Livres reçus
Avant-gardes. Les Mythes des avant-gardes, études rassemblées et présentées par Véronique Léonard-Roques et Jean-Christophe Valtat (Presses universitaires Blaise-Pascal, 2003, 520 p., 33 €). Il est de ces ouvrages qui n’entendent pas le monde, qui cherchent à le comprendre mais qui, imaginant que la littérature n’est qu’elle-même et un improbable dedans, restent sourds à la rumeur qui bat les temps présents et les tempes de ses contemporains, une rumeur qui, les grondant, les exclut. Les Mythes des avant-gardes est de ces ouvrages qui ne captent pas le sens de l’histoire, nécessaires et presque vains, qui préfèrent l’éparpillement essentiel de l’anecdote au goût majeur de l’histoire, qui démissionnent de plein gré d’une ambition totalisatrice pour se réfugier dans la triste et salutaire fragmentation du lacunaire qui ne peut prétendre qu’à régner sur des restes. Actes d’un colloque, ces réflexions sur les mythes avant-gardistes livrent à un sentiment mêlé et indémêlable de tentative forcenée de s’approcher d’un objet en le manquant systématiquement. Mais comment exclure une saisie paradoxale de cet ouvrage quand lui-même œuvre sous le jour du paradoxe des mythes et des avant-gardes s’allumant « de leurs feux réciproques » ? Dans une brève introduction, les auteurs insistent sur l’oxymore de leurs orientations : « Le traitement des mythes dans les avant-gardes porte donc l’empreinte des tensions mêmes de différents mouvements qui oscillent entre rupture et fondation, éloge du progrès et aspirations primitivistes, négations et réhabilitations. » Autant de simplicités et de naïvetés clichéiques étonnent. On n’est pas loin de Retour vers le futur ou d’un raisonnement qui ferait passer Spielberg pour Heidegger. Suit la présentation de l’organisation du plan divisé en sept parties où la même mièvrerie appliquée perce (« 1. Ambivalences. Le rapport du mythe aux avant-gardes se caractérise par toute une série d’ambivalences. […] 2. Pensées sauvages. Cette ambivalence trouve fréquemment sa solution dans l’accent placé sur la nature destructrice […] 3. Langages de l’âge d’or. […] 4. Mythes et mécanisations [qui parlent d’eux-mêmes, suivis de] 5. Disséminations, fragmentations, hybridations. […] 6. Incarnations. […] 7. Au-delà des avant-gardes »). En dépit de ces réserves, la première partie se révèle brillante, s’agissant notamment de l‘article liminaire de Wolfgang Asholt (« L’avant-garde, le dernier mythe de l’histoire littéraire ? ») qui pose, peut-être mieux que les organisateurs eux-mêmes, les enjeux du colloque. L’auteur livre une réflexion en balayant l’ensemble des questions relatives à l’avant-garde et au mythe, notions qu’il dialectise avec finesse dans une lecture rétrospective du XXe siècle. Même si Wolfgang Asholt ne fournit que des indices trop cursifs d’un lecture politique de l’Histoire de ces avant-gardes que les articles de Lionel Ruffel développent avec plus de force, son texte programmatique se révèle être un texte de clôture qui épuise toutes les pistes. Retour vers le futur paraît céder la place à une suite deTerminator. Cette impression se confirme à la lecture de l’article de Jean Bessière sur la représentation temporelle dans The Waste Land de T.S. Eliot. Malgré son évident souci d’expliquer et de commenter le poème, le comparatiste adresse une véritable question à l’écriture critique : peut-on éclaircir le sens d’un texte au travers d’une écriture obscure qui renvoie Guyotat à un avorton digne de la bibliothèque verte ? Ou, pour reprendre ce que Woody Allen, dans Meurtre mystérieux à Manhattan, glisse à Angelica Hustonvenue discuter de son manuscrit, l’article de Jean Bessière ferait passer Finnegans Wake de Joyce pour un roman de gare en confondant sciemment illisible et non-lisible. Que comprendre d’une phrase telle que « Dans la fiction de l’actualisation symbolique du mythe, bien que les croyances que porte le mythe ne soient pas tenues pour pertinentes au moment de leur actualisation, cet usage du mythe retrouve une des fonctions que le mythe possédait au temps de sa reconnaissance plénière » ? Nous voilà au cœur d’une terre dévastée par une intelligence qui ne cède de s’excéder elle-même et d’excéder son lecteur… Suit un article de Jean-Christophe Valtat sur Benjamin et McLuhan comme théoriciens de l’avant-garde entre mythe et montage, réalisant un rapprochement digne d’un parapluie et d’une machine à coudre. Il est toujours quelque peu gênant de réfléchir, à partir exclusivement de travaux théoriques, au jeu des hétérochronies dans les avant-gardes en restant soi-même à la traîne des conceptualisations traitant du sujet. Plutôt que de placer à nouveau ce terme si vain, si contemporain et si comptant-pour-rien d’« hybridation », pourquoi ne jamais évoquer les travaux indispensables en la matière de Jacques Rancière sur le régime esthétique des arts, qui auraient permis de résoudre l’ensemble de ces interrogations oiseuses sur les « rétrovisions » ? On lira avec attention les interventions d’Olivier Sécardin, qui fait une lecture habile de l’hybridation chez Mallarmé, de Sandrine Bazile sur le mythe de la femme-mécanique ou encore le texte de Valéry Hugotte « Les mots des mythes et les myrtes des morts ». Barthes se plaignait, dans ses derniers jours, que l’ennui était devenu son irrésistible hystérie. Entrer dans la lecture du pesant volume Les Mythes des avant-gardes permettrait de revivre les sentiments ultimes de l’auteur du Plaisir du texte dans toutes leurs vertus déprimantes. On n’en attendait finalement pas tant, on n’en demandait surtout pas tant.
