En société
Apollinaire. Que vlo-ve ? Bulletin international des études sur Guillaume Apollinaire, quatrième série, n° 27-28, juillet-décembre 2004. C’est avec regret que ce compte rendu ne donne pas, comme il est d’usage dans cette rubrique, l’adresse de la rédaction de cette publication, car la précision est devenue inutile : « Cette livraison met un terme à cette revue », lit-on sur la couverture. La disparition de Michel Décaudin n’aura précédé que de quelques mois la fin de ce périodique auquel il a tant contribué. Victor Martin-Schmets, dans un avant-propos, signale que la Société pour la diffusion des études et des recherches sur Apollinaire et son temps sera dissoute dans les prochains jours. Tout cela est triste, mais ne doutons pas que les raisons en sont majeures et dignes. Cette ultime livraison contient – beau chant du cygne – un poème inédit d’Apollinaire, daté du 20 avril 1915 et signé par « Le brigadier G. de Kostrowitzsky » :
Les obus miaulent en boche
Comme chats-volants en débauche
Les nôtres chantent en poilus
Intrépides et résolus.
C’est le printemps : des près la reine
Blanchit en pure floraison.
Je parcours mont et val et plaine
Je suis agent de liaison.
Le rossignol chante qu’il m’aime
Mon cheval s’appelle Loulou.
C’est un mouton et c’est un loup,
Il est comme l’Amour lui-même.
Le reste du sommaire propose une étude sur Pasolini traducteur d’Apollinaire (Franca Bruera), un article sur « Apollinaire, Soler Casabon et L’Homme sans visage » (Willard Bohn), des comptes rendus et des varia. Que vlo-ve ?, à la couverture d’un violet pâle, va nous manquer.
Aragon. Louis Aragon et Elsa Triolet en résistance. Annales de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, n° 6, 2004 (42 rue du Stade, 78120 Rambouillet ; 410 p., 21 €). Le thème de ce copieux volume est la participation d’Aragon et Elsa à la Résistance. Ce sont les actes de rencontres tenues à Romans-sur-Isère en 2004. Comprenant cent pages de documents en annexe, les études sont variées, faisant alterner des témoignages (deux longues conversations avec Mady Chancel), des recherches historiques et des analyses littéraires. Daniel Bougnoux apporte trois poèmes inédits, signés « François la Colère », écartés de La Diane française et conservés par Georges Sadoul. De l’ensemble, deux conclusions ressortent : l’intensité de l’engagement d’Aragon dans la Résistance et la difficulté ou la réticence qu’il eut toujours à en parler, directement ou non ; c’est le thème de l’intervention d’Édouard Béguin, « Où est la mémoire du feu ? » : jamais Aragon n’a donné plus qu’un « récit lacunaire », érigé en véritable « stratégie ». Interrogation centrale, effectivement : comment un auteur aussi prolixe que lui a-t-il pu à ce point se taire sur ce sujet capital à ses yeux ? Les intenses débats à la suite de l’intervention montrent que la question trouble plus d’un auditeur. Les Annales apportent là un beau dossier. En marge, on constate une fois de plus comment les « recherches croisées » qui ne veulent jamais dissocier le couple Louis-Elsa laissent à celle-ci la part congrue, au point qu’on finira par se demander si l’association conjugale ne joue pas en sa défaveur.
Balzac. Année balzacienne 2004, n° 5, Balzac et l’image (PUF, 2004, 507 p., 43 €). Cette livraison monumentale de L’Année balzacienne présente les actes du colloque sur Balzac et l’image tenu à Paris et à Bonn en 2003. Beau sujet, traité avec beaucoup d’imagination par les différents communicants. Parmi les articles qui méritent le plus de retenir l’attention, pour des raisons diverses, ne mentionnons que Joaillerie balzacienne de Max Andréoli (il y a du Jean Lorrain chez Balzac – ce n’est pas Max Andréoli qui le dit) ; Balzac au miroir de Paul Adam par Patrick Berthier (très curieuse réécriture de Balzac par cet auteur que personne ne lit plus) ; Image du théâtre dans le roman balzacien, bref article d’Elena dal Panta (il y a de la théâtralité chez Balzac) ; L’« Olympia » de Balzac par Adrien Goetz (Balzac et Manet, pour le dire vite) ; L’image d’Esther par Willi Hirdt (Balzac et Chassériau) ; Balzac, Nodier et les « magiques fantasmagories de nos rêves » d’Arlette Michel, etc. Le volume est complété, comme d’habitude, par diverses informations et comptes rendus et par la bibliographie balzacienne de l’année. Hommage est également rendu à Juliette Frølich, tragiquement disparue.
Bibliophilie. Le Livre et l’estampe. Revue semestrielle de la Société royale des bibliophiles et iconophiles de Belgique, n° 161, 2004, 234 p., s.p.m.). Ceux qui n’ont pas eu la chance de voir l’exposition que Le Livre et l’estampe avait organisée pour célébrer son cinquantenaire auront, par cette livraison de la revue, une idée de sa richesse puisqu’elle en constitue le catalogue intégral et compte 281 numéros. C’est Émile Van Balberghe qui l’a « mis en musique », et chacun connaît ses talents. La directrice actuelle de la société, Marianne Delvaux-Diercxsens, présente le numéro, tandis que Claude Sorgeloos le préface avec une étude d’une cinquantaine de pages sur les revues de bibliophilie en Belgique aux XIXe et XXe siècles. Un cahier de reproductions en couleur donne à voir quelques belles reliures et documents originaux. Le reste du catalogue reproduit en fac-similé divers documents, en particulier des dédicaces autographes qui intéresseront les amateurs, comme celle-ci de Léon Bloy à Michel Ménard, sur un exemplaire sur Hollande des Propos d’un entrepreneur de démolitions : « À mon très cher et très rigoureux ami, Michel Ménard, ce livre violent qu’il condamnera peut-être, mais que je lui offre néanmoins avec allégresse, comme un témoignage tiré à part d’une amitié qui ressemble à un pont sur un abîme. » Soulignons encore que chaque notice présente, comme il se doit dans ce contexte, une information bibliophilique et historique complète. Il faut fouiller un peu pour repérer ce qui intéresse chaque amateur plus particulièrement, du fait du classement par provenance, mais l’index final permet de s’y retrouver.
Camus. Bulletin d’information de la Société des études camusiennes, n° 73, décembre 2004 ; n° 74, janvier 2005 (120 avenue Jean-Jaurès, 92120 Montrouge ; 28 p. chacun). 2004 ayant privé la société de sa présidente, Jacqueline Lévi-Valensi, c’est désormais sous la houlette d’Agnès Spiquel que paraissent ces bulletins de liaison, diffusant les annonces, parutions, informations bibliographiques utiles aux chercheurs, y compris une sélection de travaux camusiens glanés sur le web (Philippe Beauchemin). On trouvera dans le premier un hommage des sociétaires à leur regrettée fondatrice, accompagné d’une interview surtout axée sur le judaïsme d’une part et Camus d’autre part ; dans le second recueil, un compte rendu des Rencontres méditerranéennes Albert Camus de Lourmarin et une note de Jeanyves Guérin sur la place de Camus dans les études doctorales, qui révèle une désaffection alarmante.
Fario. Fario 1, printemps-été 2005 (26 rue Daubigny, 75017 Paris ; 314 p., 23 €). Après la récente apparition de Teckel, le bestiaire des revues littéraires (L’Animal, La Femelle du Requin) s’enrichit d’un nouveau pensionnaire avec ce spécimen dont le nom est celui d’une truite sauvage. « Revue semestrielle de littérature et d’art », Fario affirme dans son liminaire vouloir publier « des textes contemporains ou anciens, au seul gré des faveurs ou de leur aptitude à rendre moins illisible le présent, sans rubrique ou exercice imposé de critique ». Pas de programme donc, mais un thème tout de même pour ce premier numéro intitulé Être passager. Passager et non voyageur, la distinction est importante car elle permet de s’écarter de la vogue des écrivains voyageurs, un peu envahissante par les temps qui courent. Les voyages dont il est question ici ne sont pas des voyages voulus, organisés, pensés, mais des déplacements consentis, voire subis, du simple trajet en métro ou tramway (Italo Svevo) au voyage dans la Lune (« Qu’est-ce que je suis venu faire dans cette galère ?… Et quand je pense que c’est moi qui ai rendu la mémoire à ce cornichon de Tournesol ! », on ne peut pas dire que le capitaine Haddock soit un voyageur volontaire). Pour déguster l’animal, il convient tout d’abord de le vider, de laisser de côté quelques textes qui tiennent plus de la pose que de la prose (les commentaires du cahier photographique de Gustave Roud). Après cette opération, on lève les filets et on s’aperçoit que la bête reste charnue et goûteuse. Le voyage dans l’espace s’accompagne le plus souvent d’un voyage dans le temps, d’un retour vers le passé : c’est de Pierre Bergounioux qui fait l’aller et retour entre sa province et Paris, c’est Marcel Cohen qui se rappelle l’hystérie collective des trains de permissionnaires en provenance d’Allemagne, c’est Marlène Sereda qui retrouve son enfance et sa langue à l’occasion d’un retour en Algérie. C’est aussi Pierre Lartigue qui se rêve en passager de l’Armand-Béhic (des Messageries Maritimes) dans le sillage d’Henry J.-M. Levet. Les textes anciens, inédits ou dépoussiérés, valent le déplacement : une lettre de Maurice de Guérin écrite en 1835 (« J’ai encore quelques pas à faire ici-bas, je voudrais que ce fût avec calme » – il mourra quatre ans plus tard, sans atteindre la trentaine), un inédit d’Henri Calet, Carnet du Vigo, écrit sur le bateau qui le ramène du Brésil en Europe en 1931. Un passage biffé de ce Carnet mentionne des « Poésies de Jean Cassou à propos de [?] pour Navires de Louis Branquies ». Une note n’aurait pas été ici superflue pour retrouver le nom du poète Louis Brauquier, auteur d’Eau douce pour navires. On lira aussi avec intérêt et émotion un poème-récit du même Calet, Voyage sur l’eau tranquille, que Cendrars n’aurait pas renié : « Calet et la Grande Ourse. / J’avais trente ans, un visage long / Et un torse d’adolescent. / Et je pleurais souvent. / Je voulais m’arracher de mon cul. / J’étais un vrai poète. / Et j’étais cocaïnomane / Car je compatissais à la grande inquiétude / Des hommes. » Le Voyage en Allemagne de Charles-Albert Cingria, paru en feuilleton dans un hebdomadaire de Lausanne entre 1929 et 1931, est le fleuron de ce numéro. L’infatigable Genevois y livre des jugements sans appel sur les peuples européens (« Les Espagnols d’aujourd’hui sont trop souvent pédants et flasques »), tire à vue sur ses compatriotes germanophones (« Pourquoi n’est-il pas possible d’obtenir là, en Suisse allemande, comme on l’obtient partout, aujourd’hui, un peu de sérieux ? C’est bien agréable, le sérieux ») et raconte un séjour qu’il fit dans les tourbières du Brabant auprès de son ami le docteur-peintre-géant Wiegersma, doté d’une clientèle plutôt insolite : « […] il y avait des gens si interloqués et anémiés par les mariages entre cousins qu’ils semblaient des Chinois peints sur le mur. » Wiegersma semble aussi exercer sur son hôte une influence peu commune : « Le 10 il mangea un œuf. Pris d’émulation, je mangeai le coquetier. » Ou comment arriver à l’autruche en partant de la truite… Les passagers de Fario se révèlent au total de bonne compagnie et on peut souhaiter à l’animal de traverser sans dommages les courants contraires.
Gide. Bulletin des Amis d’André Gide, n° 146, avril 2005 ; n° 147, juillet 2005 (92 rue du Grand Douzillé, 49000 Angers ; 150 p., 11 €). Pierre Masson a retrouvé la version française du texte de 1946 où Gide rendait hommage à Descartes, et dont on ne connaissait que la traduction allemande de 1947. Ce « René Descartes » avait été publié dans Documents 1946, dont le directeur était, nous dit-on, « un certain Stéphane Cordier ». Celui-ci est moins inconnu que ne semblent le croire nos amis gidiens, puisqu’il fut, entre autres, le fondateur et l’animateur de L’Arc, revue qui eut son importance entre 1960 et 1980. Le Bulletin Gide commence dans ce numéro la publication de documents et précisions qui, trop abondants, ne pourront être intégrés à l’édition des Œuvres romanesques en préparation pour la Bibliothèque de la Pléiade : cette fois, Alain Goulet propose un dossier autour des Faux-Monnayeurs. Il est curieux de voir ces marginalia publiés avant l’édition elle-même : s’ils sont intéressants, ils devraient y figurer ; sinon, pourquoi les publier ? Le n°147 publie un texte retrouvé (plutôt qu’inédit, comme on nous le dit, puisque, comme on nous le dit aussi, il a été publié dans L’Arche en 1944) : il s’agit du rôle de la France dans l’après-guerre. Claude Foucart publie un ensemble de lettres de Félix Bertaux à Max Rychner, le jeune directeur de la Neue Schweizer Rundschau. Mais pourquoi, au lieu d’annoter les huit lettres, l’éditeur livre-t-il en vrac les informations nécessaires dans une trop longue présentation ? L’ineffable journal de Robert Levesque se poursuit : le voilà qui « respire dans le crépuscule la beauté des adolescents qui s’entrouvrent », ce qui est obscène. La plus intéressante contribution de ce numéro est une série de précisions de Peter Fawcett sur la correspondance Gide-Valéry, avec en prime, une longue lettre inédite du deuxième au premier, datant de 1902 : il y conte, entre autres, sa découverte exaltée de L’Homme de cour de Balthasar Gracian.
Jeunesse. Autres Mondes, numéro dirigé par Anne Besson, Cahiers Robinson n° 17, 2005 (UFR Lettres modernes, Université d’Artois, 9 rue du Temple, 62030 Arras ; 212 p., abonnement : 14 €). Les Cahiers Robinson, publiés sous la direction de Francis Marcoin, constituent actuellement la plus sérieuse revue consacrée à la littérature classée, à juste ou injuste titre, « pour enfants ». Ce dix-septième numéro est la retranscription d’un colloque tenu en octobre 2004 et qui avait pour thème les « Autres mondes ». Vaste sujet, qui permet de parcourir toute l’histoire littéraire depuis les temps les plus anciens d’une « autre » manière – ici, de Homère à Tolkien, en passant par les classiques Cyrano de Bergerac et Fontenelle. On retiendra la contribution de Myriam White sur L’Espurgatoire seint Patriz de Marie de France, et celle de Marianne Closson sur « La Descente aux enfers » à travers les textes satiriques de la Renaissance et du début du XVIIe siècle. On ne peut certes tout balayer, mais il est dommage de n’avoir pas retenu Grandville, ne serait-ce que pour le titre ; dommage aussi de ne pas s’être penché sur le Monde des non-A de Van Vogt. Et il aura fallu Harry Potter pour que nos universitaires découvrent Tolkien et l’heroic fantasy. On préfère maintenant globalement la dimension féerie ou évasion à la satire sociale, voire politique, et on saute franchement la pourtant importante tradition du « monde à l’envers ».
Matricule (1). Le Matricule des anges, n° 63 et 64, mai et juin 2005 (BP 20225, 34004 Montpellier Cedex ; 52 p., 5 €). Amusant comme la qualité du matricule dépend souvent de la force des personnalités qui font l’objet du dossier (Hubert Mingarelli) ou des entretiens (Michel Séonnet, Jean-Christophe Valtat). Celui-ci nous a paru essoufflé et falot, peinant à susciter l’intérêt, d’autant que certaines coquilles laissent planer le doute sur la qualité de la publication (page 33, on va jusqu’à orthographier Pantésylée l’œuvre de Kleist – ah bon). Les chroniques soutiennent l’édifice, trop même, car il saute aux yeux qu’on préfèrerait dix pages de Holder plutôt qu’une interview de… passons. Sautons en juin par exemple, qui donne de la voix avec Pierre Guyotat : on peut ne pas aimer, mais impossible de lui délivrer un certificat de banalité. Au risque de passer pour un vieux conservateur, on ajoutera que le lecteur épisodique que nous sommes a été frappé par le pli gauchiste de cette publication, qui dévoile ainsi, comme sur d’autres plans moins politiques, une forme de naïveté ou d’immaturité qui charmera ou agacera selon, peut-être, l’âge et le loisir.
Matricule (2). Le Matricule des anges, n° 66, septembre 2005 (BP 20225, 34004 Montpellier Cedex ; 52 p., 5 €). Sur la photographie de couverture, on dirait que Dominique Fabre cherche une cigarette effacée par un graphiste soucieux des risques judiciaires… Dossier Fabre donc, pourquoi pas, mais pas n’importe comment. On l’a déjà écrit, on aimerait que le Matricule soit moins friand de psychanalyse d’auteurs et fasse davantage de place aux textes ; à force, on devient méfiant et, agacé, on saute des lignes dès qu’on voit arriver le sempiternel « réparer l’enfance », « et votre enfance » – ah ! l’enfance, on attend la thèse qui viendra nous éclairer sur l’engluement du monde littéraire français contemporain dans l’enfance, observée sur le versant quarantaine bien tapée, overdose freudienne peut-être. Même mésaventure avec Jean-Yves Cendrey, qui ne manque pas de fond, mais se trouve marginalisé comme écrivain au profit d’un sujet sans égal, le mal fait aux enfants, l’affaire pédophile. Passons. À lire, une belle présentation du dernier Claude-Louis Combet, par Richard Blin qui a aussi lu Hedi Kaddour avec la même rigueur lucide ; la justesse d’une maîtresse page de Jacques Séréna ; l’interview de l’intéressante Lydie Salvayre ; et on a très envie de découvrir Ferenc Karinthy, précurseur, avec sonEpépé, d’un Lost in translation troublant comme du hongrois non sous-titré. En revanche, on n’en peut plus des chroniques radio de Valérie Rouzeau, qui tourne à vide dans ce registre, et il y a belle lurette qu’on ne lit plus Ludovic Bablon dont l’inepte série Kidnapping d’un junkie a tout juste le mérite de nous rappeler les pochades élaborées collectivement sur les bancs lointains du lycée. Côté chronique, Éric Dussert ressuscite habilement Edmond About, et on se prend à rêver qu’il nous donne un jour une sorte de cartographie des seconds rôles de ce second XIXe siècle qu’il affectionne, comme un jeu des sept familles, rassemblant et relocalisant les « égarés ».
Naturalisme. Les Cahiers naturalistes, n° 78, 2004, L’Argent, roman de la Bourse. L’expression du féminin. Correspondances littéraires. Intertextualités (Société littéraire des Amis d’Émile Zola et Grasset, 2004, 420 p., 24,50 €). S’ouvrent sur un hommage à un grand ami des Amis, le docteur Jacques Émile-Zola, figure modèle pour tous ceux qui ont à affronter la bonne ou mauvaise ou inintelligente volonté des héritiers d’écrivains. Suit, sur le thème plutôt rebattu de l’argent, un article de synthèse de Colette Becker, développé par une réflexion de Corinne Saminadayar qui lie fiction littéraire et fiction boursière, les deux s’appuyant sur les pouvoirs de la presse et de l’industrie de la réclame. Dans la mesure où le rapprochement concerne essentiellement les récits inventés par Saccard pour séduire ses actionnaires, on peut se demander s’il ne s’agit pas de fable plus que fiction : mettre tout sous le même terme évite d’avoir à penser la nature exacte de ce lien, on attend donc la suite. Autre rapprochement séduisant, celui que Christophe Reffait établit en faisant de L’Argent une fiction politique, entre démocratie et société anonyme. Celle-ci pose en effet, comme souvent d’ailleurs chez Zola (lit-on Nelly Wolf ?) la question de la représentation et de la démocratie à un moment clef où la S.A. République française cherche son peuple introuvable, pour emprunter vite et mal à Rosanvallon. Comme cette parution des Cahiers Naturalistes est pleine d’approches nouvelles (ouf, merci, bravo), on y lira aussi un article curieux sur l’économie de la libido dans L’Argent (Saccard l’acheteur, Sabatini le substitut ithyphallique, tout cela très convaincant), en regrettant une dérive psychanalytique qui fragilise progressivement le propos (exemple : fonder une maison de commerce, c’est construire un phallus individuel distinct de celui du père). Quoi qu’on pense de la psychanalyse (ici, imaginez cinq volumes qu’on vous épargne), elle est parfaitement gratuite en littérature, on ne voit pas quelle pertinence elle peut avoir sur des objets qui sont des personnages et non des personnes (sauf à supposer Zola écrivant bibliothèque freudienne en main). Et puis, zut, il n’y a pas de « cycles » que féminins, que menstruels, de même que les potelets qui sèment les trottoirs parisiens ne sont pas l’expression phallique de la maîtrise de la Mairie sur la voirie. Il y a, au fond, une certaine imprudence à produire des lectures par découvrement, sur le mode du « X est là pour Y », comme si le texte ne prenait valeur qu’une fois dévoilée la fameuse image dans le tapis, de sorte que ce texte second phagocyte le premier, qui seul vaut pourtant à lire ; et de sorte que cet artefact s’affranchit tout absolument de l’ancrage social et idéologique du texte premier, première composante, tout de même, du sens par lequel il prend cette valeur. Justement et a contrario, le dossier se clôt par de fortes remarques de Jean-Yves Mollier sur les situations et stratégies financières de Zola homme d’affaires littéraires. Le texte consacré à la féminité chez Maupassant appelle davantage de réserve, du fait du caractère incertain du concept, défini tautologiquement ici sans se poser la question de son caractère problématique, idéologiquement comme psychologiquement ; mieux vaut se contenter des analyses lexicales également proposées qui ont le mérite de fournir un outil de travail. Le volume est complété par des lettres d’Alexandrine à Philippine Bruneau, qui ne dépassent guère leur utilité documentaire, faire entendre quelque chose du monde domestique de Zola. Petit cahier iconographique et abondantes rubriques bibliographiques, de comptes rendus et d’annonces, qui justifieraient l’existence de la revue à elles seules.
NRf bis. Revue littéraire, n° 13, avril 2005 (Léo Scheer, 224 p., 12 €). Rien de notable, hélas, un ennui léger, une fadeur d’ensemble : de la littérature, en un mot. Curieusement, dans les « Chroniques », un texte de Malcolm de Chazal, comme s’il venait d’être écrit (rien n’indique qu’il est mort depuis vingt-cinq ans, sinon la notice à la fin du volume). Salah Stétié est ennuyeux, comme toujours, et le cours de Pierre Guyotat à l’Université de Paris VIII continue à égrener de très longues citations et de grandes vérités sur la littérature du XVIe français (« Ronsard est né à Vendôme »). Le moins inintéressant est l’étude de Jacques Goulet qui se demande pourquoi il a mis si longtemps à lire Thomas Bernhard alors que tout le monde lui disait que c’était très bien. Quand il l’a lu, il trouvé que, effectivement, c’est très bien.
Pergaud. Les Amis de Louis Pergaud, n° 41, 2005 (178 rue de la Convention, 75015 Paris ; 105 p., abonnement : 12,20 €). Ce numéro présente une partie des documents manuscrits inédits donnés par Maurice Carrez à l’Association. Le carnet de Poésies et Souvenirs d’École Normale (1899-1900) témoigne du goût de Pergaud pour des poètes célèbres comme Hugo, Lamartine ou Musset, mais aussi pour des rimeurs que la postérité n’a pas retenus mais qui marquent son intérêt pour la poésie contemporaine, comme Édouard Grenier ou les poètes chansonniers Ernest Chebroux ou Xanrof (alias Léon-Alfred Fourneau). Les nombreuses illustrations (fleurs des champs, oiseau, papillon, etc.) renvoient à l’intérêt de Pergaud pour les sciences naturelles, qui jouera un rôle dans son œuvre. Cet art du dessin, qu’on retrouve aussi dans une belle carte dessinée pour ses cours de géographie, est à mettre en rapport avec le penchant à la prise sur le vif de celui qu’on a longtemps classé en auteur « animalier ». Enfin, ce numéro contient des fac-similés du manuscrit remis à l’éditeur de La Guerre des boutons, ainsi que celui d’une lettre de guerre publiée seulement en 2004 et qui retrace la difficulté pour les femmes – en l’occurrence Colette – à rejoindre leur conjoint sur le front.
Proust (1). Bulletin Marcel Proust, n° 54, Adrien Proust et « La Bible d’Amiens ». Marcel Proust et la musique (Société des Amis de Marcel Proust et des Amis de Combray, 4 rue du Docteur-Proust, 28120 Illiers-Combray ; 282 p., s.p.m.). La bible des Proustiens donne aux aficionados un petit ensemble plutôt intéressant sur Proust père, moins comme « médecin humaniste » (quel médecin de l’époque pouvait se dispenser de cette culture ?) que comme expert médical au long cours. On retrace ici l’itinéraire et les modalités de longs voyages en Orient qui déboucheront sur une spécialisation brillante et lucrative en hygiène publique et privée. Viennent ensuite des textes sans grande nécessité sur Ruskin et La Bible d’Amiens. La partie consacrée à la musique nous a paru anecdotique (tel article éclairant le lecteur sur ce monstre inconnu, la scène musicale de l’entre-deux siècles…), cédant trop à une logique de confrontation qui favorise la myopie et le comparatisme mou (les analogies entre Parsifal et La Recherche, ou telle étude sur Reynaldo Hahn), ce qui est d’autant plus regrettable qu’on y semble tout ignorer de la thèse de Hoa Hoï Vuong, Musiques de roman, riche d’une approche théorique plus féconde du modèle musical chez Proust. Roborative section de comptes rendus, bibliographie, mise en page soignée, dommage que les illustrations soient aussi rares dans ce bulletin de belle tenue.
Proust (2). Bulletin d’informations proustiennes, n° 35 (Rue d’Ulm, 2005, 168 p., 22 €). Une belle étude de Jo Yoshida sur les premières épreuves corrigées de Du côté de chez Swann établies par Grasset et conservées au musée Bodmer de Genève (celles-ci correspondent aux feuilles 2 à 59 du jeu d’épreuves corrigées déposé dans le fonds Proust de la BnF) justifie à elle seule la lecture de ce numéro dont les articles portent principalement sur la question du style, sujet du séminaire de l’équipe Proust à l’ITEM. L’article synthétique de Jean Milly, qui mêle à une histoire des développements de la stylistique des années 60 à nos jours la reconstitution de son parcours et de ses travaux, est suivi d’études plus ponctuelles. Isabelle Serça s’intéresse aux différentes formes d’« ajoutage » chez Proust, qui cultive une « esthétique de la “différance” ». Geneviève Henrot passe en revue les constructions syntaxiques où s’exprime le processus du souvenir et parle d’une « voie moyenne », par laquelle le « sujet expérimentateur de la réminiscence déserte l’avant-scène de l’action pour se constituer décor de l’événement ». Éric Bordas souligne le recours à un stylème balzacien bien connu, la structure déterminative discontinue un de ces… qui… Proust exploite toutes les ressources de cette structure grammaticale : une étude systématique des formes linguistiques présentes dans Le Côté de Guermantes, puis de leurs variations poétiques et des marqueurs stylistiques qu’on peut y repérer, permet à Éric Bordas de montrer que le discours de la mémoire n’est pas, chez Proust, une introspection sourde mais une « projection vers un ailleurs disponible », l’invention « d’un nouvel espace temporel, modelé par la syntaxe du discours », c’est-à-dire par ces exophores feignant de « désigner directement une zone de la connaissance, du vécu, qui n’existe que dans cette désignation ».
Queneau. Cahiers Raymond Queneau, nouvelle série, n° 2, 2005, Avec Raymond Queneau (Patrick Fréchet éditeur, 2005, 343 p., s.p.m.). Ce recueil, rassemblant des correspondances (Queneau-Tristan Maya, Queneau-Arnaud), des notices, des articles, des conférences et des études de Noël Arnaud, tous consacrés à un écrivain que ses lecteurs connaissent surtout par ses romans, ses exercices de ‘pataphysique et parfois pour son œuvre poétique, est à cent lieues du volume d’hommage confit dans l’adoration du mage comme du pesant travail d’archiviste obsessionnel. Ce qu’il aurait pu être, Noël Arnaud ne cachant ni sa parfaite connaissance de son sujet, ni son attachement pour lui. On découvre ici un Queneau multiforme, dont certains traits sont mal connus, méconnus ou niés, et particulièrement, Arnaud y insiste à plusieurs endroits, la longue période où les préoccupations politiques étaient très présentes chez un écrivain qu’on rangerait trop vite parmi les fantaisistes et autres contrepéteurs, à la seule aune des nombreuses oulipetteries, souvent lassantes, auxquelles il a participé ou qu’il a initiées. Ce volume, préparé par un autre fidèle de Queneau, Claude Rameil, donne le portrait d’un navigateur parfois perdu entre les écueils du Dadaïsme, du Surréalisme, de la psychanalyse (et même, on le sait, de l’auto-analyse), du communisme, des sciences mathématiques, de la ‘pataphysique… Pour finir, à en croire Arnaud, « Queneau, qu’on aimerait croire taoïste à cause de la troisième partie de Morale élémentaire, mourra dans la foi de son enfance, en bon catholique romain ». Bref, un romancier, un peintre, un poète, un linguiste joueur, évoqués dans une série de portraits et d’analyses qui s’assurent l’intérêt constant du lecteur par une langue d’une grande aisance, dans tous les registres, du sérieux au rigolard ; il y manque seulement l’évocation d’une facette de ce personnage, le secret et l’effacé, tel qu’il convient d’être pour faire un parfait employé des Éditions Gallimard.
Rimbaud. Rimbaud vivant, n° 44, juillet 2005 (Amis de Rimbaud, 50 rue de Charonne, 75011 Paris ; 190 p., abonnement : 30 €). Une bonne partie de cette livraison est consacrée à l’énumération des manifestations du cent-cinquantenaire de la naissance du dieu. Un événement littéralement orchestré par l’omniprésent Pierre Brunel, dont le bulletin annonce qu’il quitte, mission accomplie et orange pressée, la présidence de l’Association des Amis de Rimbaud. Il faut lui rendre cet hommage : le nombre de colloques, de publications, de conférences, de cérémonies qu’il aura chapeautés en cette année de commémoration tient du prodige. On suggèrera cependant à la rédaction de Rimbaud vivant de remiser petits fours et apéritifs pour que ses abonnés puissent lire désormais des articles plus substantiels que ceux des précédentes livraisons. Dans ce numéro 44, les « témoignages » (si l’on peut dire, car ils n’ont que très peu à dire) des descendants actuels de trois personalités qui connurent Rimbaud : Georges Izambard, Paul Demeny et Louis Pierquin.
Roman populaire. Le Rocambole. Bulletin des amis du roman populaire, n° 30, printemps 2005, Dans le sillage de Jules Verne (BP 0119, 80001 Amiens Cedex 1 ; 176 p., 14 €). Une nouvelle livraison de cette revue animée par les amis du roman populaire. On y étudie les parentés et échos des thèmes chers à Jules Verne aux XIXe et XXe siècles. Daniel Compère, maître d’œuvre de ce dossier, annonce une étude ultérieure sur les « suites » et continuations. Ici, l’attention se porte d’abord sur des auteurs dont l’inspiration est proche de celle du maître. Ainsi, le bien méconnu Alphonse Brown, exhumé par Jean-Pierre Ardoin Saint-Amand, est un véritable concurrent malchanceux poussé par des libraires rivaux de Hetzel. Il est l’auteur de La Conquête de l’air (1875) et d’une trentaine de romans imitant ceux de Verne. Anna Gourdet montre ensuite ce que La Conspiration des milliardaires et Le Prisonnier de la planète Mars de Gustave Le Rouge doivent à leurs modèles verniens. Trois études plus brèves, sur Jean de La Hire, Gaston Leroux, Pierre Souvestre et Marcel Allain, et enfin José Morelli, complètent le dossier. Chroniques, renseignements divers et varia habituels.
Rue. Poésie 2005, La Rue, n° 104, mars 2005 (Théâtre Molière/Maison de la poésie, 2005, 128 p., 18 €). Réunis par Francis Combes, les poètes de la rue (qui sont aussi les poètes de Paris). Courir les rues, Entendre la rue, Battre le pavé, Poètes crottés, Pour les mots de la rue,autant de prétextes pour réunir Queneau, Boileau, Réda, Desnos, Vian, Villon, Romains, et Cie, sans oublier Claude Lepetit, Alexandre Pottier, Jules Jouy ou Jean-Baptiste Clément, si actuels en 2005.
Stas. Les Amis de l’Ardenne, n° 8-9, mars 2005, Carte blanche à André Stas (9 rue Kennedy, 08000 Charleville-Mézières ; 242 p., 15 €). Vous connaissez sans doute Jean-Pierre Verheggen, mais connaissiez-vous cet autre trublion de Belgique, qui, après bien d’autres, a depuis longtemps digéré les attaques de Baudelaire ? Voici comment le présente Edith Orial en préambule : « Né à Rocourt, le 19 novembre 1949, licencié en Philo & Lettres – Philologie romane [Ciel, un disciple de Vaneighem !]… autodidacte pour les arts plastiques » – bon, mais qui a rencontré André Blavier, à la fin des années 60, lequel « l’a initié à la Pataphysique et lui a fait découvrir l’univers surréaliste ». Il s’est par suite largement illustré par d’impertinents collages et de non moins pertinents et impertinents recueils d’aphorismes qui, hélas ! ont rarement franchi la frontière. Remercions l’association qui s’est créée dans la ville de naissance de Rimbaud. Pour tout savoir maintenant sur la « Stas Academy », envoyer son écu à l’adresse sus-indiquée : papier glacé et cahiers photos en couleurs, c’est presque donné.
Valéry. Bulletin d’études valéryiennes, n° 97/97, Anne Mairesse, Paul Valéry, les philosophes, la philosophie (L’Harmattan, 2004, 280 p., 24 €). Le travail mené par la revue valéryenne, on l’a déjà dit, la classe parmi les meilleures publications de ce type. Nous sommes cette fois conviés, en une quinzaine d’articles, à explorer les relations entre le poète et ses philosophes. On connaît autant le peu de goût professé par Valéry pour ces manieurs de « gros mots » que sa fascination pour Platon, Descartes, Zénon et les leurs. Les articles rassemblés ici explorent cette relation ambiguë en abordant, d’une part, l’impact de la philosophie sur la poétique de Valéry, d’autre part, ses affinités avec certains penseurs. Parmi les contributions les plus stimulantes, Marianne Massin montre les enjeux éthiques de la critique de l’inspiration ; Jean-Marc Guirao esquisse une « théorie de la sensibilité » valéryenne ; Régine Pietra s’interroge sur la notion d’intérêt ; Philippe Marty livre sous forme de fragments une réflexion suggestive sur les rapports avec Leibniz ; et Marc Sagnol convoque Walter Benjamin. Élégance notable, l’ensemble est borné par deux réflexions de poètes : Nathalie Quintane rend hommage à l’idiotie de Teste, et Michel Deguy associe le nom de Paul Valéry, « grand signifiant français », à une critique inquiète du « culturel » contemporain.
[Paul Aron, Patrick Besnier, François Caradec, Philippe Didion, Jean-Louis Jeannelle, Jean-Jacques Lefrère, Hugues Marchal, Muriel Louâpre, Jean-Paul Louis, Jean-Paul Morel, Michel Pierssens, Anne Simon, etc.]
