EN SOCIÉTÉ
Beaumont. Le Trèfle blanc. Bulletin de l’Association des Amis de Germaine Beaumont, n° 1, 2004 (37 rue Henri-Barbusse, 75005 Paris ; 16 p., abonnement : 20 €). Ce premier numéro de seize pages de l’Association des Amis de Germaine Beaumont est bien sympathique et chaleureux. Germaine Beaumont (1889-1983), fille d’Annie de Pène, sœur de Pierre Varenne, romancière, membre (turbulent) du jury du Prix Fémina, a été aussi la productrice des Maîtres du mystère et de L’Heure du mystère à la radio de 1957 à 1974. Chronologie, bibliographie.
Benoit. Les Cahiers des Amis de Pierre Benoit, n° XIV, 2004 (4 place de la République, 46500 Gramat ; 116 p., s.p.m.). Ce cahier apporte aux lecteurs du Pierre Benoit le Magicien de Jacques-Henry Bornecque un index des noms cités, noms réels et noms de fiction (ce qui enrichit particulièrement la première lettre), des études de Stéphane Maltère sur les avant-textes et de Maurice Thuilière sur les manuscrits inédits.
Claudel (I). Bulletin de la Société Paul Claudel, n° 175, octobre 2004 (13 rue du Pont Louis-Philippe, 75004 Paris ; 86 p., 5 €). Ce numéro est consacré, c’est le cas de le dire, à l’exégèse biblique de Claudel dont les éditions Gallimard ont récemment rassemblé les disjecta membra en deux forts volumes comptant au total près de quatre mille pages grand format (Paul Claudel, Le Poëte et la Bible). C’est un massif d’écriture et de pensée dont on ne viendra pas à bout de sitôt. Ce bulletin ouvre quelques sentiers dans une amazonie exégétique. On y lira le compte rendu attentif, fervent et informé du Poëte et la Bible par Alain Michel, ainsi que l’article de Dominique Millet-Gérard, « Regards latéraux sur l’exégèse claudélienne », dans les premières pages duquel sont donnés quelques extraits des notes prises par le Père Blanchet à la suite d’entretiens avec le poète, d’octobre 1942 à février 1949. La qualité de ces pages rend d’autant plus consternante la lecture de l’article de Michel Malicet, « Faut-il traduire en français les commentaires bibliques ? » On veut bien que l’éditeur du Poëte et la Bible éprouve quelque fatigue au terme d’un travail philologique long et sans doute éprouvant, mais cette sympathie ne saurait faire admettre qu’il se plaigne d’« expressions obscures ou bizarres […], souvent rendues plus obscures encore quand le poète s’amuse à torturer la langue » en multipliant « les anacoluthes » ou de « longues périodes à la Proust [qui] demandent une étude attentive ». Quel dommage, n’est-ce pas, que les poètes n’écrivent pas aussi clairement que les journalistes et les professeurs ! On hésite à rappeler que l’exégèse de Claudel intéresse d’abord parce qu’elle est l’œuvre d’un poète de génie à qui on ne saurait faire grief de s’abandonner « à une sorte de danse sacrée avec David ou de délire mallarméen devant la grande rosace de Notre-Dame ».
Claudel (II). Bulletin de la Société Paul Claudel, n° 176, décembre 2004, Claudel et l’univers germanique (13 rue du Pont-Louis-Philippe, 75004 Paris ; 98 p., 5 €). Beau et riche numéro sur un sujet immense. Deux textes de Carl Einstein présentés par Liliane Meffre ; une étude de Jens Rosteck sur le « célèbre inconnu » Franz Blei, traducteur de L’Échange et de Partage de midi. À propos de ces deux mêmes pièces jouées au Burgtheater, Philippe Chardin étudie l’attitude de Robert Musil face à Claudel. André Espiau de la Maëstre propose un parallèle entre Protée et Die Aegyptische Helena de Hofmannsthal, mise en musique par Richard Strauss. Opéra encore : l’échange épistolaire entre Claudel et le compositeur Walter Braunfels qui met en musique L’Annonce faite à Marie à partir de 1933 comme une réponse à l’isolement où le plonge la montée du nazisme.
Colette. Cahiers Colette, n° 26, Entregent (Presses universitaires de Rennes, 2004, 150 p., 18 €). Chaque numéro de la revue porte un titre, qui doit être parfois difficile à trouver, comme ici. Michel Mercier justifie sans beaucoup de conviction celui d’ « Entregent » donné à l’ensemble : « Colette ne fut pas dépourvue d’entregent », explique-t-il. Soit. Reste qu’il s’agit de ce qu’on appelle des varia, ce qui n’est pas déshonorant, mais implique le décousu. Du copieux sommaire, on retient surtout les vingt-huit lettres amicales de Colette au soyeux lyonnais François Ducharne, qui acheta en 1926 sa maison natale et lui en fit don. Lourdes et vulgaires, les treize lettres de Paul Barlet à l’écrivain n’ont guère d’intérêt que documentaire. Un ensemble d’articles et d’interviews retrouvés termine le numéro, qu’ouvre avec grâce la photo d’Audrey Hepburn, inoubliable Gigi à qui est consacré un petit dossier.
Dada. Lunapark, n° 2, 2004-2005 (Transédition, 2004, 366 p., 32 €). Cette revue animée et nourrie par Marc Dachy, collectionneur et spécialiste du Dadaïsme et des avant-gardes circumvoisines et subséquentes du XXe siècle, propose un nouveau numéro copieux. Les créations qui l’ouvrent sont la partie la moins convaincante : un poème d’Eugène Savitzkaya, un texte beat de Bryon Gysin, inédit, et un extrait du livre sur le cinéma de Stéphane Zagdanski, où tous les tics de l’avant-gardisme sont rassemblés de façon très « littéraire ». La partie consacrée à Raoul Hausmann et à Kurt Schwitters est en revanche remarquable, avec deux articles sur l’activité de Schwitters exilé, un témoignage de la compagne de Raoul Haussmann Hanna Höch, recueilli par Édouard Roditi, lui-même poète, et un texte inédit, plein de bruit de fureur, de Hausmann contre les Allemands, écrit au sortir de la guerre. La monographie de Cécile Bargues sur les lendemains de Dada en France entre 1946 et 1963 est appelée à faire référence par sa documentation et par ses rapprochements pertinents : on y retrouve Hausmann et Schwitters, Huelsenbeck, Tzara, le retour de Duchamp, la première muséification de Dada, et son effet sur les Lettristes, les Situationnistes et des artistes comme Arman, Hains, Tinguely, futurs « Nouveaux Réalistes ». Une autre partie est consacrée à Gertrud Stein et à sa collaboration avec Virgil Thomson pour son opéra Listen to me, dont la traduction française est publiée, ainsi qu’une interview du musicien. La dernière partie traite d’Yves Klein, de ses rapports avec Pierre Restany ou avec la très voyante marchande d’art Iris Clert, dont les procédés ne laissent pas d’étonner. Une chronique « au fil du réseau » termine le numéro, où le maître-d’œuvre montre l’étendue de son réseau d’informateurs, et fait part de ses détestations et admirations (Debord), sans qu’on le suive forcément. On le suivra en revanche pour les contributions en histoire de l’art et en histoire littéraire : vivement le numéro 3 !
Dumas. Cahiers Alexandre Dumas, Alexandre Dumas, La Peine de mort (Société des Amis d’Alexandre Dumas, 1 avenue du Président Kennedy, 78560 Le Port-Marly ; 320 p.,20 €). L’infatigable Claude Schopp, appuyé sur le vigoureux comité de rédaction des cahiers Alexandre Dumas, livre ici le produit d’un travail considérable, puisqu’il réunit une grande quantité de textes inédits consacrés par Dumas à la question de la peine de mort pendant sa période napolitaine (1860-1864). Bien plus, l’essentiel de ces textes ne sont connus que dans la version italienne, puisqu’il s’agit d’études parues dans L’Indipendente. Il fallait donc tout traduire, annoter, commenter, ce à quoi s’est dévouée toute une équipe. Dumas avait sérieusement creusé la question pour s’adresser « au chef du jury de Naples » en recourant à une solide documentation, souvent indirecte. La première partie de l’ouvrage reproduit ces études historiques. La seconde rassemble les interventions de Dumas et des lecteurs du journal dans les débats suscités par un procès criminel qui fit du bruit à l’époque, le procès Ruffo. La troisième regroupe des lettres adressées à Antonio Ranieri, toujours à propos de la peine de mort. Il est assez piquant de voir Robert Badinter, dans son avant-propos, blâmer les hésitations de Dumas tout en vantant la constance et la détermination de Hugo sur cette question. Claude Schopp s’efforce au contraire d’expliquer la position de Dumas par des considérations empiriques. Mais on voit bien que là où, pour Hugo, le principe est non-négociable, il reste pour Dumas à relativiser pour l’adapter aux circonstances sociales et historiques. Une quatrième partie donne à lire un récit ultérieur inspiré par ce débat à Dumas et publié dans le Monte-Cristo : Le Saint-Sacrement à Naples. Nous n’avons à faire ici cependant qu’avec un dossier provisoire ; ainsi que le souligne une note, « cette livraison ne saurait donc être considérée que comme une œuvre en cours : à mesure que les manuscrits des articles réapparaîtront, s’ils réapparaissent, leur texte sera appelé à changer ». Cette publication s’accompagne d’un copieux « dictionnaire » : 65 pages de notices biographiques avec références aux textes publiés dans ce volume. Plutarque y côtoie Plougoulm (Pierre Ambroise), et Mirabeau la vestale Minutia. Le tout s’accompagne d’index des personnages littéraires, des œuvres, des journaux et des lieux cités. On applaudit bien fort.
Flaubert-Maupassant. Bulletin Flaubert-Maupassant, n° 12, 2003 (Amis de Flaubert et Maupassant, Hôtel des Sociétés savantes, 190 rue Beauvoisine, 76000 Rouen ; 166 p. ; 11 €). Quelque retard ne messéant point aux auteurs pérennes, nul n’en voudra à ce bulletin, à la couverture lisse et à l’homogène papier couché format 175 x 245 mm, de colliger les actes d’activités conférencières remontant à 2002. Dans ce numéro tout entier voué à Maupassant, les alcooliques s’intéresseront d’abord au recensement, judicieusement taxinomié par Agnès Gravand, des passages où l’alcool coule ; les enfants gâtés auront plaisir à se reconnaître derrière Florence Emptaz, qui leur réserve un tour des lieux en quelques romans et nouvelles ; les femmes à secret de Guy n’en ont, c’est charmant, guère pour Isabelle Normand. Francis Lacoste éclaire la relation un peu surprenante du copain de Zola avec Brunetière (Ferdinand, des Naturalistes ennemi cinglant). Deux interventions visent le film de Jean-Daniel Pollet, Le Horla. Ceux qui espèrent voir grossir encore l’œuvre en marge aimeront découvrir, avec Alec Honey (Je m’avance masqué), un Guy usant d’autres pseudos que ceux qu’on sait : Alec en examine un, « Mirliton », riche du charme d’avoir servi à plus d’un. Les amis du Guy-sûr-Guy découvriront à la fin (après bien d’autres pages aussi attrayantes) six courtes lettres inédites (trois à Widor, deux à Halévy) et quatre pages de notes de lecture où la grosse biographie de Nadine Satiat est dûment louée. For Maupassantists only.
Gide. Bulletin des Amis d’André Gide, n° 143-144, juillet-octobre 2004 (La Grange Berthière, 69420 Tupin-et-Semons ; 120 p. ; abonnement : 28 €). Alain Goulet tente de débrouiller les obscurs rapports entre Gide et Gourmont à propos de la Sixtine de ce dernier. Pierre Masson publie soixante-six lettres et billets à Édouard Verbeke entre 1918 et 1923. Verbeke était l’imprimeur de Bruges chargé de besognes secrètes (réimpression de Corydon), qu’il fallait sans cesse relancer. Le métier d’écrivain est bien compliqué, voilà ce qui ressort de chaque ligne de cette correspondance technique et précautionneuse. Un beau texte retrouvé : l’« avant-propos » de Gide au premier numéro de la revue Présence africaine, en octobre 1947. Habituels et utiles dossiers de presse des livres de Gide, concernant cette fois le Voyage au Congo et Retour d’URSS.
Hyvernaud. Cahiers Georges Hyvernaud, n° 4, 2004 (39 avenue du Général-Leclerc, 91370 Verrières-le-Buisson ; 96 p., 15 €). Deux ensembles de correspondances. Le premier a pour acteurs un ancien élève d’Hyvernaud à l’École normale d’Arras, Albert Gokelaere – qui devait être fusillé par les Allemands en 1941, Jean De Beer (1911-1995), à qui Hyvernaud fit publier, dans sa revue La Nouvelle Saison, des poèmes – et Hyvernaud lui-même qui n’est présent que par trois lettres seulement à Jean de Beer. L’échange épistolaire se clôt sur une lettre tardive de De Beer à Andrée Hyvernaud où il est question de la publication, chez Ramsay, des œuvres d’Hyvernaud. Le second ensemble présente un vif intérêt littéraire et éditorial. Il s’agit des lettres échangées par Raymond Guérin (neuf lettres) et Hyvernaud (quinze lettres) entre 1947 et 1953. Cette correspondance commence avec la publication de La Peau et les os, que Guérin découvre dans Les Temps modernes de décembre 1946, ce récit ayant été placé dans la rubrique Témoignages, « bien malencontreusement » selon Bruno Curatolo qui présente et annote ces lettres avec Guy Durliat. « Si mince que soit le dossier de leur correspondance, il est révélateur de l’importance de la rencontre [entre les deux écrivains] », écrit Andrée Hyvernaud dans sa présentation. En effet, nous pouvons y suivre l’histoire de l’édition du premier volume d’Hyvernaud, La Peau et les os justement, chez d’Halluin, aux Éditions du Scorpion, avec une préface de Raymond Guérin, puis le passage chez Denoël pour Le Wagon à vache, à la grande satisfaction de Guérin : « C’est une très bonne nouvelle. Et vous serez, je crois autrement mieux qu’au Scorpion » (mai 1953, dernière lettre retrouvée de Guérin à Hyvernaud). On trouve également dans ces lettres, dont l’édition est soigneusement annotée, les impressions de lectures croisées des deux écrivains, qui expriment sans détour l’estime qu’ils éprouvent l’un pour l’autre. Ce cahier de 2004 (imprimé à 150 exemplaires) a été suivi d’un numéro spécial (imprimé à 200 exemplaires en janvier 2005) : Voie de garage (1941-1944), texte resté jusqu’alors manuscrit où se découvrent, selon l’édition savante qu’en donne Guy Durliat, à la fois des ébauches de textes contemporains qu’Hyvernaud n’a pas publiés lui-même (Carnets d’oflag et Lettres de Poméranie, et une partie du matériau utilisé pour La Peau et les os). Deux publications précieuses par leur contenu et par la parcimonie de leur tirage.
Imec. La Lettre de l’IMEC, n° 2, automne-hiver 2004 (9 rue Bleue, 75009 Paris ; 32 p., s.p.m.). La Lettre de l’IMEC fait le point sur la réunification des collections d’archives du XXe siècle jusqu’alors dispersées, dans une abbaye réhabilitée qui a ouvert en octobre 2004 et qui est située à perpète. Le chercheur y trouvera des bibliothèques d’études accompagnant un fonds spécifique, une bibliothèque spécialisée sur l’imprimé et l’archive, une bibliothèque de revues et une d’usuels. Outre les événements organisés par l’IMEC, La Lettre signale les derniers fonds arrivés : Georges Duby, Jean Duvignaud, Bernard-Marie Koltès, Lorand Gaspar, Lucien Goldmann, Louis Marin, Edgar Morin.
Matricule (I). Le Matricule des anges, n° 59, janvier 2005 (BP 20225, 34004 Montpellier ; 56 p., 5 €). Non, ce n’est pas Brother Cadfael qui fait la une de LMDA, mystérieux et encapuchonné de laine bouillie alors que, dans les arrière-plans brumeux, se profilent des croix celtiques, mais le dramaturge Enzo Cormann, au centre d’un dossier remarquablement efficace. On entend par efficace la capacité à faire sortir le lecteur de son ornière : page après page, les stéréotypes paresseusement évoqués par la biographie (histoire d’un cancre au pensionnat libéré par le théâtre et mai 68) s’effritent et tombent, de sorte qu’on parvienne à ce sentiment rare d’avoir fait connaissance. Sur le fond, que le sujet du théâtre soit d’abord un fait collectif, en ce qu’il catalyse une assemblée, en ce que son sujet profond est l’avenir de l’espèce, voilà une approche qui séduit d’autant plus qu’elle règle son compte à ces deux baudruches défraîchies que sont le théâtre de la diatribe et celui « du corps mis en esclavage de la forme spectaculaire ». Précédant ce dossier hautement recommandable, une interview pleine de tact de l’éditeur Gérard Bourgadier, à la parole mesurée, intègre, qui se refuse aux épanchements égotistes : « J’ai du mal à répondre à votre question. Je ne peux pas vous dire qui je suis. » Fait rare, les rubriquiers nous ont paru en moindre forme, le domaine français toujours à la traîne sur l’étranger, les médiatocs un rien fatigués, mais la section poésie, de haute tenue comme toujours, maintient le navire à flot, avec, en figure de proue, un entretien avec Annie Le Brun. Si vous êtes un ange, disent-ils, abonnez-vous : voilà un numéro qui ne manque pas d’arguments.
Matricule (II). Le Matricule des anges, n° 60, février 2005 (BP 20225, 34004 Montpellier ; 56 p., 5 €). Ce numéro vaut surtout par la longue interview de Christian Garcin et celle, courte mais savoureuse, de Jean-Marc Aubert, un obsédé du « tout compter » à l’instar de Jacques Roubaud quoique, littérairement, plutôt tendance Perec. Audiberti, lui, s’est, page 10, retourné dans sa tombe en apprenant d’un Ange qu’il n’était pas mort en 1965, mais en 1973, ce qui signifie huit ans de rabiot. Et il serait resté tout ce temps allongé ? Impossible, il a dû vaquer. Et nous n’y aurions vu que du feu ? Ô Jacques ! Où donc t’étais-tu tapi ?
Orsay. 48/14. La Revue du Musée d’Orsay, n° 18, La Polychromie (Réunion des musées nationaux, 2004, 106 p., 11 €). Comme à son habitude, ce numéro signale les dernières acquisitions – le magnifique autoportrait de Courbet, les carnets de dessins de Bouguereau, quelques photographies (Mme Howland par Degas) – et les derniers dons reçus : deux Gauguin extraordinaires et quasiment inconnus. L’un est le buste en cire de la fille chérie du peintre, Aline, connu jusqu’à présent par une mauvaise photographie et non vu depuis 1893. Il trône désormais dans la vitrine de la salle Gauguin à Orsay. L’autre est un portrait photographique du peintre dans un cadre de sa confection. Le dossier du numéro est consacré à la polychromie. Après un article introductif d’Emmanuelle Héran, une importante partie du dossier porte sur le sculpteur Carriès, trop oublié aujourd’hui. Édouard Papet explique son art de la polychromie, son inventivité à « coloriser » et trouver des techniques nouvelles, parfois surprenantes. Ces têtes de monstres, ces Masques d’horreur, ces faunes, ces crapauds avaient en leur temps été célébrés par Arsène Alexandre, Paul Guigou et, au premier chef, par Jean Lorrain. Illustrée de reproductions parfaites, une bonne livraison de cette revue d’un musée d’Orsay qui a tendance à basculer de plus en plus dans le XXe siècle, oubliant ses objectifs premiers.
Paulhan. Société des lecteurs de Jean Paulhan, n° 27, octobre 2004 (Librairie Giraud-Badin, 2 rue de Fleurus, 75006 Paris ; 30 p. abonnement : 30 €). Aucun lecteur de Paulhan ne devrait se passer de ce bulletin qui recense commodément, en peu de pages, tout ce qui a concerné au cours de l’année écoulée (publications, colloques, expositions) l’œuvre et la personne de cet auteur. La consultation est instructive et amusante. On se reportera au site www.atelierpdf.com/paulhan.sljp pour adhérer à la Société.
Péguy (I). L’Amitié Charles Péguy, n° 107, 2004, Approches politiques (12 rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris ; 70 p., abonnement : 34 €). Ce fascicule s’ouvre sur de larges extraits de l’intervention de Roger Dadoun au colloque Émile Masson prophète et rebelle (Pontivy, 2003), seul à ce jour à avoir tenté de rendre quelque justice à un auteur (1868-1919) que les Péguystes ne connaissent que par la publication, en 1905, dans les Cahiers de la quinzaine, de l’épais numéro intitulé Yves Madec, professeur de collège (premier grand texte de Masson qu’il signe Brenn). Ceci occasionna leur brouille, Masson se jugeant mal promu, l’opposition du caractère sentimental d’Émile au colérique de Charles n’ayant rien arrangé. Regrettant sa propre ignorance de la plus grande part de l’œuvre occultée de Masson, Roger Dadoun termine en inscrivant « dans la même mouvance un style de compagnonnage défini par le terme « libertaire », valant autant par ses pointes les plus aiguës (chez Masson) que pour son flou artistique (chez Rolland) et ses assises concrètes et théoriques (chez Péguy) ». Ces stimulants extraits font regretter le reste, celé en des Actes obscurs. Suit, de Jean-François Chanet, Péguy et la guerre, vingt trois pages pour se consoler que l’écrivain n’en ait vu que les premiers jours, ce qui lui a permis de mourir riche d’illusions. Jacques Prévotat, dans un clair et concis Maurras et Péguy, fait le point sur les divergences de fond et les zones de rencontre de deux contemporains aux « enracinements bien différents » ; si la mort du soldat permit à l’actionnaire français – se disant chagriné qu’ils se soient à peine entrevus – de le voir sous un jour plus serein, voire récupérateur, un mot résume et scelle leur opposition : le fameux « tout est politique » (du pur venin Maurras), définitivement incompatible avec l’alternative péguyste du politique et du mystique. Enfin, Mgr Olivier de Berranger, évêque de Saint-Denis, considère dans Le Chrétien de la nef un « théologien » novateur à préfigurer Urs von Balthasar. Ce numéro mince, mais riche et contrasté, se clôt sur le rappel d’un jeu papou de Bertrand Jérôme, où peu s’en fallut que Charles ne reçût le prix Cueco.
Péguy (II). L’Amitié Charles Péguy, n° 108, octobre-décembre 2004, Écriture et théologie (12 rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris ; 368 p., 4 €). En hommage à Pierre Emmanuel, décédé en 1984, ce numéro débute par la reproduction des pages 185-205 de son livre Le Monde est intérieur (1967), Péguy serviteur du Verbe incarné. Pages bienvenues, car qui mieux qu’un poète écrira qu’« au contraire d’une race très française de professeurs qui ont tout compris avant d’articuler leur première phrase, laquelle pose tout leur développement en ellipse, péremptoirement, Péguy, ce maître écrivain, ne sait qu’à mesure qu’il le dit ce qu’il va dire : et ce qu’il dit, il ne le quitte qu’une fois épuisé, c’est-à-dire entièrement réduit en cendres par une flamme qui mange à mesure les paroles qu’elle vivifie. » Dans le deuxième article, Péguy et François d’Assise (2002), aussi une réédition, Jean Bastaire relève, dès le premier grand texte de Péguy, Marcel, des traces de franciscanisme : le lecteur de Michelet y énonce que, dans la cité harmonieuse, « les hommes ont envers les animaux le devoir d’aînesse ». Pourquoi ? « Parce que les animaux sont des âmes adolescentes ». Ni Léautaud gloussant qu’on le dépeigne en « Saint François d’Assise qui se prolonge parfois en Saint Vincent de Paul », ni Madame Bardot militant sous les sarcasmes, ni même le philosophe François Cavanna n’auraient, dites-vous, écrit cette phrase ? Qu’importe ! Comptent les actes, d’accord ; compte aussi l’esprit qui les dicte. Suit un article inédit du R.P. Laurent-Marie Pocquet, docteur en théologie depuis le 22 juin dernier (un ban pour lui), Péguy dans la perspective de Vatican II. Assez substantiel, ce texte, mais la qualité de celui d’Emmanuel doit, nous vous le certifions, gentil lecteur et gente lectrice qui, comme nous, ne trouvez point en votre lacunaire librairie Le Monde est intérieur, suffire à pointer vos attentions vers ce fascicule dont la pagination, 367 sur l’avant-dernière page, clôt, après de touchantes confidences de Robert Marcy sur sa mise en scène du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc avec Denise Bosc en 1962, et huit pages de bibliographie générale, le volume de l’année 2004, vingt-septième et sûrement pas dernier de cette belle Amitié.
Ramuz. Fondation C.F. Ramuz. Bulletin 2004 (Case postale 181, CH-1009 Pully ; 56 p., 20 Francs suisses). Bien des raisons de se réjouir pour les amis de Ramuz dans ce fascicule. Ramuz en Pléiade ? Rien n’est conclu, mais les dossiers – deux lourds cartons – communiqués à Gallimard ont été accueillis favorablement en 2004. Par ailleurs, la publication en trente tomes des œuvres complètes chez Slatkine va commencer. Par quoi ? Par les trois volumes du Journal (1895-1941). Elle se poursuivra jusqu’en 2012 et comportera en particulier cinq volumes de nouvelles, dont bien des inédites. Du « Journal » le bulletin livre en avant-goût vingt-deux pages (avec cinq pages de variantes : critique, cette édition diffèrera ainsi sensiblement de la précédente) : tout le texte de l’année 1896. Les guillemets s’imposent, on le voit, au mot « journal », car rien de moins journalier, les chiffres (1380 pages pour 46 ans, 30 pages l’an), parlant d’eux-mêmes. Ramuz n’a rien d’un diariste, il jette quelques notes, observations et réflexions mêlées dans un carnet qu’il abandonne ensuite huit mois durant… 1er novembre : « Les gros Allemands, au ventre rebondi, mi-rentiers mi-négociants qu’on voit le matin fumer leurs pipes au seuil de leurs maisons, jubilent. Et je les imite. »
RDM. Revue des Deux-Mondes, décembre 2004 (97 rue de Lille, 75007 Paris ; 192 p., 11,50 €). Le dossier du mois est consacré à la méchanceté, et principalement à François Mauriac qui, dans un article de 1958 reproduit ici, se défend de la réputation qu’on lui fait d’être méchant. Quelques variations suivent sur ce thème : rien de très brillant, disons-le… sans méchanceté. Le plus remarquable dans ce numéro échappe au domaine d’Histoires littéraires, mais ce n’est pas une raison pour l’ignorer : un long entretien avec Peter Handke, qui parle, entre autres, de Goethe, superbement.
Rimbaud (I). Parade sauvage, colloque n° 4, Rimbaud : textes et contextes d’une révolution poétique (Bibliothèque municipale, Charleville-Mézières ; 256 p., 18 €). Ce colloque, dirigé par Steve Murphy, a été fécond. L’article de Georges Hugo Tucker, Rimbaud latiniste : la formation d’un poète et d’un orateur, traite exhaustivement de la question : Rimbaud versifia en latin avant de le faire en français, et la qualité de ses textes était prémonitoire. La lettre à Banville du 27 mai 1870 est de nouveau remise dans son contexte par Yann Frémy. Les « débuts baudelairiens » sont rappelés par Mario Richter. Michel Murat examine la place de deux poètes-femmes dans son œuvre (Louisa Siefert et Marceline Desbordes-Valmore) et rappelle l’importance des distiques en vers de onze syllabes de cette dernière. Rimbaud parodiant Albert Glatigny et Sully Prudhomme (Pierre Brunel) précède une longue étude (cinquante pages) de Steve Murphy, Détours et détournements : Rimbaud et le parodique, dont l’auteur montre sa connaissance « à la loupe » de ces textes et confirme, par la pratique, le caractère inutilisable des distinctions faites par Gérard Genette dans son tableau de Palimpsestes. Sujet original que l’étude de l’interjection chez Rimbaud par Jean Voellmy. Dans l’analyse de la Chanson de la plus haute tour, Entre poésie littéraire et chant traditionnel, Benoît de Cornulier garde la forme et sort une nouvelle version de la chanson sur l’avoine dont Rimbaud imite le refrain. Les commentaires de Villes par Bruno Claisse, avec une belle illustration, et de Génie par David Ducoffre, apportent du nouveau. La lecture des Illuminations par Jules Laforgue est traitée par Holly Haar. En bouquet final, Jean-Pierre Bobillot analyse les rapports entre Rimbaud et René Ghil, où il souligne le malentendu : le Sonnet des voyelles ne relève pas, pour ce « poète sonore », de l’audition colorée, et n’a rien à voir avec l’instrumentation verbale de Ghil. Son article est plus consacré à Ghil qu’à Rimbaud, mais Ghil a plus besoin d’être étudié que Rimbaud !
Rimbaud (II). Parade sauvage, revue d’études rimbaldiennes, décembre 2004, n° 20 (Musée-Bibliothèque Rimbaud, Charleville-Mézières ; 314 p., 15 €). Cette livraison est dominée par l’article de Steve Murphy, « Enquête préliminaire sur Une famille maudite », dont il est dressé la généalogie avec la précision qui caractérise habituellement son auteur. Les autres communications gravitent autour de l’intertexte rimbaldien : Hugo pour les Effarés, par Danièle Gasiglia-Laster et Arnaud Laster, Rimbaud lecteur de Taine par Jacques Bienvenu. Ce bref article pose la question d’une lecture possible de De l’intelligence de Taine, dont la philosophie des sensations et la conception du moi ne sont pas sans trouver chez Rimbaud certaines correspondances. C’est le dérèglement de tous les sens qu’explore Seth Whidden, tandis que David Ducoffre, qui n’en manque pas, ouvre celui de Voyelles, et Steve Murphy celui de Tête de faune, d’où surgit Albert Glatigny. À lire encore un long article « Rimbaud et la musique », l’étude de Christophe Bataillé sur les rapports de Rimbaud et de la Renaissance littéraire et artistique. Un autre collaborateur de la revue tombe sur Ducasse quand il cherche Rimbaud. Cette Parade sauvage se clôt sur ses « Singularités » qui sont aux Rimbaldiens ce que les brèves de comptoir sont à l’alcoolique et annonce pour le prochain numéro, un peu plus de vingt ans après sa création, un changement de structure, puisque la rédaction en chef de la revue passe dans les mains de Yann Frémy et Seth Whidden. L’écrivain allemand Arno Schmidt imaginait que tant qu’il leur resterait le moindre lecteur, les écrivains étaient consignés en enfer et condamnés à l’immortalité. Pauvre Arthur, tu n’es pas sorti de l’auberge, même verte.
Sue. Le Rocambole. Bulletin des Amis du roman populaire, n° 28-29, 2004, Relectures d’Eugène Sue (BP 0119, 80001 Amiens ; 350 p., 25 €). Un riche numéro double du bulletin des Amis du roman populaire consacré – bicentenaire oblige : Eugène Sue est né en 1804 – aux relectures de cet auteur. Le dossier, coordonné par Daniel Compère et Jean-Pierre Galvan, propose douze études diversifiées suivies d’une riche chronologie et d’une substantielle bibliographie critique. Exhumation de textes publiés dans la presse et jamais repris en recueil ; retour sur la fonction militante des romans d’exil ; censure d’œuvres dramatiques issues des romans à succès ; adaptation théâtrale d’une « petite médiocrité » d’Eugène ; rapports de Sue avec les arts plastiques ; conceptions de la nouvelle d’après La Coucaratcha ; retour sur les grands romans analysés selon quelques entrées privilégiées (l’éducation du héros, approche axiologique de Fleur-de-Marie, narrativisation feuilletonesque de l’Histoire dans Les Mystères du peuple) ; Les Mystères du monde d’Hector France, pour faire suite aux Mystères du peuple ; Sue et L’Histoire de la marine française… L’ensemble, on le voit, est diversifié. Si l’on ajoute la présence de nombreux documents iconographiques ou textuels (même l’abbé Béthléem est au rendez-vous !), on appréciera la contribution de ce numéro à la réhabilitation littéraire et historique d’un de nos plus grands romanciers populaires.
[Patrick Besnier, François Caradec, Alain Chevrier, Jean-Pierre Goldenstein, Jean-Jacques Lefrère, Jean-Paul Louis, Muriel Louâpre, Robert Melançon, Jacques Noizet, Michel Pierssens, Anne Simon, Jean-Didier Wagneur, etc.]
LIVRES REÇUS
Comptes rendus
Artaud. Antonin Artaud, Œuvres, édition d’Évelyne Grossmann (Quarto Gallimard, 2004, 1780 p., 35 €). L’essentiel d’Artaud en un gros volume ? Le pari semble bien tenu, dans cet ensemble chronologique qui fait alterner livres, textes séparés et correspondances. S’ajoute à cela une copieuse illustration (290 documents reproduits : photos, dessins, fac-similés divers), et une évocation biographique finale, intitulée Vie et œuvre. Contrairement à ce qui a été dit dans certaines gazettes, le travail fondateur de Paule Thévenin n’a nullement été ici « occulté », mais se trouve dûment signalé comme tel dans la préface. Au sujet des fameux cahiers laissés par Artaud à sa mort dans le pavillon d’Ivry, on peut d’ailleurs se demander si, faute d’avoir été recueillis alors par la même Paule Thévenin, ils n’auraient pas été soit bazardés par l’administration de l’asile, soit détruits par qui de droit. L’intérêt de ce volume (qui, précisons-le, donne aussi des textes introuvables, jamais repris, voire inédits) est de nous présenter l’œuvre d’Artaud dans toute sa diversité. On s’aperçoit ainsi que sa correspondance est extrêmement abondante, parfois même frénétique. Il n’en va pas seulement ainsi des lettres écrites de Rodez, mais de celles de toute la vie de l’écrivain. Particulièrement intéressantes sont les lettres à des femmes (Génica Athanasiou, Janine Kahn, Anaïs Nin, Juliette Beckers, Cécile Schramme, Anie Besnard, Colette Thomas, Marthe Robert), qui ont quelque chose d’exalté dans la confidence et l’affirmation de la tragédie soufferte par Artaud. D’autres lettres sont remarquables par leur acuité critique, ainsi celle à Georges Le Breton sur Nerval ou celle aux Cahiers du Sud sur Lautréamont. Et telle lettre de 1934 à Henri Poupet sur la manie des commémorations (qui sévit tellement à l’heure actuelle) est fort bienvenue. On y voit aussi combien Jean Paulhan d’un côté, André Breton de l’autre, furent pour lui, en dépit de rapports souvent houleux, des interlocuteurs privilégiés. Quant au reste de l’œuvre, il atteste une grande variété, montrant notamment l’attention qu’accorda toujours Artaud au théâtre et au cinéma, ainsi qu’à une certaine peinture. À propos des Cenci, on s’étonnera que cette pièce, la seule jamais écrite par Artaud, ne soit pas plus souvent représentée de nos jours. Il n’est pas sans intérêt non plus de savoir qu’en 1935, l’une des rares critiques élogieuses parues dans la presse émanait de Colette… En ce qui concerne la fameuse question d’Artaud et le Surréalisme, deux textes capitaux sont À la grande nuit et Point final, qui attestent la lucidité de leur auteur face à ce qu’il faut bien appeler les errements de Breton et les siens. Par-delà le règlement de comptes, Artaud parvient en effet à y définir comme personne les véritables enjeux du Surréalisme, et, ce faisant, à prophétiser son propre destin : « je m’enfonce à la recherche de la magie que je me suis faite, dans une solitude sans compromis ». Il n’en demeure par moins que, comme le note Évelyne Grossmann, il avait, en 1929, refusé de signer Un Cadavre, pamphlet collectif contre Breton. Puis ce sont les années d’asile, marquées par l’entassement continu des cahiers et une non moins copieuse correspondance. Énorme production chaotique, qui mêle la religion, la Kabbale, les imprécations, les blasphèmes, les glossolalies, le sexe, la drogue, certaines figures féminines tutélaires, etc. (voir les lettres à Henri Parisot, et aussi le texte envoyé à Jean Paulhan le 7 octobre 1943). Fiévreusement jetés sur les carnets, les textes sont souvent accompagnés de dessins, qu’il faut considérer non certes comme des œuvres d’art, mais comme des signes, des espèces de hiéroglyphes personnels, tentatives pour trouver un langage graphique exprimant d’une manière, à la fois plus elliptique et plus parlante, les hantises dont témoignent tous ces écrits. Dans les textes de la fin comme Suppôts et suppliciations se fait jour une véritable hantise du sexe (anus, défécation, syphilis, etc.), qui témoigne d’une horreur tenace, explicitée dans une lettre à Anie Besnard : « Il en reste que je n’ai jamais voulu avoir des rapports de sexe à sexe et que je ne supporte pas la sexualité. C’est à cause d’elle que j’ai été mis en croix et je vous jure que cela ne recommencera pas. » Il est également difficile de porter un jugement sur les Textes écrits en 1947, où la forme brisée charrie les mêmes hantises, sans cesse reprises et ressassées, avec aussi la répétition angoissée du scandale d’Irlande en 1937 et les souvenirs de Rodez. Incontestablement, le chef-d’œuvre (si ce mot n’est pas ici déplacé) est Van Gogh le suicidé de la société, extraordinaire évocation de l’univers du peintre par un poète qui atteint des sommets de lyrisme visionnaire : « Mais comment faire comprendre à un savant qu’il y a quelque chose de définitivement déréglé dans le calcul différentiel, la théorie des quanta, ou les obscènes et si niaisement liturgiques ordalies de la précession des équinoxes ; – de par cet édredon rose crevette que Van Gogh fait si doucement mousser à une place élue de son lit, de par la petite insurrection vert Véronèse, azur trempé de cette barque devant laquelle une blanchisseuse d’Auvers-sur-Oise se relève de travailler, de par aussi ce soleil vissé derrière l’angle gris du clocher du village, en pointe, là-bas, au fond, devant cette masse énorme de terre qui, au premier plan de la musique, cherche la vague où se congeler. » Serait-il exagéré d’écrire que, dans ce texte comme dans divers autres, Artaud est pleinement parvenu à cette « trépidation épileptoïde du verbe » qu’il discernait chez Lautréamont ? Peut-être même l’a-t-il égalée. Dans ses fameuses Lettres à Jacques Rivière, il affirmait déjà : « Un homme se possède par éclaircies, et même quand il se possède il ne s’atteint pas tout à fait. » Ce volume permet justement de préciser ces « éclaircies », qui sont plus nombreuses qu’on ne pourrait le croire : les lettres à Rivière, L’Ombilic des limbes, Le Pèse-nerfs, L’Art et la mort, Héliogabale, Le Théâtre et son double, Les Cenci, Messages révolutionnaires, Les Tarahumaras, Van Gogh, Pour en finir avec le jugement de dieu. Il ne s’agit cependant pas, bien entendu, de privilégier un Artaud plus « littéraire » : ce serait le trahir. Mais, très rapidement, la lecture du livre fait apparaître comme une sorte d’alternance qui vient régir la succession des textes. Disons plutôt une différence de voltage, car c’est bien, à chaque fois, le même Artaud que l’on y retrouve. D’une manière analogue, on ne s’étonnera pas non plus de le voir, dans ses lettres à Pierre Bordas de 1947, porter la plus pointilleuse attention à la présentation et à la typographie de son Artaud le Mômo. Mais il faudrait un long article pour consigner toutes les réflexions que peuvent inspirer ces 1 792 pages rassemblant près de trente ans d’écriture – trente ans aussi de vie, et quelle. On se dit alors que ce n’est pas sans quelque raison que Artaud pouvait s’identifier à Van Gogh, mais que, tout comme il faut d’abord regarder les toiles de celui-ci, il convient d’abord de le lire. Par-delà la tragédie existentielle de l’homme, par-delà les discussions infinies sur folie et écriture (mais Artaud y avait déjà répondu d’avance dans son Van Gogh), et aussi par-delà les « lectures qui firent d’Artaud tour à tour le porte-parole et le point d’application de diverses théories » (É. Grossmann), il faut, comme nous y invite la préface, lire tout Artaud. Dès lors, les mots se précipitent, portés par une voix qui a le son d’une menace : « Qui, au sein de certaines angoisses… », « Non, il n’y a pas de fantômes dans les tableaux de Van Gogh… », « Et en bas, comme au bas de la pente amère… », et le rauque début de la Lettre à la voyante : « Vous habitez une chambre pauvre, mêlée à la vie. »
Céline (I). Éric Mazet, Pierre Pécastaing, Images d’exil. Louis-Ferdinand Céline 1945-1951 (Copenhague-Korsor), préface de Claude Duneton (Du Lérot et La Sirène, 2004, 426 p., 65 €). Même si Céline n’y demeura pas de son plein gré, Copenhague, Korsør et Klarskovgaard sont des noms qui appartiennent dorénavant à la Littérature française, et pas à la moins forte. Le titre de ce gros livre ne doit cependant point faire illusion. Même s’il est copieusement illustré, il ne s’agit point d’un album de photos sur les années danoises de Céline. Son propos va bien plus loin : il représente une véritable somme, nourrie d’enquêtes, de témoignages, de correspondances inédites, de textes, d’études critiques ou biographiques. Il tient aussi du « Dictionnaire Céline » par la galerie de portraits monographiques très fouillés qu’il contient. Ce travail de recherches et de documentation a conduit les auteurs sur les lieux même de l’exil de Céline et leur a fait rencontrer des témoins, dont certains, comme le pasteur Löchen, ont récemment disparu. On trouve ainsi, tout d’abord, une sorte d’état des lieux, qui présente, photos anciennes et récentes à l’appui, le Danemark qu’a connu l’écrivain et qui a fort peu changé depuis : la prison de Vestre Fængsel, la pharmacie de Korsør, la chaumière de Skovly, etc. Encore plus vif est l’intérêt des textes, qui se trouvent groupés par sections : Au pays des sirènes, Ces Danois qui ont sauvé Céline, Diplomates hostiles, La Filière française, Lieux d’exil, Des livres et des lettres, Visiteurs en terre d’exil, L’Affaire Destouches, le tout complété par un Calendrier d’exil. Difficile, on le voit, d’être plus exhaustif et plus précis. La lecture de ces études fait faire pas mal de réflexions, dont certaines sont assez pittoresques. C’est par les femmes (ses maîtresses Lucienne Delforge et Karen Marie Jensen) que Céline s’intéressa, dès 1935, au Danemark, où il mettra en sûreté, en 1939, ses lingots d’or. Lorsqu’il vint s’y réfugier en 1945, sa position n’était rien moins que délicate, la France réclamant avec acharnement son extradition. Le livre fait défiler la galerie de ces Danois « qui ont transformé le refuge de l’écrivain en citadelle inexpugnable ». Galerie assez diverse, car on y trouve, à côté des avocats Thorvald Mikkelsen et Per Federspiel, un authentique résistant anti-nazi comme Herman Dedichen, le comte Bernadotte et le fameux Raoul Nordling (d’ailleurs Suédois), un artiste peintre devenu gardien de prison (Henning Jensen), un pharmacien de village (Knud Otterstrøm) et même le directeur de la police de Copenhague, Aage Seidenfaden. On se dit que Céline devait être, au quotidien, un homme bien singulier pour bénéficier ainsi de la sympathie conjointe d’un gardien de prison, d’un ancien résistant et du directeur de la police ! Il est vrai que ses conditions de vie au Danemark étaient extrêmement dures, et que, par ailleurs, il était contraint de filer doux. Le livre ne se fait pas faute non plus de le surprendre plusieurs fois en « flagrant délit d’ingratitude » envers certains de ceux qui l’ont véritablement sauvé. Contradictions extrêmes et assez déconcertantes de celui qui, dans ses lettres, passe, à l’égard de tel ou tel ami danois, de l’effusion de gratitude aux soupçons les plus noirs, voire à la vitupération. Une figure admirable est celle du pasteur François Löchen, qui aida Céline des plus diverses manières. Ses souvenirs sur l’écrivain, ainsi que les lettres de lui reproduites dans le livre, donnent bien l’image de la grande humanité de cet homme d’Église, dont le rôle discret mais persévérant fut déterminant. Du côté français, Céline trouva deux sauveurs : l’imprimeur Jean-Gabriel Daragnès et le jeune dessinateur Pierre Monnier, qui se fit éditeur pour permettre au pestiféré d’être publié. Curieux chapitre que celui des Lectures de Céline, qui contient une liste de livres lus par l’écrivain au Danemark : lectures fort variées et par force assez hétéroclites. On y découvre un Céline admirateur de Loti (« Le livre de Loti est vraiment d’un très grand écrivain. Comme il connaissait bien la mer et les marins, tout ceci évidemment un peu trop cousu, trop bien fait, trop ouvragé comme les robes de l’époque – trop léché, mais aussi quelle profonde connaissance du sentiment – que nous avons bien perdu. Quelle brutalité est la nôtre à côté de ceci »). Hétéroclite aussi, la série des visiteurs reçus par Céline. René Héron de Villefosse se souviendra de l’avoir entendu dire, devant la mer grise d’Elseneur : « C’est une mer à pêcher des âmes ! » Se trouve par ailleurs évoquée une bien singulière rencontre qui avait eu lieu à Quimper, chez le docteur Tuset : Max Jacob, Jean Moulin et Céline. Non, les trois hommes ne parlèrent point littérature, mais bien « magie, prémonition, graphologie », sujet autrement plus intéressant et sur lequel ils se trouvèrent à peu près d’accord. Le livre abonde en anecdotes de cet ordre, qui en rendent la lecture plutôt tonique. Certaines sont assez étonnantes, comme la révélation du tour de passe-passe administratif et judiciaire par lequel, en 1951, le Tribunal militaire décida d’accorder l’amnistie à un certain Docteur Destouches, dont on avait laissé ignorer à son Président qu’il ne faisait qu’un avec Céline (les détails de l’audience sont savoureux). On en trouve d’analogues dans le très précis Calendrier d’exil, qui rétablit certaines dates, donne quantité de précisions et cite des lettres inédites. Relevons ce passage d’une lettre de Dubuffet à Paulhan, qui témoigne d’un grand courage pour sa date de 1948 : « Céline a bien raison de traiter comme rien ces messieurs qui ont nom Sartre, Cassou, Mauriac, et qui ne sont rien en effet et il est temps que quelqu’un le dise. » Bien d’autres choses pourraient être dites de ce livre, qui n’est nullement une hagiographie, les auteurs ne se gênant pas à l’occasion pour montrer les contradictions ou les dérapages de Céline. Mais sans ces extrêmes, serait-il lui-même ? Assurément non. Dernière remarque, d’ordre esthétique. À regarder certaines photos, on est frappé de voir que Céline fut entouré de très belles femmes : Karen Marie Jensen, Éliane Bonabel, Marianne von Rosen… pour ne rien dire de Lucette Almansor, qui, sur des instantanés d’exil, révèle une grâce, une finesse et une personnalité hors du commun. Ce livre est une somme – une somme de vraies recherches. La figure de Céline, le grand solitaire, s’y dresse comme sur la célèbre photo de lui au bord de la Baltique, avec ses chiens et son manteau noir, tel un Richelieu foudroyé, transporté de la digue de La Rochelle dans l’enfer du XXe siècle, autre sinistre « mer à pêcher des âmes » !