Barthes. Bernard Comment, Roland Barthes, vers le neutre (Bourgois, 2003, 336 p., 23 ¤). Deuxième édition, augmentée d’un court avant-propos, d’un livre qui a fait date dans les études barthésiennes, cet essai en forme de centon (qui veut être, comme le Saint-Genet de Sartre, une « préface ») garde l’accent mélancolique d’un deuil encore frais : celui que l’auteur continue de faire de Barthes, et celui que Barthes avait fait d’une carrière d’écrivain. Un ouvrage tout en sourdine, donc, qui cède souvent la place à celui qu’il commente — un bon tiers du livre consiste en citations — et se tient à bonne distance de son objet : ni mimétique, ni académique, juste ce qu’il faut d’affect et de rigueur. Les idées s’en sont-elles, en une douzaine d’années, émoussées, ou plutôt répandues ? La lecture ici proposée correspond bien, en tout cas, au visage actuel de Barthes. Le propos est net : la notion de « Neutre » sert de fil conducteur à un parcours qui commence avec la sémiologie et se déploie, au long d’un chapelet de citations heureuses, vers l’esthétique, la politique, et l’éthique. Le Neutre désigne toutes les formes de déprises, de tentatives pour échapper aux obligations du Discours. Choisi a posteriori comme motif organisateur par un critique qui explique avoir travaillé, comme Barthes, par fiches, le Neutre a eu pour lui un effet de révélation. Bernard Comment en déploie brillamment toutes les figures, il détaille les tactiques de Barthes pour s’exempter du sens, de l’arrêt, de la maîtrise : les mythologies, la méfiance à l’égard du symbolique, les soupçons portés sur le langage, l’antithèse, le voyage, le fantasme de fusion (extase, épiphanies, fables mystiques), la voix, l’incident, l’instant, la photographie (comme fantasme d’un rapport immédiat au réel), le fragment bien sûr, et à sa suite le haïku, puis le journal, le romanesque, la subversion, l’atopie, la distance, toutes les formes éthiques de pacification, le démodé… Ce sont les formes littéraires du Neutre, fragment, haïku, journal, romanesque (toujours protégées par un dispositif de commentaire, précise Bernard Comment), qui inspirent au critique ses meilleures pages ; ainsi, le haïku est à la fois célébré et soupçonné : cette forme, explique-t-il, vient « concrétiser en quelque sorte, l’horizon du fantasme. [… ] Erigé en modèle, le haïku servira aussi à comprendre la nature de certains ratages ») ; la réflexion sur le journal donne lieu à une analyse sur la coopération à distance entre Barthes diariste et Eric Marty théoricien, pour Gide, du journal, chacun prêtant son rêve à l’autre, ou chargeant l’autre de l’accomplir. La reparution aurait pu être l’occasion d’une harmonisation des citations grâce aux deux éditions données par Eric Marty au Seuil, mais surtout d’une reprise à nouveaux frais du commentaire à partir des deux cours disponibles en 2002 : « Le Neutre », justement, et « Comment vivre ensemble ». Bernard Comment les connaît et les cite à de rares reprises, mais, à distance, le projet de son essai semble tant coller à ces derniers textes qu’il aurait pu être replacé sous leur signe, qui est aussi biographique. À ce titre, le propos inaugural sur « l’unité » de Barthes ne convainc pas : l’appel à une « cohérence fugitive et… paradoxale » prend l’allure d’un tourniquet, et ce sont d’évidence les derniers textes qui sont les plus sollicités, les plus évidemment hantés et les mieux éclairés par ce « Neutre ». C’est même le tout dernier cours, « La Préparation au roman », qui tient implicitement l’ensemble l’édifice, car le nom le plus simple de ce Neutre est, pour Barthes mais sans doute aussi pour Bernard Comment, le désir de roman. L’auteur laisse d’ailleurs entendre, dans son avant-propos, que ce dernier cours est à ses yeux la pierre d’angle du parcours barthésien et peut-être le vrai sujet de son essai. Cette question du roman est devenu un passage obligé de la critique barthésienne, mais elle ne l’était pas en 1991, et il revient à Bernard Comment d’avoir, le premier, su reprendre toute l’œuvre par ce biais. Le déjà-vu (ou le déjà-lu) tient à l’aspect blanchotien de la notion de Neutre : « la question est celle de toute une littérature qui s’interroge et écrit pour savoir si elle peut, si elle doit écrire », « la difficulté essentielle ou l’aporie de l’entreprise que j’essaie de reconstruire, tient à ce qu’elle prétend réfuter ou absenter le langage dans et par le langage ». Ce Barthes blanc, éternellement prospectif, reste enfermé en lui-même et, dans ces nombreuses citations, il se piège et s’auto-allégorise. Cependant, les renvois à Bataille l’ensauvagent, et les quelques références faites à la phénoménologie le replacent dans une histoire de la pensée beaucoup plus large. Mais, surtout, l’avant-propos de cette réédition formule une idée neuve et déplace l’ensemble du débat vers la politique — terrain négligé par les lectures actuelles de Barthes, question où l’intégrité de l’auteur risque de s’effriter, mais que l’édition d’Eric Marty invitait déjà à reprendre : tout l’aspect disons prétéritif, désengagé de la position de Barthes, est reconduit par Bernard Comment à la biographie, en une proposition frappante qui souligne le malaise historique dans lequel s’est trouvé le jeune Barthes, lequel a passé toutes les années de guerre au sanatorium : comment, « si attentif à l’historicité, a-t-il éprouvé le fait de vivre la période de la guerre, de l’Occupation, de la Résistance, dans l’éloignement relatif, et dans une presque parenthèse de sa propre vie ? » — absence ou retraite prématurées et fondatrices qui pourraient éclairer le fantasme d’atopie qui a habité toute cette vie intellectuelle.
