En société

AudibertiCahiers Jacques Audiberti, n° 23, avril 2004 (1 bis rue des Capucins, 92190 Meudon ; 122 p., 8 €). L’Ouvre-Boîte devient, plus explicitement, les Cahiers Jacques Audiberti. Ce premier numéro (mais la numérotation est continue) propose un « Audiberti hors frontières », thème bien général mais qui convient aux exotismes colorés chers au poète – même s’il voyageait peu : créolités, tentation de l’Orient, notes prises en Égypte. « Pas de doute, conclut Frédéric Pagès, Audiberti est un écrivain brésilien. »

BibliophilieLe Livre et l’estampe, revue semestrielle de la Société royale des Bibliophiles et Iconophiles de Belgique, n° 160, 2003 (4 boulevard de l’Empereur, B-1000, Bruxelles ; 245 p., abonnement : 55 €). Deux excellents articles, celui de David Chambers sur les presses privées en Grande-Bretagne à la fin du XXe siècle, et celui de Denis Laoureux, « Un musée dans la bibliothèque. Maurice Maeterlinck et l’édition illustrée ». Le premier est richement illustré et passe en revue un nombre étonnant de ces presses que le goût et la foi soutiennent. Le second analyse dans le détail l’importance que l’écrivain belge attachait aux images et se concentre sur les éditions originales illustrées en démontrant l’évolution de George Minne à Charles Doudelet pour terminer avec l’édition de luxe du Théâtre procurée par Deman en 1902, avec le concours d’Auguste Donnay. Le troisième article, de C. Sorgeloos, est d’un intérêt plus restreint. Il est intitulé « Réseaux de bibliophiles et d’érudits à l’époque romantique : les exemplaires d’auteur, tirés à part et papiers de couleur distribués par Frédéric Hennebert à Tournai ». 

Camus. Bulletin d’information. Société des études camusiennes (n° 71, juillet 2004). Le Bulletin apprécie nos commentaires et nous renvoie le compliment en citant une de nos précédentes recensions dans Histoires littéraires, « très sérieuse, exigeante et non-conformiste revue ». Merci et continuons ! La pièce principale de ce numéro consiste en un article consacré à célébrer le souvenir d’Edmond Charlot, né en 1915 et décédé en 2004. Guy Basset y évoque ses rencontres et ses échanges avec le premier éditeur de Camus depuis leur premier contact à Izmir, en 1970. Il venait d’y être nommé professeur au Centre culturel que dirigeait alors Charlot. Drôle de vie, pas toujours drôle, que celle d’un homme qui n’écrivit pas mais qui fut un grand éditeur et finit modestement. La disparition de ses archives du fait, entre autres, de l’imbécillité criminelle de l’OAS, prive l’histoire de l’édition au XXe siècle d’un de ses chapitres importants. L’exil loin de l’Algérie et de la France n’a rien arrangé. À cela s’ajoute que la mémoire littéraire française a encore bien du mal à faire de la place dans ses schémas à tout ce qui n’en fut pas strictement hexagonal. Ce qui s’est fait dans le contexte colonial demeure largement occulté. Dans le cas de Charlot, comme dans celui de Camus, peut-être y a-t-il aussi quelque chose qui touche plus particulièrement au rapport à la Méditerranée, pas toujours compréhensible pour les non-méditerranéens. Il en est question dans ce qui est sans doute l’un des derniers entretiens avec Charlot, celui que donne ici Hélène Rufat et qui date de 2002. Parmi les informations présentées dans ce bulletin, notons la liste des thèses de doctorat françaises consacrées à Camus entre 1985 et 2003, ainsi que l’annonce de la mise sur pied d’une nouvelle liste de discussion. 

ClaudelBulletin de la Société Paul Claudel, n° 173, mars 2004 ; n° 174, juin 2004 (13 rue du Pont-Louis-Philippe, 75004 Paris ; 108 p., 5 €). Le premier de ces fascicules s’attache à Claudel « en ses correspondances ». Il offre des visages très contrastés, depuis les fantaisies du grand-père jusqu’aux échanges avec l’ambassadeur Wladimir d’Ormesson. Nombre d’inédits sont ainsi révélés, en particulier la correspondance avec Jean Paulhan (dont la publication intégrale est annoncée). Le numéro 174 traite de Claudel en Russie, étude de réception « qui promet d’être passionnante » selon Dominique Millet-Gérard. Elle présente l’un des grands passeurs du poète en Russie, Maximilian Volochine (1877-1932), dont sont publiés deux beaux textes. Une étude d’Ekaterina Bogopolskaïa met en parallèle Blok et Claudel ; bien d’autres notes et documents enrichissent ce numéro.

Depaquit. Dessinateur, poète, farceur, maire de Montmartre : Depaquit, 1869-1924 (Les Amis de l’Ardenne, n° 6, automne 2004, 124 p., 8 €). Né à Sedan comme son ami Delaw (voir Histoires littéraires n°16, p. 158), venu en même temps que lui à Paris en 1893, il n’a plus quitté Montmartre dont il est devenu le Maire de la Commune libre en 1920. Dessinateur, il a collaboré à la Vie drôle, au Rire, au Sourire, au Cocorico, etc., ainsi qu’au Journal et au Matin. Il a illustré son ami Vincent Hyspa, notamment L’Éponge de porcelaine. Cette livraison fourre-tout reprend des articles de Mac Orlan, de René Druart, de Roger Charneau, des poèmes, chansons et dessins de Depaquit. 

DumasCahiers Alexandre Dumas, n° 30, 2003, Mon cher Delacroix (Encrage, 238 p., 20 €). On comprend que Dumas entre au Panthéon avec de tels amis pour défendre sa renommée et son œuvre : sous sa belle couverture (Torquato Tasso dans l’asile de fous, 1856), ce volume bien illustré est un outil remarquable, précis et exhaustif. La pièce maîtresse en est naturellement la section de l’Exposition universelle de 1855 (parue dans Le Mousquetaire) consacrée à Delacroix, texte présenté et annoté par Claude Schopp, et dont les enjeux sont préalablement dégagés par Louis Peyrusse. Ce document fournit une sorte de portrait éclaté du peintre, dont on suit l’œuvre tableau par tableau, chaque station étant prétexte à propos historiques, anecdotes sur sa genèse ou sur son destin commercial, sur l’artiste lui-même le cas échéant, et très souvent sur Dumas lui-même, qui semble croiser sans cesse le parcours de ces œuvres, comme acheteur, ami de l’artiste, intermédiaire, zélateur… À son habitude, Dumas cite beaucoup, recopie (les critiques de Thiers notamment, qui sont remarquables), allonge la sauce, mais on ne saurait aimer Dumas sans lui passer ces travers si caractéristiques. On ne fera pas grief non plus à ses amis de manquer parfois du sens de la mesure dans la louange, ni de faire de Dumas un critique majeur écrasant de la précision de ses analyses le subjectif Baudelaire. Ce n’est pourtant pas dans l’analyse ni la théorie que se distingue Dumas, vrai amateur cependant, mais dans la sincérité de ses affections, son enthousiasme, sa verve et sa fécondité, sa drôlerie parfois, comme dans le passage consacré aux cinq morts de Delacroix. La lecture de ce texte truffé de références sera amplement facilitée par la conséquente section du « dictionnaire », présentant les personnes, les œuvres picturales, les personnages et œuvres littéraires, les lieux cités. Vient ensuite une courte section de lettres échangées par Dumas et Delacroix, ou de lettres de Dumas évoquant Delacroix. On pourra enfin se faire une idée de la nature des relations entre les deux hommes en lisant les extraits du journal de Delacroix mentionnant Dumas : cet utile contrepoint montre un Delacroix réticent, tant vis-à-vis de l’homme que de l’œuvre, mais gagné toutefois par la bonne nature, la force et la ténacité d’un homme dont le caractère était à mille lieues du sien, mais qu’il ne pouvait se défendre d’apprécier malgré tout, comme un être d’une autre espèce, accompli en son genre.

GideBulletin des Amis d’André Gide, n° 142, avril 2004 (La Grange-Berthière, 69420 Tupin-et-Semons ; 120 p., 11 €). Ce bulletin trimestriel qui paraît depuis 1968 est plus qu’un simple organe de liaison, et les textes qu’on y rencontre sont souvent des articles plus que substantiels, dont certains peuvent trouver des lecteurs bien au-delà du cercle des gidiens de stricte obédience. Le bref article de Sandra Travers de Faultrier sur « La Joie, un mot gidien », permet de saisir de quoi se compose ce dont Gide disait qu’il « est [s]on état normal » – ce qui peut étonner. Frédéric Canovas livre, sous le titre « La Traversée du désir. Notes sur les « Notes sur André Gide et son Journal » de Roland Barthes », ce qui est en fait une étude très dense et très approfondie de la question de l’homosexualité chez Gide et chez Barthes, avouée de bien des façons par le premier, jamais franchement dite chez le second. Du même coup, le rapport de Barthes à Gide se trouve mis en évidence et éclairé d’une façon attentive et neuve. Jocelyn Van Tuyl donne un aperçu intéressant des positions politiques contrastées de Gide et de Saint-Exupéry au moment où la guerre les amène à séjourner en Alger, avec un parallèle entre Citadelle et Thésée et quelques notes sur l’attitude différente des deux écrivains vis-à-vis de de Gaulle et de Giraud. Pierre Lachasse se livre à un examen approfondi de « La Citation de l’Évangile » dans les écrits de Gide de la période 1926-1936. L’article d’Andries Van den Abeele exploite un dossier riche d’une information qui intéresse l’histoire de l’édition : il concerne les Presses de Sainte-Catherine, une imprimerie de Bruges dirigée par Édouard Verbeke (1881-1953), dont il raconte comment elle fut intimement liée à Gide et à l’histoire de la NRf avant même ses débuts. Gallimard, qui devait en devenir rapidement propriétaire, ne la revendra qu’en 1988 après y avoir fait imprimer de très nombreux ouvrages, entre autres les Pléiades. Gide y fit imprimer plusieurs dizaines de ses textes, en particulier des livres à tirage limité qui lui occasionnaient des sueurs froides, ce qui donne lieu à quelques épisodes assez rocambolesques. Les archives d’Édouard Verbeke sont désormais déposées au très précieux Musée de la littérature de Bruxelles. Pour finir : un article de Nerminn Vucel sur la réception de Gide dans ce qui était encore naguère la Yougoslavie ; le quatrième chapitre d’un essai d’Anton Alblas consacré cette fois-ci, avec un grand luxe de détail, aux instruments d’écriture de Gide ; une réponse circonstanciée d’Éric Marty à un précédent chapitre du même Anton Alblas où il estime avoir été plus que mal compris, ce qui lui permet de revenir avec précision sur les questions de la genèse et du journal ; une étude de Thomas Reisen sur L’Immoraliste dans la correspondance de Gide en 1902 ; des dossiers de presse et les chroniques habituelles. Les comptes de l’Association font également l’objet d’un bref bilan financier. Les affaires gidiennes marchent très convenablement, semble-t-il, puisque l’en-caisse croît de 30 % d’une année sur l’autre – mais on aimerait savoir en quelle monnaie s’expriment les recettes chiffrées à 87 800. S’il s’agit d’euros, quelle manne !

GuillaumeCarnet de l’Association Les Amis de Louis Guillaume, n° 27 et 28, 2002 et 2003 (114 ter avenue de Versailles, 75016 Paris ; 183 et 203 p. ; 25 €). Le responsable de la publication devrait se décider à construire les sommaires, car les textes se suivent de façon arbitraire et fort désagréable pour le lecteur. De même, l’absence de présentation et de mise en perspective est à déplorer. Le numéro 28 commence ainsi ex abrupto par la réimpression des Souvenirs sur Marcel Lemar et Gaston Chopard, publiés en 1943, suivi d’une poignée de lettres de Lémar dont l’intérêt est aussi minimal que l’annotation. On se retient de multiplier ce genre de remarques désagréables, mais on invite les Amis de Louis Guillaume à réfléchir davantage avant d’imprimer.

LarbaudCahiers des Amis de Valery Larbaud, 2004, n° 4, Enfances et jeunesse, dossier établi par Anne Chevalier (Les Eygalades B, 116 rue Eugène-Carrière, 30900 Nîmes ; 110 p., 30 €). La pièce de résistance, ce sont Quelques lettres de jeunesse de Valery à sa mère et à sa tante : « Ma chère maman », « Liebe Mutter », « Mother dear ». Elles valent à elles seules l’achat de ce volume, mais on négligerait à tort les rubriques habituelles : études (Gil Charbonnier, « Valery Larbaud et Berthe Morisot », Anne Chevalier, « Le Poète et l’enfant dans le Journal inédit de Valery Larbaud »), critiques et bibliographie 2003. Ce cahier est d’une fabrication matérielle impeccable, comme on souhaiterait que tous les livres soient.

MatriculeMatricule des anges, n° 53, mai 2004 ; n° 56, septembre 2004 (BP 20225, 34004 Montpellier Cedex ; 56 p., 5 € le numéro). On craint un peu de se répéter dès lors qu’on aborde le cas du Matricule, dont on retrouve chaque mois les qualités de variété, tenue, exigence esthétique. Évidemment, on lui demanderait bien un peu plus, disons deux fois plus de place pour les revues, la poésie, le théâtre surtout, et une section sur l’écriture en ligne… Mais il faudrait rogner ailleurs, sur les pages indispensables consacrées à des éditeurs, ou sur les dossiers peut-être, qui sont ici excellents, pour des raisons diverses : remarquable, celui consacré à Pascal Commère, notamment les entretiens, qui touchent juste avec une grande économie de moyens, entendez par là la précision des questions, que permet seule une bonne connaissance de l’œuvre ; avec de curieux portraits en pied sur lesquels le poète fait figure de pendu décroché. En parcourant le dossier Marsé, on se fait la réflexion qu’une bonne revue est celle qui parvient à révéler au lecteur non seulement une œuvre, mais ce par quoi elle suscite l’adhésion de ses thuriféraires, alors qu’importe que l’on connaisse ou non les écrivains dont elle traite, qu’ils soient ou non de notre goût, elle trouve les mots pour les faire parvenir à nous, ce qui implique un ton maîtrisé, qui s’interdit le bavardage enthousiaste comme la sophistication brillante. Bien sûr, tout n’est pas égal et, comme dans Histoires littéraires, on trouvera ici et là quelques comptes rendus superficiels ou approximatifs. L’essentiel n’est pas là, il est dans le plaisir que donne cette revue, indispensable en ces temps d’avalanche éditoriale : non parce qu’elle nous prescrirait des lectures sélectionnées, mais parce qu’elle nous préserve de la lassitude face au dégorgement surabondant du papier imprimé. 

MéconnusLa Corne de brume. Revue du Centre de réflexion sur les auteurs méconnus, n° 2, décembre 2003 (7 rue Bernard de Clairvaux, 75003 Paris ; 118 p., s.p.m.). Pour qui sonne La Corne de brume ? se demande-t-on. Car cette revue souffre d’incohérence. Si les auteurs méconnus sont chers à Histoireslittéraires, cet assemblage hétéroclite invitant à relire Paul André Lesort ou Fernand Crommelynck en reste à d’inutiles généralités. Soulignons tout de même l’article sur Martin Wickremasinghe, « illustre pionnier de la littérature singhalaise moderne » – à la fois donc illustre et méconnu… 

NaturalismeLes Cahiers naturalistes, n° 77, 2003 (Société littéraire des Amis d’Émile Zola et Grasset, 427 p., 24,50 €). Pas très riante, l’ouverture de cette livraison, avec « Le Centenaire de la mort d’Émile Zola », d’autant que l’article liminaire de François Labadens juge sans complaisance les colloques que nous a valus cet anniversaire, et son écho médiatique. Le fait est qu’on a écrit beaucoup d’âneries sur Zola (nous parlons des médias, naturellement), et pas toujours très amènes : rarement le rôle de repoussoir attribué à Zola aura si bien fonctionné. Il est fourni ici une utile chronique des différentes manifestations, et un bilan. L’histoire littéraire est à l’honneur par ailleurs, sous un autre angle, avec d’une part un dossier sur l’essaimage du Naturalisme en Grèce et dans les Balkans, comme forme, comme technique, comme langue, et d’autre part un article fort documenté sur la réception de Zola en RDA. Nous avouons cependant un faible pour l’article inattendu d’Alexandrine Viboud sur les adaptations de Zola dans la BD pour adultes, annonciateur d’intéressants développements. Notons enfin que le dossier ravira les Hellénistes patentés et fera parfois sentir aux autres leur irrattrapable déficience. Nous en venons aux articles disparates rassemblés sous le titre de « Dérives de la fiction ». Pour commencer, « Le Naturalisme est-il un nihilisme ? » était une bonne question, dommage qu’on y réponde en décrivant thématique ou personnages nihilistes, dont on ne voit pas en quoi ils confèreraient au genre lui-même cette qualité. Même confusion dans l’article, par ailleurs stimulant dans l’ensemble autant que contestable dans le détail, consacré aux « géométries de l’invisible » (beau titre), c’est-à-dire à la géométrie, ordonnatrice du monde, comme modèle de cette fameuse méthode que Zola s’impose entre subjectivité et réel. On commence ici par confondre modalités descriptives et objets des descriptions (deux modèles d’écriture s’opposeraient, l’un valorisant l’espace domestique, l’autre la flânerie urbaine), et on finit par écrire des choses obscures comme : « Si dans la représentation du visible l’agencement discursif des phénomènes est rendu possible justement par la distance contemplative (synonyme de l’activité réflexive), la proximité des odeurs et la présence du souffle indiquent, par contre, une opacité corporelle qui se soustrait au visible et qui se dérobe même à sa propre conscience ». Un article sur Rachilde va jusqu’à estimer que le roman naturaliste « se précarise » en glissant du lisible au scriptible – nous admirons sans comprendre. Jean Bourgeois revient sur le motif du « porté » (concomitance d’un cadre aquatique, d’un triangle amoureux, d’une action : l’Amant porte la Femme), motif dont la prégnance est indéniable, bien qu’on ne sache trop quoi en faire, à moins qu’on se contente, comme l’auteur, de voir dans la récurrence une preuve de cohérence, ce qui n’est pas loin d’être tautologique, et d’en louer notre auteur, ce qui nécessite préalablement d’ériger la cohérence en critère esthétique. Nous sommes bien conscient, en écrivant ces lignes d’être à la fois injuste et cruel : injuste, parce que tout collectif comporte des ratés et qu’il est difficile de faire vivre une revue ; cruel, en ceci que les Cahiers naturalistes sont une revue utile, et particulièrement efficace et exigeante dans ses rubriques régulières. On n’a pu s’empêcher cependant de brocarder ci-dessus la désolante prolifération, sur cette matière peut-être trop plastique et généreuse qu’est le Naturalisme, d’une pensée floue, procédant par analogies et formules, qui discrédite les sujets les plus pertinents et gaspille les observations les plus fines. Nous avons livré sans fard notre sentiment, qui n’est pas gai, mais qui vaut pour 2003 : espérons que 2004 verra les CN plus exigeants avec ses contributeurs, ou que la réduction des débouchés éditoriaux après le centenaire leur amènera assez de contributeurs pour qu’une telle exigence soit possible. 

NRf bisLa Revue littéraire, n° 1, 2004 (Léo Scheer, 215 p., 12 €). Qu’est-il arrivé à la NRf, tout amaigrie, presque modeste sous sa livrée crème ? Passée à la moulinette du downsizing capitaliste ? On y trouve bien les habituels textes de création, bons ou passables, peut-être plus ouverts à la poésie qu’à l’accoutumée (en vrac, Silvia Baron Supervielle, Éric Vuillard, Jacques Brou, Roger Dadoun, Pierre Bourgeade, Béatrice Commengé, Gabriel Matzneff, et un extrait de cours de Guyotat), il y a toujours un texte de référence d’un étranger capital, ici Norman Manea qui évoque subtilement les questions d’appartenance linguistique, et des chroniques – tiens, un article sur Delerm et Boogaerts ? – et des critiques – tiens, plutôt floues, et dans une langue approximative parfois –, et quatre pages de pub pour le prochain Weyergans ? Comble de l’excentricité, ce mystérieux titre de La Revue littéraire (il n’y en a qu’une, sans doute, mais laquelle ?). Reprenons : cette revue toute nouvelle proposée par Léo Scheer ne se résume pas à une facétieuse référence à la maquette archiconnue de son homologue gallimardienne, mais on ne saurait juger si tôt des voies qu’elle va suivre, des choix qu’elle va revendiquer, des distinctions qu’elle saura créer. Le sentiment que donne ce coup d’essai est que les auteurs épinglés au tableau de chasse de la couverture ne révèlent pas toujours le meilleur d’eux-mêmes une fois jaquette tournée. Les amateurs d’histoire littéraire consulteront cependant avec l’intérêt qui s’impose la contribution de Dominique Noguez. Souhaitons longue vie et d’opulentes livraisons à La Revue littéraire, dont on espère qu’elle s’affranchira très vite du statut de « mini-moi ». 

PéguyL’Amitié Charles Péguy, n° 105, janvier-mars 2004 ; n° 106, avril-juin 2004 (12 rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris ; 128 et 110 p., abonnement : 34 €). Cy éclate et flamboie la discordance entre l’œuvre de Péguy – objet irréductible – et le discours universitaire. L’obligation d’une lecture empathique, fût-elle provisoire, constitue la force et la faiblesse de cette œuvre, ça et là redécouverte : brièvement (quoique tapageusement) par Alain Finkielkraut d’abord, puis, hélas pour lui, par les pseudo-néo-hussards en quête désespérée de filiation, puisque Péguy, mort, connaît l’effroi de figurer en exergue de Partouz, le grand œuvre de « Yann Moix » (sic), lequel, déjà, au fil des pages de Bordel, l’avait assuré de sa haute sympathie. Entre 1941 et 1944, le Beauceron en avait vu d’autres. Pris en étau entre ces fortunes diverses, Péguy résiste aux assauts conjoints de la science, du politiquement correct et du n’importe quoi. Est-ce à dire qu’il conviendrait de garder le silence sur cette œuvre, de confier, à l’édition de la Pléiade seule, sa navigation au fil des jours ? Entreprise hasardeuse ! Les deux dernières livraisons de L’Amitié Charles Péguy n’étonnent guère. Deux thèmes, l’un fort rebattu, « Péguy et les Positivistes », l’autre tout aussi évident à qui connaît Ève, « Jardins ». Ce n’est pas que les commentaires manquent de force ou d’intelligence, mais Péguy n’est ni un prototype de la dissimulation au cœur de l’art d’écrire, ni un adepte de la litote, de l’atténuation ou de la gnose. Aussi, l’analyse la plus serrée tient toujours un peu de la paraphrase. Saisir l’intuition qui préside au texte, voilà la critique selon son cœur. Dans Victor-Marie comte Hugo, il était fort peu question de Hugo, de la France seulement, incarnée par le Père H… Aussi, l’éloignement du texte, la longue-vue, constituerait-elle l’approche critique la plus efficace, quand, ici, le verre grossissant écrase l’œuvre jusqu’à la féconder d’ennui. À noter toutefois des textes assez solides pour n’être pas aplatis par les souliers ferrés du grand mort : celui de Than-Vân Tôn-That, « Paysages poétiques chez Proust et Péguy ». Là, intelligemment, sans nommer les intercessions conjointes de Barrès absent en apparence et de Bergson hôte distingué du banquet de mémoire que fut La Recherche, le critique s’attache aux effets produits, à la vision, aux figures de discours et de style avec bonheur. Géraldi Leroy, sans jargon ni vacarme, résume la place de la figure de Renan dans l’élaboration du discours de Péguy. Ce dernier n’est anti-moderne qu’à proportion de la place de la pensée renanienne au centre de la modernité. Jérôme Grondeux, spécialiste de Michelet, met en place un subtil panorama de la pensée historique française, pour finalement se montrer attristé des changements idéologiques de Péguy. Qu’a donc à nous apprendre ce fort tableau ? Péguy n’est qu’un poète. Aussi, son lien aux mythes et son retour au catholicisme ne se peuvent considérer que comme une « ruse de l’écriture en lui ». Péguy vit dans le Positivisme une religion. À ce titre, il la combattit, dans le mouvement inverse de l’église excommuniant Jeanne, la condamnant à mourir en état de péché mortel. Les mythes de la terre et de l’intuition chez lui ne sont toujours que des reprises, des ressassements de l’histoire de Jeanne. Imbriqué au cœur de chacun de ses textes est un combat contre une ville assiégée qu’il convient de libérer pour sacrer une autorité de raison, parût-elle déraisonnable en son temps. Celle-ci ne change guère : vérité de certains morts contre d’autres, à l’instar du combat d’Antigone. Jaurès, de cette intégrité, fera les frais, ami devenu Créon. Devant ces travaux, dont chacun possède une validité indiscutable, le lecteur demeure incrédule. Roger Dadoun pourrait certes exprimer plus simplement et plus fermement son idée centrale, et Marie Gil laisser un peu « l’inervement, l’invisible, le non-dit, l’eschatologie latente de la page non écrite et l’événement », mais ce faisant, elle n’aurait eu qu’à laisser parler le poème. 

RimbaudRimbaud vivant, n° 43, avril 2004 (Amis de Rimbaud, 50 rue de Charonne, 75011 Paris ; 106 p., abonnement : 30 €). Le principal article est une conférence de Yoshikazu Nakaji sur « Rimbaud et la science », d’intérêt limité. Les cinq études consacrées aux « Poètes du comité d’honneur » de la revue nous ont paru franchement déplacées. On a connu de meilleurs numéros de Rimbaud vivant. 

RivièreBulletin des Amis de Jacques Rivière et d’Alain-Fournier, n° 108-109, 2003, Les Conférences de Jacques Rivière sur André Gide (31 rue Arthur-Petit, 78220 Viroflay ; 88 p., abonnement : 37 €). Plus de vingt ans après l’envoûtement exercé par Paludes et surtout Les Nourritures terrestres sur toute une génération, Jacques Rivière, qui en fut, jette sur la trajectoire de son auteur un coup d’œil lucide et parfois critique, mais toujours écarquillé par l’étonnement que n’aura cessé de lui causer Gide le protéiforme. Dans une édition intégrant les principales variantes et biffures, Jean Claude présente une conférence donnée par Rivière entre 1918 et 1924 en Suisse, en Hollande et en Belgique, et qui n’avait connu qu’une publication confidentielle par Isabelle Rivière en 1926. Mais comment circonscrire un objet aussi fuyant ? « Gide est dominé, si j’ose dire, par la peur de se laisser prendre. De tout ce qui peut lui arriver, il songe d’abord à se tirer. […] La participation est pour lui la forme de vie la plus intolérable qui se puisse imaginer. » Sur le plan intellectuel, ce Don Juan de l’esprit embrasse toutes les idées et n’en épouse aucune. Sur le plan littéraire, il s’empresse de brûler dans un livre ce qu’il a adoré dans l’autre, s’annexant compulsivement de nouveaux genres et manières afin de fournir à son esprit l’aliment d’une excitation permanente. Rivière lit donc le parcours gidien à la lumière d’une plasticité qu’il trouve aussi admirable que périlleuse. Après l’obligatoire rappel ému des œuvres rattachées à la veine symboliste, il soupèse chacune des œuvres romanesques publiées, s’obligeant à faire cela même dont il dit Gide incapable : trancher. Si L’Immoraliste demeure pour lui son chef-d’œuvre, « une des tentatives de sincérité intégrale les plus hardies que connaisse la littérature » et un des livres les plus dangereux qui soient, la grande souplesse de talent de l’écrivain l’entraînera aussi à faire des œuvres trop voulues, trop concertées. C’est le cas pour Isabelle ou Les Caves du Vatican, dont Rivière parle comme d’échecs et d’œuvres inférieures, quoique avec une indulgence mal dissimulée pour ce dernier texte, une indulgence occultée dans le texte publié en 1926, sans doute en raison de son désaveu public par Claudel et de la rupture qui s’est ensuivie avec Gide, pour cause de « mœurs affreuses » soupçonnées puis avérées. À un romancier aussi perméable, il advient aussi que l’œuvre échappe ; son confident nous assure tenir de Gide lui-même que c’est par « hasard » et par « accident » que La Symphonie pastorale s’est trouvée à vouloir dire exactement le contraire de ce que pensait l’auteur. Dans la création romanesque, constate Rivière, certaines idées se voient « promues par la logique des événements racontés, alors que la logique de l’esprit les eût condamnées ou refoulées ». Deux ans après cette conférence, la mort du rédacteur en chef de la NRf, emporté par une typhoïde à 39 ans, laissera Gide privé de celui qui fut l’un des rares interlocuteurs à lui opposer assez de résistance pour faire apparaître les siennes. « Nous étions à la fois résolus et résignés à rester, de toute la force de notre amitié, des adversaires », écrit Gide en manière d’épitaphe. La disparition de Rivière l’aura empêché de voir réalisé le vœu qu’il formait dans la dernière phrase de sa conférence : « La fin de la carrière de Gide fait l’objet de ma plus sincère curiosité » – et nous de lire l’appréciation des Faux-Monnayeurs par l’une des meilleures plumes critiques de son époque. 

VaillandCahiers Roger Vailland, n° 20, décembre 2003 (Médiathèque, 1 rue du Moulin de Brou, 01000 Bourg-en-Bresse ; 58 p. ; 9,15 €). Les Cahiers Roger Vailland sont toujours avares d’illustrations, et on le regrette parfois. Profitons donc de ce numéro intitulé Gravure, qui aborde ses rapports avec le monde de la peinture. Textes de Vailland consacrés à Coulentianos et à Soulages. Celui-ci se souvient ensuite de la façon dont il initia l’écrivain à la pratique de la gravure au début des années 1960. Beau texte aussi de 1962 où Vailland refuse, dans Clarté, journal des étudiants communistes, l’idée d’un « procès à Soulages » pour cause d’abstraction. Une série de photos, ainsi qu’une belle reproduction hors-texte d’une gravure de Vailland.

Valéry. Bulletin des études valéryennes, « De l’Allemagne I », n° 92, décembre 2002 ; « De l’Allemagne II », n° 93, mars 2003 ; « L’Animot », n° 94, juin 2003 (L’Harmattan ; 198, 165 et 201 p., 15 € par livraison). Dans les numéros 92 et 93, Karl Alfred Blüher et Jürgen Schmidt-Radefeldt continuent d’explorer les relations entre Valéry et l’Allemagne, un chantier déjà entamé en 1999 dans le n° 11 des Forschungen zu Paul Valéry, consacré au même thème. Outre des lettres et notes (assez critiques) de Valéry sur Nietzsche, transcrites et présentées par Michel Jarrety, et qui étaient devenues introuvables, on retiendra notamment la synthèse de Jürgen Schmidt-Radefeldt sur « Valéry et l’Allemagne entre les guerres », un titre justifié par les dates de la vie du poète lui-même, puisqu’il est né en 1871 et mourut en 1945 : l’article montre bien l’ambivalence de la réception de Valéry outre-Rhin, ainsi que le rôle à la fois crucial et perturbateur de passeurs comme Rilke ou Curtius. On lira également, hors dossier, une étude d’Edwige Phitoussi sur la question de la ressemblance dans les écrits sur l’art de Valéry : partant du paradoxe qui nous fait « reconnaître » dans une image un visage que nous n’avons jamais vu, elle construit une réflexion stimulante sur la pluralité des points de vue que le poète préserverait au sein de ses textes, avec une acuité qui fait penser aux travaux de Didi-Huberman, que l’on trouve, de fait, cité en notes. C’est encore à réfléchir, mais de manière tout autre, qu’engage l’essai de Jean-André Vachlos, « Hydre absolue : le bestiaire d’un “Cimetière marin” », qui occupe l’essentiel du numéro 94. Cette lecture minutieuse du célèbre poème propose en effet de rapprocher sa structure de celle d’un temple grec et cherche à repérer, de strophe en strophe et comme autant d’ornements, la mention d’une douzaine d’animaux, dont la présence, explicite ou non, ferait du texte de Valéry une sorte d’Ode secrète aux dieux anciens. Or on se prend vite à songer à Pale fire de Nabokov, cette satire dans laquelle le commentaire force progressivement le poème du même nom à suivre le fil des pensées d’un critique délirant. En effet, l’approche de Vachlos, qui dispose d’une remarquable culture helléniste, tend à utiliser cette érudition pour éclairer les choix d’un Valéry dont on se demande s’il disposait réellement de ce savoir extrêmement pointu, comme l’auteur nous en assure. L’admettrons-nous que les difficultés demeureront, car Vachlos pratique une lecture anagrammatique qui tend à recombiner les lettres et syllabes des vers pour y découvrir des termes « cachés », une opération de reconfiguration des textes qui pose toujours problème et qui ici semble souvent forcée, jusqu’à des erreurs d’analyse assez plates, comme si le désir de trouver des calembours l’emportait sur le recul critique. Par exemple, traquant Dionysos, on veut bien sourire en lisant « ce toit tranquille où picolaient des focs » (sic), mais, quand dans la séquence « hydre absolue, ivre », reconstruire en « hydre soûle a bu », la suite « absolue, ivre » est signalée comme un « hiatus flagrant [qui], quand on sait le métier de Valéry, ne peut se justifier » que par le désir de construire une déclamation mimant un « état d’ébriété », la remarque est tout bonnement fausse, car la présence du e caduc à la fin du premier mot empêche de parler de hiatus dans la tradition la plus rigoureuse (Aquien en donne comme exemple le célèbre « C’est Vénus toute entière à sa proie attachée »). Ailleurs encore, Vachlos s’étonne de ne pas trouver un « nez » dans un vers qui parle de visage, oubliant que le vocable est prohibé par les règles classiques que Valéry s’astreint à suivre ici. Reste que ce très long commentaire se termine sur une conclusion qui reconnaît la fragilité des hypothèses et tente d’évaluer, avec cette fois force nuances, le degré de pertinence des différentes structures mises en évidence. Grâce à cette réflexion finale, la proposition de lecture, si elle paraît constamment tirée par les cheveux, se constitue en exercice critique assez séduisant, même si l’on en rejette les leçons. 