LIVRES REÇUS
Comptes rendus
Cerisy. S.I.E.C.L.E. Colloque de Cerisy. Cent ans de rencontres intellectuelles de Pontigny à Cerisy (Éditions de l’IMEC, 2005, 544 p, 30 €.). Comme la cuisine normande, les colloques de Cerisy font rarement dans la légèreté. Le colloque tenu en 2002 avait mis à son menu « la question des sociabilités intellectuelles » (d’où le sigle qui traduit un programme à l’énoncé quelque peu acrobatique : « Sociabilités Intellectuelles Echanges Coopérations Lieux Extensions »). François Chauvet, Édith Heurgon et Claire Paulhan ont reconverti le tout en cette brique imposante. Il est vrai que si l’on envisage les colloques de Pontigny et de Cerisy dans leur longue durée combinée (près d’un siècle), les chiffres donnent le vertige : Cerisy a accueilli près de cinq cents colloques, lesquels ont donné lieu à des dizaines de publications. C’est dire que le phénomène est d’une ampleur sans exemple et que même ce gros livre, remarquable à plus d’un égard, ne peut en donner qu’une image simplifiée. Il juxtapose les vues d’ensemble et les vues de détail, les perspectives historiques et les perspectives sociologiques, l’analyse par secteur, les points de vue de l’intérieur et celui de l’étranger. Il fallait bien ça pour donner une idée du prisme et faire voir quelques-unes de ses facettes. Tout le monde ayant participé un jour ou l’autre à un colloque de Cerisy (les vétérans de Pontigny commencent à se faire rares, car tous n’ont pas la longévité de Maurice de Gandillac), chacun pourra y retrouver un moment, un souvenir, la trace devenue histoire de tel ou tel événement qu’il a pu y vivre ou dont il a été l’acteur. Même si l’ouvrage ne comporte pas d’index, les archives de Cerisy depuis 1947 se trouvant désormais déposées à l’IMEC, les chercheurs à venir auront de quoi s’émerveiller en voyant se croiser des foules intellectuelles considérables, vaste piétaille traversée par les trajectoires de vedettes parfois déclinantes ou au contraire en pleine ascension. Ils s’étonneront de la révérence manifestée à tel mandarin ou tel gourou depuis oublié ou de l’irrévérence vis-à-vis de telle figure encore en gestation. Car ce qui fait l’intérêt de Cerisy, ce n’est peut-être pas tant ce qu’on y discute (il n’est pas certain que de nouvelles idées y soient nées) que la mosaïque humaine qui y constitue une figure en mouvement – un véritable organisme in vitro représentatif d’une sociabilité constamment évolutive. D’année en année, de colloques en colloque, le contenu des éprouvettes change mais le mystère de l’alchimie demeure, avec des résultats parfois explosifs. Michel Trebitsch, qui signe le texte d’ouverture, réfléchit sur ce qu’a été Cerisy, « observatoire privilégié de cette histoire assez longue qui prend fin aujourd’hui », mais c’est pour « terminer en prêchant en faveur de la fin de l’histoire des intellectuels et en exhortant les chercheurs à la réinsérer et la fondre dans l’histoire tout court » – appel qui pourrait en effet marquer un tournant dans l’historiographie s’il était suivi d’effet. Il ose un parallèle assez provocant en soulignant que « les intellectuels, comme le prolétariat, sont en voie d’effacement », figures devenues inutiles. Après cela, une première partie du volume fait un sort à Pontigny, ses origines, les réseaux qui s’y croisent, la présence des intellectuels allemands ou anglais. Dans cette section, Claire Paulhan se livre à un exercice tout à fait en phase avec les nouvelles formes d’historiographie : puisqu’il ne subsiste aucune trace scanographiée ou enregistrée des échanges de Pontigny, elle en cherche les échos dans la littérature autobiographique de l’époque : or tout ce qui comptait ou croyait compter avait à cœur de tenir un journal : Gide, Copeau, Du Bos, Martin du Gard, etc. On passe ensuite au rappel de ce que furent les décades de Pontigny délocalisées à Mount Holyoke pendant la guerre, puis à Royaumont de 1947 à 1952. Mais c’est bien sûr Cerisy, le Cerisy désormais historique, qui a droit à la part du lion. Il fallait un portrait de Anne Heurgon-Desjardins (qu’un Cerisien à l’esprit facétieux surnomma un jour de colloque psychanalytique « la mécène primitive »). Une section consacrée aux vues d’ensemble donne la parole à divers témoins. Parmi eux, Jean Ricardou, dont on sait qu’il a fait là son trou à « textique », Alain Touraine, Françoise Gaillard, Jacques Derrida (dont c’était peut-être l’un des derniers textes – mais y aurait-il jamais de « derniers textes » de Derrida ?). On retiendra parmi ces témoignages, pour le côté pittoresque, celui de Claude Halbecq, qui évoque « le centre culturel vécu par un habitant du canton » et, parmi les communications les plus vivantes ou les plus inhabituelles, celle de Yves Winkin, « Communiquer à Cerisy », illustré de petits schémas très révélateurs, ainsi que celle de Christian Bourgois, développée en dialogue avec Françoise Gaillard et Édith Heurgon. Une quinzaine de communications font ensuite le bilan, secteur par secteur, de ce qui s’est dit à Cerisy sur la philosophie, la psychanalyse, l’histoire, la poésie, les sciences et les sciences humaines. On pourra y trouver comme un bilan, parfois rapide et commémoratif, de quelques décennies d’histoire intellectuelle française (inévitable aspect de catalogue que prennent certaines communications). Les heures chaudes des années 60 à 80 sont désormais bien enterrées, mais Cerisy, ce n’est pas que du passé et, répondant peut-être à Michel Trebitsch, Michel Wievorka annonce « Demain, la vie intellectuelle », tandis que Josée Landrieu referme l’ensemble en l’ouvrant avec « les colloques de prospective comme laboratoires du futur ». Ceci compense cela.
Éditeur. Pascal Durand, Anthony Glinoer, Naissance de l’éditeur. L’édition à l’âge romantique (Impressions nouvelles, 2005, 240 p., 22 €). En contrepoint à la question si souvent posée : « qu’est-ce qu’un Auteur ? », Pascal Durand et Anthony Glinoer proposent une réflexion originale à double titre. La forme qu’elle épouse, tout d’abord, fait agréablement et intelligemment dialoguer des propos critiques synthétiques, informés et stimulants, avec de nombreux documents du XIXe siècle parfois peu connus ou difficiles d’accès : quelques extraits de romans (Illusions perdues, évidemment), mais surtout des essais, des lettres ouvertes ou tirées de correspondances privées (de Sand à Buloz, ou de Gautier à Renduel), ou des articles publiés dans des encyclopédies et des journaux, comme L’Argus ou Le Mousquetaire, le quotidien d’Alexandre Dumas. Quant au fond de l’ouvrage, son intérêt est indéniable : la figure de l’éditeur n’avait jusqu’ici été que peu étudiée, si ce n’est dans ses relations avec les transformations techniques des processus de publication, ce qui laissait dans l’ombre deux aspects plus déterminants, « d’un côté, la fonction sociale remplie par cette instance [éditoriale] au sein du champ de production littéraire ou intellectuel moderne et, de l’autre, la genèse historique de cette fonction ». Tout comme Alain Viala (Naissance de l’Écrivain, 1985) avait pu discerner les premiers signes d’un écrivain en voie d’auctorialisation dès la période classique, la fonction éditoriale moderne a connu divers avatars au cours des âges. Mais, dès la fin du XVIIIe, Rousseau et Panckoucke représentaient deux faces divergentes du régime éditorial, la première en train de s’effacer et la seconde préfigurant le régime qui ne tarderait plus à s’imposer, marquant le véritable passage du libraire à l’éditeur, entre les années 1820 et les années 1850. Figure de cette transition, le libraire-éditeur Ladvocat a été incontournable pendant toute la période du Romantisme. En 1831, un livre d’hommage lui fut dédié : Le Livre des Cent et un. Rédigé par tout ce qui comptait parmi les personnalités du monde des Lettres, l’ouvrage, dans son principe même « témoigne de l’autonomisation du champ culturel, en ce qu’il constitue la première manifestation collective massive des écrivains français, agissant en tant que tels, prêtant leur pouvoir symbolique relatif pour une cause où se dessine très nettement l’indissolubilité prochaine de la chose littéraire et de la chose éditoriale ». Le sacre de l’Éditeur, contemporain de celui de l’Auteur, est lui aussi tributaire de l’instauration d’un cadre nouveau où l’imprimé connaît désormais une diffusion phénoménale : on entre alors dans l’ère de la « littérature industrielle », tant du côté de la presse périodique que des livres dont l’évolution du format permet une baisse des prix de vente (voir la politique de Charpentier, puis Lévy) et entraîne un meilleur taux de pénétration sociale. Mais c’est précisément en 1839 que Henri-Léon Curmer, dans sa Note présentée à MM. Les membres du Jury central de l’Exposition des produits de l’industrie française sur la profession d’éditeur et le développement de cette industrie dans le commerce de la librairie française, signe le véritable acte de naissance de la fonction éditoriale. Tout en traçant l’exact portrait de l’Éditeur, il prend acte « de la différenciation des fonctions et de leur distribution hiérarchique » : imprimeur, libraire et Éditeur ne seront dorénavant plus confondus (les premiers se trouvant d’ailleurs définitivement exclus du circuit culturel), tandis que le troisième fera désormais couple symbolique avec l’Auteur. Cette révolution entérine l’entrée simultanée de ce couple dans le champ de la modernité. La fonction éditoriale n’en reste pas moins le lieu d’un clivage entre « habitus artiste » et intérêts financiers qui contribue à complexifier les rapports entre l’Auteur, l’Éditeur et un public qui se divise dorénavant entre pairs lettrés et lectorat de masse. Aussi, à l’orée du Second Empire, deux modèles éditoriaux coexistent-ils. Dans le premier, rattaché à la figure de l’éditeur Curmer, « la fonction éditoriale, en tant qu’acte de transsubstantiation symbolique, est prépondérante : ce sera celui d’une édition créatrice, axée sur un fonds à rotation lente et introduisant l’Auteur dans un ample cycle de consécration ; dans la logique qui sera la sienne, il s’agira moins de répondre à la demande, que de créer un public pour les Auteurs[…]. Dans le second – nommons-le « modèle Hachette » –, cette fonction éditoriale est subordonnée tandis que la légitimité esthétique, sans être exclue, se voit surclassée par une légitimité professionnelle ; ce sera celui d’une édition à grande échelle, axée moins sur un fonds que sur un principe de collection et de série, attachée à programmer sa production en la ventilant selon les demandes ou les attentes pressenties ; aussi s’agira-t-il dans sa logique, de « créer des auteurs pour un public ». Incontestablement, Naissance de l’Éditeur va prendre place au nombre des ouvrages classiques étudiant la constitution du champ littéraire dix-neuviémiste. Quelques petites coquilles matérielles n’enlèvent rien à son intérêt scientifique et à son actualité.
Goncourt. Jean-Louis Cabanès et collaborateurs, Les Goncourt dans leur siècle. Un siècle de « Goncourt » (Presses universitaires du Septentrion, 2005, 464 p., 25 €). Douce revanche pour les deux frères ! Eux qui n’avaient jamais rencontré l’audience qu’ils croyaient mériter, voilà qu’une trentaine d’universitaires parmi les plus sérieux décident de s’y coller pour aller voir une bonne fois quelle place il faut leur accorder dans ce siècle avec lequel ils ont entretenu une relation d’amour-haine à l’origine de quelques ratages mais aussi de quelques chefs-d’oeuvre. Le volume en question regroupe en fait les communications présentées à deux colloques distincts assez solennels – si, du moins, nous interprétons correctement ce que semble en dire Edmonde Charles-Roux dans ses pages d’introduction. Le premier s’est tenu à la Bibliothèque nationale de France et le second au Palais du Luxembourg, tous les deux en 2003, pour le centenaire de l’incontournable Prix. D’où l’occasion de faire le tour de bien des aspects d’une œuvre et d’une carrière où il reste beaucoup à découvrir. Nous ne pouvons bien sûr mentionner que quelques-unes de ces contributions. Dans un premier chapitre sur les Goncourt et l’histoire, Marc Fumaroli souligne l’originalité qu’il y avait de leur part à réhabiliter le XVIIIe siècle qui, selon lui, souffre encore aujourd’hui de certains préjugés mais qu’ils ont contribué à rendre « à la mémoire française ». Il montre aussi tout ce que, dans leur curiosité et leur amour du XVIIIe siècle, ils doivent à Balzac qui leur aurait suggéré « l’idée d’une première modernité française ». Il y aurait ainsi à glaner, dans les pages rapides de Marc Fumaroli sur ce sujet, bien des idées de sujet de thèse. Excellent article, également, de Jean-Louis Cabanès sur « les Goncourt phonographes », étude sur l’oralité dans le travail des deux frères, qu’il s’agisse de leur compréhension des légendes de Gavarni, de leur manière de retranscrire les conversations dans leur journal ou de leur intérêt pour le théâtre : fascinés par « l’aura de la voix », « la surécriture chez les Goncourt illustre peut-être le désir de produire un effet vocal ». Béatrice Didier s’interroge sur la femme au XVIIIe siècle, à laquelle les Goncourt avaient consacré un livre – occasion de se demander où sont les œuvres littéraires de femmes à cette époque et de répondre qu’on les trouve dans les correspondances et les mémoires. Un second chapitre traite des Goncourt et de leurs contemporains. Luc Fraisse montre comment les deux frères observent les écrivains et les artistes qu’ils côtoient : cette observation cherche à cerner non pas « l’homme anecdotique » mais le créateur, « le génie toujours en travail », selon leur propre expression. Pierre Glaudes s’intéresse à l’insupportable (pour nous) Bloy et cherche à montrer que sa lecture des bichons n’est pas uniformément caricaturale mais évolue avec le temps et présente même certaines nuances. Jean de Palacio (qui connaît un peu la question) prend un biais original en examinant les dédicaces aux Goncourt dans des œuvres de Francis Pocitevin, Paul Alexis, Rodolphe Darzens, Frantz Jourdain et Léon Daudet. Il nous conseille au passage d’aller lire L’Atelier Chantorel (1893) de Jourdain, dont il assure que c’est un « texte de qualité qui ne mérite pas l’oubli total dans lequel il est tombé ». Il nous semble avoir lu quelque part qu’une chartiste, Marianne Clatin, en préparait une réédition. Patientons. Le troisième chapitre, « Arts et spectacles », examine les pratiques des Goncourt collectionneurs (Dominique Pety) et leur rôle dans la propagation du japonisme (étude très complète de Laurent Houssais, qui relativise leur influence). Plus thématique, l’article de Paolo Tortonese s’attache à interpréter la « folie de l’oeil » de Coriolis dans Manette Salomon, rapprochée de celle de Turner et, au-delà, de celle de Frenhofer chez Balzac – une maladie qui serait celle de l’absolu. Robert Kopp situe (bien rapidement à notre goût) les rapports de Baudelaire et des Goncourt autour de la question de la modernité. Mieux vaut lire attentivement l’article très original de Sophie Basch sur le goût du clownesque dans et à partir des Frères Zemganno, signé Edmond en 1879, « le plus beau roman de cirque de la littérature française », curieusement autobiographique. Le quatrième chapitre nous entraîne sur le terrain inévitable des relations entre le « modernité et décadence ». Michel Winock s’attache à reconstituer l’évolution de l’antisémitisme des Goncourt, relativement standard dans les débuts, puis de plus en plus virulent, Edmond fréquentant de près aussi bien Drumont que Daudet, le tout manifesté dans les œuvres comme dans le Journal. Il constate cependant que cet antisémitisme était déjà aussi enraciné et développé dans Manette Salomon, le roman de 1867, que dans son adaptation théâtrale tardive. Il souligne que les Goncourt ne sont pas réductibles à l’antisémitisme. C’est vrai, mais il reste que, tout en faisant la part de l’époque et du contexte, le lecteur d’aujourd’hui (on l’espère du moins) a bien du mal à digérer ce qui fait après tout le fonds idéologique de Manette, admirable roman par ailleurs, en effet. Nicole Edelman montre combien les deux vieux garçons mettent de créativité dans leur enrichissement du légendaire de l’hystérie fin-de-siècle : ils en rajoutent abondamment, « peaufinent des profils nosologiques et inventent d’étranges étiologies » car, pour eux, « la femme est toujours une possible hystérique. Sans issue. Par nature ». Roger Kempf nuance ceux-ci en analysant la misogynie des deux célibataires, quelque peu paradoxale. Comme il le dit assez drôlement : « Les Goncourt aimaient les femmes. Jules, du reste, en est mort. » Ils les auraient aimées encore plus, et autrement, s’ils avaient vécu au XVIIIe siècle. Pierre-Jean Dufief se fait la victime spectaculaire de la conversation, façon actuelle, en traitant de ce sujet chez les Goncourt. N’écrit-il pas (c’est sa première phrase), comme on l’entend désormais partout : « L’œuvre des Goncourt bruissede paroles » ? Considérable couac dans « cette symphonie que sut si bien jouer l’orchestre des causeurs du XVIIIe siècle » mais qui n’ôte pas tout intérêt à son étude, heureusement ! Le reste du volume est occupé par des communications qui traitent non plus des Goncourt et de leur œuvre mais du prix qu’ils ont fondé : son histoire, ses ramifications, quelques-uns de ses lauréats. Sans doute s’agit-il des actes du second colloque mentionné (on aurait aimé que cela fût précisé), et nous y renvoyons les curieux de sociologie littéraire.
Histoire littéraire. L’Histoire littéraire à l’aube du XXIe siècle : controverses et consensus, Actes du colloque de Strasbourg, 12-17 mai 2003, sous la direction de Luc Fraisse (PUF, 2005, 742 p., 29 €). Histoires littéraires apprécie toutes les contributions à sa raison sociale. C’est pourquoi, malgré la marque du pluriel qui nous différencie, nous saluons la publication de ce volume (le mot, ici, est bien choisi) qui rassemble les réflexions d’une soixantaine de conférenciers de onze nationalités différentes réunis à Strasbourg du 12 au 17 mai 2003. Ce vaste bilan de la discipline dressé par quelques-uns de ses acteurs est divisé en plusieurs sections. Une première cerne, de manière un peu désordonnée, l’apport des précurseurs de l’histoire littéraire. On envisage ensuite les « disciplines fondamentales de l’histoire littéraire », lesquelles montrent leurs points de contact avec la littérature comparée (histoire des thèmes ou des influences étrangères), l’histoire des idées, la bibliographie et la bibliologie, l’histoire de la grammaire enfin. La section consacrée aux « penseurs face à l’histoire littéraire » comprend huit contributions dédiées à Albert Thibaudet, Georges Cattaüi, Edmond Jaloux, Daniel Mornet, Marcel Raymond, Hans Robert Jauss, Jean-Pierre Richard et Jean Starobinski. Par un étrange mystère, Roland Barthes est relégué dans la section suivante, « L’Histoire littéraire en questions ». On y lit des réflexions en sens très divers. Michel Stanesco, Giovanni Dotoli et Antoine Compagnon abordent respectivement le Moyen Âge, le XVIIe et le XXe siècle, tandis que François Moureau montre que l’histoire littéraire a souvent oublié des secteurs aussi importants que la presse ou la littérature des voyages. La section suivante, « Histoire et poétique en conciliation », paraît être le reliquat du projet initial du colloque tel que l’expose Luc Fraisse : une rencontre entre les revues Poétique et Histoire littéraire de la France. De fait, l’idée que la tension entre analyse interne et externe serait toujours d’actualité semble traverser certaines interventions. Une dernière section aborde les « Nouvelles Disciplines pour l’histoire littéraire ». Fort attendue, elle est probablement la plus décevante. Non que les contributions y soient inférieures aux autres (celle de Michèle Touret est remarquable), mais parce que les pistes ici dessinées semblent bien étroites. Qu’on en juge. L’histoire littéraire serait censée s’ouvrir à « la condition humaine », à la sociocritique, à l’histoire de l’art, à la génétique, à la psychanalyse ou à l’étude de l’épistolaire, mais rien n’est dit du choix de ces disciplines, ni surtout des raisons de l’absence de quelques autres. Une table des noms cités complète l’ouvrage. Sa lecture nous apprend que les écrivains le plus souvent cités sont Racine, Voltaire, Mallarmé et Proust (par ordre chronologique), ce qui n’est pas un mauvais choix. Quant aux critiques, le trio de tête se compose de Sainte-Beuve, Lanson et Brunetière ; ce qui semble inscrire la problématique dans un passé certes regretté, mais déjà bien lointain. En compensation, le nom du maître d’œuvre, Luc Fraisse, talonne de près ceux des trois maîtres de la discipline : il faut dire qu’à lui seul, il est l’auteur de trois contributions et de la liste bibliographique qui ferme l’ouvrage. Ouvrage de consultation et de référence, ce collectif se prête sans doute mal à la lecture cursive. Reste que celui qui en a parcouru les pages est conduit à formuler quelques remarques marginales. On est d’abord surpris du manque de dialogue effectif entre les universitaires. Le panel des invités ne comprend ni historien, ni sociologue, ni ethnologue ni même linguiste, malgré l’apport de leurs disciplines à la connaissance de l’histoire littéraire. On se demande par ailleurs si chacun a pris la mesure de la remarque impertinente formulée par un critique anglo-saxon et citée page 170 : « Nous avons trop de programmes et pas assez de réalisations, trop de tambours-majors et pas assez d’instrumentistes, trop de gens qui nous disent comment faire des choses qu’ils n’ont jamais faites. » De fait, l’histoire littéraire vaut sans doute souvent plus et mieux par ses réalisations empiriques plutôt que par sa capacité à théoriser. À tenter de faire, comme c’est le cas dans plusieurs contributions, la critique de la théorie plutôt que le bilan des travaux pratiques, le danger est grand de donner l’impression d’une discipline moins diverse et moins vivante qu’elle ne l’est effectivement. Les terrains énumérés dans la septième section sont en effet fort en retrait sur les recherches contemporaines. Outre ceux que signale François Moureau, des travaux sur la sociologie des producteurs, la formation scolaire des écrivains, l’histoire des codes et des registres sur la longue durée, la contextualisation de l’art d’écrire ou l’histoire de la lecture montrent, parmi d’autres, que les préoccupations des fondateurs de l’histoire littéraire continuent d’innerver les recherches. Il est non moins surprenant, dans un ouvrage se situant « à l’aube du XXIe siècle », qu’aucune contribution n’envisage l’apport d’Internet. Ceci montre le danger qu’il y aurait à faire une histoire littéraire trop enfermée dans les limites disciplinaires dont elle a hérité.
Lesbos. Nicole G. Albert, Saphisme et décadence dans Paris fin-de-siècle (La Martinière, 2005, 360 p., 23 €). Thématique brillamment explorée par Joan Dejean dans Sapho, Les Fictions du désir 1546-1937, la vogue du saphisme au XIXe siècle a pourtant été largement dénigrée par la critique universitaire malgré quelques articles sur les « Femmes damnées » des Fleurs du Mal et l’ouvrage de M.-J. Bonnet intitulé Les Relations amoureuses entre les femmes du XVIe au XXe siècle. C’est pourquoi Nicole Albert lève le voile sur un tabou, tout en délimitant ce vaste sujet géographiquement et diachroniquement dès le titre – Paris fin-de-siècle –, même si elle n’hésite pas à déborder ce cadre pour travailler sur un large et ambitieux corpus qui va de Baudelaire à Mendès et Péladan, en passant par des lesbiennes célèbres comme Renée Vivien ou des auteurs étrangers tels que Swinburne ou D’Annunzio, et sur une période plus étoffée se tournant plus volontiers vers les textes du début du XXe siècle marquant l’avènement de la Belle Époque et des Années folles. À la fin du XIXe siècle, Paris devient la capitale incontestable du saphisme, foyer libéré du puritanisme attirant des lesbiennes célèbres telles que Liane de Pougy, Natalie Barney, Colette, Renée Vivien… Dans l’imaginaire littéraire, Paris se confond alors aisément avec Lesbos, et nombre d’écrivains n’hésitent plus à faire de la capitale une cité mythologique anachronique, un Lesbos citadin à l’image d’un roman de mœurs de Charles-Étienne intitulé Notre-Dame de Lesbos, de la Sapho, mœurs parisiennes d’Alphonse Daudet ou du poème Douce amie de Raoul Ponchon publié en1889, véritable parodie du Lesbos baudelairien que Nicole Albert prend soin de placer intégralement en annexe de son ouvrage : « Délices de Paris et gloire de Montmartre, / Lesbos où les baisers, chauds comme des lapins / Et beaucoup plus nombreux que les poils d’une martre, / Réveillent les rats morts qu’au plafond l’on a peints ; / Délices de Paris et gloire de Montmartre ! » Cette parodie montre à quel point le saphisme fin-de-siècle est influencé par Baudelaire qui joue un rôle fondateur dans l’évolution du saphisme au XIXe siècle comme l’indique le titre pétard, Les Lesbiennes, annoncé pour les futures Fleurs du Mal, qui vise à faire de la lesbienne « l’héroïne de la modernité » (Walter Benjamin). Nicole Albert détectera cette influence chez Renée Vivien, qui conçoit sa Sapho « selon l’esprit de 1857 ». Plus généralement, l’ouvrage adopte une perspective synchronique et interdisciplinaire avec des angles d’approche très divers : la littérature décadente avec une préférence pour le roman et la nouvelle illustrés par un corpus original (Mademoiselle Giraud, ma femme d’Adolphe Belot, Méphistophéla de Catulle Mendès), la presse attirée par le scandale des amours lesbiennes (Gil Blas illustré, La Vie parisienne), la mode du travestissement et de l’ambiguïté sexuelle (Rachilde), les arts et l’esthétisation du couple lesbien (Courbet, Solomon, Rops), la médecine qui vise à faire du tribadisme une maladie psychiatrique liée à une anomalie cérébrale désignée sous le nom d’inversion sexuelle (Westphal et Krafft-Ebing). Si la lesbienne y est souvent représentée comme une pensionnaire, une femme mariée, une veuve, une prostituée, une mondaine ou une féministe, d’autres stéréotypes apparaissent également qu’il s’agisse de la lesbienne virile, androgyne ou travestie – autant de clichés exploités par la littérature décadente qui fait de la tribade l’icône de la modernité. Son refus de la fécondité fait d’elle l’emblème privilégié d’une génération attirée par l’artifice, le sensationnel et tout ce qui est contre-nature. Si l’on doit la résurrection du mythe de Sapho aux poètes post-romantiques des milieux « Bohème » (Baudelaire, Banville, Boyer), c’est surtout la littérature fin-de-siècle qui placera le saphisme dans une perspective homosexuelle (Vivien) ou simplement sexuelle persistant à faire du lesbianisme le pendant de la prostitution, ce qui lui vaudra toute une série de néologismes évocateurs et de surnoms argotiques à forte connotation érotique non dénués d’un certain mépris. L’auteur nous offre donc un véritable dictionnaire saphique citant tour à tour la tribade, la gougnotte, la fricatrice, la gousse, analysant l’origine des termes « lesbienne », « gouine » et autres synonymes qui marquent le passage de la pratique saphique à l’identité sexuelle. Outre ce travail lexicologique d’une grande richesse qui tarde cependant à apparaître (page 70), l’ouvrage présente une bibliographie complète et démontre une connaissance impressionnante des textes d’époque que la critique a longtemps mis de côté (Belot, Louÿs, Rachilde). Cette érudition ne suffit pas à justifier le fait que l’auteur dénigre tous les travaux récents sur le saphisme, le lesbianisme et l’androgynie notamment les ouvrages de Dejean, de Bonnet, de Ladenson ou de Monneyron sur L’Androgyne décadent. Une lecture attentive de la critique actuelle aurait peut-être permis d’éviter la superficialité des analyses formelles de nombreux poèmes tels que Lesbos (Les Fleurs du Mal), au demeurant descriptives et paraphrastiques. De même, la versification semble peu maîtrisée qu’il s’agisse du sonnet inversé chez Verlaine (Sappho, Les Amies), de la strophe saphique chez Swinburne dans Sapphics, ou de Psappha revit de Vivien, poème qui « emprunte le style et le vocabulaire de Sappho » sans que ceux-ci aient fait l’objet d’une étude préalable. Si l’on découvre de nombreux textes peu connus tels que le Don Juan à Lesbos de Montégut, le Gomorrhe d’Henri d’Argis ou Les Iles d’amour de Mendès qui dresse « une carte du Tendre d’un genre nouveau », Nicole Albert semble parfois se perdre dans son immense corpus. Outre le montage de citations, la mise en relation des textes et des images pose un problème. Le dossier iconographique (Mossa, Rops) placé au centre de l’ouvrage donne une impression de gratuité et méritait des analyses plus détaillées.
Misère. Anne-Emmanuelle Berger, Scènes d’aumône : misère et poésie au XIXe siècle (Champion, 2004, 252 p., 45 €). Depuis quelques années les dixneuviémistes tournent autour de la misère, et de la relation entre misère et littérature, comme autour d’un concept clef, singulièrement outre-atlantique. C’est de Cornell University que nous vient ce nouvel opus sur la question, après l’approche canadienne représentée par Pascal Brissette (voir HL n° 23), et les sociocritiques montréalais. Il s’agit, ici comme là, de la misère produite par un système de valeur nouveau dans lequel le poète fera cause commune avec le pauvre, ou plus thématiquement, de la dénonciation de la misère maculant l’idéal républicain. On se demande cependant si cette question ne gagnerait pas à être perçue comme un cas particulier de celle de l’argent, instrument dynamique (vecteur et moteur du point de vue des trajectoires individuelles) et forme de lien à la fois entre les personnes et les groupes : l’argent sans qualités, langue commune, qui ne permet l’échange que parce qu’il égalise tout. Bien que Anne-Emmanuelle Berger fasse découler son approche d’un intérêt pour le thème ethnologique classique du « don » (d’où une articulation malaisée à la littérature, décrétée don de la langue, par la grâce de Heidegger, car sortant de l’économie restreinte), c’est bien en ce sens qu’il faut lire et apprécier son travail. Après avoir rappelé l’importance du thème de la misère, devenu enjeu politique sous le nom de « paupérisme » au cours du siècle, l’auteur s’interroge sur le besoin de produire un discours poétique sur la pauvreté, et sur la spécificité d’un tel discours. C’est à la Parole, et à son modèle évangélique, qu’elle demande de faire le lien entre ces termes, et au lyrisme, qui permet le passage du pauvre objet au pauvre sujet. On regrette ici de voir amalgamés Rimbaud et Desbordes-Valmore à Vigny et Coppée, au risque de fragiliser le propos, faute de distinguer entre ce que le poème dit de la pauvreté et ce que le poème fait avec la pauvreté, ce qui aurait permis de prendre la mesure du topique, du lieu commun dans ces discours poétiques, et d’isoler de ce fait des stratégies ou des axiologies plus individuelles ou du moins propres à certaines formes poétiques. Au lieu de quoi, on se perd dans un monde de métaphores, et l’on se demande s’il est utile de lire Rilke avec les lunettes de Heidegger pour traiter de la question posée ici, d’autant que l’auteur peine à effectuer le retour au monde des phénomènes : « Reste à savoir ce qu’un vrai exclu penserait de l’argument heideggerien », note-t-elle ainsi, soulignant le défaut d’articulation des deux niveaux de lecture, esthétique et ethnologique. Prenons le thème de la pauvreté de/du cœur, référé à Heidegger, qu’on décide de comparer à Benjamin, pour se retrouver à disserter sur modernité et expérience… puis sur art pauvre…, pour retomber sur le constat minimum que pauvreté a à voir, pour tout le monde, avec défaut d’abri…, lequel abri peut être le cœur (rentrons-nous au port ?)… mais qu’en aurait pensé Rimbaud, s’interroge alors l’auteur, eh bien il commence par célébrer les vertus de la pauvreté avant d’exécrer la misère, fin de chapitre et de section. Heidegger et Benjamin, entretemps, pffffuit, envolés. On veut bien que le besoin de poétiser soit besoin du besoin, figure du manque, la pauvreté étant définie à présent sur le mode heideggerien de l’indigence (oubli de l’être) caractéristique d’une modernité qui ne connaît plus le manque, mais tout cela est-il bien nécessaire si c’est pour arriver à la valorisation (toute théorique d’ailleurs) de la pauvreté, qui n’est pas une observation de première fraîcheur ? La même gratuité se trouve dans le détail des analyses, approximatives (si un pauvre est « une veuve », est-ce par ce qu’en féminisant on pense affaiblir encore – lecture suspicieuse de l’auteur, qui sent son féminisme – ou parce que la veuve est par essence privée de ressources, faute de « soutien de famille », contrairement à l’homme, qui peut trouver un gain, parfois, au veuvage : « Ma femme est morte je suis libre !… »). Ou encore, on passe trop facilement de l’usage métaphorique ou affectif du terme « pauvre » (ou du substantif à l’adjectif), jusqu’à la confusion, notamment dans les lectures de Verlaine. Celles portant sur Baudelaire, ajoutées en fin de ce volume peu articulé qui tourne ainsi au recueil, sont plus sûres, mais la justesse du détail ne permet pas d’établir quelque thèse nouvelle, de sorte que le lecteur n’a que l’illusion d’un progrès, d’abondantes analyses défilant sous ses yeux sans qu’il ait avancé d’un pouce. Cet ouvrage intelligent, qui débusque souvent avec une intuition fine des questions d’un grand intérêt, peine donc à satisfaire son lecteur, par défaut de rigueur, dans son projet comme dans le détail. Le projet paraît insuffisamment construit, distrait sans cesse de son propre objet, don oupauvreté. Il est significatif à cet égard que la conclusion ne marque aucun progrès sur l’introduction : la lecture classique du thème du « trou », bazardée en fin d’opus, aurait pu servir d’entrée en matière ; significatif aussi, le fait que les moments les plus faibles soient les transitions, inexistantes, introductions et conclusions, c’est-à-dire là où le lecteur attend que l’on resserre un minimum le propos. Il s’égare dans des références qui s’approprient le texte au lieu de le servir, pour une rentabilité douteuse. Il en va ainsi du chapitre-digest sur la question du don (de Mauss à Jarvis, via Derrida et Bourdieu) qui amorce la problématique suivante : comment peut-on donner au pauvre, qui est hors du circuit socio-économique de la reconnaissance, comment apprécie-t-il ce don, s’agit-il d’un don pur dès lors qu’il ne peut y avoir de retour ? Autant de questions intéressantes du point de vue ethnologique mais surdimensionnées s’il s’agit de lire le motif du don dans la poésie de Desbordes-Valmore. On regrette l’inaboutissement, donc, de ce travail, par ailleurs desservi par sa forme, émaillée de discours critiques comme de langue étrangère, et épuisant sa réflexion dans des formulations astucieuses : « Que reste-t-il quand le fond(s) manque ? Il reste à s’adonner à la « surabondance généreuse » du manque qui donne (sur) l’infini, pour peu qu’on puisse (se) donner le manque même, autrement dit, le dire poétiquement. »
Radiguet. Radiguet 1903-2003. Colloque du centenaire, textes et documents réunis par Pierre Caizergues et Marie-Christine Movilliat (Université Paul-Valéry, 2005, 195 p., 15 €). Les centenaires sont utiles en ce qu’ils permettent de faire le point sur un écrivain. Cent ans après sa naissance, Radiguet continue, comme le montre ce volume, d’attirer chercheurs et critiques. Toutefois, le tonitruant parallèle avec Rimbaud, lancé et orchestré par Cocteau, peut sembler fort discutable, outre qu’il contribuerait à faire de Radiguet un « poète maudit », ce qu’il ne fut assurément pas. Dans son intervention, Pierre Caizergues signale que, sur Google, on relève 4 430 occurrences pour Radiguet, alors que Cocteau en compte 96 900, et Crevel, 2 770 seulement (on peut toutefois se demander si l’œuvre de Crevel n’est pas plus riche et plus diverse que celle de Radiguet). Quoi qu’il en soit, ce volume d’actes est fort intéressant, et plein de précisions et de documents parfois inédits. Consacré à « Raymond Radiguet et les femmes », l’article de Marie-Christine Movillat offre une information complète et intelligemment nuancée. On y voit combien Radiguet sut mêler fréquentations féminines et amitiés masculines. Pour les premières, la liste est assez longue : Alice Serrier, Béatrice Hastings (alcoolique et passablement déséquilibrée), Valentine Hugo, Irène Lagut, Thora de Dardel, Marcelle Meyer, Mary Beerbohm, Bolette Natanson et Bronja Perlmutter, sans oublier trois figures tutélaires : Eugénie Cocteau (la mère de Jean), Misia Sert et Gabrielle Chanel. C’est en bibliographe que Jean-Louis Meunier scrute à la loupe, documents à l’appui, les gravures de Jean Hugo pour Les Joues en feu (certaines de ces illustrations sont, avouons-le, tout au plus décoratives). « Radiguet entre Dargelos et d’Orgel », tel est le sujet qu’étudie Ornella Volta, qui souligne au passage que, par crainte de sa mère (laquelle, tout au moins en 1920, ne voyait pas d’un bon œil le jeune prodige attaché à son fils), Cocteau a été contraint de maquiller la date du premier séjour de Radiguet au Piquey. La présence de celui-ci dans l’œuvre poétique et artistique de Cocteau est longuement retracée par David Gullentops et Lynn Van de Viele. Ici aussi, on ne peut s’empêcher de remarquer que tel dessin de 1960 représentant Radiguet est d’une faiblesse calamiteuse, ce qui n’est heureusement pas le cas des divers
Lettre de Breton à Radiguet du 11 décembre 1919.