Baudelaire. Cosimo Trono, L’Or du diable. Baudelaire et Caroline Dufays (L’Harmattan, 2003, 144 p., 13 €). « J’ai écrit avec Baudelaire, pas sur Baudelaire. Comme Freud écrivait avec Sophocle, Shakespeare, Goethe. » Ambition noble, saluons qui vise haut. « Et Lacan — dont Mallarmé lui insufflait un style nouveau dans la discipline aride de la psychiatrie de son temps — écrivait avec les Surréalistes. » Pourquoi, d’emblée, ligne 2, un si tonnant solécisme ? Pour éviter la banalité d’un « à qui Mallarmé insuffla » ? Pour tirer l’oreille non flottante des maniaques de la syntaxe, les heurter de front afin qu’ils ferment le livre ? Pour accorder sa psychanalyse au tour hardi de la chanson C’est à l’amour auquel je pense ? Pour marquer d’amertume la solitude du publiciste de fond, même pas flanqué aujourd’hui d’une épouse ou d’un frère assez intéressé à ses écrits pour l’aider à en amender les couacs ? Pour rassurer ceux qui, craignant de Lacan le style naguère « nouveau en psychiatrie », découvrent ici que la syntaxe alambiquée, contagieuse, du grand Jacques ne va pas, sous la plume d’un émule de plus, fatiguer céans leurs méninges ? Ou pour quelque autre raison moins claire ? Un auteur dispose d’artifices variés pour chasser, dès l’avant-propos, le lecteur intrus ; moyen négatif, mais éprouvé, de sélectionner son lecteur propre. Ouïe sur France-Culture avec l’accent italien adapté, cette étrangeté ne ferait point ciller l’auditeur, radieux au contraire d’entendre un savant transalpin appliquer aux prémisses de Kant avec Sade un français intelligible. C’est de voir cela écrit qui, çà et là, trouble. De Lacan est ici retenu, non le phrasé, mais le goût des brisures du signifiant. Cela donne : Les Fleurs du Sale, les Fleurs du Ma(terne)l, le Bord’Elle et le Bord’El(le)… ou, bien mieux :
Je veux m’ANÉANTIr dANs Ta GORGe prOfONdE
ANÉANTI… AN… T… GO..G… O.ON.E
ANTI……….GO……….NE
GORG…..ON.E
Et trouver sur ton sein la fraîcheur des tombeaux !
En tout cas la thèse d’une ouverture grinçante (comme d’une porte mal huilée) paraît confirmée par la suite, où la syntaxe s’améliore. L’étude, instructive (bien des choses sur l’ordure, les bijoux), peut plaire aux lecteurs qui ont à la fois les Fleurs en mains et des problèmes avec la famille aujourd’hui dans tous ses états, comme titre une autre Caroline, Madame Eliacheff. Or pourquoi tarabuster Baudelaire et pas un autre poète ? Cosimo Trono se pose la question, sans y répondre. Serait-ce pas simplement qu’une dérive telle consacrée à Charles Guérin, à Saint-Paul-Roux ou à Saint-John-Perse aurait moins d’impact sur les lycéens, à qui Baudelaire s’impose désormais, devant Hugo, devant Rimbaud, devant tous les autres, en tant que poète incontournable de son siècle ? Et parce qu’unRaoul Ponchon et sa Maman trouverait difficilement éditeur cet an-ci. Au reste, la matière manque, ces poètes n’ayant point donné lieu à une biographie abondante et riche en faits comme celle de Claude Pichois. En tout cas, l’auteur ne semble nourrir nul ressentiment sartrien envers son sujet et sa thèse : que Baudelaire, fils tôt sans père mais muni d’une mère toujours là, n’eut qu’un amour, Elle, Caroline du Failli, femme prégnante à lui survivre, amour impossible teignant de noir et d’inceste la figure totale de la Femme, salie, par prudence et crainte du péché, en presque toutes ses incarnations depuis la rôdeuse plainte et comprise hélant aux carrefours, jusqu’à l’homme de lettres George Sand injuriée de vache et de latrine, en passant par toutes les transitions épisodiques, Présidente ou pas, que le lecteur voudra. Cette thèse, pour n’être pas originale, n’en trouve pas moins ici des accents nouveaux et convaincants, à ouïr, parfois, dans les passages tel le précité, avec les accents oraux d’un Henri Van Lier ; du moins pour ceux qui, se sentant touchés par cette problématique, vont interrogeant pour leur compte personnel ce qui d’atavique ou d’avarié tare leur histoire familiale occulte et prolonge leurs gestes et leur sursauts d’une ombre fuyarde, fantôme agaçant, vampire. Fiction que tout cela ! sous-titre Cosimo Trono. Nous n’en sommes plus à l’Edgar Poe de Marie Bonaparte, qui eût, quant à elle, peu prisé l’identité risquée par son détesté Lacan :Psychanalyse = Science-fiction. Lacan en a dit de plus vertes ? Certes. Dans ce livre court, dense, structuré, riche en faits et en perspectives (et bravo pour l’index des gens et des personnages littéraires, mythologiques, religieux), les Baudelairiens adolescents trouveront du grain à moudre pour leurs dissertations, tant sur le plan du sens que des connexions verbales. L’auteur est-il arrivé au port, et au bon ? Autre question, dont je ne décide pas. Mais le diable lui pardonnera, car il aura bien navigué ! À propos, on ne relève pas que l’auteur exploite ce fait, peu mis en valeur d’ailleurs, que Baudelaire était arrière-petit-fils de Dieu : par son père, dont une grand-mère avait épousé Dieu, Nicolas, né vers 1685.