Vénérable revue. Revue des Deux Mondes, mars 2004 (192 p., 11 €). Le dossier est consacré à un sujet un peu éculé : « Les Rois de l’imaginaire », avec les inévitables Harry Potter et Tolkien. Il est sauvé par une idée originale : se penchant sur son passé, la Revue republie un article d’Émile Montégut sur lesContes de Perrault, paru en avril 1862 et commenté ensuite par Jean-Maurice de Montrémy. Expérience réussie. En outre, abondance de feuilletons et chroniques. 

[Patrick Besnier, François Caradec, Jean-Jacques Lefrère, Muriel Louâpre, Hugues Marchal, Robert Mélançon, Michaël Pakenham, Michel Pierssens, Sarah Vajda, etc.]

LIVRES REÇUS

Comptes rendus

 

Artaud and Co. Évelyne Grossman, Artaud : « l’aliéné authentique » (Farrago/Léo Scheer, 2003, 169 p., 15 €) ; La Défiguration : Artaud, Beckett, Michaux (Minuit, 2004, 117 p., 15 €). Spécialiste de Joyce, Beckett ou encore Michaux, Évelyne Grossman publie deux recueils d’articles où l’auteur du Pèse-Nerfs bénéficie d’une place de choix. Dans le premier volume, qui lui est exclusivement consacré, elle réunit une dizaine de textes ou articles récents, parfois inédits. Comme l’indique le titre paradoxal qu’elle emprunte à Artaud, elle explore, à partir de la notion d’aliénation authentique, la tension entre statut auctorial et altérité à soi-même chez un écrivain « qui récuse toute notion d’auteur entendu comme signature, propriété, invention ». Le propos a le mérite de s’appuyer ainsi d’emblée sur une problématique solide, et l’approche, résolument contemporaine (ainsi le corps labile conceptualisé par Artaud est-il relié à notre statut de sujets « post-identitaires »), sait aussi mobiliser un arrière-plan historique qui rend à la pratique et à la réflexion du poète toute leur complexité littéraire. Ici, le dialogue d’Artaud et Pascal est évoqué ; là, une enquête serrée et éclairante aborde l’articulation qu’Artaud construit entre faute (ou défaut) de langue et malédiction poétique, à partir, notamment, des considérations bien connues de Verlaine. On découvrira ou relira avec profit ce texte (« Maudire / maldire : supplicier la langue »), ainsi que l’étude sur « Artaud et les modernes… mélancoliques ». Déplaçant la théorie kristévienne, Évelyne Grossman y allie à un appareil critique psychanalytique (la mélancolie comme déprise impossible de « l’objet maternel ») une remarquable analyse du concept artaldien de Chair (une notion entendue comme l’espace du surgissement préverbal de la pensée), pour aboutir, notamment, à une lecture et à une motivation originales et efficaces des jeux paronymiques utilisés par Artaud, chez qui « l’hésitation de lecture est inscrite dans une écriture qui invite au lapsus en jouant sur [les] habituelle[s] association[s] sémantique[s] », pour « suspendre le sens » et « maintenir [un] tremblement entre deux mots » censé reproduire la malléabilité et la réversibilité d’un logos saisi au seuil même de sa formulation. À la fois créatrice et destructrice, cette résistance au figement et à l’identité du même au même fonde ce que le second recueil nomme La Défiguration – un concept polysémique qu’Évelyne Grossman cherche à faire jouer contre « la consolidation des images de soi », et qu’elle étudie dans des œuvres qui expriment – par « une mise en question inlassable des formes de la vérité et du sens », et contre, donc, toute espèce de conformisme ou de fétichisation des normes – ce en quoi, pour reprendre une formule de Blanchot qu’elle convoque en introduction, « l’homme ne se reconnaît pas ». Les familiers de la recherche menée par Évelyne Grossman retrouveront là un écho de ses travaux récents autour du collectif Le Corps de l’informe (Textuel n° 42, 2002). Le nouveau volume tisse cette fois trois études. Ce sont de véritables essais, importants. Celui sur Artaud a déjà été publié (ce qui n’est pas signalé) dans la revue que nous venons d’évoquer. Évelyne Grossman s’y intéresse à l’oscillation des catégories sexuelles, autour d’un « être pèresmères » dont l’exploration relance et poursuit ses remarques sur la bisexualité et les ambiguïtés de la composition mélancolique. Chez Beckett, l’écart est trouvé au cœur de la notion de style : « plutôt que d’une écriture, il faudrait parler des écritures de Samuel Beckett », créateur « d’une langue en mouvement sans cesse se défigurant, […] se trahissant », dans l’exercice constant d’une rature qui « n’appartien[t] pas à ce que la rhétorique tente de stabiliser en trope » – ce qui ramène Évelyne Grossman aux notions de maladresse et de faute, mais aussi, là encore, aux procédés par lesquels le texte se fait plastique, posant et déliant sans cesse toute thèse et tout sens, ne prenant forme que pour aussitôt les déformer, afin que « seuls subsistent le doute et l’interprétation à l’infini ». Enfin, elle revient avec Michaux au battement entre pensée verbale consciente et pensée préverbale. Elle montre que le constat qu’en moi, « il y a de la pensée avant moi qui la pense », provoque chez le poète un vertige fasciné et une quête d’antériorité qu’elle relie, de nouveau, à un désir de régression vers l’indifférencié maternel et vers l’animal. Elle suit ces deux fils dans l’étude d’une « écriture insectueuse », qui se peuple de « fantômes » en installant, comme chez Artaud ou Beckett, des équivoques par paronomase et un imaginaire privilégiant « instabilité des formes provisoires » et « polymorphisme infantile ». La cohérence de l’ensemble formé par ces trois essais, on le voit, est grande. Évelyne Grossman en ramasse les enjeux dans une conclusion passant de la « défiguration » à la « désidentité ». Entre refus d’une représentation fixe et promotion du pluriel (des identités, dit-elle encore), elle propose de nommer ainsi le fait de « s’identifier non pas à une image mais au mouvement d’une image », ou encore « ce lien incessant de la forme aux mouvements qui la déforment » : « l’identité [y] est un théâtre. L’inverse même de la représentation narcissique de soi, cette mise en scène qui se joue sur la scène vide d’une psyché désertée ». Echos aux conceptualisations de l’esthétique baroque comme aux recherches de Deleuze, Merleau-Ponty ou Amelia Jones, ces réflexions finales sont suggestives. Mais elles sont aussi très rapides. Or, dans la mesure où les études réunies dans ces deux volumes offrent des éclairages nombreux sur les visées générales comme sur les pratiques d’écriture « fine » des auteurs qu’elles réunissent, on aimerait qu’elles s’accompagnent d’un travail de synthèse plus poussé, voire d’une véritable mise en forme théorique, cette fois, du concept dedéfiguration. À cet égard, même si cette hésitation mime son objet, la persistance, ici et là, du terme même de « figure », dans le corps des articles, décontenance, et l’absence de mise au point nette sur le rôle affecté aux différents sens du mot crée parfois des effets de flou. On attend donc, avec impatience, la suite de cework in progress. 

CritiqueUn siècle de critique dramatique, sous la direction de Chantal Meyer-Plantureux (Complexe, 2003, 186 p., 20 €). À feuilleter cette anthologie – car c’est bien de cela qu’il s’agit, avec ses réflexions sur la critique dramatique par des professionnels, ses souvenirs, portraits ou caricatures, ses piques lancées par tel dramaturge (Ionesco) ou tel metteur en scène (Copeau ou Lassalle) contre ceux que Romain Rolland qualifiait de nuisibles « courtiers en art », et ses querelles, ses démêlés, ses dialogues à distance telle la réponse différée de Vilar à Barthes s’en prenant à Kemp – à feuilleter cette anthologie, donc, puis à la lire dans l’ordre et à la relire dans le désordre, on se délecte d’un bon mot, on s’amuse d’une anecdote truculente, on revit des époques où le discours possédait une efficacité et le débat d’idées une importance. Mais on ferme pourtant le livre avec une pointe de frustration due à l’éclatement et à la répétitivité des propos qui l’empêchent de se constituer en prisme véritable. Nulle part n’est mentionnée la naissance de la critique théâtrale au XVIIIe siècle avec la fondation du Spectateur français, et à peine Jules Lemaître et Gustave Larroumet ont-ils balayé avec dédain la vogue des discours auctoriaux que le couperet tombe : « Enfin Francisque vint. » À Sarcey, ce pseudo-fondateur du genre, reviennent alors les quarante premières pages (un texte de sa plume suivi de louanges et d’égratignures de la part de ses contemporains), avant que ne s’enchaînent des signatures attendues (Robert de Flers, Jean Dutourd, Bernard Dort, Georges Banu), d’autres plus imprévues (Marcel Pagnol), ainsi que des entretiens avec Jean-Jacques Gautier et Bertrand Poirot-Delpech, lequel clôt le livre sur une évocation clairvoyante d’un métier en délicatesse avec le public comme avec les artistes. Sans qu’il faille agiter de nouveau la sempiternelle question des choix et omissions propres au genre de l’anthologie, celle-ci aurait toutefois gagné à être complétée par des pages glanées par exemple dans L’Expression théâtrale de Guy Dumur (2001) ou dans les plus anciennes Chroniques d’un chasseur d’oubli de Jean-Pierre Thibaudat (1989). Reste qu’en l’état le recueil semble trop diffus pour ne pas glisser dans la confusion. Car, sauf cumul des charges – Bernard Dort écrivant pour Théâtre populaire et pour Le Monde –, qu’y a-t-il de commun entre un journaliste de presse et un essayiste de revue spécialisée ? Le type de publication impose-t-il des délais contraires et suppose-t-il des exigences contradictoires ? Quoi de commun, encore, entre le prestige éphémère d’un échotier capable de fabriquer en un tournemain des succès parfois vite oubliés ou des échecs éventuellement rédimés par l’histoire (ce fut le cas de Sarcey ou de Gautier), la posture d’un idéologue rêvant, au sortir d’un spectacle, de prolonger son nouveau regard sur le monde par une action politique, l’engagement journalistique d’un moi oscillant entre pari pascalien et pacte faustien, le statut d’un courriériste plus ou moins laborieux, d’un feuilletoniste plus ou moins talentueux, rédigeant sans écrire ou croyant écrire à force d’artifices rhétoriques, prenant davantage en compte le lectorat qu’il représente que le spectacle qu’il commente en son nom propre ? Cette diversité serait-elle la mesure de toute critique ? Peut-être. Mais il y a plus, paraît-il : « La critique dramatique, trompette la quatrième de couverture, révèle l’état de la société ». Faute d’une réelle mise en perspective (malgré l’utile préface de Thomas Ferenczi), ce sont essentiellement les questions éculées des devoirs et responsabilités du critique qui se posent et se reposent à répétition : informer ? Instruire ? Décrire ? Comprendre ? Servir (et qui) ? Évaluer (et sur quelles bases) ? Juger (et selon quels critères, avec quel degré de ce faux problème qu’est l’objectivité) ? On connaît la chanson. Mais l’image peine à se dessiner dans le tapis. Au reste, si tant est que cette révélation soit le corollaire obligé de la critique dramatique, quel triste état démissionnaire de notre société est mis à nu quand, aujourd’hui, le discours critique se dévitalise en cédant à la pression du consensus ou à la paresse du compromis ? Non pourtant qu’il s’agisse de regretter le temps des soiristes « de bonne race gauloise » – tel Sarcey qui avouait sans vergogne aller au théâtre pour se divertir –, ni forcément, à l’inverse, celui des polémistes néo-brechtiens qui, tout à leur quête de la fonction sociale de l’art, finissaient parfois par la trouver ou bien, en en déplorant souvent l’absence, se rendaient aveugles à d’autres formes d’expérimentation scénique. Mais, la majorité du théâtre tendant à se boulevardiser, et l’autre minorité tentant désespérément de se radicaliser, on repense au dépit, à l’amertume, à la fureur de Jacques Copeau voyant les critiques subir « l’obligation […] de s’intéresser constamment à de la médiocrité », et l’on comprend mieux les invectives d’un Jacques Lassalle blessé dans son amour-propre par une presse « vénale » travaillant à « la falsification de [la] vie culturelle ». Voire : on en viendrait presque à donner raison à Baudelaire, qui n’a jamais rien trouvé de plus beau dans un théâtre que le lustre, ou à Maurice Boissard alias Paul Léautaud, qui préférait à l’occasion, par lassitude et désillusion extrêmes, parler de ses chats dans ses chroniques dramatiques. Mais, après tout, c’était ici manière de détourner le coup de griffe. Et là, manière de chercher ailleurs « l’acteur principal ». Le reste est affaire d’alibi.

ÉloquenceL’Art de parler. Anthologie de manuels d’éloquence, choix et présentation par Philippe-J. Salazar (Klincksieck, 2003, 361 p., 21 €). Il y a eu, dans les années 60, sous l’impulsion de Roland Barthes et de la nouvelle critique, un regain d’intérêt pour la rhétorique, son histoire, ses formes et ses stratégies. Il s’agissait alors, non pas tant de réhabiliter une discipline ancienne, retirée des programmes scolaires en France depuis 1902, que de puiser, dans une pratique du discours extrêmement codée, des règles et des figures susceptibles d’être élevées au rang de matrices des textes littéraires. La rhétorique était alors conçue comme un modèle théorique et comme une grille d’intelligibilité de la littérature. L’anthologie procurée par Philippe-J. Salazar poursuit une tout autre ambition : elle vise à redisposer, selon un axe chronologique allant de la fondation de la rhétorique en Grèce jusqu’aux années 1930, les grands moments de l’art de parler ou art oratoire, afin d’en expliciter les raisons politiques, éthiques, anthropologiques et, accessoirement, esthétiques. Le choix des extraits retenus circonscrit un cadre et délimite un domaine d’où est exclue la rhétorique des figures ou rhétorique taxonomique, au profit presque exclusif d’une éloquence définie comme technique d’argumentation et de persuasion. Autrement dit, l’orientation de l’ouvrage, en privilégiant la dimension politique de l’art oratoire, s’attache à éclairer et à historiciser les conflits d’intérêt que l’éloquence a pu susciter ou cristalliser au sein des sociétés où la parole maîtrisée constitue un véritable pouvoir. De fait, dès sa fondation, la rhétorique est soumise à un effort de rationalisation qui n’est autre qu’une manière d’assujettir l’art de parler à l’art de raisonner. Le débat ouvert par Platon dans le Gorgias témoigne de cette tendance : il importe de rejeter un discours qui ne serait qu’une technique de persuasion comptable d’une gamme d’effets par essence relatifs et trompeurs, au profit d’une dialectique visant à l’invention d’une vérité absolue par le moyen de raisons logiquement enchaînées. Le problème n’est pas simplement philosophique : il concerne la vie de la cité et les fondements mêmes de l’activité politique. Avec Aristote, la rhétorique acquiert un statut qu’on pourrait dire épistémologique ; elle se soustrait au domaine de la polémique pour s’ordonner en une théorie de l’argumentation déterminée par des règles strictes et des registres fixes. L’Antiquité poursuit sur la voie d’une définition qui reconnaît à l’art oratoire une efficacité d’autant plus accrue qu’elle sera à la fois fondée sur des méthodes ou des recettes éprouvées, et soumise à une échelle de degrés. À chaque sujet, en somme, correspond un style, à chaque registre un ton. Si le sublime est loué, il n’est cependant pas érigé en dogme, tant s’en faut. Ainsi Quintilien, dans son Institution oratoire, fait-il l’éloge de la mesure tout en affirmant que l’éloquence « est le plus beau présent que l’homme ait reçu des dieux ; sans elle, tout est muet ». On voit se dégager une constante, qui va caractériser la réflexion sur la rhétorique à l’âge classique et au XVIIIe siècle, selon laquelle l’art de bien parler illustre un idéal d’équilibre, entre l’homme et son discours et entre le discours et les choses. Coïncidence et convenance forment la norme. Mais cet équilibre ne vaut que s’il répond aux exigences d’un esprit vif, perspicace et éclairé. Ce que Bernard Lamy ne manque pas de rappeler dans son Art de parler (1688). Dans l’article « Élocution » de L’Encyclopédie, D’Alembert ira plus loin, puisqu’il récuse tout recours à un art de parler, considérant que parler (et bien parler) est d’abord un talent, qui se passe donc de règles et de méthodes : « Un orateur vivement et profondément pénétré de son objet n’a pas besoin d’art pour en pénétrer les autres. » Or cette « pénétration » n’est rien que le processus d’évaluation du sujet par l’esprit. D’où découlent les idées, « le fond du style », d’après Buffon. Le XIXe siècle, qui voit l’éloquence se subjectiviser et se diversifier en dehors des canons et des manuels ainsi que la question de la rhétorique se déplacer de l’oral à l’écrit, est cependant marqué par quelques ouvrages qui rappellent les bienfaits ou plus simplement l’utilité de la rhétorique pour la formation de l’esprit et la vie politique. On regrettera que cette anthologie ne tienne pas compte de la problématique nouvelle surgie au XIXe siècle qui, avec le reflux des modèles de l’ancienne rhétorique, réputée inopérante par les « modernes », valorise l’acquisition de l’art de bien écrire (et non plus de parler) par l’imitation des grands auteurs… Omission qui, certes, se justifie par le projet propre à ce choix de textes, qui est en fait de rendre la rhétorique aimable, d’en souligner l’importance et peut-être même la dignité, et de contribuer de la sorte à la réhabiliter aux yeux de l’institution politique et de l’éducation.

Goncourt. Dominique Pety, Les Goncourt et la collection. De l’objet d’art à l’art d’écrire (Droz, 2003, 418 p., s.p.m.). Comment passe-t-on d’une pratique culturelle, la collection, avec ses méthodes, les discours sociaux et les valorisations fluctuantes qui la portent, à une pratique littéraire, alors même que la collection, sa dimension maniaque, la philosophie de l’histoire qu’elle implique, la stérilité qu’elle connote, semblent à l’opposé du geste créateur ? Bien que la collection, le collectionneur, l’objet au XIXe siècle soient déjà un sujet bien documenté, comme le rappelle l’auteur d’entrée de jeu, l’étude exhaustive d’un cas particulier, et la réappropriation de ces recherches dans une perspective littéraire constituent un travail d’un intérêt certain, et d’un poids considérable, si l’on en juge par l’abondance du matériel historique cité par l’auteur – d’où une mise en place un peu longue, même si les éléments rassemblés ici pourront constituer une utile synthèse pour ceux qui abordent ces questions. L’esprit de collection y apparaît en tant que pratique culturelle, dispositif mental, esthétique. Après un historique de la collection Goncourt, on passe en revue les discours constituant le personnage du collectionneur, original rattrapé par la mode au point que les collectionneurs de la première heure, comme les Goncourt, devront multiplier les effets de distinction pour préserver leur originalité ; au fil de la lecture de La Maison d’un artiste, la collection est ensuite envisagée comme œuvre, prélude au renversement attendu de la problématique, la place des tours d’esprit spécifique à la collection dans la genèse de l’œuvre littéraire. La médiation se fait par un cas particulier de la collection, la bibliophilie, avec ses personnages et ses objets fétiches (reliures, dessins). Il va sans dire par ailleurs qu’il s’agit d’une thèse, parfaitement accomplie en son genre, ce qui explique les détours et la méticulosité excessive qui font lanterner le lecteur soucieux de se mettre sous la dent quelque analyse vigoureuse : celles qui répondent au sujet n’arrivent que dans la troisième et dernière partie, « L’Écriture artiste ». La collection, génie de la stérilité et de l’impuissance créatrice, se trouve mise au service de la création, à la fois en devenant elle-même œuvre à part entière et en ouvrant de nouvelles voies à l’œuvre littéraire. La réflexion sur la jouissance contemplative amène une prise de conscience du rôle de filtre de la sensibilité et permet de construire un nouveau modèle de mimésis, consciente d’être une production subjective. Représenter, c’est opérer une sélection des aspects du réel les plus susceptibles de susciter une vision d’art, le travail du style visant à engendrer chez le lecteur l’analogue de la sensation éprouvée devant l’objet. D’où l’idée des Goncourt collectionneurs de documents humains (passons sur l’usage strictement métaphorique et fragile, suivant une mode qui a vécu, des notions d’indice et de trace), d’où aussi un point de synthèse sur la notion d’impressionnisme littéraire, qui amorce, au dernier chapitre, l’étude précise des modalités de transfert, vers la création littéraire, des concepts forgés au contact des objets matériels (la couleur pour le Japonisme, la philosophie de l’art pour le XVIIIe siècle). Ce chapitre mène à son terme l’idée, introduite dans le précédent, d’une autonomisation de l’écriture vis-à-vis du réel, la fréquentation des arts appliqués contribuant à cette affirmation du sémiotique sur le mimétique. Cette partie comme les autres s’appuie beaucoup sur la glose des textes d’analyse anciens (Bourget, Brunetière, Spronck) articulés à la critique contemporaine, au risque de brouiller toute ligne personnelle, et de faire apparaître ténu l’apport personnel autre que ce travail de couture. C’est au contraire l’attrait principal du volume que cette dimension d’histoire littéraire qui en fait une synthèse remarquablement soignée, débrouillant les fils et filiations des discours majeurs, d’hier et aujourd’hui, sur la collection, le collectionneur ou l’écriture artiste comme pratique formaliste. Ainsi voit-on par exemple les jeunes Goncourt, sous l’influence de la fréquentation des ateliers, récuser d’abord l’ut pictura poesis réactivé par les Romantiques, puis évoluer vers une réarticulation des deux arts, la réflexion sur la matérialité du medium pictural profitant par détour à la littérature dont le style devient l’enjeu ; ou encore Edmond qui développe une dilection pour la pure couleur, au contact des céramiques japonaises, dilection qui altère en retour sa perception de la peinture à l’huile et impulse une recherche de la couleur écrite qui le fait basculer dans la poésie. Enfin, l’auteur replace en conclusion son travail dans un projet plus large qui lui donne sens, la contribution à une définition de la « Dix-neuviémité », l’engouement pour la collection s’inscrivant dans le culte de l’objet, la crise des valeurs, et donnant l’indice de la voie par laquelle le siècle s’arrache au disparate des héritages : le geste créateur se déplace de l’objet à l’agencement des objets, affirmant le primat du style. À cet égard, ce travail très abouti, servi par une écriture fluide, ravira ceux qui s’intéressent à la rénovation de l’histoire littéraire.

Isou. Isidore Isou, La Créatique ou la Novatique (1941-1976) (Al Dante/Léo Scheer, 2003, 1389 p., 38 €.). L’humilité n’a jamais été le fort d’Isou. Pas de captatio benevolentiae chez celui qui prévient au seuil de cet imposant ouvrage : « mes textes ont élargi toutes les branches du Savoir et de l’existence auxquelles ils étaient consacrés » et « je crois pouvoir me déterminer par cette révélation supérieure comme l’un des plus grands et même, selon certains des lecteurs de ce texte, comme le plus grand auteur de tous les temps ». Après un tel avertissement, s’il est pris au sérieux (et tout indique qu’il demande à l’être), le livre doit convaincre ou plonger son auteur dans le ridicule. Or, même si Isou s’est depuis inscrit dans l’histoire des Avant-gardes et du Situationnisme, on est tenté de reprendre le jugement de Bataille, qui, rendant compte en 1948 de la parution de son roman L’Agrégation d’un Nom et d’un Messie, avait évoqué « un livre touchant, affreux, stupide, raté […] aussi risible, aussi gênant qu’un derrière nu. La stupidité qui mène le jeune homme à crier qu’il est sublime, à tue-tête, est évidemment attristante. […] Que ce livre insultant soit écrit, publié et lu (lu ?) n’est satisfaisant que d’un point de vue assez sournois. Cela donne de la condition de l’homme l’idée d’une mystification irrecevable ». Si le même jugement et la même lecture au fond farcesque semblent possibles à 55 ans d’intervalle, c’est qu’Isou persiste à se poser en « Saint-Esprit », et qu’il existe une continuité de toute son œuvre que La Créatique établit longuement. Animé d’une véritable passion de l’inédit, il entend donner ici l’expression complète d’un système d’étude et d’application de la novation en tant que telle, de manière à nous faire « avancer vers l’Eden », but aussi louable que malaisé. Après avoir, de son point de vue, renouvelé drastiquement diverses sciences et pratiques, c’est donc notre regard sur la fabrique du neuf lui-même qu’il cherche à révolutionner, dans un livre qui tient du bilan et du programme, et où, assez logiquement, la parole semble ne pouvoir passer que par la néologie. Ainsi « la fusée isouienne » s’élance-t-elle, munie des deux réacteurs de l’hyper-cartioctéma ou super-carte de l’acquis, et de la koriontina ou trait d’éloignement, vers des chapitres qui abordent, par exemple, « l’attitude qu’un créateur doit adopter dans l’hyper-prodromos, le super-précurseur, et, de même, son hyper-anti-pseudo-prodromie ou sa super-anti-fausse-précursion, comme son attitude devant l’hyper-diadokos ou le super-successeur, ainsi que son hyper-anti-pseudo-diadokie ou sa super-anti-fausse-succession, le novateur étant forcé d’atteindre le quintessentiel ». L’extrait, caricaturalement indigeste, intervient en fin de volume, à un moment où Isou peut estimer que son lecteur aura parcouru une à une les étapes définissant ces termes. Mais il donne une bonne idée du ton auquel peut parfois atteindre l’ensemble. Est-ce pour cette forme que l’on dirait volontiers – et trop vite – délirante, qu’un tel volume peut paraître, avec l’appui du mécénat, privé, d’un cabinet de consulting (une initiative rare et que l’on salue fortement) ? Sans doute, puisque dans La Créatique comme dans ses autres textes, Isou rappelle souvent au lecteur le souvenir d’un « fou littéraire » comme Jean-Pierre Brisset. À cet égard, on gagnerait d’ailleurs à entreprendre une étude stylistique et structurelle de l’ouvrage, et à examiner avec attention les notes, italiques, résumés, ou encore formules quasi mathématiques qui y apparaissent. Faut-il pour autant en dédaigner les thèses ? Nous ne croyons pas qu’Al Dante ait publié Isou sans égard pour sa pensée. On peut certes concevoir une forme d’ironie éditoriale, mais le jeu, manière d’exhibition d’un bouffon vieillissant, serait cruel. Surtout, la démarche du fondateur du Lettrisme n’est pas sans validité. En écrivant, par exemple : « J’ai affirmé, le premier, que ce qui me préoccupait dans le lyrisme était, avant tout, la création, la révélation d’inédits territoires du lyrisme », il reste pleinement de notre temps, mieux, il demande que l’on examine ce que signifie une telle expression. Mais, dans la mesure où il appuie son obsession de la précellence sur un évolutionnisme culturel daté, fondé sur une sorte d’hégélianisme déjanté et sur l’idée d’une dynamique de progrès privilégiant novation et rupture, Isou réussit moins à apparaître comme le novateur qu’il souhaite incarner que comme un manieur de vieilles lunes, le dernier, peut-être, des avant-gardistes. Plus il insiste sur ses positions et son désir de système, plus il semble éloigné d’une contemporanéité devenue attentive, au contraire, à des paradigmes de brouillages temporels, de relativisation de l’événement, et de concurrence entre les univers herméneutiques et les horizons d’attente – autant de débats qu’il semble ignorer, si on en croit la désinvolture de l’unique référence à Eliot, et un index des noms où Kuhn, Schlanger ou Didi-Huberman brillent par leur absence. Entre mégalo- et graphomanie, Isou annonce une révélation, mais les pages qu’il déterre semblent donc déjà fossiles. Et si ce nouvel évangile doit faire que « le globe et même la galaxie finissent par être occupés et guidés par les hyper-ontos ou les hyper-théos, unifiés et évoluant dans un paradis de Joie », il n’a guère, de la Bible, que la longueur matérielle.