« Radiguet endormi » figurant dans le recueil de Dessins de 1923. Que dire de « Vénus dans Les Joues en feu de Raymond Radiguet » par Pierre Brunel, sinon qu’on se perd parfois dans ces multiples références à Rimbaud, Sully Prudhomme, Dumas, Rilke, Valéry, Debussy, Apollinaire, Lucrèce, etc., au sujet de poèmes qui n’ont rien de prodigieux ? Plus précisément, le « Tombeau de Vénus », transcrit ici, évoquerait plutôt du Marie Laurencin mâtiné de Voiture ou de Malleville. C’est gentil, sans plus ; un point, c’est tout. Plus substantielles semblent les considérations d’Éléonore Antzenberger sur « Raymond Radiguet et le Dadaïsme : correspondance et articles (1918-1923) ». Il y avait en effet beaucoup à dire sur la façon dont Radiguet se mêla un moment à Dada, et aussi sur la curieuse indulgence que Breton montra, jusqu’en 1920, envers lui. L’auteur souligne ainsi très justement « l’ambivalence des liens que Radiguet entretient avec [Cocteau] et avec Breton », et suggère, non sans perspicacité, que Cocteau s’est peut-être servi un moment de Radiguet pour « entrer dans les bonnes grâces de Breton », tandis que celui-ci essayait de l’éloigner du même Cocteau… Radiguet dut cependant interloquer Breton, à qui, en janvier 1920, il écrivait tranquillement : « Je puis bien vous avouer maintenant que Les Champs magnétiques m’ont déçu, parce que très ennuyeux, à mon avis. » Précisément, Éléonore Antzenberger remarque au passage : « Les lettres de Breton à Radiguet sont encore à trouver. » Il nous semble pourtant que certaines ont refait surface dans de récentes ventes publiques d’autographes à Drouot : au catalogue de celle du 22 octobre 2003 figurait, reproduite intégralement, une lettre de Breton à Radiguet datée du 11 décembre 1919, parlant de poèmes de son correspondant, qu’il invite à une réunion au café Certa (par ailleurs, une lettre de Malraux à Radiguet, de 1921, figurait au catalogue de la vente du 20 octobre 2004). Sous un titre assez rébarbatif, « Fanfaronnade et litote dans les romans de R. Radiguet », Silvio Yeschua fait de pertinentes remarques concernant les non-rapports de Radiguet et de la NRf, nous apprenant au passage que Le Diable au corps était un des rares romans modernes à figurer entièrement coupé dans la bibliothèque de Paul Valéry, grand contempteur, on le sait, de ce genre de littérature. Peut-être Valéry, si épris du XVIIIe siècle, fut-il sensible au titre même, repris d’un roman de Nerciat ; le sujet du livre pouvait, au surplus, ne pas lui déplaire. Signalons enfin une étude de Monique Nemer sur « le paysage éditorial » parisien que connut un Radiguet peu aguerri, qui restera toujours « perdu dans les manœuvres éditoriales » : éditions pour bibliophiles, prix littéraires, rapports avec Grasset et Gallimard, etc. Au total, un volume très riche et qui fait progresser les recherches sur un auteur inclassable, qui est autre chose que le second Rimbaud ou la seconde Mme de La Fayette que certains se sont plu à voir en lui.
Romancières. Chantal Bertrand-Jennings, Un autre mal du siècle : le romantisme des romancières, 1800-1846 (Presses universitaires du Mirail, 2005, 145 p., 25 €). Un « autre » mal du siècle. Le titre de l’essai affiche d’emblée son programme : c’est dans l’étude des œuvres de femmes, figures par excellence de l’altérité, que l’auteur ancrera sa recherche sur le romantisme, cherchant à nuancer et à affiner la perception de ce mouvement et de l’un de ses thèmes les plus fameux en réintégrant dans le corpus canonique la parole féminine, longtemps marginalisée. Par-delà le travail d’exhumation ou de réhabilitation, qui consiste à révéler des « oubliées », la prise en considération du « genre » est pour l’auteur un moyen d’opérer un décentrement du regard posé sur l’objet littéraire dans le but de renouveler les idées reçues sur le mouvement considéré. La thèse de Chantal Bertrand-Jennings est la suivante : l’expression du « mal du siècle » a revêtu, dans les œuvres de femmes, d’autres significations que dans les œuvres de leurs confrères masculins. La situation d’exclusion vécue par les femmes durant l’époque concernée a ancré leur mal-être dans une réalité douloureuse qui les aurait incitées à donner à leur romantisme, dès le début du XIXe siècle, une tonalité plus sociale, devançant l’évolution qu’on a l’habitude de reconnaître au mouvement dans la seconde phase de son développement. Selon l’auteur du présent essai, le vécu des femmes coïncide avec le poncif romantique de l’insatisfaction fondamentale, mais les raisons de cette insatisfaction trouvent leur origine dans une situation tout à fait concrète, celle de leur exclusion civile, politique et sociale dans la société post-révolutionnaire. S’originant dans leur condition même de femmes, le « mal du siècle » dépeint par les romancières se démarquerait dès lors par de nombreux aspects du dolorisme masculin. Tout d’abord, les héroïnes de Mme de Staël, de Marceline Desbordes-Valmore, de Flora Tristan ou de George Sand ne revendiquent pas orgueilleusement leur souffrance à la manière d’un Stello ou d’un René, par exemple. Au contraire, leur quête est tout entière marquée par un désir d’intégration. Point de fatalisme ni de pessimisme : enraciné dans le social, les lois, les mœurs ou encore les préjugés, le mal du siècle féminin apparaît comme un mal contingent auquel on peut remédier, projet auquel les héroïnes consacrent toutes leurs forces dans un déploiement d’énergie qui tranche avec l’apathie languissante des héros minés par la mélancolie. Il faut à ce titre noter, dans ces textes de femmes, l’inversion presque systématique des rôles traditionnellement associés à chaque sexe, les héroïnes paraissant dotées de qualités viriles tandis que les héros sont fortement féminisés. Si l’amour, la passion et le sentiment tiennent un rôle de premier plan dans ces œuvres, les romancières prennent cependant leurs distances avec le thème de l’amour-religion qui implique le sacrifice total à l’être aimé. Le sentiment amoureux individuel s’élargit à l’humanité entière dans l’expression d’une compassion et d’une solidarité éprouvées à l’égard de tous les exclus, les marginaux, les pauvres, les opprimés. Expression d’un sentiment charitable qui, de tout temps, a été reconnu comme l’apanage des femmes mais qui, à l’époque romantique, se charge de revendications sociales. C’est cette orientation sociale, tournant les œuvres féminines vers un plus grand réalisme, que s’est surtout attachée à démontrer Chantal Bertrand-Jennings dans ses analyses. Si le thème de l’exclusion associé à une revendication qu’on pourrait déjà qualifier de féministe apparaît clairement dans les œuvres choisies de Staël, Tristan, Desbordes-Valmore et Sand, il s’exprime de manière plus voilée dans les romans – moins connus – d’une Claire de Duras, œuvres particulièrement intéressantes dans la mesure où, construites autour du motif fondamental de la différence, elles donnent à voir indirectement, par déplacement métonymique, la condition féminine et les conséquences mortifères de l’altérité. Ainsi, dans Ourika, le thème de l’exclusion s’illustre dans la différence sexuelle, mais aussi raciale. Duras montre comment l’état d’altérité est intériorisé par les héros, masculins comme féminins, jusqu’à l’aliénation qui leur fait adopter les valeurs mêmes du groupe qui les opprime, attitude reconnue comme caractéristique du vécu féminin auXIXe siècle. Dans cette perspective, l’infériorité sociale apparaît également comme métaphore de la condition féminine. On peut évidemment se demander si l’on peut parler dans ce cas d’une véritable conscience féministe avant la lettre. Soucieuse de préserver l’historicité des œuvres, Chantal Bertrand-Jennings ne tombe pas dans le piège des relectures anachroniques mais montre avec justesse l’évolution du sentiment, parfois inconscient, de la différence génératrice d’exclusion à l’éveil progressif d’une conscience collective vis-à-vis de l’oppression, qui ira, chez Flora Tristan, jusqu’au militantisme messianique au travers du titre revendiqué de « paria ». Dans le parcours proposé, on regrettera cependant l’inégalité de traitement dont les romancières analysées font l’objet. Si certaines œuvres suscitent des analyses fouillées et très stimulantes (c’est le cas pour Gabriel de Sand dont l’examen au plus près du texte clôt le recueil), d’autres paraissent plus superficielles, voire répétitives. Le choix du corpus aurait pu être explicité de manière plus argumentée. Une comparaison plus systématique avec les héros des œuvres masculines « canoniques » aurait également, dans certaines analyses, contribué à renforcer et à nuancer le propos : on éprouve en effet parfois l’impression que l’essayiste n’a retenu que les œuvres qui illustraient parfaitement sa thèse. Dans cette perspective, l’enrichissement du corpus par des œuvres moins connues – le critère de sélection étant la célébrité des romancières ou le succès remporté par leurs œuvres à l’époque de leur parution – permettrait peut-être, dans le prolongement des analyses proposées, d’ouvrir plus largement les perspectives. Ainsi, puisque de « genre » il est question, l’enquête pourrait être poursuivie dans le sens d’une interrogation sur le genre littéraire. Le « mal du siècle » féminin ne s’est-il pas aussi exprimé à travers la voix lyrique ? Comment s’est-il manifesté dans la poésie ? Au travers de quel modes, quelles images, quelles figures ? Interroger le « genre », au sens de construction sociale du sexe, par le genre comme prise de position dans le champ littéraire apparaît comme une perspective de recherche particulièrement stimulante dans le cadre des études féminines.
Salomé. Bertrand Marchal, Salomé entre vers et prose. Baudelaire, Mallarmé, Flaubert, Huysmans (José Corti, 2005, 304 p., 22 €). La figure de Salomé au XIXe siècle ne fut pas qu’un avatar de la femme fatale, mais aussi un enjeu littéraire ou esthétique pour certains écrivains. En examinant les textes et avant-textes de l’Hérodiade de Mallarmé, Hérodias de Flaubert et À rebours de Huysmans, Bertrand Marchal se propose de démontrer que la réécriture du mythe de la danseuse biblique procède chez ces auteurs d’une volonté affirmée de repenser la littérature (mais non chez Laforgue et Wilde, écartés de l’ouvrage). Leur démarche engage des « enjeux intertextuels, intergénériques, interesthétiques et, par là même, une dimension critique de l’écriture » qui donnent à ces trois Salomés « toute leur dimension de manifeste littéraire de la modernité ». Ainsi formulée dans l’avant-propos, la problématique sera poursuivie en pointillé au cours d’un ouvrage constitué de quatre chapitres, présentés comme des « vagabondages », qui reprennent plusieurs articles déjà publiés en les rassemblant par un thème avec lequel certains entretiennent des liens parfois lointains. Le livre débute avec un chapitre intitulé « En guide de préambule baudelairien : de la fleur du mal à la danseuse orientale. » Devant l’absence de référence explicite à Salomé chez Baudelaire, Bertrand Marchal entreprend de débusquer une « Salomé virtuelle » à travers un poème, Le Flacon. Entrecroisée de renvois à Mallarmé, l’analyse textuelle souligne l’équivalence symbolique du souvenir, du fantôme et de l’âme, avec celle de la fleur s’évaporant en parfum, le tout s’ordonnant autour d’une « figure centrale de l’imaginaire baudelairien, la danseuse orientale » qui incarne, par son dépassement des dualités, le rêve d’une poésie où s’accomplirait la synthèse de tous les arts. Le motif de la danse, et ce faisceau de représentations connexes, restent pourtant accessoires dans le chapitre portant sur la Salomé-Hérodiade de Mallarmé. L’éditeur des Œuvres complètes de Mallarmé dans la Pléiade revient d’abord en détail sur l’histoire du texte, depuis la Scène de 1874 jusqu’aux fragments des Noces d’Hérodiade. Mystère. Le propos essaime ensuite à partir de divers textes, avant-textes et poèmes appartenant de près ou de loin à la constellation d’Hérodiade. Les commentaires ajoutent peu, et souvent restent bien en deçà, des excellentes pages que leur avait consacrées Bertrand Marchal dans Lecture de Mallarmé (1985), puis La Religion de Mallarmé (1988), et enfin la notice de la Pléiade. Marquant ses distances avec une « problématique psychologie de la littérature », l’auteur postule que « la logique du développement d’Hérodiade n’est ni psychologique (psychanalytique), ni biologique, ni métaphysique, mais poétique. […] Pour cette vierge en fleur, il n’y a pas d’autre fatalité que celle qui s’inscrit dans son nom, tant il est vrai qu’Hérodiade n’est pas une personne mais un mot, et que le seul inconscient d’un mot, c’est son étymologie ». Dans la dernière partie de l’étude, le thème des noces idéales permet de convoquer d’autres œuvres posthumes, Le Livre et surtout Épouser la notion. Bertrand Marchal propose des leçons qui diffèrent de celles de premiers éditeurs de ces textes, révélant ainsi les mots « pucel.» (pour pucelage) et « scission ». Les relectures suggérées servent d’appui aux éléments de conclusion : l’opération de l’Idée est une forme de dépucelage, tandis que la poésie est un mouvement de voile dont la lecture constitue non la déchirure mais la conscience du mystère « qui toujours reste », selon Mallarmé, et qui voue la lecture à une infinitude dont la danse est l’hymen indéfiniment repris. La partie médiane du livre est constituée d’une étude sur le troisième conte de Flaubert et porte essentiellement, elle, sur la figure de la danseuse. Rappelant ce que la danse d’Hérodias doit au bas-relief de la cathédrale de Rouen, d’une part, et aux danses découvertes par Flaubert lors de son voyage en Orient avec Maxime Du Camp, Bertrand Marchal entend montrer que le couple de la danseuse et du saint vient d’une « profondeur obscure de l’œuvre ». Dans un premier temps, confirmation est donnée de l’importance des danseuses Azizeh et, surtout, Kuchuk-Hanem pour le personnage de Salomé dans Hérodias, à partir d’un patient travail sur les Carnets de travail publiés par Pierre-Marc de Biasi et du dossier d’Hérodias du Corpus Flaubertianum. Cela ne signifie pas pour autant que le voyage en Orient constitue l’origine simple de la figure d’Hérodias. En effet, la rencontre avec les danseuses arabe et nubienne fut d’emblée vécue à travers la médiation de la culture artistique, religieuse et littéraire. Bertrand Marchal dégage ainsi « une surdétermination saloméenne de Kuchuk-Hanem et d’Azizeh », que renforce un scénario dont Jean Bruneau avait noté la récurrence chez Hérodias comme dans tous les grands romans flaubertiens. Il est lié à un souvenir de jeunesse qui ressurgit chez Flaubert après la nuit passée avec Kuchuk-Hanem : l’évocation de sa matinée de rêverie après le bal de la Saint-Michel chez le marquis de Pomereu. Cette « scène primitive qui n’est pas seulement l’étymon de la mélancolie flaubertienne mais l’une des matrices ou des mythes fondateurs de l’Œuvre entière » s’organise autour d’une scène de danse qui consacre l’initiation sentimentale, et que suit une méditation mélancolique s’apparentant à une forme de décapitation – déplacée sur le personnage d’Antipas dans le conte d’Hérodias. Par ailleurs, une érudite étude des sources à partir des avant-textes révèle, entre autres, l’imbrication d’autres figures de danseuses, telles Judith et Esmeralda qui participent à la mosaïque saloméenne. Certains fils des chapitres précédents sont retissés à la fin de celui-ci : Hérodias met en scène une dialectique de l’ostentation et du voile, où « les dieux ne sont pas derrière le voile mais dans le voile, ils en sont les plis, les figurations, et l’écrivain ne peut rien faire d’autre que jouer de ce tissu-là, le déplacer ou le reconfigurer à l’image de la danseuse invisible sous la mobilité infinie de ses voiles ». À travers une vision de l’Orient où se réalise la grande synthèse des antinomies, de la vie et de la mort, de la beauté et de l’horreur, la danseuse flaubertienne devient « la figure imaginaire d’un absolu littéraire, qui renouerait, par-delà le classicisme, avec la véritable grandeur antique et qui offrirait la synthèse de l’antiquité ressuscitée et de la modernité capable de l’interpréter, de la puissance créatrice et de l’esprit critique ». Chez Huysmans, l’évocation de la danseuse biblique dans À rebours se fait sous un double patronage : celui de Gustave Moreau et celui de Stéphane Mallarmé. Si la Salomé des deux tableaux de Moreau relève apparemment de la femme fatale baudelairienne, incarnation de la fleur vénéneuse du féminin, Huysmans lui fait subir un déplacement en signant des tableaux de mots qui se libèrent du référent pictural pour accéder à leur autonomie. Le trajet d’À rebours poursuit ce mouvement de sublimation d’où émerge, épurée de son mythe même, l’Hérodiade de Mallarmé qui incarne la nudité du rêve poétique. Au terme du roman, comme chez Baudelaire, la danseuse aura été transformée en fleur, la fleur en parfum de plus en plus subtil, pour atteindre la quintessence littéraire que réalise pour Huysmans le poème en prose, « forme ultime de cette alchimie ». La deuxième moitié du chapitre porte surtout sur le rapport ambivalent de Huysmans avec ses maîtres, et principalement Flaubert, dont témoignent les avant-textes. Bertrand Marchal considère que, sur le plan esthétique, À rebours constitue « une tentative pour dépasser la vieille opposition entre roman et poésie, et récrire en une œuvre unique inspirée par les Salomés de Moreau La Tentation de Saint-Antoine et Les Fleurs du Mal ». Au terme des trois études, des points de rencontre sont proposés. La figure de Salomé subit chez les auteurs étudiés un déplacement symbolique dont la danse devient l’expression privilégiée en ce qu’elle propose une synthèse du théâtre et de la musique. Pour chacun des trois, Salomé incarne par ailleurs le livre à venir, tout en convoquant un « intermédiaire privilégié comme un défi à relever : une bible encore, mais de pierre celle-là, la cathédrale ». En effet, Bertrand Marchal note que la figure de la danseuse orientale jouxte souvent la métaphore du temple ou de la cathédrale « comme si la rêve littéraire de la deuxième moitié du siècle avait été programmé, autant que par les Fleurs du Mal et par Madame Bovary ». C’est une des pistes intéressantes que soulève l’ouvrage de Bertrand Marchal, complété par une quinzaine de textes en annexe, dont des extraits des œuvres citées, des carnets de voyage de Flaubert et de Du Camp, et la réécriture d’une page de Huysmans sur Moreau.
Théâtre. Impossibles Théâtres. XIXe et XXe siècles, sous la direction de Bernadette Bost, Jean-François Louette et Bertrand Vibert (Comp’Act, 2005, 284 p., 22 €). Qu’à l’impossible nul ne soit tenu, cet ouvrage collectif en apporte à nouveau la preuve. Et tout d’abord, la preuve de l’impossible entente. Présentées en trois parties dans l’ordre chronologique des artistes abordés, de Ludovic Vitet à Heiner Müller, la vingtaine de contributions dit surtout, en filigrane, l’impossibilité de cerner ce que recouvre l’impossible au théâtre : tour à tour, ce serait l’interdiction de scène dont certains comités de lecture ou de censure ont frappé des pièces, les « incommodités » de la représentation, comme les appelait déjà Corneille, qui en ont rendu d’autres injouables (ou du moins injouables à et pour leur époque), la transgression de conventions et de formes établies, la tentative de repousser les limites théâtrales, leur mise en cause, en péril, en faillite, ad. lib. L’impossible se trouve alors relégué dans l’envers du décor, rangé sous la bannière de l’excès ou du manque (trop de vers, trop de personnages, trop de tableaux chez certains Romantiques – un peu comme il y aurait eu trop de notes dans Mozart ; pas assez de clarté, de chair et de dynamisme chez les Symbolistes ; surcroît d’absurdité, défaut de référentialité) ; par suite, il en vient à désigner l’irreprésenté autant que l’irreprésentable, le sommeil sur la page par opposition au réveil sur la scène, mais aussi le merveilleux, l’irréel, l’utopique, l’absolu, l’ineffable… jusqu’à l’original. Autant de symptômes de cette fameuse crise de la représentation qui n’en finit plus de chercher ses racines, comme le martèle une fois encore la quatrième de couverture. Bien que Jean-François Louette tente une judicieuse mise au point sémantique en « lever de rideau », on ne perçoit pas toujours ce qui autorise un rapprochement entre le spectacle tant et plus enfoncé dans un fauteuil chez Musset, l’écriture remise en liberté par Théophile Gautier (Claudine Lacoste), la dramaturgie de Banville (Philippe Andrès), et le dépassement « métathéâtral » de Tristan Tzara (Jacqueline Bernard), le blocage initial de Nathalie Sarraute face à l’écriture dramatique (Brigitte Ferrato-Combe) ou l’incapacité à faire voir l’invisible et entendre l’inouï, elle aussi serinée à l’envi. Sans parler du « déni du dialogue » dans La Dernière Bandede Samuel Beckett (Nathalie Fournier) : en quoi donc serait-il marqué au sceau de l’impossible théâtral ? Au mieux, il s’agit d’un dédit, soit d’un démarquage à partir du dispositif dialogique traditionnel. Et encore… C’est affaire de déplacement, de dédoublement, d’une autre modalité de l’échange entre un moi présent et un moi passé par l’entremise de la voix enregistrée. Enfreindre une loi ne revient pas à signer l’impossibilité d’un genre, comme le rappellent à juste titre d’autres contributions qui rééquilibrent certains errements hasardeux et autres glissements malencontreux. Certes, on pourra toujours dire d’une approche plurielle qu’elle offre l’avantage de ne pas verrouiller un concept dans une définition asphyxiante. Mais à condition que le prisme ne soit pas éclaté au point d’empêcher l’émergence d’une vision digne de ce nom. Deux arguments, néanmoins, reviennent à plusieurs reprises. Le premier, d’ordre historique, contextualise l’impossible (Florence Naugrette démontre ainsi que Cromwelln’a rien d’injouable en soi et que la valeur de la pièce ne le cède nullement devant l’importance de la préface dont on se contente en général). Quant au second, à tendance rhétorique, il retourne la notion comme un gant pour suggérer que l’impossible signale en réalité l’ouverture d’autres possibles. Certes… Mais des possibles en forme de repli face au réel – ô Aristote ! – ou bien des possibles en forme d’extension immodérée du domaine de la lutte dramatique… Bien que la féerie donne lieu à deux études (la féerie romantique par Roxane Martin, la « féerie comique » de Flaubert par Bertrand Vibert), la dimension scénique du théâtre n’est le plus souvent abordée qu’à travers les œuvres et propos d’auteurs qui n’étaient ni ne se voulaient tous dramaturges, qui n’écrivaient pas forcément pour le plateau, qui se méfiaient même de l’incarnation du verbe. Essentiellement littéraire, l’optique retenue permet alors de redécouvrir avec bonheur des entreprises négligées ou marginalisées : Ashaverus d’Edgar Quinet (Simone Bernard-Griffiths), Axël de Villiers de l’Isle-Adam (Mireille Loscot), La Seine de Raymond Roussel (Patrick Besnier). Mais même un article sur « l’acteur novarinien » (Louis Dieuzaide) ou une incursion vers le « théâtre de l’invisible » chez Kandinsky (Dominique Massonaud) ne sauraient faire oublier l’absence des grands visionnaires de la scène qui, au XXe siècle, durent se contenter du papier pour y coucher leurs propositions ou y croquer leurs esquisses. Au premier rang desquels, Edward Gordon Craig, Adolphe Appia peut-être, et sûrement Antonin Artaud, dont l’ombre plane sans jamais être lâchée pour la proie qu’on aurait pu croire, sinon insaisissable, du moins incontournable. L’était-elle à ce point qu’on a préféré l’éviter, comme on rechigne à fouler un sentier battu et rebattu ? Peut-être. Mais quoi de plus topique, pourtant, que les essais d’Artaud, ses échouages et ses échecs – y compris le semi-échec des Cenci que René Daumal justifia en ces termes : « par rapport à l’impossible, tout sera toujours manqué » ? Manqué, cet ouvrage sur les « impossibles théâtres » ne l’est pas pour autant. Mais il est, fatalement, inégal, et il part, obliquement, tous azimuts. On en retiendra pourtant que l’impossible, au théâtre comme ailleurs, peut aussi être vécu sur le mode joyeux d’un choix, non sur le mode fâcheux d’une contrainte : choix d’une posture, d’un défi, d’une innovation pas même programmée. C’est-à-dire, en dernière instance, sur le mode ni heureux ni malheureux d’une nécessité qui évacue les compromis : nécessité de créer ce que l’on a à créer, comme on pense devoir le créer, sans se positionner suivant des critères de possibilité ou d’impossibilité. Sans demander la lune, donc, mais sans pour autant s’interdire de regarder le soleil en face.
Verlaine. Paul Verlaine, Correspondance générale. I. 1857-1885, édition établie et annotée par Michaël Pakenham (Fayard, 2005, 1124 p., 45 €). Plus d’un siècle après sa mort, Verlaine n’avait pas encore sa Correspondance générale, alors que, depuis l’édition Van Bever publiée dans les années 1920, le nombre de lettres retrouvées a quasiment doublé. C’est désormais, sinon chose faite, puisque les autres tomes sont à venir, du moins chose bien entamée avec ce premier volume d’une entreprise qui fera date dans les études verlainiennes. Nul n’était assurément mieux qualifié que Michael Pakenham pour rassembler, éditer et annoter une correspondance d’un intérêt exceptionnel pour une meilleure connaissance, non seulement de Verlaine (et de Rimbaud) mais aussi de l’histoire de la poésie dans la seconde moitié du XIXe siècle. Et si cette édition paraît tard, les retards, en matière de correspondance où des lettres ressurgissent toujours, peuvent avoir du bon : eût-il paru un an plus tôt que ce volume n’aurait pu comporter l’extraordinaire lettre, tout récemment retrouvée, que Verlaine écrivit à Victor Hugo, de la prison des Petits-Carmes, quelques jours après le coup de pistolet du 10 juillet 1873. Classée selon une chronologie balisée par les dates essentielles de la vie, tant intime que littéraire, de Verlaine, cette correspondance rassemble toutes les lettres conservées du poète et, à leur date, les lettres reçues par lui, qui « comblent des lacunes et apportent des éclaircissements », voire, plus rarement, mais pour les mêmes raisons, des lettres dont il n’est ni l’auteur ni le destinataire, soit, pour ce premier volume de 1122 pages, un total de 611 lettres (425 + 163 + 23). Les lettres conservées de Verlaine sont évidemment rares dans les premières années : trois lettres en tout pour les années 1857-1861, une moyenne de quatre à cinq lettres par an entre 1862 et 1866, mais la moisson augmente à partir de 1867 pour dépasser la trentaine en 1872 et 1873. Après les trois seules lettres à Lepelletier de l’année 1874, la correspondance retrouve en 1875 un haut niveau (28 lettres), mais décroît régulièrement à la fin des années 1870 jusqu’au creux de 1880 pour croître à nouveau au début des années 1880, avec la reconnaissance nouvelle de Verlaine (21 lettres en 1881 et 1882, une cinquantaine en 1883 et 1884, 34 en 1885). Si l’on peut espérer que des lettres réapparaîtront, comme la lettre à Louis Tridon du 21 juin 1883, dont n’est donné ici que l’extrait repris de Van Bever, et qui a figuré au catalogue Demarest de mars 1985, certaines lacunes de cette correspondance, comme le rappelle Michael Pakenham, sont malheureusement irrémédiables : c’est le cas des lettres à sa mère, à sa femme et de la plus grande partie des lettres à sa belle-mère ; c’est le cas, surtout, de la correspondance de Rimbaud, détruite par Mathilde. Autres lacunes d’importance, les lettres à Germain Nouveau, et les lettres à Lepelletier de la fin de 1877 à septembre 1882. De tous ces heurs et malheurs d’une correspondance, il résulte que les correspondants les plus présents dans ce volume sont Delahaye (28 lettres reçues, 103 envoyées), Lepelletier (93, 1), Charles Morice (38, 1), Mallarmé (17, 9), Émile Blémont (24, 0), Léon Vanier (23, 0), Ernest Millot (15, 1), Hugo (11, 4), Rimbaud (10, 5), Nouveau (0, 12). Même si la plupart de ces lettres étaient déjà connues, Michael Pakenham ne s’est pas contenté de les rassembler : l’établissement du texte n’est pas une vaine formule avec un épistolier comme Verlaine, qui multiplie les ellipses, les abréviations, les inventions verbales, les déformations onomastiques ou les variations graphiques, et les exemples donnés dans la Préface montrent que les éditeurs précédents, fussent-ils les destinataires des lettres, n’ont pas toujours fait preuve d’exactitude dans leurs transcriptions. Quant à l’annotation, elle fournit au lecteur, avec une précision qui est le fruit d’une érudition exceptionnelle, toutes les informations, historiques ou personnelles, nécessaires à la lecture de ces lettres où l’allusion est reine (voir, par exemple, les deux pleines pages de notes qui éclairent ce simple post-scriptum d’une lettre à Lepelletier de septembre 1872, p. 240 : « Serre pinces à Oliveira, notre Nanteuil, Charlor, Battur et autres bons bougres! »). Elle permet aussi des mises au point en matière d’interprétation des poèmes (par exemple, page 144, sur le rapport entre Un grognard de Verlaine, qui deviendra Le Soldat laboureur dans Jadis et Naguère, et La Bénédiction de Coppée). Mais l’intérêt sans doute le plus remarquable de cette Correspondance, au-delà de la transcription et de l’annotation des lettres, c’est qu’elle donne aussi en fac-similé la reproduction quasi exhaustive des nombreux dessins qui illustrent celles-ci et qui en sont partie intégrante, ceux de Verlaine comme ceux de deux de ses correspondants privilégiés, Ernest Delahaye et Germain Nouveau. Au nom du même souci d’exhaustivité documentaire, Michael Pakenham donne en annexe, outre le fac-similé des dessins qui n’ont pu être classés dans la chronologie, la reproduction des articles et comptes rendus suscités par les recueils de Verlaine, un répertoire des correspondants (avec notice biographique), et on lui sait gré de n’avoir pas rejeté à la fin du dernier volume de cette édition un indispensable index des noms et des titres. On attend donc avec impatience la suite de cette entreprise d’utilité publique, qui ne réjouira pas que les verlainiens. Quelques minuscules suggestions de correction : page 106, note 1, lire « poète » au lieu de « poésie » ; page 113, lettre de Coppée, lire sans doute « susnommé » au lieu de « surnommé » ; page 116, note 1, lire « l’Assomption » au lieu de « l’Ascension » (ce n’est d’ailleurs pas l’Assomption qui a fait du 15 août la fête nationale sous le Second Empire, mais la Saint Napoléon) ; page 207, note 11, lire « juste et bon et salutaire » au lieu de « juste et bon de saluer » ; page 215, note 4, « Bonjour, bonsoir » est une traduction approximative pour « Ave ! Caire ! » ; page 316, note 14, lire « se récrie » au lieu de « se récrit » ; page 350, note 6, « Dans le vaste océan de l’indicible » est une traduction approximative de « de mare tenebrarum » ; page 350, note 2, lire « nukti » ; page 356, « le repos du guerrier » est une traduction approximative pour « ultimum solatium » ; page 360, lire « Uios Swthr » au lieu de « Sqthr » ; page 362, note 17, lire « icqus » au lieu de « icqns » ; page 572, note 1, lire « temple de Pollux » (Fanum Pollucis = Fampoux), au lieu de « À traduire »; page 575, note 4, lire « le traître », au lieu de « l’auteur » ; page 648, note 2, lire « Ce que c’est que l’anglais » ; page 814, ligne 8, lire « accusait des chagrins » ; page 854, lettre de Mallarmé, lire « bouquin » au lieu de « volume », et « très loin » au lieu de « trop loin » ; page 883, lettre de Mallarmé, lire « à présent situé à Passy » ; page 884, lettre de Mallarmé, lire « refermé » au lieu de « renfermé », « pour le griffer » au lieu de « pour griffer », et « pour accomplir » au lieu de « pour accompagner » ; page 910, note 4, lire (sans doute) « tout en chantant » au lieu de « tout en chant » ; page 949, lire Yriarte au lieu de Yiarte ; page 1043, les indications bibliographiques qui suivent Matuszewicz, Ludomir, sont à rattacher à ce qui précède ; 1068, ligne 20, supprimer les ??.
Notes de lecture
Allais. Alphonse Allais, Par les bois du Djinn/Parle et bois du gin, édition de François Caradec (Poésie/Gallimard, 2005, 302 p., s.p.m.). François Caradec connaît son Allais comme sa poche. Pour avoir édité les Œuvres anthumes comme posthumes bien sûr (rééd. coll. Bouquins, Robert Laffont) comme pour avoir produit la biographie du Monsieur. Le présent volume propose les poésies complètes d’Allais primitivement publiées par Fayard en 1997. Le titre donné au recueil provient d’une maboulite holorimeuse et situe bien l’activité d’Allais plus du côté d’une tendance oulipienne par anticipation que du lyrisme standard promu par l’École. Cela nous vaut quelques jolies fumisteries, comme ce « léger specimen de vers néo-alexandrins » qui se caractérise par des rimes initiales et non pas finales comme par des vers plus ou moins longs : la seule chose qui compte est que la somme globale des syllabes divisée par le nombre total des vers donne 12. Il fallait y penser ! Les rimes riches à l’œil méritent elles aussi le détour et devraient faire l’objet d’un enseignement obligatoire. Les élèves et étudiants n’en sauraient peut-être pas plus qu’à présent, mais au moins tout le monde passerait un peu de bon temps. On l’aura compris : le calembour règne en maître, les clins d’œil aux contemporains comme aux modes d’époque réjouiront tout lecteur apparenté, de près ou de loin, au général Vermot.