Éloquence. L’Art de parler. Anthologie de manuels d’éloquence, choix et présentation par Philippe-J. Salazar (Klincksieck, 2003, 361 p., 21 €). Il y a eu dans les années 60, sous l’impulsion de Roland Barthes et de la nouvelle critique, un regain d’intérêt pour la rhétorique, son histoire, ses formes et ses stratégies. Il s’agissait alors, non pas tant de réhabiliter une discipline ancienne, retirée des programmes scolaires en France depuis 1902, que de puiser, dans une pratique du discours extrêmement codée, des règles et des figures susceptibles d’être élevées au rang de matrices génératrices des textes littéraires. La rhétorique était alors conçue comme un modèle théorique et comme une grille d’intelligibilité de la littérature. L’anthologie procurée par Philippe-J. Salazar poursuit une tout autre ambition ; elle vise à redisposer, selon un axe chronologique allant de la fondation de la rhétorique en Grèce jusqu’aux années 1930, les grands moments de l’art de parler ou art oratoire afin d’en expliciter les raisons politiques, éthiques, anthropologiques et, accessoirement, esthétiques. Le choix des extraits retenus circonscrit un cadre et délimite un domaine d’où est exclue la rhétorique des figures ou rhétorique taxonomique, au profit presque exclusif d’une éloquence définie comme technique d’argumentation et de persuasion. Autrement dit, l’orientation de l’ouvrage, en privilégiant la dimension politique de l’art oratoire, s’attache à éclairer, et à historiciser, les conflits d’intérêt que l’éloquence a pu susciter ou cristalliser au sein des sociétés où la parole maîtrisée constitue un véritable pouvoir. De fait, dès sa fondation, la rhétorique est soumise à un effort de rationalisation qui n’est autre qu’une manière d’assujettir l’art de parler à l’art de raisonner. Le débat ouvert par Platon dans le Gorgias témoigne de cette tendance : il importe de rejeter un discours qui ne serait qu’une technique de persuasion comptable d’une gamme d’effets par essence relatifs et trompeurs, au profit d’une dialectique visant à l’invention d’une vérité absolue par le moyen de raisons logiquement enchaînées. Le problème n’est pas simplement philosophique : il concerne la vie de la cité et les fondements mêmes de l’activité politique. Avec Aristote, la rhétorique acquiert un statut qu’on pourrait dire épistémologique ; elle se soustrait au domaine de la polémique pour s’ordonner en une théorie de l’argumentation déterminée par des règles strictes et des registres fixes. L’Antiquité poursuit sur la voie d’une définition qui reconnaît à l’art oratoire une efficacité d’autant plus accrue qu’elle sera à la fois fondée sur des méthodes ou des recettes éprouvées, et soumise à une échelle de degrés. À chaque sujet, en somme, correspond un style, à chaque registre un ton. Si le sublime est loué, il n’est cependant pas érigé en dogme, tant s’en faut. Ainsi Quintilien, dans son Institution oratoire, fait-il l’éloge de la mesure tout en affirmant que l’éloquence « est le plus beau présent que l’homme ait reçu des dieux ; sans elle, tout est muet ». On voit se dégager ainsi une constante, qui va caractériser la réflexion sur la rhétorique à l’âge classique et au XVIIIe siècle, selon laquelle l’art de bien parler illustre un idéal d’équilibre entre l’homme et son discours et entre le discours et les choses. Coïncidence et convenance forment la norme. Mais cet équilibre ne vaut que s’il répond aux exigences d’un esprit vif, perspicace et éclairé. Ce que Bernard Lamy ne manque pas de rappeler dans son Art de parler (1688). Dans l’article « Élocution » de L’Encyclopédie, D’Alembert ira plus loin, puisqu’il récuse tout recours à un art de parler, considérant que parler et bien parler est d’abord un talent, qui se passe donc de règles et de méthodes : « un orateur vivement et profondément pénétré de son objet n’a pas besoin d’art pour en pénétrer les autres ». Or cette « pénétration » n’est rien que le processus d’évaluation du sujet par l’esprit. D’où découlent les idées, « le fond du style », d’après Buffon. Le XIXe siècle, qui voit l’éloquence se subjectiviser et se diversifier en dehors des canons et des manuels ainsi que la question de la rhétorique se déplacer de l’oral à l’écrit, est cependant marqué par quelques ouvrages qui rappellent les bienfaits ou plus simplement l’utilité de la rhétorique pour la formation de l’esprit et la vie politique. On regrettera que cette anthologie ne tienne pas compte de la problématique nouvelle surgie au XIXe siècle qui, avec le reflux des modèles de l’ancienne rhétorique, réputée inopérante par les « modernes », valorise l’acquisition de l’art de bien écrire (et non plus de parler) par l’imitation des grands auteurs… Omission qui, certes, se justifie par le projet propre à ce choix de textes, qui est en fait de rendre la rhétorique aimable, d’en souligner l’importance et peut-être même la dignité, et de contribuer de la sorte à la réhabiliter aux yeux de l’institution politique et de l’éducation. Mais rien, ni l’excellence des extraits présentés dans ce volume, ni la bonne volonté de Philippe-J. Salazar, ne parviendront à convaincre le lecteur bénévole et éclairé de la nécessité d’un « retour » à la rhétorique. Notre présent, citoyen et européen, n’est plus à ces vieilles lunes.