Jeunes filles. Isabelle Grellet, Caroline Kruse, Des jeunes filles exemplaires : Dolto, Zaza, Beauvoir (Hachette littératures, 2004, 360 p., 20 €). Sous le signe de Barthes, l’étude d’une photographie, qui orne la couverture du livre, devient le roman d’un milieu, puis celui de trois existences. En arrière-plan, un jardin, un paisible paysage de France, deux amies se font face, vêtues de blanc et de robes sans manches presque identiques ; l’une attire l’autre, maigre, élégante, elle ose un long collier et un dessin imprimé sur la robe à taille basse : c’est l’héroïne Élisabeth Lacoin, celle qui mourra ; la jeune Simone de Beauvoir, plus lourde, sans turban, la regarde, dans un coin de la photographie. De Françoise Dolto, qui, toute sa vie, voudra oublier son corps pesant, on ne voit qu’un profil : elle sourit, vie retranchée dans son regard. La vie devant elles… Que subsistera-t-il de ces trois jeunes filles et de cette paix après la guerre quand, dans la carrière, deux d’entre elles entreront ? Voilà posé l’enjeu. Les vies constituent le filigrane du livre, l’aura de la photographie, son dévoilement et son obscurcissement. Le récit d’une sidération devant un objet purement barthésien : trois enfants d’autrefois, greffons issus d’une même souche, d’un même tuf, la bourgeoisie catholique « éclairée et traditionnelle » de l’immédiate après-Grande Guerre où la loi Camille Sée permit aux jeunes filles d’accéder au royaume du savoir, aux Concours et à l’Université, se construit, au fil des pages, paradigme. Fidèle au Maître en ceci « qu’il n’y a de biographie que de la vie improductive », les auteurs ne s’attachent qu’aux journées-préludes des existences publiques de Mesdames Dolto et Beauvoir, mettant à nu les maladies de l’âme qu’à toute force ces « cervelines » combattirent en vain. En filigrane, Henry de Montherlant triomphe : toutes des Andrée Hacquebaut, cultivées et laides qui ne trouveront pas, trop intelligentes, de maris ; toutes des Marie Paradis qui se réfugieront au couvent pour fuir l’horreur de « nos familles » sans y trouver jamais la paix : toutes des rescapées du suicide et de la consomption. Ici, c’est Zaza, l’amie de Simone de Beauvoir, qui verra sacrifiés ses rêves d’absolu – condamnée par son éducation à aimer, par deux fois –, qui ne peut plaire à sa mère, qui ne saura se battre pour la conquérir. En filigrane, encore la névrose féminine, la douleur sans pareille des mères spoliées qui refusent à leurs filles ce qui leur fut naguère refusé, championnes toute catégorie du chantage à l’amour, ligotant leurs filles dans les rets de la sur-occupation, tentant, avec la complicité des frères, des cousins et des pères à réduire littérature, philosophie ou science aux dimensions du piano, de la broderie, du crochet, et y réussissant si bien qu’il n’existe pas de Castor philosophe. Simone, comme chacun sur la terre, naquit sexuée, mais n’est devenue cette femme soumise à Sartre ou à Algren (le mouvement est identique, l’un touche la tête, l’autre le ventre) que moquèrent tant Mauriac et Montherlant, que fabriquée par ces mères dont, au fil de leurs romans, ils avaient dessiné le monstrueux visage. Des jeunes filles exemplaires – ironie du titre –, voilà les maîtres qui modélisèrent nos trentenaires ! Ce livre érudit et léger, ce bel ouvrage de dames prétend mettre à nu une des racines du mal, une des causes de la fin des Humanités. Les femmes, majoritairement, enseignent. Elles enseignent la philosophie au boudoir, béante sur des cafés/philo où les buveurs de tisane cherchent des règles de vie et non l’aride matière d’un texte sur lequel, mille fois, il faudra plancher pour en extraire la structure et le dessin. Le déconstruire est un jeu de salon… Au-delà de cette manière très particulière qu’ont les femmes d’échapper à l’Histoire, le thème de la féminisation du monde contemporain hante le livre : cohorte des agrégées laborieuses qui produisent du texte comme leurs arrières-grand-mères faisaient des confitures, mères de famille condamnant les enfants à ne s’ennuyer jamais, les gavant d’activités le mercredi et les jours chômés, et exigeant l’excellence des notes ne reproduisent peut-être, dans la société du Loisir, que le geste des bourgeoises d’antan. Dans ce livre passe aussi l’ombre de Simone Weil si féminine en sa haine de Rome et de la loi du Père…

Laforgue. Lisa Block de Behar, Jules Laforgue ou les métaphores du déplacement (L’Harmattan, 2004, 222 p., 19,50 €). Familière des territoires multiples de Jules Laforgue, Lisa Block de Behar, professeur à l’Université de Montevideo, propose un essai, de facture très libre et personnelle, qui nous invite à reparcourir dans toutes ses dimensions l’univers poétique de Laforgue. D’abord publié en espagnol en 1987 – à l’occasion du centenaire de la mort du poète –, ce volume, traduit par Albert Bensoussan, se présente comme une assez bonne synthèse de la poétique et de l’imaginaire laforguiens. Le point de départ est un constat qui coupe l’herbe sous les pieds de ceux qui persistent à enraciner Laforgue dans telle ou telle culture, dans telle ou telle langue, ou qui, inversement, le situent entre deux ports d’attache : l’Uruguay et la France. C’est oublier qu’il a passé cinq années de sa courte vie à Berlin et que sa patrie mentale est plutôt sise du côté des brumes hamlétiennes d’Elseneur. Mais, ce qui lui convient sans doute le mieux, c’est un état permanent d’extraterritorialité : « Ni Montevideo, ni Tarbes, ni Paris, ni Berlin, ni d’autres endroits, note de manière péremptoire l’auteur. Les ambiguïtés de la poésie de Laforgue, son croisement idiomatique de mots et de sens, instituent l’extraterritorialité d’un langage qui ne s’enracine en aucun lieu… » Une fois posée, la perspective adoptée par Lisa Block de Behar s’affine tout au long de chapitres brefs, denses et incisifs : il s’agit de montrer, par le moyen d’analyses pertinentes et de formules qui font mouche, que Laforgue se tisse avec les défroques et les masques des autres (Hamlet, Pierrot, Pan, Le Chevalier-Errant) un manteau d’Arlequin qui lui tient lieu de personne et de figure. À cette identité impossible, qui se déplace sous des conditions d’emprunt, correspond une écriture polychrome et plurielle, qui fait une règle de la citation, du collage et de la parodie. La poésie laforguienne contient en effet une bibliothèque très variée – et donc une petite succursale de Babel – dont les reflets projetés trament et détrament les textes. En suivant certains détours borgésiens et chemins derridiens, plus escarpés, Lisa Block de Behar montre que le phénomène central de la réécriture dans la poétique laforguienne introduit un jeu de navette continu, des déplacements qui laissent filer la référence et peut-être aussi le sens dans un battement d’échos et de réverbérations. On entre dans l’ère anticipée de la déconstruction. À partir des Complaintes (1885) et jusqu’aux nouvelles des Moralités légendaires (1887), la voix poétique se pulvérise, donnant naissance à une polyphonie déroutante qui ajoute à l’obscurité relative des poèmes et qui active dans le même temps un processus de réflexivité critique. La littérature est mise en question – mise en crise, certes, et l’ironie constitue, face au néant qui guette, l’ultime refuge des âmes choisies. Ironie qui, comme le montre l’auteur, s’emploie à recatégoriser les usages de la langue, à engrosser les mots pour enfanter des entités hybrides et qui, in fine, s’en tient au règne d’une supersémioticité, d’un règne souverain du Signe, devenu, comme il advient chez Mallarmé, par exemple, à la fois valeur et simulacre. « Entre Décadents et Symbolistes, écrit Lisa Block de Behar, Laforgue ne dissimule pas la (pré)somptuosité de son ironie expansive, l’obscurité qui est illumination du mystère, l’insolence d’un langage abstrus qui découvre et tient à distance les faussetés du réel, réel commun, parce que vulgaire, normal, parce qu’arbitraire et révocable. » Nul n’est obligé de partager cette conclusion, car d’autres critiques ont démontré que l’ironie laforguienne, en tant que réflexivité langagière et mise à nu des phraséologies convenues, vise au contraire à cerner au plus près la racine du réel – et à l’admettre, ou du moins à la rendre acceptable. Lisa Block de Behar, en cela héritière de toute une tradition idéaliste, s’égare sans doute un peu en convoquant « l’illumination du mystère ». Lecteur de Hartmann, Laforgue sait trop qu’il n’est de mystère que par et dans l’illusion des mots. C’est pourquoi la poésie se grignote elle-même et s’autoconsume dans un feu d’artifice dont peut-être rien ne demeurera. L’essai de Lisa Block de Behar, utile à tous ceux qui manifesteront le désir de se familiariser avec les lignes de force de la poétique de Laforgue, semble manquer cependant sa cible, comme l’atteste le (très) mauvais sous-titre : Les métaphores du déplacement. En vérité, ces déplacements n’ont rien de métaphorique, ils ne se substituent à rien : ils fondent plutôt un discours poétique spécifique, où les métaphores se déplacent, ce qui est autre chose. L’auteur remet ainsi en perspective – sur la toile de fond quelque peu passéiste du formalisme russe et du textualisme des sixties – les acquis de la critique laforguienne et n’apporte, en fin de compte, rien de nouveau sinon un ton particulier, agréable et dégagé. Reboul, Abastado, Daniel Grojnowski, Mireille Dottin ont pour ainsi dire, chacun à sa façon, déjà écrit ce livre. Enfin, on s’étonne que cet ouvrage qui, selon toute apparence, s’appuie sur l’édition en trois tomes des œuvres de Laforgue à L’Âge d’Homme (1986-2000), ne fasse par ailleurs quasiment aucun crédit aux avancées accomplies par les études laforguiennes depuis une dizaine d’années.

 

Notes de lecture

  

Agoult. Marie de Flavigny, comtesse d’Agoult, Correspondance générale, tome II : 1837-octobre 1839, édition établie et annotée par Charles F. Dupêchez (Champion, 2004, 612 p., 105 €). Ce neuvième volume de la « Bibliothèque des correspondances » nous fait partager la vie de la comtesse pendant les années les plus radieuses et les plus intenses qu’elle ait connues. Ses pérégrinations l’amenèrent à Nohant, Lyon, Genève, puis un véritable pèlerinage en Italie – Bellagio, Côme, Milan, Venise, Gênes, Lugano, Florence, Rome –, sans parler de multiples rencontres ou d’excursions, comme celle avec Sainte-Beuve à Tivoli. Ses commentaires sur les villes où elle séjourna, sur les galeries qu’elle visita, intéressent doublement le touriste d’aujourd’hui, parfois parce que rien n’a changé – les mêmes statues, à la même place, dans le même musée, les mêmes magnifiques couchers du soleil à Gênes – ou parce qu’elle nous donne des aperçus de la vie sous l’occupation autrichienne en Lombardie, ou bien parce que, grâce à son ami le jeune artiste Henri Lehmann, nous sommes admis dans l’intimité du maître Ingres. Nous avons droit à plusieurs portraits à la plume, notamment celui de Boccella, et, en annexe, une curieuse analyse du caractère de cette femme de lettres remarquable, d’après un médaillon, par un phrénologue américain, le Dr Castle. Marie d’Agoult collabora avec Liszt pour les Lettres d’un bachelier publiées dans la Gazette musicale et donna naissance à leurs enfants Cosima (future épouse de Wagner) et Daniel. Les deux amants subirent plusieurs séparations forcées, car il fallait bien que le célèbre virtuose gagne sa vie. À cause du carême, tout concert étant défendu, Liszt inaugura à Rome, en 1839, des « monologues pianistiques », autrement dit les premiers récitals pour piano seul. Finalement, pour les mêmes raisons financières, la comtesse décida de quitter ce beau pays qui tolérait le concubinage bien mieux que la France, et, ayant récupéré sa fille Blandine laissée chez une nourrice à Genève, elle rentra à Paris par le moyen classique de Gênes à Marseille en bateau. Dans la capitale, elle retrouva une nouvelle et fidèle amie, Hortense Allart, dont elle avait fait la connaissance en Italie. En revanche, elle ne retrouva pas l’amitié de George Sand : une amie commune, Charlotte Marliani, les avait brouillées en dévoilant certaines confidences de la comtesse au sujet de l’œuvre sandienne. Ainsi prit fin la belle et apparemment solide amitié, décrite au début de ce volume, entre deux femmes exceptionnelles qui raffolaient de musique, d’art et de littérature. Cette correspondance croisée est très bien éditée. Le journal de Marie d’Agoult est donné en annexe, ce qui permet de se rendre compte qu’il y a des phrases de ce journal qui sont incorporées dans les lettres. En lui-même, le journal est intéressant car il contient de beaux passages, comme celui sur Lamennais. Les textes ont été soigneusement collationnés sur les originaux, comme le prouvent d’assez nombreuses rectifications de transcriptions erronées faites par Chantavoine, Vier, Lubin, Maurois, Robert Bory et Solange Joubert. Les notes sont excellentes, sauf celle de la page 161 qui qualifie l’excentrique Paulin Gagne de « poète », ce qui est bien trop flatteur. Un lapsus étonnant est « mouvement » pour « monument » de Beethoven (page 396). Pourquoi avoir omis, à la page 304, les treize lignes en allemand de Lehmann, de même que le résumé de la lettre de Liszt du 29 octobre 1839 dont un extrait est cité page 397 ? Madame d’Agoult avait sans aucun doute un défaut – la manie des surnoms – mais ceux-ci ont été heureusement relevés aux pages 573-574, et le lecteur finit par entrer dans le jeu. 

Artaud. Antonin Artaud, À Monsieur Pierre Bousquet, Éditions de la Mauvaise Graine, 2004, un feuillet dépliant de huit pages sous enveloppe couleur cobalt de format courant, 2,5 €). De Rodez, Artaud écrit à Pierre Bousquet et se livre à une magnifique analyse de ce qu’il entend par déportation, ce que c’est qu’être « dé-paysé », quelles puissances vous y amènent (ici identifiées à Hitler) et quels effets cela possède sur le corps. Analyse de plus en plus recouverte par la thématique de l’envoûtement, mais les avertissements qu’elle contient sont plus valables que jamais. 

Bataille-Leiris. Georges Bataille, Michel Leiris, Échanges et correspondances, édition établie et annotée par Louis Yvert, postface de Bernard Noël (Gallimard, 2004, 280 p., 21 €). Pas plus que ne l’avait été celle du Symbolisme, la véritable histoire du Surréalisme n’a été jusqu’ici vraiment écrite. Recenser les grands « ténors » du mouvement, disséquer les manifestes, les déclarations collectives et les œuvres, étudier son histoire et ses grands thèmes, tout cela est parfait et continue d’alimenter des thèses à foison ; mais il faut également tenir compte des si diverses personnalités qui participèrent de près ou de loin au mouvement, des courants annexes, des dissensions et des hétérodoxies qui s’y manifestèrent. Même si cet écrivain ne fut point un hétérodoxe du Surréalisme, qui nous donnera, par exemple, une bonne biographie de Benjamin Péret ? Celui-ci eût certainement été enchanté de l’idée lancée (sans suite) par Bataille, vers 1935, d’organiser une « fête commémorative de la décollation de Louis XVI ». Voici justement une série de textes et de lettres qui permettent de préciser le rôle non pas majeur, mais important, joué par deux personnalités aussi tranchées et aussi indépendantes que le furent Bataille et Leiris. Alors que le premier prit assez tôt ses distances par rapport à Breton et au mouvement, Leiris observa toujours une certaine fidélité. Leurs échanges épistolaires montrent précisément ces positions respectives, qui ne les empêchaient nullement, d’ailleurs, de concorder sur certains points. Bataille y montre cependant clairement qu’il n’aime ni Breton ni Queneau, et se méfie du mouvement surréaliste en général, tandis que Leiris prend nettement ses distances vis-à-vis de certaines entreprises promues par son ami, comme l’association Acéphale et le Collège de Sociologie. Leur correspondance comprend d’ailleurs deux parties bien distinctes : celle d’après-guerre, moins fournie et surtout consacrée à échanger des nouvelles ou des messages d’amitié, et celle d’avant-guerre, où les deux écrivains se témoignent l’un à l’autre leur malaise personnel, qui était grand. Bataille laisse parfois percer une certaine impatience envers le peu expansif Leiris : « Il m’est devenu depuis longtemps impossible d’avoir avec toi une conversation qui dépasse cette insignifiance quotidienne à laquelle tu tiens si résolument » (21 janvier 1935). Mais, comme le note Bernard Noël dans sa postface, « la complémentarité amicale des deux hommes se construit sur cette opposition réciproquement respectée », que Bataille finira par admettre pleinement, surtout après la mort de leur amie commune Colette Peignot, dite Laure. Çà et là, des jugements intéressants sur d’autres auteurs, comme ces lignes de Leiris à propos des Mouches de Sartre : « Ce qui différencie Sartre de nous, c’est qu’il est, essentiellement, rationaliste. C’est un philosophe et non pas un poète. Pour moi, une grande partie de la question se trouve exprimée là » (6 juillet 1943). Les lettres des deux correspondants sont très utilement éclairées par toute une série de textes écrits par chacun des deux sur l’autre, ainsi que par des extraits du Journal de Leiris. Dans Le Surréalisme au jour le jour, Bataille souligne « l’atmosphère épaisse » du mouvement, qui lui semblait presque « une bruyante supercherie », mais où il était sensible à « l’insolence d’Aragon » – lequel Aragon le « déçut dès le premier jour ». Dans un autre texte, on apprend que le même Bataille avait songé vers 1928 à un Almanach érotique, qui devait être publié clandestinement par Pascal Pia, orfèvre en la matière. On le voit, ce volume fort bien composé et si nourri de documents abonde en informations diverses, certaines peu connues. On soulignera enfin que l’annotation de Louis Yvert est aussi riche que précise, complétée par une substantielle chronologie bio-bibliographique et un index des noms cités. Bonne postface de Bernard Noël, qui va à l’essentiel, au lieu de se livrer, comme tant d’autres, à une simple commémoration répétitive et bafouillante. 

Baudelaire. Claude Pichois, Jean-Paul Avice, Baudelaire. Paris, sans fin (Paris Bibliothèques, 2004, 192 p., 39 €). Bien qu’il ne s’agisse que d’une réédition (certes augmentée) d’un livre paru en 1993, il convient de signaler la parution de cet ouvrage mis en librairie à l’occasion de l’exposition Un Paris de Baudelaire. Charles Meryon, graveur, ex-marin, qui s’est tenue à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris d’avril à juillet 2004. Dans un avant-propos, Jean Dérens, conservateur général de ladite bibliothèque, rappelle avec justesse la dette que tous les Baudelairiens doivent au « couple infernal Pichois-Avice ». L’iconographie rassemblée dans le volume est proprement somptueuse, avec ces extraordinaires photographies de la capitale prises par Marville, Braun et Nadar. Préface d’Yves Bonnefoy. Un joyau de plus dans la bibliothèque baudelairienne, grâce à ce couple infernal dont chaque méfait nous a comblé. 

Bibliographie. Claude Duchet, Dominique Pety, Philippe Régnier, Bibliographie du dix-neuvième siècle. Année 2002 (Presses Sorbonne nouvelle, 2004, 264 p., 20 €). Sous-titré « Lettres Arts Sciences Histoire », le cinquième volume de cette bibliographie conçue par Claude Duchet reste unique en son genre tout en changeant d’éditeur et d’habit. La formule de 1998 est un grand succès dont la simple liste des rubriques (Éditions de textes – Ouvrages non collectifs – Ouvrages collectifs – Revues et publications périodiques) ne donne pas idée de la richesse ; en revanche, les trois excellents index (auteurs et personnes du XIXe ; critique ; thématique), font comprendre combien cette somme de notices commentées est accessible. Voilà le dix-neuvième siècle cosmopolite à la fois éclaté et cerné.

Bibliophilie. Livres du cabinet de Pierre Berès. Catalogue coordonné par Emmanuelle Toulet (Musée Condé, Château de Chantilly, 2003, 191 p., 40 €). En soixante-dix livres ou autographes échelonnés de 1482 à 1970, le catalogue de l’exposition d’un choix de la collection personnelle du célèbre libraire parisien. Nous laisserons de côté les livres anciens, pour ne parler, selon l’usage de la revue, que des XIXet XXsiècles. Les pièces remarquables n’y manquent point : cinq cahiers manuscrits du Journal de Stendhal, les épreuves corrigées du Lys dans la valléeLa Chartreuse de Parme annotée par l’auteur, Une saison en enfer avec envoi à Verlaine, deux Illuminations manuscrites, les épreuves corrigées de Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, l’ensemble de manuscrits et dactylographies d’Alcools, etc. D’autres sont sans doute moins remarquables. Loin d’être prodigieux ou bouleversant, tel laconique envoi de Michaux à Bergson « en hommage » est intéressant, sans plus. Certains livres ne sont là que pour la reliure (Valéry, Anna de Noailles), et telle reliure de Paul Bonet sur Les Métamorphoses d’Ovide ne se signale guère, disons-le, que par sa lourdeur et son ennui. Que dire aussi de la reliure japonisante un peu bêbête de Carayon ? Et les illustrations de Schwabe sont-elles vraiment congruentes pour enrober les Poésies de Mallarmé ? Au passage, nous relevons cette curieuse mention dans un titre : « Georges Seurat, lettre au journaliste Maurice Beaubourg ». Signalons à l’auteur de la notice que, loin d’avoir été un simple chroniqueur sportif ou un spécialiste des chiens écrasés, Maurice Beaubourg fut avant tout un romancier et dramaturge assez original, dont certains s’amuseront à « redécouvrir » quelque jour les œuvres. Reconsidérant l’ensemble des pièces exposées, on ne peut se défendre de la sensation qu’il s’agit certes là d’un cabinet de très grand libraire, mais point d’un cabinet de véritable amateur. Pièces admirables ou célèbres, reliures de prix, raretés insignes ; peu de curiosités. C’est un peu comme le style d’un écrivain renommé : impeccable, plus que correct, irréprochable, et verni pour l’éternité – mais où l’on chercherait en vain quelque ironie, quelque pétillement, quelque détail inattendu, révélant une personnalité libre et capricieuse, aimant à folâtrer hors des sentiers battus. Hâtons-nous de corriger : ce catalogue comporte au moins une pièce fascinante. Il s’agit de la lettre d’apparat écrite de Lahore vers 1623, au roi Louis XIII, par le joaillier-escroc Augustin Hiriart, sur papier orné de bordures peintes à la mode de l’enluminure mongole. Ne disons pas qu’un tel document est sans prix ; mais il fait rêver sans fin, ce qui est mieux encore. Pour lui, on peut donner tout Rossini, tout Mozart et tout Weber – et les œuvres complètes de Paul Bonet. 

Bibliothèque. Jean-Baptiste Baronian, Une bibliothèque excentrique (Le Temps qu’il fait, 2004, 144 p., 15 €). Ce pourrait être un jeu de société – il est sans doute familier à bien des lecteurs d’Histoires littéraires : constituer une liste de livres improbables et inattendus. Jean-Baptiste Baronian se limite ici à trente-trois (comme les Variations Diabelli, dit-il, et comme les degrés du boulevard Bourdon). Pourquoi pas ? Il présente les volumes retenus en deux ou trois pages. Lecteur cultivé, vous en connaissez certainement quelques-uns, mais pas les trente-trois : la Physiologie du poëte de Sylvius, cela vous dit-il quelque chose ? Et L’Homme qui porte la mort d’Alfred Machard ? les Interviews rétrospectives du comte d’Indy ? Un livre sans prétention qui invite à jouer entre amis. 

Billets. Monique Beaumont, Anachroniques. Petits billets d’humeur des années 1957-1962 (Godefroy de Bouillon, 2004, 267 p., 25 €). Des chroniques qui n’ont jamais rien eu d’actuel, qui étaient déjà, à leur époque, dans cette inactualité qui n’est pas une suspension du temps mais qui pointe vers cette matière nulle qu’elles n’auraient jamais dû quitter : le Rien. 

Blondin. Antoine Blondin, Pierre Assouline, Le Flâneur de la rive gauche (La Table ronde, 2004, 176 p., 16 €). Ce livre a pour base la série d’entretiens entre Pierre Assouline et Antoine Blondin diffusée sur France-Culture du 14 au 18 mars 1988. Transcrits, reconstruits et réduits, ils ont été complétés par de nouveaux entretiens inédits, réalisés à Paris et en Limousin. Dans une note liminaire, Pierre Assouline précise : « Obéissant à un découpage tant chronologique que thématique, ils n’ont été que partiellement réécrits de manière que ne soient jamais trahis ni omis le ton et la voix, le rythme et les mots d’Antoine Blondin. » Le principe semble louable, mais le résultat reste décevant. Pierre Assouline n’a rien à se reprocher : sa préface, quoiqu’un peu trop écrite, est sympathique et ses questions pertinentes ; connaissant les travers de son ami et interlocuteur, il n’hésite pas à recentrer le propos, à pousser Blondin dans ses retranchements, à démentir certains faits, à rétablir la vérité sur certains points (notamment sur les amitiés politiques du Hussard), bref il tente de faire en sorte que quelque chose de sincère et de captivant ressorte de ces conversations. Non, le problème vient plutôt de Blondin qui, malgré les efforts de son interlocuteur, s’obstine à faire du Blondin. Dans un numéro de cabot assez agaçant, l’auteur de L’Europe buissonière et de Monsieur Jadis surjoue son rôle d’écrivain alcoolique, anar de droite, amateur éclairé de sport, qui sait tout sur tout et qui en est revenu. Du coup, à part quelques bonnes pages sur son expérience de journaliste, rien de véritablement passionnant ne parvient à franchir le dispositif dans lequel l’intéressé s’est lui-même enfermé. On s’en doutait un peu en ouvrant le livre, en le refermant on en est convaincu : Blondin est de ceux dont l’œuvre est plus attachante que l’homme – ou que le personnage qu’ils ont décidé d’endosser. 

Breton. Claude Mauriac, André Breton (Grasset, 2004, 376 p., 10,60 €). Parue originellement en 1949 aux éditions de Flore et méditée durant deux ans alors que l’auteur officiait comme secrétaire auprès du général de Gaulle, cette étude a le mérite d’aborder son sujet d’une hauteur et avec une érudition malheureusement étrangères à des polémiques récentes sur le Surréalisme. Riche en aperçus psychologiques sur Breton lui-même et sur ses amis/ennemis, l’ouvrage ne parvient pas pour autant à dégager la synthèse, sans doute impossible, que le poète ambitionna entre les multiples sources (littéraires, philosophiques, mystiques, artistiques et autres : « l’expression humaine sous toutes ses formes » – vaste programme) investies dans une action qui, ne visant à rien moins qu’à la conciliation des contraires dans tous les ordres de la pensée et jetant une suspicion systématique sur le principe de réalité, devait forcément décevoir à n’en juger que par ses suites immédiates. Quant au passé, Breton a trop souvent tenu pour acquise une unité d’intention ou de procédure entre des entreprises qui eussent, au contraire, gagné à être contrastées : ainsi, de Rimbaud à Lautréamont, il existe au moins autant d’incompatibilités que de convergences, et Mauriac témoigne combien il fait bon marché des premières quand il écrit : « Or, pour Breton, la règle rimbaldienne doit être prise à la lettre, selon laquelle la poésie doit être faite par tous, non par un » (il fallait bien sûr ducassienne et non rimbaldienne – rabattre Ducasse sur Rimbaud est un non-sens, mais, ni l’un ni l’autre n’était là pour corriger). Quant au présent, les antagonismes pullulèrent, à tort comme à raison. Claude Mauriac, lecteur d’ailleurs scrupuleux, fin et informé, montre bien les tensions internes en les comparant à celles que, sous l’indice de ce qu’il appelle le subterfuge (notion proche de la « mauvaise foi » sartrienne, mais moralement moins connotée), il avait déjà relevées chez Cocteau, Jouhandeau et d’autres. Avec les ouvrages classiques de Jules Monnerot et de Maurice Nadeau, qu’il prend soin de conférer à sa propre réflexion, ce livre est, en dépit de quelques raccourcis, l’une des premières et des plus riches bases de la discussion de ce qui reste le mouvement littéraire le plus actif et le plus passionné, sans doute aussi le plus problématique, du XXe siècle. 

Caillois. Roger Caillois, Apprentissage de Paris (Fata morgana, 2004, 36 p., 8 €). Comme Baudelaire ou Aragon avant lui, Caillois chante les mutations de la capitale. Superposant promenade et biographie, il s’embarque en bateau-mouche de sa jeunesse et de Maisons-Alfort, pour quitter son lecteur aux environs de Grenelle et des étonnants immeubles qui commencent alors à s’y dresser – terme d’une méditation ponctuée par la description de quelques curiosités, comme le poulpe de Saint-Sulpice ou la statue de Léon Serpollet, pionnier de l’automobile. « Les cafés ne s’appellent plus Au chien qui fume ni les charcuteries Au cochon sans rancune », et les serpents ne se vendent plus au mètre, mais il n’y a pas de nostalgie dans le constat des disparitions qui peuplent de souvenirs une topographie où « la croissance d’une nouvelle ville […] se propage et ronge petit à petit la précédente par une lente et paisible contagion ». Plutôt, pour cette vie sans cesse recommencée, une fascination transmise par un texte sûr et simple, qui ajoute sa touche propre à la construction littéraire de Paris.

Caminade. Pierre Caminade, Se surprendre mortel. Œuvre poétique complète, édition présentée par François Leperlier (Castor Astral, 2004, 284 p., 18 €). Ce livre porte le titre du premier recueil poétique publié par Pierre Caminade en 1932. La présentation de François Leperlier permet de se faire une idée du parcours biographique du poète. Parti de Montpellier et lié d’abord au groupe de Carcassonne, actif à l’extrême-gauche dès son installation à Paris, Pierre Caminade est l’un des animateurs du « Groupe Brunet », redécouvert depuis peu. Il bénéficie également de l’intérêt récent pour Claude Cahun, grâce à ses relations avec cette dernière à l’occasion des séances de l’Association des Écrivains et Artistes révolutionnaires dans les années 30. Ses liens avec de nombreux groupes et mouvements plus ou moins proches des Surréalistes ont également compté. Pierre Caminade restera toujours pacifiste et internationaliste. Il se retrouve un peu également dans le mouvement situationniste. Poète toujours, il s’intéresse malgré tout dans les années 60 au Nouveau Roman et aux questions de poétique, mais c’est surtout son activité fidèle au sein du comité de la revue Sud qui le marque pendant une vingtaine d’années. Sur le plan poétique, toujours selon son présentateur, Pierre Caminade a donné dans ses divers recueils la priorité à une « poétique du corps » qui « prévaut absolument sur la préoccupation proprement littéraire ». La publication de cette œuvre poétique complète est opportune et permettra de vérifier la pertinence actuelle d’une poésie libre de modèles.

Céline. Jean-Claude Renard, L.-F. Céline, les livres de la mère (Buchet-Chastel, 2004, 250 p., 20 €). Le visage de l’écrivain s’efface. À sa place, une petite fille impuissante regarde sa mère construire en vain des barrages contre le Pacifique, tourne sans fin sur les Petits chevaux de Tarquinia. La vérité se fait jour : Céline est une femme, détruire dit-elle. Détruire, hurle la Parque qui « râchache » aux côtés de grand-maman et de maman le déclin français, sur la petite chanson d’Édouard Drumont, ourlant à l’infini des dentelles pour les dames de jadis qui portent des souliers gris. La musica, les démences céliniennes, le trouble mélange de mièvrerie, de sentimentalisme, de fascination pour les danseuses, d’hygiénisme, d’amour des enfants, de haine et le ressentiment, toutes marques distinctives de son écriture, explosent au rythme d’un sang qui s’avère être moins celui des tranchées que celui des marées. Céline n’a peut-être, à l’instar de Marguerite Duras, écrit qu’à seule fin de s’en revenir au Passage Choiseul, à « cette famille de pierre » à la « mère écorchée vive de la misère ». Proposition stimulante, pour qui voudrait saisir le substrat de la célinomanie.

Cendrars. Christine Le Quellec-Cottier, Devenir Cendrars. Les années d’apprentissage (Champion, 2004, 324 p., 35 €). L’entrée en littérature de Cendrars est, on le sait, un événement que l’écrivain a élevé au rang de mythe autant qu’il l’a occulté. L’enquête de Christine Le Quellec-Cottier s’appuie sur la consultation de nombreuses archives, connues ou inédites, offrant beaucoup d’informations sur une période essentielle de la vie de Cendrars, lequel est aujourd’hui en passe d’apparaître comme un représentant emblématique de l’autofiction. L’auteur prend pour fil rouge de son analyse un manuscrit daté de 1911-1912, Aléa. Le texte n’en fut publié qu’en 1922. À cette époque, Cendrars est un auteur connu et reconnu ; il livre des extraits de ce qui deviendra Moravagine. Des besoins alimentaires le conduisent à reprendre le manuscrit d’Aléa et à le faire paraître, après de nombreux remaniements, sous le titre Moganni Nameh. En reprenant ce texte, le poète remonte à l’époque où il a choisi son pseudonyme et quitté sa vie antérieure pour ne plus exister que par la littérature. Il s’agit pour lui de quitter sa jeunesse : la réécriture d’Aléa atteste la disparition d’un monde qu’il juge périmé, ainsi qu’il le fera quelques années plus tard avec Moravagine. Chaque fois, l’écriture lui offre le moyen de renaître. Christine Le Quellec-Cottier se place au cœur du jeu de renvois qui s’établit entre ces trois textes afin de montrer qu’avant 1914, Cendrars met déjà en œuvre les grands principes que sa poétique à venir : « les coupures, les sutures, la récupération, l’intégration ou l’appropriation littéraire, gestes spontanés qui vont devenir un véritable mode de création. La technique cendrarsienne s’est progressivement mise en place à partir d’une volonté poétique exposée dans Aléa et dont la détermination conduit trente ans plus tard aux Mémoires qui jonglent non seulement avec le temps et l’espace, mais avec le moi ». 

Chanson. Élisabeth Giuliani, Bertrand Bonnieux, Pascal Cordereix, Cent ans de chanson française (Gallimard et BnF, 2004, 160 p., 13 €). Les auteurs, tous trois conservateurs à la Bibliothèque nationale de France, proposent dans ce petit volume de l’excellente collection Découvertes/Gallimard un panorama de cent ans de chanson française en marge de l’exposition qui s’est tenue à la BnF de mai à décembre 2004. Cinq chapitres richement illustrés nous mènent des années 1900-1918 du caf’conc’ au music-hall à la période actuelle (1980-2004) en passant par les années swing (1918-1939), la chanson d’auteur (1939-1958), le rock et le yéyé (1958-1980). Un voyage commenté en compagnie des plus grands d’avant-hier, d’hier et d’aujourd’hui. Pas moyen de lire ces pages, de déguster l’iconographie sans fredonner la chansonnette. Nostalgie assurée.