Céline (II). Philippe Alméras, Les Idées de Céline (Dualpha, 2004, 385 p., 32 €). Céline est musicien, l’affaire est entendue. Si, dans une bagatelle littéraire, figure le mot Dreyfus au lieu du mot Esterhazy, ce choix est euphonique. Quand le racisme anti-juif tournera au détriment de la romance, l’écrivain tournera casaque et l’épistolier se fera raciste ami des Juifs – toujours être du côté du gagnant, réalisme oblige –, c’est ce qu’en 1947 il propose au jeune Juif américain Milton Hindus qui, des USA, s’intéresse à son cas. Philippe Randa, directeur de la collection Patrimoine des lettres où lui-même a donné une étude des « livres politiquement incorrects », « croit encore à l’existence d’un public avide de débats d’idées » : voici donc la troisième édition d’un ouvrage propre à documenter la polémique ébauchée ci-dessus. Étayée de centaines de citations décisives, depuis les lettres du petit Louis à son cher papa jusqu’aux pages de Rigodon signées à Meudon, la thèse du moins complaisant des Céliniens continue à heurter de front les lecteurs qui, en hommage à l’inventeur d’un style, font ce qu’ils peuvent (des entrechats) du titre de raciste absolu scandé et revendiqué par ce poète séminal. Alméras démontre victorieusement que, de 7 à 67 ans – « Racisme ! Racisme ! Racisme ! Tout le reste est imbécile. J’en parle en médecin » –, Louis Destouches demeura, doctoral ou pas, le même adepte d’un « racisme biologique » cohérent et systématique. Alméras analyse Bagatelles pour un massacre et L’École des cadavres, scindée ici en marches caractérisées. Dans Les Beaux Draps comme dans ses lettres, Céline insiste : pour « recréer la France », il faudra « la reconstruire entièrement sur des bases » racistes-communautaires : « idéal, fantastique dessein » dont « nous nous éloignons tous les jours ». Enfui à Sigmaringen, puis au Danemark, correspondant avec Hindus – caution fragile, qu’une visite en Scandinavie suffira à tuer – et avec l’indéfectible aficionado Albert Paraz, écho du monde ancien, Céline reconnaît sans barguigner le pouvoir du Nouveau. Quand on lui demanda de qui il eût aimé composer la biographie, il nomma Vacher de Lapouge. Choix scientifique comme naguère celui de Semmelweis, inventeur de l’asepsie, choix bien éloigné de celui de Bernanos chantant un Drumont qui ne fut qu’un circonstanciel, empirique et vulgaire antisémite d’opinion. Le racisme célinien n’a besoin ni de l’idée de race au sens génétique du mot, ni de la cible « juif » pour incarner le Mauvais. Fidèle à ses maîtres Lapouge et Montaron, il voit plus grand. Son pessimisme restera sans défaut parce que sa petite musique l’exige. Pas question de céder, par exemple, tels Drieu ou Brasillach, aux riantes sirènes du fascisme mussolinien, qu’elles fusent de la police autoroutière ou d’Andersen. Céline a-t-il pour autant des idées ? Il le nie. Guère originales, en tout cas au départ, mais la musique qui s’entête à cadencer les staccatos de la haine a besoin de paroles scandables. Vision d’artiste où, tel Picasso mettant du rouge s’il n’a plus de bleu, l’on ajustera l’Allemand au lieu du Juif quand le Boche aura perdu la partie, réalisme toujours, racisme encore ! Ne parlons pas ici de croyance médicale, moins encore de mystique biologique.Si l’idée de décadence version Gobineau – Marcel Aymé lui préférera la version Spengler –, cadence les pas verbaux de ce grand ami de la danse, elle fond ses faux-pas dans l’ombre de Doriot, et tant de traverses dont il tirera odyssée n’altèrent jamais son chant ni ses principes. Ces données historiques, psychiques, musicales et chorégraphiques étant admises, qu’en tirer du point de vue de la littérature ? Sous l’indice du « ce n’est pas grave », on aime absoudre l’écrivain barbotant dans les marécages de la morale absente ou viciée. Ce faisant, l’on mélange deux registres, celui de l’étude rhétorique, formel, et celui de l’incidence morale des lectures, foncier. La chimie théorique est une chose, autre chose la dosimétrie fixant le chiffre au-delà duquel, pour un organisme donné, un remède se fait poison. L’étude de Philippe Alméras apporte un document majeur à la discussion de cette dichotomie. Chacun sait qu’un homme peut à la fois mériter notre amitié, être l’auteur d’ouvrages d’une forme admirable, le fauteur de crimes punissables, et souffrir, en plus, d’une forme psychique ou morale de la désorientation dans l’espace et dans le temps, voire d’un mal infectieux. Un ami lépreux reste un ami, simplement nous évitons son contact avec soin. Au-delà de l’analyse chronologique (vieille, Alméras le marque, de trois décennies au moins), ne serait-il pas temps de dégager l’axiomatique – ici la coopération d’un logicien de métier s’impose – du racisme théorique dont Céline s’est fait le héraut ? Tous les principes ne sont pas aberrants a priori dans ce système paranoïde ; il n’est que davantage nécessaire d’isoler ceux qui creusent le fossé où le chant faussé se fait sang.
Claudel. Gérald Antoine, Paul Claudel ou l’Enfer du génie, nouvelle édition augmentée (Robert Laffont, 2004, 486 p., 24 €). Il s’agit d’une nouvelle mouture de la biographie parue en 1988 et qui avait fait date. Nous avons affaire ici à un livre hors série, à la fois biographie et essai biographique – mais d’un genre particulier –, et qui se caractérise par une honnêteté exemplaire alliée à une énorme documentation. Honnêteté qui n’exclut pas, tant s’en faut, la passion, à l’image même de l’auteur de Partage de midi, mais une passion toujours alliée à la perspicacité. Donnés avec une grande précision, les faits bruts sont développés ou commentés par l’auteur, qui s’interroge sur les motivations de son modèle ou cherche à entrer dans son univers mental. Sa méthode est éclairante : confrontant les témoignages et les textes de Claudel, il propose au lecteur une véritable réflexion critique. Le portrait de Claudel ainsi dressé est fascinant, avec ses passions, ses contradictions, ses défauts, sa fantaisie même, voire sa loufoquerie. Gérald Antoine ne cache rien de certaines actions ou déclarations déconcertantes, dont l’égoïsme ou le cynisme a quelque chose de grandiose. On ne s’étonnera pas non plus de voir combien ce grand poète avait le sens des réalités concrètes. Si, selon un amusant propos privé de Breton, la poésie de Saint-John Perse évoquerait « un grand propriétaire terrien », celle de Claudel ferait plutôt songer à celle d’un paysan sensible et têtu, enraciné dans sa glèbe, mais qui parvient à animer et magnifier cette glèbe. Gérald Antoine montre, documents à l’appui, à quel point l’ambassadeur Claudel fut, dans ses fonctions, préoccupé de réalités économiques, au point de stupéfier certains de ses interlocuteurs par ses connaissances en la matière. Pour lui, l’économique passait avant le politique, ce qui lui donna souvent des intuitions étonnantes. Autre aspect de l’homme Claudel : les femmes. Gérald Antoine révèle que sa vie amoureuse et sentimentale ne fut nullement limitée à Rosalie Vetch, mais que celle-ci eut des continuatrices comme Ève Francis et Agnes E. Meyer, et un précédent, dans les années 1880 : cette « idylle secrète et tragique » avec une jeune étudiante polonaise, pendue ensuite à Varsovie pour conspiration. Certains détails donnés à ce sujet, notamment à propos d’Ève Francis, ne peuvent que faire sourire le lecteur, tant c’est le privilège du génie que de pousser à l’extrême ses propres contradictions. Reine Sainte-Marie Perrin, que Claudel épousa soudainement en 1906, et les nombreux enfants qu’elle lui donna ne semblent pas avoir beaucoup compté dans la vie de l’ambassadeur, encore moins dans celle de l’écrivain. Il en alla bien différemment de sa sœur Camille, dont Gérald Antoine montre à quel point elle ressemblait à son frère : par le génie et les dons artistiques, et aussi par ce que le biographe appelle « la tragique proximité, en lui comme en Camille, du génie et de la folie ». S’il ne s’était pas mépris sur le génie de sa sœur, Claudel s’employa constamment à inscrire le destin de celle-ci dans « une perspective d’essence religieuse », qui en renforça peut-être la tragique fatalité. Reste aussi que, comme le note l’auteur, le calvaire de Camille ne fut point diminué par son inflexible mère, qui refusa toujours d’aller la voir et de s’occuper d’elle, même au début de ses troubles psychiques. Tel ne fut point le cas de Claudel, qui avait reconnu en elle son double tragique et maléfique (il aura en Philippe Berthelot un autre double, bénéfique cette fois-ci). Quant à Rosalie Vetch, on en sait à présent plus sur sa vie et sa relation avec Claudel (les lettres qu’il lui adressa attendent d’être publiées chez Gallimard), comme le précise la postface du livre. « J’ai tenu entre mes bras l’astre humain ! » s’exclamait, avec un orgueil enivré, le poète de la Deuxième Ode. Après sa rupture en 1904, Rosalie renouera en 1917 avec son ancien amant, probablement à cause de leur fille Louise : le « zèle convertisseur » de Claudel trouvera là une nouvelle occasion de s’exercer efficacement. La suite est plus triste, comme le montrent les lettres de Claudel à « Ysé », qu’il était autrefois possible de parcourir dans la copie manuscrite faite par le libraire Jean Loize. On y voit Claudel renâcler devant l’obligation, imposée par Rosalie, de subvenir aux besoins des deux enfants de celle-ci (« il y a déjà Louise, qui du train où elle va prendra encore des leçons de piano durant dix ou douze ans ! ») et protester contre ses incessantes demandes d’argent : « Je suis arrivé au bout de mon rouleau, je ne peux pas faire plus, je vous ai donné en tout plus d’un million… » Ailleurs, il observait philosophiquement : « Ma pauvre Rozie, je te serai toujours fidèle, mais évidemment notre rencontre a causé de grands dégâts autour de nous, et je crains que ce ne soit pas fini ! » Du Claudel politique, Gérald Antoine remarque : « Il n’est ni de droite ni de gauche ; il est d’ailleurs », tout en soulignant son « catholicisme agressif, qui n’a jamais pardonné, en particulier depuis le Front populaire de 1936, à une forme de laïcité officielle plus ou moins voisine d’un athéisme larvé ». Toujours les mêmes contradictions : Claudel luttant farouchement sous Vichy pour sauver son ami juif Paul-Louis Weiller et composant dans le même temps ses Paroles au Maréchal, « accès de lyrisme intempestif » qui sera naturellement suivi, en 1944, d’une ode à De Gaulle (on voit au passage à quels point nos officiels étaient exactement informés en mai 1940, date à laquelle Claudel écrit : « Notre aviation a nettement pris le dessus, je le tiens du Ministre de l’Air lui-même, et c’est là un point capital » – aussi capital que les rapports de nos consuls en Allemagne qui, à la même époque, prophétisaient l’infaillible effondrement prochain du régime nazi). Les épisodes cocasses ne manquent pas non plus dans la vie de Claudel, et ce dès les débuts. En 1889, pour pouvoir se présenter au concours des Affaires étrangères, il réussit à obtenir des certificats de bon républicanisme décernés par Jules Ferry, Auguste Burdeau et Rodin ! Exploit qui alimente, à juste titre, l’ironie de son biographe. Le Claudel terrien et plein de bon sens se retrouve dans cette interruption soudaine à quelqu’un qui lui vantait les mérites d’un jeune écrivain : « Boit-il du vin rouge ? » Pestant contre les devoirs attachés à ses fonctions diplomatiques, il composa un jour pour Agnes E. Meyer un poème drolatique : « Voyageur, connais-tu le pays obstiné / Où fleurit l’orateur de la fin du dîner ? / Allons, pâle étranger, lève-toi, c’est ton tour !… » Claudel détestait aussi bien ces mondanités que la fréquentation des hommes de lettres. Peut-être aurait-on cependant pu préciser davantage la nature et le détail de ses relations avec des écrivains comme Gide, Jammes et surtout Suarès, ou avec certains milieux comme celui de la revue L’Occident. Ses rapports avec la maison Gallimard et sa correspondance avec Paulhan auraient également pu fournir des développements assez pittoresques. Claudel bombardait Gallimard et la NRf de lettres leur reprochant de se consacrer exclusivement, en éditant Gide et Proust, à la glorification de la pédérastie (il existe une édition clandestine d’une lettre de Paulhan sur « Claudel et la pédérastie », transcrivant une furibonde mercuriale de ce dernier). Même remarque pour certains artistes comme Ida Rubinstein, qui fut une personnalité hors série. En compensation, Gérald Antoine a choisi d’insister sur certains aspects importants comme Claudel et la Bible, et aussi les relations de celui-ci avec Romain Rolland et plus encore avec Marie Romain-Rolland. Ce dernier aspect est illustré par de copieux extraits de lettres et de documents inédits, qui en montrent toute l’importance. Fallait-il cependant lui consacrer vingt-cinq pages, qui font un peu contraste avec le reste ? On nous répondra que, du fait qu’il réussit à la persuader de revenir à la foi, Marie Romain-Rolland fut infiniment plus importante pour Claudel que bien d’autres gens qu’il a pu côtoyer ou même fréquenter. Soit. Regrettera-t-on enfin que la place faite au poète n’ait pas été moins succincte ? Gérald Antoine parle fort peu des Cinq grandes odes, deConnaissance de l’Est, de La Cantate à trois voix et de tant d’autres œuvres où, comme dans certains passages de Partage de midi, éclate un génie poétique tellement fort et dru, qu’on ne voit guère, en notre XXe siècle, à qui le comparer. Allons plus loin : le seul équivalent moderne de l’hymne à l’Océan de Lautréamont, n’est-ce pas dans les Cinq grandes odes qu’il faut aller le chercher ? Si pleine justice est rendue dans cette biographie au dramaturge et à l’essayiste, il n’en va pas toujours de même, redisons-le, pour le poète, qui reste peu connu : il suffit de voir la médiocre cote bibliophilique actuelle de ses plus beaux recueils. Cette défaveur ou ignorance tient d’ailleurs à des raisons partisanes, qui n’ont rien à voir avec la poésie. On retiendra cette étonnante réponse de Claudel à la question : qu’est-ce que la poésie ? : « Poésie ?… Un état de désir. » Simples remarques, et non reproches, qui ne doivent pas faire perdre de vue le fait que cette biographie est réellement admirable, à la fois par la possession du sujet (et quel sujet !) et par l’âpreté critique de la démarche. Extrêmement dense, elle suscite sans cesse la réflexion. Gérald Antoine y a merveilleusement montré en Claudel ce qu’il appelle « l’homo duplex, dont il est un désastreux spécimen ». Désastreux ? Oui, mais pour le meilleur comme pour le pire.
Crime. Dominique Kalifa, Crime et culture au XIXe siècle (Perrin, 2004, 336 p., 23 €). Dominique Kalifa, c’est le moins qu’on puisse dire, a de la suite dans les passions. Il nous a déjà donné L’Encre et le sang : récit de crimes et société à la Belle Époque (1995), Naissance de la police privée (2000), Vidal le tueur de femmes (2001). Voici maintenant qu’il rassemble, réécrits, un bon nombre de ses articles sur des sujets voisins. Tous ne concernent pas la littérature directement, mais la littérature y est toujours présente d’une manière ou d’une autre. Elle est en effet ce par quoi s’exprime de la manière la mieux saisissable une « culture ». En historien postmoderne, ce qu’il appelle ainsi, c’est « la construction culturelle » du crime au XIXe siècle par toute une société. La littérature qui se trouve prise en compte est donc avant tout la littérature de masse : roman-feuilleton, ancêtres variés du roman policier, récit populaire de tout poil – pourvu qu’on y traite du crime et de la criminalité. Cela va de Balzac à Zigomar, en passant par Sue, Hugo, Vidocq, Gaboriau et de multiples inconnus ou méconnus. Pour justifier son recours à cette littérature dans l’analyse des fondements culturels des représentations collectives, et pour mesurer la distance ou la proximité entre ces représentations et les réalités sociales, Dominique Kalifa se recommande des théories sociocritiques de Claude Duchet, en particulier sa notion de « co-texte », soit « tout ce qui s’écrit avec le texte mais sans être nécessairement textualisé, tout ce qui est lu avec le texte sans être pourtant concrétisé, sans être littéralement exprimé ». Il n’oublie pas pour autant qu’il est historien et que l’histoire doit d’abord son autorité à l’étendue et à la profondeur des archives qu’elle peut alléguer (ce qui la différencie de la critique littéraire qui se contente généralement d’un échantillonnage beaucoup plus réduit mais qu’elle décide de considérer comme représentatif). Cette archive est ici avant toute une archive imprimée : presse, roman populaire, etc. Il faut du courage pour embrasser des séries parfois considérables, mais c’est ce qui fait l’intérêt, par exemple, d’un chapitre comme Les Mémoires de policiers : l’émergence d’un genre ? Dominique Kalifa ne se contente pas de sondages dans les textes les plus connus : il écume une bibliographie qui doit bien compter une centaine de titres (dont il donne les références complètes), « vrais » mémoires, pseudo-autobiographies, récits authentiques mais arrangés, pures fictions, etc. Il est vrai qu’il a eu de l’aide : celle d’un groupe d’étudiants avec lequel il dit préparer une anthologie commentée que nous attendons avec impatience. À noter à ce propos que, comme souvent les historiens, à la différence des littéraires encore une fois, Dominique Kalifa s’appuie fréquemment sur des mémoires de maîtrise ou des thèses de doctorat inédits ainsi que sur une bibliographie pointue, souvent rare et difficile d’accès. Tout ceci – la méthode, les matériaux analysés, le point de vue culturaliste, le savoir collectif accumulé – lui permet d’entrer profondément dans son sujet et d’en dégager, avec clarté, tous les enseignements. Cela ne va pas parfois sans didactisme (les choses s’organisent souvent en trois points), mais les documents sont passionnants et le commentaire instructif. Retenons, entre autres, le chapitre sur Archéologie de l’« apachisme » : barbares et Peaux-Rouges au XIXe siècle remarquable investigation dans le « co-texte », fort large puisqu’il nous entraîne en Amérique du Nord et du Sud pour nous ramener en France et montrer à quel point le grand public du tournant du siècle était saturé d’informations sur les « Indiens » de toute nuance, c’est-à-dire à l’époque même où les journalistes et les romanciers populaires ont commencé à fabriquer les images de bandes d’ « apaches » dont ils ont peuplé les villes racontées, plus imaginaires que réelles. On lira également avec intérêt « Javert enquêteur », où le personnage de Hugo se trouve confronté à la réalité de pratiques policières en pleine évolution, les policiers eux-mêmes cherchant, par le biais de mémoires et même de fictions, à produire une « requalification symbolique de la police ». Le même genre d’aller-retour entre imaginaire et réalité sous-tend l’étude sur les Ouvriers et les délinquants dans la série « Fantômas» ou encore celle des Faits divers et romans criminels au XIXe siècle : les mécanismes de construction fictionnels y sont ici examinés de très près et de manière fructueuse. On comprendra aussi que ces études n’ont pas seulement un intérêt archéologique et rétrospectif car elles tournent en fait autour de l’émergence périodique de fantasmes collectifs d’insécurité. Le début et la fin du XIXe siècle ont été particulièrement fertiles à cet égard. On peut donc se demander ce que les historiens futurs découvriront dans notre propre tournant du siècle, non moins hystérique et où les « quartiers sensibles » ont remplacé les fortifs et les « jeunes des banlieues » les « apaches » des quartiers populaires disparus. On pourra encore se demander si la littérature, populaire ou non, révélera à nos descendants, s’ils lisent encore, quelque chose de très différent de ce que nous a légué celle du XIXe siècle.
Dali. Michel Nuridsany, Dali (Flammarion, 2004, 490 p., 25 €). Ce n’est point trahir un secret que de dire que la collection Grandes Biographies ne mérite pas toujours son titre. Malgré son style excessivement lâché (« Avec Freud pareil » : phrase figurant page 217 et qui donne le ton), cette biographie de Michel Nuridsany se lit sans déplaisir et même avec intérêt. Venant après les ouvrages publiés par Fleur Cowles, Merlyle Secrest et Ian Gibson, elle entend insister sur le personnage autant que sur le peintre, et n’est point chiche en anecdotes. Optique qui n’est pas mauvaise, tant Dali fut aussi un homme de spectacle, quelque chose comme le descendant à la fois des dandys et des mystificateurs de 1900, prenant sans cesse la pose. Cette pose, l’auteur la fait débuter en 1940, remarquant que c’est justement à partir de cette date que l’artiste cesse pratiquement de peindre, jusque vers 1950, pour se consacrer à l’écriture et aussi à ce qu’on pourrait appeler le « show-business ». La production littéraire de Dali appellerait bien des commentaires. Le livre cite fort à propos certains passages du roman Visages cachés, mais on peut se demander si Michel Nuridsany n’aurait pas pu tirer bien davantage des écrits de Dali. Il est surprenant qu’il ne cite point certains de ses grands textes surréalistes, qui sont assez étonnants sinon explosifs (par exemple L’Amour et la mémoire). Qui sait même si la postérité ne considérera pas Dali comme un écrivain surréaliste à part entière, et d’une originalité exceptionnelle ? La sexualité de Dali fait, dans cette biographie, l’objet de nombreux commentaires, notamment son amitié avec Lorca, déjà étudiée par Ian Gibson. Homosexuel refoulé, Dali sera cependant moins bridé avec Edward James. Pour le reste, et surtout à la fin de sa vie, il choisira le rôle, non pas d’un impuissant, comme on l’a trop souvent dit, mais d’un voyeur. Un traitement de choix est, on s’en doute, réservé à Gala, qu’on voit ici passer d’un Éluard échangiste et désinvolte à un Dali puceau encombré de problèmes psychologiques et affectifs. Femme froide et calculatrice, ne s’occupant que de la promotion et du monnayage de son mari, elle fut, au sens plein du terme, son manager. Il est vrai que Dali, terriblement désemparé dans la vie quotidienne, n’aspirait qu’à tomber sous une telle domination, qui résolvait pour lui tous les problèmes pratiques. Le destin favorisa cependant Gala : en la faisant mourir avant son mari, il lui épargna d’avoir à jouer aussi le rôle de veuve du Maître. Au fil des pages, certains rapprochements sont assez éclairants : avec Roussel et Duchamp, et aussi avec Andy Warhol (dont l’auteur avait publié en 2001 une biographie), qui est à certains égards un reflet new-yorkais et quasiment post-moderne de Dali. On voit également combien l’exemple et le conseil de son richissime compatriote Sert – un peintre bien oublié aujourd’hui – incitèrent Dali à se faire le marchand très avisé de sa propre gloire. Quant à ses opinions politiques, elles varièrent en fonction, pourrait-on dire, de l’Histoire : de communiste en 1919, il deviendra à partir de 1940 franquiste, puis monarchiste (dommage qu’on n’ait pas rappelé ici son télégramme de félicitations à Ceaucescu, pour « avoir rétabli le sceptre »). Sur la production des dernières années, Nuridsany marque bien qu’elle est souvent d’une faiblesse insigne (et que dire des innombrables gravures et lithographies, débitées dans les Prisunic pour meubler les salles d’attente de dentistes !), le peintre ayant perdu toute étincelle et ne faisant que se répéter, moulinant du Dali à la demande. Celui qui avait écrit La Conquête de l’irrationnel devient alors une espèce d’histrion, entouré de la cour interlope de parasites et de personnages douteux qui s’attache fatalement aux nababs de son genre. L’évocation assez précise qu’en fait l’auteur montre que le dernier Dali n’était qu’un pauvre être incapable de supporter sa solitude, ou plutôt le tête-à-tête avec Gala, avec laquelle il en vint, à la fin, aux coups. Faut-il aussi rappeler les manœuvres des divers secrétaires, ou l’histoire de la camionnette arrêtée à la frontière française et qui contenait 40 000 feuilles blanches signées par Dali ? « Lamentable et sinistre course à l’abîme », dit Nuridsany. Rarement fin d’un artiste fut aussi navrante. Certains points biographiques non dénués d’importance auraient cependant pu être mentionnés ou mieux développés, notamment l’Hommage à Meissonnier célébré par Dali au Meurice en 1967, manifestation qui amorça le mouvement de retour aux « peintres pompiers », dont les effets se font encore sentir aujourd’hui, jusque dans leurs formes les plus bouffonnes (Sylvester Stallone collectionnant les toiles de Bouguereau !). À l’inverse, l’auteur éprouve parfois le besoin de se lancer dans des digressions : ainsi, les deux pages sur la physique quantique et surtout les pages 206-210, où l’on nous conte par le menu toute l’histoire de Dada et du Surréalisme, comme dans un manuel d’histoire littéraire. Au lieu de cela, on aurait pu donner une évocation plus précise (il existe des lettres) de l’amitié que Dali eut pour Crevel : amitié d’autant plus remarquable que, mis à part Lorca, le peintre n’eut finalement aucun ami. Crevel fait ainsi figure d’exception, et l’auteur aurait pu trouver là-dessus d’utiles précisions dans l’ouvrage de Jean-Louis Gaillemin sur Dali de 1925 à 1935 (qu’il cite pourtant dans sa bibliographie), ouvrage qui montrait par ailleurs à quel point Breton, en 1929, fit tout pour attirer à lui et capter un Dali alors très séduit par Bataille. Dernière remarque : pourquoi faire l’économie d’un cahier d’illustrations ? On nous dira peut-être que les droits de reproduction des tableaux de Dali doivent être assez élevés. Mais, dans ce cas, on aurait au moins pu nous donner un ensemble de photographies de celui-ci et de ses amis, et ce n’est point la matière qui manquait. Peu d’artistes auront été autant photographiés que Dali, et ce dans les tenues les plus insolites ou les plus inattendues. On se prend même à penser que, pour un homme qui s’attacha à multiplier son image, jusqu’à finir par se confondre totalement avec elle, une biographie sans photographies est une sorte de trahison.
Gautier. Gérard de Senneville, Théophile Gautier (Fayard, 2004, 482 p., 28 €). « Théophile Gautier, qui ne cesse de grandir, peut tout espérer du temps ». En face de cette phrase de Pierre Louÿs, le précédent possesseur de notre exemplaire a noté au crayon : « Très discutable ». Est-ce bien vrai ? Cette biographie due à Gérard de Senneville signifierait-elle un retour à Gautier ? Elle n’effacera cependant point celle publiée en 1992 par Anne Ubersfeld, qui était assez fouillée, tout en ayant le handicap d’être écrite par une spécialiste de théâtre, qui ne faisait que peu appel à la poésie de Gautier. Tel n’est pas le cas de Gérard de Senneville, qui en cite assez souvent. Malheureusement, son livre est assez rapide, pour ne pas dire parfois léger. Il aurait aussi bien pu, reconnaissons-le, être écrit par un autre : ce n’est point là un avantage. Surtout, on n’a pas tellement l’impression que l’auteur ait vraiment lu toutes les œuvres de Gautier, ou alors, s’il l’a fait, il ne lui en sera pas resté grand’chose, ce qui est également fâcheux. Auteur de biographies de Maxime du Camp et de Mme Sabatier, Gérard de Senneville est probablement venu à Gautier par l’Histoire, bien plus, croirions-nous, que par la lecture de ses œuvres. Son livre s’en ressent souvent. L’histoire littéraire lui est-elle même bien familière ? Faut-il considérer comme de simples coquilles ses « Paul de Koch » et « Anne Uberfeld » ? Que penser d’André Maurois choisi comme unique référence biographique pour Hugo, alors que nous disposons de la somme de Jean-Marc Hovasse ? Sans confondre pour autant biographie et critique littéraire, on se dit fréquemment que l’auteur aurait vraiment pu tirer davantage de textes comme Fortunio, Voyage en Espagne, Mademoiselle de Maupin, les nouvelles, les autres récits de voyage, et aussi ce Roman de la Momie, sans lequel Flaubert ne serait sans doute pas allé à Carthage ni n’eût écrit Salammbô. Même remarque pour les fameuses Lettres à la Présidente, qui révèlent le persistant côté rabelaisien de Gautier, par ailleurs ancien rapin. On est un peu surpris de voir l’auteur proclamer son dégoût devant la fameuse lettre libre de Rome, qu’il qualifie de « texte ennuyeux » et « d’une lourdeur inhabituelle » (« pages de scatologie […] pesantes au point de tomber des mains »). Si ce que nous savons des amours de Gautier donne à penser que, loin d’être un grand abatteur de bois, il fut surtout un cérébral (ce dont se plaignait Alice Ozy), il faut bien voir que cet adorateur des belles formes éprouvait surtout une intense jouissance à manier les mots et à les faire rimer, les plus libres n’étant pas pour lui les moins attirants. À cet égard, il est assez singulier que cette biographie ne cite pas le moindre poème érotique de Gautier, dont certains sont pourtant remarquables. Que l’auteur ne les aime point, libre à lui ; mais pourquoi s’atteler à une biographie de celui à qui l’on doit la fameuse préface deMademoiselle de Maupin et les vers sur « les petites filles / Dont on coupe le pain en tartines » ? Étrange inconséquence, qui revient à présenter un Gautier incomplet – exactement comme si on nous ne avait montré qu’un Gautier érotique. Des amours du poète, on sait qu’elles furent assez compliquées, Gautier aimant Carlotta Grisi, mais s’oubliant avec sa sœur Ernesta jusqu’à lui faire des enfants, tout en offrant aussi ses tendresses à Marie Mattéi. La vie de Gautier se trouve retracée ici en ses grandes étapes, de la jeunesse romantique à l’enlisement dans le journalisme et aux protections que lui valut le Second Empire. Nul doute que Sedan et la Commune précipitèrent sa fin. On sait aussi combien il eut une grande partie de sa vie littéraire mangée par la servitude du feuilleton, « ce collier de haquet qui le mit trente ans à la torture » (André Suarès). Tout comme le contenu et l’originalité de ses livres, les relations de Gautier avec certains écrivains auraient pu être précisées davantage, par exemple avec Flaubert. À propos de Baudelaire, il convient de nuancer ce qui est dit du respect infini de celui-ci pour l’auteur d’Albertus. Gérard de Senneville semble ignorer ou oublier la lettre de 1859, où Baudelaire, parlant à Hugo de leur ami Gautier, déclare : « […] je puis vous avouerconfidentiellement que je n’ignore pas les lacunes de cet étonnant esprit. Bien des fois, pensant à lui, j’ai été affligé de voir que Dieu ne voulait pas être absolument généreux ». Est-ce assez net ? Il y aurait par ailleurs beaucoup à dire sur les livres de voyage de Gautier, qui furent imités, et même pillés, comme on peut s’en convaincre en comparant son Voyage en Espagne avec De Paris à Cadix d’Alexandre Dumas. Le chapitre final, qui entend faire le bilan actuel, paraît trahir quelque incertitude et est un peu brouillon. Et puis, pourquoi y citer aussi longuement Émile Faguet ? Sans doute l’auteur eût-il été mieux inspiré de préciser la postérité de Gautier, à qui Flaubert, Mallarmé, Swinburne, Wilde, Louÿs, Lorrain, D’Annunzio et bien d’autres sont redevables pour certains thèmes (la femme fatale, l’androgyne, le lesbianisme). N’aurait-il pas fallu également rappeler que le poème Les Mains de Jeanne-Marie de Rimbaud procède des Études de mainsd’Émaux et Camées ? Et que dire aussi de l’exotisme littéraire, vaste domaine dont, pour reprendre l’expression de Mario Praz, Gautier fut le véritable créateur ? Ce livre souffre ainsi d’un certain manque de perspective historique et critique, qui l’affaiblit. Gautier aurait pourtant mérité de trouver un biographe à la fois plus passionné, plus amoureux des textes, et plus complet.