Archéologie. Pierre-Antoine Cœurderoy, Edmond Arnould, poète lorrain (1811-1861) (La Mulatrie, 2005, 237 p., 18 €). Une pseudo-gloire locale, qu’un sien compatriote vient exhumer fébrilement, sans qu’il soit, pour une fois, question de centenaire. Beaucoup de bonne volonté, encore plus de digressions locales, des références appuyées à certains édiles actuels non moins locaux : tout cela sent le compte d’auteur. Le problème est que le barde en question est remarquablement nul. Ses alexandrins poussifs et gauches pourraient être signés de n’importe quel Tartempion de l’époque : « Si j’invoque ton nom, ô Liberté, si je t’aime / De cet ardent amour plus puissant que la mort ; / Si vers toi je m’élance avec un fier transport, / Sûr que nous affranchir est notre fin suprême… » Fermez le ban ! Pas de doute, la délocalisation et le régionalisme à outrance vont nous donner la nostalgie des Jacobins et de la bonne vieille centralisation.
Artaud. Jean Baudrillard, Sylvère Lotringer, Oublier Artaud : dialogue (Sens et Tonka, 2005, 72 p., 5,50 €). Le dialogue ici retranscrit s’était tenu à New York en 1996, à l’occasion de l’exposition au MoMa des Works on Paper d’Artaud. Les deux interlocuteurs se connaissent bien et partagent une culture commune qui leur permet d’examiner avec acuité, intelligemment et sans rhétorique, toute une gamme de questions : Artaud, son corps, Dieu, le ratage du théâtre, Jarry, le culte et la culture, Foucault, etc. Le dialogue est rapide, traversé d’éclairs et de formules vives et justes. Loin des assommantes dissertations qu’a parfois suscitées Artaud, voici une initiation qui va droit à l’essentiel. On y apprendra au passage que Baudrillard fut, l’espace d’une saison, pataphysicien : « C’est mon professeur de philosophie de l’époque [Emmanuel Peillet] qui l’avait fondé de même qu’il avait inauguré les Cahiers du Collège à Reims vers la fin des années quarante. » Beau papier, format élégant et couverture psychédélique restituent quelque chose du vrai chic de Soho il y a dix ans.
Balzac. Aline Mura-Brunel, Silences du roman. Balzac et le romanesque contemporain (Rodopi, 2004, 327 p., 65 €). De même que les livres sur l’humour sont rarement drôles, les livres sur le silence sont rarement chiches de mots. L’essai d’Aline Mura-Brunel confirme la règle. Il faut dire qu’il couvre – excusez du peu – tout le roman français de Balzac à nos jours. Pas tout à fait cependant puisque le XIXe siècle est essentiellement représenté par Balzac et Stendhal et le XXe par ce qui s’est produit des années cinquante jusqu’à 2003. L’idée centrale est que, malgré bien des transformations, l’écriture romanesque « s’articule autour d’un vide fondateur », désigné par le mot « silence ». Le mot lui-même reviendra des centaines de fois dans l’ouvrage, de manière obsédante, d’abord dans les titres des chapitres : « La Lecture et le silence », « L’Écriture du fragment et le silence », « L’Écriture du silence et la surabondance des discours », « L’Écriture du silence et le culte du vide », etc. C’est le cas de dire que ce silence est assourdissant ! Mais ce sont là les aléas de la monoculture universitaire qui, par ailleurs, ne manque pas d’assaisonner les analyses de son jargon, à quoi viennent s’ajouter quelques cuirs et coquilles qu’une relecture des épreuves plus attentive aurait sans doute éliminés (« le silence sera observé en tant que tel, si l’on puit dire… »). Ceci posé, l’objectif souvent ressassé de cet essai ne manque pas d’intérêt ni de pertinence : « Il s’agit de voir paradoxalement le silence de l’écriture balzacienne dans la surabondance des discours et de lire celle-ci à travers le prisme de l’écriture contemporaine, adonnée au silence. » Encore faut-il s’entendre sur la liste des représentants de cette écriture contemporaine. Pour Aline Mura-Brunel, il s’agit de Gailly, Oster, Lenoir, Depussé (deux fois nommé dans la liste de la page 8 – mais, comme nous n’avons rien lu de lui ou d’elle, n’interprétons pas), M. Petit (pourquoi une initiale ?), Laurens, Darrieussecq, Jauffret, Adely, Laurrent, Ernaux, Millet, Bergougnioux, Michon, « etc. » – liste à laquelle il faut ajouter Aragon, Duras, Des Forêts, Quignard, avec Blanchot comme trou noir sur l’horizon de l’aphasie écrivante. À l’occasion, d’autres noms apparaissent : Échenoz, Chevillard, Patrick Deville, Jean-Philippe Toussaint, tous mutiques d’une manière ou d’une autre, car « au XXe siècle, la recherche de l’obscur, de la vacuité et du silence est un passage obligé de la littérature. Dans la seconde moitié, l’esthétique minimaliste triomphe et les textes se fragmentent à l’envi ». La notion de silence devient en fait une espèce d’aspirateur surpuissant, outil attrape-tout, puisque tout ce qui peut se connoter de manière plus ou moins négative ou privative peut y être rapporté. La démonstration ayant été faite initialement que, sous la volubilité apparente et l’excès débordant de la parole chez Balzac se cache en réalité un silence multiforme mal reconnu, Aline Mura-Brunel peut en effet affirmer, dans un mouvement d’une belle circularité, que « le roman balzacien perdure dans la fiction narrative de l’extrême modernité, dans son tramé et dans sa chair ». Nous n’osons pas conclure avec Molière : « Et voilà pourquoi votre fille est muette » ! Balzac, qui n’avait pas l’humour très raffiné, s’amusait à dire : « Qui trop embrasse a mal aux reins. » En ne cherchant pas à tout couvrir ni à tout rapporter à une unique notion protéiforme, Aline Mura-Brunel aurait permis à son lecteur d’apprécier sans la distraction d’un agacement difficile à combattre, les nombreux passages éclairants et bien vus de son essai. Comme disait l’autre : Saepius locutum, nunquam me tacuisse poenitet.
Barbey d’Aurevilly. Patrick Avrane, Barbey d’Aurevilly : solitaire et singulier (Campagne première, 2005, 176 p., 15 €). Réédition augmentée d’une biographie portée à la postérité par le Prix littéraire du Cotentin (2001). Les ajouts concernent de discrètes analyses psychanalytiques (« Ici, Jules Barbey est au plus près de la pulsion scopique »). Ceux qui les jugent dispensables peuvent se contenter de lire l’œuvre, la correspondance ou les Memoranda.
Baudelaire (1). L’Année Baudelaire, n° 8, Baudelaire et l’Allemagne (Champion, 2004, 191 p.,30 €). Le thème de cette livraison passe au second plan derrière la « mémoire de Claude Pichois » à laquelle elle est dédiée. Le maître des études baudelairiennes participait au colloque franco-allemand qui s’est tenu à Düsseldorf en 2003, et il en a prononcé le texte d’introduction. Mais la personnalité de Claude Pichois imprègne tellement ce volume qu’elle en est le centre : son absence soudaine, douloureusement ressentie, pèse de tout son poids sur des études baudelairiennes désormais bancales. C’est ce qu’exprime impeccablement le beau texte de Jean-Paul Avice, « Baudelaire, Pichois sans fin », avec l’élégance et la pudeur que seule une vraie douleur trouve pour s’exprimer. Il y est question d’une bourde commise dans l’édition de Baudelaire Paris sans fin, que Claude Pichois a chargé Jean-Paul Avice de rectifier – mais « ce n’était pas le genre d’exercice de style bien dérisoire qu’il lui fallait ce jour-là où je les lui apportai à l’hôpital, le dernier jour où je l’ai vu ». D’autres hommages à Claude Pichois sont publiés, mais il est difficile de trouver ce ton d’évidence, réfléchi, mesuré à l’aune d’années de contacts quotidiens, souvenirs abondants devant lesquels, tout à coup, vie et mort prennent le pas et s’emmêlent, laissant le survivant désemparé.
Baudelaire (2). Elvire Maurouard, Les Beautés noires de Baudelaire (Karthala, 2005, 222 p., 20 €). Le titre que donne Elvire Maurouard à son ouvrage est quelque peu trompeur. Celui-ci se compose en effet de quelques chapitres portant sur Baudelaire et les femmes, l’accent étant mis sur Jeanne Duval surtout, et sur Mme Sabatier, la beauté noire et la beauté blanche. Tout ce qui est dit de Jeanne Duval et, à travers elle, de la séduction des peaux noires pour Baudelaire, ne manque pas à son tour de séduction, même si l’étude est conduite de manière un peu erratique. L’autre moitié du livre traite plutôt de Baudelaire et de la peinture, non sans observations souvent intéressantes. L’information baudelairienne de l’auteur paraît laisser parfois à désirer, malgré une bibliographie très développée mais dont, curieusement, il n’est fait aucun usage dans le cours de l’essai. Travail non sans charme, donc, mais où le plus réussi, c’est les sous-titres. Une brève préface nous apprend qu’il existe une Académie des sciences d’outre-mer et une académie européenne interdisciplinaire des sciences, dont Jean Poirier, l’auteur de cette préface, est membre. Il n’est pas précisé si la beauté noire de la couverture représente l’auteur, poétesse et journaliste haïtienne. Un livre récent d’Emmanuel Richon, Jeanne Duval et Charles Baudelaire, paru chez L’Harmattan, traitait du même sujet.
Bernhardt. Jacques Lorcey, Sarah Bernhardt : l’art et la vie (Séguier, 2005, 160 p., 32 €) ; Louis Garans, Sarah Bernhardt : itinéraire d’une divine (Palantines, 2005, 127 p., 39 €). En dépit de son titre, le livre de Jacques Lorcey n’apporte aucune révélation troublante, aucune anecdote nouvelle sur « La Divine » et sur son parcours. Ne parlons pas de l’iconographie, mille fois exploitée, ni de la mise en page d’un kitsch confondant. L’album de Louis Garans est en revanche rigoureux et soigné. Si l’auteur examine l’actrice sous divers jours – ses « débuts orientés », sa carrière, son héritage –, il révèle un aspect méconnu de sa biographie : son « jardin secret à Belle-Île », réservé à des élus. Excellent préambule à une visite du musée (qu’on est en train d’aménager) consacré à celle qui fut aussi « La dame de Penhoët ». Deux regrets : pas d’index et un oubli dans la bibliographie, par ailleurs sommaire : Ma double vie (1907) a été rééditéé en 2000 et en 2002.
Bibliophilie. Catalogue d’une très riche mais peu nombreuse collection de livres provenant de feu M. le comte J.-N.-A. de Fortsas ; Vincent Puente, Histoire de la bibliothèque du comte de Fortsas (Éditions des Cendres, 2005, 16 et 47 p., 9 et 12 €). Sympathique récit d’une des plus belles supercheries bibliophiliques du siècle dernier, cette « histoire » rappelle les tenants et les aboutissants de la mystification de Renier Chalon. Elle s’ouvre par le bref portrait collectif des Agathopèdes, amateurs de bonne chère et de plaisanteries. L’auteur commente ensuite le catalogue et les livres mis en vente. Son récit est largement inspiré par les informations données par Gustave Brunet (1889) et l’imprimeur Emmanuel Hoyois (dans ses Documents et particularités historiques sur le Catalogue du comte de Fortsas, 1856). Signalons dès à présent que le Musée de Mariemont consacrera en 2007 une exposition à la vie et à l’œuvre de Renier Chalon. On lira aussi, sur le site du Cabinet des Médailles de la Bibliothèque royale de Belgique, une belle notice bibliographique sur ce collectionneur dont le prénom semble bien devoir être écrit sans accent.
Blanchot. Daniel Wilhem, Maurice Blanchot, intrigues littéraires (Lignes-Manifestes, 2005, 128 p., 14 €). De ce superbe petit livre, belle couverture souple et graphisme soigné, nous ne dirons rien, parce qu’il faut y aller voir. Ceux qui iront verront qu’il s’agit de Blanchot, et de Blanchot lisant Paulhan, Klossowski, Bataille ou Brecht, et aussi beaucoup d’un Je qui expose ses propres errances comme si elles faisaient œuvre (« je prends un temps avant de proposer un début de réponse » ; « je ne voudrais pas me mêler ici de ces affaires françaises », etc.). Remarquez que ce narrateur critique qui nous explique ce qu’il fait et pense hors champ est beaucoup moins explicite quand il s’agit de son auteur : texte fragmenté, circonlocutions et périphrases rendent sa prose pire qu’inintelligible au lecteur moyen, on veut dire fastidieuse. Propos d’imbécile incapable de goûter la critique inspirée, et de forger le sens au creuset des fragments et fils rouges réapparaissants ? Sans doute, car ce n’est pas à moi, le lecteur, d’écrire des essais livrés en kit ; mettons plutôt que « Je prends un temps » de réflexion et m’en vais boire une bière. Mais je ne vous empêche pas d’y aller voir.
Calet. Henri Calet, Raymond Guérin, Correspondance (Le Dilettante, 2005, 350 p., 25 €). Jean-Pierre Baril donne avec cette correspondance un des recueils d’histoire littéraire les plus aguichants du moment. Non seulement nous y voyons vivre deux écrivains estimés dans leurs années de création, mais nous traversons avec eux les milieux littéraires des années d’après-guerre, jusqu’en 1955, année où meurt Raymond Guérin, et peu après Henri Calet. Le premier habite Bordeaux, le second vit à Paris, ce qui est la position idéale pour filer une correspondance suivie entre gens qui s’estiment et échangent leurs impressions sur leurs œuvres respectives, sur la critique, sur les éditeurs, et sur la vie. Guérin, qui a publié Zobain en 1936, aura son succès en 1946 avec L’Apprenti, qui fait scandale ; Calet a ses lecteurs et ses admirateurs fidèles depuis La Belle Lurette, parue dans la NRf en 1938. L’un et l’autre passent leur temps à se demander mutuellement « ce qu’ils font », ce qui amène les deux amis à se répondre, plus qu’à s’écrire spontanément, particulièrement Calet moins prolixe, moins épistolier que Guérin. Leur situation dans les milieux littéraires n’est pas la même. À Paris, Calet, qui publie ses chroniques dans Combat, sait mieux profiter des occasions que lui offrent ses relations de journaliste. Séjour paresseux à Cerisy qu’Anne Heurgon a repris en main, voyage au Maroc, où, suggère-t-il, Guérin devrait aller, lui aussi. Si je n’y vais pas, lui répond ce dernier, c’est « sans doute parce que personne ne me l’a offert ». Il semble que Calet ne se rende pas très bien compte des avantages de sa vie parisienne, l’autre travaillant dans les assurances en province. Ce qui les relie plus que tout, c’est… Gaston Gallimard : « Bien sûr, écrit Raymond Guérin, c’est une vieille canaille, mais quand on a quelque peu pratiqué les autres éditeurs, on s’aperçoit qu’il vaut encore mieux qu’eux. » Ce qui n’est pas un mince éloge de la part du « Grand Dab », toujours à la limite de l’implosion lorsqu’il s’épanche auprès d’un Calet plus discret, plus secret, et qui semble, faute de mieux, s’accommoder des aléas de la vie.
Camus. François Chavanes, Albert Camus tel qu’en lui-même (Éditions du Tell, 2004, 160 p., s.p.m.). Histoires littéraires a déjà signalé le regain d’intérêt pour les racines méditerranéennes de Camus. Ce petit ouvrage d’un essayiste qui a consacré deux livres et plusieurs articles à Camus, concentre un certain nombre d’éléments biographiques et littéraires sous une forme accessible aux lecteurs non spécialisés. L’auteur, un dominicain devenu algérien après l’indépendance, traite, entre autres, de la religion chez Camus, mais sans tirer trop la question du côté de l’apologétique.
Claudel. Paul Claudel : les manuscrits ou l’œuvre en chantier, sous la direction de Jacques Houriez et Catherine Mayaux (Éditions universitaires de Dijon, 2005, 198 p., 20 €). Il s’agit d’un utile état des lieux des manuscrits de Claudel : l’œuvre littéraire à la Bibliothèque nationale, les archives diplomatiques au Ministère des Affaires étrangères ; en outre, un très vaste ensemble de photocopies et de microfilms existe au Centre Jacques-Petit de l’Université de Franche-Comté. Seize articles abordent l’étude génétique de Claudel dans quelques œuvres poétiques et théâtrales : en ce dernier domaine, à côté des grandes pièces (Tête d’or, La Ville, L’Échange ou L’Otage), on appréciera l’examen d’une œuvre marginale et très étonnante : la réécriture des Fourberies de Scapin, entreprise après une représentation par Jouvet, qui avait beaucoup déçu Claudel. Cette présentation efficace mais succincte des dossiers fait aspirer à des travaux plus développés, dont l’utilité ne fait aucun doute, à en juger par l’avant-goût qui nous en est donné ici.
Clemenceau. Gérard Minart, Clemenceau journaliste (1841-1929). Les combats d’un républicain pour la liberté et la justice (L’Harmattan, 2005, 249 p., 21,50 €). L’auteur a produit une véritable hagiographie de Clemenceau, représenté en chevalier blanc du libéralisme, attraction fort courue ces temps derniers. Il ne ménage pas sa peine pour rendre son héros sympathique, au point qu’avec tout ce qu’on savait sur le contribuable de Mouilleron-en-Pareds (et qui est consciencieusement caviardé dans cet ouvrage), on sort de cette lecture avec encore plus d’antipathie pour ce culbuto de la magouille. Clemenceau, pourfendeur du parti opportuniste, fut le parangon même de l’opportunisme. En 1871, cet « ami » de Louise Michel, ce « communard de cœur », prit vite l’aune des chances des Fédérés et choisit finalement le bon côté des fortifs. Promoteur actif du Boulangisme, quand il s’aperçut que son étalon n’était qu’une rossinante tout juste bonne à tirer tous les tartuffes rassis de la monarchie, il laissa sa monture sauter la haie sans lui. Antidreyfusard jusqu’à la faillite de son journal La Justice, il sauta en marche dans le quotidien que venait de fonder Vaughan, L’Aurore, et il devint un ardent dreyfusard. Certes, il ne fut pas le seul, et c’est sa seule circonstance atténuante. Que dire de son premier passage au pouvoir ? L’auteur confie qu’il y eut une vaste grève à Draveil (en fait, Vigneux) et Villeneuve Saint-Georges en 1907 et que celle-ci se « tradui[sit] par six morts et une cinquantaine de blessés ». Il oublie de donner le nom du traducteur : il s’appelait Lebel et c’était un fusil. Car Clemenceau, homme de gauche avec un nez d’auguste, n’hésita pas à faire tirer sur ces pauvres bougres, abrutis par le vin que leurs contremaîtres leur administraient par monopole, payés cinquante centimes de l’heure, travaillant douze heures par jour, sept jours sur sept. Leur crime : avoir osé demander une augmentation de vingt centimes. On regrettera le silence sur la manipulation grossière du pauvre Marcellin Albert, ainsi que sur l’odieuse répudiation de l’épouse du Tigre, qui figure pourtant dans toutes les anthologies du goujatisme et de l’abus de pouvoir. Quant aux conséquences désastreuses d’un traité que le jusqu’auboutiste Père la Victoire avait amplement inspiré, il semble que l’histoire a depuis longtemps rendu son verdict. Cet homme a passé le plus clair de son temps à haïr ses contemporains : Ferry, Gambetta, Combes, Jaurès, Briand, Poincaré, Foch… Même son poulain, Tardieu, allait se détourner de lui. On se demande encore pourquoi Clemenceau fut battu à la course à l’Elysée par un futur cheminot : gageons que Clemenceau, lui, n’en fut pas surpris.
Cocteau. Soraya Le Corsu, Jean Cocteau, Arthur Rimbaud et le Surréalisme (Connaissances et savoirs, 2005, 99 p., 15 €). Au portail de la jeune maison d’édition qui propose cet opuscule se rencontre une citation de Voltaire : « Un livre n’est excusable qu’autant qu’il apprend quelque chose. » Dès lors, se pose la question de savoir s’il faut excuser celui que la susdite maison propose sur Cocteau, Rimbaud et Cie. La lecture de ce recueil d’articles nous rappelle d’abord que le respect de la grammaire et du code typographique ne sont plus nécessairement l’apanage des éditeurs, et que c’est bien dommage. Pour le reste, l’ouvrage offre des synthèses de quelques pages sur des sujets aussi méconnus que l’image poétique surréaliste, Cocteau et les mythes grecs ou « le rayonnement d’Arthur Rimbaud sur le Surréalisme ». Sur ce dernier point, par exemple, les réflexions souvent décousues de Soraya Le Corsu n’ajoutent à peu près rien à la contribution procurée par Étienne-Alain Hubert dans le numéro de L’Herne de 1993 consacré à Rimbaud. La lecture de ce seul article eût évité bien de la peine à notre auteur. Il serait cependant injuste de ne pas signaler, au beau milieu de son ouvrage, certains rapprochements esquissés entre Cocteau et les Surréalistes. Là encore, l’impression de rapidité dans l’analyse domine. Nonobstant, dépasser le conflit de personnes qui persista entre les deux parties pour s’intéresser aux œuvres peut s’avérer fructueux ; Soraya Le Corsu le laisse deviner en plus d’un endroit. Sans doute en saurons-nous davantage en lisant sa thèse à paraître en décembre chez le même éditeur ; elle s’intitule précisément La Puissance poétique et plastique de l’image surréaliste dans l’œuvre de Jean Cocteau.
Colet. Louise Colet, Les Pays lumineux. Voyage d’une femme de lettres en Haute-Égypte, texte établi et présenté par Muriel Augry (Cosmopole, 2005, 350 p., 18 €). Ce récit de voyage est l’occasion de connaître directement (hors du prisme flaubertien) Louise Colet, à savoir : son franc-parler, son énergie, son humour, sa capacité à voir les êtres (les compagnons de voyage et les autochtones) et à ne pas voir les choses (inaptitude à décrire aucun site). Qu’allait-elle faire dans cette galère ? Quand le vice-roi d’Égypte décide que l’inauguration du canal de Suez, à l’automne 1869, sera l’occasion d’une grande fête destinée à assurer le rayonnement de son pays, il invite, pour se faire, des délégations de tous les pays européens : Louise Colet, qui a presque soixante ans, use de tout son entregent pour être de la nombreuse délégation française et y parvient. Au nom du journalLe Siècle, elle est là, seule femme parmi d’autres journalistes, scientifiques et artistes, bien décidée à chanter les louanges de Ferdinand de Lesseps autant qu’il faudra. Mais, finalement, elle n’enverra que deux chroniques au Siècle : ses impressions, elle les garde pour un ouvrage qu’elle rédige – et abandonne – en 1873 et qui ne sera publié qu’après sa mort, en 1879. Il est réédité pour la première fois aujourd’hui. C’est un document sur les mœurs d’un voyage officiel et encadré au XIXe siècle (satire très inspirée) ; sur l’Égypte, telle qu’elle se livre alors au regard de l’étranger (à Alexandrie, au Caire et le long du Nil : les problèmes de transport et d’hébergement, les rapports aux employés et au petit peuple croisé le long des rues) ; sur l’Égypte politique et sociale de cette période arabo-turque, en voie d’occidentalisation rapide ; sur la femme qui voyage et qui narre, déjà âgée, venue sans famille et sans proche, et qui jamais ne se lasse de faire respecter son bon droit d’être là et de mériter le meilleur accueil. Les passages les mieux venus et dignes d’anthologie la concernent, elle et son corps : comment, assoiffée et étouffée de chaleur, elle enfouit littéralement sa tête dans une pastèque qu’elle dévore au coin d’une rue et qui lui rappelle – ô magie de la mémoire ! – la même expérience faite une fois à Ferrare, patrie du Tasse et de l’Arioste ; comment, dans la cabine du maudit rafiot qui lui fait remonter le Nil, elle lutte pied à pied contre tous les moustiques de l’Orient réunis et comment, enfin, elle découvre en elle-même la ressource de les ignorer et de penser, leur échappant par le pouvoir de la littérature ; comment, en proie aux moustiques encore, elle est tout à coup hantée par le souvenir de celui qui, vingt ans plus tôt exactement, était passé en Égypte, en compagnie de Maxime du Camp, sans même la prévenir et lui promettre de se revoir…
Comprendre. Jacques Chabot, Comprendre et commenter (Publications de l’Université de Provence, 2004, 328 p., 28 €). On se demande quel public peut trouver ce bourratif recueil d’un professeur émérite de l’Université de Provence, dont la préface sent le préau et les palmes académiques. Les articles qui le composent, parfois fort anciens puisqu’ils remontent aux années 70, font la part belle à Péguy, mais on trouvera aussi Hugo, Mann, Camus, tout ce qu’un professeur peut trouver sous le stylet au hasard des cours. Tout sauf les travaux pourtant abondants de ses pairs, invisibles dans les notes, de sorte que, privés de toute stimulation extérieure, les articles n’ont guère d’occasion de s’élever au-delà de la lecture, ni vraiment personnelle, ni vraiment originale. À réserver aux anciens élèves.
D’Agoult. Marie de Flavigny, comtesse d’Agoult, Correspondance générale, tome III, novembre 1839-1841, édition établie par Charles F. Dupêchez (Champion, 2005, 688 p., 110 €). Le roman de la belle (mais pas très heureuse) Marie se poursuit ici, après les deux premiers épisodes livrés par Charles Dupêchez en 2003 et 2004 – un rythme que beaucoup d’amateurs de correspondances apprécieront et dont il faut féliciter tous les acteurs. Le premier volume couvrait une période de 15 ans (1821-1836), le second témoignait d’une intensification des échanges : il ne couvrait que les années où la comtesse était absente de Paris (1837-1839). Elle a maintenant vingt-sept ans. Malgré son retour, ses deux enfants et les multiples activités dans lesquelles elle s’engage rapidement (ouverture de son salon, vie mondaine, hauts et bas de la relation avec Liszt, épisode Girardin, naissance de Daniel Stern, etc.), elle trouve le temps de s’épancher, surtout auprès de son ami Henri Lehmann, qui sait lui renvoyer une image on ne peut plus romantique d’elle-même : « Une belle plante arrachée au sol qui lui donnait la vie, à qui on enlèverait la dernière poignée de terre qui couvrait sa racine, ne souffrirait pas plus que vous pauvre de femme, jetée au milieu de cette fange de Paris » (20 novembre 1839). Elle aime toujours Franz, l’infidèle, si proche d’elle malgré tout : « Je vois que vous êtes aussi excédé de votre vie que moi de la mienne ! Que faire ? Que vouloir ? Il est donc impossible de vivre ? » (28 février 1840). Une bonne partie du Paris littéraire et artistique à la mode fréquente chez elle : Eugène Sue, Vigny, l’étrange d’Eckstein, le louvoyant Sainte-Beuve, etc. Elle échange beaucoup de petits billets un peu à la Proust avec tout ce monde – mais, avec George Sand, c’est bien fini (cf. les échanges dont nous avons déjà rendu compte : Marie d’Agoult, George Sand, Correspondance. Édition établie, présentée et annotée par Charles F. Dupêchez, 3e éd. revue et corrigée, Bartillat, 2001). Les chronologies placées en tête de chaque année permettent de suivre dans le détail le ballet des rencontres, le bourdonnement des rumeurs, les calomnies, les médisances. Tout le monde n’est pas en mesure comme elle d’envoyer un mot à Balzac pour lui dire (7 juin 1841) que le petit banquet qu’elle organise pour Ingres est remis au samedi suivant. Il lui reste vingt-cinq années à vivre, qui seront bien remplies, y compris littérairement. C’est dire qu’on attend la suite de cette correspondance avec la plus grande curiosité. Errata des deux premiers volumes, index des correspondants (avec notice), index des noms de personnes.
Delvaille. Bernard Delvaille, Le Plaisir solitaire (Le Temps qu’il fait, 2005, 169 p., 17 €). Réédition de textes, lectures (Verhaeren, Marini), essais et notes éparses, souvenirs de voyage (Londres, Copenhague), parues en 1989 (Ubacs), augmenté notamment d’une flânerie, « Santa Maria Gloriosa dei Frari », placée là, dit l’auteur pour atténuer l’effet des premières sections, jugées, avec le recul, sottes. Mis en joie par ce raide préambule, le lecteur trouvera plaisir aux textes de Bernard Delvaille, s’il aime les phrases assouplies au lyrisme de l’intime et les évocations poétiquement émues, ma non troppo.
Duchamp. Marc Décimo, Le Duchamp facile (Presses du réel, 2005, 156 p., 9 €). De tous les livres de Marc Décimo sur Marcel Duchamp, un petit manuel de duchamphillie au format de poche, intelligent, utile, agréable. Un Duchamp facile, un Duchamp vite, un Duchamp bon.
Duchâteau. Patrick Gaumier, A.P. Duchâteau, gentleman conteur (Le Lombard, 2005, 212 p., 22,50 €). De nombreux titres cités dans cet ouvrage évoqueront peu aux jeunes lecteurs d’aujourd’hui, mais pour qui est « tombé dedans » dans les années 60… En deux cents pages, nous suivons le parcours des soixante-cinq années d’un des pionniers du métier de scénariste de BD. Cet auteur belge, âgé de 80 ans aujourd’hui, commence à quinze ans avec des nouvelles policières, puis des romans, scénarios radiophoniques et télévisés, énigmes scénarisées pour des magazines, et poursuit avec les bulles dans les hebdomadaires Tintin (dont il sera un temps rédacteur en chef), Spirou etPilote. Plus de deux cent cinquante albums portent son nom (ou l’un des multiples pseudonymes qu’il a utilisés) comme scénariste. Il invente des personnages encore célèbres : Ric Hochet (plus de soixante-dix albums), Chick Bill, Hans, Bruce J. Hawker. Il adapte en bande dessinée des romans policiers et des œuvres célèbres. Le présent ouvrage est traité sous forme d’entretien mené par un auteur passionné et érudit (auquel on doit déjà le Larousse de la BD) et comporte une importante iconographie en couleur. On a aussi droit à un épisode sur l’édition au Congo belge des années 1954 à 1958, avec Mobutu en invité-surprise. On regrette le manque de développement et de détails inhérent à ce genre de livre, mais on applaudit à l’énorme et précise bibliographie, et l’on se met à apprécier ce personnage sensible dont le seul but avoué est de raconter. Et comment ne pas aimer ce scénariste qui, dans trois de ses derniers albums, ose mettre en dessins Gérard de Nerval et Alexandre Dumas !
Édition. Laurence Santantonios, Tant qu’il y aura des livres (Bartillat, 2005, 200 p., 18 €). « Tant qu’il y aura des livres », « Rien de nouveau sous le soleil », « Une histoire sans fin », « Internet ange ou démon » : l’acuité saisissante des titres signe la catégorie dans laquelle s’inscrit ce volume hâtivement décoré de la mention essai, celle du survol journalistique gonflé de citations et de micro-trottoirs. Pour cette raison, il sera lu avec le plus grand profit de ceux qui ignorent tout, mais vraiment tout, du monde du livre (l’auteur est journaliste à Livre-Hebdo), asphyxié par la tyrannie du turn-over, étranglé par ses distributeurs, sauvé par ses éditeurs résistants, tiraillé donc, entre le côté obscur de la Force (première partie : l’éphémère) et les agents du Bien (deuxième partie : le durable). Tiens donc, et où placeriez-vous, Madame, cet ouvrage superfétatoire ?
Électronique. Lise Vieira, L’Édition électronique. De l’imprimé au numérique : évolutions et stratégies (Presses universitaires de Bordeaux, 2004, 189 p., 28 €). Un livre bien difficile à situer. Ce n’est pas un livre de prospective, en dépit de ce que le titre pourrait laisser penser. Ce n’est pas un ouvrage de vulgarisation, ni même tout à fait un manuel, encore qu’il pourrait être utilisé (avec précaution) dans certains cours. Ce n’est pas non plus un ouvrage de théorie, même si les théories évoquées abondent : théories du management, de l’innovation, de la fusion d’entreprises, du chaos, des communications, des sciences cognitives et ainsi de suite. L’objectif du livre « est d’analyser la manière dont se réalise la transition entre l’édition imprimée et l’édition électronique », en France, chez les éditeurs de « contenu » en particulier. Il aurait sans doute été plus juste d’écrire qu’on se proposait d’étudier comment ne se réalise pas cette transition, car il est dit, à plusieurs reprises, que les éditeurs français sont frileux, qu’ils craignent de s’engager pleinement dans le secteur de l’édition électronique, et que, par conséquent, ils sont partout dépassés par leurs homologues américains, anglais et allemands. Sauf dans le domaine des dictionnaires et des encyclopédies électroniques cependant, où les éditeurs français, inventifs et « innovants » (pour reprendre le mot qui revient sans doute le plus souvent dans l’ouvrage), sont toujours très présents (Hachette, Larousse, Robert, Bibliorum, etc.). C’est toujours ça de pris.
Érotisme. Jean-Manuel Traimond, Guide érotique du Louvre et du Musée d’Orsay (Atelier de création libertaire, 2005, 143 p., 16 €). « Les musées sont des bordels, où les gens vont voir des hommes et des femmes tout nus, suspendus aux murs. » Cette sentence de Salvador Dali pourrait fort bien servir d’épigraphe à ce livre piquant et bien illustré. On y apprend que les deux grands musées parisiens sont des repaires de toutes les formes de sexualité et de toutes les perversions érotiques, ce dont on se doutait un peu. Due à un ancien guide de musée, cette promenade lubrique est conçue sous de forme de petit dictionnaire, aux rubriques très variées : adultère, anus, copulation publique, dimension pénienne, fesses, hermaphrodisme, inceste, masochisme, orgasme, pédophilie, poupée gonflable, sadisme, viol, zoophilie, etc. Il y en a, on le voit, pour tous les goûts. Scandé d’extraits de poèmes (Verlaine, Louÿs, Gautier, Voltaire), le texte fait défiler des Saint Sébastien voués à la contemplation des « homosexuels sadomasochistes » ; « les plus vigoureuses fesses féminines du Louvre », peintes par Delacroix ; Le Bain turc d’Ingres, « œuvre d’une stupéfiante pornographie » ; Louise Pradier, « gourgandine et féministe financière » ; la « mammolâtrie pré-Hollywood » de La Charité romaine ; la singulière « tendresse masculine » du Léonidas aux Thermopyles de Louis David ; « le palmarès pénien » de la Galerie Thordvalsen du Louvre, etc. On s’amuse aussi avec les commentaires extraits de catalogues de musée. Telle femme allongée de Toulouse-Lautrec, dont la main droite s’active à un soulagement délicat, est doctement décrite en ces termes par les experts d’Orsay : « La pose du modèle traduit sa détresse morale. » D’intéressants détails sur Victorine Meurent, modèle de l’Olympia de Manet et lesbienne endurcie. À signaler aussi de fort belles photographies de statues peu connues, et un bien curieux tableau de Jean Delville exposé à Orsay, L’École de Platon. Quelques petites erreurs, montrant que l’auteur connaît moins bien le grec que les musées : cariatide constamment écrit caryatide ; Phocis pour Procris ; Salmiacis pour Salmacis. Mais ne boudons pas notre plaisir : « Les psychanalystes défaillent, au comble du bonheur. » Le lecteur aussi.
Escholier. Bernadette Truno, Raymond et Marie-Louise Escholier. De l’Ariège à Paris, un destin étonnant (Trabucaire, 2004, 221 p., 20 €). Certains pourront bouder cette biographie d’apparence familiale, établie par une Ariégeoise sur un adopté Ariégeois. Mais qui connaissait l’itinéraire de ce précoce critique d’art, tôt entré dans la carrière d’administrateur de musée – conservateur en chef de la maison de Victor Hugo, puis du musée de la Ville de Paris (au Petit-Palais) – et qui n’hésita pas à ruer dans les brancards, à ses risques et périls, comme son éviction par Vichy en 1943. Ajoutons : qui se paya aussi une belle carrière d’écrivain, « à quatre mains » (comme au piano) avec sa femme, et lui valut le Grand Prix de littérature de l’Académie française en 1931. Bernadette Truno est remontée patiemment à toutes les archives, et pas seulement familiales, pour dresser un véritable portrait, dont nous ne relèverons ici que les traits les plus saillants. Après avoir milité pour la création d’un véritable Musée d’art moderne, il fut l’organisateur, au Petit-Palais, de la rétrospective des « Maîtres de l’art indépendant (1895-1937) », parallèlement à l’Exposition universelle de 1937. C’est lui qui, à l’annonce de l’invasion allemande, sauva les réserves du Petit-Palais – qu’on lui reprocha par la suite de ne pas vouloir quitter. C’est lui aussi déjà qui avait sauvé l’atelier de Delacroix, menacé de démolition, place de Fürstenberg, en 1930. Touche-à-tout, c’est vrai, à la cuisine et aux femmes, il ne répondit pas aux critères de la « respectabilité » – quoique promu Grand Croix de la Légion d’honneur en 1963.