CladelLéon Cladel, textes réunis et présentés par Pierre Glaudes et Marie-Catherine Huet-Brichard (Presses universitaires du Mirail, 2004, 322 p., 19 €). « Parfaitement oublié par la modernité », écrit Andrea Del Lungo sur Cladel dans sa contribution à ce recueil. A-t-il raison ? Cladel n’a jamais complètement disparu (La Fête votive de Saint-Bartholomée Porte-Glaive a été republié en 1992), mais il semble avoir peu de chances d’apparaître au premier ni même au second plan du paysage littéraire de son siècle tel que nous le formons et reformons indéfiniment. S’il existe encore à nos yeux, est-ce exclusivement du fait de ses rapports avec d’autres poètes ou romanciers, qui sont pour nous, eux, de « grands » écrivains ? Cladel fut bien accueilli par nombre de ces derniers, Baudelaire, bien sûr, mais aussi Barbey d’Aurevilly. Pour le Tombeau de Théophile Gautier (auquel Mallarmé et Hugo contribuèrent), il donna un sonnet en octosyllabes beaucoup plus sobres que sa prose souvent éréthique. Plusieurs études de ce volume (« Le Baudelaire de Léon Cladel » ou « Cladel et le Parnasse ») sont consacrées en totalité ou partiellement à ces relations littéraires de Cladel. D’autres s’attachent davantage à ses ouvrages, mais souvent d’un point de vue plutôt historique : les engagements idéologiques et politiques de l’écrivain sont analysés par Pierre Glaudes (qui souligne que l’œuvre de Cladel « s’inscrit dans le mouvement de réflexion et d’élaboration conceptuelle des « réformateurs sociaux »), par Yves Reboul et par Frank Lestringant (qui étudient cet I.N.R.I. où le romancier tente d’« écrire la Commune »), et son rôle dans certains mouvements littéraires est évalué par Georges Passerat (qui conçut son « Léon Cladel et l’Occitanisme » en affirmant que l’écrivain « a bien joué un rôle capital dans la naissance de l’Occitanisme »). D’autres études portent davantage sur la constitution même des textes. Ainsi Charles Grivel, en analysant les dispositifs « paratextuels » que crée Cladel et en jouant sur certaine de ses formules, en fait-il un auteur « barricadé ». Il peut être fructueux de s’interroger sur ce qui fait des textes de Cladel – par leur énergie même, par leur passion, par leur ambition – quelque chose de profondément daté. Trop voulues, ces phrases, dans leur caractère foisonnant, dans leur manière de tenter de saisir le lecteur ? Qu’est-ce qui, chez un pareil écrivain, ne fit pas ou ne fait plus vraiment œuvre ? « Cladel n’est pas un écrivain au sens où on l’entend habituellement », écrit Frank Lestringant, qui poursuit : « C’est sans doute une erreur que de le considérer comme un romancier ou un littérateur. C’est un aède homérique qui raboute des mythes, les colle et les enchaîne, les redit et les répète… » Répétition ? Cladel, à travers son originalité et ses exubérances, répète ou se répète. Il semble ne pas fuir les stéréotypes, comme font d’autres écrivains de l’époque. Il arrive qu’il les porte à une sorte d’excès, et, par moments, à de troublants rougeoiements. 

Claudel. Pascal Lécroart, Paul Claudel et la rénovation du drame musical (Mardaga, 2004, 384 p., s.p.m.). Beau travail. Malgré son style un peu raide et sa structure très académique hérités d’une vie antérieure sous forme de thèse, l’ouvrage de Pascal Lécroart prend rang parmi les apports importants à la connaissance de Claudel, de son travail dramaturgique, des conditions de la collaboration entre les arts depuis la fin du XIXe siècle, de la crise de l’opéra, des réalités techniques de la mise en scène du drame musical, de l’analyse prosodique comparée de la poésie, de la prose et de la musique, etc. Beaucoup de ces thèmes ont été travaillés et déjà bien décortiqués par d’autres mais ce qui frappe ici, c’est la volonté (exprimée modestement) de comprendre comment et pourquoi Claudel ne s’est pas contenté de donner des textes à mettre en musique. Bien qu’il soit souvent allé au concert et mentionne un nombre impressionnant de compositeurs, il n’était pas vraiment connaisseur. Il a cependant travaillé très tôt et très intelligemment avec les musiciens tout en donnant toujours la priorité à la dramaturgie et à la langue, d’une façon très moderne et qui mérite d’être méditée encore aujourd’hui. Une première partie de l’ouvrage, très pédagogique, explore les « fondements d’une nouvelle poétique musicale » chez Claudel, hostile à Wagner et au Wagnérisme, séduit au contraire par Berlioz mais attentif aux leçons à tirer de l’évolution du théâtre occidental, du précédent d’Eschyle et peut-être surtout de l’expérience directe des théâtres extrême-orientaux – ceci en vue d’élaborer « une nouvelle vision de la musique scénique ». La deuxième partie du livre de Pascal Lécroart s’appuie sur une importante recherche documentaire pour reconstituer l’historique et les « modalités des différentes collaborations » de Claudel avec des musiciens. Ces dernières sont étonnamment nombreuses, très orientées vers la modernité musicale et les jeunes musiciens, et comportent de longues complicités avec quelqu’un comme Milhaud, une grande proximité avec Honegger, par exemple. Les techniciens de la prosodie, poétique ou musicale (ce dernier sujet bien moins exploré par les chercheurs que le champ de la prosodie poétique) auront de quoi se mettre sous la dent avec la riche troisième partie sur « parole et musique ». Les analyses d’exemples y sont nombreux et permettent de saisir très concrètement et de façon très éclairante le travail de Claudel, ainsi que la nature de ses exigences vis-à-vis des musiciens et des interprètes. La quatrième partie revient aux questions proprement dramaturgiques et fait la synthèse de la conception claudélienne des rapports entre construction musicale et construction dramatique, le tout débouchant sur « une nouvelle esthétique scénique » ainsi que sur une « symbolique musicale » propre à Claudel et dont on comprend qu’elle est d’une certaine subtilité et d’une considérable profondeur. La bibliographie, l’index des noms de personnes et l’index des œuvres mentionnées complètent l’ouvrage et en font un outil de travail et de réflexion d’une grande valeur – et pas seulement pour les spécialistes de Claudel. 

Cluny. Claude-Michel Cluny, Impostures. Journal littéraire 1968-1973 (La Différence, 2004, 332 p., 20 €). Claude-Michel Cluny est poète. On ne le sait pas parce qu’on ne lit plus les poètes français depuis que l’idée de littérature se confond avec les six cents romans jetés sur le marché chaque automne pour la loterie des prix littéraires. D’un autre angle, cet aveu désabusé de Pierre Oster rapporté dans ce journal, en juin 1969 : « Je sais que je ne serai jamais plus qu’un écrivain de troisième rang, car je n’ai pas de public – on ne vend pas plus de cent cinquante exemplaires de chacun de mes livres – et si je devais avoir un public, je l’aurais aujourd’hui. » À quoi Claude-Michel Cluny répond bravement : « Comment peut-on savoir à quel âge on a droit à un public ! Rien de plus faux que le succès et l’absence de notoriété ne signifie rien. » N’empêche qu’il faut une force d’âme peu commune pour tenir dans ces conditions. Aussi ce journal – irrégulier, fragmentaire, troué, lacunaire – est-il la description d’un combat. Deux bulletins, parmi d’autres : « Je n’ai jamais encore connu la certitude de pouvoir écrire un livre après un autre, et c’est peut-être aussi bien. La noria ? non, merci ! » (1er février 1969). « J’écris avec facilité des pages et des pages que je ne « sens » pas, qui me semblent parfaitement inutiles. J’écris un roman comme tant d’autres en écrivent. C’est si aisé, la vacuité ! Je vois que la corbeille à papier attend son dû… » (8 mai 1971). L’auteur tient comme il peut, par ce que Pascal aurait qualifié de divertissement : articles (il faut aussi gagner sa vie), voyages (belles pages sur Ceylan), conversations, choses vues (le croquis d’un vieux couple dans un autobus ne déparerait pas Le Spleen de Paris), réflexions sur le monde comme il va (de mai 68 au coup d’État de Pinochet). L’expression « journal littéraire » renvoie à Léautaud, invitant à un parallèle périlleux. Mais Claude-Michel Cluny n’est pas un diariste constant (en 1971, la première entrée est datée du 2 mai) et il ne se fait pas le chroniqueur de ces caquetages et de ces rancunes qu’il est convenu d’appeler « vie littéraire » (bien qu’on prenne ici quelques aperçus de la fin des Lettres françaises ou de quelques écrivains en mai 68, avec quelques vacheries sur Aragon, Duras ou Sartre). L’essentiel est ailleurs. Ce qui se donne à lire dans ces pages, entre les lignes, avec une pudeur jamais en défaut, c’est la solitude d’un écrivain qui entend ne s’inféoder à aucune chapelle. Une telle intransigeance reste si rare qu’elle force l’admiration. On n’entre pas facilement dans ces pages sèches, d’une prose très tenue, tendue ; on n’en sort pas facilement non plus. 

Colette. Olympia Alberti, Colette. La naissance de la liberté (Christian Pirot, 2004, 170 p., 17 €). Y a-t-il encore un public pour ce genre de littérature « féminine » à la mode du XIXe siècle, toute en émois privés mêlés à des exercices d’adoration, des élans fusionnels avec l’objet et avec le lecteur (note 170 : « Évidemment, cette citation est un clin d’œil aux châtaigniers de Jean Giono, elle n’est qu’à l’usage de mes fidèles lecteurs. Merci ») ? A qui cela importe-t-il de savoir que l’auteur a vécu à Juan-les-Pins, que son père lui a laissé un souvenir inoubliable ou que Colette est « le peintre préféré » de son « amie Denise G. » ? Le long c.v. d’Olympia Alberti qui orne l’entrée du livre nous révèle que « ses interrogations fondatrices portent sur l’acte créateur, l’amour, la Connaissance, le sens de l’art. En quelques mots, donner raison à l’amour et à l’âme ». Cela peut mener loin : elle collectionne les prix de l’Académie. Ses « fidèles lecteurs » apprécieront les photos, les évocations des jardins et des domiciles de Colette, ainsi que les trente pages de chronologie. 

Crime. Marc Renneville, Crime et folie. Deux siècles d’enquêtes médicales et judiciaires (Fayard, 2003, 524 p., 25 €). Comme l’indique le sous-titre, il s’agit autant d’une évocation des liens unissant, depuis la Révolution, crime et folie, que d’une recherche documentée sur la façon dont deux corps professionnels, criminologues d’un côté, juristes de l’autre, élaborent leurs territoires et méthodes respectifs à partir d’un débat sur la folie dans le crime, et en particulier la question récurrente de la responsabilité du criminel. Certes, le Code pénal (1904) pose, et ce jusqu’en 1994, qu’il n’y a ni crime ni délit sans raison : c’est tout l’un ou tout l’autre. Dès 1840 pourtant, se brise l’élan réformateur né des Lumières : la Loi a moins désormais pour but de rendre meilleur le citoyen que de sécuriser la société. Ainsi s’opère le glissement terminologique et conceptuel de la « folie criminelle », saisissant toute la personne, à la « folie du crime », folie partielle coexistant avec la conscience. La folie partielle met alors à mal l’ancienne opposition du criminel responsable et du fou non condamnable. Un modèle explicatif va régner en maître, celui du monomaniaque, qui sera le cheval de Troie de la médicalisation de la criminalité. Cette préoccupation de « défense sociale », servie par la mainmise croissante de l’administratif sur le judiciaire, s’adresse à tous ceux qui, n’ayant pas intérêt au pacte social, sont supposés avoir fait rationnellement le choix de s’y soustraire : criminels, vagabonds et prolétaires. Est-on libre cependant de céder aux passions qui font la folie ? Non, pensent les psychiatres qui, suivant Pinel, conservent au fou une parcelle de raison pour justifier qu’on tente de le soigner ; oui, diront les experts judiciaires de la fin du siècle, pour qui ce reliquat de raison établit la responsabilité et autorise le châtiment. La responsabilité apparaît comme la pierre d’angle de toutes les théories qui vont s’affronter autour de grandes affaires criminelles, derrière la bannière des deux approches qui, d’abord conjointes, se distinguent puis se séparent à la fin du siècle : d’un côté, les tenants du primat de l’inné (la criminologie lombrosienne issue de la phrénologie de Gall, ancêtre d’une biopsychologie dissimulant un peu mieux ses préjugés sociaux), de l’autre ceux du Déterminisme (issus de la sociologie durkheimienne), le dernier à tenter la synthèse étant Lacassagne, influent Lombrosien convaincu pourtant du rôle du milieu, et maître de l’école de Lyon. L’idée de folie partielle, qui ruine l’utopie d’une alternative simple entre institution asilaire ou pénitentiaire, permet aussi à la question de la folie dans le crime de rejaillir sur l’ensemble des illégalismes : la pathologisation de la criminalité s’étend au point de susciter l’angoisse et de susciter de vigoureux appels à la « défense sociale ». Il en est pris acte en 1905, avec la circulaire Chaumié qui ouvre la possibilité de graduer les peines en fonction de l’état mental du coupable, abandonnant de fait la question aux experts judiciaires qui, conscients de leur responsabilité politique, accompagneront le développement d’une politique d’élimination, par relégation, des « déchets sociaux », jusqu’à la Seconde Guerre mondiale du moins. Il est curieux que l’auteur attribue uniquement ce net reflux au développement de courants psychiatriques alternatifs, semblant tenir pour rien le rôle du nazisme qui, poussant à son terme atroce cette logique, en révéla aussi, et durablement, les insoutenables prémisses. Cette faiblesse est révélatrice du déséquilibre de cet ouvrage, documenté et précis pour tout le XIXe siècle, allusif et superficiel pour le suivant. Consacrer un chapitre au traitement cinématographique du fou criminel n’allait enfin pas de soi : d’abord parce que la cohérence aurait exigé une étude comparable sur les formes de représentation populaires équivalentes au XIXe siècle, ensuite parce que ce survol très descriptif brouille un ouvrage dont l’intérêt était justement de fournir une synthèse sur la constitution – sociale et professionnelle si l’on peut dire – de catégories et de théories qui vont structurer l’action publique. On peut arguer que le cinéma montre l’appropriation de ces théories par la pensée non réfléchie, comme dit l’auteur, mais qui en doutait ? Par un curieux mimétisme, est ainsi reconduite la démarche des premiers criminologues, basculant de l’étude des cas à celle de leur représentation artistique, et ouvrant de vagues passerelles à double sens entre illustration et explication. 

Critique littéraire. Joëlle Gardes-Tamine, Marie-Claude Hubert, Dictionnaire de critique littéraire (Armand Colin, 2004, 2237 p., 24 €). Régulièrement mis à jour depuis 1993, ce volume passe à 408 rubriques, contre 352 en 2002. Les définitions, claires et efficaces, se répondent de manière cohérente. L’éclectisme des notions abordées pourrait être une source de gêne, l’ouvrage n’offrant pas la cohérence disciplinaire de livres comme les dictionnaires de rhétorique ou de poétique d’Aquien ou Molinié. Mais son mélange de diversité et de concision rend compte de l’éventail des éléments abordés quotidiennement par le discours critique, et il recommande ce petit livre aux étudiants de Lettres. En conjuguant histoire du théâtre, stylistique, histoire culturelle et philosophie, les ajouts faits à la lettre a – agon, aposiopèse, arts libéraux, autotélisme et avant-garde – témoignent à eux seuls de la diversité des concepts que ces derniers sont appelés à manier. Ce dictionnaire n’a pas le foisonnement du Gradus ni ses exemples savoureux, mais il est plus actuel. On regrettera évidemment l’absence de certains termes (notamment des notions désormais aussi fréquemment inscrites dans la vulgate critique que « horizon d’attente » ou « dispositif »), mais ce type de manque est sans doute inévitable et, espérons-le, provisoire.

DebordGuy Debord, sous la direction de Vincent Kaufmann (ADPF-publications, Ministère des Affaires étrangères, 2004, 34 fiches, 15 €). Cet ensemble original, formé de trente-quatre fiches 23 x 30 cm sur papier fort, chacune illustrée au verso d’une photo ou d’un document judicieusement choisi, le tout encarté avec un poster de belle dimension montrant Debord jeune, compose assurément un des plus beaux objets qui soient parus en hommage à l’illustre Guy. Les « fiches », réparties en quatre groupes (Faits et gestes ; De l’art à l’art de vivre ; Œuvres ; Traces, influences) forment un ensemble qui, à la lecture, s’avère la plus courte, attrayante et pédagogique introduction au travail du créateur du situationnisme. À ne pas manquer. Rappelons que, de Vincent Kaufmann, qui enseigne l’histoire des idées à l’EHEE de Saint-Gall en Suisse, Histoires littéraires avait naguère salué l’essai Guy Debordla révolution au service de la poésie (2001).

Détectives. Dominique Kalifa, Célérité et discrétion. Les Détectives privés en France, de Vidocq à Burma (Paris Bibliothèques éditions, 2004, 32 p., 8 €). Nul n’était plus qualifié que Dominique Kalifa pour rédiger ce catalogue de l’exposition éponyme qui s’est tenue à la Bibliothèque des littératures policières (48/50, rue du Cardinal-Lemoine, Paris) de mai à octobre 2004. Sur le plan de l’histoire purement hexagonale, l’auteur revient brièvement sur les parangons français, tel Vidocq, qui, renvoyé de la Sûreté en 1832, fut à l’origine de la première agence de renseignements, ou tel l’incontournable Goron. Mais c’est bien aux États-Unis que la chanson de geste de la fameuse « brigade des cocus » vit le jour, vers 1880, avec l’édition en fascicules des dime novels, avant d’arriver en France en 1907. Des maisons comme Ferenczi, Offenstadt, Pierre Laffitte et Albin Michel surent prendre le train en marche. On se régalera de la reproduction des couvertures des Nick Carter et des Marc Jordan, qui paraissent sorties tout droit du Petit Journal – car, il faut le préciser, le catalogue vaut également par la richesse des reproductions iconographiques. On y retrouvera notamment L’Homme à la clef de Cappiello. En fin d’ouvrage, un répertoire des principaux détectives de la littérature française de 1850 à 1950.

Diamant-BergerJean-Claude Diamant-Berger, 1920-1944, poète oublié, ami inconnu (Glyphe et Biotem, 2004, 172 p., 15 €). Difficile de n’être pas sensible à ce destin : jeune poète, ami de Jean-François Chabrun, participant aux Réverbères et à La Main à plume, adhérent à la FIARI, Jean-Claude Diamant-Berger s’engage dans la Résistance dès mai 1940. Engagé dans les FFL, il est tué à la libération de Caen en juillet 1944, à vingt-quatre ans. Ce volume dû, semble-t-il, à sa sœur, n’est malheureusement pas satisfaisant : textes arrachés à leur contexte (comme la préface de Raymond Aron), poèmes dont rien n’indique s’ils sont des inédits (ce qu’on soupçonne). Un travail rigoureux aurait pu donner du poète un portrait cohérent en recueillant des témoignages et surtout en publiant l’ensemble de ses écrits, dont ses poèmes surréalistes. Le lecteur demeure frustré.

Dieu. Sébastien Faure, Les 12 preuves de l’inexistence de Dieu (Éditions libertaires, 2004, 96 p., 10 €). « Ce n’est pas parce que dieu n’existe pas qu’il ne faut pas s’en débarrasser. » Les Éditions libertaires proclament leur résolution de reprendre le flambeau allumé il y a un siècle par Sébastien Faure. Capitalisme et peur de la mort donnent, disent-elles, un regain de séduction aux croyances religieuses et aux églises et sectes de tout poil, avec les dangers qu’on leur connaît depuis toujours. On se prend à imaginer ce que seraient aujourd’hui des débats publics comme ceux que Faure engageait volontiers avec ses contradicteurs ! Seraient-ils même possibles ? Ce petit livre réunit deux brochures de Sébastien Faure : Les 12 preuves de l’inexistence de dieu, de 1914, et Réponse à une croyante, de 1903, augmentées d’un cahier de documents photographiques et d’extraits de divers catalogues libertaires.

Doucet. Bernard Comment, François Chapon, Doucet de fonds en combles. Trésors d’une bibliothèque d’art (Herscher, 2004, 146 p., 25 €). Ce livret richement illustré fait découvrir un aspect parfois peu connu de la Bibliothèque Jacques-Doucet : les estampes, dont cette bibliothèque ne conserve pas moins de 12 500 pièces, ainsi que 300 recueils de gravures. Non content de rassembler livres et manuscrits de grande valeur, Doucet avait d’abord voulu constituer une bibliothèque d’art sans rivale. On découvrira donc ici – pour nous limiter aux XIXe et XXe siècles – des pièces souvent exceptionnelles d’Émile Bernard, Delacroix (rien moins que les cahiers autographes de son célèbre Journal), Gauguin (Cahier pour Aline), Manet (les deux planches d’Olympia), Degas, Redon, Renoir, Toulouse-Lautrec, Munch, Van Gogh, Bonnard, Matisse, un superbe Jacques Villon, une photographie en couleurs de Charles Cros, etc. Liste éblouissante, que viennent compléter des artistes moins connus comme Maud Hunt Squire ou Jean Frélaut. Deux textes visent à mieux cerner Jacques Doucet et ses intentions. D’abord celui de Bernard Comment, qui souligne la « perspective de transmission au public » voulue par Doucet, accompagnée de la volonté, pour les estampes, « d’acquérir les meilleurs tirages ». Le livre se ferme par un portrait de Doucet par François Chapon : nul n’était mieux qualifié que le grand directeur honoraire de la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet (et qui fut aussi le biographe du couturier) pour parler de celui qui la constitua. Synthèse et résumé de sa biographie, son texte est une excellente évocation, marquant à la fois « l’absence de préjugés » du collectionneur et « les parentés de son musée imaginaire », où il fut plus qu’un précurseur, y associant des artistes comme Iribe, Legrain, Csaky, Lalique et Rose Adler. Jacques Doucet représente ainsi la chose la plus rare qui soit : le triomphe du goût, un goût qui se perfectionna et évolua jusqu’au bout, le conduisant, pour la peinture, des pastels de La Tour aux Demoiselles d’Avignon et à La Charmeuse de serpents. On sait aussi le rôle qu’il joua dans la littérature de son temps, tout comme dans l’histoire littéraire, par son incomparable collection de manuscrits et d’autographes, qui anticipe sur tout le courant actuel des « études génétiques ». Doucet fut véritablement un mécène, doublé d’un homme de goût. La chose est plus rare qu’il n’y paraît, et il serait vraiment à souhaiter qu’il trouvât aujourd’hui des imitateurs. Il est vrai que ceux-ci doivent s’apprêter, comme il le fit, à savourer amèrement le désintérêt, pour ne pas dire le mépris, des institutions et de l’État, devant le cadeau royal qu’il fit à son pays.

DuchampMarcel Duchamp de retour en Amérique répond à Laurie Eglington (1933) (L’Échoppe, 2004, 22 p., 4,20 €). L’Échoppe continue sur sa lancée de publications de textes peu connus de ou sur Marcel Duchamp. Celui-ci est un « article-interview » paru en anglais en 1933 dans l’hebdomadaire américain The Art News. Sa lecture est un régal. On y retrouve le Duchamp iconoclaste, le Duchamp de la mort de l’art, mais aussi l’ami et l’intellectuel (Brancusi, pour lequel Duchamp se démena tant, est à l’honneur en fin d’interview). On y retrouve également, et toujours sur un ton badin, de fortes réflexions sur la situation de la peinture, en France comme aux USA, au milieu des années 30. 

Duel. Jean-Noël Jeanneney, Le Duel. Une passion française 1789-1914 (Seuil, 2004, 232 p., 21 €). « On dispose de quelques ouvrages d’époque qui se recopient les uns les autres pour offrir le récit en litanie des duels les plus notoires », écrit l’auteur dans les premières pages de son essai. Il met pourtant lui-même bien à profit ces « ouvrages d’époque » dans ce livre où se mêlent vérités et idées fausses (comme la prétendue clandestinité des rencontres) et où les noms propres ont souvent été mal recopiés (Herden-Hecken pour Harden-Hickey, Allariès pour Cellarius, etc. – mauvais déchiffrage des notes du documentaliste, sans doute). Jean-Noël Jeanneney, qui préside aux destinées de la Bibliothèque nationale de France, devrait profiter de son temps dans cette maison pour se renseigner un peu. Il s’appuie sur les écrits d’un sociologue pour affirmer « le chiffre d’environ un mort pour trente-cinq combats » dans les années 1880. C’est une contre-vérité absolue : s’il avait lu l’Annuaire du duel qu’Edouard Dujardin publia sous le pseudonyme de Ferreus, Jean-Noël Jeanneney ne soutiendrait pas cela (le livre est pourtant cité dans la bibliographie, avec comme auteur « Fereus [sic] (Emile [re-sic] Desjardins [re-re-sic] » – Ah ! que ces documentalistes écrivent peu lisiblement !). L’auteur cite pourtant cette remarque d’Edmond de Goncourt dans son journal, à la date du 28 novembre 1888 : « Ces duels littéraires, ces duels terribles qui, depuis vingt ans, n’ont pas mis un homme vingt-quatre heures au lit. » De fait, parmi les gens de lettres de ces années, les morts de Robert Caze et d’Harry Alis furent des exceptions. Quand il évoque les duels entre femmes, Jean-Noël Jeanneney mentionne le tableau bien connu d’Émile Bayard, Une affaire d’honneur, sur lequel ferraillent deux dames au torse agréablement nu, sans savoir manifestement qu’il s’agit de la rencontre de Gisèle d’Estoc et de l’écuyère et trapéziste de Médrano Emma Rouër (l’œuvre fut reproduite dans L’Illustration du 3 mai 1884). On perçoit dans tout cet ouvrage sur une passion française la même légèreté de connaissances, la même écriture compilatrice que, par exemple, dans le livre sur les maisons closes que commit, il y a quelques années, Laure Adler, laquelle préside aujourd’hui un autre domaine de la culture, celui qui passe par le tube auditif.

Dumas. Gaston Bouatchidzé, L’Anneau à chiffre. Les aventures d’Alexandre Dumas en Russie et au Caucase (Hermann, 2004, 204 p., 17 €). Le Voyage en Russie et le Voyage au Caucase, disponibles chez le même éditeur, font ensemble environ 1200 pages. Le petit livre de Gaston Bouatchidzé reprend l’essentiel de ces voyages sous une forme allégée, en farcissant les divers épisodes retenus d’extraits de la correspondance policière qu’adressaient aux autorités des espions stipendiés pour surveiller les faits et gestes de l’encombrant voyageur qu’était Alexandre. Mis à part cet apport de documents apparemment inédits, disons-le, cette tentative d’en rajouter dans le romanesque en superposant au récit de Dumas une narration au second degré ne présente pas grand intérêt. L’intérêt incontestable des documents russes originaux venus d’anciennes archives secrètes est par ailleurs sérieusement diminué du fait de l’absence totale d’information sur leur localisation, leurs dates, etc. Gaston Bouatchidzé est un respectable traducteur du géorgien. Nous ne connaissons pas ses essais, tous publiés à Nantes, mais il annonce un nouveau récit qui devrait reprendre le voyage de Gide en URSS, apparemment sur le même principe que les voyages de Dumas. Il faut espérer qu’il saura changer de méthode et accepter le rôle plus modeste mais plus utile de l’historien qu’il peut être, bien placé pour produire des documents nouveaux, sans vouloir à tout prix se faire romancier à son tour.

Elboeuf. Betty Lefèvre, Magali Sizorn, Petites Histoires du Cirque-Théâtre d’Elbeuf : l’esprit d’un lieu (Publications de l’Université de Rouen, 2004, 141 p., 12 €). On est heureux que le Cirque-théâtre d’Elbeuf, « espace magique » selon son directeur, revive à travers ce volume aux illustrations pittoresques et nostalgiques. La force poétique que pourrait avoir l’entreprise est malheureusement battue en brèche par le texte dû à deux « membres du CETAPS » qui ont décidé que leur ouvrage devait avoir une « vocation pédagogique » et initier « l’étudiant en sciences humaines et sociales » à « une démarche de type qualitatif ».

EstebanL’Espace inachevé. Cahier Claude Esteban (Farrago-Léo Scheer, 2003, 342 p., 25 €). Après un précédent cahier consacré à Jacques Dupin, Farrago consacre cette fois à Claude Esteban un volume de documents, d’hommages et d’études variés. Régulièrement ponctué de textes anciens ou inédits d’Esteban, et de lettres ou documents iconographiques qui témoignent de son amitié avec des écrivains comme Paz, Deguy, Bonnefoy, Hocquard, ou Michaux, et avec des artistes comme Chillida, Vieira da Silva ou Ubac, ce cahier éclaire l’œuvre du poète, traducteur et critique, fondateur, dans les années 1970, en réaction contre « toute théorisation terroriste », de la revue Argile. Honneur aux dames et aux questions de langues, pour un écrivain habité par la question de la diglossie, on retiendra particulièrement la contribution de Jacqueline Risset, une réflexion acérée sur la résistance de la poésie à la traduction, et celle de Florence Delay, qui offre à Esteban le début de sa version française du Procès en séparation de l’âme et du corps, un auto sacramental de Calderón que l’on peut admirer pour la seconde saison cette année à la Comédie-Française. S’imposent également à l’attention l’étude où Pierre Vilar analyse la présence de Virgile chez Esteban, et surtout l’article que Dominique Viart consacre au « vœu d’immédiat » souvent formulé par l’écrivain. Cette intervention, rigoureuse, montre que ce désir n’ignore pas son aporie et qu’il ne conduit pas Esteban à ignorer la valeur de médiation du langage, ni le caractère de représentation ou de construction des tableaux, qu’avec une naïveté assez consternante, d’autres commentateurs désignent chez lui comme le modèle d’une saisie brute et immédiate du monde. Viart cherche en revanche à comprendre comment Esteban peut associer sa volonté d’immédiat à une parole se souvenant à l’extrême de sa culture, et c’est finalement par ses mises en cause irrespectueuses des paradoxes de l’écrivain qu’il rend le mieux hommage à la complexité d’une pensée que d’autres desservent ici en la répétant sans plus de soupçon. Complétant le tout, une bibliographie détaillée recense les publications de et sur Esteban.

EuropePhilippe Niogret, La Revue « Europe » et les romans français de l’entre-deux-guerres (1923-1939) (L’Harmattan, 2004, 318 p., 28,30 €). Le sujet – les seize premières années de cette revue, correspondant à la période de l’entre-deux-guerres, décisive dans l’évolution des idées et des mœurs – méritait un peu plus de hauteur de vue pour appréhender plus précisément les débats qui ont agité les intellectuels de l’époque. Il fallait du moins un remaniement rigoureux de ce qui constitua, semble-t-il, une thèse soutenue en 2002, sous la direction de Jean-Yves Tadié. L’auteur s’applique en effet plus à revenir sur le premier conflit mondial et à analyser le pacifisme qui agita les fondateurs de la revue (résumant laborieusement la centaine de romans retenus) qu’à montrer avec pertinence le projet de la rédaction : « grouper dans une revue vraiment indépendante, en dehors de tout dogmatisme, de tout parti, de toute école, les libres esprits de tous les pays ». Comme d’aucuns, il s’interroge sur l’identité réelle de Jean Maxe, auteur d’une Anthologie des défaitistes, prenant à partie les collaborateurs de la revue accusée de « continuer la sinistre besogne de désagrégation française, pour le plus grand profit du germano-bolchevisme », et avance à tort, après Romain Rolland, le nom d’Henri Massis. En cherchant pourtant mieux (dans Clarté, qu’il cite, ou dans Les Tablettes de la Côte d’Azur, qu’il ignore), Philippe Niogret aurait découvert le professeur de philosophie qui se cachait sous ce pseudonyme. Autre lacune : l’absence totale de mention des femmes, y compris, dans son chapitre IV où, évoquant la tentation de l’Orient d’écrivains comme François Bonjean et René Guénon, il aurait pu, par exemple, s’intéresser à Valentine de Saint-Point, célèbre signataire de manifestes futuristes, qui publiait alors des ouvrages et une revue voués à la Renaissance orientale.

Fantastique. Jean Le Guennec, Raison et déraison dans le récit fantastique au XIXe siècle (L’Harmattan, 2003, 318 p., 26 €). Considérer le récit fantastique dans ses relations avec, non la science, mais le discours collectif sur la science, ou encore le discours préscientifique non encore formalisé, est une entreprise intéressante, qui implique de penser la science comme discours, et de révéler des voies communes à l’invention scientifique et littéraire. Rien de cela ici, où l’auteur, dont nul ne contestera l’érudition, se contente de distribuer des séries de résumés sous des entrées correspondant à des objets scientifiques présentés succinctement. Le flou domine tant du point de vue des concepts (y compris celui de fantastique) que des modalités de mise en relation, escamotées au profit d’un credo de notoriété publique sur le mode de « tout le monde en parle, donc chacun connaît »… par ailleurs limité à quelques textes canoniques qui ne faisaient pas le tout de l’information parascientifique reçue par le citoyen lambda au XIXe siècle.