Librairie. Robert Maumet, Au Midi des livres ou l’histoire d’une liberté : Paul Ruat, libraire (1862-1938) (Tacussel, Marseille, 2004, 429 p., s.p.m.). Cet ouvrage, publié par les arrière-petits-fils de Paul Ruat, est issu de la thèse de doctorat soutenue par Robert Maumet. Double paternité pour ce livre proposant une riche iconographie : illustrations, photos d’époque, fac-similés, diplômes félibres, couvertures d’ouvrages publiés par Ruat, portraits et brevets de libraires du Second Empire. Ruat est un personnage intéressant, fondateur de la Société des excursionnistes marseillais, félibre engagé, libraire, éditeur, militant de la première heure de diverses sociétés visant à protéger et à relever le métier de libraire… Ce que l’on sait de son enfance provient de son autobiographie, Aprendissage de la vido, publiée en 1931. Grâce à l’intervention d’une tante religieuse, il entre en apprentissage à quatorze ans chez Pinet, marchand de livres et de papier à Carpentras. Il passe ensuite chez Ferran, à Marseille, puis à la Librairie marseillaise, où il devient commis. Le propriétaire de cette dernière l’invite à « prendre le libre gouvernement d’un petit point de vente ». Enhardi par ces premiers succès, il ouvre sa première librairie en 1883, dans le quartier de la Plaine, le plus commerçant de Marseille. On y vend de tout, « huiles et savons, bois et charbons, boucheries, épiceries, laiteries » – de tout sauf des livres. Il a compris sa clientèle – populaire, commerçante, ouvrière – et vend publications populaires, petits livres bon marché, journaux de mode. Comme le quartier comprend aussi de nombreuses écoles, il ajoute fournitures et livres scolaires à son inventaire. En 1889, il rachète la librairie de Charles Bérard, important commerce accrédité pour fournir l’Université. Cette ascension professionnelle – il ne détient qu’un certificat d’études primaires – est facilitée par la libéralisation des métiers de la librairie. Cette libéralisation allait entraîner des difficultés entre la province et Paris, et la réduction du noble métier de libraire à celui de marchand de livres au rabais conduira à la naissance de la Chambre syndicale des Libraires de France en 1892. Ruat est chargé de la constitution du syndicat local et élu président du Syndicat des libraires de la région de Marseille. Les éditeurs parisiens ayant froidement reçu les demandes formulées par les libraires syndiqués, il pousse l’idée d’une association commerciale pour les libraires, sorte de centrale permettant les achats en gros au bénéfice des libraires de province : la Société des libraires associés, qui avait aussi pour but de soutenir la diffusion d’ouvrages édités en province ou publiés à compte d’auteur. Profitant de l’abolition du brevet de libraire, les éditeurs parisiens court-circuitaient la librairie traditionnelle et donnaient leurs livres à vendre aux grands magasins, aux bibliothèques de gare, aux vendeurs de journaux, utilisant le service des messageries pour le transport : les libraires provinciaux s’en trouvaient doublement désavantagés : par les rabais proposés par les autres points de vente et par la vitesse du transport (certains ouvrages arrivaient deux ou trois jours plus tôt en kiosque qu’en librairie). Après un début prometteur, la Société fit faillite, par la faute d’un commissionnaire malhonnête. En 1921, ce sera la naissance de la Maison du livre français, ayant pour mission de « faciliter la diffusion du livre français en France et à l’étranger » (elle cessera ses activités en mai 1980). Toute sa vie, Ruat travaillera à protéger les libraires-éditeurs de province. Il milita en faveur d’une école de la librairie, en faveur du relèvement des salaires et des conditions de travail des employés de librairies. Au Midi des livres relate l’histoire d’un homme et d’une époque du commerce de la librairie en France, qui voit s’élever les libraires provinciaux contre les instituteurs qui vendaient livres et fournitures scolaires. Robert Maumet donne la liste des premiers adhérents du syndicat régional fondé en 1894, une biographie de ces libraires, une description de leur commerce de librairie, y compris celle du célèbre Roumanille. Il consacre un chapitre à la bataille du « prix fort », de nombreuses pages aux grands magasins, aux banquets des diverses associations. On y perd quelque peu Ruat, qui apparaît et disparaît périodiquement au profit de l’histoire associative. Cette histoire éteint un peu la présence de l’homme Ruat, avalé en quelque sorte par des événements qui le dépassent. Il ne pouvait sans doute en être autrement, considérant la nature du sujet. La deuxième partie de l’ouvrage rend mieux justice à l’homme – auteur provençal et félibre – et à l’éditeur, qui publia Mistral, des guides d’excursions en Provence, la fameuse Cuisinière provençale. Des pages sont consacrées aux portraits des « auteurs Ruat » (publications en provençal), d’autres recensent les publications de langue française, de la littérature à l’économie, en passant par la botanique, la médecine, la cuisine, le tourisme et le jardinage. Passionné de livres tout autant que de Provence, Ruat fut également l’un des premiers libraires à commercialiser la carte postale régionale. En 1914, la Librairie Ruat fut rachetée par Tacussel, gendre de Ruat. Les arrières-petits-fils de l’infatigable promoteur de la culture provençale lui ont rendu, par la publication de cet ouvrage, un bel hommage.
Monde. Patrick Eveno, Histoire du journal « Le Monde » (Albin-Michel, 2004, 720 p., 28 €). Pour le commun de ses fidèles lecteurs, la vie du Monde est un long fleuve tranquille. Il est rare, en effet, qu’ils s’alarment aux bruits de la coulisse. La serviette autour du cou, ils dégustent leur mets favori, sans se soucier des engueulades en cuisine du chef avec les arpètes. Patrick Eveno a remonté le cours de ce fleuve jusqu’à sa source : il en détaille les périodes de crue et les périodes d’étiage. C’était il y a seulement soixante ans et cela paraît déjà enfoui dans la nuit des temps : ce premier numéro du Monde, daté du 19 décembre 1944, vagissant sur une page recto-verso dans le berceau du vieux Temps d’Adrien Hébrard. Une personnalité s’impose, qui va donner au Monde son eccéité : Hubert Beuve-Méry. Patrick Eveno évoque le gourou de l’Ecole d’Uriage avec une reconnaissance emportant la sympathie du lecteur. Tout au long de son récit, qui suit l’histoire de la IVe et des débuts de la Ve République, Patrick Eveno revient sur les combats de « Sirius » qui, avec le recul – mais déjà aussi de son vivant –, évoquait la statue du Commandeur. Il le montre dans son antre, officiant lors de ce fameux culte du marbre. Ses débuts furent âpres. En 1951, il est soutenu par De Gaulle contre le vampirisme du MRP et, la même année, manquait être définitivement débarqué par l’atlantiste René Courtin qui déclare : « Sur le plan diplomatique, l’attitude du Monde ne peut que décourager les États-Unis et les pousser à abandonner l’Europe et la France à la misère, au désespoir et au bolchevisme. » Rien de moins. Cinq années plus tard, c’est Pinay qui tente de tuer Le Monde en créant Le Temps de Paris (atlantiste et néocolonialiste). La Guerre d’Algérie arrive : l’évolution de la position du Monde sur les opérations de maintien de l’ordre va connaître un tournant avec le fameux article du 5 avril 1956 d’Henri-Irénée Marrou sur la torture en Algérie. Dès lors, Le Monde sera l’un des journaux les plus virulents dans la dénonciation de l’utilisation systématique de la question. Pour autant, il ne réclamera pas l’indépendance. Cette position ne sera adoptée que tardivement par le quotidien, qui ne fut d’abord pas hostile à la guerre coloniale, pourvu que celle-ci fût une guerre propre, démocratique et chrétienne. Cela conduira à des passes d’armes mémorables entre Beuve-Méry et Guy Mollet, auquel le directeur du Monde lança un jour : « Avant d’habiller les enfants, il vaudrait mieux renoncer à torturer les pères. » C’est dans ces années que Beuve-Méry abandonna l’idée d’un « monastère de l’information » au profit d’une croissance d’entreprise qui va permettre au Monde d’accéder à une autre dimension. Le passage montrant Beuve-Méry censurant lui-même les images de publicité un peu trop osées est assez réjouissant. La rupture irrémédiable avec De Gaulle est consommée au moment du référendum de 1962, quand Sirius traite l’hôte de l’Élysée de « général-président ». Dès lors, les couteaux seront tirés de part et d’autre. Le 22 décembre 1969, Beuve-Méry passe le témoin à son double Jacques Fauvet. Ce démocrate-chrétien appellera à voter pour l’Union de la gauche en 1978 et pour Mitterrand en 1981. Au Monde, par tradition, il est néanmoins interdit d’appartenir à un parti politique. Les années 1980 font entrer le quotidien dans une longue période de turbulences. Au plus fort de la crise de 1982, l’entreprise, fidèle à sa tradition chrétienne sociale, se refuse à licencier. La mécanique des luttes de clans – clan de gauche mené par Claude Julien et clan libéral représenté par Jacques Amalric – est méticuleusement démontée. En 1993, Le Monde est sur le point d’être à vendre. L’expérience d’InfoMatin s’enlise lamentablement avec André Rousselet. Parallèlement, un électron libre comme Le Monde diplomatique tire son épingle du jeu, dopé, il est vrai, par ce mystérieux bienfaiteur germano-bolivien nommé Gunter Holzmann. Et puis Jean-Marie Colombani vint ! Et là commence un autre livre. Le livre d’histoire laisse le pas au livre engagé dans la défense du nouveau Monde. Un Monde sauvé par Jean-Marie Colombani qui, désormais, joue la carte de la transparence. Dès l’introduction, Patrick Eveno avait prévenu en épinglant les travaux de Péan, Poulet et Cohen : « Au total, ces livres ne sont pas le résultat d’un travail sérieux, ni pour un historien ni même pour un journaliste. » Dans la dernière partie de son ouvrage, il se livre à un plaidoyer pro domo en dénonçant : « ce journalisme qui fait dépendre les journaux d’une pensée exclusive, qui ne laisse aucune place au débat d’idées… » Il attaque, pêle-mêle, Bourdieu, Marianne, les souverainistes et, particulièrement, Élisabeth Lévy et Philippe Cohen, ou encore les Trotskistes (« le trotskisme, ce stalinisme qui n’a pas réussi »). Plantu et Schneidermann sont jugés sévèrement. Mais l’hydre à pourfendre, pour Patrick Eveno, porte deux têtes : celles de Pierre Péan et Philippe Cohen. Les coups portés par La Face cachée du Monde ont été douloureux ; c’est pourquoi il s’emploie à établir l’hérédité de la croisade Péan-Cohen : « Ce qu’ils déplorent, ce n’est pas tant que la presse soit, selon eux, aux ordres de la finance, du marché ou du marketing, mais qu’elle ne soit pas aux ordres de leur propre opinion. » La presse qui est « née dans le marché, sauf à disparaître » ne peut « se séparer de l’économie de marché ». Cette remarque, certainement fondée, vaut-elle malgré tout pour l’ensemble de la presse ? Il semble qu’à l’exemple du Canard Enchaîné et de Charlie-Hebdo, une partie de la presse satirique ait pu s’affranchir de cette contingence. De même, tel l’Empereur à la barbe fleurie, Patrick Eveno se propose de morigéner les méchants se trouvant sur sa gauche et de flatter, sur sa droite, les gentils, les libéraux-libertaires, race mutante, dont il est douteux que l’hybridité ainsi obtenue ravisse les familles d’origine respectives. Car, à part la banque, on ne peut relever aucun point commun entre Bonnot et Rothschild ! Enfin, Patrick Eveno conclut en déclarant que Le Monde doit chercher à attirer des lecteurs. Il suffisait d’y penser ! Et c’est là qu’il nous faut craindre le pire, tant l’obsession de cette démarche conduit souvent la presse à publier, non ce qui est, mais ce que le lecteur veut qu’il soit. Jusque là, Le Monde échappait à ces prometteuses sirènes : en cela, résidait sa séduction. À l’étal de l’économie de marché, qu’il troque tout ce qu’il veut, mais qu’il se garde de vendre son âme.
Photographie. Marta Caraion, Pour fixer la trace. Photographie, littérature et voyage au milieu du XIXe siècle (Droz, 2003, 390 p., 66 Francs suisses). Voici, ne craignons pas l’excès, un modèle de recours à l’interdisciplinarité. Pour « aborder la photographie du point de vue de la littérature », Marta Caraion explore les « discours d’escorte » (Philippe Dubois) qui accompagnent l’émergence des premiers textes alliant photographie et écriture. Le résultat a la séduction de tous les livres qui s’attachent à l’exposé d’un débat et allie l’étude minutieuse d’auteurs peu fréquentés et des considérations sur des points d’esthétique qui engagent la littérature dans son entier, dans un va-et-vient constant entre critique contemporaine et érudition. Exemple des remarques suggestives qui ponctuent le livre, dès l’introduction, Marta Caraion propose de voir dans son corpus à la fois l’apogée d’un mouvement renaissant qualifié par Panovsky d’« objectivation du subjectif » et son renversement, soit une « subjectivation de l’objectif » : le lecteur ne peut que relier une telle formule aux lointains héritiers surréalistes des écrivains abordés ici. Et de manière générale, analysant la manière dont pratiques et théories « thématise[nt] les défaillances [du texte] au niveau de la description du réel », elle livre des pièces passionnantes pour comprendre les critiques qui affectent la description dès le milieu du siècle, et qui feront de l’image photographique « l’incarnation même de l’hypotypose » (par exemple chez Janin, Disdéri, Cormenin, Wey, mais aussi Gautier, Feydeau, Albalat, Louÿs ou Valéry). L’ambition est plus vaste que ne le suggère le titre, notamment en termes chronologiques, car la première section s’ouvre sur une réflexion en reliant photographie et encyclopédisme. Marta Caraion y suggère que le regard « vierge » de la photographie, cette « mémoire en miroir », a été désiré et inventé avant l’appareil, par les Lumières, tandis que l’essor de l’industrie photographique s’accompagne en retour d’un rêve didactique, qu’elle met au jour dans les pages que Disdéri consacre à la photo-impression du patrimoine culturel sur les objets du quotidien. Cette entrée en matière éclaire le rôle joué par les photographies de voyage dans l’inventaire du monde et le rapprochement progressif des lieux que poursuit un XIXe siècle dont les inventions « soudent la distance et le temps » (Cormenin). L’étude se penche alors sur le rôle des textes de Francis Wey ou Ernest Lacan – programmes iconographiques suggérés aux voyageurs, ou commentaire des ensembles photographiques ainsi constitués – et Marta Caraion montre comment l’image « sans mensonge » rapportée (avec notamment les « Excursions daguerriennes ») sert à raturer le témoignage des grands voyageurs du début du siècle, tels Lamartine, pour une « démythification du réel ». Le propos glisse alors vers les formes de l’ekphrasis de ces clichés, occasion d’explorer le paradoxe selon lequel, si le texte s’avoue incapable de rivaliser avec la nouvelle image, « le plus souvent, le lecteur du XIXe siècle est confronté à un texte qui se développe à propos des photographies, mais dans leur absence ». La nouveauté des exemples permettant de faire retour sur un sujet rebattu, cette première partie propose in fine une typologie des moyens par lequel le texte compense ses manques en dynamisant l’image évoquée, comblant les vides. La seconde section se concentre sur les œuvres de Du Camp, Ernest Feydeau et Gautier. Le double tribut que le premier rapporte d’Orient – Le Nil (1854) et l’album de photographies Égypte, Nubie, Palestine et Syrie (1852) – est remis en contexte dans son œuvre, pour s’imposer comme un moment de bascule dans la pensée de Du Camp, du Romantisme vers les Chants modernes, et peut-être, suggère Marta Caraion, pour l’histoire des « textes photographiques », un récit dans lequel le faire-valoir de Flaubert passe au premier plan. C’est l’occasion de rattacher la problématique photographique à celle, plus vaste, des liens entre littérature, science et technique au XIXe siècle, mais aussi de montrer combien le regard sur l’ailleurs photographique reste lié à un fantasme de « patrie primitive » directement issu de Gautier. Le propos de Marta Caraion glisse alors vers une étude de l’imaginaire ducampien. Elle met au jour une même obsession, dans Le Nil et l’album, pour « les lieux de mort », avec, pour point d’orgue, une comparaison passionnante, écho à Bazin, entre momie et photographie. On attend ici une transition toute trouvée vers Gautier, mais l’auteur ne quitte pas Du Camp sans confronter sa pratique à celle de son compagnon de voyage, Flaubert. Elle se penche ensuite sur le motif de la « ruine », un « objet photogénique » dont elle montre qu’il sert de modèle à la photographie dans tous les sens du terme, puisque le XIXe siècle voit dans les clichés, non seulement des fragments métonymiques permettant de reconstituer le réel entier, sur le modèle bien connu de Cuvier, mais aussi ses propres futurs vestiges, une forme d’archivage de soi pour les générations à venir. C’est sous cet angle que sont évoqués une controverse archéologique (autour de Saulcy et Salzmann) et son commentaire par l’historien Ernest Feydeau, dédicataire du Roman de la momie. Marta Caraion aborde ainsi l’impact de la photographie sur les pratiques historiographiques et romanesques de reconstitution du passé. On découvre que l’époque se désole que le procédé ait été découvert trop tardivement pour fixer les temps les plus anciens. Ce regret est présent notamment chez Villiers, et Marta Caraion le relie à l’impact des reconstitutions des habitants de Pompéi, ces moulages permis par la lave qui a conservé la trace négative de la chair perdue, etc. La conclusion a l’élégance de donner à lire un texte inattendu de Gautier sur la… Photosculpture, avant de revenir à la dialectique de mort et de « faire-vivre » qui aura traversé l’ensemble de l’étude. Emblème de l’absence paradoxale de l’image dont parle l’auteur en ouverture, le cahier iconographique est restreint à seize clichés, où ruines et paysages vides dominent. Or l’une des (é)preuves les plus nettes de la qualité du discours dont ces images auront été accompagnées est la transformation radicale du regard que le lecteur porte sur elles, avant et après sa lecture : loin de paraître encore ingrat, ces vues se trouvent littéralement éclairées et rendues, à leur tour, à la vie.
Proust. Pedro Kadivar, Marcel Proust ou esthétique de l’entre-deux. Poétique de la représentation dans « À la recherche du temps perdu » (L’Harmattan, 2004, 326 p., 28,80 €). Qu’attend-on d’un livre critique sur Proust, l’un des auteurs qui a suscité le plus de commentaires ? Qu’il soit intelligent, probant quant à sa thèse, méthodologiquement utile, nuancé et original. Pour les deux premiers points, Marcel Proust ou esthétique de l’entre-deux l’est, malgré un titre maladroit, à la limite de la grammaticalité. Selon une perspective phénoménologique et un ancrage esthétique, l’auteur s’attache à restituer les fondements et la cohérence de la question de la représentation chez Proust. Au fil de quatre parties traitant du rapport au réel, de la question de la vision, des arts plastiques (photographie et peinture) et du théâtre, il dissocie représentation et mimèsis. Une annexe (qui n’a visiblement pu être intégrée dans le plan général), traite de la relation entre représentation et homosexualité d’une part, de l’incarnation du nom chez Proust d’autre part. Sur les trois derniers points, le pari n’est pas tenu. Un index des auteurs cités, sans parler d’un index thématique, s’imposait d’autant qu’aucune bibliographie n’est proposée, les critiques cités ne l’étant qu’en note. Surtout, le lecteur cherche, la plupart du temps en vain, du nouveau. L’objectif n’est certes pas de faire original pour faire original, mais de circonscrire son champ d’étude parmi ce qui a déjà été écrit : sinon, à quoi bon une énième étude sur Proust ? On saura gré à l’auteur de fonder sa réflexion sur des auteurs parfois largement oblitérés par une critique proustienne souvent trop peu « philosophe », comme Walter Benjamin, Martin Heidegger, Gershom Scholem, Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Marion ou Georges Didi-Huberman. Mais l’intérêt de ce nouvel ancrage critique disparaît au fil de la lecture, tant l’impression d’un déjà-lu pénible et d’omissions inadmissibles persiste. Plutôt que d’opérer un démarquage pas forcément contradictoire qui permettrait de situer la nouveauté de son approche, Pedro Kadivar cite certains analystes à la va-vite, pour appuyer une thèse qui, tout en affichant ainsi légitimement son héritage, en montre aussi les limites critiques.Proust entre deux siècles d’Antoine Compagnon est mentionné, sans plus, alors que le titre de son ouvrage annonce celui de Pedro Kadivar. Proust et les Signes de Gilles Deleuze, fondamental pour le propos de l’auteur, n’apparaît qu’en filigrane et sans aucune analyse critique sur ses potentiels a priori. Au niveau de la critique phénoménologique en tant que telle, réduite à Singularité et Sujet de Roland Breeur, on attendait certains auteurs dont les écrits auraient pu renforcer la thèse de Pedro Kadivar ou lui éviter des redites plus qu’exaspérantes. Sont ignorés, en vrac, et sans exhaustivité : Du sens des sens d’Erwin Strauss ; Proust et le monde sensible de Jean-Pierre Richard ; Le Temps sensible de Julia Kristeva ; les articles de Jean-Yves Pouilloux et de Volker Roloff ; ceux du phénoménologue Jacques Garelli, notamment celui sur Proust et Descartes, etc. Le Symbole d’Hécate de Jean-Claude Dumoncel, sur la lecture deleuzienne du roman proustien, est passé sous silence, tout comme Proust au féminin de Raymonde Coudert sur la représentation de l’homosexualité chez Proust. Les revues spécialisées (Bulletin Marcel Proust, Bulletin d’Informations Proustiennes, riches en articles traitant des sujets abordés par Pedro Kadivar) sont ignorées. Enfin, des analyses stylistiques et une approche de la notion de référence étaient attendues dans un ouvrage sous-titré Poétique de la représentation, pour cerner le rapport entre réalité, style et représentation. Se pencher sur un auteur sur-travaillé exigeait ces mises en perspective, d’autant que les sujets abordés sont des points forts de la critique : l’incarnation du nom, le regard, l’homosexualité, la réalité… Il faut, dans le cas contraire, se pencher sur des auteurs réputés trop souvent à tort « mineurs », afin d’alimenter légitimement la recherche littéraire et philosophique. Bref, avec l’agaçante impression que Pedro Kadivar propose une approche pertinente rendue caduque par son contournement des analyses qui l’ont précédé, le lecteur perd son temps sans parvenir à le retrouver.
Rimbaud (I). Claude Jeancolas, Arthur Rimbaud. L’Œuvre intégrale manuscrite (Textuel, 2004, trois cahiers brochés, 336 p., 49 €). En comparaison de celle parue en 1996, cette nouvelle édition est augmentée des fac-similés de quelques versions (connues) de poèmes en vers, de trois manuscrits autographes de la collection Berès pour la première fois photographiés en décembre 2003 (et parus dans Histoires littéraires), d’une version de Mémoire intitulée Famille maudite, totalement inconnue jusqu’à la vente Tajan de mai 2004, et de la nouvelle Un cœur sous une soutane, dont un excellent fac-similé avait autrefois été donné par Steve Murphy. Les deux premiers cahiers, qui contiennent les fac-similés, ont subi dans leur organisation générale un remaniement qui, outre de manquer de clarté, surprendra à maints égards les Rimbaldiens avertis. On s’étonne du groupement intitulé « Poèmes du Voyant » – titre qui n’est pas de Rimbaud – où l’on retrouve Le Bateau ivre, le sonnet des Voyelles et le quatrain « L’étoile a pleuré rose […] », qui n’est pas des plus indiqués pour illustrer ladite voyance rimbaldienne. Dans ce regroupement arbitraire, Claude Jeancolas n’inclut pas, par exemple, Le Cœur supplicié – poème figurant pourtant dans la lettre dite « du Voyant » du 13 mai 1871 – qu’il considère pourtant, selon ses propres termes, comme une « illustration » de la voyance. Pour rationaliser l’organisation des fac-similés, il suffisait de se conformer à la biographie du poète, laquelle laisse clairement apparaître deux grands groupes de poèmes réunis à l’automne 1870 et, avec la complicité de Verlaine, durant l’hiver 1871-72, regroupements (respectivement appelés par la critique, à défaut de pages de titre, « recueil Demeny » et « recueil Verlaine ») que l’on considère aujourd’hui comme de véritables recueils, quasiment prêts à l’impression. Mais le lecteur de L’Œuvre intégrale manuscrite, malgré sa bonne volonté, ne pourra en prendre conscience, car le « toilettage » subi par les fac-similés a fait l’économie de la numérotation du « recueil Verlaine », qui était pourtant de la main de Rimbaud et/ou de Verlaine, tout comme celle également présente sur la majorité des feuillets des Illuminations (les recherches de Steve Murphy indiquent qu’elle est très vraisemblablement autographe). Mais Claude Jeancolas affirme, au sujet de ce dernier ensemble, que « le paquet est brut, ensemble de feuilles libres, sans pagination qui aurait fixé un ordre »… Entre maintes curiosités dans les choix de cet éditeur, on trouve le fac-similé de la lettre à Banville du 24 mai 1870, mais non ceux des trois poèmes qui l’accompagnent, et on lit Un cœur sous une soutane à la suite des poèmes datés de l’été 1871 quand cette nouvelle date très vraisemblablement de l’été 1870, comme Claude Jeancolas le signale d’ailleurs lui-même à la page 297 ! De fait, l’organisation des deux premiers cahiers de cette nouvelle édition de L’Œuvre intégrale manuscrite est plus contestable encore que celle de la première édition. Mais c’est surtout le troisième cahier, intitulé Transcriptions, caractères et cheminement des manuscrits, qui témoigne d’une grande légèreté critique. Sans pouvoir, là encore, effectuer un relevé complet de ses faiblesses, notons qu’il existe une page de titre d’Un cœur sous une soutane (reproduite en 2003) qui n’est pas même mentionnée ici ; malgré la disparition du feuillet contenant les vingt premiers vers de L’Homme juste, on connaît néanmoins, grâce à Verlaine, le titre du poème. Claude Jeancolas opte pour un titre-incipit dans sa transcription, « Le Juste restait droit… », choix très critiquable puisqu’il engage le lecteur à penser que le poème débute… au vingt-et-unième vers ! Le titre de l’autre version de Bannières de mai est Patience et non Patience D’un été, « D’un été » devant être considéré comme une indication énonciative et non comme un « double titre » ! Une relecture un tant soit peu sérieuse aurait également permis de faire l’économie de diverses étourderies : le tableau de Fantin-Latour se nomme Coin de table et non « Le Coin de table », Bertrand Millanvoye n’était pas noble, etc. Beaucoup plus graves sont les nombreuses erreurs dans la retranscription des textes. Un exemple : Claude Jeancolas introduit trois fautes dans les douze premiers vers de Famille maudite. Le fac-similé de Soir historique étant désormais accessible, il était facile de corriger le fautif « fauteuils de rois », que l’on trouve dans la majorité des éditions, en « fauteuils de rocs ». Plus étonnant encore, le fait de relever un mot biffé sur le manuscrit mais de le conserver néanmoins dans une transcription ou dans une citation. La lettre à Banville du 24 mai 1870 laisse bien lire « j’ai presque dix-sept ans » : Claude Jeancolas le signale à la page 285 mais conserve l’adverbe dans l’extrait qu’il donne du passage à la page 234. Dans la même lettre, Rimbaud ne soutenait pas que les poètes sont « fiers » mais qu’ils sont « frères ». Bien étrange est aussi cette manie de mentionner l’adresse postale d’anciens détenteurs de manuscrits rimbaldiens. Enfin, Claude Jeancolas prend la peine d’introduire ses transcriptions par des remarques toujours pertinentes sur le poète (« Il fut terriblement humain […]. Il est des nôtres ! ») ou nous gratifie d’analyses littéraires inédites, comme celle des proses dites « évangéliques » : « C’est Rimbaud devenu Jean, témoin, admirateur et, c’est vrai, jaloux du Christ. » On lui sera également reconnaissant d’avoir pu interroger Théodore de Banville, qui lui avoua avoir été « ému » par la lettre du 24 mai 1870, et Paul Demeny, qui lui aurait révélé, au sujet de la lettre dite « du voyant » du 15 mai 1871, qu’il « n’y comprit pas grand chose »… Dernier reproche, et non le moindre : l’utilisation fréquente de travaux de chercheurs que Claude Jeancolas ne prend pas la peine de mentionner. « Fin de l’Idylle ».
Rimbaud (II). Steve Murphy, Stratégies de Rimbaud (Champion, 2004, 576 p., 75 €). Le livre réunit des articles déjà publiés et des inédits, selon une chronologie qui embrasse toute la vie littéraire de Rimbaud, depuis octobre 1870 jusqu’à la lettre de 1875 à Delahaye. L’Introduction coordonne le corpus en y soulignant la permanence d’une modernité, celle des lettres de 1871, impliquant l’association du poétique, de l’éthique et du politique. La question de l’imitation fournit un premier fil conducteur. Pour quatre poèmes de 1870, Steve Murphy montre comment l’emprunt (dans À la Musique, par exemple) n’est jamais un plagiat, mais un ressort pour créer une voix propre, largement satirique. Bal des pendus de même, loin d’un pastiche scolaire, détourne la tradition villonnesque. Les pendus sont des « paladins », officiers d’un palais masquant celui de Napoléon III ; et le poète, tel un caricaturiste du temps, les accroche à des gibets d’infamie. C’est aussi vers la caricature, celle du discours misérabiliste, que Les Effarés détournent leurs modèles (Banville, Hugo). Pour Ma Bohème, la transformation se fonde sur des motifs convenus (le troubadour, l’enfant de Bohème), unifiés par le sous-titre Fantaisie, qui désigne une manière inventive et distanciée, ici liée à la représentation d’un érotisme illustrant « un désir [de l’]infini ». La question de l’imitation reste centrale dans les poèmes de 1871. Dans Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs, Alcide Bava parodie la fantaisie banvillienne par une imagerie scatologique, que Steve Murphy rend heureusement intelligible. Mais Alcide Bava n’a lui-même à proposer que la soumission de l’art à l’idéologie du Progrès. Double dérision qui appelle une autre poésie, capable de réinventer l’art et, par là, le regard sur le monde, une poésie qui, dès lors, serait, selon Rimbaud, « de l’âme pour l’âme ». En outre, le livre renouvelle l’accès à toutes les composantes de l’œuvre rimbaldienne. Pour Les Déserts de l’Amour, Steve Murphy bouscule les idées reçues sur le premier essai de « prose poétique » de Rimbaud. Ainsi, il n’y a là nul « fragment » : l’œuvre est achevée ; il faut aussi renoncer à lire une confession « d’inspiration romantique ». L’auteur change également la compréhension du rapport entre les « derniers vers » et Une saison. Quand la critique interprète Alchimie du verbe en reniement de ceux-ci, elle accrédite, entre mai-août 1872 et l’analyse de 1873, une « coupure » redoublant celle qui existerait entre les Poésies et les « derniers vers ». Steve Murphy combat ce dualisme opposant le délire des derniers vers à la pseudo-rationalité de la prose d’Une saison. De fait, les échantillons poétiques ne sont pas délirants au point de dire « adieu au monde ». Et loin qu’il y ait autobiographie, il s’agirait de « la mise en fiction d’une crise », propre à l’historicité occidentale et ne comportant nulle victoire assurée sur Satan. Aussi faut-il se défaire d’un dernier mythe : celui de l’« Adieu » à la littérature, qui confond le dénommé Rimbaud avec le sujet d’une œuvre artistique. Steve Murphy libère ainsi Les Illuminations du « carcan » de la palinodie. Il bouleverse aussi l’approche des Illuminations. À la thèse de leur chevauchement avec Une saison, soutenue par André Guyaux, Steve Murphy oppose une contre-expertise que Michel Murat, dans son Art de Rimbaud, a jugée irréfutable et qui établit la postériorité de toutes les copies des Illuminations. Quant à l’ordonnancement du recueil, il a fallu attendre une précédente découverte de Steve Murphy pour redécouvrir l’ordre que le poète avait ébauché en numérotant de sa main vingt-quatre feuillets. De plus, pour l’interprétation de ces poèmes, il est « gratuit » de rapporter à Rimbaud le terme de « fragment ». On doit en fait lire le recueil comme une globalité dont les éléments ne sont pas isolables : d’où le rôle que Steve Murphy accorde au « système de correspondances » entre Les Illuminations. Par ailleurs, il conteste la tradition éditoriale qui s’est établie pour Jeunesse (II) (Sonnet), habituellement imprimé sur quatorze lignes. Car, lorsqu’il lit le titre Sonnet, Steve Murphy, y décelant l’allusion à un sonnet de Verlaine initialement intituléInvocation, puis Luxures, rejette l’interprétation du titre donnée par André Guyaux : un intitulé ludique produit par une disposition fortuite des lignes. Ces quatorze lignes du manuscrit et ces quatre pseudo-vers pourvus de rimes, Steve Murphy les relie à un geste parodique délibéré, destiné à s’effacer dans une version imprimée… Enfin, il s’appuie sur l’étude de Démocratie pour rejeter la légende d’un recueil aussi « dépolitiqué » que l’aurait été, après 1871, le poète lui-même. Mais pour Mémoire et Famille maudite, il s’agit plus que de renouvellement ! Car le livre devient ici événement : il inaugure. Cette partie occupe d’ailleurs le quart de l’ouvrage. Sa construction, d’abord interrompue par la découverte stupéfiante d’une version antérieure de Mémoire, a été agrandie et couronnée par un complément d’enquête. Même si ce poème entretient des relations avec La Source de Gautier, sa manière est si spécifique qu’elle rend d’autant plus ardu le travail du lecteur. En ce sens, bien qu’il n’y ait pas de « lecture définitive », Steve Murphy restera celui qui a dévoilé ce que l’œuvre dit, comme aucune autre, avec exactitude et vérité. Dans ce poème, les relations entre comparants et comparés sont si « fluides » et changeantes que ce qui en émerge, c’est l’allégorie du sujet poétique, dont le dire est ainsi défini par l’un des brouillons d’Une saison : « Les hallucinations étant plus vives la terreur venait ! Je […] continuais les rêves égaré(s) partout. » C’est pourquoi l’analyse se consacre à l’étude d’une grammaire de cette remémoration hallucinée : segmentation graphique, (sur)ponctuation, etc. Cette lecture, à la fois totale et globale, permet aussi de rendre à Mémoire son activité d’œuvre, susceptible de se relier avec d’autres œuvres, comme Roman, mais aussi avec celles d’autrui, tel Le Cygne. Cette relation constitue le premier exemple, dans l’ouvrage, d’une imitation non parodique : Mémoire imiterait les motifs de la mélancolie et surtout la manière qui, dans Le Cygne, produit cette « unité d’impression » où Baudelaire trouve le critère de la littérarité. Ainsi une poétique de l’« obsession » (Verlaine) se réalise, dans les deux textes, par des reprises, sans que Rimbaud répète ; car celles-ci ont, dans Mémoire, leur spécificité : beaucoup plus insistantes que dans Le Cygne et ramifiées en « réseau(x) de signifiance ». L’étude suivante sur la « déversification » de Mémoire confirme cette solidarité des composantes du dire : Steve Murphy conclut ce point sur l’idée d’« analogie » entre la décomposition de l’alexandrin et l’onirisme du poème. Famille mauditechange la donne. Dans les première et troisième sections, deux huitains sont substitués à la double série de deux quatrains : probablement un incident de recopiage, estime Murphy. Pour l’ordre de succession, l’auteur récuse l’hypothèse de l’antériorité de Mémoire et rapporte le manuscrit au début juillet 1872 « au plus tard ». Mais l’essentiel concerne l’analyse du « dispositif titulaire » et d’abord du sur-titre : « d’Edgar Poe », démontrant l’influence des Nouvelles de Poe. Une telle imprégnation rimbaldienne viserait moins une ressemblance que l’appropriation d’une spécificité que Poe définit par « quelque chose comme un courant souterrain de pensée, non visible, indéfini ». De Poe à Baudelaire et vice-versa, le trajet de Steve Murphy ne manque pas de cohérence ! Ainsi ce que s’approprient Famille maudite et Mémoire, c’est une poétique de l’hallucination, dont Poe avait fourni un exemple. Quant au titre, il inscrirait la mélancolie du sujet rimbaldien dans le sillage du « guignon » que Baudelaire avait déjà attribué à Poe et du désastre terrestre auquel le héros de Bénédiction est voué par la malédiction maternelle. Sans que l’une des deux versions soit tenue pour plus aboutie ou plus « révolutionnaire » que l’autre, les variantes sont étudiées de près, par exemple les diverses subversions métriques. Dans ses conclusions, l’auteur affiche sa confiance en un progrès indéfini de la compréhension de Rimbaud. Il y aura contribué plus que quiconque. Son livre constitue une somme sans équivalent dans les études rimbaldiennes, même si l’auteur ne cesse de souligner la part qu’il doit à ses devanciers. Si nombre de chapitres changent la face des choses, tous paraissent essentiels, car, dans leurs renouvellements mêmes, ils suscitent le sentiment de l’exactitude. En se faisant « archéologue » (comme il dit) d’une historicité révolue, Murphy permet à son lecteur de vivre sa propre aventure de la lecture. Cette suite de quatorze chapitres lui offre la possibilité de réénoncer l’acte éthique du sujet rimbaldien, et donc de se constituer lui-même en « je » par l’« autre ». Un livre-phare.
Notes de lecture
About. Edmond About (1828-1885), homme de lettres. Un Lorrain très parisien (Archives départementales de Moselle, 2004, 127 p., 15 €). Petit album réalisé à l’occasion d’une exposition consacrée à Edmond About. En dehors des amateurs de Gustave Doré et des spécialistes du monde littéraire parisien des années 1850-1880, on ne connaît plus guère cet écrivain, journaliste et critique d’art apprécié en son temps. Essentiellement biographique, cet album à l’iconographie inégale n’en apprend pas beaucoup plus sur son œuvre. Du moins y lit-on un petit texte savoureux sur Manet : « c’est un raté » et « dans cet énorme fumier que représente le travail de toute sa vie on surprend ça et là un lambeau de drap rouge, une bribe de nature morte, un moins que rien qui vous fait dire “pourquoi ce garçon n’est-il pas venu à l’école de son vivant ? On en aurait peut-être fait un peintre !” » Moralité : les archives sont cruelles et le temps vengeur.
Américains. René Maurice, Des Américains à Paris. De Benjamin Franklin à Ernest Hemingway (Sextant, 2004, 330 p., 21,50 €). Le titre annonce les failles de l’ouvrage : on n’y trouvera qu’une juxtaposition de récits centrés sur des périodes ou des groupes d’individus, sans qu’aucun effort soit fait pour fournir une analyse en tant soit peu personnelle, qui justifierait publication sur un sujet si convenu. Bien convenue aussi, la manière, à la mode romanesque. On reconnaîtra à l’auteur le mérite d’avoir consacré un bref chapitre aux femmes photographes des années 1900, ce qui fait néanmoins un pourcentage d’originalité trop faible pour justifier la lecture de ce pavé peu substantiel.
Aragon. Hervé Bismuth, Aragon, « Le Fou d’Elsa », un poème à thèses (ENS, 2004, 285 p., 29 €). L’étude d’Hervé Bismuth vient combler un vide dans le champ de la recherche. Comment expliquer qu’on n’ait jamais consacré un ouvrage (si ce n’est l’essai de Charles Haroche, qui fournit un apport précieux à l’étude de l’intertexte sous la forme d’une liste de références) à un texte aussi merveilleux, à un hapax poétique aussi original que Le Fou d’Elsa, publié en 1963 ? C’est donc à l’assaut de cette « citadelle paradoxale » que part Hervé Bismuth, en ne cachant rien de ce qui heurte généralement les lecteurs de l’œuvre : l’illisibilité de ce texte, de ces 450 pages débutant par une réflexion sur une faute de français, débouchant en pleine période de la Reconquista et de la chute de la Grenade Arabo-andalouse et multipliant les interférences entre les personnages, les époques et les intrigues politico-amoureuses. Le texte se donne à lire et se refuse tout à la fois, Hervé Bismuth aide à accéder aux sources du texte, à comprendre les métamorphoses génériques auxquelles il procède et à reconstituer la logique de ce long poème. On constate que la monstruosité du Fou d’Elsa tient à ce qu’Aragon y a placé toute une partie de son expérience politique, de sa réflexion sur le roman réaliste, de sa pratique des genres et de sa vie la plus intime. Hervé Bismuth est alors en droit de décrire Aragon comme un « écrivain romantique », si tant est que l’on accepte de définir ainsi : « cet auteur qui signe de son vrai nom ses poèmes ou ses narrations, et dont le lecteur – et encore moins le critique – ne peut faire abstraction ».
Art. Henri Godard, L’Expérience existentielle de l’art (Gallimard, 2004, 140 p., 12 €). Sous-titré essai, ce curieux ouvrage tire son sujet et sa forme particulière du travail d’édition de La Métamorphose des dieux récemment entrepris par l’auteur dans la Pléiade. Il s’agit d’un commentaire de la pensée de Malraux, mais un commentaire libre, détaché des écrits sur l’art, envisagé à travers une série d’expériences personnelles : l’observation d’un masque tsimshian, l’audition de la première des Suites de Bach pour violoncelle, la contemplation de l’Olympia de Manet, la découverte de la Maheçamurti d’Elephanta, etc. Neuf récits, ponctués de réflexions sur la conception malrucienne de l’art, mais destinés avant tout à restituer la manière dont une œuvre peut soudain s’imposer à nous, rendre présente une dimension de notre existence qu’il serait difficile d’évoquer sans sa médiation. L’Expérience existentielle de l’art est en quelque sorte une mise à l’épreuve des différentes théories de l’art (à côté de Malraux sont convoqués Lévi-Strauss, Bourdieu et Blanchot) au nom d’un rapport personnel à l’art : Henri Godard en conclut qu’aucune conception de l’acte créateur ne lui rend compte à lui-même de ce qu’il sent face à une œuvre mieux que celle déployée par Malraux dans Les Voix du silence puis La Métamorphose des dieux. La forme libre de son essai le situe dans la continuité directe des textes de Malraux, qui écrivait dans Les Voix du silence : « Nos écrits sur l’art appellent une adhésion, persuadent parfois, ne prouvent pas. » C’est peut-être dans le dialogue avec Bourdieu, si soucieux, à l’inverse, de prouver, que la méthode mise en œuvre par l’auteur trouve sa limite. À l’analyse rigoureuse des modes sociaux d’apprentissage du goût, il ne peut opposer qu’une application résolue à participer aux mystères de cette religion laïque et moderne. Mais qu’en est-il du point de vue de ceux qui ne partagent pas la foi en une « expérience existentielle de l’art » ? L’universalisme supposé de cette expérience n’est-il pas un mystère tout aussi grand que celui de la création artistique ?