Hugo. Victor Hugo et le débat patrimonial, Actes du colloque organisé par l’Institut national du patrimoine, sous la direction de Roland Recht, textes réunis par Gennaro Toscano avec la collaboration de Fabien Jamois (Somogy, 2004, 319 p., 30 €). Le bicentenaire de la naissance de Victor Hugo, en 2002, a été l’occasion de nombreuses manifestations. Célébrations et hommages se sont succédé à un rythme souvent vertigineux, en France comme hors de France. L’œuvre de l’écrivain capital a été relue, réinterprétée, disséquée, remise en perspective, à la faveur de rencontres savantes et de colloques spécialisés. Si les divers aspects de l’œuvre littéraire et les grandes lignes de la pensée politique de Hugo ont été à loisir évoqués, les positions de l’auteur de Notre-Dame de Paris par rapport à la question du patrimoine n’ont fait l’objet, en revanche, que d’un seul colloque, qui s’est tenu à la Maison de l’Unesco les 5 et 6 décembre 2002. Le présent volume en recueille les actes. Il propose du même coup sans doute aucun la synthèse la plus riche et la mieux éclairée touchant non seulement aux motivations et aux caractéristiques de la doctrine que Hugo se forge quant à la défense et à la conservation du patrimoine, mais également aux enjeux plus généraux, d’ordre à la fois politique, philosophique et culturel, que soulève tout au long du XIXe siècle la problématique patrimoniale. Il faut dire que la constitution d’une conscience historique moderne— dont l’essor remonte à la Révolution française — et l’émergence corrélative d’une philosophie de l’histoire qui, en s’efforçant de penser le progrès, favorise une archéologie du passé, ont rendu possible, pour ne pas dire nécessaire, une réflexion d’ensemble sur la restauration et la perpétuation des monuments. À quoi il convient d’ajouter, sur un tout autre plan, non moins décisif cependant, l’incurie des politiques, l’absence de tout plan ou programme de sauvetage des monuments à l’aube du XIXe siècle. Hugo, d’abord conservateur, puis très vite rallié au camp du progrès, s’inscrit dans ce mouvement d’accélération de l’histoire ; pour lui, il ne fait pas de doute que la défense du patrimoine relève d’une urgence, au lendemain de la grande catastrophe révolutionnaire : la France doit retrouver son identité nationale et le peuple se ressouder autour d’une mémoire commune. Tout ce qui témoigne du passé mérite en ce sens d’être cultivé, entretenu, soigné. Telle est la leçon incitative qui ressort de textes comme De la destruction des monuments en France (1825) et surtout Guerre aux démolisseurs ! (1832). On comprend dès lors sa présence active de 1835 à 1848 au sein du Comité des arts et monuments fondé par Guizot. Comme le montre l’étude présentée par Delphine Gleizes et Chantal Brière, la position du Hugo de 1830 à l’Année Terrible et jusqu’à la Troisième République suit une courbe idéologique qui le conduit de considérations très circonstanciées ressortissant à la question de l’identité nationale à des vues plus dégagées, spiritualistes et idéalistes, plaidant en faveur du « rayonnement de l’esprit humain ». Dans l’intervalle, toutefois, Hugo aura mis au point ce qu’on serait tenté d’appeler une poétique du patrimoine : poétique, car, à bien lire les communications du présent volume, on constate que tout l’effort de l’écrivain aura été d’établir et de maintenir une corrélation entre les exigences propres à la création poétique et les modalités pratiques de la restauration et de la conservation des monuments. Ici et là, il y va d’un idéal, par quoi les formes historiques incarnent une idée, exposent la substance d’un esprit, définissent la pensée d’un peuple. À partir de là, les diverses contributions de l’ouvrage piloté par Roland Recht s’organisent en faisceau : l’idéologie patrimoniale hugolienne — étudiée dans toutes ses dimensions et ramifications — s’élargit en un éventail de prolongements et de croisements dont l’approche permet de cerner l’esprit d’une époque, les motifs tant politiques qu’institutionnels qui déterminent un contexte et donnent une physionomie à tout un siècle. On apprécie ainsi que Théophile Gautier, autre grand promoteur de la sauvegarde du patrimoine, n’ait pas été oublié : l’article de Marie-Hélène Girard lui accorde la place qu’il mérite dans ce débat. De même, Georg Germann s’attache à rappeler tout l’intérêt que représentent, pour la conservation du patrimoine en Europe, la personne et les écrits d’Henry de Geymüller. D’autres approches, telles celles de Daniela Lamberini ou de Guido Zucconi, embrassent des problématiques patrimoniales étendues à l’échelle européenne. On n’a pas omis en outre de mettre en perspective les positions de Hugo et « l’actualité des atteintes volontaires au patrimoine », ainsi que le formule Dario Gamboni. Signalons enfin le texte de clôture de Marc Fumaroli, qui envisage, à partir d’une lecture du Cygne de Baudelaire, « cette poésie du patrimoine, où les notions de deuil, de perte, de nostalgie ou bien même de conservation, se détachent sur un fond existentiel, à la fois privé et public ». Cette conjonction du privé et du public est sans doute ce qui confère à l’engagement de Hugo dans le débat patrimonial du XIXe siècle tout son poids – et toute sa valeur.