Fugue. Danièle Henky, L’Art de la fugue en littérature de jeunesse : Giono, Bosco, Le Clézio, maîtres d’école buissonnière (Peter Lang, 2004, 324 p., 54 €). Motif central de la littérature de jeunesse, la fugue peut être perçue comme métaphore d’une structure de la psychologie enfantine, façon de préserver l’autonomie de leur univers en marge du principe de réalité qui définit la vie d’adulte. À partir du postulat d’une tentation de la fugue commune à l’auteur et au lecteur, et moteur de l’écriture, Danièle Henky se propose d’étudier d’une part les œuvres construites autour de ce thème, d’autre part la logique déviante du lecteur qui s’approprie le texte, la lecture apparaissant ainsi comme une façon de faire fuguer le texte, si on nous permet l’expression. Il est dommage qu’il ne soit accordé qu’un expéditif traitement d’une vingtaine de pages à cet aspect, réellement séduisant. Pour le reste, on reste dans le domaine connu : Giono, Bosco, le Clézio. Et dans ce déjà connu, beaucoup de répétitions, d’approximations bavardes, de questions non pertinentes. L’auteur se passionne ainsi pour la définition du genre de « Le petit garçon qui avait envie d’espace » : est-ce un conte ? La méthode d’investigation est confondante : s’il évoque Lewis Carroll, assurément nous sommes en présence d’un conte. Voilà de la critique à la hachette qui ne traîne pas dans les détails. Mais déjà le diagnostic vacille car il manque des éléments constitutifs du schéma actanciel (une fuite d’actants, le cas est grave !) : la question se pose de savoir si ce texte ne serait pas plutôt un « écrit complexe ». Si le Giono complexe ne peut être un conte, le Lewis conteur est-il simplet ? Il le faut, sans quoi on devrait renoncer à toute foi en l’algorithme proppien. Revenons sur le plancher des critères académiques. Le minimum aurait été de définir le conte, pour sortir du flou des références mobiles ; et en fait de références, on reste baba de noter l’absence, dans la bibliographie, de l’ouvrage de Péju sur les échappées, certainement plus profitable à un tel travail que ceux de Michel Collot sur la poésie moderne (qui y figurent, eux). On pourrait s’amuser longtemps à cueillir les bévues (grâce au discours indirect libre, « c’est vraiment un enfant qui parle »), les pénibles paraphrases, les références mal maîtrisées, les naïvetés et les incohérences de ce texte, mais ce ne serait guère charitable, et fort éloigné du sentiment qui accompagne le lecteur, l’amusement le cédant assez vite à l’agacement de voir l’incapacité des études enfantines à se hisser au niveau de leur objet. Et encore l’auteur est-il membre d’un groupe de « recherche innovante ». Que le texte soit préfacé, même sommairement, par Jean Perrot, qui a signé des analyses parmi les plus brillantes de cette jeune discipline, laisse songeur.

Gallé. Bertrand Tillier, Émile Gallé, le verrier dreyfusard (Éditions de l’Amateur, 2004, 114 p., s.p.m.). « Moi je n’alourdis pas mon vol de haine ». Ce vers de Marceline Desbordes-Valmore fut l’un de ceux que le maître-verrier Gallé choisit pour mener sa campagne contre l’antisémitisme débridé qui sévissait au temps de l’Affaire. Qui aurait dit, il y a dix ans encore, au moment de la célébration et du renouveau des études dreyfusiennes, que l’antisémitisme, vieille lèpre dont l’Occident se croyait à jamais débarrassé, allait nous revenir en plein visage ? Bertrand Tillier donne ici l’occasion de cheminer, durant une centaine de pages, avec un homme bien sous tous rapports. Un honnête homme, un homme de cœur, un homme qui s’efforça de comprendre le monde tel qu’il était autour de lui, et donc un artiste incomparable. Issu d’un milieu protestant éclos au centre d’un océan de bigoterie catholique, dans la rétrograde Nancy, Gallé fit très tôt l’expérience de l’intolérance, de l’hostilité de « l’âme fétide et carnassière des honnêtes gens ». Le hasard voulut que, par l’entremise de son épouse, il fût mis très tôt en contact avec Mathieu Dreyfus et Scheurer-Kestner. C’est donc naturellement qu’il jeta tout son poids dans la bataille, ne ménageant aucun des moyens à sa disposition pour servir la cause du prisonnier de l’Ile du Diable. Articles, pétitions, verres, meubles, tout fut désormais prétexte à relayer la propagande dreyfusiste. À Nancy, il souffrit de l’hostilité provinciale : le conseil municipal et le député Gervaize, antisémites déclarés, étaient alors largement plébiscités par l’électorat. Le grand quotidien local L’Est républicainne l’épargnera pas davantage. Malgré tout, il fit face jusqu’au bout. Son engagement lui fit perdre l’estime du sectaire Barrès, dont les propos, parus dans Le Journal du 1er février 1898, à l’adresse des intellectuels dreyfusards en général et de Gallé en particulier, n’auraient pas été désavoués par Goebbels lui-même : « Ces intellectuels sont un déchet fatal dans l’effort tenté par la société pour créer une élite. » Pourtant, l’expression citoyenne qu’il donna à son existence n’était pas nouvelle. Dès le début des années 1890, il était membre du Club de l’Art social fondé par Tabarant. Rapidement, il devint le promoteur d’un art engagé et, au risque d’altérer son art, inventa le « vase parlant ». Certes, ces sortes de sous-titres, parasitant le symbolisme déjà très expressif de ses œuvres, paraîtront superflus. Mais Gallé entendait toucher ces autres couches de la population que le symbole n’atteignait pas. C’est cependant dans l’expression symbolique qu’il est le plus grand, que ce soit avec la reprise du vieux thème du figuier, à dessein non desséché, mais au contraire bien vert ou avec son envoi à l’Exposition universelle de 1900, s’appuyant sur un conte de son ami Marcel Schwob, pour proclamer haut et fort l’innocence de Dreyfus. Gallé mit également ses œuvres d’art (outils, supports de lutte) au service d’autres causes comme celle du catholique O’Brien en Irlande, des Arméniens massacrés par Abdul-Hamid, des Juifs de Roumanie, ou encore contre la brutalité de la colonisation. À Nancy la revêche, il fut l’un des fondateurs du quotidien radical L’Étoile de l’Est, l’un des dirigeants de la section de la Ligue des Droits de l’Homme avec Charles Keller, et l’un des piliers d’une Université populaire où l’on pouvait consulter gratuitement un médecin et où le maître verrier ne dédaignait pas donner des conférences sur l’histoire de l’art. 

Gary. Myriam Anissimov, Romain Gary, le caméléon (Denoël, 2004, 748 p., 31,50 €). Dans la mare des stéréotypes, le pavé d’une « journaliste culturel », ex-reporter au Monde de la Musique, apporte, sous le masque d’une biographie à l’américaine, tous les démentis aux mythes du romancier et instruit, dans un style aussi plat qu’un trottoir de rue, le lecteur français sur la vie de Gary à Vilnius, à Nice, à Los Angeles, avant et après la Seconde Guerre mondiale, tout en laissant à l’œuvre sa part d’ombre intacte. Après le très scolaire livre de Dominique Bona, cet ouvrage ne réjouira que les fidèles de Gary curieux de détails vrais et les consommateurs de culture auxquels suffit la lecture du Monde des livres.L’ouvrage de fond sur Romain l’imposteur reste à faire. Au regard de l’importance de son œuvre, ce travail passerait presque pour une insulte. 

Gautier. Théophile Gautier, Œuvres complètesRomans, contes et nouvelles, tome I, Mademoiselle de Maupin, texte établi, présenté et annoté par Anne Geisler-Szmulerwicz (Champion, 2004, 433 p., 75 €). Voici de quoi consoler ceux qui ont eu le malheur de voir le feuilleton télévisé Julie, chevalier de Maupin, diffusé par TF1 à la rentrée. Pour exorciser cet affreux souvenir, le mieux est de lire ou de relire Mademoiselle de Maupin, « livre étrange et hardi » selon Alphonse Esquiros, « véritable événement » pour Charles Baudelaire. Cette impeccable édition permet d’apprécier ce premier roman de Gautier dans lequel, selon son éditrice, « coexistent les contradictions, où se mêlent les tons et les genres, où les délires de l’imagination peuvent être lus également sur les plans littéral et métaphorique, où s’expriment les fantasmes de manière à la fois libre et retenue et où l’excès de sérieux est toujours soigneusement évité ». Le texte qui, en effet, « refuse toujours les recettes comme les étiquettes » est ici accompagné de son inséparable préface – laquelle, bien que violemment rejetée par Isidore Ducasse dans Poésies I, reste pour le commun des mortels l’acte de naissance théorique de l’art pour l’art – et d’un appareil critique impressionnant. 

Genet. Hédi Khélil, Théâtre de Genet : matadors, monstres et illusionnistes (L’Harmattan, 2004, 126 p., 12,50 €). Parmi les problèmes que pose ce petit livre vient d’abord celui du rapport entre titre et contenu. L’amateur de tauromachie que matadors aurait séduit est vite déçu : seule « une corrida joyeuse dans une cellule », citation de Haute Surveillance, a pu l’inspirer. C’est uniquement comme métaphore de violence et de mort – thèmes chers à Genet – qu’elle s’impose à l’auteur. Au demeurant, quand les analyses de Hédi Khélil portent, c’est sur des aspects de l’œuvre souvent envisagés – ainsi, sur Les Bonnes comme « cérémonie » ou comme travail psychanalytique d’un stade du miroir jamais dépassé. Plus précisément, l’auteur ne parvient pas à articuler cette lecture des textes à la thèse qu’il propose. Selon lui, dans le théâtre de Genet, l’Autre n’apparaît que pour « approfondir l’inaltérable altérité de l’écrivain ». C’est pourquoi « dans la thématique de l’altérité, il n’y a pas, en définitive, des étrangers et des étrangères », il n’y a que la transformation « de la légende personnelle de l’écrivain » en « scénarios imaginaires » – dont Le Balcon représente l’aboutissement. Car l’autobiographie même s’y efface derrière un travail sémiologique qui produit « des apparences livrées à elles-mêmes et privées de tout recours ». Ce théâtre est alors qualifié de « réflexion ontologique sur l’apparence pure ». D’abord, postuler que le théâtre de Genet est « l’objectivation dramatique » de son œuvre romanesque et que l’ensemble relève d’un travail de l’écrivain sur sa propre image est un point de départ méthodologiquement discutable, et non discuté. Mais surtout, parmi ces « apparences », que Hédi Khélil nomme une fois « fantômes » et qui ne sont autres que les personnages du théâtre de Genet, comment et pourquoi – l’auteur lui-même pose la question – distinguer celle des « étrangers » ? Comme la majeure partie des personnages étudiés ne sont pas « [c]es étrangers de couleur », l’idée que les « pièces à venir n’auront pour tâche que de rendre visible ce qui est invisible, c’est-à-dire de doter l’étranger de couleur d’une voix, d’un nom, mais aussi d’obscurcir cette visibilité », ne parvient pas à convaincre. Peut-être est-ce la définition même des termes employés qui pèche. Ainsi, la notion sociologique et ethnique d’étranger n’est qu’une des acceptions possibles de l’Autre, concept auquel Khelil associe de simples personnages, de surcroît aussi différents que le prisonnier ou la domestique – dont l’activité l’apparenterait à un « monstre ». C’est que la « théâtralité » est définie non comme l’ensemble des qualités propres au texte théâtral, mais comme « le clivage dans le réel pour que puisse y surgir une altérité » – un emprunt à Josette Féral. Peut-être aurait-il été plus efficace, sinon novateur, de parler d’un théâtre des « réprouvés » – et d’en parler de manière plus sobre. Ainsi, « Genet reprend un legs romanesque, mais en le soumettant à une mithridatisation sans rémission », ou « l’ontologie d’une extranéité à venir », quelques lignes après « non seulement le « je » est un « autre » mais aussi l’autre est moi-même et ainsi de suite », ne semblent pas indispensables.

Giono. Philippe Mottet, La Métis de Giono. Présences de la mètis grecque, ou intelligence pratique, dans l’art romanesque de Giono (Publications de l’Université de Provence, 2004, 227 p., 22 €). Philippe Mottet a un jour découvert le (superbe) travail de Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant sur la mètis des Grecs – ce mélange de ruse, de débrouillardise, de souci du concret que nul Platon ou Aristote n’avait théorisé et qui était donc passé un peu inaperçu. Depuis, nous nous sommes rattrapés. C’est à une relecture de l’œuvre de Giono à partir de cette notion que Philippe Mottet a consacré une thèse qui veut faire de Giono « le plus grec des écrivains modernes » – malgré sa culture hellénique restreinte. Les analyses ne manquent pas d’intérêt et offrent une perspective assez neuve sur l’écrivain. On regrettera néanmoins que l’auteur ait livré sa thèse telle quelle à l’éditeur, y compris le rapport officiel (élogieux) de son patron, simplement rebaptisé « préface ».

Girardin (Delphine de). Claudine Giacchetti, Delphine de Girardin, la muse de Juillet (L’Harmattan, 2004, 242 p., 21 €). Depuis Léon Séché en 1910, on ne s’était pas beaucoup préoccupé d’étudier de près la vie et l’œuvre de Delphine Gay, devenue de Girardin par son mariage avec l’Émile de La Presse et autres entreprises spectaculaires. Les Lettres parisiennes du « vicomte de Launay », parues en 1843 et d’abord publiées sous la forme d’un feuilleton à succès dans Le Courrier de Paris, sont bien sûr connues et exploitées depuis longtemps par les historiens de la Monarchie de Juillet, mais la célébrité de la journaliste et de la salonnière a occulté tout le reste : les romans, la poésie, le théâtre, la vie privée. Trop belle trop tôt, trop brillante, trop à l’aise dans le monde. L’ouvrage que lui consacre Claudine Giacchetti est une protestation contre cette injustice de l’histoire et vise à la réparer. Le pari est gagné car ce livre plutôt bien fait, agréablement écrit, animé d’une sympathie sans complaisance, restitue avec une fluidité délibérée un personnage qui ne manque pas de complexité. Attentive aux bonheurs et aux malheurs de son sujet, Claudine Giacchetti l’est aussi aux contextes : la presse, les salons, la politique, le nouvel espace urbain, les jeux de la célébrité littéraire, etc. – tout cela évoqué parfois trop rapidement, mais sans pesante érudition. À condition de n’être pas trop exigeant sur la précision historique, on trouvera dans ce livre la synthèse d’une vie intéressante bien en phase avec son époque.

Giraudoux. Jacques Body, Jean Giraudoux (Gallimard, NRF Biographies, 2004, 919 p., 39 €). Si vous avez envie ou besoin de savoir le plus grand nombre possible de choses sur Jean Giraudoux, ce livre vous comblera. Fallait-il tant de détails, précisions et digressions un peu mécaniques, se demande-t-on comme toujours devant ces biographies monumentales. Par exemple, Giraudoux croisant Ribbentrop chez Charles de Polignac, avions-nous besoin d’un résumé détaillé de la vie dudit Ribbentrop (« il travaillait dans la banque à Ottawa quand la guerre [de 1914] est survenue » etc.). On le soupçonnait déjà par l’édition de Giraudoux qu’il a dirigée dans la Pléiade : Jacques Body est ennemi de la concision. La conséquence de cette prolixité est, comme toujours, une narration parfois menée à la va-vite et sans trop de nuances. En même temps, on ne cesse d’apprendre, de désirer même en savoir davantage – ainsi de la passion de Maurice Blanchot pour l’œuvre de Giraudoux : Jacques Body écrit que « les liens se resserreront bientôt entre Blanchot et Giraudoux, par le canal de Jeune France » pendant l’Occupation – mais la page sur « Jeune France » laisse le lecteur sur sa faim, les liens ne sont pas dits. On s’amuse (apprenant que Claude Farrère a été blessé à la tête dans un accident de voiture, Giraudoux commente : « Rien d’essentiel n’a été atteint »). On s’étonne de voir Jouvet tenter d’engager Arletty pour la reprise d’Amphitryon 38, et qu’elle résiste. De la même pièce, on apprend que Giraudoux « adore » le titre abrégé en Amphi. En somme, une fois acceptée la règle du jeu, cette profusion du détail aux dépens de la ligne, on ne s’ennuie pas.

Goll. Surréalisme, n° 1, Octobre 1924, texte établi et présenté par Jean Bertho (Jean-Michel Place, 2004, 59 p., 18 €). D’une année l’autre, s’enrichit le catalogue des revues littéraires d’avant-garde rééditées par Jean-Michel Place. L’éditeur propose cette fois de relire après quatre-vingts ans l’unique numéro de la revueSurréalisme. Or, reprendre cette quinzaine de pages auxquelles participèrent Albert-Birot, Delaunay, Dermée, Reverdy et quelques autres, c’est avant tout tenter d’exhumer la figure éminente et méconnue tout à la fois de son directeur d’un jour, Ivan Goll, qui fut l’adversaire malheureux d’André Breton dans l’accaparement du mot « Surréalisme » et qui semble toujours payer en monnaie d’oubli son héroïque participation à cette guerre picrocholine des lettres françaises. Tout le monde n’a pas eu la chance de se faire traiter d’andouille par Desnos ni de pocher un œil à Breton, mais rien n’y fait : l’histoire est écrite par les vainqueurs et l’œuvre d’Ivan Goll est aujourd’hui largement délaissée. Le texte de Jean Bertho qui succède au fac-similé de la revue s’attaque à cette intolérable injustice et nous replonge dans la pittoresque ambiance des luttes acharnées qui opposèrent Goll à Breton avant que la sortie du Manifeste, quelques jours après le lancement deSurréalisme, ne mette tout le monde d’accord en rencontrant la faveur que l’on sait. L’histoire des relations entre Goll et Breton ne s’arrête pas là, comme le montre aussi Jean Bertho, mais après le Manifeste, la messe est dite et personne ne contestera plus à Breton l’usage du terme « Surréalisme », même si l’acception qu’il en donne n’est peut-être pas la plus fidèle à l’esprit de son inventeur, c’est-à-dire à Guillaume Apollinaire. Prenant appui sur le fonds légué par Claire Goll à Saint-Dié-des-Vosges, la ville natale d’Ivan Goll, Jean Bertho restitue le fil des événements en égrenant dates et documents. Trop souvent cependant, il manque à sa présentation des textes et des faits une analyse qui permette d’expliciter la logique de leur succession et de dépasser l’anecdote ou le simple montage d’archives. Jauger les forces en présence, expliquer les conceptions et les motivations de chacun, donner à comprendre enfin les enjeux de cette (petite) bataille littéraire, c’est déjà ce qu’avait su faire Marguerite Bonnet dans les pages, évidemment favorables à Breton, qu’elle consacrait à cette querelle dans son livre sur André Breton. Naissance de l’aventure surréaliste. De ces pages, Jean Bertho rappelle ou complète utilement l’information sans remplacer ni renouveler les analyses. 

Grancher. Frédéric Dard, Le Cirque Grancher (Fayard, 2004, 276 p., 19 €). En 1947, Frédéric Dard écrivait déjà ses souvenirs de jeune journaliste à Lyon de 1939 à 1945, sous la houlette de Marcel Grancher, patron haut en couleur du Mois à Lyon et romancier comique à succès avec 5 de campagne. La réédition de ce livre permet de mieux connaître la vie des journalistes repliés en Zone Sud et les bouchons qu’ils fréquentaient à Lyon sous l’Occupation. Et un moment de la biographie de Frédéric Dard. 

Guerre de 70. Michel Mohrt, 1870, les intellectuels devant la défaite (Le Capucin, 2004, 168 p., 20 €). Connaisseur de l’histoire littéraire, Michel Mohrt sait aussi les rudiments de l’art de la guerre. Diplômé de l’école militaire de Saint-Maixent, mobilisé en 1939, il s’y distingua en repoussant une avancée italienne dans une position qu’il était chargé de défendre. Son ouvrage, de lecture agréable, serait irréprochable s’il n’y était question que de la position des intellectuels français face à la politique anti-prussienne de Badinguet. Michel Mohrt fustige les prêcheurs de haine, regrettant qu’aucune « politique réaliste » n’ait été suivie. Au fil des pages, le juste discours contre la politique étrangère de Badinguet présenté sous les espèces d’un criminel menant sans préparation l’armée française à Sedan se superpose à la non moins féroce critique des « haines jacobines » qui ont mené la France à la défaite de juin 1940. La diplomatie, aux yeux de ce soldat, suffisait à résoudre le problème France-Allemagne. Ce livre demeure un témoignage de ces temps où la France – la conservatrice et la républicaine – croyait en son génie mesuré à l’aune des talents littéraires de ses écrivains et de ses fantassins (Flaubert écrivait à George Sand après Sedan : « J’ai lu quelques lettres de soldats qui sont des modèles. On n’avale pas un pays où l’on écrit des choses pareilles. La France est une rosse qui a du fond et qui se relèvera »). Nous ignorons les raisons qui ont poussé Michel Mohrt à quitter le barreau de Marseille en 1942. Nous savons seulement qu’en 1941, année où il terminait la rédaction de cet essai, Michel Mohrt, sous la haute protection d’Anatole de Monzie, vilipenda les écrivains va-t-en-guerre de septembre 1938 et de juillet 1939. Ironiquement, ce fut l’auteur de L’Équinoxe de septembre, rencontré à Nice en 1940, qui lui trouva un éditeur (Corréa). Qui, de De Monzie ou de Montherlant, de Sartre ou de Nizan, eut tort ou raison ? Voilà sans doute qui importe peu au seuil de l’Europe enfin réalisée : mehrere Ländernein einziger Fahne. Cette intelligence et cette érudition sans faille laissera cependant un peu sur leur faim les Français d’aujourd’hui, lesquels, à l’instar de Churchill, rêvaient d’un pays capable de défendre Satan, même si, « d’aventure, M. Hitler envahissait l’enfer » (Discours à la chambre des Communes, 1939).

Guignol. Tancrède de Visan, Le Guignol lyonnais, édition complétée par Gérard Truchet (Éditions De Borée, 2004, 141 p., 18 €). La réédition d’un livre de Tancrède de Visan datant de 1908, ça ne nous rajeunit pas. Il est vrai qu’à part les trois livres de Paul Fournel parus de 1981 à 1995, les plus récentes études sur les marionnettes lyonnaises remontent à la fin des années 60. Depuis plus d’un siècle, depuis le livre de Tancrède de Visan qui célébrait un centenaire, ce spectacle pour adultes est tombé entre les mains des enfants, devenant de plus en plus rare – et dévoyé : au Luxembourg, à Paris, par exemple, les voix des marionnettes sont enregistrées et ne répondent plus (comme encore au parc Montsouris) aux interpellations des jeunes spectateurs. Guignol aura bientôt deux cents ans, il est temps de se renseigner auprès de cet agréable petit album sur la vie des gones, du malin Guignol, de l’acariâtre Madelon, de l’ivrogne Gnafron et de leurs comparses.

Hugo. Nora Wang, Xin Ye, Lou Wang, Victor Hugo et le sac du Palais d’été (Les Indes savantes, 2004, 184 p., 38 €). Le sac du Palais d’Été en 1860 par des troupes cavalant sous le double pavillon de la reine Victoria et de l’Empereur Napoléon III figure parmi les pages noires du colonialisme franco-britannique. Plus connue en Chine qu’en France – on saisit pourquoi –, la réponse de Victor Hugo (25 novembre 1861) au capitaine Butler qui l’invitait à donner son sentiment sur l’expédition de Chine dénonce le pillage et le saccage du vaste domaine (« au moins de la grandeur de Dijon », dit le jésuite Attiret qui le dépeint en 1743 dans une longue lettre citée) que l’épître hugolienne appelle, de confiance, une merveille du monde. Dans la première moitié, toute historique, de ce beau livre souple au format 24,5 x 27,5 cm, le savant Nora Wang, après avoir justifié cette forte louange, suit jusqu’au XIXe siècle le filet, plutôt ténu, de la connaissance de la Chine chez les Français : Hugo n’en a qu’une vision très sommaire, la lettre précitée étant presque le seul texte qu’il lui consacre ; en retour, les traductions chinoises du poète, à commencer par celle des Misérables en 1902, populariseront bientôt son œuvre dans l’Empire du Milieu. La seconde moitié, Le Songe du Palais d’Été, de ce diptyque imprimé est constituée, sur les pages paires, d’une phrase, en français et en chinois, d’un récit poétique, phrase dont la page impaire donne, en regard, une illustration que le feuilleteur jugera. Osons dire que, si Hugo avait été Saint-Ex, ce récit illustré eût assez bien figuré son Petit Prince (sinisé, of course). Mais on sait que l’aviateur Victor n’a jamais connu la panne sèche. Feuilletant le livre jusqu’au bout, nous y admirons, sur XXVIII pages, à parcourir en commençant par ce bout, la calligraphie de maints beaux idéogrammes. Quant à leur sens, il nous demeure à cette heure celé. Au lecteur subtil d’en trouver la clé. 

Huysmans. Gilles Bonnet, L’Écriture comique de J.-K. Huysmans (Champion, 2003, 330 p., 45 €). Pour trouver Huysmans drôle, encore fallait-il le lire, du moins hors d’À Rebours et quelques autres, et c’est ce qu’a fait Gilles Bonnet, dont l’enquête efficace permettra de retoucher l’image de l’écrivain. Le sujet demandait moins de débauches d’érudition qu’un sens du texte, de ses effets, la capacité à replacer les jeux dans un projet d’ensemble. La méthode d’examen, par genre ou catégorie comiques, permet un complet balayage de l’éventail ouvert par le sujet (caricature, burlesque, humour, parodies, pastiches), mais aussi une réflexion plus élaborée sur le rôle du comique dans l’esthétique huymansienne. Un tel parti-pris déductif n’interdisait pas de définir des pratiques idiosyncrasiques, comme le fait un intéressant développement sur les « formes creuses ». La terminologie nous semble ici moins convaincante que le processus observé, à savoir le constat de perte de substance du réel, exorcisé par le ravaudage qu’offre le jeu des connotations, de sorte qu’à la défaillance du « vertical » – mais n’est-ce pas plutôt une profondeur ? – répond la broderie de l’association « horizontale ». On est plus dubitatif sur la signification du « cratylisme secondaire » chez Huysmans, la remotivation du signe relevant bien du jeu, mais pour souligner, davantage que compenser, l’artifice grossier des conventions qui soutiennent la communication. En bref, s’il s’agit d’une thèse, elle est, contrairement aux usages, remarquable par son économie, au bon sens du terme : l’objet est bien cerné, avec ses limites, sans tentation de gonfler le propos, cette précision et cette mesure étant également à mettre au crédit d’un style remarquablement tenu et fluide.

Jacob. Yannick Pelletier, Max Jacob, le Breton errant (Christian Pirot, 2004, 160 p., 17 €). Il ne cesse de paraître des livres sur Max Jacob, et c’est tant mieux. Quand ce ne sont pas des volumes de correspondance, ce sont plutôt des études biographiques que des essais. En attendant naturellement la grande biographie qu’il mérite (et la Pléiade – mais ne rêvons pas), celle-ci, en suivant Max Jacob sur les lieux où il a vécu, de Quimper à Drancy – à peine, car l’auteur ne croit pas un mot à ce qu’ont dit les héros qui ne l’ont pas sauvé –, est claire, simple et sympathique. Et utile.

Jaccottet. Aline Bergé, Philippe Jaccottet, trajectoires et constellations (Payot Lausanne, 2004, 472 p., 29 €). Philippe Jaccottet est à la mode. Alors qu’on apprécie depuis longtemps le traducteur admirable, le poète et penseur qu’il est avant tout n’avaient pas reçu avant ces dernières années toute l’attention critique qu’il mérite. On peut parier que le mouvement ne fera que s’amplifier et que l’œuvre finira par prendre toute sa place dans l’histoire littéraire contemporaine. Une œuvre inséparable du travail effectué parallèlement par le critique dans d’innombrables notes et articles. Il suffira de jeter un coup d’œil sur la bibliographie présentée par Aline Bergé à la fin de son ouvrage pour avoir un aperçu de l’ampleur de cette activité. On s’étonnera moins, du coup, de la dimension de ce travail lui-même, issu d’une thèse dont ces 450 pages très tassées ne représentent que le premier volume et auquel il est difficile de rendre justice en quelques lignes. Pour faire le tour de cette œuvre sans la simplifier ou la réduire à des schémas, Aline Bergé a pris le parti de la parcourir en la suivant selon les « trajectoires » qu’elle emprunte à travers des lieux tant réels qu’imaginaires, dessinant ainsi des « constellations » (un terme important chez Jaccottet) qui articulent les espaces, les temps et les œuvres. Les lieux « réels » sont avant tout la Suisse romande, Paris et Grignan (où Jaccottet choisit de vivre voilà déjà longtemps). L’étude des relations du poète avec ces espaces permet, dans une première partie, de préciser ce qui relève d’une histoire littéraire du second XXe siècle à l’occasion des rencontres avec d’autres écrivains, des éditeurs, des revues, etc. – mais sans rien d’anecdotique car les enjeux poétiques ou esthétiques ne sont ici jamais perdus de vue. La seconde partie élargit la perspective à une « cartographie imaginaire » où l’on peut suivre Jaccottet dans ses explorations d’aires littéraires et linguistiques de plus en plus vastes, de la Méditerranée à l’Allemagne, de l’Autriche à la Russie et à l’Extrême-Orient. Constamment lisible, l’essai d’Aline Bergé tire intelligemment parti de son attention à une notion du « paysage » traitée avec finesse, solidement nourrie de références qui n’étouffent jamais l’analyse. Cette introduction approfondie à l’œuvre de Philippe Jaccottet s’accompagne d’une bibliographie quasi-exhaustive, d’un index des noms et d’un index des recueils cités. 

Journal littéraire. Catherine Rannoux, Les Fictions du journal littéraire. Paul Léautaud, Jean Malaquais, Renaud Camus (Droz, 2004, 216 p., s.p.m.). En prenant pour objet d’analyse le Journal littéraire de Léautaud, Journal de guerre et Journal du métèque de Malaquais et Fendre l’air de Renaud Camus, Catherine Rannoux entend aborder sous un angle stylistique un genre trop souvent laissé aux marges des genres littéraires. Pour ce faire, elle emprunte à Jacqueline Authier-Revuz sa théorie des boucles réflexives dans le langage. Dans Ces mots qui ne vont pas de soi, cette dernière a en effet distingué deux formes d’hétérogénéité : la première, constitutive, est irréductible et irreprésentable, inhérente à l’exercice de la parole d’un sujet clivé, empruntant ses mots à un ailleurs discursif dont il hérite ; la seconde, représentée dans le discours par toutes sortes de modélisations autonymiques, vise à permettre au sujet de contrôler – illusoirement – ces formes de non-coïncidence. L’auteur choisit de s’intéresser à l’usage que les trois diaristes font des mots des autres. Se dégagent trois autoportraits (chez Léautaud, le « masque sarcastique du critique que sa lucidité place au-dessus de la mêlée » ; chez Malaquais, « la figure inquiète et orgueilleuse de l’apatride dont la seule légitimité est celle de l’être de parole » ; chez Camus, la « figure gémellaire de l’autre littéraire dont aucune frontière nette ne le sépare mais qui tient à distance le commun ») que Catherine Rannoux assimile, de façon peu rigoureuse, à une « fiction ». Loin de relever de la fiction, ces représentations de soi témoignent d’un imaginaire dans lequel le sujet s’englue au moment où il s’efforce de conquérir une position de surplomb sur lui-même. Mieux que tout autre récit de soi, le journal révèle la manière dont un individu, en négociant son rapport aux discours d’autrui, se figure et défigure – involontairement – sa vie : la démonstration s’avère intéressante dans les cas de Léautaud et de Camus.