Audiberti. L’Atelier du roman. 40. Jacques Audiberti. Audiberti, par le feu et le rire (Flammarion, 2004, 200 p., 14,50 €). Depuis dix ans, L’Atelier creuse son interrogation du genre romanesque : l’enquête se tourne cette fois vers Jacques Audiberti, dont on se souvient plus pour son théâtre (vingt-quatre pièces) que pour ses quinze romans. Le théâtre le réclame fortement, jusque dans ce numéro puisqu’il comprend une adaptation théâtrale de divers textes, intitulée Audiberti & fils, ainsi qu’un long entretien avec Marcel Maréchal, metteur en scène et comédien, créateur de cinq pièces d’Audiberti. Les contributions sont d’une grande diversité : chansons de Jean-Claude Pirotte, poème de Fernando Arrabal, entretien imaginaire de Michel Déon avec Audiberti. Très beau texte de Jacques Jouet sur deux « quasi-romans », La Beauté de l’amour et Dimanche m’attend. Un petit hic : Michel Déon semble trouver merveilleuse une phrase très bête et très datée d’Audiberti sur Bertolt Brecht : si elle est authentique, elle ne grandit pas le poète – et contredit la proposition de Lakis Proguidis sur un Audiberti au-dessus des clivages idéologiques de son temps.
Avant-gardes. Alain Rustenholz, Paris des avant-gardes. Aux rendez-vous des amis, des Romantiques aux Existentialistes (Parigramme, 2004, 236 p., 29 €). Autant le Paris ouvrier, du même auteur, paru chez le même éditeur en 2003, pouvait réjouir et informer, autant ce Paris des avant-gardes, de la fin de l’empire napoléonien aux Surréalistes (car les « Excitentialistes », comme disait Cami, quoiqu’annoncés, sont plutôt « écourtés »), se révèle décevant. Pas vraiment un guide touristique sur les lieux « historiques » (les photos sont toujours, manifestement et délibérément, floues, et prises d’aujourd’hui – il n’y a donc pas d’archives à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris ?), pas non plus une étude serrée sur les « cercles » – hormis les représentations picturales –, à cent pas de la récente étude de Myriam Chimènes sur les salons musicaux. Pas de vrais repères historiques, pas de précisions biographiques, pas d’index, bibliographie ultra-sommaire. Ce n’est qu’une balade au gré des lectures de l’auteur, ou des rayonnages de sa bibliothèque. Ceci apporte peu.
Balaval. Jean Paulhan et Yvon Belaval, Correspondance 1944-1968, édition établie par Anna-Louise Milne (Gallimard, Cahiers de la NRF, 2004, 308 p., 19,90 €). On se demande bien pourquoi l’éditeur présente ces lettres comme « un coin quelque peu perdu dans l’univers de Paulhan ». La discussion précise, détaillée, mot à mot souvent, vétilleuse parfois mais toujours éclairante, à laquelle Yvon Belaval soumet les textes que Paulhan lui envoie reste certes sans équivalent dans sa correspondance, mais elle conduit précisément au cœur des grands textes que Paulhan écrit ou reprend pour les parachever après la guerre : Clef de la poésie, Petite Préface à toute critique, Lettre aux directeurs de la Résistance, Braque le patron, La Peinture cubiste, Le Clair et l’obscur. Pour cette raison, sa lecture éclaire ces livres difficiles dans lesquels la pensée de Paulhan trouve sa forme ultime. L’échange ne va pas toujours sans incompréhension, par exemple sur la question des « mots bruts » ; d’évidence, Paulhan se dérobe alors, préférant, semble-t-il, esquiver les objections du philosophe. En 1957, Belaval, à qui Paulhan vient d’envoyer le manuscrit de ce qui deviendra La Peinture cubiste, a cette formule : « Je m’assieds devant vos pièges à penser ». Trouverait-on une définition plus suggestive et plus exacte de l’œuvre de Paulhan ? L’édition de cette correspondance est faite selon les règles de l’art. L’éditeur l’a copieusement annotée en résistant à la tentation de commenter ou d’expliquer des pages dont la difficulté, parfois, est nécessaire. Une étrange erreur de transcription dans la lettre 16 : « J’assistais à leurs entretiens et, si quelque obligation me venait – par exemple que l’explication de la marchande de journaux n’apparaissait pas très convaincante – je trouvais réponse plus loin » – il faut évidemment lire : objection. Page 77, une note a vraisemblablement été supprimée sans que la numérotation des notes subséquentes soit rectifiée. Ce sont broutilles sans conséquence.
Balzac. Susi Pietri, L’Invention de Balzac. Lectures européennes (PUV, 2004, 240 p., 21 €). On connaît bien sûr avec beaucoup de détail la façon dont tous les romanciers français, de Flaubert à Proust, ont dû affronter la figure écrasante de Balzac pour exister après lui, contre lui, malgré lui. On sait moins que ce terrible défi s’est présenté de manière non moins complexe et parfois douloureuse pour un grand nombre d’écrivains européens du XIXe et du XXe siècles, romanciers ou même, ce qui peut paraître plus surprenant, dramaturges ou poètes. Le mérite du livre est de rassembler de manière commode les pièces principales du dossier sous la forme d’une anthologie de textes écrits à différents moments par Henry James, Hofmannsthal, Rilke, Wilde, Yeats, Swinburne, Svevo, Stevenson, Tchékhov, Strindberg et Pasternak. On y découvre à quel point le massif romanesque de la Comédie humaine, mais aussi l’existence même du personnage de Balzac ont pu jouer un rôle paradoxal à la fois de modèle et d’épouvantail. Confronté à cet obstacle, chaque écrivain a dû inventer sa propre stratégie de contournement ou d’annexion. Cela donne chez James des essais critiques en bonne et due forme, non sans humilité ambiguë : « L’impression qui alors s’éclaire et s’étend est celle de la masse et du poids de sa figure, de l’extension de la surface qu’il occupe – une étendue sur laquelle nous pourrions, tous ensemble, planter nos petites tentes, ouvrir nos petites baraques, vendre nos petites marchandises sans en réduire matériellement l’espace ou empêcher de circulation son possesseur. » Ce qui frappe Hofmannsthal, c’est qu’à tout moment chez Balzac « jamais je ne perds ce contact avec le Tout », « sans cesse en mouvement » : « Dans sa vision, la plus complète vision surgie depuis Dante dans un cerveau d’homme, le monde n’est pas conçu comme une entité statique, mais dynamique. » Swinburne, quant à lui, prend le parti de faire discuter Balzac par les personnages de ce roman à l’histoire éditoriale fort compliquée qu’est Lesbia Brandon, tout comme le fera à son tour Italo Svevo dans Une vie. Du côté russe, Balzac ne fait qu’une bien brève apparition dans Les Trois Sœurs de Tchékhov, alors qu’il figure avec force dans les deux poèmes de Pasternak présentés ici, dont l’un s’intitule précisément Balzac :
Quand, repoussant sa cafetière
et s’épongeant le front, va-t-il
s’abriter des soucis derrière
Saint Mathieu, au chapitre six ?
Dans son introduction, Susi Pietri situe avec clarté la problématique de ces rapports à Balzac : « On va à la rencontre de Balzac pour relancer ou inverser le cours de sa propre écriture, pour négocier une relation nouvelle avec l’ensemble de ce qu’on a déjà écrit et avec ce qu’il est encore possible d’écrire, pour sanctionner un écart définitif, sortir d’une impasse… » Un index très complet permet de repérer tous les noms propres, ainsi que les mentions des œuvres de Balzac. Ajoutons que chaque extrait est précédé d’une notice bio-bibliographique fort bien faite.
Barrucand. Victor Barrucand, Avec le feu, préface et notes d’Éric Dussert (Phébus, 2005, 204 p., 16,50 €). Ce roman, publié en 1900 et jamais réédité depuis, est-il vraiment, comme nous y invite la préface, à mettre en parallèle avec Le Voleur de Darien ? On ne saurait l’assurer. Ou alors, ce sera pour dire que Barrucand reste sensiblement en dessous de l’auteur de cet autre chef-d’œuvre, L’Épaulette, dont il n’a ni la force ni le cynisme. Qu’on en juge par les dernières lignes d’Avec le feu : « Toutes les sirènes de la mer chantaient avec les brises retenues dans les orangers en fleurs, un parfum nuptial montait de la terre, et des éclats d’astres brisés fusaient dans la nuit d’amour. » Néanmoins, le livre de Barrucand n’est pas négligeable, d’abord parce qu’il représente, six ans après les événements, un intéressant témoignage sur l’époque anarchiste, plus particulièrement l’attentat de Vaillant, dont il est souvent question dans le roman. Il offre également une curieuse combinaison d’anarchisme et de musique, le personnage du musicien Vignon rappelant le compositeur Ernest Chausson. Ainsi le roman mêle-t-il, au fil des pages, Wagner, Ibsen et Jean Grave. On hésite cependant à reconnaître Félix Fénéon en Georges Meyrargues, lequel s’en va tranquillement perdre cinq cents louis à son cercle. Plutôt que les longues palabres des anarchistes, on retiendra des évocations aiguës de coins de Paris et de Nice, très suggestives dans leur style rapide et brisé. Peut-être y avait-il en Barrucand un chroniqueur nerveux et moderne, qui s’est ignoré. L’annotation aurait parfois pu être complétée ou corrigée, par exemple à propos du salon de Mme de Guerne (voir la récente étude de Myriam Chimènes sur la vie musicale sous la Troisième République), de la rue Saint-Nicaise (l’attentat de 1800), du « miroir promené sur la grand route » (qui vient de Saint-Réal via Stendhal), du prince de Limay et de sa richissime épouse américaine (en qui il n’est pas difficile de reconnaître le prince de Chimay et la fameuse Clara Ward), du poète Roinard (qui se prénommait Paul-Napoléon, et non Louis-Napoléon). Une belle bourde : attribuer à Léon Dierx (mort en 1912) la nécrologie de Barrucand parue en 1934 dans le Mercure et signée L.D. (= Léon Deffoux). Par ailleurs, se fonder sur un bref mot de remerciements de Mallarmé pour assurer que celui-ci « admirait » les vers de Barrucand est peut-être un peu imprudent. Il ne faut pas prendre au pied de la lettre tous les éloges épistolaires si généreusement distillés par celui qui professait : « Un livre de vers, c’est toujours très bien. »
Baudelaire (I). Isabelle Viéville Degeorges, Baudelaire, clandestin de lui-même (Page après page, 2004, 250 p., 20 €). Ce livre, au titre étrange, était-il bien nécessaire ? Selon l’auteur, oui. Parce que, « Baudelaire, un siècle et demi après sa mort, n’en finit pas d’être encore et toujours bafoué et dénié », malgré les 50 à 60 000 ouvrages (selon l’auteur) qui lui ont été consacrés. On peut douter de l’exactitude de cette fourchette, mais non de la sincérité de l’essayiste, qui se lance avec fougue dans une sorte de défense et illustration de « Charles ». Cette entreprise prend la forme d’un récit biographique parsemé d’exclamations lyriques, plein d’exaltation. Isabelle Viéville Degeorges n’apporte aucun élément nouveau en matière de faits biographiques et son propre ouvrage doit tout à des prédécesseurs, en qui elle voit des « propagateurs de poncifs ». Son apport réside plutôt dans le ton passionné utilisé pour reformuler une vision de Baudelaire pleine de bonne volonté mais sans doute moins originale et surtout moins éclairante qu’elle ne le voudrait. On en jugera avec cet échantillon extrait du chapitre sur Les Fleurs du mal : « Ce livre est la cartographie de Baudelaire, il est tout entier dans ces convergences de son âme, démultipliée par les correspondances de l’univers. Il déroule, à la recherche de lui-même, aux confins du visible de l’invisible, le fil ténu mais tranchant de sa rigueur impeccable. De même que jadis le rire des aliénés sur les coteaux de Fourvière, cette œuvre créée une déchirure dans le paysage de la poésie du XIXe siècle. La subjectivité de Baudelaire y apparaît dans un vertige infini où se reconnaît l’homme amené au bord de lui-même ». Isabelle Viéville Degeorges « partage son temps entre des études de théologie, ses deux enfants, son mari et Baudelaire ». Curieuse vie familiale, dont on espère qu’elle ménage quelques moments de repos. Force citations non référencées, annotation sommaire, bibliographie succincte.
Baudelaire (II). Yves Bonnefoy, Goya, Baudelaire et la poésie. Entretiens avec Jean Starobinski, suivi d’études de John E. Jackson et de Pascal Griener (La Dogana, 2004, 109 p., 18,50 €). Joli petit livre qui réunit de manière cohérente la transcription d’un dialogue public entre Yves Bonnefoy et Jean Starobinski, le texte d’une conférence de John E. Jackson sur la manière dont les traductions de Shakespeare par Bonnefoy disent et éclairent son « vœu d’unité », et un article empathique de Pascal Griener sur la « Présence », à partir d’une analyse de Rome 1630. Le dialogue avec Starobinski s’inscrit dans un travail en cours de grande ampleur sur Goya et, plus largement, dans le cadre de la réflexion du poète sur le « rêve » occidental tel qu’il a dû être repensé sous l’impulsion des Lumières. À travers l’analyse des peintures « noires » de Goya ou du Mannequin, confrontés à Tiepolo d’un côté, à Baudelaire de l’autre, à travers cette lecture traversée par le sentiment que procure l’éclairage biographique (Goya à Bordeaux), c’est la poétique de Bonnefoy qui se réaffirme sous l’aiguillon éclairé de Starobinski, autour des motifs de la décrépitude, de la chute, de la difformité – et la compassion en contrepoint. L’opuscule ressaisit donc les attendus du poète ; il réjouira les amateurs et servira d’introduction aux non initiés.
Belle Époque. Serge Pacaud, Chroniques mémorables de la Belle Époque (CPE, 2004, 253 p.,30 €). À consulter surtout pour les illustrations, très intelligemment choisies, et non sans goût ni humour. Chaque chapitre est consacré à un événement de l’histoire sociale, artistique, politique, des mœurs : l’incendie du Bazar de la Charité, Dreyfus à l’île du Diable, le Tsar en France, l’affaire Syveton et le scandale des fiches, le crime de Langon, le banquet des maires, l’élection de Félix Faure, la création de L’Aiglon, l’Exposition universelle du millénaire, etc. La littérature du temps s’est nourrie de ces grands ou petits faits. Notices courtes mais documentées. Pas d’index des noms cités.
Bernard. Marc Bernard, À l’attaque !, édition établie par Stéphane Bonnefoi (Le Dilettante, 2004, 160 p., 13,50 €). 1942 n’était sans doute pas la meilleure année pour obtenir le prix Goncourt et Marc Bernard, qui avait pourtant aussi décroché l’Interallié en 1934, fait désormais partie des écrivains oubliés. Mais non pas oublié de tous, puisque, depuis sa mort en 1983, certains veillent à entretenir la mémoire de celui qui, ayant quitté l’école à douze ans, devint ouvrier avant de se lancer dans l’écriture et le journalisme, en passant de Monde, journal procommuniste des années 30 au Figaro des années 60. Il avait fondé le groupe des « écrivains prolétariens » en 1932 et c’est ce que lui vaut aujourd’hui des fidélités. Les articles rassemblés ici sont ceux de la fin des années 20 et du début des années 30, où un Marc Bernard débutant ferraille avec une certaine patte contre Aragon, Mauriac ou Péret, mais dit aussi son respect pour quelques autres, comme Paulhan. Stéphane Bonnefoi expose utilement, dans sa préface, le contexte de ces prises de position. Un article de Marc Bernard sur les écrivains prolétariens, publié beaucoup plus tard et repris en fin de volume, affirme : « La seule fidélité que l’on soit en droit d’exiger d’un écrivain, c’est de rester attentif à son chant profond. » Ce fut son cas.
Bernhardt. Michel Peyramaure, La Divine. Le roman de Sarah Bernhardt (Pocket, 2004, 573 p., 7,50 €). Comme l’indique loyalement le sous-titre, nous avons affaire à un roman, et même à un roman redoutablement romancé. Pour plus de commodité, il est divisé en divers « récits » de « témoins », comme Victorien Sardou, Edmond Rostand et Sacha Guitry. Il faut croire que cela fait plus « vivant ». De fait, cela démarre en trombe : « À peine sortie du ventre de sa mère, coupée de son milieu familial et de ses affections, elle a plongé dans l’aventure comme un navire démâté. » Comme disait Rimbaud : « C’est trop beau ! trop ! » Et, ainsi qu’il se doit dans ce genre de littérature, des dialogues on ne peut plus dialogués ajoutent à l’intérêt du récit et empêchent le lecteur de somnoler. Un échantillon : « – Quand vous voudrez, monsieur. Lorsqu’il y aura d’autres aiguillettes, je viendrai vous en prévenir au fortin. Mon nom est Maria. Je suis la fille du patron. À bientôt, monsieur. » La lecture réserve diverses surprises. Nul doute que l’auteur a eu accès à d’intéressants documents inédits, qui lui permettent d’écrire par exemple, au fil de la plume, que, « au début des années quatre-vingt », « le jeune romancier Marcel Proust » était le centre d’intérêt du salon de la comtesse Greffulhe. C’est donc par erreur, et bien à la légère, que tous les dictionnaires et encyclopédies ont imprimé que Proust était né en 1872. Il est vrai qu’on s’y perd souvent un peu, fatalement, lorsqu’on doit se débattre entre des photocopies, une paire de ciseaux et un tube de colle. La notice sur l’auteur nous apprend qu’on lui doit également des biographies de Henri IV, Cléopâtre, Jeanne d’Arc, Catherine de Médicis, Louise Michel et Suzanne Valadon (certaines intitulées « roman ») : largeur de goûts et de compétences éminemment flatteuse, on le voit. Michel Peyramaure est en outre fondateur de « l’École de Brive, un mouvement d’écrivains du terroir, tous Corréziens, qui renouent avec la tradition romanesque et populaire du XIXe siècle. » Et voilà pourquoi votre fille n’est pas muette.
Bosquet-Perse. Correspondance Alain Bosquet-Saint-John Perse (Gallimard, 2004, 240 p., 15 €). Comme disait Louis Scutenaire : « Saint-John perce, mais il y a mis le temps. » La relation est asymétrique, entre l’homme politique et le poète hautain, et un jeune poète activiste et ambitieux, à peine sorti des combats de la Libération puis des trafics de l’occupation française à Berlin, polyglotte et fou de poésie. Saint-John Perse méprise la collection Seghers des Poètes d’aujourd’hui, considérée comme trop populaire, mais il donne des conseils, expose ses réticences et façonne l’ouvrage à distance. Il aura toute licence avec le volume de la Pléiade dont il fera un monument d’erreur et de fausseté. On apprend dans ces lettres le réseau de ses relations littéraires – les bons (Roger Caillois), les méchants (Maurice Saillet). Saint-John Perse décrit comment il a choisi son pseudonyme, mais comme ses tendances à la fabulation enjolivaient sa conversation, on ne peut être sûr. La disparition de ses œuvres poétiques inédites d’entre les deux guerres, volées par les nazis, lui fut douloureuse (puisse-t-on les retrouver quelque jour en Russie). À la fin, après le Nobel, la relation s’éclaircit. L’index est bienvenu, la présentation et les notes irréprochables. La bibliographie d’Alain Bosquet est rappelée sur sept pages et demie : voilà qui s’appelle veiller à sa mémoire.
Brochier. Jean-Jacques Brochier, Pour l’amour des livres : entretiens avec Nadine Sautel (Albin Michel, 2005, 251 p., 16,90 €). On retrouve avec sympathie Jean-Jacques Brochier, récemment décédé, qui fit beaucoup pour l’histoire littéraire tant qu’il fut rédacteur en chef du Magazine littéraire. L’entretien est un genre littéraire difficile qui ne consiste pas à enregistrer tous les propos mais à les réécrire. Malheureusement, ici, ces entretiens hachés, sans directives bien nettes, diluent les réflexions libertaires de Jean-Jacques Brochier sans qu’on puisse s’y attacher ni suivre toujours au plus près ses amitiés et ses goûts. À survoler.
Camus. Manuel Gomez, Camus l’Algérois. Ouverture des dossiers secrets. Les interdits et les enquêtes récentes. Les vérités cachées (CLC, 2004, 272 p., 19,50 €). Pauv’ Camus ! Bien « mis dedans », comme disait Alphonse Boudard. Sous prétexte que la mère de l’auteur aurait été la première amante d’Albert Camus, on embarque le bougre dans une vertigineuse reconstruction de l’histoire de l’Algérie, bien sûr, française, et qui ne vise, on le découvre vite, qu’à dresser un panthéon à la mafia, à l’O.A.S. et à ses barbouzes, avec une étrange complaisance pour le sordide. C’est le même Camus, ajoute l’auteur, qui l’aurait parrainé dans le journalisme : il oublie seulement de préciser que s’était creusé un abîme entre L’Aurore de Clemenceau, créé pour l’affaire Dreyfus, et L’Aurore où il entra en 1958. On a rarement poussé le bouchon aussi loin en matière de publicité mensongère.
Céline (I). Émile Brami, Céline, Hergé et l’affaire Haddock (Écriture, 2004, 124 p., 15 €). Où il est soutenu qu’Hergé aurait « trouvé » le procédé des insultes proférées par le capitaine Haddock (« troglodytes ! Marins d’eau douce ! Marchands de tapis ! Ectoplasmes ! ») dans Bagatelles pour un massacre, « pamphlet antisémite autocensuré » (sic), avec ses « Tabétique fumant ! » et autre « Caïman lesbianique ! » Les passeurs possibles auraient été Robert Poulet, Raymond de Becker, Jacques Van Melkebeke. Pas très convaincant dans l’ensemble.
Céline (II). Anthologie Céline, sous la direction de Paul Chambrillon (Frémeaux, deux CD et un livret). De et sur Céline : entretiens, chansons, extraits de l’œuvre. La lecture d’un passage du Voyage par Michel Simon (prodigieux) fait regretter que le comédien n’ait pas enregistré la totalité du livre (le résultat eût été bien supérieur à l’enregistrement de l’œuvre intégrale, paru récemment chez le même éditeur, par un « diseur » très comme il faut, qui débitait le texte avec une diction parfaite – et parfaitement ennuyeuse). Le dessus du panier : deux chansons interprétées par Céline lui-même (enregistré en douce à l’époque par Paul Chambrillon), À nœud coulant et Règlement, ainsi que des entretiens de Céline avec divers interviouvers, dans lesquels on retrouve la voix si particulière du maudit de Meudon, avec son rythme : haletant, précipité, qui semble précéder la question. Le livret contient une histoire des enregistrements du CD, et une seule fausse note : il reproduit le chapitre Céline d’Une autre histoire de la littérature française de Jean d’Ormesson. Toutes les interjections céliniennes sont ici de mise.
Chateaubriand (I). Ghislain de Diesbach, Chateaubriand (Perrin, 2004, 595 p., 10,50 €). Tout lettré rétif aux objets de plus d’un kilogramme et ayant bazardé son lutrin salue la compression d’un tome massif en un livre de poche emportable à la promenade ; si, en prime, un encrage fortiche assure la stabilité des caractères sur les pages, bravo. Fâcheusement, l’exemplaire échoué en nos mains contrevient à ce second point : au terme d’un feuilletage d’une douzaine d’heures, ses tranches paraissent avoir subi, non la caresse de l’ange, mais la palpation houilleuse d’un mineur borin. Mineur, ce détail plastique nous le semble d’autant moins que l’Académie française, qui couronna la présente biographie en 1995, eut raison. Bourrée d’infos et se lisant comme une biographie – entendez plus passionnément qu’un roman –, elle ne verse ni dans l’extase hagiographique que continue d’induire çà et là l’auteur d’Atala, ni dans l’excès américain (recensement exhaustif des maîtresses, adresse des hôtels, marques des vins partagés, etc.). Né au Havre, l’auteur n’arbore pas pour aussi peu envers les actes, dits et écrits du Malouin mélancolique un élan sans réserve : de l’écrivain, il vante surtout ce qui, par les sujets, peut virer au journalisme : ses pamphlets politiques. Comme Tzara, Ghislain de Diesbach écrirait volontiers : « il n’y a que deux genres, la poésie et le pamphlet. » Des Martyrs à Rancé, le reste – la « poésie » – encourt à ses yeux le reproche si souvent fait à Chateaubriand : l’application outrancière du « procédé qui consiste à faire croire au lecteur qu’on a travaillé sur les sources alors qu’on s’est contenté de recopier ce que d’autres ont écrit ». En revanche, l’auteur des Mémoires d’outre-tombe (titre assez gothique) opère, docile, autant de corrections et de soustractions que ses nombreux « premiers lecteurs » lui font de critiques. Même son dernier ouvrage, le pensum trapéziste titré La Vie de Rancé, semble à Diesbach (comme jadis à Sainte-Beuve) un bric-à-brac surfait – sans compter que le nommé Rancé, saint malsain, lui paraît un Staline au petit pied, gars carrément pendable : « Cet homme étrange, inquiétant, qui a réussi à duper Saint-Simon et tant d’autres, apparaît comme une préfiguration des grands destructeurs de l’époque révolutionnaire, imbus de leur mission et prêts à tous les massacres pour régénérer la nature humaine. » Les amateurs du style mohican invoqueront pour la défense du Grand Paon des arguments poétiques et musicaux impliquant un mode de sensibilité peut-être incompatible avec la pulsion biographique, ici partagée entre la masse des Mémoires (ceux d’outre-tombe et les autres : Boigne, etc.) et la nécessité de faire assez court : l’auteur aurait pu amplifier ce travail jusqu’aux cinq mille pages de la somme dédiée à Hugo par Jean-Marc Hovasse. Ce petit volume (six cents pages denses) peut ainsi donner le sentiment de survoler une matière trop abondante. Curieux qu’à la lecture, cette traversée de la Révolution et de l’Empire jusqu’à la Deuxième République donne l’impression inverse d’une vie de Napoléon : au lieu du dynamisme que Stendhal a, l’un des premiers, si bien exprimé, tout ici semble retomber en grisaille et oreilles d’épagneul. Aux prestiges de presque toutes les réussites (littéraire, politique, érotique), on dirait que René a voulu se payer le luxe d’ajouter l’auréole du raté. Ces paradoxes chateaubriantesques, l’auteur les traite avec brio et sait orner les figures secondaires d’un pittoresque qui, la faute au spleen ? manque assez souvent au héros central. Quelques lacunes dans l’index, où manque Milton, dont Chateaubriand traduisit patiemment The Paradise lost enrichi de marrantes bévues dont voici quatre : « arrondi » pour around, « pas » pour path, « attente » pour attempt, « idole grimée » pour grim idol – ce qui fait un peu regretter que le dialogue avec Byron n’ait point eu lieu. Taisant la teneur de cette vie pleine de livres, de traverses et de maîtresses, on invitera à (re)découvrir tout cela au travers de ce bon bouquin. Rappel : après feuilletage, se souvenir du salutaire conseil d’Ignace Semmelweis : lavez-vous les mains.
Chateaubriand (II). Hans Peter Lund, Aux Antres de Paros. Néoclacissisme littéraire au temps de Chateaubriand (La Chasse au Snark, 2004, 192 p., 12 €). Le modèle du néo-classicisme emprunté à l’histoire de l’art peut-il s’appliquer à la littérature française entre 1780 et 1820 ? La question était sans doute au point de départ de ce petit livre, mais, dans son introduction, l’auteur hésite sur l’ampleur à donner à son sujet, et finalement recule : le terme de « néo-classicisme » lui paraît trop fort, il ne s’agit pas pour lui, dit-il, d’un « courant » : « Il serait plus juste, peut-être, de parler d’éléments néoclassiques, « néo » signifiant que ces inspirations viennent après le grand siècle classique, le classicisme de la Renaissance italienne, et évidemment l’antiquité grecque et romaine. » Ce qui, au fond, réduit l’ampleur du travail à des jeux de citations et de réminiscences qui ne sont guère « nouveaux ». La « chaîne néo-classique » dont l’auteur fait le sujet d’un chapitre, de Chénier à Chateaubriand en passant par Pauline de Beaumont, Joubert et Fontanes, montre qu’il s’agit plus de l’histoire du goût – ou de relations amicales – que de littérature. S’il ne résout rien, le livre tourne autour d’un beau sujet et contribue à reposer la question.
Claudel (I). Huguette Calmel, Pascal Lécroart, « Jeanne d’Arc au bûcher » de Paul Claudel et Arthur Honegger (Papillon, 2004, 199 p., s.p.m.). Prière instante est faite à tous ceux qui détestent Claudel, Honegger ou la musique en général, de remiser leurs préventions et de se plonger sans attendre dans cet ouvrage. Toute la problématique des rapports entre musique et dramaturgie dans l’entre-deux-guerres est exposée avec intelligence et érudition à partir du dossier de Jeanne d’Arc au bûcher. Cette étude prolonge le travail de Pascal Lécroart paru l’an dernier sur Paul Claudel et la rénovation du drame musical. Cette fois-ci, c’est toute l’histoire de la genèse d’une œuvre particulièrement significative qui se trouve examinée dans le détail, tant du côté musical que du côté poétique et théâtral. Au récit, s’ajoutent des analyses des textes et de la partition, ainsi qu’un historique des exécutions. En même temps, le contexte demeure sans cesse présent et permet de ne pas dissocier la production de l’œuvre de l’ensemble des paramètres concrets qui en ont permis ou compliqué la réalisation, dans des conditions étranges et difficiles, comme il arrive souvent dans l’histoire musicale. La partie la plus curieuse du volume en est le premier chapitre, consacré à Ida Rubinstein, « personnalité bien étonnante, à présent tombée dans un profond oubli » – mais que la biographie que lui a consacrée Jacques Depaulis en 1995 a permis de resituer dans ses relations avec Debussy, Ravel, Stravinsky, Honegger, Valéry, d’Annunzio, Gide ou Claudel. C’est en effet cette actrice richissime et généreuse qui est à l’origine de la commande de Jeanne au bûcher à Claudel et à Honegger : « une œuvre d’un genre inclassable», selon Huguette Calmel, « renouvelant le cadre traditionnel du théâtre lyrique sans offrir de perspective féconde et dont la tendance la plus importante, en accord avec les vœux des deux auteurs, est donc bien ce désir d’art total, cette recherche de la fusion des arts qui constituent une des aspirations fondamentales du théâtre parlé et de la scène lyrique de cette première moitié du siècle ». Excellente illustration, discographie critique, bibliographie développée et index.
Claudel (II). Lettres de Paul Claudel à Jean Paulhan (1925-1954), correspondance présentée et annotée par Catherine Mayaux (Peter Lang, 2004, 300 p., 41,90 €). Cette publication ajoutera bien peu à la gloire de Claudel, pas plus qu’à celle de Paulhan, à cela près que s’y esquisse la figure d’un saint tout de patience et d’abnégation. Considérons-la comme un trait de plus à la figure déjà complexe, ô combien, du directeur de la NRf puisque c’est essentiellement dans ce rôle que Paulhan apparaît ici. Peu de ses lettres à Claudel ont été conservées, d’où le titre de cette publication, qui en rassemble cent vingt-trois de Claudel et à peine sept de Paulhan. On peut néanmoins lire cette correspondance aussi du point de vue de Paulhan, même si c’est le plus souvent en creux, dans le silence qui sépare deux billets du poète ambassadeur. Elle est scandée par d’hénaurmes colères de Claudel contre la NRf, coupable de négliger son œuvre et de s’être faite « l’éditeur attitré de toute la voyoucratie surréaliste, des Aragon, des Breton et autres individus dont on ne peut prononcer le nom sans nausée ». À deux reprises, en décembre 1928 et en otobre 1939, la publication, dans la revue, de quelques pages de Léautaud conduit à une rupture. Gaston Gallimard, dont une lettre à Claudel est ici reprise, accuse le coup et charge Paulhan de réparer les pots cassés (un cliché prenant valeur d’euphémisme dans les circonstances). Patiemment, de décembre 1928 (« ma rupture définitive avec votre revue ») à décembre 1932 (« vous trouverez ci-joint quelques pages […] vous pouvez les publier si vous voulez »), Paulhan ramène Claudel à la NRf. La crise d’octobre 1939 se résorbera dans le malheur de la défaite du printemps 1940, sans conséquence pour la NRf. tombée sous la direction de Drieu la Rochelle. On accordera toutefois l’attention qu’il mérite à un billet de Claudel à Paulhan du 8 janvier 1942 : « Je vous adresse tous mes vœux pour l’année qui vient. Je sais qu’ils se confondent avec les vôtres et je suis sûr qu’ils ne seront pas déçus. » On ne saurait parler d’amitié entre les deux écrivains que trop de choses séparent, mais ces lettres témoignent d’une estime réelle de l’auteur du Soulier de satin pour celui des Fleurs de Tarbes, et d’une indéfectible admiration de celui-ci pour « le plus grand poète que nous ayons aujourd’hui ». Les cinq pages d’introduction de cette édition suffisent à situer ces lettres, et les notes, abondantes et concises, donnent tous les éclaircissements souhaitables, à peu d’exceptions près : on aurait souhaité quelques informations sur les lettres 94, 95 et 96, pour savoir quel texte Claudel avait proposé à Vendredi, revue que dirigeait Jean Guéhenno ?
Colette (I). Béatrice Marchand, Jeanine Baude, Colette à Saint-Tropez (Images en manœuvre, 2004, 96 p., 20 €). Cet ouvrage présentant un « regard croisé » entre un écrivain et une photographe, dont la seconde partie est constituée de la traduction en anglais de la première, traite du long séjour de Colette à Saint-Tropez. Le parti pris choisi ne rend malheureusement pas compte de la richesse du lien entre Colette et le Sud. Hésitant entre le compte rendu biographique fouillis, la restitution d’une ambiance méditerranéenne ressassée et la notation poétisante, le texte décrit surtout Colette dans une version « Tropézienne mondaine ». Les photographies ressemblent à des cartes postales et ne dépareraient pas les boutiques du Saint-Tropez des Juilletistes et Aoûtiens. Ces joliesses sont aux antipodes de la prose acérée de Colette, de sa cruauté, de son ironie, de son rapport vital et mordant au monde. L’ouvrage se rattrape un peu lorsqu’il fait l’historique de Saint-Tropez, mais était-ce le sujet ?
Colette (II). Jean Lorrain, Colette, Willy et Polaire. Correspondance et souvenirs, documents rassemblés et annotés par Éric Walbecq (Du Lérot, 2005, 86 p., 20 €). Cette correspondance entre Lorrain et Colette – et accessoirement Willy – s’échelonne entre 1897 et 1904. Le morceau de choix est représenté par les lettres échangées durant le séjour commun à Marseille du trio Willy-Colette-Polaire d’un côté, Lorrain de l’autre, en octobre 1902. Ledit trio, flanqué de Xavier-Marcel Boulestin, secrétaire de Willy et très au goût de Lorrain, séjourne dans la ville natale de Thiers pour la Première de Claudine à Paris au Théâtre des Variétés. Marseillais de cœur, Lorrain leur sert de cicérone noctambule et les conduit dans ses cantines préférées, le Mistral de l’Estaque ou Basso, le « roi de la bouillabaisse ». Dans les annexes, on retiendra l’anecdote, rapportée par Polaire, du sergot marseillais homosexuel, ainsi que le portrait du « fleurisse » Baptistin, ami de « Jain Loureigne », divinement brossé par Colette dans un article de La Vie parisienne, repris ultérieurement dans Fantasio.
Commune. Gilbert Maurey, La Commune et l’officier : Louis-Nathaniel Rossel 1844-1871 (Christian, 2004, 281 p., 24 €). L’auteur démonte, pièce par pièce, la machinerie de l’affligeante désorganisation de l’insurrection de 1871, derrière l’effort entrepris par Rossel, égaré dans la Commune et ses dionysiaques cortèges, se dépêtrant dans la plus incroyable pétaudière jamais imaginée par aucun utopiste. Officier exemplaire, plus porté vers le journalisme que vers la guerre, Rossel donne, à la fin des années Badinguet, des articles au Temps sous le pseudonyme de Randall. Gilbert Maurey brosse un portrait moral finement ajusté de cet officier protestant idéaliste, qui tient à la fois du capitaine Dreyfus et du général De Gaulle. Du premier, il a la candeur et l’innocence de l’homme pourchassé pour le sang qui coule dans ses veines ; du second, l’entêtement du refus de la défaite. Certes, c’est une culotte de peau, mais c’est aussi une baïonnette intelligente (la seule de l’Histoire de France ?). Rossel donne des cours auprès du peuple à la Ligue de l’Enseignement, mais n’est pas un révolutionnaire pour autant. En 1870, il n’épargne pas les nullissimes Trochu, Bazaine et Mac-Mahon. Enfermé à Metz avec Bazaine – siège décrit avec précision par Gilbert Maurey qui montre une ville non pas clouée par cette fameuse fièvre obsidionale, mais plutôt une ville de cure insouciante –, il tente vainement de déboulonner ce pachyderme d’incompétence. Puis il se rend à Tours pour convaincre Gambetta, qu’il rencontre grâce au secrétaire du célèbre aérostier, Georges Cavalier, le fameux Pipe-en-Bois, un camarade de Polytechnique. Dirigé vers Freycinet qui ne sait comment l’employer, il assiste au navrant spectacle de la désorganisation générale, où l’on découvre que parmi les 3000 volontaires de Garibaldi, on ne compte pas moins de 200 colonels ! Survient la Commune. Rossel s’y rallie en désespoir de cause. Il veut poursuivre le combat. Il devient délégué à la Guerre à la place de Cluseret, tente de sauver l’insurrection en remplaçant la Commune par un comité de Salut Public ; mais incompris par les Communards, il finit par démissionner au bout de dix jours d’un commandement « où tout le monde délibère et où personne n’obéit ». Absolu contraire du fanatique, Rossel n’en fut considéré que plus dangereux par les Versaillais qui, au matin du 28 novembre 1871, l’envoyèrent rosir l’herbe de Satory.