Exilés. Anne-Rosie Delbart, Les Exilés du langage : un siècle d’écrivains français venus d’ailleurs (1919-2000) (Pulim, 2005, 362 p., 16 €). Il est intéressant de noter que cet ouvrage a reçu le prix Jean-Claude Cassaing de la thèse, indice de ce que l’Université attend des apprentis chercheurs : avant toute chose, une taxinomie féroce : la ventilation des auteurs – « enfants de l’émigration », « issus de couples mixtes », « exilés », etc. – est d’une précision bureaucratique qu’on aurait comprise dans une étude sociologique exclusivement. Ce goût de la distribution du vivant en petites cases bien gardées doit avoir pour fort auxiliaire la matrone Linguistique (grand 1 : l’énoncé, grand 2 : l’énonciation, avec leurs petits diégèse et thème, la polyphonie, et des axes à ne plus savoir qu’en faire). Venons-en à la thèse elle-même, si tant est qu’elle puisse se définir comme telle. Le projet est de tracer le portrait d’un siècle d’écrivains francophones, avec pour viatique ces questions : est-ce que tous les auteurs qui écrivent en français sont des auteurs français, existe-t-il une seule langue française, comment concilier des objectifs culturels limités et l’ouverture qui caractérise la mondialisation ? On voit que les enjeux réflexifs ne sont pas de nature à révolutionner la Coupole, à l’ombre de laquelle rien de neuf, décidément, ne semble devoir apparaître. L’auteur fait convenablement son travail, qui consiste en une recension des bavardages d’écrivains (moi, mes deux langues, et mon journaliste qui pose toujours les mêmes questions… et tout ce monde de tourner en rond) et des textes fondés sur ces mêmes bavardages. Les choses se corsent lorsqu’il s’agit de sérier les auteurs en fonction d’axes interprétatifs (le français comme langue de culture, le français langue d’innovation, etc.). Ce petit jeu présente la singularité de pouvoir réunir sous un même intitulé les auteurs les plus divers, Beckett et Kourouma par exemple, qui manifestent une prédilection, nous dit-on, pour la même figure de style, comme si le semblable faisait nécessairement du commun, appelant une interprétation que l’auteur serait bien en peine de donner. Un écrivain bien classé est au moins un écrivain qui ne dérange personne.
Exploration. Territoires et terres d’histoires : perspectives, horizons, jardins secrets dans la littérature française d’aujourd’hui, édité par Sjef Houppermans, Christine Bosman Delzons, Danièle de Ruyter-Tognotti (Rodopi, 2005, 376 p., 75 €). Avec un titre à rallonges qui fleure le fourre-tout, et un corpus pour le moins hétéroclite (Beigbeder y côtoie Robbe-Grillet), ce recueil au demeurant sympathique risque fort de décevoir ceux que le roman français contemporain intéresse encore. Il faudra d’abord passer par-dessus les très médiocres articles d’ouverture – à peine du niveau de maîtrise – et qui peuvent difficilement prétendre au statut de textes de recherche. Il est vrai que certains contributeurs sont des débutants, qu’il faut bien commencer un jour à publier, et qu’on ne peut qu’encourager l’enthousiasme qu’ils apportent à une littérature si décriée par ailleurs. En outre, la valeur n’attend pas toujours le nombre des années, pour preuve l’originale analyse des « restes » chez Olivier Rolin, due à Jorden Velthuijsen. La plupart des études présentées sont surtout des lectures, manquant de recul, et par suite de faible portée : elles n’apporteront guère à ceux qui préfèreront prendre la peine et tenter le plaisir de lire eux-mêmes. On n’associe pas à cette remarque le texte plus approfondi de Dominique Viart sur François Bon. Reste à savoir si la qualité des auteurs entraîne celle des critiques : Beigbeder, Angot, Bergougnioux, Darrieussecq, Soucy, Germain et consorts (voilà un bon test de notoriété, à quels prénoms ces noms ?) ne facilitent pas, à notre sens, la tâche. À l’inverse, d’autres apparaîtront pourvus de solides qualités apéritives, peut-être par la grâce de leurs critiques, et c’est ainsi que le lecteur de ce pavé pourra y contracter l’envie de devenir aussi lecteur de Grangé ou Volodine. Reste que, bons ou mauvais, on s’inquiète un peu de ce que ces auteurs deviendront, saisis si tôt par la pince et la lentille universitaires, pas forcément moins nocives que la petite lucarne décriée ici à propos d’Angot.
Feydeau. Jacques Lorcey, L’Homme de chez Maxim’s. Georges Feydeau, sa vie ; Du mariage au divorce. Georges Feydeau ; son œuvre (Séguier, 2004, 2 vol., 296 et 250 p., 29 € chaque volume). Ces deux volumes sont une mine d’informations, hélas ! pas toujours vérifiées (s’agissant notamment de la biographie des acteurs) et dont la source est rarement donnée (comptes rendus de pièces dans la presse). Ces informations, certes, fourmillent, mais finissent par faire perdre au lecteur la ligne générale. Pour résumer : Georges Feydeau n’a finalement été, en son temps, qu’un auteur et acteur de comédies de salon, puis de Boulevard, qui n’a jamais rêvé que de médailles de la Légion d’honneur et d’entrer un jour à la Comédie-Française (ce qui n’enlève rien à son mérite, au contraire). Mais comme le déplorait son premier lecteur, François Caradec, avant la première publication de l’ouvrage (Table Ronde, 1972), « ceci n’est pas un livre ». Près de cent pages du deuxième volume sont consacrées au résumé de l’intrigue des pièces ; le résumé de la carrière de Feydeau par l’abbé Bethléem – deux pages dans son compendium Les Pièces de théâtre (1935) – aurait largement suffi et produit un heureux contre-effet. Un Index, plutôt redondant, des pièces citées (puisque déjà données dans l’ordre chronologique, puis encore dans l’ordre alphabétique), mais pas d’index des personnes, et ce n’est pas le misérable Index des « Quelques interprètes » qui y supplée. Bref, un seul volume aurait suffi, notamment pour le portefeuille du lecteur.
Flaubert. Juliette Frølich, Flaubert. Voix de masque (Presses universitaires de Vincennes, 2005, 140 p., 18 €). Il s’agit du dernier livre de Juliette Frølich (Université d’Oslo), prématurément décédée en 2004. Sous cette appellation de Voix de masque (que le romancier utilise pour caractériser le personnage de Félicité dans les brouillons d’Un cœur simple), le critique propose un essai visant à penser cet objet instable qu’est la voix de Flaubert en sa prose, une voix qui se revendique comme impassible et se colore pourtant d’une infinité de nuances, venant, d’une part, de son rapport intime avec la voix d’un conteur, et, d’autre part, d’un rythme théâtralisant soutenu par un recours calculé aux pauses et aux blancs. Alors que Walter Benjamin opposait conte et roman, et considérait L’Éducation sentimentale comme « l’ultime modèle du genre » romanesque, Juliette Frølich voit dans l’art du chroniqueur, et chez Hérodote en particulier, « l’idéal même de la prose inlassablement recherché par Flaubert », celui où la prose se borne à « faire montre ». Le critique commence par souligner à quel point la voix et l’écriture sont intrinsèquement liées chez Flaubert par le truchement du gueuloir, sorte de laboratoire où la prose s’expérimente et s’amende au rythme de ses proférations, presque de ses vocalisations successives. Pour toute œuvre, indépendamment des siennes propres, Flaubert prônait d’ailleurs la lecture à haute voix, seul exercice permettant la communication de l’œuvre, et surtout la communion en l’œuvre. Cette véritable poétique de la voix se discerne de manière particulièrement claire dans le travail des incipit des différentes productions flaubertiennes. L’importance de la voix est ancienne et fondatrice : le jeune Gustave a commencé à écrire à l’école des chroniqueurs (voir sa composition historique Louis XIII, rédigée en 1831). En accord avec la primauté accordée aux choses, la voix pose les bases d’une poétique qui se donne pour but d’« émouvoir sans dire l’émotion » et donc de « faire parler les choses, silencieusement », particulièrement en recourant à la lumière et à ses jeux. Si la présence d’une voix personnelle est souvent perceptible (l’analyse génétique du célèbre « Nous étions à l’Étude… » le montre aisément), elle ne peut être dissociée d’une pratique du masque et du masquage qui, au cours de la genèse des textes eux-mêmes, vise à créer une « tonalité neutre, atone ». Autre « bouche d’ombre », la « voix de masque » de Flaubert ne se comprend qu’en relation avec la fascination exercée sur le romancier par Hugo et son romanesque de l’excessif : la voix « blanche » de Flaubert est celle de « l’émotion retenue ». Elle se construit rythmiquement et graphiquement à l’aide de grands blancs, comme le manifestent Salammbô et ses « béances » qui, à l’instar du Cri de Munch, « s’articulent comme d’autres orifices étouffant des cris, tout aussi étranglés ». La « voix de masque » trouve enfin son complet achèvement dans Trois Contes, lieu par excellence de l’effet de sourdine, aux confins de l’indicible, voire du silence.
Fraigneau. André Fraigneau, C’était hier : chroniques du XXe siècle, texte établi par Dominique Villemot (Rocher, 2005, 160 p., 15,90 €). Pas de doute, le XIXe siècle n’a fini de mourir que dans les années 1950. C’est ce qu’on se dit en lisant ce recueil de chroniques parues de 1949 à 1960 dans diverses revues et magazines parisiens. Malgré la Seconde Guerre mondiale, un certain monde continuait vaille que vaille, celui de Christian Bérard, de Cocteau, de Marie Laure de Noailles. On pouvait encore, comme le fait André Fraigneau, vagabonder tel un simple Barrès dans des « villes d’art » telles que Venise, Bruges et Rome. Bref, un certain esthétisme et une certaine vie cosmopolite étaient encore possibles. Ces chroniques sont cependant surtout parisiennes, et le hasard de l’actualité y conduit Fraigneau à travers livres, expositions, spectacles, concerts, musées et réceptions. Parisiennes, certaines le sont même excessivement, reflétant uniquement le dernier film, le dernier vernissage, la mode, voire « la farandole étincelante de nos vitrines parisiennes ». L’auteur promène sur tout cela un regard à la fois hédoniste et agile. Des naïvetés d’époque, çà et là, comme celle qui consistait à ranger le professeur Mondor parmi les « écrivains » aux côtés de Cocteau et de Malraux. L’auteur éprouve par ailleurs le besoin d’exhorter la jeunesse française à suivre tel ou tel exemple, comme si cette jeunesse pouvait suivre des conseils. Mais Fraigneau souffre d’une certaine déréliction de la France, et ce sentiment le pousse, romantisme à part, à citer au moins autant Barrès que Mallarmé, ce qui, soyons juste, ne l’empêche pas de vanter aussi Dali ou Rilke. Écrites au fil des jours et de l’actualité, ces chroniques se lisent agréablement. On y voit, parfois, poindre le véritable XXe siècle, celui de la télévision et aussi celui de la récupération de la jeunesse, lorsque Genet déclare à Fraigneau que la jeunesse d’aujourd’hui « ne vit plus que par volonté de représentation » et qu’il s’agit pour elle « de ressembler aux couvertures de magazines, aux affiches de film » – ajoutons : aux gagnants des jeux et « reality shows » de la télévision. À propos du progrès, une piquante notation : « Léonard de Vinci n’envisageait pas que l’avion servirait à autre chose qu’à bombarder de neige les pavés brûlants des villes italiennes pendant l’été. »
Frénaud. Jean-Yves Debreuille, La Voix et le geste. André Frénaud et ses peintres (La Baconnière, 2005, 322 p., 25 €). Ce livre est une vraie et forte réussite, et l’on aimerait disposer d’un tel ouvrage pour d’autres figures poétiques importantes du XXe siècle. D’abord parce que la mise en pages est bien pensée, la qualité et le nombre des reproductions dignes de l’objet étudié : c’est la moindre des choses, dira-t-on, encore faut-il trouver des éditeurs capables de produire un tel ouvrage. Non pas le luxe (parfois inutile) d’un livre d’art, mais l’élégance, la tenue, la juste sobriété d’une publication qui respecte son objet. Au-delà de cet aspect, il faut dire qu’André Frénaud se prêtait merveilleusement à une telle investigation concernant les livres réalisés avec le concours de divers artistes : il y a chez lui une claire pensée d’une création en devenir, relancée et nourrie du regard porté par un artiste ; loin que ces ouvrages particuliers paraissent ainsi marginaux dans son œuvre, ils en éclairent pleinement un aspect fondamental et se révèlent des lieux, des occasions où quelque chose se joue vraiment pour une création renouvelée, et d’abord pour le poète lui-même. L’intérêt de Frénaud pour une telle démarche a fini par faire naître un vrai corpus, riche de sa diversité même, qui permet de croiser notamment Alechinsky, Bazaine, Fautrier, Léger, Masson, Mirò, Ubac et Vieira da Silva, et de traverser, de traverser encore les textes de Frénaud, de les entendre aussi dans la confrontation aux répliques par l’image. Du reste, ces ouvrages sont, pour la plupart, d’accès trop difficile pour ne pas saluer ce livre au motif premier qu’il permet au plus grand nombre d’avoir accès, même partiellement et de seconde main, à ces pièces rares. Encore fallait-il qu’elles donnent lieu à un discours critique qui en rende compte avec acuité, sans dénaturer l’œuvre à quatre mains que constitue chaque ouvrage. Pour une telle entreprise, Jean-Yves Debreuille a su rassembler des spécialistes de la poésie du XXe siècle (certains sont aussi poètes), dont les approches se complètent et qui trouvent à s’approprier avec intelligence le livre qu’ils présentent et commentent. Une quinzaine d’ouvrages nés de la rencontre entre Frénaud et un artiste donnent ainsi lieu à analyse, dont la part descriptive permet de comprendre la nature du livre en question. Ces analyses adoptent des points de vue – et des modes d’écriture – différents, de l’érudition la plus haute à la posture la plus théorique. Mais toutes gardent à l’esprit l’enjeu des ouvrages examinés et s’attachent à en rendre compte pour mieux mettre en valeur les textes de Frénaud et le travail de l’artiste impliqué, et surtout la confrontation, la coexistence, l’effet de miroir ou de réplique, la dynamique produite par cette association. Dans un texte liminaire, Jean-Yves Debreuille évoque simplement, en s’appuyant sur Frénaud lui-même, les enjeux de ce que le poète considérait comme « deux approximations inventivement différentes pour la réalisation d’un même « projet » ». Ce livre donne envie de relire Frénaud, de replonger dans l’œuvre des artistes croisés au fil des pages et de prendre dans ses mains ces œuvres rares, dans tous les sens du terme…
Frrt ! Louis Gamichon,1900, Quelle Belle Époque (Bellier, 2005, 204 p., 25 €). Petit livre anecdotique, sans intérêt littéraire.
Histoire. Le Moi, l’Histoire, textes réunis par Damien Zanone (Ellug, 2005, 192 p., 22 €). C’est à l’examen d’une période essentielle de l’histoire des récits à la première personne qu’invite Damien Zanone dans ce passionnant collectif, dont l’objet est d’emblée précisé à l’aide de cette citation tirée du Diable aux champs de Sand : « Il est des époques historiques où la vie individuelle semble s’effacer de la vie générale ; mais si on y regarde de plus près, on voit que, tout au contraire, les préoccupations personnelles prennent une importance d’autant plus grande, aux époques de trouble et d’incertitude, que l’on est surexcité par la vie générale. » La première moitié du XIXesiècle est précisément l’une de ces époques, celle où la dialectique entre le moi et le monde fut la plus complexe et la plus productive, ainsi qu’en témoignent notamment les Mémoires d’outre-tombe, qu’analysent Damien Zanone et Jean-Claude Berchet. Chez Chateaubriand, le sujet et son époque ne sont plus hétérogènes ; l’écrivain n’a plus à choisir entre la tradition aristocratique et le modèle rousseauiste ; ces deux réalités sont chez lui consubstantielles, la personne même du mémorialiste devenant l’expression métaphorique du monde. Mais cette synthèse est restée sans véritable postérité : les bouleversements introduits par la Révolution, qui a fait de chaque individu à la fois un citoyen et une pure intériorité (voir Tocqueville), se sont par la suite résolus avant tout au profit de l’exploration du moi. C’est précisément la raison pour laquelle il est si intéressant de montrer que chez les grands écrivains de la période – Madame de Staël (François Rosset), Stendhal (Marie-Rose Corredor), Sand (Béatrice Didier), Tocqueville (Anne Vibert), Michelet (Paule Petitier) –, le sujet et le monde furent en quelque sorte à la hauteur l’un de l’autre. Ce volume est un complément nécessaire aux études traditionnellement consacrées aux récits de l’intime.
Houellebecq. Denis Demonpion, Houellebecq non autorisé, enquête sur un phénomène (Martin Sell, 2005, 377 p., 20 €). Une enquête qui en apprend moins sur Michel Houellebecq – un nom d’emprunt remplaçant un assez plat « Michel Thomas » – que sur le « phénomène » qu’il est devenu et dont il a été le premier acteur. L’auteur a interrogé de nombreux témoins ayant connu l’écrivain en différentes circonstances de sa vie. Le personnage qui se dessine est assez insaisissable, peu sympathique et menacé par lui-même, car la roublardise peut coexister avec des tendances dépressives. Michel Houellebecq, grantécrivain, comme dit son ami et soutien constant Dominique Noguez ? Pour l’instant, on se contentera de dire que son œuvre est un des reflets d’une époque qui a perdu ses marques et qui se demande si cela vaut la peine d’en chercher de nouvelles.
Hugo (1). Philippe Vilain, Jean-Luc Chapin, Retours à Hugo (Confluences, 2005, 80 p., 22 €). Cet album se présente comme « un parcours d’images et de mots » réalisé à l’initiative du musée Victor Hugo de Villequier, lieu hanté par les fantômes de Léopoldine et Charles Vacquerie. C’est le chagrin d’un père soulevé par le deuil que restituent avec sensibilité les photographies de Jean-Luc Chapin. Certains clichés n’évitent pas toujours des effets de mise en scène un peu gauches – on n’échappe pas plus aux « voiles au loin descendant vers Harfleur » qu’à la poupée de porcelaine aux pieds d’une coiffeuse inhabitée –, mais l’émotion passe ailleurs à travers bien des reflets et bien des ombres portées. Le texte de Philippe Vilain n’a pas cette sincérité. Il se voudrait une profonde réflexion sur la mémoire, la mort, la photographie, la littérature et finalement… Philippe Vilain (sa vie, son œuvre), qui ne s’avoue pas pour rien versé dans l’autofiction. De « fonction performative » en « être-là d’écriture », de « présence / absence derridienne » en « signifiants visuels », on débouche sur de hautes vérités : si « la photographie ne transmet pas la réalité, mais une illusion de la réalité », elle est cependant « la captation d’un fragment de réalité à un moment donné et dans un espace donné ». Fichtre, certains de nos contemporains ne se lèvent pas pour rien ! Heureusement que tout cela ne se prolonge pas trop et que les photographies conservent, si l’on peut dire, le dernier mot.
Hugo (2). Actualité[s] de Victor Hugo, sous la direction de Frank Wilhelm (Maisonneuve et Larose, 2005, 422 p., 32 €). Le bicentenaire n’est toujours pas terminé, du moins en ce qui concerne les publications plus ou moins différées des multiples colloques tenus dans le monde à cette occasion. Celui dont nous avons ici les actes présente l’originalité de s’être tenu au Luxembourg. Le Grand-Duché, comme le souligne la quatrième de couverture, fut « relais touristique et pays-refuge pour le grand Romantique entre 1862 et 1871 ». Il y existe aussi, depuis 1935, à Vianden une Maison de Victor Hugo « dont la muséographie a été entièrement modernisée pour le centenaire de 2002 ». On retrouvera dans ce volume, sur des thèmes pas toujours neufs, quelques-uns des usual suspects. Frank Wilhelm souligne d’ailleurs sa proximité personnelle avec Paris-VII, « laboratoire de formule 1 par excellence de la recherche hugolienne ». Parmi des communications généralement de bon niveau (celles portant sur les relations de Hugo avec la Belgique et avec le Luxembourg ne sont pas les moins intéressantes), signalons aux amateurs de logogriphes celle de Jean Maurel, qui vaut son pesant d’ouvrages soldés des années 70. Échantillon : « Le lion fécal, anal, le rugissant typhon de Waterloo aura porté son champ de bataille à bout de bras comme une Babel couchée, lui aussi, un coin, une pointe de pages en forme de grand A couché sur le sol, submergée par les vagues d’une mêlée dont la complexité confuse écrit à la fois la vanité orgueilleuse oppressive et sa résolution explosive dans la fulguration flagrante d’un désastre monstrueusement lumineux s’il éclaire en cri énigmatique, de liberté dans les signes de la mêlée du sens. » On se reposera un peu de ces vaticinations avec l’article de Frank Laurent sur « Victor Hugo, la République et la Commune ». Notons aussi, plus original, les extraits d’une pièce de Jean-François Prévand intitulée Hugoethe, où l’on voit Hugo dialoguer avec le spectre. Le Grand-Duché de Luxembourg a la chance d’avoir un « Ministère des classes moyennes et du tourisme », partenaire de cette entreprise : voilà une idée à reprendre.
Ingres. Lettres d’Ingres à Gilibert, édition établie, présentée et annotée par Daniel et Marie-Jeanne Ternois (Champion, 2005, 560 p., 100 €). Comme on se trompe souvent sur soi-même ! Ingres détestait peindre des portraits et ne s’y résignait que comme à une corvée mondaine inévitable. C’est un des refrains de cette remarquable correspondance adressée à son meilleur ami, l’avocat montalbanais Jean-François Gilibert (1783-1850), puis à la fille de celui-ci, Pauline Gilibert. Elle nous montre le peintre consacrant toutes ses forces, ses soins et ses préoccupations, à de grandes machines comme Le Vœu de Louis XIII et L’Apothéose d’Homère, qui nous semblent aujourd’hui d’un ennui et d’un académisme accablants. Ne faut-il pas aussi regretter qu’Ingres n’ait jamais pu réaliser son désir de se consacrer au paysage, désir avoué dans une lettre à Gilibert écrite de Florence en 1823 ? En revanche, quelle admirables effigies que la plupart de ses portraits peints, et aussi les dessins exécutés durant ses séjours à Rome pour des raisons souvent alimentaires ! On trouvera reproduit ici celui qu’il peignit de Gilibert vers 1805, et qui, sans être un chef-d’œuvre (il suffit de comparer au portrait, presque contemporain, de Granet, et surtout au dessin fait en 1829 du même Gilibert), est une belle chose – moins cependant, peut-être, que le merveilleux crayon représentant Pauline Gilibert, où passe une ardeur rêveuse à la Chassériau, qui en dit long sur le lyrisme que les femmes inspiraient à Ingres. Ces portraits du père et de la fille sont les symboles de la si profonde et si forte amitié qui les unit au peintre et qui parcourt toute cette correspondance de quatre-vingt-douze lettres (1820-1862). Disons tout de suite que l’édition qu’en ont procurée Daniel et Marie-Jeanne Ternois mérite les plus grands éloges. Elle est faite avec un soin et une science de chartiste extraordinaires (longue et riche introduction, annexes, copieuse bibliographie, tables, index, etc.), et représente le fruit de plus d’un demi-siècle de recherches personnelles. Ces lettres avaient d’abord été publiées en 1909 par Boyer d’Agen, mais avec quantité de tripatouillages et même de passages censurés : l’édition actuelle est faite sur les originaux autographes, miraculeusement retrouvés dans un panier de chiffons au fond d’un placard de campagne… Cela en valait assurément la peine, car toutes ces lettres, écrites au fil de la plume et sans apprêt, sont remarquablement intéressantes. On y voit non seulement l’artiste aux prises avec ses créations comme avec la société, mais l’homme privé et l’ami attentif et sûr. On y voit aussi quel regret eut toujours Ingres de son Montauban natal, où il ne devait plus jamais revenir après 1826, et quel terrible souci furent par ailleurs pour lui ses deux sœurs, dont l’une au moins se montra scandaleusement indigne et le grugea sans scrupules : « Il n’y aura donc pas que Napoléon qui aura dû combattre contre sa propre famille ! » gémit-il. Au fil des lettres se déroule toute la carrière d’Ingres : son échec au Salon de 1819, qui le mortifia ; son premier grand succès avec Le Vœu de Louis XIII, la faveur de Charles X, puis celle de Louis-Philippe et ensuite de Napoléon III, les commandes officielles, les honneurs… Toutefois, à l’instar de Poussin, le peintre préférait Rome à Paris, et n’aimait guère le monde : « Je ne vais plus guère dans le monde, du tout, car toujours je m’y enrhume », écrivait-il assez drôlement à Pauline Gilibert en 1857. Si la littérature a la portion congrue dans cette correspondance (pourquoi un peintre devrait-il obligatoirement s’y intéresser ?), la musique y tient une place de choix : Mozart, Beethoven, Gluck et également Haydn, qu’Ingres met au pinacle. Un autre leit-motiv de ces lettres, plus inattendu, est la gastronomie du Tarn-et-Garonne : Ingres raffolait notamment de ces dindes truffées que son vieil ami lui envoyait régulièrement, tout comme du millas, des cuisses d’oie, du vin du Fau, des pêches et des raisins de Montauban. Les pêches, notamment, lui inspirent des accents enflammés : « Ces belles pêches, belles comme le prisme d’un beau soleil couchant du midi aux couleurs d’or et de feu, et le goût digne des dieux et de l’âge d’or… » Cette correspondance nous fait ainsi surprendre souvent un Ingres intime et quotidien bien attachant. Mais il y a mieux, et plus humain encore. Les lettres écrites à Pauline Gilibert après la mort de son père, par le peintre, qui la considérait presque comme sa fille, sont extrêmement émouvantes. On ne peut les lire sans y sentir une grande tendresse. Elles montrent que celui qu’on a souvent considéré comme un doctrinaire sec et buté, était en réalité un homme très sensible, d’une fidélité exemplaire en amitié et dont l’affection se reporta sur la fille de son ami disparu. Pas de doute : sous la redingote, Monsieur Ingres avait un cœur.
Intellectuels. Gérard Noiriel, Les Fils maudits de la République. L’avenir des intellectuels en France (Fayard, 2005, 329 p., 20 €). Mais que faisait le directeur de collection quand Gérard Noiriel lui a apporté son manuscrit ? On peut sauter les cent premières pages, qui ne sont qu’une suite de références bibliographiques plus ou moins bien digérées. L’auteur, en historien, se propose de revisiter l’histoire des intellectuels, ou de la catégorie des « intellectuels », de l’affaire Dreyfus à nos jours, mais place déjà étrangement dans la même « deuxième génération » Nizan et Sartre. En arrière-fond se profile la question qui s’était posée au moins à partir de Platon : le philosophe peut-il être Roi ? Mais dans l’historique, s’il retient, encore que fort brièvement, Auguste Comte, il saute carrément Hegel. L’historien n’est pas philosophe. Le livre ne commence donc en fait qu’à la page 103, et son vrai sujet, comme le titre le nouveau chapitre, apparaît enfin : « L’intellectuel de gouvernement ». Et là, avec ses pinces brussel, Gérard Noiriel fait merveille. Cent pages de délectation sur les changements de veste et le « recentrement » de nos intellectuels, historiens-journalistes, qui tiennent aujourd’hui le haut du pavé, de la presse à la télévision, et qui n’hésitent pas à se compromettre, aux dépens de leurs compétences et de leur savoir, avec le pouvoir politique. Ayant alors épuisé son souffle, c’est bien timidement que l’auteur essaie de sauver les « fils maudits ». Il devrait prendre des leçons de polémologie.
Le Clézio. Lectures d’une œuvre. J.-M.G. Le Clézio, ouvrage collectif coordonné par Sophie Jollin-Bertocchi et Bruno Thibault (Éditions du temps, 2004, 191 p., 16 €). « Ce collectif international réunit plusieurs des meilleurs spécialistes d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord autour du thème de l’intertextualité et de l’interculturalité dans l’œuvre de J.-M.G. Le Clézio. » Quand le prière d’insérer entonne en ces termes une problématique crispante et fluette, c’est moins pour la majesté de la forme que pour le tableau de la réalité que la sobriété du style se conduit de la sorte. « Intertextualité » s’entend en effet là dans les sens les plus variés : la diversité des thèmes, des approches, est reine. Le lecteur ordinaire, celui qui cultive des préférences, choisira à loisir parmi ces textes, aux deux tiers de main de dame, ceux qui flatteront sa manie. Notant qu’il est usuel de partager le corpus leclézien en deux périodes, avant et après la quarantaine – sonnée pour JMG le 13 avril 1980 et titre donné, quinze ans après, à un épais roman présenté comme une récriture du Procès-verbal – pour relever que ce processus, l’écrivain, par un rêve de symétrie assez forcé, avait envisagé de l’appliquer à toute son œuvre romanesque d’avant 1980, il eût été regrettable et même incompréhensible que Margareta Kastberg Sjöblom, spécialiste de l’approche lexicométrique, ne s’intéressât pas à la mise en évidence des caractéristiques fréquentielles comparées de quatre romans de Le Clézio parus entre 1980 et 1995, nommément Désert, Étoile errante, Onitsha et La Quarantaine. Corpus de base, ces romans ont en commun de conjuguer dans leur trame une partie normale, de style simpliste, et une mythologique, de style plutôt biblique. Le programme Hyperbase permet à Margareta Kastberg Sjöblom de former huit sous-corpus, au sein desquels son analyse s’applique à vérifier si les écarts fréquentiels que, soit en plus, soit en moins, dégagent par rapport à la moyenne (déduite des données d’une base représentative de l’usage vernaculaire : la base de données Frantext est l’élue de Margareta Kastberg Sjöblom) les huit sous-lexiques associés, dénoncent, comme il y a lieu de le présumer, des constantes propres aux styles des huit sous-corpus ainsi construits. Le lecteur aura compris que, si c’est bien le cas, l’analyse aura fait un grand pas pour que la reconnaissance du style leclézien cesse d’être réservée à nos boutefeux et tombe dans le domaine numérique. De là que nous puissions confier à notre ordinateur la lecture de toute nouveauté de cet auteur ou d’un autre apparenté, il n’y a qu’un pas, que Margareta Kastberg Sjöblom s’empresse de ne pas franchir, car elle ne nous tient point pour sots et se garde de fausser l’émoi dont elle a su créer le germe en nos lobes frontaux. Si Frantext vous lasse vite et que vous ne maîtrisiez pas encore Hyperbase, admettons qu’une autre base intertextuelle prometteuse quant à Le Clézio, c’est la BD. Chacun sait que les premiers succès littéraires de JMG furent, en primaire, ses romans dessinés. S’il renonça à concurrencer Pratt, Forest, Gillon, Giraud, Druillet, Tardi, Mañara, Bourgeon, Pétillon, Goetzinger, Bretécher, c’est pour cette raison qu’il ne parvenait pas à bien dessiner les mains (les pieds non plus, mais il existe en BD plusieurs moyens pour que les personnages gardent leurs souliers). Telle est la raison pour laquelle il se consacra à l’aquarelle, puis singulièrement à la nouvelle et à ce genre un peu de biais qui parut d’abord procéder de Robbe-Grillet, mais, finalement, la quarantaine doublée, fait plutôt songer à Stevenson (sans le suspense), à Conrad (sans la menace), à Jack London (sans la blancheur des crocs), à Salinger (sans le comique) et qui fait qu’Angelo Rinaldi a pu se flatter d’identifier vite, à une qualité toute particulière d’ennui impeccable, entre mille une page de Le Clézio. Outre Margareta notre favorite, tentent d’explorer Le Clézio : Claude Cavallero, Bruno Thibault, Bénédicte Mauguière, Isa Van Acker, Jean-Xavier Ridon, Madeleine Borgomano, Miriam Stendal Boulos, Sophie Jollin-Bertocchi, Thierry Léger, Véronique Pagès-Jodlowski. Sur la BD rien de décisif, disons-le. Sur la chanson, une exploration, par Sophie Jollin-Bertocchi, de ce qui, parmi les références du Niçois d’Albuquerque, justifie qu’on l’ait appelé – sur sa manière – « le premier écrivain pop français ». Isa Van Acker signe deux contributions, la seconde sur le rapport de Le Clézio au cinéma. Le lecteur qui aura saisi, entre les lignes qui précèdent, que ce volume n’est pas une franche partie de nain jaune à toutes les pages aura montré de l’esprit, et du meilleur. Seul un Leclézien féru d’identité en jouira sans mélange.
Lecture. Histoires de lecture XIXe-XXe siècles, présentées par Jean-Yves Mollier (Société d’histoire de la lecture, Bernay, Matériaux pour une histoire de la lecture et des institutions, vol. 17, 2005, 152 p, s.p.m.). Le séminaire de 2003-2004 animé par Jean-Yves Mollier à Saint-Quentin-en-Yvelines a donné lieu à la production de travaux concernant le « continent livre » sur la « planète lecture » au cours des deux derniers siècles. Travaux excellemment résumés par lui dans son introduction. Noë Richter, le pionnier bien connu, revisite l’histoire de l’histoire de la lecture en France. Loïc Artiaga expose les résultats de ses recherches sur les bibliothèques catholiques avant 1914, en France et au Québec. Laure Léveillé et Bernadette Seibel retracent dans deux articles distincts les origines du service public de lecture depuis le Second Empire et démontent le mythe du retard français en ce domaine. Dans une section sur les instruments de la lecture, Isabelle Saint-Martin analyse le catéchisme en images. Ceux qui n’ont pas pu lire la thèse de Ségolène Le Men sur le sujet trouveront ici un digest de ses recherches sur les abécédaires illustrés, qu’ils compléteront par l’étude d’Anne-Marie Chartier sur la genèse du manuel moderne. Jean Hébrard et Nathalie Ponsard se sont quant à eux intéressés aux lecteurs, cette dernière avec un examen particulièrement intéressant des lectures ouvrières au XXe siècle, plus riches et plus complexes qu’on ne le pense. Tous ces travaux démontrent une fois de plus qu’on ne saurait séparer l’histoire littéraire de l’histoire du livre, de l’histoire des lecteurs, de l’histoire des méthodes de lecture, et encore moins de l’histoire politique et sociale, ainsi que de leurs institutions. Lire ne va jamais de soi, et cet acte de liberté individuelle et collective n’a jamais cessé de rencontrer des volontés de l’interdire ou de le canaliser. Aujourd’hui où tout est permis ou presque, les formes de la résistance ont changé et sont devenues plus insidieuses : lire est devenu à la fois plus facile et plus difficile, et nul ne sait ce qu’il en adviendra.