Journaliste. Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, L’Écrivain journaliste au XIXe siècle : un mutant des lettres (Les Cahiers intempestifs, 2003, 480 p., 30 €). De Barbey d’Aurevilly à Mirbeau, de la Monarchie de Juillet à la Première Guerre mondiale, de L’Univers de Veuillot à La Rue de Vallès, les rapports entre journalisme et littérature furent toujours passablement troubles, l’écriture journalistique investissant – surtout – le roman, et inversement, le journalisme s’infiltrant dans le roman (le cas de Mirbeau est éloquent à cet égard). Pourtant, selon Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, la hiérarchie était nette dans l’esprit de « l’écrivain journaliste » : on écrivait dans les journaux par nécessité, pour vivre, sauf peut-être pour Vallès qui embrassa le journalisme avec passion, qui n’eut de cesse de fonder des journaux (même lorsqu’il fut emprisonné à Sainte-Pélagie) et qui batailla contre la « littérature littératurante ». En fait, on s’excusait d’écrire dans les journaux, le livre demeurant une sorte de lieu révéré. Le présent ouvrage propose une analyse de ces rapports difficiles, en quatre études de cas : Barbey « l’éreinteur », Bloy « l’entrepreneur de démolitions », Vallès « l’engagé » et Mirbeau, plus difficile à étiqueter. En dépit de leurs parcours respectifs fort différents, les quatre écrivains refusèrent les compromissions, connurent des moments difficiles, furent en guerre avec leurs rédacteurs en chef, montèrent au créneau, claquèrent les portes de divers journaux, rêvèrent de littérature, la pratiquèrent, pour ensuite mieux revenir au journalisme, par nécessité presque autant que par « fascination », pourrait-on dire. Les bilans journalistiques de Barbey, Bloy, Vallès et Mirbeau ne mentent pas, ils sont impressionnants, ils attestent de ce singulier rapport amour/haine entre le livre et le journal, comme en témoignent les annexes de l’ouvrage. Entre 1832 et 1889, Barbey fit paraître plus de mille deux cents articles dans vingt-cinq journaux différents (sa violence l’avait fait reléguer aux chroniques de modes et à la critique littéraire, lui qui rêvait de traiter de politique) ; entre 1874 et 1917, Bloy publia deux cent cinquante articles dans une vingtaine de revues et de journaux (dans des organes aussi différents que la Revue du monde catholique, le Mercure de FranceLe Chat Noir ou le Journal des tribunaux) ; entre 1857 et 1885, Vallès signa au-delà de huit cents articles, dans ses propres journaux comme dans ceux des autres. Son portrait est sans doute le plus intéressant car il occupa toutes les fonctions éditoriales, tour à tour chroniqueur, critique littéraire, rédacteur en chef et même feuilletoniste. Au vrai, il aima le journalisme et les journaux, même s’il critiquait vertement le « journalisme causotier » et qu’il eût souhaité le développement d’une nouvelle forme de journalisme, libérée de la tyrannie de l’actualité : « L’actualité, l’actualité ! Il faut courir après elle, où elle se trouve ! On est son galérien, moins que cela, son domestique. On doit être à l’affût, à toute heure, le jour, la nuit ; on ferait bien d’avoir une sonnette à sa porte comme les apothicaires ou les garde-malades. » Quant à Mirbeau, comme Barbey, sa production journalistique approche les mille deux cents articles. C’est un beau voyage dans la presse du dix-neuvième siècle qu’offre ce livre, le récit de son émergence comme média populaire dans les années 1830 et 1840, jusqu’après l’affaire Dreyfus, alors que le journal a conquis ses lettres de noblesse : son influence politique et sociale s’est épanouie et consolidée, et il n’y a plus de honte à se dire « journaliste et écrivain ». 

Le Quintrec. Charles Le Quintrec, Un Breton à Paris (LGF, 2004, 377 p., 6,50 €). Nouvelle édition des souvenirs d’un jeune poète vannetais à Paris dans les années d’après-guerre. Accueilli par Hervé Bazin, il nous conte des anecdotes sur le petit monde littéraire, les Insulaires, Théophile Briant et Le Goéland, Philippe Chabaneix au Balcon, Maurice Chapelan chez Grasset, Robert Sabatier et sa Cassette en Garamond, « André Breton retour des États-Unis où, pendant la guerre, il avait fait le gamahucheur (?) » et, au tournant d’une page, Jean-Louis Debauve et sa sœur.

LectureAu bonheur de lire. Les plaisirs de la lecture par Daniel Pennac, Marcel Proust, Nathalie Sarraute (Gallimard, Folio, 111 p., 2 €). Excellente idée que ce petit volume de célébration de la lecture et des livres constitué d’extraits tirés d’auteurs anciens et modernes (tous publiés par Gallimard de près ou de loin, notons-le). Les grands-parents en recommanderont la lecture à leurs petits-enfants, en espérant qu’ils en resteront moins ignares que leurs propres enfants, gavés de télé et de jeux vidéo. Certains textes étaient incontournables (Proust, Sartre), d’autres moins évidents (Calaferte, Camille Laurens, Bernhard Schlink). L’avenir seul nous en dira les effets. 

Lettres françaises. Pierre Daix, Les Lettres françaises. Jalons pour l’histoire d’un journal 1941-1972 (Tallandier, 2004, 256 p., 23 €). Disons-le d’emblée, ceci n’est pas l’histoire des Lettres françaises ! Divisé en deux parties, l’ouvrage porte avant tout sur la réaction des dirigeants du PCF au pacte germano-soviétique, les errances de l’été 1940 (il faut lire les pages consacrées à la politique que Staline impose au PCF et les tentatives de celui-ci pour faire reparaître L’Humanité sous contrôle nazi), mais aussi les efforts de militants comme Politzer, Decour, Aragon ou d’autres pour engager le parti sur la voie de la Résistance. C’est, aux yeux de Pierre Daix, en partie grâce à la médiation d’Aragon que Paulhan et Decour s’unirent pour diriger Les Lettres françaises, organe le plus célèbre de la Résistance intellectuelle. La seconde partie du livre, censée parcourir les trente-et-une années d’existence du journal, est en réalité consacrée à sa fondation, qui se trouve minutieusement reconstituée. Seuls les bouleversements de 1962 (sous l’influence notamment d’Elsa Triolet) et la « mise à mort » du journal en octobre 1972 sont par la suite décrits. En lieu et place de l’histoire attendue, Pierre Daix livre ainsi une apostille à ses précédents ouvrages : ces Jalons pour l’histoire d’un journal tiennent à la fois de l’histoire du PCF (Le Socialisme du silence, 1976), des Mémoires (J’ai cru au matin, 1976 ; Ce que je sais du XXe siècle, 1985 ; Tout mon temps, 2001) et de la biographie (Aragon : une vie à changer, 1975). C’est la réunion de ces trois dimensions qui donne à son livre un caractère certes un peu confus, mais passionné et à plusieurs reprises émouvant. 

Lorrain-HuysmansCorrespondance Jean Lorrain Joris-Karl Huysmans, édition présentée et annotée par Éric Walbecq (Du Lérot, 2004, 124 p., 25 €). La première lettre dit tout : début juillet 1884, Lorrain achève de lire « pour la cinquième fois » À rebours, publié en mai, et il invite Huysmans à le rejoindre à Étretat : « Nous aurons pour nous les falaises, les matelots et même de Maupassant. » Huysmans n’en demandait peut-être pas tant. Lorrain est le plus souvent dans une demande d’amitié ou d’échange ; si cordial qu’il soit, Huysmans demeure sur une certaine réserve. Cette correspondance de trente-et-une lettres est lacunaire : presque jamais une lettre n’est suivie de sa réponse, ce qui est frustrant pour le lecteur, car il est difficile de se faire une idée claire du rapport entre les deux écrivains. En particulier, les raisons de la rupture de 1903 demeurent en partie obscures. À sa préface et à ses notes abondantes, Éric Walbecq joint une moisson de documents : les envois de l’un et de l’autre, les poèmes de Lorrain dédiés à Huysmans (ou à des Esseintes), ainsi que les articles où il rend compte des livres de son ami. On espère maintenant voir apparaître les lettres manquantes.

Maisons. Hélène Rochette, Maisons d’écrivains et d’artistes. Paris et ses alentours (Parigramme, 2004, 269 p., 22 €). Il y a quelque temps, un artiste posait dans les rues de fausses plaques éphémères, brouillant un peu les frontières de la reconnaissance, de l’hommage et de l’oubli. Untel a vécu ici (en coup de vent) : combien de lieux épinglés ainsi et voués à l’acharnement conservateur de l’histoire matérielle ? De fait, beaucoup des lieux présentés dans ce volume sont devenus maisons-musées, du plus digne au plus kitsch (un écrivain en statue de cire à son bureau, comme un fantôme empaillé). Quoi qu’on puisse penser de la lente immobilisation du paysage français dans la gangue du respect conservateur, ce guide qui présente aux adeptes du tourisme culturel les itinéraires de leurs week-ends est sérieusement fait, documenté et richement illustré. Un certain équilibre a été trouvé entre les descriptions, les informations historiques et pratiques et la contextualisation, un brin romancée. Le tout dans un style un peu Figaro-Madame.

Mallarmé et Valéry. Jean-Pierre Chausserie-Laprée, L’Écriture gouvernée : l’organisation complète du poème chez Mallarmé et Valéry (Publications de l’Université de Provence, 2003, 347 p., 29 €). Technique, minutieux et inventif, cet essai étudie dix longs poèmes de Mallarmé et Valéry, pour y mettre au jour une « composition non dite » : l’existence d’un ensemble de contraintes d’ordre suprastrophique, qui dessinent dans les œuvres des séquences de 12, 14 ou 16 vers, que l’auteur dégage et qu’il nomme « modules ». Cette hypothèse à la fois heuristique et herméneutique permet à Jean-Pierre Chausserie-Laprée de motiver ou de reconnaître des échos thématiques et sonores entre des vers ou des séquences de vers parfois très distants. En gros, il estime que l’auteur du Sonnet en x et son disciple ont compliqué les formes de récurrence régies par les schémas des rimes et des strophes, en associant à ce niveau d’organisation un ordre macrostructural, qui se surajoute aux démarcations existantes sans en épouser les limites (comme si des douzains ou de véritables laisses masqués recroisaient les groupements usuels). À ce niveau supérieur, par exemple, un ensemble de traits sera répété dans une symétrie simple (type ABCABC) ou inverse (type ABCCBA) au sein d’un même module, ou plusieurs de ces modules présenteront des attaques, des clausules, ou des organisations, également parallèles. Il y aurait ainsi une multiplication des contraintes d’écho (des « paliers d’agencement »), selon un jeu d’autant plus compliqué que le même texte peut se plier simultanément à plusieurs découpages modulaires et que ces modules tendent eux-mêmes à se diviser selon des découpages qui imposent des relations supplémentaires. Cette « technique de composition à plusieurs étages superposés » ferait de ces textes « un ensemble entièrement concerté », sur le modèle de la musique, dont le critique rappelle bien sûr l’importance pour les deux poètes. Le titre y insiste : l’entrecroisement des contraintes tressant un maillage serré, « un quadrillage systématique » qui force chaque vers à entrer en résonance précise avec différents vers, « tout serait construit et de cette imbrication de structures multiples […] naîtrait, incantatoire et magique, ce chant de la parole devenue musique ». La première partie de l’essai se conclut sur ce point, et la suite propose une typologie des techniques utilisées pour installer ces échos dans un « montage de longue portée » : leitmotive, reprise insistante de rimes ou de couples de rimes, travail de transition entre modules, etc. Des annexes reproduisent les poèmes en guidant typographiquement l’identification des macrostructures. Malgré ce souci de clarté et son vif intérêt pour les poéticiens, il est dommage que l’étude s’encombre de satisfecit dans lesquels l’auteur, juge et partie, décide, à la place du lecteur, de la valeur de l’essai, présenté (non sans émotion) comme la somme d’une vie, mais régulièrement qualifié de « démonstration minutieuse et définitive », qui « dessin[e] puissamment » son contenu, etc. Remarque à l’éditeur – in cauda venenum : les pages se sont décollées après une seule lecture, il faut changer de colle ou de métier ! 

Mauriac. Gérard Fayolle, L’Aquitaine au temps de François Mauriac 1885-1970 (Hachette Littératures, 2004, 270 p., 19,50 €). Gérard Fayolle est un élu périgourdin : il fut sénateur et les « élus » sont souvent mentionnés dans ce livre de promotion régionale que signe l’ancien responsable de la politique culturelle en Aquitaine. Mauriac, qui fut partagé entre le souvenir d’autrefois et les engagements du présent, sert ici d’habile prétexte à l’examen des heurs et malheurs d’une région qui a subi (en en profitant souvent) toutes les transformations imposées par un siècle de modernisation. Il en résulte un curieux mélange d’évocations littéraires assez précises (Gérard Fayolle connaît bien l’œuvre, même s’il ne cite que les Bloc-notes) et de considérations historico-sociologico-technocratiques sur les coopératives agricoles et les nœuds autoroutiers qui grignotent Malagar, sur fond de contemplation des paysages toujours « immenses ». L’ouvrage n’a rien de l’érudition archivistique qui caractérisait autrefois la collection : aucune note et bibliographie réduite. Peut-être faut-il voir là l’apparition d’un genre hybride, entre prospectus pour chambre de commerce et cours d’histoire pour premiers cycles. Mauriac devient un argument de vente en permettant de brandir l’étendard culturel des trois « M » aquitains : Montaigne, Montesquieu, Mauriac. Airbus et Prix Nobel, même combat ! 

Mérimée. Prosper Mérimée, Sous la forme d’un éclair ou celle d’un pavé. Propos d’un ironiste (L’Archange-Minotaure, 2004, 52 p., s.p.m.). Compilation de « propos » tirés de l’ouvrage Mérimé inconnu (publié en 1939 par Ferdinand Bac), ce petit volume tente d’illustrer par l’exemple la conception de l’avocat-inspecteur-général-des-monuments-historiques-écrivain-mystificateur-salonard-critique-académicien-sénateur-courtisan-de-Napoléon-III sur ce que doit être l’art de l’ironiste : « À mon avis l’ironie n’est pas une pratique prolongée. Elle ne s’exerce que sous la forme d’un éclair ou celle d’un pavé. Mais en aucun cas, ce ne doit être ni une pluie ni un pavage. » S’empilent au fil de ces quelques pages les caustiques saillies du littérateur sur « la société de coquins très bien organisée » du Second Empire, le petit monde du Palais des Tuileries, celui, tout aussi minuscule, des artzélettres, l’époque en général et les femmes. Si l’on sourit parfois à la lecture de ces éclairs de lucidité iconoclaste, de ces pavés de méchanceté plus ou moins gratuite, on peut sérieusement se demander quel est l’intérêt d’un tel recueil – et à travers lui de tous les recueils de pensées humoristico-pamphlétaires de X et Y que les éditeurs en mal d’inspiration ne cessent de vouloir nous vendre depuis quelques années. Un corpus susceptible d’alimenter les débordements égrillards et séniles, soi-disant érudits, des bou(le)vardiennes Grosses Têtes de RTL ? Dernière citation : qui a dit « Il y a deux choses sur lesquelles je n’aime pas marcher : un chat crevé et Monsieur Maxime du Camp » ? 

MeschonnicAvec Henri Meschonnic. Les gestes dans la voix, sous la direction de Pascal Michon (Rumeur des âges, 2003, 149 p., 20 €). Saluons le travail de l’Association Himeros, qui soutient certaines aventures d’écriture contemporaines par la réalisation de volumes d’hommage et d’analyse. Et signalons notre gêne, ici, devant le résultat. On entre dès les premières pages dans une boursouflure qui pénalise davantage l’auteur de Critique du rythme qu’elle ne le sert, car Serge Martin évoque pour le qualifier « Éluard sans la monotonie ; Hugo sans la grandiloquence ; Apollinaire sans l’esthétisme ». C’est placer bien haut les attentes. Or les poèmes présentés ici sont à des lieues de ces sommets, et l’entretien qui suit est parfois grotesque. Si on plaint sincèrement Henri Meschonnic d’avoir dû y faire face à des grappes de questions hétérogènes mitraillées par groupe de trois, quatre ou cinq, on se lasse aussi vite de son agressivité : déniée, mais exprimée ici de manière indigeste contre les « facilistes démagoguenards » et « ceux qui envahissent, par leurs réseaux et leurs chefferies, la poésie française de leur insignifiance », elle le conduit à des formules aussi véritablement démagogiques que « tant que l’école est le maintien de l’ordre, je ne vois pas comment y chercher « le poème » ». Les études présentées dans le reste du volume sont assez ternes et elles ne compensent pas cette désastreuse entrée en matière. Et comme poète, et comme traducteur, et comme critique, Henri Meschonnic mérite mieux, mais il est peut-être son plus sûr handicap. 

Michelet (I). Jules Michelet, Histoire romaine (Les Belles Lettres, 2003, 624 p., 29 €). Texte stratégique d’un jeune professeur prometteur cherchant la reconnaissance de ses pairs, fondation commune sur laquelle aurait pu s’échafauder une histoire européenne un temps projetée, mais aussi laboratoire d’une écriture et d’une méthode, l’histoire romaine de Michelet présente davantage qu’un intérêt documentaire. Les historiographes relèveront avec intérêt la place faite aux motivations subjectives et aux formes symboliques comme ressorts de l’histoire, les esthètes pour leur part y savoureront un Michelet au style déjà énergique, mais plus net, moins vibrant peut-être que par la suite. Courte et dense présentation par Paule Petitier – assez pour donner l’élan nécessaire à la traversée de plus de 600 pages d’une histoire devenue, disons, au moins exotique pour le lecteur né après la mort des Humanités.

Michelet (II). Athénaïs Michelet, Mémoires d’une enfant (Mercure de France, 2004, 220 p., 17 €). La réédition de ces mémoires d’enfance, parus en 1866, est proposée d’abord comme un document (une enfance provinciale sous Louis-Philippe, entre Quercy et Rouergue) mais entend aussi redorer le blason d’une femme surtout connue sous les traits peu flatteurs de la jeune épouse mièvre puis de la veuve abusive de Jules Michelet. Il est difficile cependant de suivre Pierre Enckell, qui, dans sa courte présentation, défend les qualités de fraîcheur et de franchise du texte ; certes plus libre que les journaux dits intimes par lesquels nous connaissons la vie des jeunes filles du siècle, ce texte point exempt de mièvrerie est si marqué par l’influence de Michelet qu’il est difficile d’imaginer qu’Athénaïs n’a pas retenu de son enfance les aspects les plus propres à répondre aux attentes, même non formulées, de son auguste époux, tellement attentif au matériau humain qu’elle pouvait lui fournir. On verra ainsi Athénaïs considérer les plantes comme des personnes, entourer de soins touchants de pauvres poupées de chiffon, fantasmer des sorcières dans de vieilles pauvresses (quatre ans après la parution de La Sorcière), revivre avec une certaine complaisance les alarmes et les préoccupations supposées d’une enfant, dans un style dont les rythmes et certaines tournures présenteront un caractère familier aux lecteurs de Michelet. Du reste, on retrouvera des références voire des extraits de sa collaboration à L’Oiseau, ce qui donnera une assez bonne idée du style du volume. Notons enfin une curiosité, ces quatre chansons populaires qu’Athénaïs insère dans son récit, dans « notre charmante langue du midi que j’aimais tant », accompagnées de traduction et partition.

Michelet (III)« La Sorcière » de Jules Michelet. L’envers de l’histoire, sous la direction de Paule Petitier (Champion, 2004, 272 p., 45 €). Attention, c’est du lourd ! Ayant constaté que depuis Georges Bataille, Jean-Pierre Richard, Roland Barthes et Paul Viallaneix, il ne s’était plus publié d’études dignes de ce nom sur l’étrange et ensorcelant livre de Michelet, Paule Petitier a convié des historiens, ainsi que des spécialistes de la littérature, de l’histoire des idées et des idéologies, à se pencher sur La Sorcière. Le résultat est diaboliquement brillant et plaide pour la multiplication des entreprises critiques pluridisciplinaires, encore trop rares en nos contrées. Les différentes approches sont originales, les interprétations fines, les textes clairs et bien écrits, le tout est stimulant. Après une introduction de Paule Petitier, qui pose les bases sur lesquelles repose La Sorcière, et, par-là même, sur lesquelles vont s’élaborer les axes critiques choisis par les auteurs (« Défaire les secrets qui privatisent l’histoire et lui rendre sa dimension collective, indissociable d’un certain « enveloppement », d’une certaine obscurité : c’est la gageure de La Sorcière, et elle se répercute dans ses modes mêmes d’écriture où se croisent, voire s’identifient, la critique, l’analyse, et la symbolisation. Les études que l’on va lire me semblent se rattacher de diverses manières […] à ce paradoxe du négatif retourné en positif, de la déconstruction critique transformée en création »), les articles sont classés en quatre parties. Dans la première, « Un texte hétérodoxe », centré sur l’écriture, Corinne Saminadayar-Perrin étudie l’usage critique et refondateur du récit ; Éric Bordas démontre que l’ironie en œuvre dans l’ouvrage ne peut se réduire à la seule négation. Dans la deuxième partie, « Contexte et intertextes », qui se préoccupe du traitement complexe des sources, Nicole Jacques-Lefèvre étudie le travail de démontage et de réinvention des sources démonologiques ; Philippe Régnier met en évidence les phénomènes d’imprégnation et de dissimulation ; Nicole Edelman s’intéresse au rapport qu’entretient le livre avec l’histoire contemporaine à travers la dénégation paradoxale des formes modernes de la sorcellerie. La troisième partie, « L’Histoire au féminin », consacrée à la représentation de cette figure mythique au féminin qu’est la sorcière, réunit les études les plus originales et les plus enlevées du recueil. Claude Rétat étudie le paradoxe de la représentation du sujet, « tout puissant et aliéné » ; France Vernier, celui de la représentation de l’autre, dont « l’impossibilité est reconnue et dépassée » ; Chakè Matossian, celui d’une Médée dont l’historien conjure le regard et s’approprie les pouvoirs. Dans la dernière partie, « Histoire, pouvoir, politique », sur la pensée de l’histoire, Franck Laurent dévoile l’inscription en filigrane de l’histoire de ce que le texte semble occulter, à savoir l’État ; Pierre Laforgue se préoccupe de l’idée contradictoire d’une naturalité de l’histoire en confrontant l’historien romantique et Victor Hugo ; Paule Petitier s’attarde sur « la mise en cause et la réinvention de la Révolution dans la dynamique de l’inversion ». Max Milner, dans une postface, ouvre une perspective de recherche approfondie sur une éventuelle « lecture schizophrène » de l’œuvre. Il est rare qu’en refermant un livre, on se sente plus intelligent qu’avant de l’avoir ouvert.

Michon (I)Dominique Viart commente Vies minuscules de Pierre Michon (Folio, 2004, 188 p., s.p.m.). Les études de la collection Foliothèque sont souvent rédigées par des spécialistes pour commenter l’œuvre d’un auteur publiée dans sa version « Folio ». Celle-ci, consacrée aux Vies minuscules de Pierre Michon, propose un parcours d’une œuvre qui ne se laisse pas saisir facilement. Synthèse des travaux consacrés à ce livre, c’est aussi une lecture personnelle, enrichie d’analyses convaincantes. Si l’on a parfois l’impression que certaines spécificités se perdent, noyées dans des tendances plus larges auxquelles Dominique Viart rattache les Vies minuscules, on découvre aussi des analyses érudites revenant à la lettre même du texte et mettant en valeur les caractéristiques de la poétique de Michon (notamment dans l’étude de l’intertextualité et dans le chapitre consacré aux références picturales). On regrette que certaines analyses ne se voient pas attribuer leur auteur. C’est le cas du chapitre sur la place de la langue, qui doit beaucoup à l’ouvrage de Sylviane Coyault, La Province en héritage (Pierre Michon digère tellement ses sources qu’il les fait siennes et peut-être, à fréquenter son œuvre, en vient-on à le mimer sur ce point). Néanmoins, le commentateur s’interroge sur les points essentiels : statut générique (récit, autobiographie, fiction biographique), question de la voix, de la filiation, place particulière du « minuscule », etc. Le mérite de cet essai est de replacer le texte de Michon parmi ceux de ses contemporains en le mettant en perspective au sein des fictions biographiques, et de le mettre en relation avec les textes postérieurs écrits par cet auteur. 

Michon (II)Pierre Michon entre pinacothèque et bibliothèque, textes réunis par Ivan Farron et Karl Kürtös (Peter Lang, 2004, 164 p., s.p.m.). Sept contributions de qualité inégale, résultat d’une journée d’étude consacrée à Pierre Michon en 2002 composent ce volume. Certains articles traitent de points parfois déjà abordés ailleurs, tels la question de la filiation, ici vue sous l’angle du roman familial, ou celle de l’ambiguïté générique, revisitée par Yvan Farron qui montre comment les textes brefs de Pierre Michon sont « irréductibles aux termes génériques traditionnels de « nouvelle » ou « récit poétique » » et comment récit fictionnel et récit factuel en constituent les deux pôles, créant ainsi une tension. D’autres interrogent la pinacothèque et l’image en s’attachant au style de Michon : Dominique Viart étudie les figures et la figuration, parle d’un « style de la tentative » et montre le lien indissociable entre figuration de figures (au sens de portraits, silhouettes) et les figures toutes stylistiques qui la rendent possible. C’est surtout le cas de l’étude de Sylviane Coyault qui dégage ce qui noue peinture et écriture, s’interroge sur les enjeux des citations et allusions picturales dans l’œuvre, plus particulièrement dans les Vies minuscules. La place du témoin, de l’hypotypose, celle du tableau au sein de la narration, permettent de faire surgir un rapport au temps privilégié par Michon, l’instant, l’apparition. Elle propose de nommer cela Illumination et montre les rapprochements avec la conception rimbaldienne du fait. Deux contributions concernent la bibliothèque de Michon en ce qu’elle informe les textes de manière plus ou moins sous-jacente. Elisabeth Arnould déplie les éléments de la relecture par Michon (dans Vie de Joseph Roulin) de la conception sacrificielle de l’art selon Bataille, telle qu’elle est développée dans les deux articles que Bataille a consacrés à Van Gogh. Wolfram Nitsch se livre à une lecture de l’influence (non sans distance) des travaux de Leroi-Gourhan, Bataille et Foucault notamment, dans La Grande Beune. Il montre comment la violence paléolithique est encore présente dans la société actuelle évoquée par Michon et décortique le fonctionnement de la mise en abyme qui tisse des rapports étroits entre chasse, pêche, écriture, désir érotique. Mais la bibliothèque de Michon apparaît aussi dans l’œuvre, puisque certains textes sont consacrés à des auteurs. Et sur ce point, le volume de Variations 4 réserve une heureuse surprise : l’étude de Bruno Clément, qui, partant de Trois Auteurs, touche à des questions cruciales de l’œuvre, notamment celle de la figuration de la littérature dans les textes d’écriture seconde. Prenant Michon au mot, il met au jour les implications de ces textes consacrés à d’autres auteurs et parvient à dégager des spécificités michoniennes. La rencontre y tient une place cruciale, peut-être parce qu’elle établit une jonction entre diverses personnes de la littérature, grâce à la citation notamment. 

Miron. Jean Royer, Voyage en Mironie. Une vie littéraire avec Gaston Miron (Fides, 2004, 284 p., 20 €). L’écrivain québécois Jean Royer donne ici une nouvelle version du fameux « Napoléon et moi » de Chateaubriand, bien qu’il n’ait rien d’un Enchanteur. On ne doute pas qu’il y ait eu, pendant trente ans, une forte complicité entre lui et le grand, le très grand poète, l’intelligent éditeur et le grandiose personnage que fut Gaston Miron, mais on s’agace de le voir sans cesse flanqué de Jean Royer, bien décidé à marquer qu’il est l’égal de celui dont il retrace la vie littéraire – la photographie de couverture en est le symbole voyant. Les « chronologies croisées » qui ferment le volume ne nous laissent d’ailleurs rien ignorer du cursus honorum dudit Royer. Ce « voyage », grâce aux carnets tenus par lui, retrace tous les menus incidents de leur parcours commun, jalonné de voyages à Paris, de rencontres d’éditeurs et d’écrivains français, de contrats à signer, de conférences et de lectures publiques, de cocktails et de dîners dont les menus sont minutieusement détaillés et commentés. Il est parfois question de littérature. À la place de Miron, on aurait essayé de temps en temps de fausser compagnie à cet insistant commensal. Peut-être est-ce pour cela qu’il a décidé de mourir de son côté, en 1996. En rêve, écrit Jean Royer, « je vois Gaston Miron assis au bord de la route avec ses quatre sœurs. Il ne parle pas. Je m’approche de lui. Il semble indifférent. Il ne m’est plus accessible. Je veux lui adresser la parole, mais je dois m’éloigner. Il m’a jeté un regard silencieux. » 

Mouvements littéraires. Francis Claudon, Les Grands Mouvements littéraires européens (Nathan, 2004, 128 p., 8,50 €). Les manuels de littérature comparée disponibles sur le marché se résument souvent à un essai de définition de la discipline et à des conseils méthodologiques, dans une perspective qui n’est guère exaltante. Aussi est-il bon de voir l’un de ces manuels aborder une question de fond susceptible d’intéresser un public non exclusivement estudiantin : celle de la littérature européenne. Fréquemment, on entend les responsables politiques évoquer la nécessité de faire l’Europe de la culture et non pas seulement celle des marchés : à son modeste niveau, cet ouvrage s’y emploie et mériterait à ce titre de figurer dans de nombreuses bibliographies de culture générale, ne fût-ce que parce qu’il a fort peu de concurrents sur son sujet. Outre une chronologie de l’histoire politique, culturelle et littéraire de l’Europe, partant de l’an 3000 avant notre ère (date supposée de la guerre de Troie) pour aller jusqu’à la chute du mur de Berlin en 1989, il propose une présentation diachronique de la littérature européenne, divisée en cinq périodes (Antiquité, Moyen Âge, époque moderne, XIXe et XXe siècles) et entrelardée de courtes digressions détaillées, jusqu’à l’anecdote, sur de grands auteurs et des œuvres phares (Pétrarque, Grimmelshausen, Fielding, Maison de poupée, etc.), dans une alternance entre vision panoramique et analyses microscopiques, laquelle, pour être distrayante, n’en finit pas moins par faire perdre le fil de l’exposé, d’autant que la mise en page assez chaotique n’aide pas à le retrouver. Même si l’ouvrage vaut d’abord par l’étonnante masse d’informations brassée en un si petit volume, il souffre malgré tout des défauts de ses qualités : clair comme un manuel, il est écrit en un style extrêmement relâché, voire carrément fautif, qui sent la transcription de cours brut de décoffrage (que font les éditeurs, qui ont d’ailleurs oublié la table des matières ?). Rapide et précis, il laisse parfois passer une erreur occasionnelle (peut-on sérieusement affirmer, même en citant Richelet à l’appui, qu’« à l’origine on appelle « classique » ce qui est « digne d’être enseigné dans les classes » », et oublier, ce faisant, tout ce qu’a apporté Curtius à notre connaissance des origines de la notion de classicisme ?). Se voulant exhaustif, il opère des choix parfois surprenants (en quoi l’Impressionnisme est-il un mouvement littéraire ? Où est passé le Modernisme, si capital pour le monde anglophone, dont l’absence dans l’exposé fait de Joyce un Surréaliste, ce qui est proprement… surréaliste ? Peut-on réduire la littérature de la seconde moitié du XXe siècle à l’engagement ?). Pédagogique, il prend le parti de la pure diachronicité, mais se prive ipso facto de tout essai de problématisation de la notion même de littérature européenne. La question de la secondarité de l’Europe par rapport à des cultures autres, telle qu’elle a été développée par Rémi Brague, aurait pu permettre d’offrir une véritable définition réflexive de la littérature européenne, en évitant de commencer tout de go l’exposé par la Grèce homérique, alors qu’à proprement parler l’Europe de la littérature ne surgit qu’avec la réception romaine de la littérature grecque. Faute de tels outils conceptuels, l’ouvrage en reste au niveau d’un honnête compendium. Si l’on souhaite une présentation plus problématisée, on continuera de se reporter au manuel de Jean-Louis Backès. 