Dandys. Michel Bulteau, Le Club des longues moustaches suivi de Pour en finir avec le dandysme (Rocher, 2004, 241 p., 20 €). Il s’agit de la réédition, légèrement augmentée, d’un ouvrage paru en 1988. Non pas essai critique, mais à la fois promenade et rêverie, ce livre bien documenté superpose des évocations de certains écrivains qui gravitèrent autour d’Henri de Régnier : Edmond Jaloux, Jean-Louis Vaudoyer et Émile Henriot. Partisans du même classicisme tempéré, ce groupe avait en commun, outre un grand pessimisme face au monde moderne, un trait physique : les longues moustaches. Si, comme l’affirmait Lorca, la moustache est « la constante tragique du visage de l’homme », alors celles de ces quatre écrivains sont excessivement déprimées et déprimantes… Ces dandys désabusés de l’âge moderne avaient un culte pour l’Italie, et surtout pour Venise. Une Venise qui n’était pas encore envahie de touristes et où l’on pouvait espérer retrouver les ombres de Casanova et du président de Brosses tout en s’enchantant des étoffes de Mariano Fortuny. Littérairement, le goût de ce groupe pour Stendhal est également typique. C’est vers 1880 que Bourget avait inauguré un retour à l’auteur des Souvenirs d’égotisme, mouvement prolongé autour de 1900 par des érudits comme Adolphe Paupe, Casimir Striensky et Jean de Mitty. Pour son livre, Michel Bulteau a voulu reprendre l’allure décousue et vagabonde de ses modèles, en quoi il a bien fait, car on ne saurait en parler de manière compassée. Au passage, il évoque d’autres figures qui ne sont pas non plus sans intérêt : Francis de Miomandre, René Boylesve, le comte de Comminges, voire Charles du Bos (dont le Journal est cependant, ces derniers temps, excessivement vanté). À cet égard, le livre est intéressant et sort des sentiers battus : où trouver ailleurs, par exemple, des renseignements sur le comte de Comminges ? Une Bibliographie choisie est opportunément fournie à la fin. De petites erreurs : Marie de Heredia ne s’est point mariée en 1896 mais en 1895. En 1888, Heredia n’était pas encore conservateur de l’Arsenal (il ne le sera qu’en 1901). Apollinaire n’a pas écrit Le Promeneur, mais Le Flâneur des deux rives, Victor Jacquemont s’écrit avec un T final et non un D. Les chapitres ajoutés à la fin (« Pour en finir avec le dandysme ») sont parfois un peu répétitifs ou trop morcelés, avec leurs bouts de pensées, de sensations et de réflexions. On y rencontre aussi un bizarre amalgame : Gautier, Lorrain, Wilde, Toulouse-Lautrec, Levet, Scott Fitzgerald, Cocteau, Jack Smith, etc. Et puis, il y a dandysme et dandysme. La poésie de Levet, si ironique et désinvolte, n’a par exemple rien à voir avec celle de Henriot, Vaudoyer ou Jaloux, qui peut sembler assez pâle (au surplus, Levet, lui, était vraiment un poète). Les rêveries de Régnier et de ses amis ont certes un grand charme et témoignent d’une vive sensibilité blessée, mais leur égotisme et leur dandysme manquent parfois un peu de nerf, et leur ironie, de pointe. Les railleurs diraient sans doute que leurs écrits sont un peu trop à l’image de leurs moustaches… Reste qu’on ne trouve point chez eux de page comme celle où Barbey d’Aurevilly termine un éreintement de Leopardi par cette phrase, qui dit tout : « C’était, en vérité, bien la peine de s’appeler du beau nom de Leopardi ! »
Daumaliana. René Daumal, Chroniques cinématographiques. 1934 (Au signe de la Licorne, 2004, 110 p., 20 €). Un objet matériel bien fabriqué – ce n’est plus commun – sur un agréable papier ivoire qui ne fatigue pas l’oeil, orné de bois gravés d’Albert Dequene et Louis Senière qui avaient paru, en 1928, dans un numéro de la revue lilloise Le Rouge et le Noir consacré au cinéma. On relève quand même quelques négligences éditoriales. Une salle de cinéma est appelée tantôt l’Hermitage, à l’anglaise, tantôt l’Ermitage, à la française. Une note résume un article de Daumal paru dans la Nouvelle Revue française, sans signaler qu’il est reproduit dans le volume même. Une autre avoue que Le Valet d’argent « ne figure pas dans les encyclopédies du cinéma que nous avons consultées » : on se demande quelles sont ces encyclopédies lacunaires qui ignorent Silver Dollar, film de la Warner Bros, tourné en 1932 par Alfred E. Green, sur un scénario de Carl Erickson d’après un roman de David Karsner (nommé dans la chronique de Daumal), avec Edward G. Robinson (également nommé dans la chronique) dans le rôle de Yates Martin et Aline MacMahon dans celui de Sarah Martin. Dix-huit chroniques cinématographiques publiées par Daumal dans Aujourd’hui, de janvier à mars 1934, sont réunies. Comme toutes les chroniques de ce genre, celles-ci dépendent de l’actualité : Daumal commente le tout venant des films projetés, de My Weakness de David Butler à Un fil à la patte de Karl Anton, de ce qu’il juge un navet (The Silver Cord de John Cromwell) à ce qu’il considère comme un chef d’œuvre (The World Changes de Mervyn Le Roy). Il s’agit là, comme le reconnaît dans son introduction J. Senegas, d’un « travail de circonstances, sans doute alimentaire ». Daumal s’efforce néanmoins, c’est visible, de soigner l’écriture, en particulier en variant l’attaque pour éviter les entrées en matières stéréotypées. Peut-on pour autant en conclure, comme J. Senegas, qu’il « honorait sa signature » ? C’est peut-être beaucoup dire. Mais ces chroniques trouvent un fil conducteur dans une question qui leur confère un intérêt encore actuel en dépit de leur caractère daté : « Qui est l’auteur d’un film ? », se demande Daumal à propos de Rapt de Dimitri Kirsanoff d’après La Séparation des races de Ramuz. Elle est reprise à propos de Thunder over Mexico de Sol Lesser (massacre de Que viva Mexico ! d’Eisenstein) et de La Croisière jaune tourné par André Sauvage et monté caricaturalement par Léon Poirier. Un tel ouvrage s’adresse d’abord, bien entendu, aux fervents de l’auteur du Mont Analogue. Notre époque veut des œuvres complètes, plus que complètes. On recueille les moindres miettes tombées de la table des auteurs admirés : pages alimentaires, textes inachevés, ébauches, brouillons, avec variantes et commentaires. Peut-être faudrait-il s’interroger sur cette pratique. Naguère, on honorait les grands auteurs en recueillant leurs morceaux choisis, leurs « plus belles pages ». Mais ne les enfouissons-nous pas aujourd’hui sous l’avalanche de leurs chutes, de leurs ratures et de leurs alentours ?
Enfer. Emmanuel Pierrat, Le Bonheur de vivre en enfer (M. Sell éditeurs, 2004, 70 p., 12 €). Ce livre consacré à la censure par celui qui en vit, comme le souligne avec gourmandise Emmanuel Pierrat, « est le fruit de réflexions, développées notamment à l’occasion de conférences, de chroniques radiophoniques, d’articles ou de préfaces de l’auteur », indispensable donc pour saisir la quintessence de sa pensée. Pour accroître encore sa valeur, on en conseillera donc un usage restrictif : à n’offrir qu’aux noctambules, de ceux qui, comme moi-même, passent leurs nuits blanches à caresser avec délectation les reliures d’ouvrages exquis et hors de prix, truffés de billets écrits à moi-même par des célébrités vivantes, et que j’ai parfois moi-même tirés de l’oubli, mea maxima culpa, et moi-même préfacés, de façon à jouer moi-même mon rôlet dans l’histoire littéraire… Où avons-nous déjà rencontré ce style flamboyant ? Ah çà, j’avons trouvé, c’est beau comme du Villepin ! Pour cette honorable et précieuse référence, qui a de l’avenir autant que lui, l’auteur, espérons-nous, ne se donnera pas le ridicule de jouer les censeurs.
Fabrice. Delphi Fabrice, L’Araignée rouge, préfacé et annoté par Éric Walbecq (Terres de brume, 2004, 232 p., 18,50 €). Ami et disciple de Jean Lorrain, Gaston Risselin (1877-1937) a publié de la littérature populaire sous le pseudonyme de Delphi Fabrice. L’empreinte de Lorrain est effectivement très forte sur ce petit roman d’épouvante de 1903, encore bien décadent : le héros se prénomme Andhré, avec un h, comme un simple frère des Gachons, c’est tout dire. Le pauvre garçon est « las d’être las » : « Des maîtresses ! En ai-je assez eu ; me suis-je assez vautré dans les alcôves », etc. Nuits de débauches dans les bars à matelots, bagues aux pierres troubles, filles lasses, éther et morphine, les amateurs de décadence retrouveront leurs plaisirs raffinés, avec tout de même le sentiment de déjà vu (mais il doit faire partie des plaisirs en question). Éric Walbecq joint au roman et à sa préface des documents utiles : la pièce grand-guignolesque et interdite qui engendra le roman, une nouvelle de Lorrain, de même titre et de même thème, et de la même année, un conte de l’allemand Horst Wehner qui démarque Delphi Fabrice – et par lequel le sujet a pu parvenir à H.H. Ewers, auteur de la classique et épouvantable Araignée (Die Spinne) de 1908. Jointes enfin, quelques lettres de Lorrain à Fabrice, souvent fragmentaires.
Garet. Francis Larrieu, Émile Garet (1829-1912) (Monhélios, 2004, 53 p., 12 €). Connaissez-vous Émile Garet ? Oui ? Alors vous êtes de Pau ou tout près. Vous devez être passé cent fois par la rue Émile-Garet. Sachez qu’avant de désigner une rue, « Émile Garet » nomma un homme, à la moustache blanche circonflexe, né la même année que Pierre Ponson du Terrail. Et connaissez-vous Francis Larrieu ? Non ? Ce n’est pas un crime. Oui ? Alors c’est que vous lisez L’Éclair ou La République des Pyrénées. Larrieu, c’est ce beau jeune homme bronzé, au sourire avenant, pétant de santé, professeur certifié et reporter local. Quoi de commun avec Garet ? Eh ! La République des Pyrénées justement, qu’avocat, puis député, Garet fonda ainsi que L’Indépendant des [Basses]-Pyrénées. Pour Francis, c’est un peu un grand-papa. Ce livret tout à fait décent, huit pages d’illustrations dedans, donne la mesure que pour nous, lecteurs feignants, ne devrait point excéder une biographie. Garet ! J’en ai dit assez, je pense, en disant son nom, pour alerter ceux qui pourraient, vers Monhélios ou vers Valence, lui trouver des attraits : ce moustachu qui s’avance (chu qui s’avance, chu qui s’avance), c’est Émile Garet.
Gary. Études Romain Gary I. Signé Ajar (La Chasse au Snark, 2004, 230 p., 10 €). Il est à la fois curieux et tout à fait naturel que les Études Romain Gary commencent par des Études Ajar. Au point que les collaborateurs de ces Journées d’Études du 6 mars 2004 en soient parfois troublés. Il faut pourtant avoir le courage de se demander pourquoi les lecteurs d’Ajar n’ont pas reconnu Gary ? Le plus proche de la vérité est David Bellos, dans sa Petite Histoire de l’incorrection à l’usage des Ajaristes. Car il y eut tout de même deux auteurs, et il faudra pendant longtemps qu’on en revienne à Vie et mort d’Émile Ajar, sans doute le plus beau livre de Gary.
Gens de lettres. Serge Velay, Embrouilles dans la scribouille. De la servitude des gens de lettres (Au diable Vauvert, 2004, 64 p., 9,50 €). Souhaitant défendre la décision, prise par Georges Frêche, élu à la tête de la région, de fermer le Centre régional des Lettres de Languedoc-Roussillon, Serge Velay explique que le Centre aurait surtout servi d’alibi culturel à son prédécesseur, Jacques Blanc, en place grâce au soutien du FN. Il dénonce les limites d’une politique du livre privilégiant le soutien aux éditeurs et la représentation extérieure, au détriment du réseau des libraires et des bibliothèques, et veut corriger les approximations de certaines voix trop promptes, à son gré, à s’être offusquées de la fermeture du Centre. Quelques passages font mouche, ainsi l’éloge de Sollers qui précède ironiquement (du moins on l’espère) sa mise en cause vacharde. Malheureusement, la sympathie du lecteur est érodée par l’inhabileté du propos. Que certains n’aient pas hésité à prendre la parole et pétitionner sans être informés, soit, mais les attaques ad hominem qu’ils essuient sont bien médiocres. Anne Bragance, pour avoir déclaré que « lorsqu’on s’attaque au livre, cela dénote une certaine prédisposition à la barbarie, comme l’histoire nous l’enseigne », finit quasi convaincue de sympathie hitlérienne. « On craint qu’elle impute bientôt les pogroms […] à leurs victimes », commente l’auteur : c’est manquer des plus élémentaires nuances et par trop jouer les Botard (le maladroit rhéteur de Ionesco). Le tout offre peut-être un intérêt documentaire, mais il est à craindre que, malgré la brièveté du texte, le lecteur, Languedocien ou pas, ne s’ennuie.
Giono. Henri Godard, Jean Giono. Le roman, un divertissement de roi (Découvertes Gallimard, 2004, 128 p., 11,60 €). Par ses partis pris et sa vocation, la série Littératures de la collection Découvertes Gallimard oblige l’auteur, qui figure souvent, comme c’est le cas ici, parmi les meilleurs spécialistes de l’écrivain, à une sorte de grand écart. La part belle donnée à l’iconographie et le soin accordé à la maquette, signatures de la collection, lui offrent la rare occasion de donner à voir des documents d’archives (brouillons, cahiers autographes, notes et plans de travail), d’ordinaire réservés aux chercheurs ou aux publications spécialisées et qui à, eux seuls, dotent le volume d’une parole muette qui frappe et séduit. Sur ce plan, Giono est un morceau de choix. La page manuscrite de ce qui deviendra l’attaque du Hussard sur le toit, telle page d’un carnet de travail où s’inscrit dès les premières notes la mort du Marceau de Deux cavaliers de l’orage, la variation des titres sur l’étiquette de couverture du carnet de travail qui réunit les notes prises pour Dragoon, l’ultime projet de Giono, en même temps qu’ils réjouissent l’œil, en disent long sur le processus créateur du romancier, ainsi dévoilé. Mais la vocation « grand public » de la collection, comme la part nécessairement réduite dévolue au texte, contraint ce dernier à s’inscrire dans le cadre parfois étroit d’une logique strictement biographique, où l’on sent la prégnance du vieux modèle sa vie, son œuvre, qui a fait les beaux jours de la collection rivale du Seuil, Écrivains de toujours. De ce grand écart, Henri Godard se tire bien. Il parvient, dans les limites imparties, à débarrasser l’œuvre de Giono de quelques-uns des clichés les plus tenaces qui en gênent la juste appréhension, opposant par exemple au malentendu et au stéréotype du premier Giono, romancier de la Provence et du monde paysan, la genèse d’un imaginaire lyrique où s’affrontent l’homme et le monde naturel. Il trouve aussi l’espace d’affirmer quelques préférences, invitant à une nouvelle accommodation du regard sur l’œuvre de Giono, qui en déplace les accents : discret privilège est ainsi accordé, dans le cycle du Hussard, à Mort d’un personnage. De sorte que c’est dans l’affirmation conjointe de ses bonheurs de lecteur et de ses convictions de chercheur qu’Henri Godard réussit à esquisser la figure de l’un des expérimentateurs romanesques les plus novateurs du XXe siècle et à exaucer pleinement la visée première de la collection, que l’on qualifierait volontiers d’apéritive : composer le panorama empathique d’une œuvre qui donne le désir de s’y plonger.
Glenmor. Xavier Grall, Hervé Leborgne, Glenmor, barde, pèlerin et contrefait (Coop Breizh, 2004, 160 p., 15 €). Le titre de ce livre transcrit la carte de visite de l’anti-Botrel que fut le chanteur et poète bretonnant Milig ar Skañv alias Glenmor (1931-1996). En 1972, son ami Xavier Graal (1932-1983) lui avait, chez Seghers, consacré quarante pages lyriques qu’auront plaisir à retrouver céans tout ceux dont le Ferré préféré est celui d’Il n’y a plus rien. L’actuaire Hervé Le Borgne, animateur de Glenmor an distro – « Glenmor est de retour » –, auteur par ailleurs d’essais financiers d’une plume plus sèche, complète ce texte d’une mise à jour de soixante et onze pages datées de Landerneau, août 2004, sur les faits et dits marquants de l’ami cher dont il fut l’exécuteur testamentaire. Pendant de sa statue au jardin du Thabor à Rennes, cette jolie stèle se camaïeute de maints documents sensibles (lettres, partitions, bibliographie), de chansons, six inédites (VO + VF) et trente-neuf en français, dont sept non enregistrées par le « barde éveilleur de la Bretagne », qui publia aussi des recueils poétiques et des romans (deux restent à paraître). Glen (terre) et mor (mer) ne manquent dans ces pages ni d’air ni de feu. « Étranger, amarre ici ta galère / passant, demeure ici par simple amitié ».Républicains, cléricaux et parigots, du vent !
Glossaire. Louis de Landes, Glossaire érotique de la langue française (Éditions de Paris/Max Chaleil, 2004, 356 p., 22 €). « Aimez-vous lire les dictionnaires ? », aurait demandé à brûle-pourpoint Gautier à Baudelaire lors de leur première rencontre. Voici un glossaire qui a tout le charme des dictionnaires, auquel s’ajoute celui des curiosa. On le doit à Auguste Scheler (1819-1890), savant linguiste qui fut bibliothécaire du roi des Belges Léopold Ier et le publia en 1861 sous le pseudonyme prudent de Louis de Landes. Dans sa préface, l’auteur déclare n’avoir voulu que « rendre plus familière la lecture d’écrivains d’un grand mérite ». De fait, le corpus exploré, qui couvre une bonne centaine d’ouvrages, va des fabliaux aux romans de Balzac. On y trouve des poètes aussi peu connus que Bruzen de La Martinière, Daillant de La Touche, Kérivalant ou Pommereul. Ont été également mis à profit les satires de Sigogne, les chansons de Gaultier-Garguille, ou notre ancien théâtre, qui compte des pièces aussi curieuses que celle de Larivey, La Comédie de chansons de Beys et Alizon de Discret. Même si tous les glossaires de ce genre sont plus ou moins incomplets, celui-ci est l’un des mieux faits et des plus variés. On sent que c’est l’œuvre d’un vrai liseur, qui aime à la fois les vieux textes et les mots pour eux-mêmes, et qui a rempli honnêtement sa tâche. Les citations en sont bien choisies, toutes non censurées, et Scheler est parvenu à recenser plus de deux mille mots ou expressions. Lecture assez réjouissante, ponctuée comme elle est par les définitions du savant linguiste : « Employé dans un sens obscène, désigne l’acte vénérien… », « …désigne la nature de la femme ». Ces périphrases, pour monotones qu’elles soient, sont moins comiques que celle employée sans cesse par Marie-Françoise Le Pennec (à la ville Mme Gilbert Lely) dans son Petit Glossaire du langage érotique aux XVII e et XVIII e siècles (1979) : « pratiquer la futition ». À propos d’acte vénérien, Scheler a très utilement donné une liste des divers synonymes de cette expression, certains assez pittoresques : aumône amoureuse, calcul, compliment, courtoisie, embouchement, jeu cullinaire, retour de matines, tricotage, vin de l’adieu. Tout un chacun peut ainsi se promener à loisir dans cette forêt de mots, où l’on apprend par exemple qu’être impuissant se dit « perdre la clef de son dressoir ». À noter également la très longue liste de proverbes sur les femmes. Cette jolie réédition (ou plutôt ce « reprint »), est une excellente initiative. Tous ceux qui s’intéressent à la langue et/ou aux curiosa se doivent de l’acquérir, car l’édition de 1861 est aussi rare que coûteuse. Pour finir, cette citation de Brantôme : « Le cas d’une fille est fait de chair de ciron ; il démange toujours ; et celui des femmes est de terre de marais, on s’y enfonce jusqu’au ventre. »
Goncourt. Maxime Benoit Jeannin, Chez les Goncourt (Le Cri, 2004, 245 p., 23 €). On se promettait, en ouvrant ce roman, un divertissement, peut-être un peu canaille mais il n’y a aucun mal à cela, qui aurait associé aux plaisirs de l’histoire littéraire ceux d’un polar. Jugez-en : une jeune prostituée est assassinée dans l’escalier des Goncourt, un soir de novembre 1862, au moment où ils s’apprêtent à recevoir à dîner Théophile Gautier, Flaubert, des actrices, des feuilletonistes et le jeune Léonce Jacquelain, auteur d’un roman aussi sulfureux que ceux d’Octave Feuillet étaient moralisants, La Passagère de la Méduse. Tandis que Flaubert, qui vient de corriger les épreuves de Salammbô, soumet ce roman à l’épreuve du gueuloir, le commissaire André Fenouil s’attarde, comme Maigret, chez un marchand de vin au coin de la rue Saint-Georges. On était tout disposé à se laisser séduire. Mais on a été rafraîchi dès la première page par le négligé inacceptable de l’écriture. Une phrase comme : « Mais il n’était pas du genre à tomber dans ce genre de sermon » établit que l’auteur ne s’est pas relu et que l’éditeur a parcouru distraitement son manuscrit avant de l’envoyer chez l’imprimeur. On veut bien admettre que « les jeunes filles Gautier étaient adorables », mais est-ce une raison pour écrire : « Troublantes, elles le troublaient » ? Et que dire de ce charabia : « Peu soucieux de polémiquer avec Flaubert sur Du Camp – leur amitié s’était refroidie – Flaubert éteignit la controverse » ? Non, décidément, on n’est pas chez les Goncourt dans ces pages écrites à la diable.
Goncourt (prix). Katherine Ashley, Prix Goncourt, 1903-2003. Essais critiques (Peter Lang, 2004, 205 p., 37 €). Dans l’immense littérature suscitée depuis les origines par le prix Goncourt, rares sont les études un peu dépassionnées, plus attachées à comprendre la portée, l’impact et le sens de cet étrange phénomène qu’à vilipender ses initiateurs et leurs continuateurs. Ce collectif, issu d’un colloque tenu en Écosse en 2003, tranche agréablement. L’organisatrice s’explique sur ses ambitions : mieux comprendre « l’effet du Goncourt sur le champ littéraire en France ». Cette perspective permet, entre autres, de percevoir d’une façon assez nouvelle des choix qui passent souvent pour aberrants alors qu’on peut les voir comme révélateurs d’évolutions de plus de portée qu’il ne semble. C’est en particulier le cas de la transformation d’une littérature de l’exotisme en roman colonial – question rarement étudiée mais qu’abordent de manière suggestive l’essai de Norbert Dodille, « Goncourt colonial : Marius-Ary Leblond pour En France (1909) » et celui de Pierre Philippe Fraiture, « De l’influence du Goncourt sur le corpus colonial : le cas Batouala ». Mentionnons également l’article de Noëlle Benhamou, « Deux lauréats oubliés : Alphonse de Châteaubriant et Henri Béraud, mis à l’index pour collaboration » : ils furent « jugés coupables au regard de l’histoire, mais ce sont leurs œuvres qu’on a assassinées ». Noëlle Benhamou fait observer que ces œuvres n’ont absolument aucun rapport avec les dérives politiques ultérieures de leurs auteurs et qui leur ont valu à la Libération une condamnation à mort (à laquelle ils ont néanmoins échappé). Notons aussi l’étude de Luc Fraisse sur l’attribution du prix Goncourt à Proust en 1919, « événement étrange dont on ne saurait aisément épuiser les enjeux ». Des annexes donnent la liste des prix Goncourt, celle des membres de l’Académie en fonction des couverts, etc. Nous avons droit également en ouverture à un entretien avec Edmonde Charles-Roux qui ne nous apprend pas grand-chose et qui n’a malheureusement pas été relu avec tout le soin nécessaire.
Hergé. Bertrand Portevin, Le Démon inconnu d’Hergé ou le génie de Georges Rémi (Dervy, 2004, 309 p., 18 €). Bertrand Portevin, après Le Monde inconnu d’Hergé, revient sur les rapports du « père » de Tintin (ou de son chien, page 215) aux sphères initiatiques : alchimie, astrologie, Tarot, mythologie, Kabbale, Franc-Maçonnerie et autres Atlandides spirituelles auraient permis à Hergé d’inscrire la « Sagesse universelle » au cœur de son œuvre dessinée. Le résultat de cet objet hallucinant qu’est Le Démon inconnu d’Hergé est à la fois époustouflant et décevant. Époustouflant, parce que les rapprochements opérés par l’auteur sont le témoignage d’une minutie renversante dans la recherche des analogies. Les portraits du capitaine Haddock en Dyonisos et de Tournesol en Hermès coiffé de son « pétase » méritent le détour, tant ils sont convaincants. Décevant, parce que les preuves apportées par l’auteur relèvent trop souvent de l’interprétation analogique, voire du délire interprétatif (trop facile de s’appuyer sur ce plan sur un argument d’autorité, en l’occurrence Freud). Au niveau méthodologique, on aurait attendu une esquisse d’inventaire de la bibliothèque d’Hergé et de ses lectures avérées, une petite étude de sa correspondance, la mention de quelques sources (comme celles se rapportant aux témoignages sur l’appartenance d’Hergé à la Franc-Maçonnerie). Du coup, les intuitions de Bertrand Portevin ne sont que rarement étayées. Certes, l’ouvrage ne se veut pas universitaire dans sa forme. Il n’empêche qu’on attendrait plus de nuances sur le fond. Les différentes sagesses ésotériques sont amalgamées allègrement (on passe du Yin et du Yang à l’Alphard), sans qu’on sache exactement si Hergé les confondait lui aussi. Et surtout, surtout, l’ouvrage est illisible, non pas tant à cause de la richesse de sa matière que de l’absence totale de hiérarchisation des informations : tout est livré en vrac, et l’on s’y perd davantage que dans un tombeau égyptien. Quant au ton de l’auteur, il amuse un moment, et devient au fil des pages insupportable, tant il contamine le fond de ses analyses, tant il se fait présent, au détriment, mille sabords, d’Hergé lui-même. En guise de conclusion positive, car tout est quand même bien qui finit bien en tintinologie : quel zouave, ce Portevin !
Hugo. Edgard Pich, Victor Hugo : le quoi et le pourquoi (J2C-Aldrui, 2004, 105 p., 12 €). Ce petit ouvrage tombe bien : paru parmi les fastes de l’année Hugo, il s’y fût noyé et c’eût été dommage car les sept textes assemblés abordent Hugo sous des angles aussi originaux qu’instructifs. Étudiée à la lumière des Misérables,la misère sentie est mise en contraste avec sa conceptualisation dans les écrits hautains – détachés – des philosophes Proudhon et Marx, prosateurs « primitifs » en tant qu’ils écrivent et pensent comme si Montaigne, Rousseau n’avaient publié ni Essais ni Confessions ; on comprend ici qu’Hugo ait été déprécié aux riches heures du déterminisme historique, revalorisé à l’heure de la théorie du chaos. Prolongeant ce débat du vivant contre le mécanique (ou du souffrant en proie aux docteurs), Edgard Pich donne à la figure culturelle de l’autodidacte (exemple : Leconte de Lisle en facteur Cheval) une vigueur qui donne envie de lire une histoire suivie de cet anti-héros de l’Antiquité à nos jours. La partie finale, visant le « pourquoi », porte sur la philosophie hugolienne de l’histoire vue à travers La Légende des siècles. Numéro 7 d’une collection Littérature du XIXe siècle où l’auteur avait déjà donné trois titres, ce quatrième recueil est à ranger au nombre des plus sûres et promptes initiations à la pensée complexe du maître poète le plus saillant de nos lettres. Excellent !
Humanité (L’). L’Humanité : de Jaurès à nos jours, actes de colloque édités par Christian Delporte (Nouveau Monde Éditions, 2004, 419 p., 34 €). Qui voudra avoir une perspective un peu large sur la présence de la littérature dans L’Humanité devra plutôt lire Bonheur littéraire, historique et militant. Un siècle d’Humanité (Le Cherche-Midi). Le colloque organisé en 2004 pour le centenaire par Christian Delporte, Claude Pennetier, Jean-François Sirinelli et Serge Wolikow, avait un objectif beaucoup plus vaste : étudier L’Humanité comme organe de presse, dans toutes ses dimensions. Le dépôt récent des archives du journal aux Archives de la Seine-Saint-Denis commence à rendre possibles des investigations un peu précises, qui parviendront sans doute à échapper aux polémiques plus politiques qu’historiques. Il faut bien dire aussi qu’il ne reste que peu de choses aujourd’hui de ce que fut L’Humanité au plus fort de sa présence dans la vie politique et culturelle française, avant et après la dernière guerre. De ce fait, le journal peut devenir un objet d’étude plus ou moins dépassionnée. Les lecteurs d’Histoires littérairess’intéresseront vraisemblablement moins aux finances de L’Humanité ou aux figures de gens comme Cachin ou Vaillant-Couturier qu’à la question de savoir à quoi ont réellement ressemblé les débuts d’Aragon dans la rédaction. C’est ce qu’ils découvriront dans l’article d’Yves Lavoinne. L’étude de Marie-Cécile Bouju sur le livre et la lecture dans L’Humanité est également éclairante quant aux contradictions de ce qu’était « un regard militant » sur la culture. Quant à André Stil, qui devint rédacteur en chef du journal à vingt-neuf ans, en 1950, pour toujours marqué par son Prix Staline et par sa défense du réalisme socialiste, promu écrivain officiel du Parti communiste sous la protection de Maurice Thorez, peut-on vraiment parler de littérature ? Le centenaire de L’Humanité nous fait décidément beaucoup vieillir. En évoquant ces noms et ces temps, on a peine à croire que tout cela fut réel, parfois tragique. Où en est-on aujourd’hui ? On pourra voir la chose, depuis la perspective du journal, dans le dossier – quel signe des temps ! – disponible sur http://www.humanite.presse.fr/journal/dossiers/51/lecentenaire/. Ne terminons quand même pas sans souligner le fait que L’Humanité est le seul quotidien français qui publie encore de temps en temps une chronique de poésie. C’est quelque chose !
Huysmans (I). J.-K. Huysmans, En ménage, édition critique par Gilles Bonnet (Droz, 2005, 327 p., prix non indiqué, mais sans doute élevé). Cette édition est une véritable escroquerie, dont on se demande avec stupéfaction comment la vénérable maison Droz a pu la publier, surtout dans sa prestigieuse collection de Textes littéraires français. Puissante recommandation ? Cécité soudaine du comité de publication de cette collection ? Dans le genre, cela peut passer pour un modèle de non-édition critique. Aucune bibliographie, d’abord. L’édition originale de 1881, base du texte, n’est même pas décrite. Ensuite, une préface qui ne donne pratiquement aucune information sur la genèse du roman (on aurait également pu faire appel, en ce sens, à la correspondance de Huysmans). Au détour d’une phrase, nous apprenons cependant que l’auteur a choisi de ne donner qu’un « choix de variantes » du manuscrit. Il semble pourtant qu’une édition critique digne de ce nom se doit au contraire de donner toutes les variantes, ou alors de justifier le « choix » qui en a été fait. Mieux encore, Gilles Bonnet indique que ces variantes sont prises sur un exemplaire d’En ménage annoté par Pierre Lambert (dont la cote à l’Arsenal n’est même pas donnée) d’après le manuscrit, mais néglige de donner la moindre description de ce manuscrit, passé en vente « en mai 1959 », mais qui a tout de même dû laisser des traces dans un catalogue (recopier une fiche de catalogue, serait-ce donc si titanesque que cela ?). Et n’aurait-il pas été bon de chercher aussi à savoir ce qu’est devenu depuis ce mystérieux manuscrit ? Étrange désinvolture, assez incompréhensible pour un exégète qui est par ailleurs l’auteur d’une thèse sur Huysmans, publiée en 2003. Mais il est vrai qu’on peut faire des thèses sans être pour autant un érudit, et qu’on peut aussi établir des éditions critiques en se limitant à mettre des notes à une photocopie du texte de l’édition originale. De ces notes, il y a peu à dire, sinon qu’on y attribue à Rubens Le Bœuf écorché de Rembrandt, et qu’il est peut-être un peu simplet de dire que l’expression « cri de merluche » est à rapprocher du poisson de même nom. Simples vétilles. Plus largement, la recherche ne semble pas avoir été le principal souci de Gilles Bonnet, qui éprouve en revanche le besoin de préciser dans une note : « À la diachronie événementielle, En ménage préfère une coalescence qui rapproche des époques distantes, par association d’idées, comme ici, ou par volonté de nier une période intermédiaire […] ». Une autre note révèle subtilement que « l’inconscient affleure – de peau ». Ces jeux de mots renouvelés de feu le Dr Jacques Lacan nous rajeunissent d’un demi-siècle. Malheureusement, ils ne nous illuminent guère, pas plus que, dans la préface, les longues considérations de l’auteur sur « l’usage de l’impératif comme geste quasi pictural à l’ekphrasis convoquée par la critique d’art et sommée de rendre visible le tableau », et encore moins les logomachies de ce genre : « Le participe présent, parce qu’il tend à spatialiser le procès verbal, habituellement défini, pourtant, par son insertion dans une temporalité, peuple le roman de mondes figés par l’écriture huysmansienne – en quête d’une représentation plus iconique que textuelle, et pour ce, du “mot qui fait image” – qui offrent le spectacle saisissant d’un amer savoir sur le monde et sur l’absurde de cette inéluctable itération s’enlisant dans le même et ainsi se niant. » On admirera à quel point l’annotateur a pris soin de ne pas se laisser contaminer par le style de Huysmans, pour nous régaler exclusivement de son moderne langage. Oui, « spectacle saisissant », et qui donne surtout à penser que l’édition la plus bâclée en Presses-Pocket ou en France-Loisirs n’eût pas été plus déconcertante ni plus charabiaïsante. Elle aurait surtout coûté moins cher.
Huysmans (II). Joris-Karl Huysmans, études réunies par Marc Smeets (Rodopi, 2003, 133 p.,30 €). La dernière livraison des CRIN (« Cahiers de recherches des Instituts néerlandais de langue et littérature françaises ») présente un ensemble de textes consacrés à Huysmans. Malgré une introduction qui laisse sur sa faim, malgré un rapprochement (se voulant humoristique) de Beigbeder, Ben Laden et Des Esseintes, l’ensemble est intéressant. Dans un article sur les riddecks d’Anvers évoqués par Huysmans dans À Rebours, Christian Berg fait une mise au point sur ces maisons closes, qui dépasse d’ailleurs le cadre huysmansien. Guy Ducrey analyse les six articles qu’Arthur Symons (qui mériterait d’être plus connu en France) a consacrés à Huysmans. Il est surprenant que la perception qu’a Symons de Huysmans évolue avec la propre vie du critique. Malheureusement, seuls des extraits des articles sont donnés.
Indicible. Marie-Chantal Killeen, Essai sur l’indicible : Jabès, Blanchot, Duras (Presses universitaires de Vincennes, 2004, 192 p., 21 €). Quatre quarts composent cet ouvrage élégant et clair (encore que son sujet, très moderne au siècle dernier, s’y prête peu). Dans le premier quart, ample introduction placée sous la triple référence à Kant (pour sa notion de limite), Louis Marin (pour le neutre) et Paul de Man, l’auteur soutient que traquer l’innommable n’est pas « un jeu insensé », mais constitue « notre seule tâche spirituelle ». Sous l’indice de l’indicible, les trois autres quarts étudient successivement le chantre de l’inexprimable (cf. LeLivre des questions, héritier via Adonaï d’une tradition de l’imprononçable) – le narrateur de l’inénarrable (ordonnateur des palimpsestes de L’Arrêt de mort) – et la romancière de l’incommunicable (signataire d’Emily L.). Cette dernière section, où la référence à Luce Irigaray situe entre masculin et féminin l’hapax de la non-communication, est peut-être la plus séduisante, bien que – effet de notre inexpérience ? – cette prétendue fatalité du non-dialogue entre les genres nous ait plutôt paru sévir dans les couples où l’on n’a rien à se dire : qu’ils partagent une même passion pour quelque objet solide, chimie ou objets fractals, kabbale ou point de croix, marine ou aviation, bientôt l’homme, la femme communiquent en humains normaux, et cela dure. Aboutissement de deux siècles d’un romantisme toujours plus désoxygéné, la problématique indicibiliste, dure à démarquer d’un jeu de miroirs complexe induré au plan des signes, a beau, tel le paon, se prévaloir de très belles plumes et trouver en celle de Marie-Chantal Killeen une démonstratrice érudite (félicitons au passage la directrice, Marie-Claire Ropars, de cette jolie collection L’Imaginaire du texte, aux volumes parfaits), le patronage de Wittgenstein, invoqué en première phrase pour l’ultime mot du Tractatus, nous paraît mieux mérité par la philosophie analytique anglaise que par la littérature synthétique française pâlie à l’ombre d’Heidegger. L’auteur, qui plaida par ailleurs pour une lecture girardienne des Bonnes de Genet, devrait avouer sans peine que la « folie » chez Jabès, Blanchot, Duras ressortit du même triangle échauffé. De la brûlure de ces lectures, transparaît peu de chose à travers ces pages détachées. Certes on peut, avec de la bonne volonté, trouver du grain à moudre en ce livre indécidable ; pour remettre les lecteurs au parfum des années 70, il les laisse, à notre humble avis, aussi mal armés en sortant qu’en y entrant.
Jacob. André Cariou, Isabelle Klinka-Ballesteros, Max Jacob (1876-1944) : portraits d’artistes (Somogy, 2004, 190 p., 30 €). Superbe volume 21 x 27 cm éclatant d’une foison d’images souvent peu connues voire inédites du poète ami des peintres, c’est davantage que le simple catalogue des expositions de Quimper et d’Orléans dont les conservateurs respectifs ont œuvré à quatre mains pour composer cette gerbe : il donne en effet à voir de très belles reproductions de peintures qui n’ont pu voyager, et nombre de documents photographiques supplémentaires. Les physionomistes se plairont à voir évoluer un masque, Jacob, dont on ne connaît souvent que l’ultime version : petit enfant aux traits graves, jeune barrésien terminant son droit, peintre barbu à la Monet, poète glabre au visage baudelairien (Max devint tel sur le conseil et/ou sous le rasoir de Picasso), puis la série des clichés pris par Jean Cocteau… Les figures se succèdent, métamorphosant l’Arlequin triste et gai qui ne fut jamais filmé, et dont les trois disques qu’il enregistra pour la radio se sont égarés (si vous les avez, dénoncez-vous, rançon vous sera payée). Album incontournable pour tous les amis du poète et des artistes qui l’accompagnèrent.
Journal. Frédérick Tristan, Un infini singulier. Journal d’une écriture (1954-2004) (Fayard, 2004, 1020 p., 35 €). Frédérick Tristan n’entre heureusement pas encore dans l’histoire littéraire. Les textes qu’il recueille dans ce volume de ses œuvres complètes sont généralement plus courts que ses romans et sont dus à Frédérick Tristan et ses hétéronymes, eux-mêmes n’étant pas toujours très sûrs de leur identité : depuis que « Je est un autre », l’autre ne joue pas toujours le jeu. On entre cette fois dans le petit monde fabuleux de l’Homme sans nom, un Monde comme ça où quelqu’un nous propose notamment de lire l’« Histoire secrète d’un couple de vers à bois dans l’arche de Noë ».
Journal intime. Françoise Simonet-Tenant, Le Journal intime. Genre littéraire et écriture ordinaire, avant-propos de Philippe Lejeune (Tétraèdre, 2004, 191 p., s.p.m.). Ce petit livre, discret et modeste, qui s’attache à cerner un objet – le journal intime – devenu par la force des choses un des lieux communs de la réflexion critique (encore un, encore un ! serait tenté de s’exclamer le lecteur impatient), eh bien, ce petit livre devrait être lu par ceux qui souhaitent s’orienter efficacement dans les territoires mouvants des écritures du moi. C’est un vrai miracle de clarté, de précision et de rigueur. Reprenant un ouvrage publié chez Nathan en 2001 et déjà remarqué, l’auteur a fait de ce qui était alors un guide précieux, à la fois historique et technique, un essai englobant, pertinent et démonstratif, qui s’efforce de ne laisser aucun des aspects de l’écriture intime dans l’ombre. Mais cette vision élargie – qui aurait pu incliner à la facilité et aux schématisations abusives – ne nuit en rien à l’acuité du détail et au souci d’historicisation. Synthèse réussie, donc. Le point mérite d’être souligné, car le journal intime et les pratiques diaristiques qu’il implique nous semblent connus, à tel point d’ailleurs qu’on se satisfait à peu de frais d’idées reçues et de concepts vagues. Philippe Lejeune, on le sait, a ouvert la voie à une approche méthodique et raisonnée du problème, prolongée plus tard par un travail d’archivage et des études spécifiques révélatrices de la grande diversité des démarches et des projets, des intentions et des visées, des formes et des figures propres à ce genre fuyant qu’est le journal intime. Là réside bien l’écueil, qu’on pourrait dire épistémologique : quelles sont les limites discriminantes, les traits définitoires du genre journal ? Le sous-titre du livre atteste cette tension, voire cette contradiction qui gît au cœur même du journal intime : « genre littéraire et écriture ordinaire ». Le « et » marque un point de vacillement plus qu’une articulation. Tout dépend de quel côté on fait pencher la balance. Car le journal, comme genre littéraire, est toujours suspect : il risque à tout instant de se dissoudre dans l’artifice, ou plus noblement la volonté d’art, et donc de se détacher de ce qui est censé l’alimenter et le légitimer, à savoir l’écriture dans le temps ordinaire, dans le vie au jour le jour, sans apprêt ni ornement. Quand le journal verse dans l’écriture ordinaire, sans aspirer à une plus-value littéraire ou poétique, alors il s’ouvre à des pratiques qu’une approche plus résolument anthropologique est susceptible d’éclairer. Françoise Simonet-Tenant nous invite ainsi à un parcours fait de haltes attendues (parce que nécessaires) et d’heureuses surprises. Désireuse de rendre compte de « l’étonnante plasticité de l’écriture journalière », elle se livre pour commencer à un essai de définition différenciée du genre avant d’égrener les jalons historiques utiles à une bonne situation des pratiques – diverses par leurs motivations et leurs destinations – des écritures journalières. Deux points de vue se partagent le cœur de l’ouvrage : d’abord le point de vue de la production (« Tenir un journal »), qui envisage les impulsions initiales, les modalités et les visées du journal ; ensuite, le point de vue de la réception (« Lire un journal »), qui s’attache à la lisibilité du journal, à la place faite au lecteur, aux effets de lecture plus généralement. La dernière partie, cerise sur le gâteau, évoque le diarisme contemporain, le statut et les variations du genre aujourd’hui ; elle fait place en outre à trois entretiens avec des diaristes, qui témoignent une fois encore de la diversité des fonctions et des valeurs attachées à cette forme d’expression. On pourra regretter que cet essai n’ait pas recueilli, fût-ce à titre d’exemples, les expériences d’écriture journalière confiées à d’autres supports que l’écrit. On pense, bien sûr, au cinéma, à la photographie, à la vidéo… Mais l’auteur s’en explique et l’on comprend que, pour des raisons pédagogiques, l’impératif de recentrement sur les formes écrites ait prévalu.