Journal intime. Philippe Lejeune, Ariane ou le prix du journal intime (Éditions des Cendres, 2004, 61 p., 6 €). Toutes les femmes ayant vécu en Indochine ne sont pas Marguerite Duras. Toutes les femmes qui, ayant vécu en Indochine, écrivent, ne sont pas Marguerite Duras. Toutes les femmes qui, ayant vécu en Indochine, écrivent et ne sont pas Marguerite Duras, ont toutes les chances d’être Marguerite Grépon. C’est cette vie minuscule que Philippe Lejeune se propose de retracer dans son Ariane ou le prix du journal intime, tiré à huit cents exemplaires. L’auteur du célèbre et célébré Pacte autobiographique ypoursuit son exploration obstinée et productive des écrits touchant à la littérature du sujet et, en particulier, des œuvres de diaristes divers dont Marguerite Grépon constitue, selon lui, l’une des figures éminentes. Elle semble de fait s’être tellement intéressée à son journal qui a constitué l’essentiel de son oeuvre qu’elle a presque fini par être la seule à entendre parler d’elle et, plus que tout, à se lire. Ce n’est pourtant pas ici à sa réhabilitation en tant qu’auteur, non plus qu’à une monographie d’une monomaniaque de soi à laquelle invite Philippe Lejeune. Marguerite Grépon est convoquée en tant instigatrice d’un hapax de l’histoire littéraire : un prix du journal intime dont Philippe Lejeune, émerveillé, retrace l’histoire, s’exclamant en introduction : « Oui, il a existé, de 1957 à 1970, pendant plus d’une dizaine d’années, un Prix du Journal intime. Ce prix est lié à une femme de lettres, Marguerite Grépon, et à la revue qu‘elle a crée en 1953, Ariane, qui disparaîtra en 1973. » Vingt ans d’une épopée de l’intime qui se livreront ici et seront, pour un temps, délivrés d’une époque qui l’a tue. Ariane tient ainsi son nom d’une mémoire considérée pour labyrinthe, dont elle se retrouvera elle-même ironiquement prisonnière avant que Philippe Lejeune n’en retrouve le fil : le théoricien de l’autobiographie prouve bien là encore qu’il a de la mémoire pour ériger ce qu’il désigne comme « ce petit “mémorial” ». Il revient, en premier lieu, sur le projet même de cette revue, frondeur au regard du Nouveau Roman, mouvance contre laquelle Marguerite Grépon se bat, considérant cette dernière comme une « littérature de l’absence qu’elle oppose au journal, littérature de la présence ». Voici une véritable curiosité : une revue littéraire entièrement vouée, de par sa directrice, à des extraits de journaux intimes tels ceux de Grépon elle-même, Henry de Waroquier, Roger Bésus et autres non moins célèbres Guy Verdot et Maryse Neveu. Philippe Lejeune prévient que cette « croisade » en faveur de l’intime ne partage rien avec notre contemporain : « Rien à voir avec le mouvement actuel de valorisation des écritures ordinaires ». Evoquant ensuite la création du Prix du Journal intime à partir de cette revue, Philippe Lejeune ressuscite une société littéraire qui n’a de société que le nom et qui, s’intéressant à une littérature de la confidence, a fini par demeurer confidentielle ou, comme disait Malraux, a réduit ses membres à un « petit tas de misérables secrets ». Sont divulgués là, on s’en doute, toutes les tractations et tours de scrutin inhérents à n’importe quel prix littéraire, mais l’intérêt ne se borne pas à ces mesquineries. Le prix créé par Marguerite Grépon étend l’intime à la notion de propriété : peu à peu se dessine un prix pour sa créatrice, tellement intime qu‘elle voudrait être la seule à le partager avec elle-même. Amusé, Philippe Lejeune nous apprend qu’en 1967, « la fondatrice du Prix est malade, pourquoi on ne l’exclurait pas du jury… pour pouvoir lui attribuer, à elle, le Prix ! » Mais Jean Follain, membre du dit jury, s’y oppose. Marguerite Grépon échoue, et on comprend mieux le nom de la revue,Ariane : sa directrice était loin de perdre le nord. L’anecdote ne doit cependant pas faire uniquement sourire : elle renseigne sur la lucidité de la directrice d’Ariane, qui savait qu’il n’y avait rien de pire pour Marguerite Grépon que d’être Marguerite Grépon. Le journal intime n’est pas parvenu à faire sortir le sujet de lui-même. L’étude se clôt sur une brève — mais amplement suffisante — anthologie de lettres échangées entre Marguerite Grépon et quelques-uns de ses contemporains, lettres qui dévoilent ce que l’on n’imaginait que trop. Marguerite Grépon y apparaît pour chacun dans une saisissante et touchante volonté de reconnaissance inassouvie. Michaux écrivait que « dans le labyrinthe nous trouverons la voie droite » : elle s’est manifestement perdue en cours de route dans un zigzag. Ainsi se referme sur elle-même une des nombreuses pages de cette littérature de l’intime dont Philippe Lejeune conclut qu’elle « apparaîtra sans doute, avec le recul, comme une des mutations importantes de la littérature française du dernier tiers du XXe siècle, [celle de] l’émergence d’un art de l’autobiographie. » Souhaitons pour lui que l’avenir ait sa mémoire.