Musiciens. Myriam Chimènes, Mécènes et musiciens. Du salon au concert à Paris sous la IIIe République (Fayard, 2004, 776 p., 30 €). Ce gros livre très documenté concerne non seulement la musique, mais, plus largement, toute la culture et la société françaises de l’époque 1870-1940. C’est dire qu’il sera précieux pour bien des lecteurs, et pas seulement pour les simples mélomanes. Son propos est d’abord de mettre en relief le rôle joué par le mécénat privé et les salons. À cet égard, on ne s’étonnera pas de constater que les véritables protagonistes en furent des femmes : maîtresses de maison, cantatrices ou grandes dames patronnant concerts et sociétés musicales. Le rôle de l’État était alors, dans ce domaine, nul, ou à peu près – heureusement, dirons-nous ! Myriam Chimènes étudie ainsi en détail certaines « figures dominantes », notamment la trinité formée par trois femmes fort diverses : Marguerite de Saint-Marceaux, la comtesse Greffulhe et la princesse Edmond de Polignac. Si le zèle et la passion musicale de ces grandes dames ne font point de doute, on en voit aussi les limites, grâce à de curieuses anecdotes. Isadora Duncan, ayant dansé chez la comtesse Greffulhe, reçoit de celle-ci, le lendemain, un billet « l’invitant à venir chercher son cachet chez la concierge ». Autre anecdote : après la création chez elle du Retablo de Maese Pedro de Falla, la princesse de Polignac ne jugea pas à propos d’inviter au souper qui suivit les chanteurs ni les musiciens… Preuve qu’on aimait mieux la musique que les musiciens, simples domestiques ? Il est juste d’ajouter que, comme le souligne l’auteur, la musique et l’art en général étaient alors un « véritable signe extérieur de richesse » et que « ce sont donc bien les cachets alléchants qui attirent la plupart des musiciens dans ces salons ». De tels détails font tout le charme et l’intérêt de ce livre, qui puise à des sources peu connues (la correspondance de Szymanowski ou les mémoires de Marguerite Steinheil, par exemple) ou inédites (Journal de Mme de Saint-Marceaux, papiers Greffulhe, etc.). Le travail de recherche et de documentation de l’auteur est considérable. On voit également se dessiner une évolution : de sanctuaire mondain, le salon musical deviendra, grâce à la princesse de Polignac, lieu de création musicale (Satie, Stravinsky, Poulenc, Falla). À noter aussi le rôle non négligeable joué par des personnalités comme Reynaldo Hahn et Gabriel Astruc, ou encore telles anecdotes sur Massenet, qui se révèle comme un homme sympathique, d’humeur souvent farceuse et potachique, tout à l’opposé de sa musique langoureuse (qu’André Suarès qualifiait assez drôlement de « parfumerie interlope »). À lire les programmes reproduits par Myriam Chimènes, on s’aperçoit par ailleurs que la musique baroque, qui fait tant florès de nos jours, était alors souvent jouée dans les salons (Rameau, Lulli) et qu’elle ne subit nullement une éclipse durant toute cette période 1870-1940. Précisons aussi que cette étude ne se limite nullement aux seuls salons, mais qu’elle traite aussi d’autres aspects : la Wagnéromanie, les concerts publics, le rôle de la presse (souvent téléguidée par ces mêmes salons), etc. On y trouvera quantité de précisions sur des personnages parfois oubliés et appartenant aux milieux les plus divers : aristocratie, journalisme, littérature, politique, etc. En lisant tout cela, on ne pourra que regretter qu’il ne se trouve plus guère de mécènes aujourd’hui (à part les fondations) pour animer la vie musicale. Sur ce plan comme sur tant d’autres, on a l’impression que tout un chacun rêve d’être « assisté » et n’attend son salut que de l’État – expectative qui eût bien stupéfié les contemporains d’Elisabeth de Caraman-Chimay, comtesse Greffulhe, fondatrice et présidente de la Société des grandes auditions musicales de France.

OrientsOrients littéraires, mélanges offerts à Jacques Huré, textes réunis par Sophie Basch, André Guyaux et Gilbert Salmon (Champion, 2004, 515 p., 75 €). Si l’on excepte une excursion historique en forêt de Fontainebleau avec Flaubert, un petit tour dans le Moyen Âge d’Aucassin et Nicolette, et une promenade bibliophilique sur les traces de Pierre Loti, les articles qui composent ce recueil offert au comparatiste Jacques Huré ont tous en commun de traiter des deux grands territoires sur lesquels les travaux du dédicataire ont particulièrement porté : l’Orient et Nerval. Ainsi, on s’arrêtera sur le rôle central joué par le Liban dans le Voyage de ce dernier ; on verra comment l’utilisation de la figure de Brisacier installe « la suspension d’incrédulité » chère à Coleridge au cœur de la préface des Filles du Feu, et comment fonctionnent discursivement les noms propres dans ce recueil ; on relira les critiques musicales de l’écrivain avant de se pencher sur les fleurs rouges de l’Inde et leur symbolisme dans son œuvre ; enfin, on écoutera ce que le « drôle d’oiseau » qu’on découvre dans Sylvie peut bien avoir à nous dire. L’Orient, lui aussi, est l’objet de traitements multiformes. Sa réception en Occident peut être suivie sur plusieurs siècles : dans la poésie de la Pléiade ; dans un récit de voyage à Java du XVIIe siècle ; dans l’œuvre du prince de Ligne ; dans le Romantisme français pour le cas particulier de la Hongrie – cette terre aux portes de l’Orient ; enfin, chez Musset, Poe, Baudelaire, Bourget, Loti, Claudel et Tournier. Mais le recueil comporte aussi des aperçus sur des œuvres et des auteurs orientaux : sur le poète iranien contemporain Omid, sur l’écrivain japonais de la première moitié du XXe siècle Nagai Kafû, et sur la Mélusine d’un poème védique. Les paysages d’Orient ne sont pas oubliés, avec une évocation historique d’Alger, une autre de l’Acropole, et l’analyse de la présence turque dans la peinture orientaliste. En résumé, c’est là un grand voyage en littérature dont les lecteurs-voyageurs ne reviendront que rarement « désabusés », contrairement aux écrivains du XIXe siècle évoqués par l’un des articles.

Oulipo. Jacques Bens, De l’Oulipo et de la Chandelle verte (Gallimard, 2004, 432 p., 21 €). Ce n’est certes pas tous les jours que la Maison Gallimard consacre un volume respectable aux œuvres complètes d’un poète – qui plus est, d’un poète qui fut surtout romancier (une vingtaine de titres) et qui refusait de se dire poète. La « note » de François Caradec, à la fin du livre, explique sobrement et sommairement comment entendre ce refus en se fondant sur les mots mêmes de Jacques Bens. Jacques Roubaud, un peu moins rapidement, explique comment la poésie de Jacques Bens est « monomaniaque de la narration de soi » : « versificateur nostalgique et obstiné », la dimension proprement oulipienne de son œuvre ne la résume pas, contrairement à ce que peut laisser croire un titre trompeur. Jacques Bens est certes très présent dans l’histoire de l’Oulipo (et réciproquement) mais, forme qu’il invente ou réinvente, son « sonnet irrationnel », comme le souligne Jacques Roubaud, s’il est « certainement oulipien » est « plutôt un anti-sonnet ; et il n’a rien d’irrationnel ». Autrement dit, on se fourvoierait en ne lisant ces œuvres poétiques qu’à travers le prisme oulipien – outil dangereusement commode pour les constructeurs d’histoire littéraire simplifiée. Les lecteurs qui se soucient peu des théories, des calculs dissimulés et des formules ésotériques pourront apprécier au premier degré – au second, à la rigueur – tel des Onzains incertains :

Insoucieux du jour où faudra greffer mes rides,
Où l’on rabotera le pin de mon cercueil,
Dès qu’Apollon s’étire et cligne un nouvel œil,
J’arrache un papillon sur mon éphéméride.

Je me fous de Cronos, tueur fieffé, mais ris de
Ce sable grelottant qui, préparant mon deuil,
M’emporte au même trot vers votre bon accueil,
Généreux et cruel, selon l’effet « mère Hyde ».

Inutile détail, pour qui bien nous connaît :D’i
ci là, nous flattons, quelque mal gré qu’on ait,
Au pied de nos linceuls, certaine flemme aride.

PaulhanJean Paulhan et les poètes, textes réunis par Claude-Pierre Pérez (Publications de l’Université de Provence, 2004, 199 p., 20 €). Au fur et à mesure que se publient de nouveaux pans de sa correspondance, on découvre à quel point Paulhan fut, pour la plupart des écrivains qui eurent à faire à lui, le véritable « contemporain capital ». Aussi importante qu’ait été la NRf, on s’étonne de l’ascendant pris sur de très beaux esprits et de très grands auteurs par ce personnage que tous décrivent affable, un peu distant, d’une cordialité mesurée et d’une attention toujours aiguë et fidèle. Il y a, bien sûr, toujours un peu d’opportunisme dans les protestations d’amitié, les tentatives de séduction, les appels au secours des uns et des autres – il leur est difficile d’oublier où réside le pouvoir dans le gouvernement fantôme du royaume des Lettres. Mais on ne peut nier qu’il y ait chez Paulhan une vraie sincérité dans l’écoute, une vraie cordialité dans la lecture, un réel souci d’aider, de conseiller les hommes et les œuvres, d’améliorer les unes et de soutenir les autres. Les actes du colloque organisé à Nice en 2003 par Béatrice Bonhomme et Claude-Pierre Pérez, édités aujourd’hui par ce dernier, donnent de tout cela la preuve éclatante. La plupart des communications répondent bien à la commande et font saisir (sans jamais tourner à l’hagiographie, qui serait déplacée avec Paulhan) ce qu’il y a de vif, d’exaltant, de parfois douloureux ou amer dans ces multiples tête-à-tête – car chacun obtient toute l’attention qu’il demande. On sent passer de vraies affections et parfois aussi de vraies brouilles, jamais futiles. Le bref article d’Anne Kimball cerne la manière dont Max Jacob, « insaisissable Protée », se fait un peu moins protéen sous le regard de Paulhan. Florence Davaille, à propos des échanges entre Paulhan et Supervielle, montre qu’il pouvait y avoir un véritable enjeu intellectuel pour l’un comme pour l’autre dans des réflexions qui ne sont pas toujours à sens unique. Il en va de même dans l’article de Brigitte Ouvry-Vial qui expose avec clarté les complexités de la relation personnelle et littéraire entre Paulhan et Michaux. Les Pongiens apprécieront ce que détaille Michel Collot de l’influence de Paulhan sur la fabrique des livres comme sur celle de la figure de l’auteur du Parti Pris des Choses, aujourd’hui installé au pinacle. Les autres articles, d’un égal intérêt, font le tour des relations entre Paulhan et Éluard, Artaud, Joë Bousquet. C’est avec Malcolm de Chazal que les choses se sont le moins bien passées, après de grands moments d’enthousiasme réciproque, et l’article de Christophe Chabbert fait le point sans complaisance sur la folie des grandeurs de Chazal. Françoise Simonet-Tenant étudie le rôle joué par Paulhan dans la publication des œuvres de Catherine Pozzi (seule femme-poète mentionnée – mais le monde littéraire était alors bien peu ouvert aux voix féminines). Bernard Baillaud donne un dossier utile sur les relations (très attentives) de Paulhan avec les poètes belges, malgré ce qu’ils ont pu véhiculer de « chagrin » inhérent à la belgitude. C’est enfin la très chaleureuse relation de Paulhan avec Ungaretti qui se trouve étudiée par Alain Paire, ce qui souligne une fois de plus l’étonnante ampleur du réseau d’amitiés de Paulhan. On imagine ce que pouvait être l’ouverture du courrier du matin, quand tout ce qui écrivait avec talent, parfois avec génie, venait chercher la suite d’une conversation où chacun pouvait être sûr d’être entendu comme s’il était seul. 

Plumes. Dictionnaire des écrivains contemporains de langue française par eux-mêmes, sous la direction de Jérôme Garcin (Mille et une nuits, 2004, 410 p., 24 €). Ce livre, dont la première édition remonte à 1988, reparaît enrichi de maints articles et corrections. Suivant le goût de Martin Luther (« Je serais d’avis que les saints se canonisassent eux-mêmes »), soin est ici laissé aux auteurs de rédiger chacun sa propre notice. C’est dire l’intérêt sans cesse renouvelé de cette lecture. Chacun adopte envers soi un point de vue particulier, dont une mesure est l’écart adopté par rapport à ce qui serait l’« objectivité » d’un dico classique. D’abord les dates de naissance et de mort varient de l’imprécision totale (…-…) à la précision complète (ainsi 1948-2029 pour BHL qui, scoop du siècle, détaille les circonstances précédant son décès). Ces cas suivent le modèle de Michel Tournier (1924-2000), dont la notice, première rédigée, avait été proposée comme exemple par Garcin à ses émules présomptifs. Une nette tendance au centenariat s’observe chez beaucoup de ces défunts anticipés. Un contre-exemple : Frédéric Dard, qui se disait mort en 1983. Autre variable : la dimension de la bio (en nombre de colonnes : chaque page est sur deux colonnes valant chacune une page ordinaire de 2000 signes). La palme revient là à Jean-Pierre Faye, plus grand écrivain contemporain s’il faut l’en croire, lequel s’alloue royalement seize colonnes méticuleuses quand feue Sagan se contente, elle, de six lignes cursives, dont voici les trois dernières : « Sa disparition, après une vie et une œuvre également agréables et bâclées, ne fut un scandale que pour elle-même. » Varie aussi la complétude de la liste des œuvres, qui, en italiques, suit la notice. Avec une demi-colonne, Michel Butor reste très en deçà des quelque mille titres de sa bibliographie ; Max Gallo, lui, nous gratifie de deux colonnes entières. La plupart de ces biblios nous ont paru assez complètes, mais les dates sont peu fiables : souvent la date indiquée est celle de la dernière édition. Varient surtout les angles d’attaque et l’aisance du traitement. De l’auteur qui, suivant le contrat d’écriture, use sans embarras de la troisième personne, à celui qui préfère le simple « je » tel Le Clézio, on vire à celui qui s’avoue inapte à cet exercice d’auto-analyse tel Emmanuel Carrère dont Jérôme Garcin publie la missive où il se défausse. Bien sûr, varient surtout les styles, et c’est là sans doute ce qui instruira le mieux le lecteur qui abordera par sa notice, amorce idoine, quelque auteur inconnu de lui – l’ouvrage étant loin de ne recenser que des vedettes encensées. On aura compris que ce dictionnaire unique en son genre devrait fournir à nos jeunes thésards la matière richissime d’une analyse comparée du sentiment du sujet écrivant chez les littérateurs français de 1950 à nos jours. Nul doute que de prochaines éditions s’amplifieront d’exemples nouveaux et non moins savoureux. 

PongePonge, résolument (ENS Éditions, 2004, 299 p., 33 €). Ce volume, qui réunit les actes d’un colloque organisé en 1999 pour le centenaire de l’auteur de L’Araignée, attire d’emblée par la charge sémantique de son titre. Entre résolution d’une énigme et prise de position réfléchie en faveur de Ponge, il lance l’ouvrage sous le double signe de la critique et du manifeste, comme s’il s’agissait, pour l’École normale supérieure, de plus immédiatement faire école. Un peu retors, Jean-Marie Gleize commence par nuancer cet effet de manifeste quand il explique, en ouverture, que c’est l’œuvre du poète et son impact de « suscitateur » sur « la modernité poétique la plus immédiate » qui seront analysés. Mais cette explication provisoire sera dépassée dans un article intitulé « Écrire contre », dans lequel il insiste, en tant cette fois que poète, sur un devoir de mise en concurrence des courants d’écriture, dont il fait l’un des legs majeurs de Ponge. Ainsi, pratique et explication de la poésie se différenciant difficilement, le volume dessine bien une forme de pongisme en acte, qu’on aborde ces études indéniablement universitaires comme un discours critique (puisque son titre place l’ensemble des lectures qui sont données dans ce collectif sous l’autorité de leur objet), ou comme un texte plus largement littéraire (puisqu’un certain nombre de contributeurs, outre Gleize, sont aussi poètes, de ces poètes d’aujourd’hui donc « suscités » par Ponge). En résumé, donc, on parle ici, résolument, en pongiens, pour Ponge et de Ponge. Or cette circularité pourrait gêner : tout se passe comme si, soucieux de rendre à l’auteur du Pré sa pleine force polémique, gage de (sur)vie active dans le champ contemporain, l’auteur de ce dispositif avait jugé non pas indifférent, mais nécessaire, de mettre en place un argument mi d’autorité et mi pro domo, dans lequel le disciple assure détenir sur l’œuvre un sens plus juste et raffermit sans cesse sa position à mesure qu’il édifie la compétence de son maître. Mais cette stratégie est une forme de « parole soufflée », pour reprendre le concept derridien, car elle souligne, par son occultation même, le paradoxe de tout commentaire qui, parlant pour, parle aussi à la place deet dans la concurrence de l’auteur. Elle a au moins le mérite de ne pas se cacher, et si Gleize veut que Ponge continue à « nuire », c’est par le renouvellement des interprétations portées sur son œuvre, une démarche que ne peuvent que saluer cette fois tous les lecteurs possibles,gleiziens ou non. Retenons quelques interventions dans un ensemble de qualité. Sur la rhétorique pongienne, Jean-Michel Adam propose une synthèse solide (quoique un peu attendue, dans son parcours des cinq étapes classiques de l’inventio à l’actio) ; Elisabeth Cardonne-Arlick étudie, avec beaucoup de finesse, les basculements entre vers et prose ; Jacinthe Martel montre que les procédés de transformation des archives en œuvre ne font pas de ces dernières des traces orientées vers un achèvement, mais un « creuset » où la « préparation heuristique des matériaux » s’étale « en dehors du temps ». André Bellatore analyse la construction du rôle du lecteur, et Philippe Met la théâtralité des textes et des pratiques de Ponge. Au titre des intertextes, Bernard Veck étudie l’héritage horacien, et Sam Di Lorio expose les rapports entre Ponge et Deux ou trois choses que je sais d’elle de Godard. Enfin, traitant de la « connaissance », Didier Alexandre se penche sur le traitement des sources scientifiques ; Lionel Cuillé étudie l’impact particulier du darwinisme sur la réflexion esthétique et politique de Ponge ; et surtout, Christophe Hanna analyse le rôle des « Essais formulatoires et tests objectivants ». Il montre que Ponge organise une double confrontation entre, d’une part, sa conception de son objet et le réel, et, d’autre part, entre ses choix expressifs et le « système-Littré », ce « dictionnaire-institution » qui sert à vérifier leur capacité à faire rayonner dans le poème « certaines potentialités associationnelles ». Christophe Hanna en vient à conclure que Ponge part moins du lieu commun qu’il n’y vise, le texte « mis en orbite » devant se montrer capable de s’agréger à la langue de tous. 

Proust (I). Thierry Laget, Marcel Proust (ADPF-Publications, 2004, 52 p., 13 €). Une introduction à l’univers proustien qui passe à côté de sa valeur satirique et de sa verve comique. Les documents sont cependant utiles, comme la reproduction de « paperoles », qui met en lumière la construction de l’œuvre, et les portraits et dessins de l’écrivain, qui donnent un aperçu de ses multiples facettes. On regrette que le parti pris d’une double couleur typographique – l’une en noir (citations de Proust), l’autre en orangé (analyses de Thierry Laget) – ne soit pas systématique : les nombreux extraits de l’œuvre étant parfois en orangé, ce non-respect de l’alternance amène à s’interroger sur la pertinence dudit parti-pris. Ne sont cités, pour les éditions de La Recherche, que les volumes Gallimard. Reste un ouvrage documenté, qui, replaçant l’entreprise de Proust dans l’histoire littéraire de son temps, peut intéresser ceux qui s’attellent pour la première fois à la lecture de La Recherche. 

Proust (II). Marcel Proust, « Les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus » (La Martinière, Xavier Barral, 2004, 64 p., 3 €). Les répertoires de citations sont rarement prisés des littéraires : décontextualisation, méprises interprétatives et coq-à-l’âne textuels sont les risques inhérents au genre. Ce petit livre n’échappe pas à ces travers mais constitue une mise en bouche agréable pour les non-spécialistes de Proust (son format permet de transporter quelques phrases proustiennes dans sa poche). L’annexe Proust vu par… témoigne d’un choix judicieux, mais on regrette qu’ait été privilégiée une remarque biographique de Julien Gracq. Le renvoi des citations à l’édition Clarac-Ferré ne facilite pas leur remise en contexte, l’édition de Jean-Yves Tadié dans la Pléiade étant désormais la référence la plus répandue. On s’étonne enfin, dans le nécessairement très bref aperçu des études critiques sur Proust, de voir citer Pierre Bayard ou Alain Roger, et non Georges Poulet ou Jean-Pierre Richard, ces derniers ayant au moins l’avantage d’être « lisibles » par tous.

Rimbaud (I). Pierre Brunel, Matthieu Letourneux, Paule-Élise Boudou, Rimbaud (ADPF, 2004, 150 p., s.p.m.). Si ce petit livre élégamment présenté ne porte pas d’indication de prix, c’est qu’il constitue le livret accompagnant une exposition mise sur pied par le ministère des Affaires étrangères et destinée à circuler dans les Centres culturels français. Pierre Brunel, décidément présent sur tous les fronts, s’y colle une fois de plus, pour donner un résumé biographique, tandis que Matthieu Letourneux se charge de reprendre (avec sérieux) la question de la nature du travail poétique de Rimbaud. Paule-Élise Boudou donne l’étude la plus originale en traitant du rapport de Rimbaud à l’image – ce qui s’imposait pour une exposition. De brefs extraits de textes d’Alain Jouffroy, de Salah Stétié et d’Henry Miller font de la figuration. Le cahier iconographique donne à voir une quarantaine de documents déjà connus et la bibliographie offre un choix intelligent de références, précédé d’un commentaire soucieux de désigner les pistes qui restent à explorer. Un cadeau de cent-cinquantième anniversaire : la République lui devait bien ça, à Arthur.

Rimbaud (II). Gérard Orthlieb, Rimbaud, l’éternel retour (AKR, 2004, 172 p., 15 €). « Que ferait Rimbaud s’il vivait aujourd’hui ? » Telle est la question à laquelle s’efforce de répondre l’auteur de ce curieux ouvrage où se côtoient les références à Lacan et à Johnny Hallyday, à Nietzsche et à Beigbeder, « critique averti entre tous » (sic), et qui s’efforce d’imaginer Rimbaud en revenant. Au nom de la métempsycose, on le voit contempler la tombe de Jimmy Hendrix au Père-Lachaise (il doit y avoir confusion avec Jim Morrison), « fumer dans les rave-parties », apprécier Warhol, rencontrer Bourdieu et Viviane Forrester, tomber sur « Gonzague de Saint-Gall » à la Gay Pride, se trouver mêlé à la guerre d’Algérie, etc. Cet essai naïf mais plein de bonne volonté ne fera pas oublier Les Trois Rimbaud de Dominique Noguez, lequel imaginait lui aussi un Rimbaud après Rimbaud, devenu académicien.

RomanciersLes Romanciers français. Lecteurs et spectateurs de l’étranger (1920-1950), textes réunis par Anne-Rachel Hermetet (Université Charles de Gaulle-Lille 3, 2004, 196 p., 17 €). Plusieurs études intéressantes dans ce volume qui publie les actes d’un colloque international organisé en 2002 visant à ébaucher « une carte du goût littéraire » français de l’époque. La variété des articles atteste de la vitalité des recherches qui s’y élaborent. Tandis qu’Anne-Rachel Hermett retrace le rôle fondamental de médiateur intellectuel et littéraire de la NRf de Jacques Rivière, Paul Renard analyse la défiance de L’Action française devant les traductions des romans étrangers, jugés inférieurs aux fictions françaises. D’autres montrent l’émergence de voix nouvelles : celle de Joyce, en particulier, due à Larbaud (Régis Salado) ; de Kafka « lu » par Camus (Robert Kahn), ou de Schnitzler révélé par Louis Gillet (Karl Zieger). La guerre a émoussé la renommée d’anciens auteurs à succès comme D’Annunzio (Peter Ihring) – mais, notons-le, sa résidence la Capponcina, loin d’être un « château », ne fut qu’un manoir sur les collines de Florence, et son Notturno, moins un « journal de guerre » que celui de l’épreuve de sa cécité temporaire, liée à son éternel désir de glorification personnelle. Signalons enfin des articles sur l’accueil relatif fait au théâtre étranger et en particulier aux opéras de Richard Strauss (Patrick Besnier), pourtant soutenus par Romain Rolland.

RomantismeLes Oubliés du Romantisme, sous la direction de Marie-Andrée Beaudet, Luc Bonenfant, Isabelle Daunais (Nota Bene, 2004, 345 p., s.p.m.). Ce volume s’intéresse à la troupe nombreuse de ceux qu’on a coutume, depuis le livre d’Eugène Asse de 1900 et le fameux numéro des Cahiers du Sud de 1949, de placer sous l’étiquette commode des « Petits Romantiques ». Considérant que l’étude de ces écrivains « ne dépend plus des strictes questions d’érudition et de documentations, bien qu’elle les convoque presque toujours », mais qu’elle « repose plutôt sur une réflexion d’ordre épistémologique : pourquoi s’intéresser aux Petits Romantiques et comment les étudier ? », les directeurs de ce volume proposent cette réponse : « Parce que la question de la marge, ou de la marginalité, semble se trouver aux fondements de la posture romantique et qu’elle gagnerait à être abordée du point de vue de l’oubli. » À travers des contributions classées en trois grandes parties (« Étiologie de l’oubli », « Précurseurs et attardés » et « Figures de la marge »), une vingtaine de chercheurs se penchent sur le phénomène de l’oubli littéraire et sur des auteurs peu reconnus tels que Alphonse Rabbe, Maurice de Guérin, George Lemay, Henri de Latouche, Xavier Marmier, Claire de Duras, Joseph-Guillaume Barthe, Lionel Groulx ou Alexis-Vincent-Charles Berbiguier de Terre-Neuve du Thym, ou plus célèbres comme Aloysius Bertrand, Sainte-Beuve, Coleridge, Pétrus Borel ou Nodier. Chose rare, tous les textes sont intéressants, érudits, et dans la majorité des cas, agréables à lire. On signalera particulièrement l’étude de Damien Zanone sur deux nouvelles de Sainte-Beuve perdues à la fin de ses Portraits de femmes, le texte enlevé de Maxime Prévost sur « Le Républicanisme lycanthrope de Pétrus Borel », ou encore l’article de Pierre Popovic sur l’inénarrable Berbiguier. Certaines contributions permettent au lecteur franco-centriste de faire plus ample connaissance avec quelques Romantiques d’expression française ayant sévi hors de nos frontières. C’est le cas, par exemple, de l’étude de Marie-Frédérique Desbiens qui nous fait découvrir Joseph-Guillaume Barthe (« Romantisme et patriotisme au Canada français. Le journal de prison de Joseph-Guillaume Barthe (1839) ») ou de celle de Luc Bonenfant (« Comme un oublié ambitionné… George Lemay et la revendication d’une fondation générique »). Du bon travail. 

Sainte-Beuve. Sainte-Beuve, Panorama de la littérature française de Marguerite de Navarre aux frères Goncourt, sous la direction de Michel Brix avec la collaboration de Jean Vignes, Constance Cagnat et Pierre Malandain (Pochothèque, 2004, 1515 p., 25 €). Les textes de Sainte-Beuve sont « présentés selon l’ordre chronologique de leur publication originale. Le texte suivi est cependant celui de la dernière édition revue par l’auteur ». Et cette dernière édition, il faut l’aller chercher à la fin du volume, alors qu’il eût été logique de la placer en note juste après l’indication de la première publication. Ce parti n’est pas d’une grande rigueur philologique, d’autant qu’on ne nous signale pas les corrections significatives que le critique a pu apporter à son texte initial, plusieurs années après. Panorama : le mot est aux trois quarts juste : il vaut pour les XVIe, XVIIe et XVIIIsiècles et même pour le début du XIXe siècle, siècle dont, on l’a compris, s’est chargé le maître d’œuvre, Michel Brix, dont on connaît la compétence de dix-neuviémiste. Ce Panorama pourrait, devrait donc être placé dans les mains des jeunes gens qui complètent ou qui commencent leurs études de lettres. Sainte-Beuve n’a pas le sens des synthèses ; néanmoins, son intelligence et sa culture sont telles que, porté par lui, on esquisse soi-même l’organisation d’ensemble. Oui, jusqu’à la fin du premier tiers du XIXe siècle, on se trouve ici comme devant une Histoire de la littérature française. Il eût été charitable de ne pas la surcharger des études sur Stendhal et Balzac, c’est-à-dire sur des auteurs qui ont valu à Sainte-Beuve les attaques que l’on sait. Remarquons que Nerval est absent ; il n’est mentionné que trois fois dans une série d’articles sur Théophile Gautier. Il eût été préférable que Baudelaire fût lui aussi oublié. Il a pourtant droit aux pages 1423 à 1428, c’est-à-dire à l’article sur les élections à l’Académie où l’on voit le Kamtchatka et « la folie Baudelaire », ainsi que l’éloge de ce « gentil garçon, fin de langage et tout à fait classique dans les formes »… Cette insulte est suivie de la lettre du 20 juillet 1857 adressée à son « cher ami », son « cher enfant ». Dommage que Michel Brix ne se soit pas souvenu de la note de Sainte-Beuve qu’on lit page 1004 : « en littérature, en art, on n’aime pas d’ordinaire son successeur immédiat, son héritier présomptif » (à propos de Bernardin de Saint-Pierre, qui n’aimait pas Le Génie du christianisme). Quoi ! près de trente pages sur Gautier avant les bribes que l’on vient de signaler, trois articles consacrés à Gautier dans Le Constitutionnel de novembre 1863, une telle étude n’était-elle pas de nature à décourager Baudelaire ? La correspondance entre le poète et le critique s’interrompt entre 1862 et 1865. On est loin du vrai sens de Panorama. On se trouve plutôt devant des morceaux choisis de Sainte-Beuve critique, le plus souvent admirables, tandis que d’autres pourraient être critiqués. Voltaire reste un peu anecdotique. Il y a, à propos de Rousseau, une remarque vraiment malséante : « Rousseau, quelque temps, a été laquais ; on s’en aperçoit à plus d’un endroit de son style. » Diderot : sauf omission nôtre, La Religieuse n’est pas citée. Mérimée, dont Sainte-Beuve est proche, est la victime de l’éditeur. Au moment où Sainte-Beuve allait traiter de l’Essai sur la guerre sociale, coupure due à l’« éditeur », comme beaucoup d’autres ! L’Introduction de Michel Brix est de qualité. La méthode de Sainte-Beuve est bien exposée. Question importante : pourquoi écrit-on ? Dans un ouvrage récent, Wolf Lepenies suggérait que le « mot » du critique était « vengeance ». Pour Michel Brix, ce serait plutôt « consolation », ce qui introduit à une sagesse de Sainte-Beuve. Il peut y avoir un autre mot : « plaisir ». Pourquoi n’écrirait-on pas par plaisir ?

Sand (I)Éric Bordas commente Indiana de George Sand (Folio, 2004, 210 p., s.p.m.). Solide introduction à l’un des chefs-d’œuvre de George Sand, replacé dans l’histoire et considéré comme un « roman de 1830 », auprès de La Peau de Chagrin et du Rouge et le Noir. Parfois point l’ennui des relevés stylistiques qui font penser à la dame aux coquillages des Vacances de M. Hulot : « Oh ! une anaphore ! Et là, une autre anaphore ! » etc. L’introduction invite utilement à la révolte contre le sacro-saint principe d’éditer systématiquement « le dernier texte revu par l’auteur » : Éric Bordas constate que les éditeurs modernes, affirmant clairement la supériorité de l’édition de 1832 sur les suivantes (1833, 1842 et 1861) – se sentent pourtant tenus de publier le texte de 1861, tout en le décriant…

Sand (II). Jean-Claude Sandrier, George Sand : le parti du peuple (A à Z Patrimoine éditions, 2004, 216 p., 17 €) ; Chantal Pommier, George Sand et Colette. Concordances et destinée (Royer, 2004, 284 p., spm) ; Évelyne Morin-Rotureau, George Sand (PEMF, 2004, 60 p., spm). Ces trois volumes n’ont pas seulement en commun leur sujet, George Sand. Ils partagent d’abord une réalisation matérielle désastreuse, soulignant l’absence de véritable éditeur. Cette absence pèse aussi, naturellement, sur le contenu. Passons sur le « roman-document » d’Évelyne Morin-Rotureau, affligeant et laid (ces illustrations criardes !). Député communiste du Cher, Jean-Claude Sandrier souligne de façon rhétorique bien prévisible l’humanisme et la générosité de l’auteur de Lélia (mais son livre est le plus horriblement imprimé : comment ose-t-il remercier son éditeur ?). Le parallèle entre Sand et Colette choisi par Chantal Pommier pouvait être intéressant, mais, outre la mise en page impossible, on va de l’incongru (chapitre VI : « À chacune son Maurice » !) aux banalités accrocheuses (Chapitre VIII : « Amours tumultueuses et lesbianisme »). Triste bilan.