Jouve. Franck Venaille, Pierre Jean Jouve, l’homme grave (Jean-Michel Place, 2004, 124 p., 11 €). La collection Poésie – anthologie précédée d’un bref essai – accueille un volume sur Jouve. La sélection de textes est honnête, comme la présentation qui précède. Mais en découvrant que Venaille entamait son propos par un « Cet homme est grave » aussi sentencieux que réjouissant, on s’est dit que le poète contemporain témoignait d’une bien curieuse surdité au parler du monde tel qu’il va, ou maniait à merveille l’ironie…
Lebovici. Jean-Luc Douin, Les Jours obscurs de Gérard Lebovici (Stock, 2004, 360 p., 20 €). Assassiné dans sa voiture le 5 mars 1984 de quatre balles dans la nuque et retrouvé en icelle au parking le surlendemain, ce personnage à la Howard Hugues s’était d’abord imposé comme patron d’Artmedia, l’agence de cinéma qui dévora ses rivales. Plus tard, ayant créé les éditions Champ libre, que régira longtemps Gérard II (Guégan), Gérard Ier deviendra le féal de Guy Debord, autre homme de l’ombre en qui Truffaut – l’un des deux meilleurs potes de Lebovici avec Claude Berri – ne vit jamais qu’un Tartuffe dont Gérard s’était fait l’Orgon. Ils manqueront même rompre après que Truffaut eut visionné La Société du spectacle, film de ce maudit Debord à qui, fait unique en les annales, Lebovici alla jusqu’à payer une salle parisienne réservée à la projection permanente de films debordiens aussi folichons qu’In girum imus nocte et consumimur igni. Au départ de cette singulière histoire, un roman familial qui rappelle celui de Perec : tragique disparition d’une mère juive, les deux fils à quelques mètres tapis, à l’heure où la police vint l’enlever, dans une cachette dès longtemps aménagée par elle. Acteur, on prédit au jeune Lebovici qu’il ne trouvera que vers la quarantaine les rôles qui conviennent à son physique mûr ; il préfère alors triompher sur une autre scène, en coulisses, devient bientôt l’impresario des plus célèbres vedettes du cinéma français en ces années 60-70. Lancé dans la production, il connaît le même succès ; le milieu l’admire, le redoute. Quand il entre dans l’édition, il ne s’agit plus de gagner de l’argent (c’est fait), mais, en homme à principes, à convictions et d’influence qu’il est, d’en consacrer une partie à la diffusion d’œuvres à caractère subversif ou révolutionnaire : le milliardaire reste le gamin qui voulait tout foutre en l’air. Zélé, il défend personnellement, stylo en main, ses positions dans des missives au style cinglant, voire injurieux (occasion ici, merci Jean-Luc, de refeuilleter notre collection de Charlie Hebdo 1977, pour aller au n° 369, page 16, relire Cavanna, lequel ayant, dans sa chronique des livres reçus – une tradition qui dure, c’est dur –, râlé de n’avoir eu en mains que le tome cinq des œuvres de Bakounine, se voit là répliquer d’un bleu sec posté le 30-11-77, 17 h 55 à Paris 05, signé Éditions Champ libre que, puisque c’est ainsi, désormais, il ne recevra plus rien (et toc) – à quoi Cavanna rétorqua, aussi sec, mais plus drôle, que… Mais, allez-y voir vous-même si vous ne voulez pas croire votre historien littéraire. Moralité : Cavanna vit encore). C’est cependant aux cons et aux anciens alliés tel son ex-avocat Kiejmann que Lebovici réserve ses piques les plus acerbes. Pessimiste, il écrit aux Debord le 31 janvier 1983 : « Borg le fameux tennisman suédois prend sa retraite et abandonne la compétition à l’âge de 26 ans, eh bien moi, je peux vous assurer que j’aurai quitté le show-business avant que ne finisse ma cinquante-deuxième année. » Souffrant d’un cancer à l’intestin, on peut voir un côté secrètement suicidaire dans ses relations avec le clan Mesrine (il assuma obstinément la réédition de L’Instinct de mort après le flingage de son auteur, proscrit de chez Lattès comme feu l’Ennemi public n° 1). Gérard Lebovici a 52 ans et 3 mois quand, après avoir répondu à un appel téléphonique « de la part de Sabrina » (prénom de la compagne de Mesrine), il se rend au rendez-vous dont il ne reviendra pas. Avec son côté polar, ce livre d’un journaliste au Monde, spécialiste du cinéma, laisse dans l’obscurité bien des aspects – peut-être, confesse-t-il, parce que lui-même a manqué d’entêtement dans son enquête, n’aimant pas presser les gens. Bien, mais s’étonner de la discrétion post mortem des amis du défunt, pourquoi ? Conçoit-on bavards les amis d’un homme aussi secret ? Tel quel, ce livre se lit vite et l’on y apprend, parmi plein de choses qu’on oubliera tout aussi vite, maint détail piquant.
Leiris. Annie Pibarot, Itinéraires d’un rêveur : les débuts littéraires de Michel Leiris (Éditions Champ social, 2004, 208 p., 21 €). L’entreprise d’Annie Pibarot ne manque pas d’intérêt. Alors que Leiris est désormais canonisé, essentiellement pour son œuvre autobiographique, l’idée de re-parcourir son itinéraire depuis ses débuts jusque vers 1939 est plutôt séduisante. Malheureusement pour son auteur, cette étude a été rédigée avant la publication de La Règle du jeu dans la Pléiade. Même chose pour ce qui est du volume récent des Romans et récits de Bataille. Si cet accident chronologique prive l’essai d’une source documentaire considérable, il ne lui enlève toutefois pas toute pertinence. En effectuant une relecture attentive des textes écrits par Leiris entre 1924 et 1939, Annie Pibarot nous aide à mettre en perspective un parcours souvent compliqué et parfois mystérieux. C’est aussi l’occasion de rassembler quelques détails sur des expériences peu connues, ainsi de la collaboration de Leiris à La Bête noire, « revue aux positions particulièrement minoritaires et isolées, dont le premier numéro a vu le jour en avril 1935 ». Le chapitre Origine du projet autobiographique et genèse de « L’Âge d’homme » ne constitue pas une étude de génétique à proprement parler, mais elle en rassemble les éléments. On est évidemment mieux informé de tout ce qui concerne le désormais célèbre Collège de sociologie, depuis des travaux de Denis Hollier, mais l’auteur apporte des nuances intéressantes à « la thèse de la faiblesse de l’engagement de Leiris ». Il s’agit donc, dans l’ensemble, d’une contribution utile à la connaissance d’un écrivain qui a su tracer une voie personnelle dans un milieu et à une époque agités de tiraillements souvent cacophoniques. Annotation abondante et bibliographie qui permet de prendre la mesure de la curiosité suscitée par Leiris, auquel une bonne trentaine de livres ont été consacrés, la plupart au cours des dix dernières années.
Libé. Jean-Baptiste Harang, L’Art est difficile (Julliard, 2004, 310 p., 20 €). Mais la critique est-elle si aisée ? On est souvent tenté de le croire en lisant à la va-vite, avec les préjugés de toujours à l’encontre du journalisme littéraire, les chroniques hebdomadaires qu’on ne parcourt que pour ne pas avoir à lire les livres dont le seul fait de les feuilleter ressemble déjà à une corvée que nous sommes trop heureux de laisser à d’autres. Jean-Baptiste Harang fait partie de ces autres qu’on n’envie pas. Et pourtant, disons-le : il a fort bien fait de braver les ricanements prévisibles en rassemblant, à la façon de ses prédécesseurs les Lundistes du XIXe siècle, les chroniques éphémères qu’il donne depuis quinze ans à Libération. Détaché du fatras qui l’environne nécessairement dans le quotidien, chaque article peut maintenant être lu pour lui-même et perçu comme un moment d’un travail critique à la fois modeste et consciencieux. Chacune des chroniques apparaît désormais comme un modèle de synthèse intelligente et informée, personnelle mais sans vanité. Jean-Baptiste Harang a manifestement, chaque fois, lu attentivement l’ouvrage qu’il devait recenser : brève, l’analyse est soigneuse, informée, souvent accompagnée d’un témoignage direct mais discret, et qui livre en quelques fragments significatifs l’essentiel d’un entretien ou d’une rencontre. La structure de chaque chronique est variée, jamais répétitive ou stéréotypée. Le style en est proche de ces écrivains « minimalistes » que Jean-Baptiste Harang commente avec une certaine prédilection. Pour qui n’aurait jamais lu Jean Échenoz, François Bon, Christian Oster, Pierre Bergounioux, etc., voilà un excellent point de départ. Quant à Robbe-Grillet, Modiano ou Houellebecq, dont il n’est guère possible de ne pas savoir déjà quelque chose, la lecture des articles de Jean-Baptiste Harang permettra de se convaincre qu’on peut aller plus loin que les clichés ordinairement répandus. Et si ceux qui se sont délectés à suivre les aventures du cycle d’Hortense chez Jacques Roubaud n’ont abordé qu’avec crainte et incompréhension des œuvres a priori déroutantes comme Le Grand Incendie de Londres, la chronique que Jean-Baptiste Harang lui consacre constituera un excellent point de départ et une incitation à l’effort. D’ailleurs, à relire l’ensemble de ces articles, on se dit aussi que la littérature française ne se porte au fond pas aussi mal qu’il est devenu courant de l’entendre. La brochette d’œuvres dont il nous est ainsi donné un aperçu finit par former un ensemble plein de richesses insoupçonnées, intelligent, vigoureux, provocateur, porteur d’une force de renouvellement considérable. L’art est bien difficile, sans aucun doute, mais on ne pourra plus dire que toute la critique n’est que redondance et facilité.
Littérature érotique. Les Plus Belles phrases érotiques de la littérature, sélection établie par Philippe Cousin (Fitway, 2005, 95 p., 9,90 €). Entre l’enquête fameuse de Paul Masson (« Quels bruits émettez-vous pendant l’amour ») et les passages chauds de la littérature de M. de Villiers (celui de SAS, pas celui d’Axël), un peu moins d’une centaine de phrases jugées érotiques par le compilateur : « Il déploya une activité lucide, tandis qu’elle tordait des reins de sirène, les yeux refermés, les joues pâles et les oreilles pourpres » (Colette), « Je lui ai marqué mon étonnement pour une certaine caresse, qu’elle travaille également à la main, alors que je croyais que le résultat doit s’obtenir du seul travail de la bouche » (Léautaud), « – Oh ! Oh ! / – Ah ! Ah ! / Ils eurent un orgasme en même temps et s’effondrèrent tous les deux sur un tas de cartons écrasés et de livres éparpillés » (David Lodge), « Rachetant à tout hasard les problématiques excès commis par des rouges dans les couvents, la trop attrayante captive finissait, après maintes pénétrations plus ou moins déchirantes, agrémentées ou entrecoupées de supplices progressifs, de plus en plus cruels, par mourir écartelée entre quatre Marocains dans la cour de sa prison » (Alain Robbe-Grillet), « Rudement secouée par le membre énorme dont Roland déchire ses entrailles, malgré l’affreux état où elle est, elle se sent inondée de jets de foutre de son épouvantable enculeur » (Sade). Un des livres les plus comiques de l’année ou l’un des plus tristes ? En tout cas, sur un tel sujet, on regrette, on déplore, on se lamente de l’absence de toute iconographie.
Malraux (I). Joël Loehr, Répétitions et variations chez André Malraux (Champion, 2004, 320 p.,55 €). Si le retour à Malraux qu’a semblé dessiner la dense actualité éditoriale le concernant à l’automne 2004 s’avère efficace, il est peu de dire que le livre de Joël Loehr y aura contribué de plein droit. Envisagé comme une entreprise de relecture systématique qui, pour se concentrer sur les deux romans indiqués en sous-titre, n’en concerne pas moins l’œuvre entière, l’ouvrage, réécriture d’une thèse, entend « restaurer Malraux dans sa qualité d’écrivain » en reconsidérant le « processus créateur qui préside à l’élaboration de son œuvre ». L’on sent bien ce qu’il y a d’exaspéré dans cette entreprise – d’exaspéré contre les clichés, qu’une certaine critique universitaire n’a pas toujours su empêcher et qui n’ont sans doute pas fini de masquer une œuvre : clichés du roman « révolutionnaire », du roman engagé et historique réduit au monologisme de la thèse et/ou à l’illusionnisme de la représentation mimétique du réel. Joël Loehr engage une entreprise de « désinfection » qui vise à débarrasser une fois pour toutes l’entreprise romanesque, dont La Condition humaine et L’Espoir sont donnés pour les sommets, des lectures qui les rabattent sur le modèle d’une littérature de représentation au profit d’une autre, qui les exauce au rang de récits musicaux, de « romans à thèmes », et les fait entrer de plain-pied dans la modernité et dialoguer de chefs d’œuvre à chefs d’œuvre avec les grands aînés (Flaubert, Dostoïevski) et les grands contemporains (Faulkner, Bernanos) auxquels Malraux n’a pas pour rien consacré préfaces ou passages de L’Homme précaire et la littérature. L’échelle – la séquence – et les outils de ce renversement radical de point de vue, qui consiste dans l’attention scrupuleuse aux phénomènes de répétitions et de variations, Joël Loehr les définit et les construit dans un premier chapitre, Le processus créateur. Par ce biais, il s’agit de se mettre à l’écoute des effets de sens d’une littérature de montage (opposée à la simple mise en intrigue d’une histoire), de substituer à l’analyse des caractères l’étude du système de personnages, de congédier l’attention aux procédés de l’illusion narrative et réaliste pour mettre au jour les signes d’une poétique de l’allusion, bref de proposer une lecture qui prenne au sérieux les principes anti-réalistes, anti-fictionnels et anti-psychologiques des écrits sur l’art de Malraux. Que la répétition soit bien ce « lieu de passage du sens » à l’échelle de la séquence comme dans les variations qu’elle promeut de séquence à séquence, les chapitres II et III ne cessent davantage d’en convaincre, étayés sur des analyses précises, d’une myopie singulièrement salutaire quand, à l’échelle de la « micro-séquence », elle relève la réserve de sens des jeux paronomastiques, anagrammatiques ou onomastiques. Mais c’est surtout à l’occasion de l’analyse dispersée du système des personnages et de celle de la composition (à laquelle est consacré l’avant-dernier et quatrième chapitre) que l’opération de « désinfection » trouve son plein régime : en montrant comment le « couplage » de personnages parfois d’allures antonymes et la mise en écho de séquences contrapunctiques font lever à l’arrière-plan du récit, de l’orientation de son histoire ou de son discours axiologique supposé, l’ombre du farfelu ou de l’ironie pour en réorienter le sens, Joël Loehr convainc de la pertinence de sa démarche, de la nouveauté et de la fertilité de sa lecture. Le dernier chapitre, consacré à la voix auctoriale, à la fois invisible et partout sensible, montre que les redondances, que semblait n’avoir pas toujours pu éviter l’étude, sont en réalité l’illustration de son propos et la manifestation de son efficacité propre : en répétant et en variant ses analyses, l’auteur atteste, d’une part, que son livre suit moins une progression logique qu’un creusement spiralé de la lecture, faisant sans cesse retour sur elle-même pour conduire toujours plus loin sa mise au jour du « vaste système de signes » qu’est devenu par l’effet de son opération le roman malrucien ; d’autre part, que c’est ce creusement seul, cet investissement obstiné des blancs de l’ellipse, qui autorise « la voix de la prose », la « voix de gorge » de l’écrivain à faire entendre son rythme et sa musique propres, comme son appel à l’écoute active d’une lecture qui, dans la liberté concertée de son interprétation, lui rende enfin justice – c’est-à-dire restitue à la parole de l’écrivain Malraux sa présence vive et à ses romans leur « phosphorescence ».
Malraux (II). André Malraux et le rayonnement culturel de la France, sous la direction de Charles-Louis Foulon (Complexe, 2004, 450 p., 39,90 €). Sur la couverture de ce collectif, Malraux lit à une tribune officielle un discours lors de l’inauguration de l’exposition de La Joconde, le 8 janvier 1963, à Washington. Solennité et componction. Derrière lui, Mme Kennedy, vêtue de blanc, les épaules dégagées, suit avec attention, bonne élève ; un homme, affichant un sourire figé, regarde l’objectif ; la « Joconde » se tient sur le côté droit de la photo, les bras croisés, les yeux dans le vide. Peut-être cette illustration résume-t-elle l’état de la recherche malrucienne, toute occupée depuis plusieurs années à commémorer et à célébrer un auteur en perte de vitesse dans le champ universitaire. L’organisation de festivités aussi officielles est-elle la meilleure solution pour redonner le goût de lire cet écrivain qui a déjà beaucoup souffert de sa proximité avec les sphères du pouvoir ? La publication des actes de ce colloque permettra d’en juger. On y trouve rassemblées des études hétéroclites : sont passés en revue tous les aspects de la création malrucienne, ses romans, ses essais sur l’art, sa période antifasciste, son attachement au gaullisme, sa politique culturelle, sa réflexion sur les civilisations. Ce volume offre un parcours complet des grandes questions posées par une telle œuvre et comporte quelques bons articles, tels l’examen des Chênes qu’on abat par Abdelaziz Bennis, l’article de Joël Loehr sur « la musique et les lettres » chez Malraux, l’analyse que Marie-Sophie Doudet consacre à la « bibliothèque imaginaire », la réflexion de Jean-Claude Larrat sur « L’homme fondamental et la présence du farfelu »… Tout aussi intéressantes sont les analyses sur la politique culturelle de Malraux.
Manuel. Manuel de littérature française (Bréal/Gallimard, 2004, 648 p., 35 €). Divisé en six chapitres chronologiques – Moyen-Âge, XVIe, XVIIe, XVIIIe, XIXe, XXe –, ce manuel tente de répondre aux programmes de français des classes de lycée qui s’articulent depuis la rentrée 2002 autour des quatre perspectives d’études pensées et choisies par les pédagogues présidant à l’enseignement des lettres dans notre pays : « l’approche de l’histoire littéraire et culturelle ; l’étude des genres et des registres ; la réflexion sur la production et la singularité des textes (en seconde) et l’étude de l’intertextualité et de la singularité des textes (en première) ; l’étude de l’argumentation et des effets sur les destinataires ». L’ouvrage propose, dans chaque chapitre, huit rubriques à partir desquelles ces différents points vont s’articuler : introduction, image, situation, lieux, figures, genres et registres, l’écrivain au travail, variations. Tout cela est dense, bien mis en page, agréable à regarder, riche en iconographie, d’une fonctionnalité à toute épreuve, etc. Reste à savoir si ce travail, sous-tendu par une visée pragmatique et utilitaire, est capable, par delà l’éventualité d’une bonne note au bac, de transmettre le goût et le plaisir de la littérature aux chères têtes blondes.
Maritain. Marina Zito, Itinéraires littéraires et spirituels : Raïssa Maritain, de Saint-Denys Garneau, Anne Hébert (Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2004, 100 p., 10 €). Livret mignon, au sérieux garanti par celui de l’éditeur, la Biblioteca della Ricerca (Studi novecenteschi 7), à réserver de toute urgence aux passionnés de Raïssa (1883-1960) – oui, c’est bien elle, la dame qui charma, rare exploit, Léon Bloy le 20 juin 1905, mardi que, flanquée de son Jacques de mari teint en Samaritain, sans couteau elle alla dans son gourbi à la Marat saluer le mendiant ingrat ; Hector de Saint-Denys Garneau (1912-1943), poète montréalais au nom trop long, mais à la vie trop courte, est celui dont on publia en 1971 les Œuvres à – coïncidence étrange – Montréal en un volume de xxvii+1320 pages ; Anne Hébert enfin (1916-2000), poétesse québécoise aux yeux turquoise, est aujourd’hui la plus lue des trois. Désolé, Mauricette, si, des fans d’aucun du trio, nous ne sommes : on ne saurait être partout si l’on n’est Dieu.
Mémoire. Gil Jouanard, Prends garde à la douceur des choses (Phébus, 2004, 192 p., 14,50 €). Livre de lectures et de promenades. L’auteur donne ici un gigantesque collage, un montage de citations, longues et épanouies, empruntées à d’excellents auteurs dont, pour l’essentiel, la diffusion reste discrète : Cingria, Tortel, Henri Thomas, Follain. D’autres aussi, plus visibles: Rilke, Gracq, Jaccottet. Le livre, presque uniquement composé de citations, est un rêve de lecteur, que Gil Jouanard réalise avec justesse. Regrettons le ton de la quatrième de couverture, exagérément chaleureuse et sympathique (sympa, faudrait-il dire) qui insiste trop sur les vertus de « l’ami Jouanard » et découragerait presque d’en dire du bien.
Mer. La Naissance du roman maritime (Musée maritime de l’île de Tatihou, Saint-Vaast-la-Hougue, 2004, 79 p., 13 €). Ce catalogue d’une exposition réalisée à Tatihou en 2004 présente neuf auteurs principaux – de Walter Scott à Herman Melville, en passant par Édouard Corbière ou Jules Lecomte – et quelques chapitres de la naissance d’un genre : le roman maritime. Inspiré au départ par le log-book que devaient tenir les capitaines de navires, ce genre glisse progressivement du témoignage vers la fiction. Il a été, on le sait, le support de bien des rêveries adolescentes et, comme un certain presbytère, il n’a rien perdu de son charme. De nombreuses illustrations et une bibliographie augmentent l’intérêt de cette publication soignée qui donne envie de découvrir le musée maritime de l’Île Tatihou, dans la Manche.
Mirbeau. Samuel Lair, Mirbeau et le mythe de la nature (Presses universitaires de Rennes, 2004, 361 p., 20 €). Dire que Mirbeau est un écrivain inclassable, atypique, relève, on le sait, du lieu commun. Souligner en outre le fait que son parcours, tant idéologique qu’esthétique, procède par brisures, discontinuités, voire contradictions, revient à entériner l’évidence. C’est pourtant sur la base d’un tel constat que repose l’hypothèse de travail de Samuel Lair. Mais l’auteur prend aussitôt le soin d’indiquer que si, de fait, manque à l’œuvre de Mirbeau une apparence (rassurante) de cohérence, cette lacune ne doit pas être artificiellement comblée ou réduite, elle ne doit pas être non plus négligée ; elle vaut d’être considérée tout au contraire comme une question, et peut-être aussi comme un défi lancé au critique. La cohérence n’est jamais donnée, de même que l’objet d’étude échappe à tout préconstruction : il appartient au métadiscours critique de proposer des modes d’analyse et des schémas explicatifs susceptibles de faire apercevoir et la pertinence de la question de la cohérence et son inscription sous-jacente dans la démarche créatrice de Mirbeau. S’il fallait reconnaître, d’emblée, un mérite au livre de Samuel Lair, ce serait bien celui-là. Car l’option scientifique de ce travail consiste à approcher les motivations, les principes moteurs de l’imaginaire de Mirbeau. L’hypothèse de la cohérence de l’œuvre, si elle a du sens, doit en passer par ce préalable, tout en évitant, notons-le tout de suite, les tentations réductrices de la sociologie et de la psychanalyse. Samuel Lair voudrait ainsi s’attacher « à cette chose qui entraîne, qui stimule et pousse Mirbeau à avancer ». Se donner un tel objectif risque de faire courir au discours critique le risque de l’impalpable ou de l’affabulation. Mais l’auteur vise juste en posant, dès les premières lignes de son essai, que Mirbeau ne se fixe pas à des « principes de pensée » : il refuse d’imposer « l’arbitraire d’une démarche qui intellectualise à outrance la dynamique de la création ». Mirbeau est difficilement « théorisable » parce que, précisément, il s’est tenu à l’écart de toute rigidité doctrinale ; lorsque, par extraordinaire, il se cramponne à un dogme, c’est toujours dans le moment et il sait cette attache vouée à l’éphémère. C’est la raison pour laquelle, armé de bon sens, Samuel Lair en vient à s’assigner pour objet d’étude le champ actif, productif, de l’imagination poétique telle qu’elle se met en œuvre dans les grands textes de Mirbeau. Ce champ est comme la table magnétique des forces vitales qui s’organisent, s’allient et se défont selon le rythme organique d’une pensée de la création. Pensée préconceptuelle, tout entière traversée par les énergies premières, fondatrices, du sujet. Dans ces conditions, on voit bien que le « mythe de la nature » – expression qui est encore à nos yeux trop entachée des attendus d’une phraséologie critique bien passéiste – recouvre l’ensemble des schèmes et des catégories imaginaires qui informent en profondeur l’œuvre de Mirbeau en lui conférant cohérence et unité. Il y aurait beaucoup à dire sur cette question du mythe. Samuel Lair retient sa vertu de réconciliation : le mythe, dit-il, répond à un besoin propre à Mirbeau, qui est de renouer avec un modèle (la Nature), qui lui permettrait de neutraliser – et donc de rendre moins agressives, plus acceptables – les caractérisitiques d’un environnement idéologique, culturel et esthétique – cette période fin-de-siècle – dont l’auteur du Calvaire cherche à se désolidariser. De cette façon, Samuel Lair soustrait le mythe à toute restriction thématique pour l’élever au rang d’un principe structurel. Les analyses qu’il propose dans ce cadre, et qui s’emploient à démontrer, du Calvaire jusqu’à Dingo, la validité du mythe d’une part, d’autre part l’efficience des mythèmes isolés, emportent pour l’essentiel l’adhésion du lecteur. On apprécie la manière, très subtile, dont le raisonnement épouse les veines secrètes des textes de Mirbeau, scrute les métaphores décisives, décèle les réseaux signifiants, dresse enfin la carte d’un symbolisme en acte qui éclaire la cohérence d’une démarche esthétique. On éprouve parfois à la lecture de certaines pages un plaisir filant qu’en leur temps Bachelard ou Jean-Pierre Richard ont su inspirer. On regrettera toutefois que la théorie du mythe ait été trop souvent livrée aux hasards du bricolage : des références bien hétérogènes saturent l’horizon de la théorisation avancée, timidement, par Samuel Lair : Bachelard, Jung, Lévi-Strauss, Eigeldinger, Caillois, Albouy, n’en jetez plus, de grâce ! Et choisissez le bon. Par ailleurs, on s’étonne de l’absence de toute mise en perspective historique et contextuelle de la question, centrale en effet, du mythe dans les trente dernières années du XIXe siècle. Mirbeau, quoique incertain au plan de sa propre évolution, méritait, ce nous semble, un effort d’historicisation plus appuyée.
Monfreid. Freddy Tondeur, Sur les traces d’Henri de Monfreid (Anako, 2004, 224 p., 18 €). Une biographie de l’aventurier-écrivain qui réussit dans le trafic d’armes et échoua dans sa candidature à l’Académie française. L’auteur, qui a aussi vécu en Éthiopie et sur les bords incandescents de la Mer Rouge, rétablit quelques vérités et donne diverses informations sur la vie familiale et les aventures sentimentales de Monfreid. Le biographe se garde de porter un jugement moral sur le personnage. Il a bien fait, car les critères usuels sont défaillants pour statuer sur de tels individus.
Nerval. Philippe Destruel, L’Écriture nervalienne du temps (Nizet, 2004, 393 p., 38 €). Connaisseur de l’œuvre de Nerval, sur lequel il a publié maints travaux éclairants, Philippe Destruel offre ici une version remaniée de sa thèse de Doctorat. Le titre de l’ouvrage rappelle un air connu : Nerval et le temps, Nerval et l’expérience du temps etc., c’est là bien sûr le seul sujet possible, le seul légitime et pertinent, dès lors qu’on entreprend de sonder les soubassements de la poétique nervalienne et d’explorer, ipso facto, les méandres de son univers imaginaire. Mais qu’on ne s’y méprenne pas : Philippe Destruel, averti de cette nécessité épistémologique, se garde bien d’enfoncer des portes ouvertes. Inscrivant sa démarche critique dans le sillage des travaux d’Yves Vadé et de Jacques Bony, retenant les meilleures leçons de la dernière édition des œuvres de Nerval dans La Pléiade (par Claude Pichois et Jean Guillaume), l’auteur entend se livrer à un travail de (re)historicisation de l’écriture nervalienne. Initiative salutaire, qui permet, entre autres bénéfices, de réduire, voire de neutraliser certains égarements propres aux critiques thématique et structurale. Le parti pris d’une approche historique, dans le meilleur sens du terme, se mesure à l’aune du refus subséquent de l’uchronie et de la synchronie. Il y a là, du strict point de vue méthodologique, un progrès notable, qu’il convenait de saluer. Mais il y a aussi une avancée dans l’intelligence de l’œuvre. Car une pareille mise en situation, qui porte au jour l’historicité des textes, ne manque pas de renouveler les hypothèses de lecture et les grilles interprétatives.Optant pour une « herméneutique littéraire et une approche phénoménologique », Philippe Destruel tourne le dos au « thème » du temps pour se consacrer à la question de la temporalité comme mode poétique, principe de création. La démonstration élaborée dans cet ouvrage repose sur le principe d’une conception dynamique du temps, qui alimente la conscience lucide d’un écrivain et anime son geste créateur. Contre l’idée trop largement répandue d’un Nerval nostalgique – puisque mélancolique –, Philippe Destruel contruit, à rebours du mythe, un modèle d’intelligibilité de l’œuvre nervalienne, tendu vers l’avenir, à partir notamment des Faux Saulniers (1850) et du Voyage en Orient (1851). « Phénoménale matrice textuelle génératrice d’une grande partie de l’œuvre à venir à partir de 1850 que Les Faux Saulniers, note Ph. Destruel, ils relatent la recherche d’un livre, d’une œuvre, d’un volume ; de ces volumes qui vont éclore après 1850 ? » Certes, la création nervalienne se nourrit d’un incessant travail de reprise, de prélèvement et de déplacement. Rhapsodie ? Le terme semble impropre, tant l’objectif poursuivi vise à constituer l’œuvre en temporalité, c’est-à-dire en mémoire d’autres textes, premiers, antérieurs, et en mouvement de conquête, en élan d’avenir. Si l’œuvre de Nerval peut être considérée, symboliquement et métaphoriquement, comme le procès toujours retenté d’un seul livre, d’un seul volume, alors l’historicité des textes représente un seuil critique essentiel dans l’appréciation de cette entreprise. Ce que l’ouvrage de Philippe Destruel illustre parfaitement. On se plaît ainsi à suivre l’auteur dans le parcours qu’il nous invite à emprunter : itinéraire qui permet de lire, à travers le temps, la formation d’un écrivain et l’aventure d’une écriture. On apprécie tout particulièrement les belles pages sur Le Voyage en Orient, mais aussi sur Les Filles du feu (très brillante analyse de « Sylvie » et d’« Octavie ») et sur Les Chimères dans la quatrième partie du livre III. Il est regrettable toutefois que cet essai, qui obéit à un principe de relative chronologie, soit dans sa composition si émietté : trop de chapitres minuscules (on pense à la troisième partie du livre II), trop d’intertitres parasites. Cet effet d’éclatement nuit au suivi de la lecture et, chose plus grave, trahit ici et là des insuffisances. On attendait mieux et plus par exemple de l’analyse des Petits Châteaux de Bohême, approche qui à l’évidence manque de profondeur et qui ne vaut que par les indications superficielles qu’elle ménage au détour de pages trop souvent succinctes. C’est un peu dommage. Le livre de Philippe Destruel reste malgré tout une solide et utile contribution aux études nervaliennes. On lui souhaite d’occuper au plus vite la place qui lui revient.
Nodier. Charles Nodier, Études sur le Seizième Siècle et sur quelques auteurs du Dix-septième, choix, introduction et appareil critique par Jacques-Rémi Dahan (Plein Chant, 2005, 446 p., 30 €). Oh, le beau livre ! Format, papier vergé, caractères, marges, couverture, tout y porte la marque nonpareille des éditions Plein Chant. Cet in-octavo romantique, dont la couverture comme l’intérieur rappellent l’époque même de Nodier, les publications de Techener, les reliures de Simier et de Thouvenin, est une merveille. Quant au contenu, il n’en est point indigne non plus. Il faut vraiment féliciter le maître d’œuvre du livre, Jacques-Remi Dahan, pour le travail ainsi réalisé en réunissant, présentant et annotant onze études de Nodier jamais reprises en volume et portant en majorité sur des auteurs du XVIe siècle (trois seulement appartiennent au XVIIe : Claude de Chaulne, Jacques de Cailly et Cyrano de Bergerac). Surtout, il est resté fidèle à l’esprit même de Nodier, en joignant des Notules bibliographiques sur quelques livres rares, que celui-ci avait dispersées dans des revues ou des catalogues de vente. Le tout donne une image très représentative de la méthode de Nodier, critique qui se double toujours d’un bibliographe à la fois précis et irrésistiblement séduit par les textes rares et les curiosités. C’est même ce qui lui a permis d’avoir une vue originale et pénétrante de l’histoire littéraire, en rappelant, à l’époque de la bataille d’Hernani, que notre littérature peut se ressourcer en revenant à ses origines, c’est-à-dire à la prose du XVIe siècle. Il est remarquable que les préférences de Nodier soient allées à des écrivains qui, à son époque, étaient considérés comme des hétérodoxes, voire de simples fous littéraires : Rabelais (mais oui), Bonaventure des Périers, Cyrano de Bergerac. Son sûr instinct des textes et de la langue lui a fait également privilégier des auteurs comme Marot, Dolet, Henri Estienne, l’étonnant Hotman, Cailly ou La Satyre Menippée. Rien de ce qu’il étudie n’est indifférent, et c’est un plaisir que de le suivre ici dans ses recherches et ses réflexions. Nodier offre en effet l’exemple très rare, et pour nous infiniment précieux, d’un critique en qui se combinent le véritable écrivain, le liseur, le bibliophile et le bibliographe : conjonction exceptionnelle, qui lui a permis de connaître comme personne la littérature et d’en avoir une vue infiniment nuancée et originale. Il ne s’est jamais attardé sur des auteurs ennuyeux et a au contraire souvent privilégié ceux qui comportaient le plus de sel, voire les subversifs. Il représente même, à cet égard, le début de ce courant de grande érudition et de libre recherche qui parcourra tout le XIXe siècle et une partie du xxe. Tout comme Sainte-Beuve et d’autres, Nodier avait cependant ses limites : son éditeur remarque justement qu’il n’a jamais consacré la moindre ligne à Balzac – Balzac, l’auteur des Contes drolatiques ! Et sa préoccupation de la langue lui fera accorder plus d’attention à Chassignet qu’à Ronsard (mais Sainte-Beuve lui-même, comme nous le rappelle l’Introduction, ne trouvait-il pas les vers de Louise Labé insignifiants ?). Parfait connaisseur de Nodier, Jacques-Remi Dahan a merveilleusement servi son écrivain. Son annotation des textes est exemplaire, par son érudition sans faille, toujours d’une extrême précision. Il ne s’en est point tenu là, et a fait précéder ces textes d’une Introduction de 118 pages, très nourrie, et qui constitue, par-delà Nodier lui-même, un remarquable morceau d’histoire littéraire. On y voit comment, sous la Restauration, le XVIe siècle bénéficia du mouvement de réappropriation romantique du Moyen-Âge, pour aboutir au fameux Tableau [du] XVIe siècle de Sainte-Beuve. Mais on sait que cette étude laissait de côté toute la prose, que Nodier s’attachera au contraire à revendiquer (Amyot, Henri Estienne, Montaigne et Rabelais). Enjeu également politique pour Nodier, qui a conscience de vivre dans une société instable et menacée, et ne se prive pas, dans son étude sur Le Tigre de Hotman, de flétrir les excès de la Révolution et « cette tyrannie de la populace qu’on appelle sa souveraineté ». Il demeure cependant assez lucide pour ajouter que « toute l’histoire des peuples civilisés » est « imprimée avec du sang, dans l’histoire des cannibales »… Tous les textes réunis ici montrent que Nodier avait pour les livres un amour particulier et communicatif, qui lui faisait écrire : « mon ancienne profession de critique ne m’a jamais rapporté autant de plaisir, tant s’en faut, que mes fantaisies de bibliomane ». Plaisir constamment partagé par le lecteur dans cet ouvrage en tous points remarquable.
Nozières. Véronique Lesueur-Chalmet, Violette Nozières (Flammarion, 2004, 250 p., 18,90 €). « Ne tuez votre père qu’à bon escient », recommandait aux enfants le R.P. Gilbert Lely. Un qui commence par baptiser sa gamine Violette donne à espérer. Mais si, devenues grandes, toutes les gamines violées par leur Jean-Baptiste de papa l’expédiaient ad patres avec l’agrément des juges, qu’arriverait-il ? Les mâles se palperaient avant d’enquiquiner des fruits verts ? Peut-être, mais que deviendraient romancières, analystes, traqueuses de syndromes ? Lecteur alléché, survivrais-tu au silence du sujet Christine ? Laissons ces supputations, venons à l’histoire : l’inceste subi, la tentation du parricide couve des années. Sous un secret si lourd se multiplient les mensonges, les affabulations. Violette y passe experte et profite de ses déambulations au Quartier latin pour se faire une jolie réputation de fille facile, folle plutôt que vénale. Vient le soir où l’aspirante empoisonneuse, après des essais imprécis, arrive à ses fins. Le meurtre est bientôt découvert, Violette arrêtée, la presse en émoi. Elle horrifie, fascine. En dépit du chœur surréaliste prompt à encenser une jeune fille hors pair, malgré le docteur Destouches qui, dans La Revue anarchiste, signe Bardamu un article où il écrit notamment : « J’admire les cheminots qui ne croient pas Nozières capable d’avoir troussé sa fille parce qu’il était bon mécanicien. En fait l’exiguïté des logements citadins provoque la fornication », Violette est condamnée à mort. En 1934, elle a 19 ans, sa peine est commuée : il faudra Vichy pour guillotiner une Française encore, la dernière, avorteuse elle aussi chabrolisée à l’écran par Isabelle… Huppert. Onze années, dont cinq de guerre, Violette va rester en prison. Le 29 août 1945, elle sort. Aussitôt franchie la porte de la maison d’arrêt pour femmes de Rennes, elle connaît l’amour : son futur l’attend sur le trottoir d’en face. L’ex-égérie-malgré-elle rentre dès lors dans l’anonymat pour officier en Normandie comme hôtelière. À l’hôtel de l’Aigle d’Or, plus de Violette : comme toute Française normale, elle s’appelle désormais Françoise. Le bonheur conjugal dure treize ans, le temps de faire cinq enfants. Veuve en 1960, elle mourra six ans après dans les bras de sa mère : si Germaine avait mal digéré sa part de la potion qui avait tué l’abuseur (« Tue-toi, Violette ! Tue-toi ! Je te pardonnerai quand tu seras morte ! »), elle avait, la réflexion aidant, absous la parricide avant son jugement. Retournement plus étonnant, unique dans les annales de la Justice, le 18 mars 1963 – l’intéressée est encore en vie, elle a 48 ans – une coupable avérée est réhabilitée ! Depuis trente ans, son avocat Maître de Vésinne-Larue s’y acharnait. (Seznec junior, encore un effort !). Conjugué à l’indicatif présent, ce récit bien documenté, à peine romancé, d’une histoire aussi sordide que tragique est fort bien mené parVéronique Lesueur-Chalmet, journaliste en criminologie. Elle narre les faits connus, simplement, nimbés du gris laiteux d’une psyché garrottée. Cauchemar conseillé aux lecteurs cafardeux et souhaitant le rester, ainsi qu’aux gens trop gais soucieux d’une pause.
Occupation. Archives des années noires. Artistes, écrivains et éditeurs, documents réunis et présentés par Claire Paulhan et Olivier Corpet, préface de Jérôme Prieur (Imec, 2004, 143 p.,30 €). Un ouvrage de qualité, qui propose un état des lieux imagé de la période de la guerre, avec pour fil directeur le monde éditorial et les itinéraires des gens de lettres de l’époque. Olivier Corpet et Claire Paulhan expliquent leur parti-pris réussi : montrer une « archive existentielle », apte à propager la passion et le souci, la peur et l’indignation, l’hypocrisie et la défaillance, l’incertitude et le questionnement. Une préface de Jérôme Prieur rappelle un mot de Léon Werth : « Tout sera oublié, versé aux poubelles de l’histoire » (Déposition, 1946). Grâce aux très riches fonds de l’IMEC, et à la volonté de diffusion de ceux qui le dirigent, rien ne peut être oublié : ni les listes Bernhard et Otto (établie par les éditeurs français en 1940), visant « les publications de réfugiés politiques ou d’écrivains juifs » qui ont trahi « l’hospitalité que la France leur avait accordée » (sic), ni l’écriture régulière et sûre de son propos d’Éluard, dont le poème Liberté, tout d’abord intitulé Une seule pensée, continue à faire frémir au plus profond son lecteur, ni la pénurie du papier, qui pousse Audiberti à écrire sur des chutes de papier peint. Il ne manque que quelques photos, celles des intellectuels morts en déportation.