Leiris. Michel Leiris, La Règle du jeu, édition publiée sous la direction de Denis Hollier avec la collaboration de Nathalie Barberger, Jean Jamin, Catherine Mauron, Pierre Vilar et Louis Yvert (Gallimard, Pléiade, 2003, 1872 p., 79 €). D’un certain point de vue, il est peu de livres aussi proustiens que les quatre volumes autobiographiques publiés de 1948 à 1976, que Leiris a rassemblés sous le titre collectif de La Règle du jeu. Cette longue autobiographie repose en effet sur un projet assez analogue à celui de Proust : la chasse au souvenir et au temps perdu, mais par des méthodes qui font appel à l’intuition, à la sensibilité et surtout à la pensée analogique. De là l’allure si particulière de La Règle du jeu, où les mots sont vraiment utilisés comme des signes, où les jeux de mots provoquent des visions et des rêveries, qui s’enchaînent indéfiniment les unes les autres. La démarche de Leiris se révèle comme essentiellement poétique, tant elle est commandée par l’idée que ce sont les mots eux-mêmes qui donnent la sensation de « l’existence intempestive d’un objet ». Il s’ensuit une autobiographie d’un genre absolument nouveau, un peu déconcertante, de prime abord, par son allure si particulière, cette sorte de dissection verbale infinie et répétitive, qui peut sembler parfois un peu longue. Mais cette longueur cesse bientôt de nous arrêter, car Leiris biographe de soi-même n’est jamais plat ni insipide. Sa rêverie sur les mots, qui rappelle parfois la minutie myope et émerveillée d’un Raymond Roussel, n’est en fait qu’une obstinée recherche de soi-même, qui se poursuit au gré des mots et des associations d’idées. L’essentiel d’un homme et d’une vie nous est ainsi livré non pas par des souvenirs classiques (lesquels, dans bien des autobiographies, deviennent facilement flatteurs ou mondains, quand il ne sont pas insignifiants), ni par un quelconque prestige des rencontres avec des gens célèbres, mais par une multitude de petits faits, de mots qui sont retournés comme un gant puis repris, de détails infimes, sur lesquels l’écrivain revient sans cesse. Aux télescopages de mots répondent des télescopages de faits. La vérité n’est plus située au niveau des faits ou de l’éclairage qu’on porte sur eux, mais dans le langage même qui s’y trouve attaché, dans les mots qui les symbolisent, les portent, les résument, les expriment. Peu d’écrivains auront aussi profondément scruté la manière si particulière dont nous percevons le langage. Et ce mystère nous est révélé d’une façon également bien personnelle : à la fois obstinée et ludique. L’ancien Surréaliste qu’est Leiris ne peut se retenir de laisser les mots faire l’amour et de s’abandonner à leurs jeux. Lâchant ainsi la bonde à sa fantaisie, il fait œuvre de poète, et, par là même, retrouve par le biais de l’analogie la vérité personnelle qu’il cherchait. La logique dérapante qui préside à tous ces jeux et associations de mots n’est-elle pas au fond la même que celle qui gouverne certains épisodes de notre vie, sur lesquels notre mémoire aime justement à revenir, ou qui affleurent brusquement du chaos du souvenir ? Ce n’est donc pas en vain, mais très légitimement, que Leiris peut se réclamer de Mallarmé, Nerval et Schwob. Peut-être le plus remarquable est-il la parfaite honnêteté de l’auteur, qui n’élude jamais ce qu’il croit être une vérité gênante pour lui et pousse parfois très loin le scrupule en la matière. À cet égard, on lira avec émotion son évocation de Khadidja, cette prostituée qu’il connut en Algérie et dont le souvenir revient régulièrement le hanter. Grande et parfaite discrétion, par ailleurs, quant aux gens connus qu’il a pu croiser ou fréquenter. N’est-il pas significatif qu’il n’évoque que très peu les deux personnes qui, dit-il, auront le plus compté pour lui, Max Jacob et André Masson ? La même discrétion s‘observe à propos de ses activités et sa carrière d’ethnologue, comme dans les passages relatant certains voyages qui l’ont marqué : Antilles, Sénégal, Chine. Ailleurs, certains souvenirs ressurgis au fil des pages et des mots ont un côté disparate : scènes de sexualité adolescente, épisodes de la Libération de Paris. Par-delà l’enquête personnelle à la fois acharnée et vagabonde, on découvre un homme parfois un peu blasé, qui avoue en souriant se détacher un peu de ses deux grandes passions : l’opéra et la corrida, parlant même de « liquidation en cours ». En revanche, sa foi dans la révolution et sa prise de position en faveur des opprimés demeurent intactes. Peut-être jugera-t-on un peu naïve sa confiance, lors de ses voyages en Chine ou à Cuba, envers tout ce que les autorités locales lui montrent et lui vantent : destinée à ce genre de pèlerins de bonne volonté, la propagande officielle est partout et toujours la même. Si le projet de Leiris peut, à première vue, sembler analogue à celui d’un Gide dans Si le grain ne meurt, il en diffère essentiellement par la méthode suivie, qui ne fait nullement appel à la mémoire classique, mais repose sur la conviction que le problème du langage se relie en fait à celui de la vie même. C’est à travers une certaine destinée des mots, où se joue leur permanente mobilité à travers le temps, que l’on peut retrouver le devenir d’une conscience. Peu d’œuvres sont aussi honnêtes que celle-là ; peu, également, aussi originales dans leur projet même, et ont davantage cherché à dévoiler, à sauver, par et à travers les mots, le mystère d’une vie. — Cette édition, copieusement annotée comme le veulent les normes de la collection, est enrichie de divers Appendices, comprenant entre autres Essai sur le merveilleux dans la littérature occidentale et le Fichier de « La Règle du jeu », en partie inédit et qui constitue le fonds dans lequel Leiris a puisé pour la rédaction de son cycle.