Liège. Jean-Bernard Pouy et Joe G. Pinelli, Sirop de Liège (Estuaire, Liège, 2005, 118 p., s.p.m.). L’adresse postale d’Estuaire situe l’éditeur rue du cimetière, du côté de Blandain-Tournai. Avec cette saga, récit signé de Pouy, dessins de Pinelli, il y a en effet de quoi mourir de rire. Digne des Deschiens pour la sociologie, de Ça s’est passé près de chez vous pour le rythme et la thématique, ou encore d’un film de Kusturica pour l’entrecroisement délirant des humains et des animaux, ce récit promène le lecteur à toute allure à travers les aventures d’un petit monde de personnages particulièrement variés (un poisson, un chien, un chat, un livre, un string, une vieille bagnole, quelques humains plutôt pittoresques, etc.), dont les monologues intérieurs s’enchaînent par pure synecdoque. Et tous (se) parlent la même langue, argotique, savoureuse, colorée, bourrée d’expressions truculentes et de références enracinées dans le quotidien de Liège et des alentours (le livre est dédié « aux ouallons »). « Plus vulgaire, t’es d’Anvers » : vrai ou faux proverbe ? Il y a même de la culture, avec des allusions à Kant et (inévitable) à Simenon (Les Gens d’en face, 1933). Les illustrations, beaucoup plus sages, tempèrent le tout.
Littérature enfantine. Alison Lurie, Il était une fois.. et pour toujours. À propos de la littérature enfantine (Rivages, 2004, 261 p., 21 €). Si on peut lire d’un œil distrait un article d’Alison Lurie sur de vieux classiques (Les Quatre filles du Dr. March, Oz, etc.), l’indulgence se mue en agacement dès que la vieille dame de Cornell sort du champ balisé de la biographie et du cours de littérature premier cycle. On découvrira alors, entre autres jugements essentiels, que toute œuvre « à très gros succès attire des détracteurs et des admirateurs de toute sorte » ou si la majorité des livres pour enfants « les plus appréciés » sont anglo-saxons, c’est que ces derniers restent de grands enfants, alors que le reste du monde n’a pas cette chance, où, dès cinq ans, on devient un petit adulte (au fond de la mine, sans doute). Beaucoup d’idées reçues pas toujours jeunes étayent donc cette « lecture savante et personnelle, instructive et piquante », c’est-à-dire exactement une collection de notes de lecture de The New York Review of Books (on appréciera l’élégance de l’éditeur qui passe sous silence les références des ouvrages qui servent de support). L’américanocentrisme est la plus grande faiblesse de cet ouvrage, à la fois parce qu’il s’agit d’articles de circonstance destinés à un public américain et non spécialisé, d’où bavardage et paresse des analyses, biographisme et excès de résumé d’ouvrages, ensuite parce que l’auteur semble à la fois ignorer qu’il existe une littérature de jeunesse hors des États-Unis (où elle n’est pourtant guère brillante, sous la coupe des psychopédagogues politically correct), et encore moins une critique. Il est ainsi gênant de sembler ignorer toute la contre-culture européenne et notamment allemande en la matière : relever que « certains auteurs américains contemporains » renversent les conventions du conte dans les années 80, c’est effacer allègrement le 68 des enfants, Roald Dahl et Ungerer, en passant par les éditions Des Femmes. Ajoutons qu’il est pénible, quand on sait la réticence des éditeurs à importer la littérature critique étrangère, de voir traduire des productions aussi dispensables.
Maisons littéraires. Évelyne Bloch-Dano, Mes maisons d’écrivains (Tallandier, 2005, 384 p.,21 €). Depuis plus de dix ans, l’auteur tient, dans Le Magazine littéraire, une chronique consacrée aux habitations des écrivains de France et d’ailleurs. Le volume réunit cent de ces chroniques et se ressent un peu du genre. Des textes courts, qu’on lit rapidement (mais sans déplaisir), comme on feuillette un livre de cuisine ou le guide touristique d’une région où l’on a peu de chances de se rendre un jour. Des maisons attendues : Hugo à Guernesey, Loti à Rochefort, Rimbaud à Charleville, etc. Mais se trouve-t-il encore des lecteurs de Roger Martin du Gard à faire le déplacement du manoir du Tertre à Sérigny ? Un livre à remiser dans la boîte à gants de la voiture si l’on échoue dans une région qui déçoit. La littérature reste un refuge de plaine ou de montagne.
Mauriac. François Mauriac, D’un bloc-notes à l’autre, 1953-1969 (Bartillat, 2004, 880 p., 25 €). Jean Touzot exhume près de 250 articles ou éditoriaux inédits, exclus des publications antérieures du Bloc-notes. L’intérêt stylistique de ces documents d’une religiosité parfois suintante (flopée de débats sur « l’accélération de la grâce », la salvation de Barrès, le LSD « péché contre l’Esprit », etc.) est loin d’être toujours soutenu, et il y avait sans doute quelque motif à ce que ces pages soient écartées. Mais les spécialistes de Mauriac disposent ainsi d’un accès simplifié à un corpus peu accessible, et le propre du bon journalisme étant d’attraper une époque, les historiens (de la littérature ou tout court) trouveront ici pêle-mêle des réflexions sur le Maroc, l’Algérie, la politique de De Gaulle, la TSF, le « ratage en littérature », Tintin, Renan, Tocqueville, Mozart, Mansfield, Péguy, Étiemble, la NRf« vieille dame tondue », Claudel, Jammes, Camus, Corneille, Cocteau, et tiens, même Arcturus (l’étoile d’où dérivera le nom du héros de Goldorak). Un index conséquent accompagne cette Samaritaine.
Maurras. François-Marie Algoud, Actualité et présence de Charles Maurras. 1868-1952. 2. L’altissime, au service de la France et de l’Église (Chiré, 2005, 199 p., 26 €). Il ne s’agit pas ici d’histoires littéraires, ni d’histoire, ni de littérature, nul pluriel d’ailleurs, mais d’une mémoire singulière, voire sectaire, qui peut étonner, plus de cinquante-trois ans après la mort de « l’Altissime », par sa persévérance et son obstination à la vénération. Le principal objectif de cet ouvrage militant, où fleurit le mot-valise (« démoncratie »), semble de rapprocher Maurras, par-delà les condamnations vaticanes, le positivisme évident et le paganisme patent de l’auteur, de la « foi chrétienne, qualifiée ici de seule foi objective ». Pour ce faire, les auteurs ont rassemblé, plus que des études, des articles, souvent courts et peu informés, résumés répétitifs de la doctrine du maître, suivis de nombreuses « annexes », le plus souvent, des textes de Maurras lui-même. On n’y trouvera rien de nouveau sur l’auteur de L’Enquête sur la Monarchie, pas plus du point de vue historique que littéraire. Pourtant, une analyse stylistique de Maurras ne serait sans doute pas inintéressante. En observer, par exemple, la trace francienne (comme le maurrassien Gabriel Des Hons avait étudié la trace racinienne sur le style francien), en la comparant à son empreinte sur la phrase proustienne : ou comment deux écrivains bifurquent à partir de la même source. Étudier la propension frappante, dans le style épigonal de Maurras, au superlatif, qui suggère une impuissance à signifier l’évidence, propre à un thuriféraire de l’ordre établi et de l’état de choses révolu, miné d’abord par la raison et que la raison, retournée contre elle-même, voudrait rendre à l’évidence. La majuscule appartient aussi à ces protocoles d’enchantement impossible de l’acquis. Le recours à des termes d’une obsolescence provocatrice, tant intellectuelle que lexicale, l’évocation, voulue salvatrice, de réalités locales indignes de la hauteur de vue philosophique, prêterait même le flanc à une étude du kitsch maurrassien, forme sublimée de rétention qui va de pair avec son refus maladif de la mort (« On ne meurt pas », rapporte Massis, « et si Dieu changeait d’avis ? »). Ce déni semble moins l’expression saine de « l’instinct de survie » ni, chez l’agnostique, le signe de l’espérance divine, que l’incompréhension des chemins complexes empruntés par la vie pour se perpétuer, par-delà les individus, les coutumes et, bien entendu, les nations.
Mistral. Jean-Yves Casanova, Frédéric Mistral. L’enfant, la mort et les rêves (Trabucaire, 2004, 424 p., 25 €). L’essai consacré à Mistral par Jean-Yves Casanova est remarquable à plus d’un égard. Il l’est d’abord en ce qu’il se tient délibérément à l’écart des polémiques idéologiques ou politiques liées à l’occitanisme et au Félibrige. D’autre part, même s’il s’afflige du désintérêt pour Mistral chez les gardiens du canon littéraire franco-centrique, son essai ne veut pas être simplement une tentative de réhabilitation d’un poète qui serait considéré comme ringard. Bien sûr, on ne peut négliger le fait que la poésie française a fait un jour un choix entre ce que pouvait représenter, sous le patronage de Lamartine, le lyrisme mistralien d’un côté et la modernité incarnée par Baudelaire et ses successeurs, de l’autre. Mais ceci, indépendamment de la question de la langue, ne peut se comprendre que dans le contexte plus large de la seconde moitié du XIXe siècle. Jean-Yves Casanova, lui, a décidé de considérer en Mistral l’homme et le poète, indissolublement liés, liés encore à une terre et à des lieux qui ne sont pas réductibles à l’imagerie provençale de pacotille. Son étude, plus ou moins psychanalytique à l’occasion mais sans allégeance dogmatique, cherche donc à comprendre d’où, dans l’histoire personnelle de Mistral, ont surgi son désir d’écrire et les poèmes qui en sont issus. Il se livre pour cela à des lectures extrêmement attentives des sources biographiques et autobiographique en même temps que des œuvres, souvent revues sur les manuscrits, les plus célèbres comme les plus négligés, évitant ainsi de focaliser toute l’attention sur Miréio. L’analyse cherche des origines, comme il se doit, dans l’enfance. Les différents chapitres passent ensuite en revue les relations de Mistral avec son père, sa mère, son frère, etc., tout cela sans jamais perdre de vue les textes où ces figures apparaissent, fût-ce en creux comme dans le cas du frère. Il fallait aussi faire un sort aux figures féminines très particulières présentes dans l’œuvre et dans l’imaginaire de Mistral. Jean-Yves Casanova n’évoque qu’avec beaucoup de précautions ses aventures amoureuses et érotiques, dont on sait pourtant qu’elles furent multiples, diverses et intenses. Il préfère s’attacher au « mythe personnel » (l’étude doit beaucoup à Charles Mauron de manière générale) incarné dans la « chato », c’est-à-dire quelque chose comme une jeune vierge qui fuit mais concentre cependant toute une sensualité. Ce gros essai de plus de quatre cents pages mérite donc d’être lu avec attention, même quand on ignore la langue de Mistral, ne serait-ce que parce que de nombreuses questions de portée générale touchant la lecture littéraire sont abordées par l’auteur, mais aussi parce qu’il situe souvent la carrière poétique de son sujet par rapport à un contexte plus large, celui de la vie littéraire française de son époque, parisienne ou provençale. Il lui arrive aussi d’esquisser des rapprochements féconds, ainsi lorsqu’il suggère de comparer Mistral et James Joyce. Voilà qui donne envie d’aller y voir de plus près et, pourquoi pas, de s’initier aux beautés et aux nuances multiples des langues de Provence.
Montalembert. Charles de Montalembert, Journal intime inédit, tome IV, 1844-1848, texte établi, présenté et annoté par Louis Le Guillou et Nicole Roger-Taillade (Champion, 2005, 704 p., 105 €). Ce volume IV poursuit l’entreprise de publication du Journal intime de Montalembert. Les années 1844-1848 marquent à la fois l’apogée et le déclin de ce Pair de France, toujours prompt à défendre la liberté partout où elle est menacée d’étranglement ou de détournement institutionnel et politique. Les carnets publiés ici peignent un homme engagé dans les débats majeurs et les grandes controverses de son temps, notamment l’épineuse question de la liberté d’enseignement. En date du 16 avril 1844, Montalembert note : « Enfin jour de bataille. […] Je monte à la tribune et débite mon manifeste […], en réponse à l’infâme discours de Dupin et en faveur de la liberté religieuse. Je suis assez mécontent de mon débit ; l’aplomb me manque : et sans l’aide de mon manuscrit j’étais coulé. » Au delà de la circonstance à laquelle il se rattache, cet extrait est assez représentatif du style intime de l’auteur. D’abord, on rappelle que tout est affaire de lutte dans le cadre d’une Chambre où les mots ont un poids décisif, où l’éloquence est une arme. La vie du parlementaire est une bataille de tous les instants. Montalembert revendique pleinement cette condition de combattant : « Je suis un soldat et je dois avant tout me battre » (27 juin 1844). Soldat de Dieu sans doute d’abord, privilège qui lui inspire parfois des états lyriques supérieurs et surtout un dédain marqué pour les responsabilités politiques, les charges ministérielles. Montalembert ne veut pas être ce qu’il appelle un « homme pratique » : « Je dois et ne veux être qu’un pionnier, un précurseur, je dois et je veux continuer à combattre, à ouvrir la brèche, à y monter, au risque presque certain d’y périr » (13 juin 1847). Voilà qui est dit. Le deuxième aspect qui caractérise l’écriture du journal chez Montalembert, c’est bien sûr le retour quasi systématique sur ses prouesses d’orateur : a-t-il été ou non convaincant, a-t-il su ou non ébranler le camp des catholiques ? Le succès lui importe : « A deux h[eures] je monte à la tribune ; je parle pend[ant] deux heures avec un succès complet, malgré les violentes interrupt[ions] d’une partie de la Chambre… » (26 avril 1844). Ou bien, en date du 14 avril 1845 : « Encore un jour de succès inespéré et trop peu mérité, mais remporté pour la bonne et sainte cause. […] Je défends le principe de liberté générale, […] avec un succès entier. » Mais ni sa qualité de soldat du catholicisme, ni l’assurance de son éloquence ne libèrent Montalembert de ses doutes et de ses incertitudes. C’est là aussi l’intérêt du Journal intime que de montrer au jour le jour un homme, solidement campé sur ses convictions, hésiter, tergiverser, se reprendre : « Une lettre du P[ère] Guéranger qui m’exhorte vivement à parler ramène toutes les angoisses de l’incertitude. C’est là ce qu’il y a de plus cruel dans ma vie : ces tortures de l’indécision, des avis contradictoires sur les sujets les plus importants » (15 juillet 1845). Ainsi le Journal, lieu de concentration de la foi combative, est aussi l’aire privilégiée où résonnent les débats intimes que suscitent les grandes causes auxquelles Montalembert a apporté son soutien, son énergie et sa voix. Mais qu’on ne s’y méprenne pas : nulle part dans ces pages de carnets ne se répandent les déchirements et les coulées d’émotion d’un moi qui ne se contrôle plus. Tout au contraire, l’écriture se fait dense, elliptique ; elle consigne l’essentiel, c’est-à-dire ce qui, aux yeux de l’auteur, apparaît tel. D’où d’inévitables frustrations pour le lecteur curieux. Par exemple, lorsque Montalembert lit son portrait satirique dans Le Juif errantd’Eugène Sue, il se borne à noter la chose sans y insister : « Lecture de mon portrait satyrique par Sue dans son Juif errant » (11 octobre 1844). Mais qu’en a-t-il pensé ? Le silence vaut commentaire sans doute. Relisons ce portrait, pour conclure, car il comporte aussi, enveloppée dans les facilités de la caricature, sa part de vérité : « Il ne manque pas d’une sorte d’éloquence agressive et provoquante, et je ne sais personne qui donne à sa croyance un tour plus effronté, à sa foi une allure plus insolente ; son calcul est juste, car cette manière cavalière et débraillée de parler des choses saintes pique et réveille la curiosité des indifférens. Heureusement, les circonstances sont telles qu’il peut se montrer d’une audacieuse violence contre ses ennemis sans le moindre danger, ce qui redouble naturellement son ardeur de martyr postulant. »
Mounet-Sully. Anne Penesco, Mounet-Sully. « L’homme aux cent cœurs d’homme » (Cerf, 2005, 617 p., 59 €). Anne Penesco offre ici un vrai morceau de bravoure, un vrai travail de fort des halles, tant la documentation amassée est impressionnante. Outre le fait de s’être appuyée sur le riche fonds de la Bibliothèque de la Comédie-Française, elle a écumé les critiques parues dans la presse qui s’intéressa à la carrière de Mounet-Sully – c’est-à-dire toute la presse. Car Mounet-Sully fut en son temps bien plus qu’une immense vedette : un mythe vivant, au même titre que Sarah Bernhardt. Il passa, à juste titre, pour avoir renouvelé l’art de la Tragédie. Anne Penesco présente un catalogue exhaustif de ses pièces, avec le détail des mises en scènes, des réactions tant des critiques que de certains spectateurs célèbres. Certes, l’égrenage, la litanie des rôles pourra sembler un peu fastidieux ; le lecteur s’y égarera parfois, s’il n’est pas du pays. Mais l’auteur a la grâce d’écrire dans un style agréable et précis. En outre, pouvait-on s’y prendre autrement pour réaliser ce travail définitif ? Le jeune Jean-Sully Mounet est issu d’un milieu protestant où l’on ne badine pas avec le goût de l’effort et le don de soi. Ses origines lui serviront de fil conducteur durant son existence. Son enfance, ses études, il les passe à Bergerac. D’abord attiré par la musique et la peinture, il se tourne vers le théâtre et monte à Paris en 1866. Admis au Conservatoire en 1868, dans la classe de Bressant, puis dans celle de Beauvallet, et ne réussissant que médiocrement, il part chercher l’aventure et atterrit, par hasard, à l’Odéon, où il débute dans Le Roi Lear, aux côtés de Taillade, Réjane et Sarah Bernhardt. En 1872, bonheur suprême, il entre à la Comédie-Française, qu’il ne quittera jamais. « Dis-le à tout le monde maintenant, crie-le sur tous les toits… je suis de la Comédie-Française », écrit-il à sa mère. Il y débute par le rôle d’Oreste d’Andromaque et se paie le toupet de demander à Banville de venir l’encourager. Plus qu’un triomphe, ce sera une révélation ! À Banville, viendra bientôt s’ajouter Hugo. En 1873, il devient l’amant tourmenté de Sarah Bernhardt, laquelle, rapidement, lui signifie son congé par une lettre de rupture qui mériterait de figurer en bonne place dans les anthologies : « La plante est solide chez vous… (la prochaine fois) choisissez mieux votre vase. » La métaphore est rafraîchissante et en dit long sur l’expérience de Sarah en matière de tiges… En 1876, Mounet-Sully rencontre sa première épouse, Georgette Barbot, qui a déjà un enfant. L’acteur se comporte en vrai père avec lui et le dirige par ses conseils. Il aura la joie de le voir réussir comme auteur dramatique sous le nom d’André de Lorde. En revanche, il verra mourir en bas âge les deux fils que lui donnera sa femme, ainsi que celui qu’il aura de l’actrice Jeanne Rémy. En 1881, il reprend Œdipe-Roi, qu’il maintiendra à la Comédie-Française durant trente-cinq années ! De ce jour, et pour ses contemporains, il entrera dans l’éternité en faisant corps avec ce personnage. Isadora Duncan, pour son premier séjour à Paris, en 1900, se souviendra à jamais de l’impression qu’elle ressentit dans la salle : « Seuls ceux qui l’ont vu, ceux qui ont vu le grand Mounet-Sully, peuvent comprendre ce que nous éprouvâmes. » Onze ans plus tard, elle réalisera un rêve : celui de danser l’Orphée de Gluck avec Mounet-Sully comme récitant. À la Comédie-Française, il s’entend bien avec Émile Perrin, mais ses rapports, quoique cordiaux, sont plus tumultueux avec Jules Claretie, notamment au moment de la suppression du comité de lecture en 1901, où il s’oppose également à Lucien Guitry, promu directeur de la scène. Enfant chéri de la critique – seul Maurras boudera le talent du tragédien –, après son triomphe lors de ses tournées en Russie et en Amérique, ses admirateurs lui offrent, en 1896, un grand banquet où viennent le saluer, parmi d’autres, Henri de Régnier, José-Maria de Heredia, Sully Prudhomme, Puvis de Chavannes, Rodin. La vie de l’homme se confond, se fond dans la vie de l’artiste, voire même dans l’existence des personnages qu’il interprète. Mounet-Sully participe peu aux bruits de la société. À peine donne-t-il des représentations au profit des Boers ; tout comme il s’obstine à poser en vain sa candidature à l’Institut, selon l’axiome de Barbey d’Aurevilly qui veut que les chênes aient la manie de vouloir plonger leurs racines dans des pots à cornichons. Comme il avait remarqué De Max, en 1892, au concours du Conservatoire, il distinguera en 1914, à la même occasion, un jeune acteur nommé Pierre Fresnay. Il s’éteindra en 1916, à l’âge de 75 ans, « en activité de services », après avoir interprété près de cinquante rôles à la Comédie-Française.
Nerval (1). Gérard de Nerval, Les Filles du feu. Les Chimères, préface de Gérard Macé, édition de Bertrand Marchal (Folio Gallimard, 2005, 448 p., 6,20 €). Folio réédite Les Filles du Feu. Les Chimères et Nerval sera à l’honneur aussi chez Poésie/Gallimard. Pour la préface, Béatrice Didier laisse la place à Gérard Macé, qui ouvre le volume sur la métaphore filée du feu, tandis que Bertrand Marchal offre une bibliographie à jour et des notices pertinentes. La réunion, en un même volume, des nouvelles en prose et de ces sonnets singuliers souligne la figure de l’union des contraires à l’œuvre dans cet ensemble disparate, qui mêle le vers à la prose, l’enquête philologique au récit de ressouvenir, des textes de la main de Nerval à des emprunts. La contradiction, l’oxymore, le « soleil noir », le « païen mystique » cher à Louis Ménard et à Nerval : toutes ces figures renvoient bien, en effet, à l’hybridité mythologique de la chimère. L’image mythologique, loin d’être tout à fait effacée au profit du sens figuré, apparaît, par exemple, dans le dragon de « Delfica ». Comment lier la chimère, la métaphore du feu et l’obsession du comédien chez Nerval, dont témoigne le récit liminaire et troublant de « l’illustre Brisacier » (un des points forts de l’édition consiste à s’appuyer sur la lettre à Dumas qui sert de préface au recueil) ? Sans doute par la vaste notion, entendue en un sens nietzschéen, de romantisme, reposant sur l’idée du « comédien de son idéal » qui s’exprime excellemment dans les flammes fictives dont parle Nerval. Sans doute faut-il dire que Nerval porte le romantisme à incandescence et en invente, bien avant sa fin historique, un aboutissement (une « Vollendung »), que l’on pourrait appeler l’hyper-romantisme, un romantisme paroxystique. L’autre figure ultime du romantisme, Wagner, sera aussi, si l’on suit Nietzsche, un comédien, mais qui offrirait plutôt la synthèse du romantisme, un romantisme synthétique (pour ne pas dire : de synthèse). L’œuvre de Nerval est sans doute la première à montrer à l’œuvre dans le romantisme et dans l’historicisme même qui lui est inhérent une forme d’hystérie histrionique et à percevoir que, dans le « Je » lyrique (le Je comique), la fusion des contraires conduit tragiquement à la fission du Moi. Reprendre cette fusion aperçue du fond du dionysisme nervalien pour le renverser en dionysiaque véritable constituera le programme nietzschéen, qui voulait, lui aussi, allier « le césar romain » et le Christ.
Nerval (2). Michel Brix et Jacques Clémens, Genèse de « Pandora ». Le manuscrit de l’édition de 1854 (Presses universitaires de Namur, 2005, 80 p., dont 22 planches en couleurs, s.p.m.). On ne saurait mieux caractériser la trouvaille d’où résulte cette publication que ne le font les auteurs dans leur introduction : « Notre époque désenchantée ne croit plus aux miracles. Il y en a pourtant encore en histoire littéraire. » Miracle, en effet, que cette redécouverte inopinée de six folios manuscrits de l’écriture de Nerval « correspondant au début du récit de Pandora, tel qu’il apparut dans Le Mousquetaire du 31 octobre 1854 ». Ces documents dormaient au milieu de papiers appartenant à des négociants bordelais du tournant du siècle, sans rapports manifestes avec le milieu littéraire. La découverte ravira bien entendu les admirateurs de Gérard, mais elle fera aussi les délices des fanatiques de la génétique, qui pourront suivre les minutieuses descriptions des documents fournies par les éditeurs. Résumons-en sommairement les conséquences : l’aspect décousu et, par certains côtés, incohérent des versions connues de Pandora ne résultait nullement du désordre mental supposé de Nerval mais des aléas d’une composition compliquée, soumise aux contraintes de la publication dans Le Mousquetaire de Dumas. Il en ressort également que le titre dernier voulu par Nerval était bien Amours de Vienne. Pandora. Enfin, il semble bien que Nerval cherchait avant tout à « faire passer le récit de 1854 pour la suite de celui de 1841 », encore inédit à l’époque. Le lecteur pourra tirer ses propres conclusions grâce aux reproductions en fac-similé et à leur transcription annotée, le tout dans les règles de l’art. Voilà en tout cas une contribution majeure aux Études nervaliennes et romantiques dont il s’agit ici du XIIe volume.
Pagnol. Thierry Dehayes, Marcel Pagnol et l’Ouest de la France (Alan Sutton, 2005, 93 p., 17 €). Sur les années de Pagnol dans la Sarthe, où l’auteur des Marchands de gloire posséda longtemps un moulin. L’auteur a interrogé les survivants qui connurent l’écrivain et qui ne sont plus aujourd’hui dans leur première jeunesse. Cela ne quitte pas le domaine de l’anecdote, mais se lit agréablement, quoique sans nous fendre le cœur.
Paley. Jean-Noël Liaut, Natalie Paley, princesse en exil (Bartillat, 2005, 292 p., 22 €). Livre intéressant (et qui semble la réédition d’une biographie publiée en 1996 sous un titre légèrement différent), car il précise et illustre les relations si étroites qui existèrent, durant l’entre-deux-guerres, entre mode, art, littérature et cinéma, le tout sur fond de mondanités. Si Natalie Paley n’exerça point, comme une Marie Laure de Noailles, un véritable mécénat, ses relations intimes avec des personnalités comme Serge Lifar, Jean Cocteau, Paul Morand, Antoine de Saint-Exupéry, Erich Maria Remarque, lui assignent une place non négligeable dans le panorama de l’époque. Née comtesse Natalie Pavlovna de Hohenfelsen, celle qui deviendra, par la grâce de Nicolas II, princesse Paley, était la petite-fille du tsar Alexandre II. Après une enfance de rêve passée entre Saint-Pétersbourg et Paris, cette descendante des Romanoff connaîtra toutes les tragédies de la révolution de 1917 : père, frère, cousin et oncles fusillés par les Bolcheviks. Elle-même fut, semble-t-il, gravement traumatisée et n’en échappa que par miracle, s’enfuyant en Finlande. Fixée à Paris, elle épousa en 1927 (mariage probablement blanc) le célèbre couturier Lucien Lelong, dont elle devint à la fois le mannequin vedette et l’ambassadrice officielle. D’une élégance extrême, elle frappait par son « visage triangulaire de vierge slave », sa silhouette filiforme et impassible. Femme fatale éminemment narcissique, figure omniprésente du Tout-Paris de l’époque, elle vit tour à tour soupirer pour elle, entre autres, Morand, Lifar, Cocteau, Saint-Exupéry, Luchino Visconti et Remarque. Le deuxième et le troisième semblent avoir eu ses préférences, pour des raisons que le livre laisse entrevoir. Avec Cocteau, les relations furent étroites et intenses, jusqu’à ce que la jalousie de Marie Laure de Noailles vînt les brouiller. Ces relations, a-t-on prétendu, auraient eu comme conséquence un avortement ou une fausse couche, mais Jean-Noël Liat souligne qu’on ne saura jamais la vérité à ce sujet. Puis Natalie Paley commença, de 1933 à 1936, une carrière cinématographique qui aurait pu être brillante, à la fois à cause de sa silhouette et de son visage si particuliers, et du fait qu’elle tourna avec de grands metteurs en scène (Marcel L’Herbier, George Cukor). Son expérience avec de plus médiocres lui fit cependant abandonner le cinéma. Divorcée en 1935 de Lelong, elle épousa peu après le producteur de théâtre américain John Chapman Wilson. Deux ans plus tard, elle quitta définitivement la France pour les États-Unis, où elle éblouit pareillement la jet-set américaine. La fin de sa vie fut assez désenchantée : elle survécut vingt ans à son mari, mort alcoolique en 1961. Les très belles photos d’elle reproduites dans le cahier d’illustrations aident à comprendre le charme si spécial que distillait cette femme secrètement blessée, à l’apparence hiératique et intimidante.
Papa. Ariane Charton, Cher Papa. Les écrivains parlent du père (Lattès, 2005, 142 p., 12 €). Ariane Charton propose une centaine de textes tirés de mémoires, autobiographies, journaux intimes, correspondances d’écrivains destinés à mieux éclairer « la relation, les sentiments qui lient un père et ses enfants ». Dans ces extraits, il n’est question que du père réel, comme il est précisé dans l’introduction : « On ne trouvera […] aucun de ces pères fictifs même s’ils apparaissent dans des romans autobiographiques. » Au bout du compte, on est en droit de le regretter devant le caractère répétitif des extraits proposés qui déclinent invariablement la figure d’un père unique, sévère mais juste, austère mais pétri de bonté, distant car préoccupé de choses d’importance, un père d’autant plus révéré que bien souvent il n’est plus. Ariane Charton a beau varier l’angle d’approche (textes d’enfants d’écrivains, points de vue du père sur ses enfants, Hugo sur Léopoldine par exemple), convoquer des auteurs issus d’époques et d’horizons différents (Éric Neuhoff voisine avec Malherbe, Diderot côtoie Tanizaki), rien n’y fait : on aboutit au même père doté des mêmes qualités et muni des mêmes accessoires, la pipe, le sabre, les moustaches et les genoux assez solides pour que les enfants puissent s’y blottir ou y faire des galipettes. Dans le lot, les contributions de Stendhal (« C’était un homme extrêmement peu aimable… ») et de Virginia Woolf (« le père tyran, le père exigeant, violent […] qui me tenait sous sa domination. C’était à se croire enfermé dans une cage avec un fauve ») font l’effet d’une bouffée d’air frais. On aurait aimé un peu plus de mordant dans ce florilège qui ressemble à une célébration de la fête des pères. On aurait surtout aimé que l’écriture soit plus présente, que les extraits choisis permettent d’éclairer le rôle du père dans le devenir du fils futur écrivain ou celui de l’écriture dans la relation entre le père et le fils devenu écrivain. Or cet aspect n’est abordé que chez Perec, où c’est paradoxalement l’absence des parents qui pousse à l’écriture (« J’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture : leur souvenir est mort à l’écriture ; l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie ») et encore une fois chez Virginia Woolf qui affirme avoir enseveli père et mère en écrivant La Promenade au phare. Au total, cette anthologie apparaît comme un bouquet sans véritable parfum et donne à penser que le père fictif, le père travaillé, forgé par l’écrivain à partir du matériau originel, est infiniment plus intéressant que le père réel.
Pichette. Christian Nicaise, Henri Pichette, les livres (Instant perpétuel, 2005, 11 p., 24 €). Henri Pichette, mort en l’an 2000, a occupé le devant de la scène poétique cette année avec la publication de Les Ditelis du rouge-gorge, poèmes inédits, et une nouvelle édition de Dents de lait dents de loup chez Gallimard. Le recensement des publications d’œuvres de Pichette par Christian Nicaise ne pousse que jusqu’en 1995. Une seconde édition en sera rapidement nécessaire. Les admirateurs de Pichette et les amateurs de beaux tirages rares voudront avoir l’un des 53 exemplaires de Xylophonie contre la grande presse et son petit public, cosigné Pichette et Artaud en 1946, l’un des fort peu nombreux H.C. des Épiphanies de 1948 (musique de Maurice Roche) ou l’Ode à la neige de 1967 avec les douze « estampilles » originales signées de Hajdu. Mais l’inventaire ne recense pas que ces joyaux pour privilégiés : on y trouve aussi bien l’édition des Apoèmes de la collection Poésie chez Gallimard, en 1995, soigneusement décrite.
Pozzi. Catherine Pozzi, Journal 1913-1934, édition établie et annotée par Claire Paulhan (Phébus, 2005, 707 p., 14,50 €). Nouvelle édition, revue et complétée, de ce Journal posthume paru en 1990, et d’ores et déjà célèbre. Il le mérite, assurément, car c’est un document psychologique de premier ordre. Fille d’un chirurgien-vedette de la Belle Époque, (mal) mariée à un dramaturge célèbre, se trouvant elle-même laide, tourmentée du désir de creuser le ciel, d’épuiser philosophies et sciences, Catherine Pozzi restera sans doute par ce document et par une demi-douzaine de poèmes. Ce n’est déjà pas si mal. Au reste, son Journal n’est pas toujours flatteur pour elle-même, qui montre l’hypertrophie d’un ego qui se regarde penser avec orgueil et frôle souvent la mégalomanie. On y voit aussi la monotonie d’une existence mondaine qui s’écoula en thés, en dîners, en réceptions sans fin, en comtesses, duchesses, princesses, en papotages, en essayages chez Vionnet, Lelong, Chanel. On s’étonne parfois qu’une femme dotée d’une personnalité si tranchée n’ait point pris ses distances avec un tel milieu. Mais y tenait-elle ? Son Journal fait défiler les redoutables dames tenant salon et leurs vedettes non moins parisiennes : Mme Augustine Bulteau, Martine de Béhague, Jeanne Mühlfeld, Edmée de La Rochefoucauld, Mme de Pierrebourg, Renée de Brimont, Anna de Noailles (« Anna de Nouille »). À part la première, toutes sont détestées par Catherine Pozzi, qui pose un regard lucide et impitoyable sur les acteurs de cette comédie mondaine. Mme de Béhague : « Elle ne marche que sur le silence de ses fournisseurs courbés. » Le prince de Bassiano : « C’est un grand lévrier ennuyeux, qui pense lentement. » Jacques-Émile Blanche : « ce pinceau dans un pot de chambre ». Elle n’était pas dupe non plus de certains manèges : « Il y aurait un livre rigolo à écrire : La charité mondaine à Paris pendant la guerre » (26 août 1914). Lucidité qui n’empêcha point cette valétudinaire de devenir la proie consentante de rebouteux et charlatans de la médecine, qui ruinèrent sa santé déjà chancelante : « Avant de sortir, je me suis piquée à l’arsenic, j’ai bu de l’huile de foie de morue » (18 juin 1926). Envers les hommes, cette même lucidité était plus intermittente : « Suarès, qui n’est pas très intelligent, mais qui est estimable » (26 mai 1923). Le grand événement de sa vie fut sans conteste sa rencontre avec Paul Valéry et sa liaison avec celui-ci, qui dura, avec des hauts et des bas, de 1920 à 1928. Sur cette liaison, qui a déjà fait couler des flots d’encre, on n’a que la version de Pozzi ; Valéry sera moins prolixe. Son amante se vengera en faisant détruire, après sa mort, l’énorme paquet de lettres (près de deux mille, dit-on) qu’il lui avait adressées et qui était certainement l’une des correspondances où il avait mis le plus de lui-même. Ce Journal renferme ainsi force détails, parfois grinçants, sur Valéry intime, sa stratégie mondaine, etc. Mais ce n’est pas là que, après la rupture, Pozzi consigna ses griefs et ses invectives les plus violentes : certaines lettres inédites d’elle à Marie de Régnier, notamment, sont un impitoyable règlement de comptes. Des notations antérieures montrent néanmoins que la jeune femme était préparée à une telle rencontre, qu’elle désirait de tout son être : « l’homme qui partagera mon travail, je serai sienne » (22 juin 1913). On y voit une femme incertaine, qui se cherche, non sans quelques tentations saphiques (Jeanne Rabier), et un grand amour de jeunesse pour Illan de Casa-Fuerte, doublé d’une passion de maturité pour André Fernet, mort au front en 1916. Lors de sa rencontre en 1920 avec Valéry, elle note : « J’ai joué mon destin » – pour le meilleur comme pour le pire, en effet. On trouvera aussi dans ce Journal des silhouettes épisodiques de Paulhan, Du Bos, Benda, Malraux (« c’est l’ennemi de la mort »), Jouve, etc. Cependant, Catherine Pozzi, en introvertie exemplaire, préfère le trait au portrait, et parle finalement moins des autres que d’elle-même. L’annotation est nombreuse et précise. Petite erreur : L’Inconstante de Marie de Régnier est de 1903 et non de 1905, et Le Temps d’aimer, de la même, n’est pas un recueil de poèmes, mais un roman… La « princesse Paley » dont il est question le 5 avril 1928 est probablement, non pas Olga Paley, comme l’indique l’Index, mais sa fille, la célèbre Natalie Paley, aimée de Cocteau. Aussi bien ce Journal doit-il être lu comme l’amer testament d’une femme solitaire et douloureuse.