Oulipo. Pratiques oulipiennes, anthologie proposée et commentée par Dominique Moncond’huy (Bibliothèque Gallimard, 2004, 208 p., 4,20 €). L’oulipotache est servi ! Dominique Moncond’huy met les jeux oulipiques à la portée de tous les lycéens. La dissertation-en-trois-parties n’a plus qu’à bien se tenir. Voilà de quoi substituer, permuter, greffer, jouer avec les formes, lire et écrire sous la conduite d’un maître informé qui a composé une anthologie fournie agrémentée d’arrêts sur lecture, de bilans et d’annexes fort réjouissants. À présent, comme le dirait l’animateur actuel du jeu des mille euros :
Joconde
vous
Les lecteurs peu rompus aux pratiques oulipiennes trouveront la traduction de ce calembour laborieux dans le n° 100 d’Histoires littéraires.
Passions. Laurence Campa, Michel Décaudin, Passion Apollinaire. La poésie à perte de vue (Textuel, 2004, 192 p., 49 €) ; Francine Dugast-Portes, Marie-Françoise Berthu-Courtivon, Passion Colette. Ambivalences et paradoxes (Textuel, 2004, 192 p., 47 €). La collection Passion se poursuit, avec ses beaux albums illustrés aux sous-titres assez nouilles (« La poésie à perte de vue », bof, « Ambivalences et paradoxes », bof, bof). Les deux derniers titres parus présentent les habituelles qualités de la collection (une iconographie souvent peu connue et, en tout cas, bien mise en valeur) et les mêmes défauts (des images occupant une pleine page, voire deux, et n’ayant qu’un rapport vaguement allusif avec le personnage célébré : Colette s’est intéressée aux rebellions de la jeunesse ? Voici une double page reproduisant une photographie montrant des « jeunes » affalés sur un quai de la Seine. Apollinaire évolue à Paris, « capitale du monde » ? Et c’est, en pleine page, une vue de la grande roue qui distrayait les touristes du Paris de l’époque). En tout état de cause, des deux albums, le Passion Apollinaire est le plus attachant. Non que le Passion Colette soit bâclé et ennuyeux. Mais on trouvera sans doute longtemps l’univers de Guillaume Apollinaire plus personnel et plus émouvant que celui de la « Grande Colette », qui finit sa carrière dans des honneurs dont les pompes prennent avec les années un côté poussiéreux de mauvais aloi. Et chaque fois, cette arrière-pensée sur une des plus grandes injustices de notre littérature : et Willy, alors ?
Pastiches. Sinclair Dumontais, Entretiens avec cinq écrivains : Louis-Ferdinand Céline, Simone de Beauvoir, Sacha Guitry, Antoine de Saint-Exupéry, William Shakespeare (Hurtubise, 2005, 308 p., 21 €). Le lecteur inattentif pourrait croire, au vu du titre, qu’il s’agit d’entretiens réellement tenus voici plus d’un demi-siècle. Mais le dernier nom, celui de Shakespeare, montre bien qu’il s’agit d’un jeu. Jeu d’ailleurs amusant et qui consiste à feindre qu’un écrivain réponde aux lettres successives que lui envoie un journaliste. On l’aura compris, le but est de pasticher, de donner l’illusion, tout en ne dissimulant pas la supercherie. Et peut-être Shakespeare n’a-t-il été mis là que pour mieux souligner que nous avons affaire à un jeu, et non à un décalque proprement dit. Bref, à un pastiche d’un genre particulier. Nous ne dirons cependant rien des entretiens avec Shakespeare, et pour cause. Les quatre autres montrent une grande familiarité avec la biographie, l’œuvre et le style même des auteurs tympanisés. On croit souvent les y entendre, ce qui montrerait qu’il y avait déjà chez chacun d’eux comme sa propre caricature, à force de ressassement. Tel est bien ce qui est intéressant et piquant dans ces petits exercices. La chose est évidemment moins visible dans le cas de Saint-Exupéry, qui mourut trop tôt pour être la proie des journalistes en mal de copie. Il est difficile de décider lequel des trois restants est le plus réussi : Céline, Beauvoir ou Guitry ? Sans doute la seconde. Pour reprendre un mot célèbre, nous dirons : « Le Beauvoir est excellent, car je n’ai pas pu le lire jusqu’au bout. »
Pauwels. Louis Pauwels, Un jour je me souviendrai de tout (Rocher, 2004, 672 p., 21,90 €). On assiste aux interrogations sur soi d’un écrivain et journaliste fuyant sa bâtardise dans le mysticisme et le refus de l’engagement durant l’Occupation. Auteur du roman L’Amour monstre et d’un livre sur Gurdjieff, il connut la célébrité comme co-auteur du Matin des magiciens, fondateur et directeur de la revue pré-New Age, Planète. Directeur du Figaro-Magazine, il donna une tribune à la nouvelle extrême-droite, et il devint néopaïen avant de se convertir au catholicisme. On le voit vivre sur un grand pied à la fin de sa vie, consacré par l’Académie, et se poser sans cesse en victime alors même qu’il dénonçait dans ses articles et ses libelles, de la façon la plus réactionnaire, les mouvements de libération des mœurs et des esprits. L’ouvrage est un choix de textes tirés de son journal (les plus intéressants, pour ses rencontres et anecdotes), de lettres, de textes inédits, classés par ordre chronologique. On ne peut contester à Pauwels un style efficace et clair, le goût de la maxime moralisante et paradoxale, mais sa pensée était fumeuse, issue du traditionalisme et de l’occultisme, et il avait tendance à donner comme arguments des citations puisées chez ses écrivains de prédilection. L’ouvrage est écrit gros et il est très aéré, pour faciliter la lecture du public de rentiers et de douairières, s’il en existe encore, à qui il semble destiné.
Perret. Pierre Perret : sur la pointe du palpitant, citations recueillies par Jacques Perciot (D. Carpentier, 2004, 96 p., 9 €). Truculences argotiques et joviales sonnant totalement faux, éructées par un chanteur-compositeur qui affirme depuis trop longtemps que Léautaud s’intéressa jadis à lui. On sollicite la permission d’en douter un peu.
Perrier. Jeanne-Marie Baude, Anne Perrier (Seghers, Poètes d’aujourd’hui, 2004, 278 p., 21 €). La poésie d’Anne Perrier devrait trouver plus de lecteurs, en tout cas hors de Suisse où elle est depuis longtemps considérée comme un poète de premier plan. Il y a sans doute une malédiction à écrire en français quand on n’est pas publié à Paris : soyez génial à Lausanne, Bruxelles, Montréal, Tunis, Dakar ou Abidjan, vous pourriez autant être Monsieur Homais ou Madame Bovary – on cite à dessein ces noms tant on se croirait encore en ces matières sous le Second Empire. En anglais, on peut percer depuis longtemps à Boston, Sidney, Calcutta ou Toronto autant qu’à Londres. On en reste, en français, à ce réduit que Balzac appelait intra muros : à peine plus que quelques rues du sixième arrondissement. Aussi regrettera-t-on que ce « premier ouvrage consacré à l’œuvre d’Anne Perrier » marque un rendez-vous manqué. Son lecteur conservera l’image d’une poésie mièvre, mineure littéralement et dans tous les sens, provinciale, pieuse et anodine. Rien n’est plus faux. On s’en persuadera en lisant « L’Écouteuse, à l’écart » de Philippe Jaccottet (Une transaction secrète, 1987).
Platitudes. Raymond Tofan, Une vie de lectures (Éditions du Tétras, 2004, 312 p., 23 €). Livre absolument dénué d’intérêt, où l’auteur – un industriel du textile, apprend-on – a jugé nécessaire de passer en revue les lectures qui l’ont marqué. Cela donne l’impression d’un éventaire de bouquiniste où tout est soldé à un euro, mais où il n’y a rien que du très connu, entendez : du très connu dans le banal et l’académique. Commentaires plats comme la Beauce, avec parfois – mais c’est rare – une ironie fortuite, sans doute involontaire. Ainsi, à propos des romans de Jean d’Ormesson : « Je trouve qu’il publie un peu trop, mais c’est agréablement écrit, et puis j’aime assez ses titres. » Mais peut-être serait-ce faire trop d’honneur à l’auteur que de supposer qu’il aura voulu prendre ce dernier mot dans un double sens.Poésie érotique. Jean-Paul Goujon, Anthologie de la poésie érotique française (Fayard, 2004, 1006 p., 40 €). Une anthologie pensée comme un spectacle soigneusement mis en musique, puisque entre les sections soit thématiques (Pédagogies, Misogynie, Vérolution), soit formelles (Tombeaux), on trouvera des « intermèdes » (bisexuel, dansé, ecclésiastique) : signe que Jean-Paul Goujon attend de nous plus qu’une consultation épisodique, ce à quoi inciterait cependant la taille du volume et la brièveté des pièces. L’auteur étant un éminent collaborateur d’Histoires littéraires, il ne serait pas convenable que nous nous esbaudissions ingénument devant l’exploit, la richesse de l’appareil critique, l’index des auteurs, des titres, la savante introduction en forme d’histoire de la poésie érotique (120 p.), etc. Il y faudrait toute l’autorité et l’impertinence d’un grand supplément littéraire. À défaut nous nous replierons devant l’autorité du texte, en amuse-bouche :
J’étais la nuit dernière
Tout à vous ; je rêvais
Que vous étiez rivière
Et sur vous je nageais.
Tra la la, etc.
[…]
Vous devîntes nacelle
et je vous remorquais ;
Vous devîntes ficelle
Et je vous pelotais
Tra la la, etc.
[à suivre, tra la la, etc.]
Poètes maudits. Verlaine et Rimbaud. Poèmes en chansons, poèmes interprétés par Léo Ferré, avec un CD (La Mémoire et la mer, 2004, 144 p., 12 €). Un livre et deux CD, contenant la totalité des poèmes de Verlaine et de Rimbaud que Ferré avait musiqués. On y retrouve certaines des œuvres qui figuraient dans le très réussi double album paru chez Barclay en 1964. On y découvre surtout des mises en musiques inconnues, jamais publiées du vivant de Ferré ; la qualité technique de ces dernières n’est pas toujours de premier ordre, mais qu’importe : la plupart de ces poèmes devenus chansons ne perdent rien de leur charme d’origine (on ose à peine écrire que certains y gagnent, et pas seulement du côté de Verlaine). On trouve, sur un des deux CD, le Sonnet du trou du cul, « poème » dont Ferré créa la chanson lors du concert donné en hommage à Rimbaud à la Halle de la Villette pour le centenaire de sa mort le 9 novembre 1991. Une inclusion courageuse : pour avoir lu ces vers à l’antenne, Jean Teulé fut viré sur-le-champ par son employeur, un certain Joseph Crampes, qui se faisait appeler Jacques Chancel au siècle précédent. Sur ce poème zutique, le livret précise curieusement : « Verlaine complètera certains vers manquants du poème. » On aurait pu en dire autant de Rimbaud : les quatrains sont de l’un, les tercets sont de l’autre ! Les illustrations du livret, qui mettent en scène les deux poètes maudits (au café, dans la rue, etc.), sont grotesques : Rimbaud a l’air benêt et Verlaine ressemble à un père Noël en civil. Allons, de la musique avant toute chose, oui, mais pas de dessins.
Point cardinal. Jean Hugues, libraire éditeur. Le Point Cardinal (Éditions des Cendres, 2004, 120 p., s.p.m.). Un hommage à Jean Hugues, pour ses activités de libraire, d’éditeur et de galeriste du célèbre Point Cardinal, disparu en octobre 1997. La vente posthume de sa collection de manuscrits de Rimbaud – elle incluait la « lettre du voyant » – fit en son temps l’événement. Hugues n’a pas laissé de mémoires, ce qui est bien dommage, car il en savait long sur les aspects occultes de la geste surréaliste. Il aimait conter ses souvenirs sur Char, Breton, Michaux, Max Ernst, qui avaient sa confiance. Tout destinait Jean Hugues – sa famille, surtout – à devenir notaire. À la basoche il préféra les toiles de Sima et les reliures de Rose Adler. Quel lecteur d’Histoires littéraires n’admettrait ce choix ?
Porte ouverte. Guy Konopnicki, Prix littéraires : la Grande Magouille (J.-C. Gawsewitch, 2004, 154 p., 15 €). Nul n’ignore que l’appréciation des crus romanesques de l’an s’opère à l’aveugle, les jurés-priseurs ne sachant rien, c’est la loi, du nom des auteurs, des éditeurs dont émanent les œuvres à goûter. Un très court « tirage à blanc », réservé aux jurys, assure, sous la tendre égide de Maître Plihan, huissier à Paris, que nul préjugé n’altère la sincérité d’aussi délicates dégustations. Or voici qu’au terme d’une enquête haletante, l’inspecteur Konop – qui signe ailleurs des polars – nous apprend qu’en plusieurs cas la règle de cécité, garante d’impartialité, aurait été violée ! Abus éclairant, selon lui, ce mystère : que, dans telle liste d’ouvrages primés, certains noms d’éditeurs reviennent, d’an pair en année impaire, plus souvent qu’à leur tour. Cinq listes groupées en annexe étayent cette remarque rare. Impossible, disons-le tout net, de croire à tant de noirceur : ce serait à s’aller pendre, et nous préférons rêver que Konop erre ou raille. Frappés d’un pied jaloux, plusieurs de ses shoots trahissent les passions de l’auteur de l’Éloge de la fourrure : il va jusqu’à accuser d’innommés courtisans de François Nourissier, public ami des chats, d’avoir pour lui complaire introduit naguère dans leurs romans goncourants des félins plus sympas que nature ! Guy, c’est se moquer ! De Richelieu à De Gaulle, de Baudelaire à Brassens et de Malraux à Céline, qui jamais nia qu’une plume contraire aux chats est indigne de vivre ? Faut-il que vous nourrissiez contre saint François de rances rancœurs pour descendre à pareil prêchi-prêcha ! Du même tonneau sortent des piques inciviles visant Madame d’Ormale, héroïne de la cause animale taxée sans preuve d’avoir confié la rédaction de ses mémoires à un nègre. Si jamais ce fut le cas, ce fut charité pour rémunérer un pauvre, et il faudrait conseiller à l’auteur de ce pamphlet mouillé d’adopter bientôt pour coopérant un Africain si talentueux : les mémoires de la belle récemment septuagénaire nous ont paru d’un style autrement agreste et couillu que celui du présent livret, dont Konop narre en préface que le directeur de l’Archipel, Jean-Daniel Belfont, le lui décommanda au lu de ses écarts archi peu licites. Bien vu, JDB. Quant à l’essence du problème (les éditeurs avides), deux thèses s’opposent, qui ne sont pas retenues dans ce livre. La première définit l’éditeur idéal comme un individu 1° richissime, 2° ami des lettres et d’un goût singulier, 3° déterminant lui-même, au moyen de recherches Internet ou autres, les textes valant qu’il en contacte les auteurs pour en demander d’autres à brandir en tomes fastueux et bon marché devant les yeux que les écrans lassent ; 4° résolu à se débarrasser de son encombrante fortune en éditant brillamment des ouvrages qu’aucun de ses concurrents vénaux ne penserait à répandre. La deuxième thèse, soutenue par exemple par Patrick Besson, est que, du fait des enjeux financiers relativement dérisoires de l’édition papier, la littérature demeure un terrain élu pour l’art candide d’agencer des mots en phrases impérissables. Selon la première, il ne manque à la littérature que de grands mécènes. Selon la seconde, il ne lui manque rien : elle est excellente et tend à le rester. Guy Konopnicki s’en tient à une thèse plus ordinaire et amère. Au lecteur de trancher.
Presse. Christophe Charle, Le Siècle de la presse (1830-1939) (Seuil, 2004, 416 p., 26 €). Bien qu’irréprochable du point de vue de la netteté des exposés, cet ouvrage nous a d’abord déçu, la faute à la quatrième de couverture un tantinet trompeuse : le projet n’est manifestement pas tant de produire une lecture d’une révolution culturelle dont les données sont effectivement annoncées en introduction (comment le journal devient le lieu d’une communauté à laquelle il donne le sentiment de la contemporanéité, entre autres questions décisives), que de fournir des références solides à de telles réflexions. La dimension synthétique voire pédagogique du volume est particulièrement marquée dans les sept premiers chapitres, qui adoptent volontiers une approche typologique. À partir du tournant du siècle, notamment de l’affaire Dreyfus, la méthode se diversifie, accompagnant l’accession de la presse au statut de média de masse : les panoramas sont approfondis par des zooms thématiques (sur les revues, la presse et l’argent), à l’histoire proprement culturelle ou technique axée sur les journaux eux-mêmes s’ajoutent des développements bienvenus sur leur personnel (journalistes, syndicats), ou encore le portrait d’un journal (Le Petit Parisien). À mesure que le siècle avance, l’ouvrage prend ainsi l’ampleur qui lui manquait au début, varie les angles d’approche, et les conclusions deviennent, de manière symptomatique, des recadrages d’une grande acuité. Au final, un outil de travail remarquable de maîtrise et de clarté.
Proust (I). Elisabeth Ladenson, Proust Lesbien (EPEL, 2004, 170 p., 21 €). La préface le rappelle, rares sont les études en France axées sur les Gay and Lesbian Studies ou les Queer Studies. L’auteur propose une approche neuve de l’œuvre proustienne, tout particulièrement de la Recherche, en montrant les différences de traitement que Proust opère entre homosexualité féminine et homosexualité masculine. Réinsérant les représentations de Gomorrhe dans l’histoire littéraire, et marquant à quel point la postérité du terme lui-même doit à son emploi par Proust, l’auteur montre que le lesbianisme, loin d’être l’image double et inversée de l’homosexualité masculine, possède dans son œuvre – et dans la vie en général – une spécificité à part entière. À la fois paradoxalement exhibitionniste et invisible, Gomorrhe contribue à faire des femmes des êtres dotées d’un mystère impénétrable, à tous les sens du terme, mystère qu’Elisabeth Ladenson ne tente d’ailleurs pas de réduire totalement. Loin d’être définies par un manque réputé féminin par un freudisme trop souvent caricatural, celui du phallus, les lesbiennes sont « dotées d’une plénitude autosuffisante » et d’une capacité, rare dans la Recherche, à maîtriser la représentation de leur sexualité. Gomorrhe est le côté littéralement homo-sexuel (désireux du même) de la Recherche, quand Sodome, caractérisé par l’inversion, reste calqué sur un modèle où c’est l’autre qui est objet de désir (l’inverti est attiré, non par un homme, mais par la femme qui se cache en lui). L’auteur s’attache ensuite aux grandes figures proustiennes du lesbianisme, depuis « Violante ou la mondanité », pour terminer sur une étude des relations ambivalentes entre la grand-mère et la mère du narrateur, dont celui-ci se sent exclu, et dont le paradigme peut être fourni par les relations entre Mme de Sévigné et sa fille, « exemple d’amour pour le même sexe » et du désir inabouti de réciprocité. La conclusion tente une partition entre aspects autobiographiques et aspects purement fictionnels (dont fait partie Gomorrhe) dans la Recherche. L’ouvrage est convaincant sur tous ces aspects. On regrette que ce livre, au parti pris méthodologique maîtrisé, n’ait pas proposé, en guise de bilan, un recensement des études proustiennes en langue française utilisant, totalement ou non, cette approche critique. L’ouvrage de Raymonde Coudert, Proust au féminin, aurait pu fournir l’occasion d’un dialogue fructueux, de même que les nombreuses études sur le voyeurisme, la jalousie ou l’homosexualité dans la Recherche. L’absence de bibliographie, de règle dans un monde éditorial de plus en plus obsédé par les restrictions budgétaires, est aussi à déplorer.
Proust (II). Transalpina. 7. Proust en Italie. Lectures critiques et influences littéraires (Presses universitaires de Caen, 2004, 163 p., 15 €). Un recueil d’articles portant sur la réception de Proust et des études proustiennes en Italie, des années 1920 à nos jours. La plupart proposent une approche intertextuelle, selon une ligne chronologique pertinente. L’article liminaire offre un panorama de la réception critique de la Recherche de 1919 à 1925 : l’auteur prend acte de l’absence de lecture intégrale de l’œuvre et montre comment son insertion dans la catégorie « roman français » a pu influencer sa lecture. Clarté, observation, finesse, analyse des passions, introspection psychologique et mondanité sont les caractéristiques principales de la notion de « roman français », propagée notamment la NRf et Paul Morand. Ces a priori ont souvent entravé la lecture d’un auteur encore souvent considéré au mieux comme un classique, au pire comme un snob, voire un esprit « parisien ». Le dernier article revient avec rigueur sur la virulence, à partir de la fin des années 1980, du débat opposant les « brévistes » aux organicistes : Jean Milly et Nathalie Mauriac-Dyer soutiennent que la dernière version revue par Proust d’Albertine disparue, considérablement abrégée, était destinée à être incluse peu ou prou en cet état dans la Recherche, permettant la création d’un Sodome et Gomorrhe III. Cette position engendre une conception dynamique du roman de Proust comme travail en cours. À leur encontre, nombre de critiques français et la quasi totalité de la critique italienne, d’où est d’ailleurs venue l’opposition la plus féroce à cette thèse, peut-être par tradition « classique », soutiennent que cette version brève aurait été destinée à une revue, et qu’il faut donc conserver la version longue revue par Robert Proust, frère du romancier. L’auteur précise les présupposés d’un tel parti-pris : avantages certains pour Gallimard, bonheur de lire une œuvre où sont incluses des analyses flamboyantes dont on ne se prive pas facilement, cohérence interne de la Recherche, qui reste ainsi un produit fini. On saura gré à l’auteur de l’article d’exposer avec franchise et objectivité les tenants et les aboutissants des deux thèses, et de ne pas employer le ton polémique parfois employé par ses adversaires, qui les dessert plus qu’il ne convainc. Les articles encadrés par ces deux études traitent de courants et d’auteurs ayant subi l’influence ou s’étant, à tort ou non, démarqués de Proust. Gilbert Bosetti propose une analyse du « proustisme », terme barbare caractérisant une certaine façon, lyrique mais aussi politique, d’obédience anti-fasciste, de lire la Recherche. Viviana Agostini-Ouafi se penche avec précision sur les rapports entre Debenedetti et Proust, tandis que Nicolas Bonnet et Philippe Chardin étudient les lectures de Proust par Borgese et Svevo, pour en souligner les parti-pris comme les influences : « Je me rappelle tout, mais je ne comprends rien », écrivait l’inénarrable Zeno, bien loin des révélations fulgurantes des épiphanies proustiennes. Yannick Gouchan et Bernard Urbani traitent de Bassani et Machia, en rappelant leurs itinéraires de lecture respectifs. On regrette la propension de certains auteurs à ne pas traduire les citations en italien, ce qui réduit l’impact de la lecture pour les non-italianisants, mais ce recueil propose des informations précieuses pour un lectorat pas toujours au fait de la production critique italienne.
Proust (III). Dictionnaire Marcel Proust, sous la direction de Annick Bouillaguet et Brian G. Rogers (Champion, 2004, 1104 p., 100 €). Près de mille pages de notices sur l’écrivain asthmatique et son vaste univers, lieux, personnages, œuvres, périodiques, etc. Près de quarante collaborateurs. Objectif : « réunir en un seul volume la somme des connaissances actuelles sur Proust et sur son œuvre. » Chaque notice finit sur une courte bibliographie. Qui veut en savoir un peu, et en peu d’instants, sur Proust aux États-Unis ou sur Guermantes trouvera ce qu’il attend. Cependant, si les thèmes choisis sont parfois intéressants et originaux, d’autres sont des sujets rebattus, et si certains articles sont de vraies études, d’autres ne sont que des banalités. L’index des personnages secondaires est une bonne idée (les personnages « importants » sont dans l’index de la Pléiade). Un index particulier des œuvres littéraires et artistiques aurait été utile. Préface évitable de l’inévitable Antoine Compagnon, sauf comme archétype pour les confectionneurs de ce genre de prose universitaire jusqu’à la caricature.
Rabier. Olivier Calon, Benjamin Rabier (Tallandier, 2004, 230 p., 25 €). Boursier forcé de quitter l’école à quinze ans pour gagner sa vie, le créateur de la Washkyrie (sic, avant qu’un fromager en multiplie l’effigie) fut un travailleur tel qu’il cumula vingt ans durant (1890-1910) deux professions étrangères : le jour dessiner, la nuit contrôler les arrivages aux Halles des primeurs sustentant la capitale. Toujours au turbin, gamin rhabillé le soir en fonctionnaire, ce serf jovial des journaux d’enfants (1864-1938) doit observer de stricts horaires et des us uniformes – alors, si une table a des seins, c’est son affaire, qu’elle ne compte pas sur notre homme pour la peloter. Cette thèse que Rabier déteste les animaux, interprétons-la au prorata de ces don Juan qui, adorant les femmes, n’en voudraient jamais une à la maison : un chien, même un chat feraient désordre en cet intérieur qui est d’abord atelier. D’une vie si bien réglée, où un déménagement est le grand événement de l’année, que dire ? Rappelées les circonstances de la création des grandes œuvres : le Roman de Renard, le La Fontaine illustré chez Tallandier en 1907, le Buffon des familles (couplage bouffon de deux animaliers sous l’égide de Garnier), le canard Gédéon créé en 1923, etc., rapporter qu’ami du chanteur Dranem, un grand maigre, Rabier, petit râblé, forme avec lui, à Deauville, un couple remarqué ? Qu’il fut aussi l’ami d’Émile Cohl, créateur des premiers dessins animés dont l’ingénieux Benjamin faillit devenir le rival en simplifiant sa technique ? Que, sur la scène aussi, il tenta sa chance en plusieurs vaudevilles ? Bien des anecdotes. Mais, du généreux enlumineur qui, par dizaines de milliers, sema des illustrations de valeur, quelle pingre idée vous donnez, Monsieur Tallandier, avec cette biographie qui n’en comporte aucune ! Pas même un petit cahier illustratif en noir et blanc ! Quelle ingratitude envers ton art véloce, pauvre Benjamin, forçat du crayon et de la plume ! 220 albums illustrés à ton actif, et pas même une lettrine pour égayer les épigraphes issues de tes pimpants ouvrages ! Il nous a fallu visiter http://v2.benjaminrabier. com//DesktopDefault.aspx?tabid=159 et d’autres sites alentour pour reprendre la mesure de ton génie, nous consoler du calvinisme de l’aspect plastique de ce livre. Nous serions, en vérité, tenté de conseiller à l’amateur sincère d’attendre que ton éditeur se résolve à imiter Casterman ou Moulinsart, lesquels veillent bien, eux, à donner un cachet proprement hergéen à tout ce qui, sous leur imprimatur, sort concernant ton émile, pardon ton émule. Mais non, qu’il lise Olivier Calon, ami du baiser, du chocolat et des plaisirs des saisons – et surtout qu’il consulte le catalogue des rééditions.
Ranson. Gilles Genty, Brigitte Ranson, Marc-Olivier Bitker, Paul Ranson (1861-1909) (Somogy, 2004, 172 p., 29 €). Parfois, pour ne pas dire souvent, les catalogues d’exposition ne se révèlent que de pâles resucées de travaux accomplis, beaucoup plus scientifiquement, antérieurement. On ne saurait donc ici que louer ce catalogue réalisé à l’occasion de l’exposition Ranson, organisée au musée de Valence l’été dernier, qui vient, à l’inverse, compléter le somptueux Catalogue raisonné, réalisé d’ailleurs chez le même éditeur, en 1999. Deux fort bons articles sur Ranson ésotérique (par Brigitte Ranson-Bitker) et la femme chez Ranson (par Marc-Olivier Bitker). On a laissé tomber L’Abbé Prout et Le Roi Bombance : ce sera l’occasion d’une autre exposition.
Rimbaud (I). Hédi Abdel-Jaouad, Rimbaud et l’Algérie (Paris-Méditerranée, 2004, 186 p., 15 €). Décidément nos petites Histoires devront bientôt édicter une motion de censure qui, à l’instar de l’Académie des sciences proscrivant de sa vue tout nouvel essai prétendant, en dépit de pi, mettre le cercle au carré, chasse, sous peine de sévices, de notre panorama, en le retournant, comme un uppercut, sauvagement à l’expéditeur, tout nouveau graffito figurant le faciès, naguère sympathique, aujourd’hui hâve, du Carolopolitain. Occupant au plus profond des caves de HL le siège du nègre astreint à feuilleter les opuscules résiduels dont nul lecteur patenté ne fut tenté, si vive est à présent notre aversion envers ce sujet fané qu’une inopinée poussée d’acné vient juste d’urtiquer notre faciès buriné. Encore s’il s’agissait d’une collection unique (Rimbaud dans tous ses états pourquoi pas ?), au format sans surprise et élégant, bornant à 62 pages ses volumes et honorant Casterman, nul ne s’étonnerait qu’après Rimbaud au Harar se pointent Rimbaud en Suède, Rimbaud en Papouasie, Rimbaud en Chine. Toujours est-il qu’après le Rimbaud en Abyssinie de l’autre trimestre, nous voici affligés d’un Rimbaud en Algérie. Dieu ! Qu’alla-t-il faire en cette galère ? Béni soit le poète qui tient en place ! Ouvrant ce volume par l’arrière (on sait ses classiques), le lecteur découvre, justifié à droite, un joli texte en petits caractères : de l’arabe ou approchant. Tournant les pages, une, deux, cela continue. Pourvu que ça dure. Non. Déjà la table de matières ! Du français usuel. Nous apprenons que le voyage fut seulement littéraire, qu’il s’agit du poème Jugurtha que, latiniste bon teint, l’enfant Arthur darda vers Abdelkader (l’auteur l’écrit ainsi). Vous doutiez-vous que, natif de Gabès, il enseignât au Skidmore Collegede l’état de New York ? Nous sévissons ici pour vous l’apprendre. Revenant au début, nous lisons l’incipit de l’introduction : « Il y aurait donc autant de Rimbaud que de Rimbaldiens. » Hélas ! Nous le soupçonnions bien ! Naguère paru en 2002 aux Mains Secrètes (New York, Tunis), cet essai est excellent ! Transformé, c’est même une prouesse : qui nous eût dit que Jugurtha, mis en vers latins sous l’égide d’Abdel Kader par un élève de seconde, nous donnerait l’envie de dévorer cent soixante-dix pages peu banales ? L’auteur est partisan d’une lecture ironique de ce poème : pas question de voir en Arthur un petit conformiste, un chantre de l’Empire, tudieu non ! Mais, plutôt, en germe, et moyennant un tantinet d’exagération, un porteur de valise ami du FLN. L’écolier a, à son actif, toute la force du rhéteur. « L’on peut donc affirmer que Rimbaud, non seulement nous donne déjà à voir, dans Jugurtha, un creuset d’émotions fortes et d’opinions hardies sur lequel s’attardera, à partir de la Lettre du voyant, sa réflexion poético-politique, mais il y opère aussi une synthèse subtile de quatre intertextes, d’auteurs d’époques différentes. Nous considérons pour cela Jugurtha comme un texte moderne, un premier exemple de ce que nous appelons aujourd’hui, dans le jargon critique, « hybridation intertextuelle ». Il faudrait tout citer, tout lire et relire. Nous résisterons néanmoins à cette tentation et offrirons, sans plaisanterie, en cadeau véridique, ce volume au premier vrai Rimbaldien qui nous tombera sous le surin.
Rimbaud (II). Francis Domont, Hommage à Arthur Rimbaud (Bertout, 2004, 60 p., 8,50 €). Il est au moins un avantage à cette sorte d’imprimé : elle enseigne aux auteurs puissants qu’on n’est jamais trop prudent avec la postérité. Il doit exister (sinon il urge de la voter), une disposition légale moyennant quoi un défunt de renom puisse interdire, avec la caution perpétuelle des juges et des gendarmes, qu’aucun foutriquet publie jamais un Hommage à ses dépens. Visant un homme âgé, passe encore, mais un mort ! L’hommage aux défunts fut-il jamais davantage que la forme la plus lâche du crachat ? Réveillé en sursaut, le soldat inconnu ne bondirait-il pas, flamberge au vent, baïonnette au canon, avec tous les fusillés de 14-18, pour empaler sur le champ la bande de trompettistes bêlant sur son simulacre de tombe ? Mais Arthur fut un gentil garçon, au fond ; au contraire de Pascal et de Pétain, il toléra sans s’en faire le bourdon farouche de cent sales mouches. Feuilletant Francis Domont (que n’écris-tu sur l’autre, eh ! Domont ?), frappe l’œil la continuité de lignes inégales mais centrées (ainsi que souvent chez Prévert). Un spécimen au hasard :
L’album Zutique
Pastiche & parodie de vers scabreux
Tels des potaches se gargarisant
De la Konnerie scatophallocratique
– Au crottin littéraire la merde est poétique –
Des vers aussi creux qu’inconsistants
Preuve qu’Arthur s’est dévoyé
À fréquenter de telles insanités
Douteuses infectes & archi nulles
Preuve que la pire des écritures
Peut arriver même au meilleur
Des versificateurs
Rimbaud (III). Charles Ficat, D’acier et d’émeraude. Rimbaud (Bartillat, 2004, 130 p., 12 €) ; Jean Esponde, Mourir aux fleuves barbares. Arthur Rimbaud, une non–biographie (Confluences, 2004, 224 p., 18 €). « Il comble la soif d’absolu, il étend les rêves, il enseigne le silence. » Quand le dernier mot de cette prière d’insérer sera-t-il exaucé ? Pas encore ce trimestre-ci. Comme si le bac-lettres n’y suffisait pas, nos bons éditeurs continuent, avec une endurance digne d’une meilleure cause, d’assommer la France avec Rimbaud. Quelles que soient les qualités d’écriture respectives de tant de valeureux amants du même poète, l’impatience naît devant une dalle à Charleville craquant sous plus de tomes neufs que de pétales celle de Lady Di. De Rimbaud, objet poétique sur-identifié, Charles Ficat ne propose ni explication nouvelle ni vraie réflexion sur l’aura. Ni essai, ni biographie, ni chronologie, le fort de ce livre est d’entremêler l’intime, le littéraire et l’historique à tresser un petit Rimbaud de plus, à peine distinct des autres. Les questions rebattues, reformulées en hâte, toujours laissées sans réponse – heureusement, puisqu’il s’agit de laisser le mythe intact ! – le portrait psychologisant, fétichiste ou mythologiste, ne parviennent pas à fâcher contre l’auteur : mais le peu d’ambition d’un ouvrage si humble à ne prétendre même pas baliser un chemin qui, du reste, n’en fut guère un. Le titre illustre une dualité rimbaldienne que l’auteur s’acharne non pas à éclaircir, mais humblement à redire. Rimbaud devait savoir que ses « herbages d’acier et d’émeraude » lui siéraient bien, ce que Charles Ficat exprime en assez bon français – une exception toutefois page 83, où la phrase qui précède celle concernant une révolution dans la grammaire s’endeuille d’un barbarisme trop commun. Rimbaud, lit-on là, « n’a pas réinventé l’amour, ni ses formes, ni ses pratiques. IL EN aura transformé SÀ formulation. » Yes, sir… Ce qu’un Parisien se permit, un Basque se l’interdira, n’est-ce pas, Jean Esponde, avec Mourir aux fleuves barbares. Arthur Rimbaud, une non–biographie ? Prémuni par son sous-titre contre la réplique fameuse : « Une biographie de Rimbaud ? Merci, j’en ai déjà une », ce livre s’affiche comme un reportage imaginaire jusqu’à la page 210, où il s’annexe deux cartes éthiopiques, une photo d’indien amateur et un court glossaire. C’est en fait une succession non chronologique de scènes, souvent dialoguées et assorties d’extraits de lettres, de la vie du poète. Ça démarre sec, puisque la première narre l’amputation de Marseille vue à travers les lunettes du docteur Pluyette et de ses carabins. Puis l’on est au collège de Charleville le 6 août 1870. Puis l’on écoute Mme Rimbaud conversant avec Mme Verlaine. Puis on voit M. Thial signant un certificat de bon aloi. Puis on est à Roche. Puis à Londres, puis, etc. L’ensemble ne manque pas d’un certain charme, le caractère maigre et le ton sable du papier évoquant élégamment ce que nous croyons savoir du désert et de ses incertains habitants. Remis dans l’ordre des dates, les feuillets de ce book eussent dignement composé l’une de ces Vies passionnées dont la collection berça vers 1960 les ados et leurs mères. Disons pour l’honorer que, si nous oubliions Rimbaud dix ou vingt ans, nous aurions plaisir à reprendre contact avec lui à travers cet essai romanesque bien écrit (encore qu’anachronique en plus d’un mot des ses dialogues) et truffé de citations épistolaires assurant son réalisme. Pour lecteurs peu instruits.
Sagan. Françoise Sagan, Derrière l’épaule… (Plon, 2004, 230 p., 16,50 €). Dans cet ouvrage ultime, la romancière se livre à des réflexions et commentaires à la relecture de ses œuvres, de Bonjour Tristesse à Un chagrin de passage. Parcours sans concession, dans lequel elle se dévoile autant qu’elle commente la genèse de ses romans, qu’elle détaille l’atmosphère des lieux où ils furent écrits, avec les gens qui l’entouraient, et les écrivains qui l’ont inspirée : Stendhal, Rimbaud, Proust. Sans avoir eu une influence sur son écriture, sa complicité avec Jean-Paul Sartre a quelque chose de savoureux. Son humour et son détachement lui font parfois jouer tour à tour le procureur et l’avocat de la défense. Si elle dénonce au passage cette sombre et fausse histoire de plagiat, fomentée par des éditeurs et des avocats, qui la mina un an durant, elle n’oublie pas d’évoquer avec nostalgie la vieille garde des critiques littéraires qui « faisaient passer l’objectivité avant le copinage ou leur propre narcissisme ». Un ouvrage drôle, lucide, au ton « saganesque » inimitable.
Sainte-Beuve. Charles-Augustin Sainte-Beuve, Écrits sur Tocqueville, édition de Michel Brix (La Chasse au Snark, 2004, 188 p., 16 €). Michel Brix se donne beaucoup de mal pour faire connaître des textes rares ou curieux du XIXe siècle. À côté d’une solide bibliographie chez d’autres éditeurs, il a donné au chasseur de Snark un livre par an depuis l’an 2000, dont des rééditions et plusieurs essais personnels. C’est, cette fois-ci, au tour de Sainte-Beuve dont il reproduit et préface trois articles consacrés à Tocqueville. La quatrième de couverture assure qu’ils « composent un magistral portrait intellectuel». Le jugement n’est sans doute pas tout à fait faux, mais il est quand même quelque peu exagéré. L’article paru dans Le Temps en 1835 ne va pas très loin. Il faudra attendre après la mort de Tocqueville en 1859 pour que Sainte-Beuve fasse paraître dansLe Moniteur, en 1860 et 1861, une étude en deux parties sur L’Ancien Régime et la Révolution, ainsi que sur les deux volumes d’Œuvres et correspondance inédite publiés par Gustave de Beaumont. C’est aussi pour lui l’occasion de commenter la deuxième partie de De la Démocratie en Amérique (négligée lors de sa parution en 1840). Les connaisseurs de Tocqueville, de plus en plus nombreux depuis que les penseurs du libéralisme l’ont remis à la mode, trouveront dans ce petit volume un complément utile touchant la réception de leur auteur de prédilection. Ceux qui ne sont pas encore capables de citer Tocqueville dans les dîners en ville, trouveront à pêcher chez Sainte-Beuve, sans fatigue excessive, quelques idées aisément recyclables et qui ne les engageront pas à grand-chose.
Sand (I). Alain Vircondelet, Une passion à Venise (Plon, 2004, 218, 19 €). C’est moche, triste, faux, larmoyant et plat : « Le marivaudage cependant se poursuivait sans que George cédât encore à Musset dont elle craignait finalement la passion turbulente et sauvage. » Nous avions déjà les vieux Maurras et Maurois dans ce registre, mais ils avaient au moins un petit charme vieillot. Alain Vircondelet a énormément biographé : de Duras à Jean-Paul II, en passant par Camus et Sagan. C’est tout dire.