Sand (III). Colette Cosnier, Les Quatre Montagnes de George Sand, suivi de Laura voyage dans le cristal, de George Sand (Guérin, Chamonix, 2004, 238 p., spm) ; George Sand en verve (Horay, 2004, 128 p., 7,50 €). Les bicentenaires attirent Colette Cosnier vers le haut : après avoir célébré en 2002 Hugo et le Mont-Blanc dans la même collection, elle analyse aujourd’hui l’amour de la montagne qu’a toujours manifesté l’auteur de Lélia – une véritable passion, à tous les âges, en toutes saisons : les Pyrénées avec Casimir puis avec Aurélien, les Alpes avec Liszt et Marie d’Agoult, l’Auvergne avec Manceau. Colette Cosnier n’a pas de mal à montrer l’importance de ces enthousiasmes montagnards dans les livres et dans la vie de Sand. Il est symbolique de la voir adhérer en 1874 au Club alpin français au moment de sa fondation par Adolphe Joanne. Elle donne même un article pour l’Annuaire dudit Club – article d’ailleurs bâclé, confesse Colette Cosnier : est-ce pour cela que ces « Souvenirs d’Auvergne » ne sont pas publiés dans ce livre ? On le déplore un peu. En lieu et place, on nous donne à relire un texte moins introuvable (et sans doute meilleur !), Laura, voyage dans le cristal, plusieurs fois réédité et dont la proximité avec le Voyage au centre de la terre contemporain a été soulignée. Dans la petite collection d’ana des éditions Horay, Colette Cosnier publie également un George Sand en verve. Première femme à entrer dans la collection, elle y fait bonne figure entre Che Guevara et les Goncourt, Jarry et Napoléon : propos et aphorismes choisis dans la correspondance et dans un grand nombre de romans dont vous ne connaissez sans doute même pas les titres.

Sand (IV). Claude Dufresne, Appelez-moi George Sand (Michel Lafon, 2004, 416 p., 21 €). Au hasard : « Incorrigible George qui, une fois de plus, assigne les hauteurs de la passion à ce qu’une autre considérerait comme une simple amourette ! Incorrigible George, lancée dans la quête de l’impossible, qui sublime ses sentiments ? Le fameux “tout ou rien” ! Pas de demi-mesures ! » 416 pages à l’avenant, le roman de l’été, assurément. 

Sand (V). Anne-Marie de Brem, George Sand. Un diable de femme (Découvertes Gallimard, 2004, 112 p., 9,90 €). Centenaire aidant, Gallimard ressort ce petit volume très illustré qui permet de parcourir rapidement la vie et l’œuvre de l’auteur de Consuelo. Le style des intertitres n’est pas toujours très inventif : se succèdent ainsi « Alfred de Musset : des amours tumultueuses » et « Venise : un amour qui défraie la chronique ». Heureusement, tout n’est pas de cette eau lagunaire. En appendice, un intéressant entretien avec Georges Lubin sur la correspondance de Sand.

Sand (VI). Pierre Gamarra, Notre amie George Sand : une femme libre (Le Temps des cerises, 2004, 202 p., 15 €). Plus nous irons, plus rares seront les lecteurs à avoir vu George Sand en vie. Pierre Gamarra est de ceux qui ne sont qu’à une poignée de mains d’elle, puisqu’il eut en 1954 la grâce de s’entretenir avec sa petite-fille Aurore (1866-1961). Voilà qui justifie, mieux qu’envers Victor Hugo, précédent invité de Pierre Gamarra dans sa cerisaie, le titre Notre amie George Sand. Sand, Hugo, deux écrivains populaires au meilleur sens du terme – « notion comprise non comme sans noblesse, sans complexité, simplificatrice, mais comme un souci d’entraîner même les plus démunis vers les plus hauts sommets de la réflexion, de la conscience. Idéalisme ? » Notons que le correspondance sandienne compte quelque vingt mille lettres – et non pas deux mille comme le décime la prière d’insérer (deux mille, c’est à peu près le nombre des correspondants). Courte, dense, charmante, sans clichés ni marques d’érudition numérotée, cette biographie à la française se donne pour ce qu’elle est, le simple mémorial d’une familiarité prolongée et attendrie, riche cependant de la plupart des informations propres à rassasier une curiosité normale.

Sand (VII). Sylvie Delaigue-Moins, Avez-vous lu George Sand (Lancosme Multimedia, 2004, 380 p., 23 €). La correspondance de George Sand est un océan de quelque vingt mille pages, dont l’intégrale – enfin presque – publiée chez Garnier par les soins de Georges Lubin, accable tout un rayon de bibliothèque. Ses romans, pas moins. Autant dire que, non, Sand, nous ne l’avons pas lue. Sylvie Delaigue-Moins, prenant pitié de nous, nous propose une anthologie thématique de ce que, parmi ces quintaux de lettres, elle a glané de plus remarquable à son sens. Excellent apéritif, bellement imprimé et joliment illustré de surcroît (quelques photos rarement vues), de nature à orienter les appétits qu’il ouvrira..

Schwob. Bernard de Meyer, Marcel Schwob, conteur de l’imaginaire (Peter Lang, 2004, 174 p., 36,40 €). Les éditions helvétiques Peter Lang ont offert l’opportunité à Bernard de Meyer d’éditer sa thèse, et donc de rendre publiques et disponibles ses recherches sur l’œuvre de Marcel Schwob. Son étude cherche à montrer, à travers une analyse minutieuse et chronologique des récits brefs de cet auteur, « comment la conception même de l’imaginaire, de l’écriture et de la réécriture chez Schwob, imprégnée par la vision décadento-symboliste, sous-tend l’œuvre et annonce sa limite, sa propre mort ». C’est un bon travail universitaire : plan en trois parties, gros effort de documentation, notes de bas de page sérieuses, citations bien utilisées, appendice sous forme de tableaux reprenant l’ordre de publication en revue des contes de Schwob, bibliographie fournie, etc., tout y est. C’est même probablement pour cela que, bien vite, l’ennui survient : prisonnier de la forme et de la grammaire de l’exercice universitaire, l’auteur peine à trouver un style, un souffle qui permettrait à ce laborieux travail de capter l’attention de son lecteur. À réserver à ceux qui travaillent sur la brève production littéraire de l’homme auquel Alfred Jarry a dédié Ubu Roi.

Souvenirs. Jean Fougère, Un grand secret. Souvenirs littéraires (Table ronde, 2004, 149 p., 16 €). Le « grand secret » qu’évoque le titre de ce recueil de souvenirs ne sera pas révélé, ni à l’auteur, ni à nous : il concerne la littérature et ce qui, en elle, touche à l’indicible. Jean Fougère s’en est peut-être approché, mais de moins près que celui qui lui avait promis de le lui dévoiler : Louis-René des Forêts. Cette rencontre de collège, dans les profondeurs provinciales de l’après-Première Guerre mondiale, fut capitale pour Jean Fougère et tout son livre de souvenirs exhale un parfum à la Grand Meaulnes. Quelque chose de mélancolique, de feutré, d’adolescent – mais d’un adolescent d’autrefois, comme disait Mauriac, lequel figure dans ces pages parmi toute une galerie d’écrivains d’une autre époque. L’auteur a l’art du portrait dans la grande tradition : à la fois précis et allusif, une restitution physique attentive (la voix de Mauriac, l’épaisseur de Follain) mais pleine de sous-entendus qui font sentir le personnage autant qu’on le perçoit. Comme chez Proust, les cocktails ou les dîners, avec ce qu’ils ont de superficiel et d’inutile, sont les meilleurs moments où saisir la vérité mêlée à la futilité. Au rebours des autofictions d’aujourd’hui, Jean Fougère s’y peint lui-même, comme Marcel, toujours un peu en retrait, décalé, d’une légitimité un peu douteuse dans un milieu dont de plus grands que lui occupent le centre. Cette humilité peut être une habileté mais aussi bien un jugement réaliste sur sa propre importance littéraire. De fait, nous devons l’avouer avec, à notre tour, une certaine contrition, nous n’avons lu aucun de la vingtaine de livres publiés par Jean Fougère. Peut-être s’y trouve-t-il de ces chefs-d’œuvre inconnus qui feront les délices d’une prochaine génération qui s’indignera de notre aveuglement ? Toujours est-il qu’on pourra commencer par ces souvenirs, pour les portraits et pour les évocations en demi-teinte de la vie littéraire de naguère. Ils ne nous apprennent rien sur les œuvres mais beaucoup sur l’apparence humaine d’un grand nombre d’écrivains d’importance diverse, dont la figure se perd un peu en s’éloignant dans le temps : Paulhan, Drieu, Guillevic, Fargue, Follain, Bérimont, Haedens, Déon, Bazin, bien d’autres. On retiendra surtout deux évocations délibérément symétriques : Des Forêts encore adolescent et plein d’évidentes promesses, Antoine Blondin en plein déclin et promis à la mort. Tout cela dans une langue élégante et limpide, celle de la prose littéraire sortie de la grande veine classique.

SteinlenThéophile Alexandre Steinlen (Fragments, 2004, 192 p., 40 €). Théophile Alexandre Steinlen (né en 1859 à Lausanne) avait quitté la Suisse pour une autre montagne : Montmartre. Il en fut un des illustrateurs les plus emblématiques des années 1900. Son extraordinaire Apothéose des chats de Montmartre, œuvre de 1905, est reproduite magnifiquement en double page. Plusieurs des illustrations – cruelles – que Steinlen donna à L’Assiette au beurre et à L’Endehors figurent dans cet album qui est coédité par le Musée de Payerne et le Musée de Montmartre. Les textes (de Carolyne Krummenacker, Philippe Kaenel et Raphaël Gérard) sont publiés en trois langues (français, anglais et allemand). Quatre préfaces, un tantinet redondantes, signées Jean-Marc Tarrit, Michel Roulin, Gérald Etter et Claude Ghez.

Surréalisme. Gérard Durozoi, Histoire du mouvement surréaliste (Hazan, 2004, 755 p., 49 €). Voici une nouvelle édition de l’ouvrage que Gérard Durozoi consacra en 1997 à l’histoire du mouvement le plus célèbre et le plus durable de notre histoire littéraire. Il couvre, de manière égale, les toutes premières années (1919-1924), les grandes manœuvres des années 20, les combats idéologico-esthétiques des années 30, la crise et l’éclatement des années de guerre, mais aussi – avoir ainsi mis en valeur la continuité historique d’un mouvement qui n’est généralement connu que pour le feu d’artifice qu’il produisit durant l’entre-deux-guerres n’est pas le moindre intérêt de cet ouvrage – les tentatives de relance après la guerre et la survie plurielle du mouvement durant la seconde moitié du siècle. Plus encore qu’en raison de son exhaustivité ou de la clarté du récit et de l’analyse que l’auteur fait des différentes facettes du mouvement, la lecture de cette Histoires’impose par la diversité des reproductions : photos, œuvres d’art ou documents. Particulièrement frappantes sont les incontournables photos de groupe, moment obligé et si fascinant dans ce mouvement littéraire prônant, on le sait, un goût de l’éphémère, un mépris des conventions sociales et un violent refus de l’institutionnalisation, mais si soucieux de se compter, d’immortaliser les instants et de construire, au fur et à mesure des actions collectives, sa propre histoire, attestée dans ces documents qui n’ont d’autre fil conducteur que Breton. À la fulguration des œuvres surréalistes vient ainsi répondre en contrepoint la discipline pleine de componction des innombrables portraits photographiques de groupe : on peut y voir le symbole des contradictions du Surréalisme.

Tailhade. Laurent Tailhade, La « Noire idole ». Étude sur la morphinomanie (La Mercurie, 2004, 54 p., 30 €). Réédition d’un texte paru en 1907 dans le Mercure de France et, la même année, en plaquette (et dont il existe une toute récente réédition : Mille et une nuits, 2001). Curieux choix, car ce n’est pas, tant s’en faut, du grand Tailhade : son « étude », qui reste superficielle, traite avant tout des praticiens qui tentaient de sevrer leurs malades, sans grand succès d’ailleurs, et de leurs méthodes. Rien, dans ces pages, de l’habituel style coruscant et emporté de l’écrivain. Ce dernier ne pouvait toutefois être accusé de traiter d’un sujet dont il ne connaissait rien : la « Pravaz » et la « fée grise » lui étaient familières depuis plus d’une décennie. Le signataire de la préface, Gaël Lagadec, fait remonter la toxicomanie de l’écrivain aux souffrances liées aux blessures reçues lors de l’explosion du restaurant Foyot, à propos duquel l’exégète écrit : « L’attentat du restaurant Foyot reste aujourd’hui bien mystérieux. Ce qui est certain, c’est que Tailhade en gardera les stigmates toute son existence. » Pour sûr qu’il en gardera les stigmates : il y perdit un œil ! Quant au caractère « mystérieux » de l’attentat, si son auteur demeure encore aujourd’hui non identifié, bien des contemporains se dirent que cette explosion survenait à point nommé pour préparer l’opinion – et les sénateurs qui fréquentaient régulièrement le Foyot voisin – à l’adoption d’une nouvelle loi scélérate : celle du 28 juillet 1894 sur la répression des menées anarchistes, dont l’assassinat de Sadi Carnot par Caserio allait précipiter le vote. À vrai dire, la meilleure préface de cette plaquette est sans doute la minutieuse biographie de Tailhade parue voici trois ans (et, hélas, lamentablement salopée par l’éditeur), sous la signature de Gilles Picq – appelé, tout au long de l’« Introduction » de la présente réédition de La « Noire idole », Gilles « Pick ». Ajoutons que quelques notes n’auraient pas été inutiles pour aider les lecteurs à rafraîchir leur culture sur quelques faits marquants de l’époque. Est-il sûr que tous ces lecteurs n’ignorent rien de « l’affaire Schnoebelé » au cours de laquelle on vit, « dans les jardins de l’Elysée, le général Boulanger se faire une piqûre » ? Il n’eût sans doute pas été inutile de rappeler que, le 20 avril 1887, Guillaume Schnaebelé – et non Schnœbelé comme il est ici imprimé –, commissaire de police de Pagny-sur-Moselle, avait rendez-vous à la frontière avec son homologue allemand Gautsch, commissaire d’Ars-sur-Moselle, qui lui avait tendu un piège ; il se fit menotter par des policiers allemands déguisés en ouvriers agricoles et fut emprisonné pour espionnage. Comme les relations entre la France et l’Allemagne étaient à un grand degré de tension, l’incident eut un grand retentissement. Le très populaire « général Revanche », alors ministre de la guerre, proposa au gouvernement – qui n’en fit rien – d’envoyer un ultimatum à l’Allemagne. Le chancelier Bismarck intervint et Schnaebelé fut remis en liberté. Ledit chancelier, prétendait d’ailleurs Tailhade, « ne parlait au Reichstag qu’après s’être injecté une assez forte dose » de morphine…

Télévision. Sophie de Closets, Quand la télévision aimait les écrivains. Lectures pour tous 1953-1968 (De Boeck, 2004, 166 p., s.p.m.). Le titre n’est pas fameux, dont le ton nostalgique fait craindre une préface de Catherine Langeais. Dieu merci, il n’en est rien, et ce livre dans la lignée des travaux de Jean-Noël Jeanenney propose une approche rigoureuse de la grande émission littéraire de la télévision d’avant 68 (les « événements » entraînèrent sa suppression). Ne sont conservées à l’INA que quarante-quatre émissions, soit moins d’un dixième : autrement dit, ce patrimoine est bien menacé de disparition et d’oubli. Sophie de Closets présente d’abord les animateurs, les « deux Pierre », Desgraupes et Dumayet, avant d’analyser le « style » visuel de l’émission, apparu en 1955 avec l’arrivée du réalisateur Jean Prat. Elle étudie la technique des interviews, propre au deux questionneurs, ainsi que les chroniqueurs, Max-Pol Fouchet et Nicole Vedrès. Les deux derniers chapitres sont les moins satisfaisants : l’étude des sommaires et les cas d’espèce retenus (Céline et le Nouveau roman) ne rendent pas justice à l’émission « ordinaire » où les invités les plus fréquents furent Jean Dutourd et Roger Vailland (neuf fois chacun), puis Henri Troyat et Françoise Mallet-Joris. En privilégiant Céline et le Nouveau Roman, l’auteur va vers la facilité du connu, au mépris de son approche objective : qui étaient Roger Ikor et Marc Blancpain, invités six fois chacun ? La réponse eût été intéressante, alors que nous connaissons bien Céline (dont le passage à l’émission en 1967 permit le retour sur la scène littéraire). Cela n’enlève rien à la qualité du livre, très documenté par de nombreux entretiens avec les survivants. Annexes riches. C’est un document important sur le devenir de la littérature entre 1953 et 1968. 

Vallès. Georges Labaloue, Jules Vallès et l’assassinat de Victor Noir, préface de Corinne Saminadayar-Perrin (Société des Écrivains, 2004, 105 p., 15 €). Du travail bien fait, mais du travail ni fait ni à faire : l’auteur s’est livré à un honnête labeur d’historien, revenant méthodiquement sur les événements qui entourèrent l’assassinat du jeune journaliste républicain Victor Noir. Rappelons les faits : à la suite d’une banale polémique de presse, le prince Pierre Bonaparte perdit son sang-froid et tira sur les deux témoins envoyés à son domicile par son adversaire, le journaliste Paschal Grousset. L’un des deux, Victor Noir, ne s’en releva pas. La manifestation qui suivit l’enterrement fut un de ces grands moments de tension que l’histoire aurait pu faire basculer dans la tragédie. Georges Labaloue s’attarde avec efficacité sur ces instants, insistant notamment sur le rôle essentiel de Rochefort. Tandis que le cousin de Badinguet, protégé par un sénatus-consulte taillé sur mesure, s’en tira avec un acquittement pur et simple, Rochefort alla reposer pour six mois ses abattis de marquis décavé sur la paille humide des latomies impériales. En agissant ainsi, le régime ne se donnait aucune chance de survie. La suite le démontra. Il faut cependant attendre les sept dernières pages pour que le titre de l’ouvrage soit justifié. Le parti pris d’établir ce solide dossier d’étude sur l’« Affaire Victor Noir » durant 93 pages et de renvoyer la confrontation avec les passages concernés de L’Insurgé à la fin du volume est un choix curieux. Que dire aussi de cette lettre de Louise Michel publiée en fac-simile au beau milieu du livre, sans aucune indication de provenance, et sans le moindre rapport avec le sujet ! Tout comme cette lettre de Gustave Flourens (adressée à qui ?) du 9 avril 1871 ! C’est dommage, car l’auteur ébauchait ici l’étude de la rivalité entre un Vallès – dont on se doutait qu’il se donnait le beau rôle – et un Rochefort, à qui sa prétendue faiblesse le jour de l’enterrement de Noir fut longtemps reprochée. On conseillera la lecture de ce livre pour le dossier Victor Noir qu’il comporte, mais on préviendra les Vallesiens contre une probable déception. 

Vielé-GriffinCorrespondance Viélé-Griffin–Ghéon, édition établie par Catherine Boschian-Campaner (Champion, 2004, 262 p., 50 €). Décidément, les correspondances se multiplient, mais c’est par morceaux qu’on les distille. Pour Vielé-Griffin ou Ghéon, ont déjà paru uneCorrespondance Vielé-Griffin–Francis Jammes (1966), une Correspondance Vielé-Griffin–André Gide (1986), une Correspondance Ghéon–Gide (1976), une Correspondance Ghéon–Jammes (1988), et n’y mêlons même pas Gabriel Frizeau ou Paul Claudel… Ce que l’on peut surtout déplorer, c’est qu’il n’est pas toujours tenu compte des apports des chercheurs précédents. La seconde question que pose, sans la résoudre, cette nouvelle édition dite critique, est celle-ci : qu’est-il tombé sur la tête de tant de poètes (et de peintres), au tournant des années 1900 pour se convertir soudain au catholicisme et chercher ensuite à faire de l’émulation – pour se faire pardonner des « péchés de jeunesse » ? « Non ! non ! clamait Gide, les Églises et la Foi ont vraiment fait trop de mal. Je ne peux pas rester indifférent, jusqu’au bout je me refuserai à accepter ça ! Il faut détrôner les Églises ! » Ghéon, avant de changer de bord, n’écrivait-il pas lui-même, contre son futur compagnon de route Francis Jammes : « Vous avez lu. Oh ! Ne plaisantons pas : ceci est grave. Il va donc suffire de croire, de s’assurer par sa croyance la collaboration de la divinité pour créer immanquablement un chef-d’œuvre. […] Ah ! qu’on se défie du nouveau mot d’ordre. C’était hier « Politique d’abord » ; voici « Religion d’abord » aujourd’hui. » Ah ! ces anciens faunes devenus des tigres dans l’arène littéraire… 

Vieuchange. Antoine de Meaux, L’Ultime Désert : vie et mort de Michel Vieuchange (Phébus, 2004, 272 p., 19,50 €). Michel Vieuchange est mort à vingt-six ans, à Agadir, en 1930, après avoir réussi à entrer dans Smara, ville du désert marocain où nul blanc n’avait pénétré avant lui. Cette « capitale inconnue des Maures » lui avait été révélée au détour d’un livre de Joseph Kessel. Publiées deux ans après sa mort, sous le titre de Smara, ses notes de voyage préfacées par Claudel connurent un grand succès. Antoine de Meaux s’est interrogé sur la personnalité de ce voyageur brûlé par le désert : sa biographie se déroule sur deux plans, le récit de la vie de Vieuchange alternant avec l’enquête menée pour l’écrire auprès des survivants et sur les lieux mêmes de cette vie, de Nevers au Sahara. Ce qui pourrait être artifice se révèle une utile mise à distance d’un héros trop fascinant et permet une (discrète) réflexion sur la biographie. Seul regret, l’absence d’illustrations, sinon celle, magnifique il est vrai, de la couverture, photographie de Vieuchange au bout de son voyage. 

VillesFlorence par Alexandre Dumas (Magellan, 2004, 90 et 60 p., 6 €). Avec la collection « Heureux qui comme… », l’éditeur nous fait « partager les émotions des premiers écrivains-voyageurs et retrouver les racines d’un monde intemporel ». Pour six euros le volume, cela vaut le coup. Après une préface indigente, on trouve le texte d’un Grand Écrivain en rapport avec un haut lieu de villégiature culturelle, suivi d’une minuscule biographie dudit auteur. Pour Florence, c’est Dumas qui sert de guide touristique, grâce à cette réédition – composée, mise en page, et corrigée par un manchot borgne – des deux premiers chapitres de La Villa Palmieri, texte de 1843 qui fait suite à Une année à Florence (1840). Deux pauvres petits chapitres d’une des plus belles impressions de voyage dumasiennes : c’est un peu court pour partager les émotions d’un des premiers écrivains voyageurs et « retrouver les racines d’un monde intemporel ».

Voyageurs. Cédric Fabre, Écrivains voyageurs (ADPF, 2004, 80 p., 10 €). Robert Louis Stevenson est grand et Michel Le Bris est son prophète. Voilà pourquoi les écrivains-voyageurs forment une église. C’est à la présentation de cette église édifiée sous les remparts de Saint-Malo que se voue avec la ferveur des jeunes prosélytes cet opuscule hésitant souvent entre catéchisme portatif et vie de saints laïcs. Chaque section de la plaquette nous administre, en effet, la petite leçon de vie que vient illustrer, citations ou paroles rapportées à l’appui, l’œuvre-vie forcément exemplaire de tel ou tel membre de l’ecclésiale assemblée. À René Caillé revient ainsi la défroque ensanglantée du martyr tandis que s’avancent d’un pas noble et mesuré les docteurs et les théologiens – Jacques Lacarrière, Jean-Pierre Sicre et Michel Le Bris. Il y a là le frère Loti et la mère Maillard (mais où est passée la sœur Eberhardt ?). Devant un mur d’icônes où sont représentés saint Kessel, saint Cendrars et (bien sûr) saint Le Bris, on trouve aussi des reliques : une photographie de la topolino de Nicolas Bouvier et, mieux que le suaire de Turin, la « couverture du premier des cahiers du journal d’Athos tenu par Jacques Lacarrière de 1950 à 1953 » (sic). Mystiques d’un genre nouveau, les écrivains voyageurs ont donc choisi de chercher dans la confrontation virile avec le monde une vérité qui sauvera les hommes. Grâce leur soit rendue. 

Yourcenar. Carole Allamand, Marguerite Yourcenar : une écriture en mal de mère (Imago, 2004, 196 p., 21 €). L’essai plein de finesse et d’intelligence critique que propose Carole Allamand fera sans doute beaucoup colloquer chez les Yourcenariens – ou plutôt chez les Yourcenariennes, puisque très nombreuses sont les femmes qui écrivent sur Mme de Crayencour. Elles se sentiront d’autant plus interpellées que l’auteure (soyons prudent : elle exerce dans un milieu universitaire américain marqué par le féminisme et les cultural studies) traite – nous simplifions – du refoulement, chez Yourcenar, de la mère, de la maternité et d’une certaine féminité. Elle montre, en lisant de près plusieurs des romans, à quel point ces refus relèvent d’une stratégie systématique destinée à occulter un secret : un rapport compliqué à la mère morte en couches. Le dernier chapitre met en évidence très efficacement la manière dont la multiplication des préfaces, etc., produit une machinerie destinée, en quelque sorte, à interdire la lecture des œuvres (et de ce qu’elles dissimulent) au prétexte d’en faciliter l’accès. Ceux qui bâillent à la lecture de Yourcenar parce qu’ils trouvent son style d’un ennui profond s’expliqueront mieux les raisons, en effet profondes, peut-être, de cette platitude recherchée. Bibliographie et index. 

Zola (I). Émile Zola, Écrits sur le roman, anthologie établie, présentée et annotée par Henri Mitterrand (LGF, 2004, 351 p., 6,95 €). À tous les lycéens, étudiants, chercheurs, amateurs, littérateurs, qui, pour enrichir un devoir d’une citation adéquate, étayer une démonstration, illustrer un propos, nourrir une réflexion sur le genre romanesque, devaient se débattre avec l’impressionnante masse volumique des œuvres complètes de Zola afin d’exhumer, de la somme disparate des textes critiques et théoriques sur le roman écrits par le père Émile, de quoi apporter de l’eau à leur moulin, Henri Mitterand vient de donner un coup de main salutaire et inespéré. Introduite par une préface qui décrit les mouvements de la pensée théorique romanesque de Zola, le livre se présente comme un choix des articles les plus pertinents du romancier sur son travail et celui de ses confrères, classés chronologiquement selon trois parties circonscrivant trois époques : « La formation d’une esthétique (1863-1870) », « La doctrine naturaliste (1875-1881) » et « Après le Naturalisme. Une ouverture plus grande sur l’humanité (1885-1896) ». À cela s’ajoutent une chronologie et une bibliographie, un index des noms, un autre des notions, et une table des matières qui rendent le tout praticable. Avec cette anthologie des écrits zoliens sur le roman, la pensée naturaliste tient à présent dans la poche et ne tombe plus des mains. Merci qui ? Merci Henri. 

Zola (II)Zola explorateur des marges, sous la direction de Véronique Cnockaert (Presses de l’Université de Montréal, 2004, 132 p., 10 €). En fait de marges, c’est surtout à un décentrement critique que convie cette livraison, à la recherche d’aspects, de points de vue, voire de méthodes inusités pour aborder un auteur surexposé. Unifié par un concept davantage que par une démarche, le volume propose des textes assez disparates. Certains auteurs se concentrent sur la notion de marge, comme Colette Becker, qui parcourt le roman liminaire du cycle pour souligner le rôle moteur de la marginalité (psychologique, sociale, symbolique) dans la mise en place du dispositif des lignées des Rougon-Macquart. C’est aussi le cas de Jean-Pierre Leduc-Adine, auteur d’une réflexion sur Germinal comme roman de l’espace, des jeux de seuil, du principe du liminaire même. On pouvait aussi proposer un Zola marginal par rapport à ce qui fait son image coutumière, ou proposer une manière marginale de la considérer : en référence aux travaux de Ferdinand Chastenet, auteur d’un dictionnaire biographique des Rougon-Macquart (1901), reconstituant d’une certaine façon les fiches détruites à la fin du Docteur Pascal, Alain Pagès propose ainsi un dictionnaire abrégé, en 300 entrées, des actants zoliens, de Abbé à Zingueur en passant par Dévot et Hystérique. Véronique Cnockaert, maître d’œuvre du recueil, donne une réflexion sur la beauté zolienne, empruntant au marbre de l’idéal et au chiffonné de l’atelier – ou de la vie. Il est difficile en revanche de voir ce qui relève des marges dans la représentation du peuple et de la femme, question centrale et rebattue sur laquelle revient Jacques Pelletier sans vraiment se démarquer de la doxa issue de Lukács, ni dégager la singularité de son auteur dans la doxa de l’époque cette fois. S’il était intéressant, en effet, de proposer un Zola marginal, c’est évidemment du fait de sa trop grande centralité, qui le rend évident, donc invisible. À cet égard, il était pertinent de donner le texte du célèbre hommage que consacre Céline à Zola en 1933 à Médan, mais il aurait pu faire l’objet d’un article moins rapide que la note proposée par Martine Léonard. Enfin, le pas de côté qui ouvrira un angle neuf, révélant une facette inconnue, est une démarche saine, surtout lorsqu’on pratique la monoculture littéraire ; paradoxalement, les auteurs n’ont pas toujours accepté pour eux-mêmes cette logique, de là l’impression décevante que les grands noms de la critique française ne se mettent point trop en frais lorsqu’il s’agit de donner quelque texte à des publications marginales puisque géographiquement périphériques. Ajoutons que le lecteur aventureux décidément pourra aller chercher le décentrement jusque dans le Siècle des Lumières et lire le texte séduisant que May Spangler consacre à l’hermaphrodisme monstrueux de Diderot. 

Zola (III). Catherine Dousteyssier-Khoze, Zola et la littérature naturaliste en parodies (Eurédit, 2004, 307 p., 70 €). L’auteur étudie les différentes formes de parodies suscitées par la littérature naturaliste en général et par les romans de Zola en particulier à la fin du XIXe siècle. Triple tâche consistant à collationner et exhumer une production généralement fugitive qui a sombré dans les oubliettes de la petite histoire littéraire, à théoriser les diverses pratiques parodiques, à proposer enfin des analyses concrètes fondées sur les lectures du corpus ressuscité. L’auteur distingue parodies de réception et autoparodies du Naturalisme. La première catégorie, externe, est constituée de textes narratifs généralement courts – contes, nouvelles, prétendus extraits d’œuvres naturalistes publiés dans la presse comique illustrée de l’époque, « poèmes », créations scéniques cherchant souvent à vivre en parasites sur le succès de scandale de l’œuvre originale (pantomimes, vaudevilles, opérettes, etc.), chansons, caricatures – qui offrent une image particulièrement intéressante à observer de la réception contemporaine du Naturalisme. Les attaques contre des sujets jugés bas voire orduriers, un langage argotique, des personnages veules, ne constituent pas véritablement une révélation critique, certes, mais on prend intérêt à retrouver ces jugements connus à partir de documents qui le sont, eux, beaucoup moins. La deuxième catégorie, interne, repose sur certains textes de la seconde génération naturaliste que l’auteur considère comme une véritable « cinquième colonne » minant de l’intérieur un genre désormais exténué et en quête de renouvellement. Les « autoparodistes » – Paul Adam, Paul Bonnetain, Henri Céard, Henri Fèvre et Louis Desprez, Léon Hennique, Huysmans, Paul Margueritte, Octave Mirbeau, J.H. Rosny, mais aussi Gabriel Thyébaut, « le type de l’écrivain qui n’écrit pas » selon Remy (et non Rémy !) de Gourmont – subvertissent de l’intérieur les dogmes de l’école et donnent souvent l’impression de se pasticher eux-mêmes. Les incontournables considérations poéticiennes contenues dans ce travail, qui est sans doute une thèse à l’origine, retiendront peut-être moins l’attention que les nombreuses citations de documents rares et souvent plaisants. Catherine Dousteyssier-Khose annonce une anthologie de textes parodiques qu’elle prépare avec Daniel Compère. Excellente idée. On ne saurait sans injustice reprocher à l’auteur le prix pharaonique qui figure sur la quatrième de couverture du présent volume. Espérons simplement que son anthologie sera proposée à un prix plus abordable et qui lui permettra d’être acquise par un public plus nombreux.

 

[Matthias Alaguillaume, Patrick Besnier, Claudine Brécourt-Villars, François Caradec, Stéphanie Dord-Crouslé, Véronique Dominguez, Johann Faerber, Jean-Pierre Goldenstein, Jean-Paul Goujon, Jean-Philippe Guichon, Jean-Louis Jeannelle, Jean-Jacques Lefrère, Muriel Louâpre, Hugues Marchal, William Marx, Frédéric Maurin, Robert Mélançon, Jean-Paul Morel, Claude Mouchard, Jacques Noizet, Michaël Pakenham, Claude Pichois, Gilles Picq, Michel Pierssens, Florence Playe, Yannick Portebois, Henri Scepi, Anne Simon, Sarah Vajda, Eric Walbecq, etc.]