Proust (1). René Peter, Une saison avec Marcel Proust (Gallimard, 2005, 176 p., 13,50 €). Une saison avec Marcel Proust est un inédit d’environ 160 pages que René Peter rédigea tardivement et ne termina qu’à sa mort, en 1947, longtemps après que Proust, qui venait de perdre sa mère, ait résidé pendant un été à l’Hôtel des Réservoirs de Versailles, tout près de son ami d’enfance, devenu dramaturge reconnu. Leurs pères appartenaient tous deux à l’élite du corps médical de l’époque, et, après douze ans de silence, Proust reprend contact avec Peter par l’intermédiaire de Reynaldo Hahn. Censé ne rester que « quelques jours », il résidera quatre mois à Versailles, attiré de bien des façons par la sollicitude de René Peter. Sa petite-fille, Dominique Brachet, a retrouvé le précieux manuscrit, qui rend compte d’un Proust encore inconnu ou presque comme écrivain. On y trouve plusieurs lettres inédites adressées à René Peter, à qui Proust écrivait un billet chaque matin, et avec qui il envisagea un moment d’écrire une pièce de théâtre, Le Sadique : Jean-Yves Tadié rappelle à juste titre qu’on retrouvera peut-être un fragment de ce projet avorté dans l’article de 1907,Sentiments filiaux d’un parricide, et dans le célèbre passage de « Combray » où Mlle Vinteuil profane le portrait de son père avec son amie. L’intérêt de cet inédit, qui intéressera les amateurs du Proust biographique comme les spécialistes de son œuvre, n’est pas seulement d’apporter des informations sur la première rencontre des deux enfants, sur le « Poulpiquet », café fréquenté par Proust et ses amis, puis sur la personnalité de celui qui fut à la fois traumatisé et libéré par ce « temps le plus douloureux de sa vie » que constitue la mort de sa mère. Affabulateur qui fait perdre « peu à peu le sens de la vérité » ; interlocuteur au sens du comique aiguisé, dont la prose dialoguée de Peter se fait l’écho, certes à citer avec précautions, tant ce portrait a été écrit longtemps après l’été 1906 ; sensitif extrême et taquin cruel (« il aimait être aimé, comme il arrive souvent aux autocrates »), se confessant « jaloux jusque dans les petits coins » (y compris ceux de Peter ? Certaines lettres témoignent d’une tendresse équivoque de Proust pour son ami), Proust s’y découvre aussi écrivant, sur le seul sujet qui l’inspire alors, sa mère.
Proust (2). Nathalie Mauriac-Dyer, Proust inachevé. Le dossier « Albertine disparue » (Champion, 2005, 406 p., 70 €). L’« invention », par Claude Mauriac, d’une dactylographie d’Albertine disparue corrigée par Proust en 1922, suivie de la publication du texte en 1987, a entraîné un bouleversement complet dans la vision communément admise depuis 1923 de À la recherche du temps perdu, de son organisation, de la nature même du projet proustien. Une véritable saga s’en est ensuivie, dont chaque nouvelle édition de la Recherche constitue en quelque sorte un épisode nouveau. Le dernier en date est la synthèse que publie aujourd’hui Nathalie Mauriac-Dyer, elle-même à l’origine du séisme éditorial. Il lui aura fallu vingt ans pour transformer le scoop initial en essai un peu distancié, qui « fait le point sur l’ensemble des problèmes posés par cette dactylographie, dont il se souhaite le vade-mecum » : un travail à la fois « d’histoire littéraire et de critique ». L’ambition est énoncée modestement, mais ce qui est mis en jeu par ce travail est d’une portée considérable, puisqu’il s’agit d’acclimater définitivement l’idée que l’œuvre de Proust est bel et bien inachevée, lors même qu’il ne redoutait qu’une chose : qu’elle le fût. Le pari est loin d’être gagné d’avance. Les tenants d’une Recherche complète et bouclée sont nombreux, qui préfèrent la cohérence (qu’ils savent pourtant artificielle, mais qui rassure) des anciennes éditions à ce Proust en mouvement, fragmentaire, contradictoire, égarant le lecteur dans le « massif » devenu monstrueux d’un Sodome et Gomorrhe dont on ne comprend plus la structure. Nathalie Mauriac-Dyer attaque le dossier de manière systématique. Son premier chapitre reconstitue d’abord l’histoire de ce « massif ». Elle tente ensuite, dans un second chapitre, de reconstituer la genèse de Sodome et Gomorrhe III, puis se concentre, dans le chapitre suivant, sur la logique des réécritures d’Albertine disparue opérées par Proust en 1922 au milieu d’une agitation croissante. Le quatrième chapitre s’interroge sur les intentions narratives de Proust dans tout ce processus. Le cinquième chapitre pose la question, d’une extrême difficulté, de savoir comment, tenant compte de tout ce qui a été analysé, envisager une édition – dont sont ici proposés les « prolégomènes ». Les copieuses « annexes » offrent un relevé des modifications apportées par Proust à la dactylographie originale d’Albertine disparue – d’où il résulte qu’il faut considérer sept « fins » distinctes entre lesquelles choisir ! Y figurent également les « derniers états génétiques » du très important séjour à Venise (une cinquantaine de pages tout compris), un index des noms de personnages et un index des documents de genèse, plus les plans annoncés à différentes époques, ainsi qu’un tableau synthétique des différentes éditions, lequel sera extrêmement utile aux spécialistes. Ceux-ci diront s’il faut tout accepter de l’historique et des descriptions proposés par Nathalie Mauriac-Dyer – les connaissant, on peut parier que le débat va continuer longtemps. Il faudra en tout cas méditer ses conclusions, qui ne sont pas simplement méthodologiques ou techniques, mais qui sont l’occasion d’affirmer haut et fort des convictions parfaitement définies quant à la réalité d’une « intentionnalité » artistique à l’œuvre dans le travail de Proust sur Albertine disparue : « Elle va quelque part. » Nous adhérons tout à fait à l’idée qu’il y a, soutenant toute l’œuvre de Proust, un « système », avec un amont et un aval articulés autour de la mort d’Albertine. La Recherche dans son entier « repose sur une structure binaire, dont la figure narrative fondamentale est celle du renversement ». Nathalie Mauriac-Dyer admet cependant avec bon sens que sa lecture est « plausible » mais incomplète, et qu’il reste beaucoup à comprendre (le dernier mot de sa conclusion est : « ouverte »). Proust n’en deviendra sans doute pas plus lisible pour le lecteur ordinaire (s’il existe), mais pour tous ceux pour qui la Recherche fait partie de leur imaginaire, les interrogations soulevées sont d’une portée considérable. Elles le sont aussi pour tous ceux qui prennent la génétique au sérieux, non comme une embarrassante quincaillerie qui obscurcit tout, mais comme une perspective parfois passionnante, ouverte sur les abîmes de la création en acte. « La rature biffe, mais son essence est paradoxale : elle laisse transparaître, insister, ce qui a été. » Réfléchir aux conséquences que cela peut avoir mérite un petit effort.
Robbe-Grillet. Jean-Philippe Domecq, Alain Robbe-Grillet ? (L’Esprit des Péninsules, 2005, 94 p., 9 €.). Le ? du titre annonce la couleur. Jean-Philippe Domecq n’apprécie qu’à moitié le théoricien du Nouveau Roman, devenu l’académicien que l’on sait. Le polémiste reprend ici un article d’abord paru en 1993, bien avant que sa cible n’ait reçu les « derniers honneurs ». Sa critique de Robbe-Grillet, solidement argumentée, porte essentiellement sur « son idéologie de la rupture systématique », génératrice selon lui avant tout de platitude, ce qui compromet « l’éclosion du nouveau ». La conclusion est cependant optimiste : « Ne doutons pas que, moins obsédés par la table rase, des écrivains français se donneront meilleure chance de révolutionner le roman. » C’est ce qu’il écrivait en 1993. Dix ans plus tard, il y a Volodine et Houellebecq, sans parler des autres. Est-ce à dire que l’avenir lui a donné raison ? C’est ce que, pour notre part, nous croyons volontiers.
Sand (1). George Sand, Nanon, roman édité, préfacé et annoté par Nicole Mozet (Christian Pirot, 2005, 318 p., 20 €). Nanon est, parmi les romans de George Sand, un de ceux qui a le mieux bénéficié du regain d’intérêt qui attache à l’auteur, depuis une trentaine d’années, un nombre toujours plus grand de lecteurs et de chercheurs : ces derniers, qu’ils soient littéraires ou historiens, citent souvent cet étonnant récit que fait d’elle-même, sur ses vieux jours, une « paysanne parvenue » (titre auquel Sand songea un moment). L’histoire de Nanon commence à la veille de la Révolution, alors qu’elle ne possède qu’un aimable mouton ; peu à peu, guidée par une utopique vertu, Nanon va son chemin à travers les désordres révolutionnaires qui atteignent sa campagne du centre de la France : tant et si bien qu’elle connaît l’enrichissement selon la fortune (acquisition de biens nationaux) et selon le cœur (amour et mariage avec un ci-devant qui renonce délibérément à sa classe). La Révolution vue des campagnes, la Révolution vue par une enfant : tel est l’audacieux pari romanesque auquel se livre Sand à l’automne 1871 : Nanon est en effet, comme le dit Nicole Mozet, « un document passionnant sur l’immédiat après-Commune, au même titre que le Quatre vingt treize de Hugo ». Quoique salué lors de sa publication par une lettre de Flaubert (qui s’en est souvenu pour Un cœur simple) et par un article nostalgique de Zola (qui y voit une littérature comme on n’en fait plus), le roman est presque tombé dans l’oubli après la mort de Sand. En 1987, l’édition de Nicole Mozet, servie par une introduction à l’éclairage historique et politique pénétrant, a joué un rôle décisif pour l’en sortir. C’est cette édition, actualisée, qui paraît aujourd’hui.
Sand (2). Gérard Peylet, Le Musée imaginaire de George Sand. L’ouverture et la méditation (Nizet, 2005, 263 p., 23,50 €). L’ouvrage est ambitieux puisqu’il traite de l’œuvre entière de George Sand. La voie qu’emprunte Gérard Peylet, il est vrai, lui impose d’embrasser tous les textes sans exclusive : la critique de l’imaginaire (que signalent les références à Gaston Bachelard et à Gilbert Durand), démarche qui convient bien à Sand dans la mesure où l’œuvre profuse de l’écrivain est lisible comme une fête de l’imaginaire, débondé en inventions sans fin (d’intrigues, de lieux, de discours). Thèmes et images y viennent et reviennent, s’affirment au fil du temps au gré de contrastes et de contrepoints, de ruptures et de reprises. Comme le veut ce mode d’approche, l’auteur de l’essai est amené à formuler de manière abstraite et fédératrice les données stables de ce qui caractériseraient un imaginaire : en l’occurrence, ouverture et médiation. Les termes sont séduisants mais un peu lâches : ils ne suffisent pas à fondre en un seul corps l’ensemble des articles réunis ici. Car Gérard Peylet ne s’en cache pas : une fois passée la corvée rhétorique d’une introduction qui énonce artificiellement ces lignes directrices, l’ouvrage se présente sous la forme d’un recueil d’études antérieures que l’auteur s’est décidé à réunir et qu’il ne semble pas avoir retouchées pour l’occasion. L’ensemble se ressent de cette composition. Il trouve certes sa cohérence dans le goût sensible et communicatif en faveur d’une certaine George Sand, qui n’est pas la plus à la mode : non pas la romantique ou la « féministe », mais la muse du centre-France (Berry, Limousin, Bourbonnais, Marche). L’étude est à son mieux quand, à propos des romans qui investissent cet espace, elle met en relation nécessaire et complexe le mythe de l’origine et l’utopie moderne, la pulsion archaïque et la contrainte historique. Malheureusement, à d’autres moments, le goût de l’auteur pour les romans qu’il veut servir le conduit à un discours d’accompagnement proche de la paraphrase, susceptible de reprendre à son compte des notions dont la pertinence littéraire convainc mal (pudeur/impudeur/impudence). À signaler enfin qu’un travail de relecture aurait dû conduire l’auteur ou son éditeur à éliminer certaines scories : les chevilles des renvois aux autres chapitres comme à autant d’études séparées, les erreurs concernant les dates de publication originale (Nanon jamais situé en 1872), les citations dans des éditions qui ne sont pas ou plus de référence.
Sartre (1). Bernard Lallement, Sartre, l’improbable Salaud (Cherche-Midi, 2005, 200 p., 15 €). Saluons l’auteur qui n’a pas peur de commencer par l’effroyable « Nul n’a suscité autant de passion que… », et le lecteur qui aura le courage de passer outre, surtout lorsqu’il aura appris que le propos n’est pas biographique, mais qu’il s’agit d’interroger le vécu d’un homme (la biographie vécue, à bien distinguer de la biographie restant à vivre, ou de la vie astrale, suppose-t-on). Parmi ces interrogations, quelques accusations : pourquoi l’erreur (le totalitarisme), pourquoi l’incom-préhension (la psychanalyse), oui, pourquoi, se demande-t-on, tant d’imperfection chez un homme ? Pas de réponse dans ce petit volume vite fait, malgré des formules qui font mouche (« Sartre reste, plus que jamais, face à son destin », « Avec Sartre se tourne, définitivement, une page de notre histoire »). Comme il a le sens du cliché, Bernard Lallement fournit un joli cahier iconographique, très années 60, avec son fond noir rétro.
Sartre (2). Denis Bertholet, Sartre (Perrin, 2005, 590 p., 11 €). Réimpression en format de poche, pour cause de centenaire, de cette biographie parue en 2000, efficace mais malheureusement sans beaucoup de subtilité. Se lit facilement.
Sartre (3). Sophie Richardin, Les Mille Visages de Sartre (Timée-Éditions, 2005, 141 p., 13,50 €). La jeune maison d’édition qui propose cette sorte de Que sais-je ? en images développe une formule qui ne manque certes pas d’avenir. L’ouvrage imprimé possède une contrepartie virtuelle sur le site http://extranet.zestory.com/fr/timee-editions où l’on trouvera divers compléments, présentés comme les « bonus » désormais familiers aux amateurs de DVD. Voilà des livres « ouverts sur Internet ». L’ensemble de la conception a cependant de quoi inquiéter quelque peu. La collection s’intitule Les Cinquante Plus Belles Histoires, et c’est en effet la vie de Sartre que nous découvrons, découpé en cinquante petits morceaux illustrés, chacun comptant en une histoire plus belle que les autres. Tout est axé sur le plaisir : sur le site Internet, « à travers un espace spécialement créé pour cet ouvrage, vous découvrirez des belles histoires inédites et de nombreuses autres surprises » ! Nous sommes en pleine culture magazine, avec des titres-chocs et des images qui réduisent le texte à une espèce de conte de fées typique de la presse people : les maîtresses de Sartre et les amants de Beauvoir y occupent plus de place que les concepts phénoménologiques. C’est d’ailleurs une journaliste qui s’est chargée des textes dans le respect des règles du genre. Si l’on doutait de ses qualifications pour traiter d’un pareil sujet, la quatrième de couverture est là pour rassurer : « Sophie Richardin, quarante-et-un ans, reporter, a parcouru le monde pour différents magazines avant de se sédentariser. C’est tout naturellement qu’après avoir publié plusieurs guides touristiques, elle se plonge dans la rédaction d’un ouvrage sur Jean-Paul Sartre, homme de littérature, journaliste, philosophe, militant et grand voyageur. » On admirera le « tout naturellement ». Mais peut-être un tel ouvrage amènera-t-il malgré tout à des lectures plus sérieuses le public en voie de décervelage qu’il semble avoir pris pour cible. Cela dit, l’iconographie est de bonne qualité, malgré les empiétements des titres et sous-titres. On a plaisir à voir ou à revoir certaines images pleines de fraîcheur : la famille Schweitzer en promenade, Serge Reggiani en train de répéter les Séquestrés d’Altona, le visage d’Olga Kosakiewicz, Juliette Gréco encore toute jeune, Boris Vian avec Ursula Kubler (on dirait Belmondo et Jean Seberg chez Godard). Plus surprenante, une photo en pleine page de Giscard d’Estaing – explication : « Valéry Giscard d’Estaing proposera à Simone de Beauvoir des funérailles nationales à Sartre. Mais, respectueuse des convictions de Sartre, elle refusera de voir sa pensée ainsi “récupérée”. » Il y aurait certainement à méditer sur cette métamorphose qui a transformé en quelques décennies les briques biographiques romancées en quasi bandes dessinées au contenu allégé. Le public capable d’avaler cinq cents ou mille pages repeignant en rose ou en noir la vie d’un artiste ou d’un écrivain, ce public n’existe plus. Il est question ici des mille visages de Sartre : mille images valent-elles un million de mots ?
Satie. Philippe Olivier, Aimer Satie (Hermann, 2005, 199 p., 19 €). Philip Olivier, un proche de Boulez, auteur de nombreux essais sur la musique moderne et son histoire, aime Satie. Ce recueil de « portraits, témoignages et analyses contemporaines du compositeur » est un acte de passion en même temps que d’érudition. C’est que tout le monde n’aime pas Satie et que, même si son image a bien changé au cours du XXe siècle, les caricatures d’époque n’ont pas perdu tous leurs effets de nuisance. Pour beaucoup, Satie est encore une sorte de fumiste et de mystificateur pas très drôle dont la musique bizarre demande explication. La sélection proposée par Philippe Olivier d’extraits puisés dans la réception critique de Satie dès les origines, montre bien ce qu’il en est : à côté d’analyses pénétrantes, combien d’appréciations approximatives, même chez les plus bienveillants (les plus malveillants ont été écartés de cette anthologie) ! C’est finalement la Revue musicale – souvent comparé à la NRf dans le domaine littéraire – qui a montré le plus d’attention intelligente au musicien et à sa musique, jusqu’à lui consacrer un numéro entier en 1952. On lira avec beaucoup d’intérêt les témoignages, profonds ou non, de Fernand Léger, de Valentine Hugo, les commentaires de Georges Auric ou de Francis Poulenc, le panégyrique de Robert Caby (l’homme le plus proche de Satie dans ses dernières années), les pages de Cocteau (ils furent complices dans l’avant-garde). Philippe Olivier a joint à ces témoignages quelques fragments de Satie lui-même ainsi que des extraits de divers articles parus dans les journaux et revues, parmi lesquels un vibrant « Vive Satie ! » de Picabia, son partenaire dans l’aventure de Relâche. Chaque extrait est précédé d’une notice fort utile. Une discographie sélective et diverses références bibliographiques et autres, ainsi qu’un index et une chronologie font de ce petit livre une excellente introduction à Satie. Le tout est placé sous le parrainage d’Ornella Volta, l’admirable gardienne du temple.
Simenon. Christian Janssens, La Fascination Simenon (Cerf-Corlet, 2005, 192 p., 29 €). Cet ouvrage interroge les relations de Simenon avec le cinéma et révèle les stratégies ayant guidé le choix des producteurs et des cinéastes. Pas moins, en effet, de quarante-six adaptations entre 1932 et 2003, judicieusement regroupées dans un tableau synthétique en fin de volume. Détail intéressant, l’écrivain fut, là encore, le gestionnaire attentif de ses droits. En témoigne sa correspondance (inédite) avec Bertrand Tavernier pour le tournage de L’Horloger de Saint-Paul, entre 1970-1972.
Stèles. Christophe Grosclaude, Poèmes votifs, préface de Hervé Le Goueznec (Éditions de la Palourde, 2005, 163 p., s.p.m.). Sous ce titre qui semble repris d’un recueil de poèmes de Charlotte Jarry de bordillonnesque mémoire, l’auteur a rassemblé des hommages poétiques à des écrivains de sa prédilection. La liste en est éclectique : René Char, Francis Ponge, Paul Éluard, etc., mais aussi André Mary, Louis Le Cardonnel, Loïsa Puget et Charles Grandmougin. Certains semblent des pastiches, tel celui sur Saint-John Perse : « Ô lances vertes parmi les hautes graminées de Mémoire, un soir, aux confins du monde… ! » On reste un peu perplexe devant cette évocation de René Char : « Les animaux sont fous / Pauvre clarté / Triste obscurité / Jamais vous ne vous rencontrerez. » Nul mystère, en revanche, dans cette salutation à André Mary : « … À jamais la Seine et ses nymphes / Tendant vers toi les fraises de leurs seins / Et le rouge secret de leurs lourdes cuisses. »
Stéphane. Roger Stéphane, Fin d’une jeunesse. Carnets 1944-1947, édition établie et préfacée par Olivier Philiponnat et Patrick Lienhardt (Table Ronde, 2004, 298 p., 19,50 €). « Mal écrit, suffisant, et toujours à côté », avait noté Gide de son Journal de guerre. Impudique et inauthentique, riposte l’homme aux indiscrétions dans la postface ajoutée en 1954 à ce texte qui en constitue la deuxième partie. C’est ici le texte intégral que nous restituent les maîtres d’œuvre, qui n’ont pas forcé la dose des annotations. « Je corrige les dernières épreuves de mes carnets. Frappé qu’aucune suppression ne me coûte. J’ai toujours l’impression que rien n’y est important – que rien ne vaut que je m’y accroche. » Plutôt antipathique, et souvent décevant (le récit de la visite à Dachau libéré), Stéphane, journaliste devenu conseiller ministériel et fameux pour avoir « libéré » l’Hôtel de Ville (avant de filer au front retrouver Malraux), n’en a pas moins occupé une place intéressante dans le Paris de la Libération, et c’est à ce titre qu’on pourra en recommander une rapide lecture.
Témoignages. Esthétique du témoignage. Actes du colloque du 18 au 21 mars 2004, sous la direction de Carole Dornier et Renaud Dulong (Maison des sciences de l’homme, 2005, 392 p., 29 €). Tandis que d’aucuns forgent des sujets de colloque à la dada, en piochant une notion dans un dictionnaire, voilà un vrai sujet, d’autant plus que le débat récurrent sur le négationnisme souligne l’enjeu éthique de ce qui pourrait apparaître comme une dispute littéraire. Le résultat est réjouissant par l’équilibre des approches (théoriques et études de cas), la variété des sources (témoignages, interviews, études). C’est la Grande Guerre qui crée le récit de témoignage, avec un succès qui irrita certains rescapés : l’affaire Norton Cru, du nom de l’historien qui publia en 1929 une vaste enquête critique sur les témoignages et récit du front, illustre superbement les enjeux et les malentendus qui prospèrent autour de la notion de témoignage. Plusieurs contributions s’y attachent, de façon un peu disparate, alors qu’il aurait été sans doute plus efficace d’en faire une sorte d’étude de cas à plusieurs mains ouvrant le recueil. Norton Cru s’opposa en effet, avec une force qui fit scandale, au paradoxe qui fonde la passionnante enquête menée ici : pour se faire entendre, le témoignage a besoin d’un travail sur le langage, voire des ressources de l’art, au risque de se voir rattrapé par l’accusation de fiction (dont Norton Cru accable jusqu’aux plus respectés des littérateurs de guerre). En d’autres termes, il faut le travail de la narration, qui est un art, pour faire passer une parole du pathos au cognitif, transformer une expérience pour moi en savoir pour les autres. On lira à ce propos l’intéressant travail mené par Ruth Amossy sur les récits d’infirmières, prisonniers du modèle du « réalisme d’âme » qui nuit à leur effet sur le lecteur, les auteures restant majoritairement inconscientes du caractère culturel de la pratique langagière. La proposition de Régine Waintrater selon laquelle la capacité à communiquer une expérience douloureuse passe par un fort degré d’élaboration du traumatisme dans le récit, dont le critère serait la distance prise avec l’affect, renforce vigoureusement ce point de vue. À cette première approche concernant la place de l’art dans le témoignage (section Poétique/rhétorique du témoignage), s’ajoute une réflexion tout aussi riche intitulée Fictions de la mémoire, et qui, enquêtant sur la dimension fictionnelle de tout témoignage, s’efforce de tenir une ligne plus théorique : Carole Dornier y propose notamment une définition du témoignage qui abandonne les marqueurs formels peu opérants au profit d’une logique générique. Le récit de témoignage reposant sur un dispositif d’engagement qui définit un registre et un genre, il est non fictionnel au sens de la pragmatique, quand bien même il userait des ressources de la fiction pour rendre lisible, communicable, l’expérience. Renaud Dulong complète la réflexion en répondant une fois encore à Norton Cru, pour qui le critère ultime de vérité était la proximité physique entre le récit et l’expérience, de façon à ce que la chose vue soit toute imprégnée encore d’une expérience dans la chair, qui non seulement ne s’invente pas, mais constitue un référentiel commun. Le témoignage est aussi une « expérience de soi », selon le titre de la troisième section, et c’est cette traversée des affects que doit pouvoir reproduire l’écriture. Or cet engagement se trouve dans le seul témoignage non écrit, le « livre zéro » de la mémoire corporelle, collective au sens où elle se situe au niveau de la machinerie biologique, et à partir duquel il faut pouvoir écrire : alors la lecture impliquera la même rencontre avec la désindividuation et la mort, la traversée charnelle de l’événement. Nous avons retenu ici arbitrairement les articles centraux, en laissant de côté, outre la section consacrée au film Voyages de Finkiel, qui présente un intérêt documentaire, tout ce qui s’apparentait à une lecture singulière d’auteurs (Kertész, Geoffrey Hill, Michaux, Perec, Guibert) en laissant de côté aussi toute la section des Passeurs de témoins. Il reste donc à lire et à découvrir dans ce fort volume. Et nous finirons par mentionner une expérience qui nous semble encore indécidable, et dont la richesse problématique confine à la perversité : celle des témoins authentiques, racontant leur propre histoire dans une pièce de théâtre, ramenant à la fois la vérité de l’expérience par la présence de leur corps, et ouvrant la voie à une fiction douteuse du fait de la fossilisation du récit en texte par la répétition des performances. Détonnant mélange, qui clôt remarquablement un ouvrage qui donnera à penser pour longtemps.
Terrasse. Philippe Cathé, Claude Terrasse (L’Hexaèdre, 2005, 222 p., 20 €). En dehors de l’abbé Bethléem (Les Opéras, les opéras-comiques et les opérettes, 1926 – oublié ici dans la bibliographie), qui avait jusque là consacré plus de dix lignes à Claude Terrasse ? Le Collège de ‘Pataphysique avait naturellement salué comme il convenait l’auteur de la musique d’Ubu-Roi (dont la fameuse Chanson du décervelage), mais il fallait remonter à une nécrologie, signée A.-Ferdinand Hérold, dans le Mercure de France d’août 1923 pour trouver un peu de substantifique moelle sur ce digne successeur d’Offenbach. Terrassé fut-il en effet avec la Première Guerre, en même temps que le genre opéra-bouffe. Saluons donc à notre tour ce travail de réhabilitation mise « à la portée du grand public » de la thèse de Philippe Cathé, vaillamment défendue en Sorbonne en 2001. Bien des informations ont, hélas ! été perdues en cours de route dans ce travail d’adaptation, s’agis-sant notamment de la « musique au logis »… Ne boudons cependant pas notre plaisir, d’autant que l’auteur travaille parallèlement à ce que nous pourrions réentendre des œuvres de haulte graisse de notre compositeur.
Théâtre. Dictionnaire des pièces de théâtre françaises du XXe siècle, sous la direction de Jeanyves Guérin (Champion, 2005, 736 p., 72 €). Établi par une équipe de spécialistes reconnus du théâtre du XXe siècle, ce dictionnaire affiche clairement son principe historique et universitaire : il entend témoigner de ce que fut le théâtre du XXe siècle, y compris dans ses contrées les plus oubliées aujourd’hui, quand bien même elles connurent en leur temps un succès de grande ampleur. À côté de pièces relevant désormais du répertoire le plus vivant (Beckett, Claudel, Ionesco), on croisera des notices consacrées à des œuvres (créées au début du siècle ou au cours des années folles, par exemple) dont seuls les vrais connaisseurs ont quelque mémoire. Voilà qui fait, en premier lieu, le prix d’un tel ouvrage, d’autant plus qu’il se donne comme règle de ne pratiquer aucune exclusive de genre ou de dignité supposée, faisant ainsi une place importante au Boulevard, même si ce qu’il est convenu d’appeler le théâtre d’art se voit réserver la meilleure part. Le dictionnaire offre 670 notices qui représentent 190 auteurs français et francophones. Outre une bibliographie utile, l’ouvrage comporte plusieurs index qui en facilitent la consultation : un index des pièces, un index des auteurs (qui, excédant le seul renvoi aux notices, recense toute leur production et offre, lorsque c’est opportun, une bibliographie), un index des théâtres, un index des metteurs en scène, des acteurs, des décorateurs et scénographes, un index des critiques. Les notices, qui vont d’une quinzaine de lignes à trois pages, comportent « une information sur le sujet, le texte […], sur ses principales représentations en France et éventuellement à l’étranger et, quand cela est apparu utile, une bibliographie ». On aperçoit d’emblée les limites de l’entreprise : l’accent est mis le plus souvent sur le sujet, sur une approche thématique, et ce au détriment d’une perspective plus directement dramaturgique. Ce dernier aspect n’est certes pas absent, du moins de certaines notices parmi les plus importantes et les plus attendues ; il n’empêche qu’il n’est pas vraiment privilégié, ce que l’on peut regretter. Par ailleurs, s’il est légitime qu’un tel ouvrage fasse place en priorité aux textes de référence ou à des œuvres peut-être trop oubliées, s’il s’avère également inévitable que le lecteur se livre au jeu des oublis qu’il déplorera ou des choix qu’il se plaira à contester, il paraît en revanche plus contestable que l’équipe des auteurs ait pris le parti de renoncer aux dramaturges les plus contemporains. On sait la tradition universitaire française, ses réticences ou ses gênes à l’égard du plus actuel. Un tel ouvrage pouvait être cependant un peu plus ambitieux ou téméraire de ce côté. Si l’on peut en effet admettre que le temps est bon juge, il n’empêche que ne réserver aucune notice, aucune place, dans un index, à des dramaturges comme Olivier Py ou Philippe Minyana, pour ne prendre que ces exemples (pardon pour les autres), peut apparaître regrettable. Telles sont les limites de ce dictionnaire qui, publié par une maison d’édition tournée vers le public universitaire, remplit cependant la mission qui lui était assignée.
Tinan. Jean de Tinan, Correspondance inédite, édition établie et présentée par Jean-Paul Goujon (Du Lérot, 2005, 128 p., 30 €). Jusqu’à aujourd’hui, on ne connaissait de Jean de Tinan épistolier que les lettres à André Lebey et à Pierre Louÿs. La bonne fortune a voulu que Jean-Paul Goujon rassemble en ce volume des lettres inédites, glanées ici et là, au hasard des ventes et des collections. L’ensemble aurait pu souffrir du défaut de discontinuité et révéler du même coup l’artifice éditorial de l’entreprise. Or il n’en est rien. Car ce recueil permet de cerner, de lettre en lettre, un écrivain maître de son sujet, c’est-à-dire faisant de soi le lieu d’une réflexion libre et détachée, mais aussi le point d’ancrage d’un échange passionné tourné vers l’autre, le correspondant dont il a toujours le souci. De 1892 à 1898, se succèdent ainsi les interlocuteurs choisis et honorés : Paul Azan, Georges Lenepveu, Ernest La Jeunesse, Pierre Louÿs, Henri Albert, les Heredia, Vallette et Rachilde, entre autres. La lettre échappe à l’aimantation narcissique ; elle offre au dialogue, à la communication et à la communion des esprits un espace privilégié qui se substitue à l’espace réel de la rencontre et de la causerie de vive voix. L’amitié vouée à Paul Azan invite à réfléchir sur le sens même de la correspondance. « La causerie vaut mieux, si ce n’est que « Verba volant… » parce que rien n’incite à penser élégamment comme de prononcer ses pensées. » Comment faire de la lettre une expérience ? Tinan fixe la règle d’un échange épistolaire qui soit susceptible de cerner au plus proche une « évolution » : « Une obligation régulière, dit-il, de penser et de préciser cette pensée favorable à notre développement. » Si écrire des lettres répond à un besoin de transmettre des informations, des faits et des anecdotes, c’est aussi un travail de formation et de compréhension de soi. C’est là ce qui intéresse Tinan qui, comme le rappelle Jean-Paul Goujon dans sa préface, « pratiqua toujours une écriture résolument intime, où il excella ». Le propos s’enlève sur fond de « Credo égotiste ». Stendhal, si important désormais pour celui qui lâche le « culte du moi » barrésien, infléchit un projet qui avoue toute sa dimension littéraire. La correspondance avec Azan en témoigne : la crise sentimentale que traverse Tinan se double d’une crise poétique. L’articulation des deux donne lieu à une méditation sur la vanité de tout, d’inspiration schopéhaurienne. Esprit du temps. Mais très vite, Tinan renoue avec ce désir, tenace, de l’écriture : « On atteint quelquefois des ivresses d’esprit admirables – que deviendrais-je si l’on m’enlevait ma plume ! » De 1893 à 1895, la crise se résorbe, faisant place à la lucidité, à l’ironie. Apparaissent ainsi, à côté des « épîtres mémorables », des lettres qui montrent ce « prosateur impénitent », habile et roué commentateur de son œuvre, critique malicieux du Symbolisme, membre fondateur du Centaure, chroniqueur du Mercure de France. L’effervescence littéraire des années 1890 y affleure, mais décantée, jugée. Tinan n’est jamais dupe, étant à moitié impliqué, toujours en retrait, ou en situation de décalage. Malade ou convalescent, il n’est jamais à Paris au bon moment. Mais le moment opportun demeure encore celui de l’écriture, qui octroie la bonne distance. Il se dégage de cette correspondance inédite le vrai bonheur de l’intelligence.
Topor. Laurent Gervereau, (Presque) tout Topor (Alternatives, 2005, 208 p., 25 €). Conçu sous forme de dictionnaire (il contient aussi une utile biographie), ce livre alerte et profusément illustré met en relief la variété des créations de Roland Topor (1938-1997) : dessins, gravures, affiches, peintures, décors et costumes, chansons et poèmes, romans et films (dont La Planète sauvage). Le meilleur Topor, disons-le, est celui des dessins et des gravures. Trop graphiques et schématiques, ses peintures ne sont que dessins reportés sur toile, rappelant vaguement un Labisse moins léché. On voit aussi que Topor fut rapidement connu, non seulement en France, mais aussi en Allemagne, en Italie et en Belgique. À ses débuts, il forma, avec Fernando Arrabal et Alexandre Jodorowsky, le groupe Panique, qui fit à l’époque quelque bruit. Peu à peu, on s’habitua à son univers si particulier, gouverné par un principe d’étrangeté et où se mêlent, en un cocktail bien particulier et provocant, érotisme, sadisme et humour noir. On songe parfois à Alfred Kubin, mais à un Kubin plus sec et d’un moindre souffle lyrique. Parfois, le dessin, à la fois minutieux et sommaire, semble trop appliqué. On lui souhaiterait des ailes, pour s’élever davantage et planer dans les hauteurs. « Surréalistes », a-t-on souvent dit de ces dessins ? Si l’on veut, mais au sens souvent banal du mot. Finalement, Topor resta surtout imprégné de l’esprit d’Hara-Kiri, journal auquel il avait collaboré dans les années 1960.
