajouter qu’il avait en commun avec Larbaud plus que le goût : l’amour fou de la femme. Que d’évocations sensuelles et de silhouettes féminines passent dans ces Lettres à soi-même ! Ainsi Toulet compare-t-il le sillage laissé par son navire en Méditerranée, à « cette même courbe mouvante que la hanche de Marie-Louise vous apprit à aimer jadis, à l’heure où les spasmes les plus tendres laissaient le corps éclatant et poli de cette jeune personne unir si librement la noblesse à la nudité ». Ailleurs, tels lotus de l’Annam amènent cette comparaison : « Il y en avait de blancs comme ce linge que, dans sa hâte d’aimer, mon amie, au crépuscule dépouille à travers l’appartement. » On n’en finirait pas de relever les traits de ce genre. Toulet y distille une ardeur créole, une sensualité acharnée, qui dépassent de très loin les évocations tropicales comme Le Manchy du froid Leconte de Lisle, et même celles, plus senties, du bon faune qu’était Francis Jammes. Féerie intime toute chargée de poésie et qui s’allie, ici, avec une ironie souriante et sceptique. Citons cet instantané d’Aden : « La dernière fois que j’y fus, il y faisait chaud, et je vis que les moutons y broutaient des petits cailloux, ce qui devait en rendre la viande fort coriace. » Et tout l’écrivain est dans ce post-scriptum : « Ce que j’ai aimé le plus au monde, ne pensez-vous pas que ce soit l’alcool, les femmes et les paysages ? » (ajoutons : et l’opium). On sait à présent quelle place il faut assigner à la poésie de Toulet et à ses Contrerimes ; mais ce petit volume vient à point pour nous rappeler que sa prose n’est point d’une qualité inférieure. Elle a même quelque chose d’unique, par son admirable langage : ces lettres, en apparence désinvoltes et fugitives, ont un orient de perle grise, qui évoque certains tapis persans. Toulet n’est pas, comme on lit dans la postface, « un écrivain pour écrivains ». C’est un écrivain.
Verne. Luc-Christophe Guillerm, Jules Verne et la psyché (L’Harmattan, 2005, 190 p., 17 €). Sous ce titre ronflant, qui n’est qu’un décalque de celui de la collection, ce livre est d’une étonnante naïveté. L’auteur, psychiatre, et ayant eu une expérience dans la marine, porte sur les personnages de l’œuvre de Jules Verne les diagnostics de la psychiatrie contemporaine : les héroïnes folles sont des hystériques, Ayrton est dépressif, Aristobulus Ursiclos est un « pervers-narcissique », tel autre est maniaco-dépressif, etc. Il prélève un personnage, donne un résumé de son histoire, et porte sur lui un diagnostic comme s’il était dans sa clientèle. On note une remise à niveau des connaissances, avec le stress post-traumatique, l’assertivité, le traitement comportemental de la phobie. Un glossaire des termes psychiatriques est d’ailleurs mis à la fin pour aider le profane. De bibliographie, point. L’auteur ignore tout des travaux des spécialistes verniens, hormis une de ses biographies et une préface. Or certains d’entre eux ont montré le caractère absolument conventionnel et littéraire des folies littéraires chez notre romancier, comme chez tous les romanciers populaires, et leur caractère traditionnel et à retardement par rapport à son temps (fureur, mélancolie, catalepsie, monomanies). La conclusion de son cercle interprétatif est attendue : Jules Verne est un visionnaire et un précurseur, même dans le domaine psychopathologique. Cet ouvrage, paru lors de l’inflation commerciale due au centenaire de la mort de l’écrivain, nous change certes des interprétations tirées par les cheveux inspirées de la psychanalyse sur Jules Verne et son œuvre, mais ne contribue en rien à l’histoire littéraire, ni à une meilleure compréhension de l’œuvre. Le style est clair, mi-médical mi-journalistique. L’auteur pourra tirer de son ouvrage des conférences pour le cercle des officiers de marine ou pour les présentations de médicaments organisées par les laboratoires à l’usage des médecins : il y gagnera son petit succès.
Vian. Yvon Croizier, Boris Vian. Le prix du blasphème (e/dite, 2005, 184 p., 14 €). « J’irai cracher sur vos tombes »… On ne reviendra jamais assez sur cette triste affaire, qui avait fait l’objet d’un dossier très documenté par Noël Arnaud, il y a maintenant un peu plus de trente ans, en 1974. C’est que la fameuse loi du 16 mars 1898, à l’initiative du sénateur René Bérenger, visant toute publication jugée « obscène ou contraire aux bonnes mœurs », peut toujours être appliquée, et sur simple plainte de fumeuses « ligues d’action morale ». Yvon Croizier reconstruit tout cela sous la forme d’une pièce de théâtre, avec propositions d’agréments sonores, sobrement, mais efficacement. Pas de gloses superflues, des témoignages accablants. Quand fera-t-on le ménage ?
Zola. François Vicaire, Jean-François Lange, La Maison d’Émile Zola (Petit à Petit, 2005, 50 p.,
13 €). Malgré son sympathique format BD, cette visite de « maison d’écrivains » (c’est le nom de la collection) ne vaut pas le détour : texte biographique passe-partout et de forme approximative, et, somme toute, on voit peu de choses, sur des photographies de beau et large format mais qui cherchent le joli, et non le sens. Un magazine de déco d’intérieur pour nostalgiques du XIXe siècle.
[Patrick Besnier, Alain Chevrier, Philippe Didion, Anthony Glinoer, Matthieu Gosztola, Jean-Paul Goujon, Vincent Laisney, Jean-Jacques Lefrère, Muriel Louâpre, Jean-Paul Louis, Hugues Marchal, Robert Melançon, Jean-Paul Morel, Steve Murphy, Michel Pierssens, Henri Scepi, Yves Thomas, etc.]