Sand (II). Bernard Jouve, Les Racines de George Sand. De Chenonceau à Nohant (A. Sutton, 2004, 222 p., 23 €). Bernard Jouve conjugue ici un engouement en vogue, celui de la recherche des ancêtres, véritable ruée vers l’or du siècle entrant, avec une convention de circonstance : la manne éditoriale d’un bicentenaire. Cela posé, on passe un bon moment avec ce livre d’histoire – plus que d’histoire littéraire – qui, pour être destiné à un large public, n’en est pas moins composé, malgré l’absence de notes, avec un honnête savoir-faire. Découpé en trois parties, correspondant aux principales branches de l’arbre généalogique de George Sand, partant des Saxe et des Dupin, il nous guide dans cette sombre canopée ; mais la plupart de ces rameaux sont autant de greffons, tant les bâtards, ou dits tels, s’y répandent comme le gui sur un vieux pommier : on y trouve même du bois d’ébène. C’est peu de dire que l’étude ne se lit pas sans retours fréquents à l’arbre généalogique judicieusement mis à disposition du lecteur en début d’ouvrage. Dans la famille Sand, le trisaïeul, Samuel Bernard : bonne pioche ! Celui-ci est, sans doute, le personnage le plus impressionnant. Protestant converti par obligation, ce grand financier, qui, tantôt fait des affaires avec la Compagnie des Indes et la traite des Noirs, tantôt truste le marché de l’importation du blé, joue un rôle prépondérant dans le financement des guerres de la fin du règne de Louis XIV et celle de la Régence. C’est lui qui mettra le pied à l’étrier de son gendre, Claude Dupin, en en faisant un opulent fermier général. Ce complice de Lavoisier fera anoblir ses deux fils, Dupin de Chenonceaux et Dupin de Francueil, et fera l’acquisition du château de Chenonceau, tant la tonte des pauvres était de bon rapport. C’est là, sur le Cher, que les Dupin emploient Rousseau, un jour comme secrétaire, un autre comme précepteur. Louise Dupin fait même construire un théâtre de marionnettes pour son fils dans le château de Diane de Poitiers. Sa descendante saura se le ramentevoir, qui, reçue par ses cousins, viendra, bien plus tard, y jeter, comme c’était encore l’usage, son pot de chambre par la fenêtre. À Paris, Madame Dupin tient un de ces salons où viennent reluire en société les esprits dont c’est la distraction favorite : citons Voltaire, Montesquieu, Marivaux, Condillac et surtout Rousseau, ami proche de Dupin de Francueil, grand-père de George. Dans l’autre rayon (porcelaine), on trouve des éléphants sacrés : les Saxe. Le trisaïeul, Frédéric-Auguste de Saxe est roi de Pologne, tandis que le bisaïeul Maurice de Saxe, amant comme tout un chacun d’Adrienne Lecouvreur, après avoir échoué dans ses tentatives pour se trouver une situation en Courlande comme souverain, se contentera de la royauté de l’Ile de Tobago qu’il gouvernera à distance, depuis son château de Chambord. Cet impénitent coureur de jupons, devenu Maréchal de France, laissera tout naturellement sa trace dans la Guerre en dentelles à la bataille de Fontenoy, non sans avoir intrigué avec succès pour que sa nièce Marie-Josèphe devienne la Dauphine et subséquemment mère du futur Louis XVI. Mais l’histoire des ancêtres de George Sand se ne confond pas seulement avec l’histoire de France : Bernard Jouve nous apprend que les Rinteau et les Delaborde viennent du milieu de la galanterie tarifée, grand pourvoyeur de bâtardise. Enfin, Marie-Aurore de Saxe, la fille de Maurice, l’amie de Buffon, est emprisonnée huit mois sous la Terreur. À peine sortie, elle fuit le chaudron et trouve refuge dans sa propriété de Nohant, qu’elle vient d’acquérir. Cette grand-mère, d’abord revêche, sera, plus que le père décédé prématurément, le lien qui rattachera George Sand à l’histoire mouvementée de son illustre famille.
Schwob. Marcel Schwob, Vies imaginaires, présentation de Jean-Pierre Bertrand et Gérald Prunelle (GF Flammarion, 2004, 205 p., 7,10 €). La collection GF, dans sa nouvelle mouture, s’ouvre de plus en plus à la littérature fin-de-siècle. Ses couvertures ne sont pas toujours réussies, mais la mise en page est plus soignée qu’auparavant. Finies, ces pages grisées et imprimées dans le sens de la largeur ! Les Vies imaginaires de Schwob sont présentées et annotées de façon succincte (la collection le veut), mais correctement. Les notes sont rassemblées en fin de volume, avec la bibliographie. Les auteurs n’ont pas donné les dates de publications pré-originales des contes dans la presse de l’époque : la précision n’aurait pas été inutile.
Scolaire. Jean-François Massol, De l’institution scolaire de la littérature française (1870-1925) (Ellug, 2005, 320 p., 24 €). Poursuivant les réflexions de Renée Balibar, particulièrement celles exposées dans Français Fictifs, Jean-François Massol s’intéresse à la période qui suit le temps où le latin servait de prétexte à étouffer dans l’œuf toute innovation pédagogique. La composition de vers latins, divertissement devant servir surtout à faire lire Rimbaud par Badinguet fils, disparaît en 1880 des programmes. On aurait pu penser qu’on glisserait alors vers l’apprentissage de la composition du vers français : il n’en fut rien car la primauté de la prose s’imposa immédiatement. Le fameux exercice de récitation, qui devait « inspirer aux enfants l’amour du bien et du travail, tout en exerçant leur mémoire et en ornant leur esprit », était, avant 1882, un simple complément du catéchisme. Après cette date, il se pliera aux poncifs de la morale bourgeoise triomphante. Sur l’histoire de l’explication de texte littéraire, l’auteur évoque l’influence du Père Dupanloup qui, dans son manuel De la haute éducation intellectuelle, reléguait cet exercice au niveau d’une plate traduction. Mais des réformateurs, tels Michel Bréal et Jules Simon, encouragèrent à former l’esprit critique et à innover sur le plan pédagogique en sollicitant davantage le maître et les élèves. Mais il s’agissait encore d’étudier les classiques grecs et latins : l’« explication française » ne se détachera progressivement des textes latins et grecs qu’entre 1880 et 1902. Signalons l’intéressante analyse d’un rapport d’inspection fait dans une classe de troisième du lycée Condorcet en 1905. Dans un second volet, plus volumineux, l’auteur livre des études de cas portant sur Les Étrennes des Orphelins, L’Insurgé ou encore Jean Barois.
Segalen. Dominique Gournay, Pour une poétique de Thibet de Victor Segalen (Presses universitaires franc-comtoises, 2004, 242 p., 20 €). L’ouvrage vient utilement combler une lacune en proposant pour la première fois une analyse assez complète et détaillée de Thibet, l’œuvre que Segalen laissa derrière lui avant de s’en aller mourir en forêt du Huelgoat. Sans chercher à fournir un vade-mecum aux lecteurs que ce long poème déconcerterait par ses difficultés ou ses bizarreries – il y en eut et non des moindres –, Dominique Gournay présente différentes approches destinées à mieux discerner un projet poétique dont la lisibilité serait brouillée par l’inachèvement de l’œuvre. Même si les outils d’analyse métrique utilisés apparaissent un peu vieillots en regard des avancées effectuées depuis dix ans dans l’étude du vers français, même si l’idée d’une conjonction du souffle poétique avec la respiration du marcheur n’est pas vraiment nouvelle aux yeux des familiers d’Équipée, il reste que l’auteur finit par articuler d’astucieuse manière l’originalité de la forme inventée par Segalen et la singularité du dessein poétique par lequel celui-ci entendait prolonger (et parachever ?) le cycle chinois ouvert une décennie plus tôt : en puisant dans la culture tibétaine, notamment dans la lecture du Dict de Padma, le désir de renouer avec une parole de célébration, à la fois incantatoire et performative, en cherchant dans une correspondance avec les séquences du chant grégorien les moyens linguistiques de mimer la grande incantation des sommets himalayens, Segalen aurait enfin trouvé son lieu et sa formule, quelque part entre les bénitiers de Solesmes et les moulins du Potala.
Simenon. Claude Menguy, De Georges Sim à Simenon. Bibliographie (Omnibus, 2004, 440 p., 35 €). Un ouvrage réalisé par un passionné de l’œuvre protéiforme du romancier. Claude Menguy offre un répertoire complet des livres publiés sous le nom réel de Simenon et de ceux qui le furent sous des pseudonymes multiples, difficiles à décrypter. Ainsi, les chercheurs et les curieux de l’époque découvriront-ils des périodiques comme L’Humour, Le Merle Blanc, Le Merle Rose, Paris-Flirt ou, parmi d’autres, Paris-Plaisir – plus intéressants que les titres ne le laissent supposer. Autre qualité de l’ouvrage : seize pages hors-texte reproduisent des couvertures en couleur.
Situationnisme (I). Laurent Chollet, Les Situationnistes, l’utopie incarnée (Découvertes/Gallimard, 2004, 128 p., s.p.m.). Les Situationnistes en Découvertes/Gallimard ! À quand La Société du spectacle en « Profil d’une œuvre » ?, vont s’exclamer ceux qui fréquentent l’histoire et la pensée des Situs. À retrouver ainsi la geste intellectuelle de Guy Debord et des siens dans cette agréable petite collection de vulgarisation, ils se diront que, décidément, la récupération tant décriée par le philosophe, n’a plus de limite… Quant à ceux qui ne connaîtraient pas encore l’épopée tragique du Situationnisme, la lecture de cet opus ne leur apprendra rien de véritablement passionnant. Souffrant d’une approche trop prudente, survolant de trop haut le destin étrange de cette dernière réelle utopie révolutionnaire, refusant d’entrer vraiment dans la théorie et préférant s’attarder sur l’anecdote (souvent intéressante et révélatrice), Laurent Chollet ne livre qu’une décevante et faible entrée en matière à cette captivante conspiration contre le monde tel qu’il est. On aurait aimé trouver plus de textes conceptuels, lire quelques extraits des publications du mouvement et surtout ressentir plus profondément l’incroyable élan à la libération poétique (et donc politique) qui émane, encore de nos jours, de l’aventure debordienne… Avant d’ouvrir le livre, on se disait que les nombreuses illustrations et reproductions de documents rares, qui sont tout le sel de la collection « Découvertes », avaient de grandes chances d’être le principal intérêt du volume, tant l’esthétique du tract, le travail sur l’image, les considérations et les expériences artistiques sont liée à l’histoire situationniste. Las, peu de surprise : trahi par la taille des images insérées, le corpus documentaire et pictural s’avère, lui aussi – quand il a la chance rare d’être réellement représentatif –, assez décevant. On attendait mieux de la part d’un auteur qui avait publié L’Insurrection situationniste, somme sur le même sujet. À réserver, donc, aux néophytes qui n’auront pas le courage de lire le meilleur ouvrage sur les Situs : l’insurpassable Lipstick Traces. Une histoire secrète du vingtième siècle, de l’américain Greil Marcus…
Situationnisme (II). Archives et documents situationnistes 4, automne 2004 (Denoël, 2004, 220 p., 20 €). Le quatrième volume annuel édité et, pour une large part, rédigé par Christophe Bourseiller, présente comme les trois premiers une série d’études et de documents qui contribuent à éclairer l’histoire du mouvement, sa résonance toujours actuelle, tout en donnant toujours plus de profondeur mystérieuse au maître à penser et agir que fut Guy Debord. Christophe Bourseiller peut bien s’étonner : « Lorsque nous avons créé cette revue en 2001, nous n’imaginions pas que la panthéonisation des Situationnistes atteindrait une telle intensité » ! L’article sur Giuseppe Pinot-Gallizio restitue la figure excentrique de ce pharmacien italien devenu artiste situationniste, ainsi que celle de son fils Giorgio, qui raconte l’histoire de son père et la sienne propre dans un entretien où il révèle une personnalité assez particulière. Lui aussi pharmacien, peintre, assistant metteur en scène de cinéma, il s’est « principalement intéressé aux handicapés mentaux. Comment doit-on s’y prendre pour enseigner les mathématiques à des schizophrènes ? » Édouard Jaguer, irremplaçable témoin des avant-gardes artistiques de l’après-guerre, retrace le parcours de Pinot-Gallizio, qui s’est suicidé en 1964. L’article de Jérôme Duwa revient, lui, sur la question des rapports entre Situationnisme et Surréalisme, Matthieu Remy fait de même pour Debord et Perec. Où l’on voit que le travail classiquement universitaire consistant à construire un contexte qui fasse sens pour l’histoire littéraire est désormais bien engagé : le prochain Lagarde et Michard aura son chapitre Debord tout mâché. Philippe Sollers aura-t-il le sien ? Si c’est le cas, l’entretien qu’il donne ici à Christophe Bourseiller pourra toujours servir : on y apprend que Sollers n’a lu Debord qu’en 1988, mais qu’il s’est bien rattrapé depuis. Il évoque avec beaucoup de précision la pensée de Debord, « logicien de génie » mais il en profite naturellement, comme d’habitude, pour faire son auto-promotion et prétendre qu’« à l’instar de Debord, j’ai toujours pratiqué l’auto-publication. Chez Gallimard, je m’auto-publie. La méfiance est la même. On s’auto-publie quand on ne fait confiance rigoureusement à personne. » On retiendra surtout de cet entretien ce qu’il dit de Lautréamont : « Vous avez toujours, à l’horizon, Lautréamont. Qui n’a pas lu Lautréamont ne peut lire Debord. Qui ne sait pas, presque par cœur les Poésies de Lautréamont [sic] ne peut pas comprendre Debord. La question Lautréamont reste ouverte dans chaque génération. Pourquoi si peu d’individus l’ont-ils lu ? Pourquoi est-ce que ça n’est pas lu en tant que « logification » nouvelle, en tant que nouvelle raison pouvant rendre compte à tout instant d’une falsification ambiante ? Lautréamont, je l’ai lu très tôt et ça m’a bouleversé. Debord fait la même remarque. Il n’y a pas grand monde dans la région. On y est parfaitement tranquille. » Ce cahier présente encore un article de Fabien Danesi sur Enrico Baj, divers documents, des comptes rendus, un index.
Stendhal. Georges Kliebenstein, Figures du destin stendhalien (Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, 390 p., 22 €). Lecteur bénévole, vous qui entrerez bientôt dans ce livre, reprenez tout espoir. Car voici un essai qui est un hymne à l’intelligence, une invitation au plaisir de l’esprit, à un art de jouir si typiquement stendhalien qu’on se prend à voir en Georges Kliebenstein un propagateur de bonheurs. Pourtant le titre, bien classique, trop classique, de l’ouvrage affecte un air de sérieux qui risque de désarmer la curiosité la plus immédiate. Le terme de « figures » dont l’emploi est par ailleurs finement justifié par l’auteur, fleure la vieille rhétorique des années 60-70. Quant à « destin stendhalien », n’en parlons pas : on se dit qu’on va encore nous faire le coup de la destinée, on s’imagine quelque antique canevas téléologique, réductible à un dessein d’inspiration thématique. Il n’en est rien. Tout le talent de l’auteur consiste à remotiver puissamment les concepts opératoires et les catégories de la rhétorique pour extraire, du dedans du texte stendhalien, les mécanismes d’une logique destinale comptable pour l’essentiel d’une poétique croisée du récit et de l’énonciation. Son propos est de montrer comment s’organisent dans l’écriture narrative de Stendhal des dispositifs spécifiques d’annonces et de prédictions qui soutiennent, et à bien des égards constituent la dimension protensive du récit tout en engageant un processus de saisie rétroactive du sens de l’écriture. Mouvement du Destin, en somme. Après avoir rappelé la « futuromanie » de Stendhal, dont le réflexe le plus typique est, on le sait, de se projeter hors du présent, de s’anticiper lui-même en se posant comme le même et un autre en des dates postérieures (1887, 1935…), Georges Kliebenstein s’attache à dénouer l’écheveau où s’emmêlent les rapports de Stendhal à la rhétorique. Personne n’ignore qu’il l’abominait, mais ce rejet enveloppe une critique positive de l’art d’écrire, d’où découlent les principes d’une pratique singulière, d’une rhétorique profonde, subjectivisée, de l’écriture. Les réflexions de Stendhal sur le rythme, par exemple, suggèrent une ouverture du côté d’une harmonie renouvelée, qui serait coïncidence entre les mots et les choses, entre les actions et les passions. « Rechercher le rythme de chaque passion », écrit Stendhal. Et ce rythme est forcément singulier, il fonde sa règle, détermine ses figures. C’est pourquoi il y a, aux yeux de Stendhal, de bonnes figures, bonnes parce qu’elles sont « justes ». De là, Georges Kliebenstein dégage des présuppositions théoriques dont l’incidence affecte les motifs et les lieux de la rhétorique narrative. Il s’engage dès lors dans l’exploration d’un « système singulier », armé d’une grille analytique qu’il nomme le « code destinal » et qu’il définit comme un mixte de « code proaïrétique » (Barthes) et d’herméneutique. La démonstration adopte sa vitesse de croisière et circonscrit avec une belle habileté toute barthésienne les « systèmes d’annonce déclarés » (prolepses, amorces ; discours kérygmatique ; discours prophétique ; annonces littérales), avant d’envisager dans un second temps – à partir de l’analyse d’Armance – un schème destinal dont on se plaît à examiner les variations. Si la visée de l’essai s’inscrit dans le cadre élargi des procédures de motivation narrative (telles que Gérard Genette les théorisa naguère), elle s’enrichit toutefois des apports les plus éclairants de la poétique du discours. Georges Kliebenstein ne se borne pas à réactiver les modes opératoires de la science narratologique : il intègre à son champ de recherche les phénomènes propres à la lexie, de sorte que cette problématique destinale ne ressortit pas seulement à la structure, obvie ou occulte, mais aussi au discours et à ses actes prédictionnels. D’où, sans doute, le lien qui unit le destin au style et au singulier. D’où également les rapports multiples, variés, du destinal à l’action et au temps, temps du récit mais également temps de la vie. De fait, la prouesse de Georges Kliebenstein est d’avoir su allier, sans artifice ni vaine acrobatie, la rhétorique à la vie : les figures du destin fondent ainsi le destin d’une écriture et reconfigurent en ses lieux propres, fictionnels et langagiers, Stendhal écrivain.
Stéphane. Roger Stéphane, Chaque homme est lié au monde. Journal (Grasset, « Les Cahiers rouges », 468 p. 11,90 €). Le petit monde de la jeunesse littéraire parisienne autour d’André Gide, la Résistance et la prison, au jour le jour. Une nouvelle édition.
Surréalisme (I). Marie-Claire Bancquart, Le Paris des Surréalistes (La Différence, 2004, 318 p., 25 €). Le livre de Marie-Claire Bancquart, poète, romancière, essayiste, sur cet objet nouveau ou renouvelé que fut le Paris des Surréalistes est republié trente ans après son édition originale avec quelques ajouts (la mention de Walter Benjamin à propos des passages parisiens, une bibliographie succincte réactualisée). AprèsAnicet, Aragon lance la mythologie moderne du Paysan de Paris, avec toutes les ressources de la rhétorique et de la provocation, dans un livre dont on n’a pas fini d’épuiser les richesses. Breton fait lever le merveilleux à tous les coins de rues dans Nadja et maintient le cap de sa navigation jusqu’à la fin. Desnos chante le merveilleux quotidien et l’éternité de la Révolution dans La Liberté ou l’amour ! Le livre est voué à ces trois auteurs, avec le Soupault des Dernières Nuits de Paris et de l’Ode à Paris. On peut regretter l’absence du Paris populaire, mais non moins surréaliste, qu’ont révélé le dernier Desnos et Prévert (et Queneau, même s’il n’avait plus d’attaches avec le groupe). Cette promenade quasi phénoménologique a gardé toute sa séduction sur le plan de l’imaginaire. L’auteur ne répète pas les clichés et ne s’embarrasse pas de notes. Elle analyse l’érotisme, le rapport ambigu avec la toute nouvelle psychanalyse, avec l’occultisme, et souligne la continuité de ces avant-gardistes avec la littérature fin de siècle. L’opposition avec le Paris unanimiste de Jules Romains est indiquée, mais elle ne dit mot du Paris de l’Esprit nouveau et de l’urbanisme contemporain. Dans cette réédition très accessible, les reproductions photographiques brillent d’un nouvel éclat, mais les collectionneurs continueront de rechercher l’édition Seghers, qui fit date. On attend la suite de sa tétralogie sur le Paris des poètes et des écrivains aux XIXe et xxe siècles – précisément la période à laquelle s’attache le regard d’Histoires littéraires.
Surréalisme (II). Vincent Bounoure, L’Événement surréaliste (L’Harmattan, 2004, 335 p., 26 €). Cet ouvrage rassemble un choix d’écrits, sans ordre chronologique, d’un des épigones les plus tardifs du Surréalisme, Vincent Bounoure (1928-1996). Son style est une imitation de celui de Breton. On peut y lire des études sur des artistes surréalistes (Dali, Brauner) ou relevant de l’« art brut » (Aloïs Zötl, Crépin), un entretien sur le livre qu’il a dirigé, La Civilisation surréaliste (1976), des articles politiques, des catalogues, quelques poèmes. La plupart sont parus dans les années 60-70 dans des revues comme La Brèche, l’Archibras, le Bulletin de liaison surréaliste. On note une connaissance particulière des Surréalistes en Tchécoslovaquie et une nouvelle description des luttes d’influences après la mort de Breton, et plus encore après mai 68, avec la dissolution proclamée par Jean Schuster, à quoi il s’est opposé, bien en vain, car le coma était dépassé. Sont cités de nombreux noms qui ne semblent pas avoir laissé de traces en art ou en littérature, et ne le feront probablement plus. Déconnectés des luttes de leur actualité, ces écrits décrivent un tout petit monde fermé où l’auteur tourne en rond.
Texticules. Luca Pitu, Lettre à un ami occidental suivie de Texticules divers et… ondoyants (Timpul, Roumanie, 2004, 194 p., s.p.m.). Francophonie pas morte ! Voici un livre écrit directement en français par un habitant de la Moldavie Cispruthique, et quel français plus que parfait, madame Michu ! Une langue personnelle à souhait et qui, tout en charriant des vocables allemands, anglais, latins, espagnols et bien sûr roumains, reste dans le droit fil des auteurs que Luca Pitu (prononcez Pitsou) aime citer ou évoquer : Huysmans, Jarry, Céline et San Antonio. Son livre est constitué non pas d’essais à proprement parler, mais d’uneLettre à un ami occidental narrant sur le mode drolatique, en alertes dialogues, diverses mésaventures anciennes avec certains gradés de la Securitate, et d’une série de spéculations (au sens jarryque du mot). Cela ne ressemble à rien et atteste une extrême originalité d’écriture, pour ne pas parler du maniement étourdissant de notre langue. Quelques titres pourront en donner une idée : Le Manuel du copulateur tropical, Le Maître puise des zéphyrs au Styx. Le Cul de la Chine : un locus obscurus ? Bonaparte en chien fécal, Le Coup du Gagadémicien. L’Ablation phallique La Mise en garde de la doyenne yankee. Quid du R grasseyé ? La Trace embrenée de l’autre… Si vous voulez savoir l’usage que peut faire d’une pomme un berger roumain occupé à besogner une femelle d’izard, ou bien comment les lapins pètent, ou encore ce qu’il en est des pissotières municipales roulantes à Pékin, il est urgent de vous reporter à ce livre. On y trouvera aussi, outre divers exploits de certains hétérodoxes locaux, l’histoire d’un étudiant roumain devenu fou et qui se prenait pour Ceaucescu, convoquant ses amis pour leur distribuer des portefeuilles de ministre. Des révélations aussi sur Tzara : Ionesco racontait que, « dans les années cinquante du siècle dernier, il avait essayé de faire éditer Urmuz [précurseur roumain de Dada] par une maison de Pantruche. Seulement, à la dernière minute, Tzara, ayant eu vent des préparatifs ionesciens, se pointait chez l’éditeur et l’en dissuadait. Il n’aimait vraisemblablement pas qu’on lui découvre des précurseurs. Comme quoi, Môssieur, certains pontes, dadaïstes ou pas, seraient à vomir. » Au milieu de savantes considérations éclate telle joyeuse chanson populaire roumaine (nous traduisons) : Je n’ai pas de bœuf / Et n’ai point de vache / Seulement de la laine entre les cuisses… À signaler aussi un long texte, Pataphysique et SF : « Les fans de la SF, je les entends me demander d’une voix malicieuse : Was ist Pataphysik ? Et quel est son rapport avec la fiction d’anticipation, en admettant qu’elle en ait un ? Elle en a un, c’est sûr et certain, je vous le jure, et sur mon rouston gauche. » Du même auteur, chez le même éditeur, vient également de paraître en français Le Chasseur de corbeaux, contenant divers textes et gloses sur le conte folklorique des maïs phalliques qui avait inspiré Parapilla de Bordes. Deux livres toniques, heureusement inclassables, et qui justifient amplement l’exhortation ducassique : « Phallus déraciné, ne fais pas de pareils bonds ! »
Théorie littéraire. France Vernier, L’Ange de la théorie (Paragraphes, Montréal, 2004, 180 p., 20 dollars canadiens). Quand on a lu fébrilement et crayon en main l’essai de France Vernier L’Écriture et les textes : essai sur le phénomène littéraire (1974), qu’on a ensuite totalement perdu de vue cette chercheuse qui fondait tant d’espoirs sur la possibilité d’élaborer une « science de la littérature » – pas moins –, on ne peut qu’être heureux de voir que, trente ans plus tard, l’auteur ne désarme pas et se paie le luxe, en ces temps de régression critique, de continuer à penser. La spécificité du phénomène littéraire est toujours l’objet de son intérêt et, de toute évidence, le présent essai dialogue (dès le titre) avec Le Démon de la théorie d’Antoine Compagnon. France Vernier expose avec clarté les enjeux d’une théorie de la littérature, non pas d’une théorie qui flotte dans le ciel des Idées, mais une réflexion théorique ancrée dans un espace social qui lui donne sens et la légitime. Elle fait certes ressortir, elle aussi, un certain nombre d’apories, mais refuse de désespérer le Billancourt littéraire et entend présenter des bases solides sur quoi construire. Le détour par l’examen du phénomène artistique la conduit à réfléchir aux différentes caractéristiques des systèmes symboliques : notamment la nécessité de reconnaître l’existence d’un corpus non pas intangible mais socialement et historiquement fluctuant, déterminant des valeurs qui ne relèvent pas d’une essence mais d’une construction. En ce qui concerne les textes et la Littérature, France Vernier présente les principaux opérateurs critiques dûment mis en perspective, notamment – cela devient une rareté de nos jours – par rapport à ce que l’on appelait couramment « idéologie dominante » il y a une bonne trentaine d’années et qui aurait miraculeusement disparu avec le triomphe du tout libéral. Un essai qui mérite d’être lu et, dans le meilleur sens du terme, discuté.
Topor. Topor, l’homme élégant, édition établie par Christophe Hubert (Hermaphrodite, 2004, 472 p., 35 €). Un kilo de Topor bon poids, hommages, études (utiles), souvenirs (sans prétention), nombreuses illustrations, bibliographie sérieuse et abondante de Christophe Hubert. Par le même, un relevé des « livres peu communs » de Topor : une édition plagiat du Bateau ivre sous le nom de Topor ; ratures (Discours de la Méthode entièrement caviardé, mot à mot, ou en ne conservant qu’un mot par page) ; Soixante-quinze livres formé d’un seul feuillet arraché à soixante-quinze livres différents ; livre cousu dont les pages se boutonnent et se déboutonnent au gré du « lecteur », etc. Plus une douzaine d’excellents textes de Topor.
Ultima. Michel Gaillard, Dictionnaire des dernières paroles (Favre, 2004, 304 p., s.p.m.). « Passez-moi mes lunettes » (Fernando Pessoa), « Du calme, les gars » (Malcom X), « Kof kof kof… » (Diderot), « Je ne veux pas » (Ludmilla Pitoëff), « Lève-moi, j’ai envie de pisser » (Topor). Celles-là, on peut les tenir pour authentiques. La plus belle est celle de l’homme d’État espagnol Ramon Maria Narvaez (1800-1868), qui répondit au prêtre qui lui demandait s’il pardonnait à ses ennemis : « Je n’ai pas à pardonner à mes ennemis, je les ai tous tués. » Et si la mort frappe l’auteur de ce compte rendu dès la fin de sa besogne, que son ultime parole soit : « Les derniers mots ne sont pas toujours apocryphes. »
Valéry. Paul Valéry, André Lebey, Au miroir de l’histoire. Choix de lettres 1895-1938, édition établie, annotée et présentée par Micheline Hontebeyrie, préface de Nicole Celeyrette-Pietri (Gallimard, 2004, 506 p., 35 €). Ce recueil n’est qu’un choix sur un millier de lettres connues, mais il est assez large pour que nous suivions durant plus de quarante ans une amitié complice et une pensée politique plus ou moins partagée. Ce journal à deux voix (ne parlons pas des écritures, celle de Lebey est illisible : « Zut pour ton écriture, lui écrit Valéry, je lis un mot sur cinq ») est né de la présentation d’un licencié en droit de vingt-quatre ans (Valéry) à un jeune homme de six ans son cadet, André Lebey, qui prépare son bac, par un troisième ami commun, Pierre Louÿs. Ils déjeuneront souvent ensemble (Louÿs dédie La Femme et le pantin à Lebey à titre d’avertissement) et seront frappés en 1898 par la mort de Jean de Tinan. Valéry et Lebey suivront plus tard avec angoisse la lente déchéance de Louÿs. Lebey, élégant, bibliophile, amateur d’art, se voulait naturellement poète et romancier, mais il devint franc-maçon et député socialiste, tandis que Valéry reconnaissait son propre « athéisme politique » et sa foi dans le scepticisme qu’il résume en une devise : « Faire sans croire ou analyse d’abord », ce qui lui interdit d’entrer en maçonnerie comme le souhaiterait son ami : « […] dans une chose forte, pense tout haut Valéry, le secret ne doit s’appliquer qu’à ce qui mérite le secret. Tout secret inutile est enfantillage qui discrédite et offre à l’adversaire de quoi nous prêter tout ce qui lui plaît de méchant et d’idiot ». C’est Lebey qui permet à Valéry de quitter son maigre emploi au Ministère de la Guerre (ce qui lui donnait la possibilité de voir l’armée de près : « L’église nous fait cendre et l’armée, fumier »), en l’installant « secrétaire », c’est-à-dire lecteur auprès de son oncle Édouard Lebey atteint de la maladie de Parkinson, après avoir été directeur puis président du Conseil d’administration de l’Agence Havas. Pour 200 francs par mois, Valéry fit la lecture des dépêches de 11 h à midi, puis de 3 à 4 h 1/2, de 8 h à 10 h, des lectures de livres. « Mes séances avec lui sont bien pénibles. Je veux rester impassible mais, tandis que je continue à lire, je l’entends incessamment. C’est une sorte de râle continu […] Quel épouvantable relâchement de l’être. » En voiture, c’est « une loque d’homme » qui s’écroule sur le siège à chaque cahot. Paul Léautaud accepte de prendre l’intérim durant les vacances de Valéry en 1903, 1904 et 1905, mais il finit par se dérober. La disparition d’Édouard Lebey en 1926 obligera Valéry âgé de cinquante ans à gagner sa vie avec sa plume et par la vente de ses manuscrits. Lui qui écrivait en 1922 : « Je hais le battage, les opinions et même les convictions, car tout ceci est contre l’esprit, que je ne conçois que pur, libre et rigoureux », deviendra un poète célèbre, académicien, enfin directeur du Centre universitaire méditerranéen ; tandis qu’André Lebey, de son côté, perdra son siége de député en 1919, sera exclu du P.S. en 1920 en tant que « dissident » et prendra ses distances avec le Grand Orient, en devenant provisoirement fabricant de pipes avant de finir journaliste politique. En 1918, Valéry offrira ses idées à Lebey pour le rapport sur la constitution de la Société des Nations dont il est chargé par la Commission des Affaires extérieures. On sent combien Valéry, au lieu de devenir poète officiel de la Troisième République, eût cent fois préféré en être l’éminence grise. Et pourtant : « Rien ne vaut que de se savourer soi-même, ce que bien des c… confondent avec l’orgueil. Non, c’est la même joie, en plus fin, que d’essayer des muscles dispos dans un bel exercice. » Et il signe : « Ton vieux cornichon de plus en plus dans le vinaigre ». Les notes de cette édition sont utiles et éclairantes, avec parfois quelques surprises. Ainsi, page 301, Lebey, à propos d’un poème de circonstance de Valéry, évoquant une « odelette de Banville », nous avons droit à la note : « Théodore de Banville (1813-1892). » Ailleurs, page 396, Lebey s’écrie à propos d’un certain Alexandre Gaspard–Michel : « et moi je mets le pied au c…ul de Gaspard, qui est le contraire du pauvre Gaspard », une note nous renvoie à Gaspard de la Nuit, au prétexte qu’Aloysius Bertrand eut une vie misérable, sans songer un seul instant au Gaspard Hauser du vers de Sagesse, « Priez pour le pauvre Gaspard ».
Verlaine. Christian Gury, Bibi-la-purée, compagnon de Verlaine (Kimé, 2004, 184 p., 18 €). Honnête biographie de ce « compagnon » pittoresque et légendaire de Verlaine, dont le vrai nom était André-Joseph Salis. L’auteur, à la suite de recherches personnelles, a recueilli ce qui traîne sur lui chez la plupart des mémorialistes de l’épopée symboliste, mais se fourvoie en affirmant que le manuscrit de Verlaine sur ce « Bibi » est resté totalement inédit « pour les égoïstes délices d’un collectionneur privé ». Si Christian Gury feuillette la Revue Verlaine n° 3-4, il pourra constater que ce texte est moins inédit qu’il le croit.
Verne. Marc Jakubowski, Jules Verne, l’œuvre d’une vie. Guide du collectionneur vernien (Le Sphinx des glaces, 2004, 161 p., 45 €) ; Daniel Compère, Les Voyages extraordinaires de Jules Verne. Analyse de l’œuvre (Pocket, 2005, 256 p., s.p.m.). Commémoration oblige – Verne est mort à Amiens en 1905 –, de nombreuses publications concernant le grand homme voient le jour. Marc Jakubowski, « libraire et collectionneur vernien depuis 25 ans », nous dit la quatrième de couverture, présente ici la deuxième édition, revue et augmentée, de son guide du collectionneur vernien. Ne doutons pas un instant de l’augmentation annoncée. Quant au caractère revu de l’ensemble, c’est à revoir précisément tant les coquilles déparent une entreprise sympathique au demeurant. Laissons la partie consacrée à la vie de Jules Verne. Rien de nouveau de ce côté-là. Le véritable intérêt du livre, qui se présente sous la forme d’un bel album (21,5 x 30,5 cm) à la couverture duquel Claude Laverdure a prêté sa plume, se situe ailleurs. Marc Jakubowski offre à son lecteur des conseils d’évaluation pour l’amateur d’éditions anciennes de Verne en fonction du tirage du livre et de son état. Il distingue les raretés des ouvrages courants. Les superbes illustrations en couleurs qui présentent les cartonnages d’origine dont les noms seuls font rêver (au steamer, à l’obus, aux feuilles d’acanthe, à la bannière, à un éléphant, à la sphère armillaire) méritent le détour. À signaler aussi la parution d’un petit livre sur la série des Voyages extraordinaires : il offre un résumé de chaque roman, un dictionnaire des lieux et des personnages, un parcours sur la réception de l’œuvre, le tout précédé d’une chronologie biographique et bibliographique. À garder à portée de main durant l’année du centenaire.
Vialatte-Dubuffet. Jean Dubuffet, Alexandre Vialatte, Correspondance(s). Lettres, dessins et autres cocasseries 1947-1975, édition établie et annotée par Delphine Hautois et Marianne Jakobi, préface de Walter Lewino (Au signe de la Licorne, 2004, 270 p., 20 €). Ceux qui dénigrent sa peinture ont souvent dit que Dubuffet est un grand écrivain. Ils ont raison, car il l’était avant d’être un grand peintre. Prospectus aux amateurs de tout genre en 1946 fut une des plus jolies réussites de la collection Métamorphoses des années d’après-guerre. On pouvait se douter alors que la correspondance de deux personnages en verve comme Vialatte et Dubuffet serait vive et pittoresque. Elle l’est. Ce livre très illustré de nombreux « Dubuffets » réunit davantage de lettres et de textes de Vialatte que de Dubuffet, sans doute parce que ce dernier n’a pas conservé toutes les lettres de son correspondant. En revanche, nous avons toutes les chroniques de Vialatte où il est fait allusion à Dubuffet. L’écrivain n’a jamais omis de rappeler qu’il n’oubliait pas l’artiste. Cette correspondance est riche de documents et de notes sur les ateliers de Montparnasse autour des années 40. Pour qui veut suivre la vie et l’œuvre du peintre à travers trente ans d’amitié et de complicité à Paris, à Vence, au Touquet, des statues précaires en éponge et mâchefer à la Closerie Falbala en passant par les texturologies, ce livre deviendra indispensable.
Zola (I). Gérard Gengembre commente Germinal d’Émile Zola (Folio, 2004, 217 p., 10,70 €). Un Foliothèque un peu le nez dans le guidon, qui ne donnera guère au public scolaire auquel on réservera ce numéro l’occasion de sortir des sentiers battus. Non que Gérard Gengembre connaisse mal l’œuvre ou bâcle son texte : on sait la minutie et la précision de ce Balzacien de choc ; simplement, il est clair qu’il n’attend rien d’un Zola qu’il fait visiter comme un guide un peu ennuyé, à ma droite les mythes, à ma gauche l’idéologie, vous noterez au passage la statue du Naturalisme en surplomb – sans trop s’étonner, ni remettre en question l’itinéraire balisé. On se prend à lui retourner la critique qu’il adresse à Germinal, d’être un texte daté : l’approche très classique privilégiée ici, sans doute par souci de conformité pédagogique, s’appuie sur des extraits critiques qui ont presque vingt ans. Les Zoliens du xxe siècle n’y reconnaîtront pas le Zola que leur ont découvert des essais plus récents et cités, certes, en bibliographie, mais qui n’ont pas ébranlé le rouleau compresseur de la vulgate. Ajoutons qu’il existe bien un problème de lecture de Zola, particulièrement en ce qui concerne Germinal : s’y attarder aurait pu donner l’occasion de quitter un peu la lecture mythico-stéréotypo-générique. On ne peut cependant regretter que sa trop bonne connaissance de la machinerie du Naturalisme ait interdit à Gérard Gengembre les détours et les doutes, puisque c’est pour le public large visé ici une forme de garantie, et la condition de l’autorité.
Zola (II). Émile Zola, Œuvres complètes, tomes 9 et 10 (Nouveau Monde Éditions, 2004, 607 et 890 p., 38 € par vol.). L’entreprise continue à un train d’enfer. Le tome 9 contient les œuvres de l’année 1880 : le roman de la série des Rougon, Nana ; la préface de l’adaptation théâtrale de ce dernier titre par William Busnach ; la nouvelle des Soirées de Médan, L’Attaque du moulin ; des écrits critiques (Le Roman expérimental), qui regroupe des études parues dans diverses revues ; la Revue dramatique et littéraire, chronique du Voltaire, enfin la correspondance de l’année. Maître d’œuvre de ce volume : Chantal Pierre-Gnassounou. Au sommaire du tome 10 : Le Naturalisme au théâtre, Nos auteurs dramatiques, Les Romanciers naturalistes, Documents littéraires. Maître d’œuvre : François-Marie Mourad. Les deux prochains volumes dans deux mois ?
[Matthias Alaguillaume, Paul Aron, Patrick Besnier, Christophe Bataillé, Claudine Brécourt-Villars, François Caradec, Alain Chevrier, Bruno Claisse, Julien Dieudonné, Jean-Pierre Goldenstein, Jean-Paul Goujon, Jean-Philippe Guichon, Jean-Louis Jeannelle, Jean-Jacques Lefrère, Muriel Louâpre, Hugues Marchal, Robert Melançon, Dominique Moncond’huy, Jean-Paul Morel, Jacques Noizet, Gilles Picq, Michel Pierssens, Yannick Portebois, Henri Scepi, Anne Simon, Éric Walbecq, etc.]