Tzara. Henri Béhar, Tristan Tzara (Oxus, 2005, 255 p., 18 €). Ouvrage problématique. Dès la première ligne, l’auteur signale que Tzara « aurait bien ri » s’il s’était vu évoqué dans cette collection des « Roumains de Paris ». Dans l’avant-propos, Henri Béhar déplore aussi la dispersion des collections et papiers de l’inventeur de Dada. Sans revenir aux polémiques qui ont accompagné en 2004 la vente Breton, faut-il réellement regretter que la muséification du monde ne soit pas complète ? Le principal problème posé par cette « monographie » tient à ce qu’il s’agit d’une biographie sans en être une totalement. Certes, les documents font défaut sur l’enfance de Samuel Rosenstock, mais c’était une raison supplémentaire de recourir aux quelques découvertes de François Buot, qu’Henri Béhar ne cite qu’une fois, et sur un point de détail. La mère, ici, n’est pas seulement nommée. Le volume donne le sentiment d’avoir été rédigé hâtivement, comme lorsque, tout à coup, à la fin du premier chapitre, onze documents sont livrés bruts (et dans deux corps typographiques différents), au lieu d’être intégrés au récit. Sentiment de hâte aussi dans ces listes de noms (des avant-gardes italienne, puis allemande) qui s’achèvent sur de fâcheux « etc. ». Des bizarreries : « les modèles d’expression française (quoique l’un fût belge) Verhaeren et Maeterlinck ». Malgré ces défaillances, l’ouvrage est mieux conçu que celui de François Buot dont l’émiettement nuisait à la compréhension. Éditeur de ses œuvres complètes, Henri Béhar connaît en détail Tzara, et l’on espère qu’il en donnera un jour une véritable biographie.
Valéry (1). Paul Valéry, 1894. Carnet inédit dit « Carnet de Londres », édité par Florence de Lussy (Gallimard, 2005, 155 p., 25 €). Arrivé à Paris en mars 1894, un jeune homme consigne des notes, des calculs et des dessins dans un mince carnet, qu’il emporte à Londres le temps d’un séjour estival. Des noms d’écrivains apparaissent : une adresse pour Louÿs, une autre pour Léon Daudet, etc. En août 1894, revenu à Montpellier, le même jeune homme adoptera le support du cahier pour poursuivre ses notes ; quelques mois plus tard, il publiera l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, puis la Soirée avec M. Teste – quelques mois plus tard, il sera Paul Valéry. On comprend donc l’excitation de Florence de Lussy face à ces pages, et sa proposition d’y lire quelque chose comme l’enregistrement des prémices d’une œuvre, les traces d’une période de charge avant travail. Valéry ne note-t-il pas déjà : « La bêtise ne sera jamais mon fort » ? Il recopie le fragment de Vinci relatif à l’homme volant, qu’il allait si souvent reprendre, et l’introduction dont l’éditrice accompagne sa transcription insiste avec raison sur la place que le carnet de Londres accorde à la science : Valéry découvre dans Faraday, Maxwell ou, bien sûr, Vinci, à la fois des figures fascinantes d’inventeurs, et une mine de postures d’expérimentation conceptuelle. L’éditrice a su s’entourer de scientifiques pour éclairer des notes souvent elliptiques (et des calculs parfois fantaisistes), et sa propre lecture leur donne sens grâce à la convocation de l’œuvre ultérieure. Elle reconstitue en outre les étapes du séjour anglais, brossant le tableau des cercles intellectuels fréquentés par le jeune Français grâce à Marcel Schwob, insistant sur la rencontre avec Meredith, corrigeant quelques erreurs des biographes (sur la famille de Rin), et adjoignant au carnet proprement dit plusieurs textes peu connus de Valéry relatifs à cette même visite. Reproduction des pages, notes et transcription diplomatique sont impeccables, à quelques détails près (notamment une lecture discutable de « connus » à la place, peut-être, de « cornues », page 36). Avec le « didi » cacophonique du titre, c’est la seule ombre, légère, au tableau.
Valéry (2). Janeta Ouzounova-Maspero, Valéry et le langage dans « Les Cahiers » (1894-1914) (L’Harmattan, 2003, 198 p., 16,80 €). L’intérêt de Valéry pour « le temps et le langage » s’est manifesté très tôt, notamment dans le compte rendu qu’il consacre dès 1898 à la Sémantique de Bréal. Aussi cette thèse tente-t-elle de reconstituer une sorte de linguistique valéryenne, en rattachant entre eux les passages disséminés dans l’œuvre et les Cahiers, et en les confrontant à l’état contemporain des savoirs, comme à leur évolution (voir notamment, en conclusion, un rapprochement suggestif entre l’auteur de Charmes et les théories ultérieures de Hjelmslev). Tentative de systématisation, l’ouvrage souligne les limites de cette reconstruction tout en mettant en valeur l’originalité de certaines réflexions : on mesure, globalement, combien Valéry s’attache à rendre compte de la malléabilité du signifié, de la pluralité des énonciateurs en chacun de nous, ou de ce que l’auteur nomme les « attaches charnelles du sens ». La lecture de cette étude est parfois aride, mais elle fait le pari de la brièveté et ne s’adresse pas qu’aux spécialistes du langage. Elle pourrait jeter les bases d’une enquête plus générale sur la linguistique des écrivains (on songe par exemple à Larbaud). À souligner : un petit avant-propos bien mené, par Jean-Claude Coquet.
Vallès. Adrien Faure, Vallès et la Haute-Loire (Éditions du Roure, 2005, 198 p., 20 €.). La décentralisation a fait éclore tout un nouveau genre de littérature : les essais consacrés aux racines locales des grands écrivains par des gens du pays qui veulent les rapprocher de chez eux. C’est peut-être la réplique française aux cultural studies, par où le queering de tel ou tel écrivain se trouverait remplacé par sa bretonnitude ou sa fibre berrichonne bien cachée. C’est ici le tour de Vallès, écrivain auvergnat, dans cette réédition d’un ouvrage publié d’abord en 1994 (ce qui n’est pas précisé) et enrichi de quelques pages complémentaires. Il est vrai que l’attachement de Vallès à la Haute-Loire et à sa ville du Puy était tout à fait réel. Adrien Faure rappelle à juste titre les traces de ces attachements dans l’œuvre, tout comme on les trouve dans des pseudonymes utilisés par Vallès à différents moments. Une partie de l’ouvrage est consacrée à rappeler la mémoire de gens de la région eux aussi attachés à Vallès et fait le tour de métiers, de paysages, de coutumes retrouvés à travers les évocations de l’écrivain. Parmi les documents reproduits dans l’iconographie, signalons la belle photographie de Vallès jeune reproduite en frontispice.
Verne (1). Correspondance inédite de Jules et Michel Verne avec l’éditeur Louis-Jules Hetzel (1886-1914), tome I (1886-1896), édition établie par Olivier Dumas, Volker Dehs et Piero Gondolo della Riva (Slatkine, 2005, 288 p., s.p.m.). Premier tome d’une correspondance qui s’adresse surtout aux spécialistes de Jules Verne, mais peut également retenir par tout ce qu’elle révèle sur les rapports auteur/éditeur à la fin du XIXe siècle. Rapports qui ne furent point difficiles, car on sait que Verne en avait eu d’excellents avec le grand Pierre-Jules Hetzel, père de Louis-Jules. On voit, dans ces lettres croisées, à quel point chacun des correspondants étaient pointilleux et attentif aux détails : Verne, pour imposer ses idées, exiger des épreuves ou bien des corrections ; Hetzel fils, pour la lecture des manuscrits de son auteur, qu’il censure à l’occasion. Certaines lettres de l’éditeur sont de la plus extrême précision, discutant un titre de roman, ou bien tel point en apparence minime, mais important à ses yeux. De son côté, Verne vante habilement ses productions, reconnaît au passage qu’il a pris soin de faire vibrer la corde patriotique française et célèbre « l’effet prodigieux que produit le drapeau », manœuvre pour avoir la rosette, ou bien déplore que certains romans n’aient pas eu le succès qu’il espérait. Hetzel, qui tenait beaucoup à son auteur, se lamente parfois : « Vous ne me tenez pas assez au courant de ce que vous faites. » Il aurait voulu le pousser vers l’Académie française, ce qui lui attira en 1892 une réplique négative assez ferme, son auteur et ami n’aspirant qu’à « vivre tranquille au fond de [s]a province » et « achever [s]a tâche de romancier ». Cette correspondance montre aussi les problèmes familiaux qui assaillaient Verne. D’abord, son fils Michel, qui semble avoir eu la double faculté d’accumuler les grosses pertes d’argent (au jeu ?) et d’être allergique à tout travail. On le voit ici réclamer tranquillement à Hetzel des avances de la modeste mensualité (1 000 francs, soit environ 3 400 €) que lui accordait son indulgent père. Il est vrai que celui-ci, alors au faîte de la gloire, avait de solides revenus, et pas seulement chez Hetzel : en 1890, un simple article dans un journal américain lui rapporte la même somme de 1 000 frs. Plus tragique est le mystérieux drame de février 1886 : Verne fut blessé de deux balles de revolver par un jeune neveu, qu’on disait atteint de fièvre cérébrale. Une lettre de Michel Verne qualifie ce jeune homme d’« auteur irresponsable », ce qui n’est peut-être pas si sûr et aurait bien mérité une note des éditeurs (lesquels n’ont pas jugé utile non plus de donner une préface, se contentant d’un rapide avant-propos d’Olivier Dumas, président de la Société Jules Verne, et d’un index parfois lacunaire). On aimerait savoir si, après Marcel Moré dans son Très curieux Jules Verne, cet épisode a été glosé par des biographes ou exégètes du romancier qui se sont tellement activés en cette centenairesque année 2005. Il est pourtant capital, car, outre les séquelles physiques, qui furent longues et pénibles, c’est à partir de cette date que Verne changea complètement d’existence, abandonnant les voyages pour une vie totalement casanière et s’absorbant dans ses fonctions municipales à Amiens. Il ne confia évidemment rien des raisons exactes de ce drame à Hetzel, mais déclarera à son frère en 1894 : « J’ai reçu des coups dont je ne me relèverai jamais. » Petits détails, pour finir. Les éditeurs n’ont pas vu que les « MM. Huysmans et Leroux » mentionnés dans une lettre de Michel Verne du 29 août 1891, désignent évidemment l’écrivain Joris-Karl Huysmans et son nouvel associé Léon Leroux qui exploitaient alors tous deux un atelier de brochure rue de Sèvres. Un autre détail peut laisser rêveur : la mention d’un Henry Potter, qui provoque cette note : « Ou « Harry Potter » ? Nom d’origine inconnue. » Enfin, en réponse à une lettre de Hetzel sur les eaux laxatives d’Uriage, Verne répond sans protocole : « Je connais Uriage et ses innombrables chiotes. »
Verne (2). Jean-Yves Tadié, Regarde de tous tes yeux, regarde ! (Gallimard, 2005, 280 p., 19,9 €). On le sait bien, que c’est le centenaire, mais tout de même, y avait-il une telle urgence à nous donner cela ? Ce n’est pas un livre, ce sont des notes, en brefs chapitres à la thématique variée. Des impressions de lecture, dont l’intérêt n’est pas toujours très évident (« le vieux Silfax, flanqué de son harfang blanc, oiseau qu’on retrouve chez Saint-John Perse »). Des constats éculés (chez Verne, « l’optimisme, la croyance au progrès scientifique, ne durent pas »). Parfois, le lecteur croit reconnaître les membra disjecta d’un livre possible qui eût peut-être été intéressant. Le principe de la collection est le dialogue de « l’auteur et de son héros secret », mais, passées les premières pages, Jean-Yves Tadié ne réussit pas à assumer son je. Ce n’est pas un reproche, simplement le constat que le principe est difficile à tenir, comme le montrent pas mal d’autres titres de cette curieuse collection.
Verne (3). Allen Foster, Le Véritable Phileas Fogg. La vie tumultueuse de George Francis Train (Payot, 2005, 333 p., 19 €). Jules Verne, on le sait, a toute sa vie accumulé une documentation diversifiée qui a nourri ses Voyages extraordinaires. Ce que l’on n’avait sans doute pas assez souligné, c’est que pour écrire Le Tour du monde en quatre-vingt jours (1873) et pour construire la figure de son gentleman anglais, Phileas Fogg, il s’était inspiré de la destinée authentique (et haute en couleurs) du bien nommé George Francis Train (1829-1904). Ceux que la logique du signifiant laisse dubitatifs n’ont qu’à bien se tenir. Allen Foster livre ici une biographie à laquelle ne manquent ni les recherches savantes puisées aux meilleures sources, ni le dossier iconographique (et dans « iconographique » il y a « i » et « graphique »), ni les notes savantes, ni même les remerciements. On ne déplore, bien entendu, que l’absence d’un index. Pour le reste, tout y est. Et au-delà. Rien ne nous est épargné de « la vie tumultueuse » de celui que le titre original nomme finement « Citizen Train » : ses origines, sa formation, ses nombreuses rencontres, ses multiples entreprises – George F. Train est le modèle du parfait self made man américain –, ses nombreux voyages. Bref, ce héros inconnu méritait vraiment de sortir de l’ombre. C’est chose faite. Grâce à Allen Foster, la dimension biographique de Phileas Fogg ne reste plus dans le brouillard et le doute n’est plus permis : Jules Verne, en l’occurrence, n’a été qu’un vil faussaire. Il semblerait que l’auteur rassemble à présent les matériaux qui lui permettront de restituer la vie aujourd’hui tombée dans un oubli vertical de Every Ouaire, le modèle secret du sympathique Passepartout. On ne peut que s’en réjouir.
Verne (4). Albert Badoureau, Le Titan moderne : notes et observations remises à Jules Verne pour la rédaction de son roman « Sans dessus dessous » (Actes Sud, 2005, 189 p., 23 €). « Notes et observations remises à Jules Verne pour la rédaction de son roman Sans dessus dessous » par un polytechnicien nommé Albert Badoureau, en poste à Amiens au moment de la gestation dudit roman (1888), où l’ami Jules résidait depuis 1872. Quelle coïncidence ! Mais la plus grande des coïncidences, que ne soulignent pas les éditeurs, n’est-elle pas la correspondance avec certains bouleversements enregistrés aujourd’hui ? Intrigue du roman : des industriels américains envisagent de modifier, à coup de canon, l’axe de rotation de la terre afin de provoquer une fonte des glaces et d’exploiter les gisements miniers du pôle… Tiens donc ! Pourquoi maintenant ne faire aucune allusion à l’édition réalisée en 1978 par Francis Lacassin pour la collection des « Jules Verne inattendu » en 10/18 ? Lacassin s’appuyait sur les archives d’Amiens ; ici, ce sont les archives de Nantes. Vieille histoire de clochers, que l’on prolonge absurdement.
Verne (5). Claude Faber, Jules Verne, le roman de la Terre (Milan, 2005, 64 p., 5 €). Ce petit livre rassemble dans un style abordable les grandes lignes de ce qu’il faut savoir sur Jules Verne. Il s’adresse aux publics universitaire et scolaire. La simplicité du style tourne parfois à la maladresse, sinon au simplisme prédicateur (notamment sur les méfaits de « la fortune et [du] libéralisme » voire de « l’ultralibéralisme »). Toutefois, l’ouvrage est plutôt agréablement illustré et son parti pris de ramener Jules Verne à notre temps (« Aujourd’hui encore, le nombre des hommes qui ont marché sur la Lune sont plus nombreux que ceux qui sont descendus dans les abysses à plus de 6000 mètres » : intéressant à un moment où des photographes japonais viennent de capter un poulpe géant).
Verne (6) Marcel Moré, Le Très curieux Jules Verne (Gallimard, Le Promeneur, 2005, 272 p.,22 €). L’ouvrage, dont le titre provient d’une expression de Mallarmé, avec un talent narratif et un sens du détour diégétique indéniables, tient le lecteur en haleine par des annonces de la révélation sans cesse différée d’un « mystère », d’un « secret » sur lequel se sont refermés l’homme et l’œuvre, l’homosexualité de Jules Verne. Seul problème – que Jean Paulhan remarquait déjà dans l’étonnement distancé de sa note de lecture devenue préface –, l’une des figures principales de l’ouvrage est peut-être le coq-à-l’âne démonstratif. Cet avant-propos en est pourtant un bon sauf-conduit, dans la mesure où il amène le lecteur à lire ce livre moins comme une œuvre critique classique, quels que soient ses apports incontestables, que comme un objet littéraire non identifié, qui semble parfois tendre au canular surréaliste, parodie hybride du detective novel et de psychocritique. Sa candeur réjouissante et stimulante fait ressortir le squelette d’un certaine recherche, qui, habituellement, camoufle ses émotions sous le rembourrage érudit des notes de bas de pages et des cotes. La familiarité avec l’œuvre de Verne, réelle et enthousiaste, touche juste lorsqu’elle met en avant la figure du père et la lutte du « père naturel » et du « père sublime », l’une des grandes thèses de l’ouvrage. Elle paraît bien inspirée aussi lorsqu’elle révèle, de façon plus lukácsienne que psychologisante, le rapport structurel profond entre le travail de Verne commis à la Bourse et son labeur littéraire. Indéniablement, l’agent de change a eu la chance de lire au quotidien, dans toutes les ondulations de la spéculation, une première version chiffrée de la réalité et de la conquête anglo-saxonne du monde, dont ses livres offrent, en quelque sorte, le déchiffrement et le déploiement littéraire. Le jeu du « père naturel » et du « père sublime », l’amitié amoureuse des deux frères, le parrainage ambigu d’Aristide Briand (reconnu par Moré dans le Briant de Deux ans de Vacances), la rareté et la fadeur des personnages féminins, plus encore que les cryptogrammes, anagrammes et les anecdotes parfois extrapolés, jouent en faveur de l’ouvrage de Moré, qui marque un moment important de l’histoire de la réception vernienne.
Verne (7). Lauric Guillaud, Jules Verne face au rêve américain : de l’enthousiasme au pessimisme (Houdiard, 2005, 87 p., 13 €). Cet ouvrage est la réécriture d’une communication tenue à Cerisy-la-salle. L’auteur, spécialiste des mythes qui ont façonné l’Amérique, y joint une étude de l’attitude de « Jules Verne face au mythe américain », indissociable de sa conception du Progrès et de son assombrissement progressif. Jules Verne n’a pas seulement été le chantre de la patrie du Progrès technique que sont les États-Unis, mais, nourri de James Fenimore Cooper, il le fut aussi de la nature américaine. Son œuvre témoigne d’une tension entre l’amour de la « wilderness » et l’admiration, non sans réticences, de la maîtrise technique « étasunienne », illustrant la distinction de Marc Chénetier entre « rêve américain » et « rêve d’Amérique ». Si l’inscription de l’œuvre vernienne dans tout le contexte culturel de l’image de l’Amérique apporte des éclairages intéressants, on pourra regretter que la mise en valeur du conflit n’ait pas abouti à une caractérisation de l’œuvre vernienne elle-même, forme de célébration mais aussi de dépassement du progrès inhérent à sa représentation dans la fiction. Ainsi, dans le chapitre consacré aux chutes du Niagara, qui va d’Atala à Dickens, en passant par les écrits de Thomas Cole, toutes étapes éclairantes, avant d’aboutir à Verne, l’analyse du texte vernien et surtout les conclusions qu’en tire l’auteur, sans toujours faire la part de ce qui relève des personnages et de ce qui appartient à l’auteur et à sa vision, semble alors un peu rapide.
Verne (8). Jules Verne cent ans après. Colloque de Cerisy, sous la direction de Jean-Pierre Picot et Christian Robin (Terre de brume, 2005, 490 p., 23 €). Une élite de Verniens français (mis à part un Anglais de Hong Kong et un Suisse de Mannheim – c’est peu pour représenter la planète) avait pris un peu d’avance sur les célébrations officielles pour se réunir à Cerisy et y refaire un vingt mille lieues sous la pluie (c’est nous qui supposons la pluie). L’entreprise voulait avoir un caractère préventif et prophylactique en s’en prenant par avance au « cortège habituel de médiatisations intéressées, de tentatives de récupération idéologique tous azimuts, de cavalcades et de spectacles de cirque analphabètes ». Voilà beaucoup d’ennemis pour les zélateurs d’une œuvre qu’on croyait d’abord populaire. Mais c’est que pour les organisateurs du colloque, l’« œuvre authentique » de Verne s’est trouvée occultée par (nous synthétisons) la bêtise et la lubricité mercantile. Contrairement aux actes du colloque de 1974 (auquel il est rendu hommage), ceux-ci ne reproduisent pas tels quels les enchaînements de la décade mais sont le résultat d’une reconstruction qui regroupe les communications a posteriori en ensembles approximativement cohérents : « Du manuscrit à l’illustration », « Jules Verne et le théâtre », « Approches thématiques nouvelles» (ça ne mange pas de pain), « La Géographie à l’œuvre », « Jules Verne et les autres ». Heureusement, ces communications sont loin d’avoir le ton agressif de la quatrième de couverture et de l’introduction. Intéressantes variations de Charles Grivel (qui semble s’être décidé à écrire presque comme tout le monde) sur « Kip optogramme », bon sujet pour étudier la manière dont Verne utilise l’actualité technologique. Intéressant aussi le « Jules Verne et la presse » de Christian Robin – la presse chez Verne et Verne dans la presse, à une époque où les tirages pouvaient frôler le million d’exemplaires quotidiens). Philippe Berthier aborde très modestement (avec, en fait, un savoir très poussé) le théâtre assez peu génial de Verne, encore que, comme le montre Anne-Simone Dufief, il y ait des raisons de s’intéresser à la féerie scientifique tirée du Tour du monde en quatre-vingts jours. Le genre disparu de la féerie pique d’ailleurs aujourd’hui beaucoup les curiosités : c’est une excellente voie d’accès à la question du spectacle chez Verne en général. Daniel Compère montre, lecture de textes à l’appui, que Verne n’ignorait pas tout à fait la « littérature », observation juxtaposée de manière judicieuse à l’étude de Laurence Sudret sur la Nature dans son œuvre. Originale, la communication de Pascal Gendreau explore la très troublante présence de la gémellité dans l’imaginaire vernien. Le côté un peu cultural studies à la française trouve place dans les articles de Robert Baudry sur les romans africains, de Gérard Siary sur l’Extrême-Orient, d’Arnaud Huftier sur la Flandre – étude paradoxale puisque Verne n’en parle pas, ce qui fait de ce pays de nulle part une figure du vide, la Belgique devenant du coup, par son absence même, opérateur de sens. On ne sait comment les sujets du roi des Belges prendront la chose. Darwin non plus n’est pas très présent, ou du moins de manière ambiguë – ce qu’étudie Philippe Clermont. Verne se trouve quand même ramené à la littérature par Thierry Orfila, qui compare sa conception de la modernité à celle de Baudelaire – on n’y aurait pas pensé (ceci dit sans ironie), tandis que Cécile de Bary nous montre un Perec lecteur vernien typique des années 70. Nous n’avons pas cité tous les textes que contient ce gros volume mais tous méritent la lecture. Même si l’agressivité que nous mentionnions en commençant n’est peut-être que le symptôme de verniens qui s’estiment encore quelque peu minorisés, leurs efforts parviennent sans aucun doute à installer un peu plus leur héros, sinon au Panthéon de la Grande Littérature, du moins dans une zone certes encore un peu indécise (« Terre de brume », comme l’éditeur rennais du colloque) mais qui n’a plus rien de la marginalité antérieure.
Vêtement. Shoshana-Rose Marzel, L’Esprit du chiffon. Le vêtement dans le roman français du XIXe siècle (Peter Lang, 2005, 384 p., s.p.m.). Se présentant comme une enquête consacrée aux « relations d’interdépendance entre littérature et vêtement/mode », cet essai se propose d’interroger, sous l’angle d’une sociologie des oeuvres littéraires, la façon dont la fiction romanesque du XIXe siècle traite la mode vestimentaire, l’articule à son propre système de signes, et absorbe pour les redéployer les codes, les valeurs et les usages qu’elle détermine. Partant d’une hypothèse assez simple et raisonnable, selon laquelle la « culture matérielle » imprègne nécessairement l’univers symbolique des formes et des significations littéraires, l’auteur se demande si la retranscription de la mode dans l’espace du roman ne provoque pas une double réflexion : « Y a-t-il une influence non seulement de la réalité sur l’oeuvre littéraire, mais également de cette dernière sur la réalité vestimentaire ? » Si la mode renferme un système socialement codé, elle offre sans doute à l’écrivain l’avantage d’une classification préalable, que la littérature s’emploie à exposer, à expliciter et à transformer. Le corpus retenu par Shoshana-Rose Marzel circonscrit un terrain d’investigation fécond : Balzac d’abord, dont l’œuvre colossale présente un tableau complet de la société française de la première moitié du XIXe siècle, où le vêtement remplit la fonction d’indice typologique et fonde dans le même temps un code sémiotique révélant, au delà des pures apparences, des appartenances idéologiques et des rapports de forces. Dans son Traité de la vie élégante, Balzac écrit : « La toilette est l’expression de la société. Cette maxime résume toutes nos doctrines et les contient si virtuellement, que rien ne peut plus être dit qui ne soit un développement plus ou moins heureux de ce savant aphorisme. » À bien des égards, La Comédie humaine n’est autre qu’un de ces développements : la littérature rend réelle une doctrine « virtuelle », elle donne sens et consistance à un ensemble des traits caractéristiques et de valeurs distinctives par lesquels une société se révèle à la lumière de ses « espèces » et de ses rubriques fondamentales. Flaubert est ensuite abordé, à la faveur d’une étude fouillée et exclusive de Madame Bovary, considéré ici comme un « roman de transition », reflétant selon l’auteur la diffusion accélérée de la mode à l’échelle de tout le territoire national et l’avènement de « la nouvelle position ostentatoire féminine », qui va de pair avec « la réduction de la mode masculine ». L’art du roman chez Flaubert valorise de fait les aspects matériels, les coiffures, les accessoires vestimentaires, qui, à eux seuls, constituent un langage : « Tout doit parler dans les formes, écrit Flaubert, et il faut qu’on voie toujours le plus possible d’âme. » À ce titre, l’approche proposée ici emporte l’adhésion. Zola enfin achève ce parcours avec Nana et Au bonheur des Dames, deux œuvres des Rougon-Macquart qui font de la question du chiffon une question de style et de société. Le vêtement, devenu la forme visible du couronnement de la bourgeoisie, s’avère être un opérateur de démarcation, tant au niveau des fastes mondains qu’au plan, plus immédiat, de l’économie quotidienne et du commerce prosaïque des matières. Dès lors, une nouvelle symbolique se met en place dans le roman zolien, qui aligne le code vestimentaire sur l’axe du désir et de ses dérivés. Le cas de Nana est de ce point de vue significatif : sa toilette évolue au rythme de son épanouissement sexuel, en sorte que le chiffon se fait métaphore de la femme. Si, dans ses grandes lignes, l’essai de Shoshana-Rose Marzel paraît convaincant, on s’étonne cependant de certaines lacunes de méthode. Pourquoi ne pas avoir étendu le corpus à l’intégralité de l’œuvre de Flaubert et à l’ensemble des Rougon-Macquart ? L’Éducation sentimentale par exemple, avait sa place dans cette étude, et, du côté de Zola, La Curée ou Pot-Bouille auraient apporté des renseignements utiles et éclairants. Les arguments justificatifs avancés dans l’avant-propos s’apparentent à une dérobade. Il est clair que, dans le cadre d’une approche sociologique, seule une analyse exhaustive – tenant le système d’une œuvre pour une totalité signifiante – eût donné à cet ouvrage l’assise méthodologique qui lui fait défaut. Les conclusions de l’enquête en auraient été sans nul doute changées.
Vialatte-Pourrat. Correspondance Alexandre Vialatte-Henri Pourrat, tome I, Lettres de collège (1916-1921) ; tome II et III, Lettres de Rhénanie I et II (Presses universitaires Blaise-Pascal, 2003-2005, trois volumes, 288, 418 et 318 p., 24, 27 et 24 €). Des deux Auvergnats, Pourrat est plus vieux de quatorze ans, mais, dès les années de collège et de lycée de Vialatte, dès les premières lettres donc de cette correspondance, ce très jeune homme de quinze à vingt ans manie une langue où les traits si particuliers de son style futur se mettent déjà en place ; cette assurance linguistique, ce goût pour l’invention et la fantaisie, font oublier la différence d’âge entre les épistoliers. En 1916, Henri Pourrat, s’il n’a publié encore que des articles, a entamé sa grande collecte de folklore auvergnat qui nourrira nombre de ses œuvres romanesques (Gaspard des montagnes, 1922) ou documentaires (Le Trésor des contes, treize volumes). Ce travail considérable est aujourd’hui à peu près tombé dans l’oubli (le nom de Pourrat n’apparaît que quatre fois, incidemment, dans les vingt-deux premiers numéros d’Histoires littéraires), alors que l’œuvre anthume et posthume de Vialatte connaît les faveurs de nombreux éditeurs. Pourrat n’est pourtant pas un écrivain négligeable, moins en tout cas que bien des romanciers actuels soutenus par les agences de publicité. Ces trois premiers volumes de correspondance ne permettront pas de rétablir l’équilibre, puisque toutes les lettres retrouvées de la période sont de Vialatte (251), sauf deux de Pourrat, orphelines que les éditeurs ont renoncé à placer à leur date (août 1927) pour les publier en annexe du tome 3. Les envois de Vialatte, cartes postales sibyllines ou longues lettres farcies de citations et de vers, d’essais de bouts de proses (la description de Thiers par exemple, vol. 1, p. 196), commentaires et projets de travail, forment un ensemble considérable d’informations sur la vie littéraire des écrivains et de leur temps, où se mêlent des allusions à leur vie intime. On suit Vialatte lycéen à Ambert puis Dole, répétiteur à Thiers, étudiant à Clermont-Ferrand et militaire en Rhénanie occupée. C’est en Allemagne qu’il fait ses débuts littéraires comme rédacteur à la Revue rhénane. Pendant cette période de plus de dix ans, le barbu d’Ambert quitte rarement sa région et écrit beaucoup : on en juge par le jeu de miroirs et d’allusions que crée toute correspondance amputée d’une de ses voix. Sur ce point, le rôle de l’appareil critique est capital et se doit d’être impeccable : l’équipe réunie autour de Dany Hadjadj et Robert Pickering se montre à la hauteur de sa tâche. Restent les inconvénients inhérents à une publication morcelée et étirée sur un temps qu’on peut prévoir long – plus de mille lettres constitueront au moins sept tomes ; si les renvois d’un volume à l’autre sont inévitables, s’il est probable qu’au terme de l’édition, il sera nécessaire de refondre en un seul les index de chacun d’eux, on pourrait se passer de la reprise, trois fois pour le moment, d’un « avant-propos », même « mis à jour », présentant des règles générales de publication que l’on pense établies une fois pour toutes. Le travail éditorial consacré aux lettres elles-mêmes est prolongé par des études fouillées, des documents annexes nombreux et une iconographie abondante : tout pour faire de cette entreprise un monument scientifique de première importance, et si la préparation du travail d’impression était à la hauteur, notamment la photogravure et les maquettes des couvertures, on serait comblé. Est-ce vraiment nécessaire que, si souvent, les publications fournies par des « presses universitaires » soient si moches ?
Vian. Gérard Orthlieb, Boris Vian. Du lycée à Saint-Germain-des-Prés (1937-1950) (AKR, 2005, 148 p., 18 €). Nous l’avons tant aimé, ce type un peu gauche avec les filles, qui collait tellement à la génération des lycéens de l’après 68. L’Écume des Jours fut un coup au cœur, L’Arrache-Cœur ou L’Herbe Rouge une peinture de la hideur du monde et de sa désespérance, et L’Automne à Pékin, l’espoir d’une évasion vers un absurde suicidaire. Noël Arnaud, le premier, nous le fit rencontrer. C’était déjà bien tard. Nous tentions de retrouver encore un peu de son parfum en allant traîner du côté de la cité Véron ou chez Alain Vian, rue Grégoire-de-Tours. Puis, un beau matin, la culture officielle s’abattit sur le sulfureux écrivain comme la lèpre sur le pauvre monde. Thèses, hommages, publications posthumes en cascade, beaux aérateurs pour bouffer les odeurs parvinrent à nous rendre un Boris Vian aseptisé, génétiquement modifié, consommable par la ménagère de moins de cinquante ans. Le résultat fut à la hauteur de l’effort : aujourd’hui, on ne lit plus Vian. La jeunesse des écoles a déserté le Déserteur. C’est dire notre déception à la lecture de l’ouvrage de Gérard Orthlieb, dans lequel Vian ne passe qu’en ombre pékinoise. Cette publication s’inscrit dans la collection, ô combien foisonnante, de « L’art d’accommoder les restes ». Tout au plus, l’auteur aurait-il pu donner son témoignage dans quelque revue ; cela lui aurait évité de verser dans un QCM de révision de programme de classe de troisième. Bref, comme on disait autrefois, dans La Porteuse de pain, il aurait été parfait pour faire les miettes. Il reste qu’on pourra tout de même s’intéresser au cahier intitulé Le journal de l’École Centrale délocalisée à Angoulême, 1939-1940 et aux poèmes de Vian qui s’y trouvent.
Voyageurs. Récits du dernier siècle des voyages. De Victor Segalen à Nicolas Bouvier. Actes du colloque du château de la Napoule, les 13, 14 et 15 juin 2002, réunis et présentés par Olivier Hambursin (Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2005, 262 p., 22 €). Les auteurs ici rassemblés sont prestigieux – Claudel en Chine et au Japon, Larbaud et Barnabooth, Morand, Céline et, plus près de nous, Claude Lévi-Strauss, Le Clézio, Jacques Réda, pour ne citer qu’eux – et les genres les plus divers : récits de voyage, récits ethnographiques, textes romanesques et poétiques, voire politiques (sur le Rwanda), avec une incursion intéressante dans les œuvres cinématographiques de Jean-Daniel Pollet, filmant la Grèce, ou d’Alain Resnais remontant le passé du héros de Je t’aime, je t’aime. Là où le bât blesse, c’est que certaines communications sortent du champ initialement retenu, à savoir le XXe siècle. Pourquoi, en effet, inclure une étude sur « La Gorgona d’Alexandre le Grand », alors que sont exclus des écrivains comme Jacques Lacarrière ou Michel Le Bris ? On se serait par ailleurs attendu à ce que certaines contributions fussent plus lisibles, et d’autres plus consistantes : Segalen, par exemple, ne manque pas d’érudits exégètes. Le champ de la recherche reste ouvert, nous dit-on. On le croit volontiers.
[Paul Aron, Patrick Besnier, Claudine Brécourt-Villars, Laurence Brogniez, François Caradec, Philippe Didion, Stéphanie Dord-Crouslé, Jean-Pierre Goldenstein, Jean-Paul Goujon, Jean-Philippe Guichon, Jean-Louis Jeannelle, Jean-Jacques Lefrère, Muriel Louâpre, Bertrand Marchal, Hugues Marchal, Frédéric Maurin, Guillaume Métayer, Dominique Moncond’huy, Jean-Paul Morel, Steve Murphy, Éric Nicolas, Jacques Noizet, Gilles Picq, Michel Pierssens, Yannick Portebois, Monic Robillard, Jean-Paul Morel, Henri Scepi, Anne Simon, Damien Zanone, etc.]