Odéonie. Laure Murat, Passage de l’Odéon. Sylvia Beach, Adrienne Monnier et la vie littéraire à Paris dans l’entre-deux-guerres (Fayard, 2003, 366 p., 24 ¤). Ce livre très documenté est une excellente étude d’histoire littéraire, qui déborde souvent son sujet et aide à comprendre bien des choses. Conçu comme un double portrait de deux femmes qui comptèrent dans le monde littéraire des années 1920-1950, il jette une lumière vive sur bien des épisodes parfois peu connus et éclaire la personnalité, complémentaire mais assez différente, des deux protagonistes. En outre, l’étude n’est nullement linéaire, mais procède au contraire par reprises, coups de projecteur et précisions successives, qui approfondissent et nuancent sa réflexion, laquelle est toujours d’une grande finesse. On y trouve aussi beaucoup de précisions sur les relations littéraires assez diverses entre la France, l’Angleterre et les États-Unis, et ce n’est pas là le moindre intérêt du livre. Tout en exaltant l’« intelligence épicurienne » d’Adrienne Monnier, l’auteur ne manque pas de souligner au passage combien elle fut par exemple peu sensible à la peinture, et que ses goûts étaient en définitive assez classiques : « Joyce aura été une exception dans sa constellation — une exception de poids », note-t-elle. En témoignent aussi sa dilection et sa fidélité pour des écrivains comme Jules Romains et Claudel, et son attitude expectative vis-à-vis des Surréalistes. Le côté graphomane de Sartre ne lui avait pas échappé non plus, de même qu’elle semble être restée tout à fait imperméable à Proust comme à Céline. Certes, elle encouragea un Michaux et un Artaud, mais Laure Murat remarque justement que, là aussi, il s’agissait d’une exception. Si elle devait trouver sympathique un Crevel (mais tout le monde le trouvait sympathique), elle était bien plus attirée par des figures comme Larbaud, Fargue, Gide et Valéry. Elle se brouillera, il est vrai, avec les deux premiers, mais peut-être ne fut-ce point de sa faute : la méfiance de Larbaud tourna vite à la paranoïa ; quant à Fargue, ses incartades l’avaient à la longue rendu insupportable, et il s’entêtait à nier le saphisme d’Adrienne Monnier, ou du moins à le ramener à une déviation momentanée. C’est un fait que la directrice de la Maison des Amis des Livres, qui observera d’ailleurs une grande discrétion, n’était pas exclusive et qu’elle éprouva notamment une grande passion pour Pierre Haour, disparu prématurément en 1920. Mais le sentiment qui la lia jusqu’à la fin à Sylvia Beach n’est pas niable, et Laure Murat le montre bien, tout en mentionnant aussi une liaison avec Gisèle Freund. D’intéressants développements concernent par ailleurs ses relations avec la maison Gallimard, définies comme « concurrence tacite » et « méfiance réciproque ». On nous rappelle opportunément qu’en 1959, Gaston Gallimard refusa d’éditer Rue de l’Odéon, que lui avait proposé Maurice Saillet. À propos de ce dernier, on regrettera peut-être que Laure Murat n’ait point davantage parlé de lui, qui tint une place importante dans la librairie à partir de 1940 et demeure une personnalité absolument hors du commun, excellent connaisseur et critique aigu, très au fait de la littérature et de ses coulisses. On sait qu’il fit beaucoup pour le souvenir d’Adrienne après la disparition de celle-ci. Tout ce que dit Laure Murat de Sylvia Beach est remarquable (notamment sur ses relations avec Joyce) et constitue un chapitre parfois assez piquant des relations littéraires entre la France et le monde anglo-saxon (voir par exemple les pages sur Bryher et Harriet Weaver). Il faut bien reconnaître que, à part des gens comme Larbaud, Crevel, Morand, Benoist-Méchin et Sachs, la plupart des écrivains français d’alors étaient assez gallocentristes. Vis-à-vis de Natalie Barney, Adrienne Monnier paraît avoir pris soin d’observer, saphisme à part, une nette distance. Certains de ses familiers étaient encore plus réservés. Interrogé par nous jadis sur l’Amazone et sur Elisabeth de Gramont, Saillet nous asséna : « Monsieur, toutes ces femmes étaient chiantes… chiantes… CHIANTES ! » (sic). L’aventure de Commerce est un épisode important, et qui fut douloureux, de la vie littéraire d’Adrienne Monnier, laquelle ne voyait pas sa tâche facilitée par la princesse de Bassiano ni par la légèreté de Fargue, virtuose de la procrastination. Il n’est pas sans intérêt, à ce sujet, de préciser (fait que ne semble pas mentionner l’auteur) que, lorsque sera fondé Commerce, Saint-John Perse insistera, et non sans raison, pour qu’en soient exclus les trois auteurs qui étaient alors la coqueluche des médias : Cocteau, Giraudoux et Morand. Mieux encore, il y imposera la Tentative de description… de Prévert. Mais ce livre regorge tellement de précisions et de détails, on y croise tant de silhouettes, de Claude Cahun à William Carlos Williams, de Paulhan à T.S. Eliot et de Gertrude Stein à Walter Benjamin, qu’il y aurait infiniment plus de choses à mentionner. Étude très documentée, avons-nous dit, et qui est nourrie de toute une bibliographie aussi bien anglo-saxonne que française, et du matériel souvent inédit conservé au Fonds Adrienne Monnier de l’IMEC et aux Sylvia Beach Papers des Universités de Princeton et d’Austin. Ajoutons qu’elle est fort bien écrite et témoigne à la fois d’une excellente connaissance du paysage littéraire et d’une pénétration critique digne d’éloge.
Proust. Luzius Keller, Marcel Proust sur les Alpes (Zoe, 2003, 137 p., 20 €). « Lever l’énigme que pose [une] inscription cryptée de Proust » : telle est la piste que Luzius Keller se propose de suivre dans ce livre. Il revient sur une « trouvaille » publiée en 1993 par Kurt Wanner : le 22 août 1893, dans le livre d’hôtes d’un petit refuge suisse situé au-dessus du col de la Bernina, Marcel Proust a laissé son nom, suivi des initiales A.G. entre parenthèses et d’une phrase allemande rédigée en caractères gothiques, « Dem Vogel der heut sang ». L’ouvrage effectue donc une recherche de type biographique. Réussi quand il se restreint à ce champ, il déçoit quand il veut éclairer certaines pages de l’œuvre proustienne à partir de l’escapade de leur auteur en Engadine. En effet, on suit avec intérêt la reconstitution du contexte géographique, musical et littéraire de cette anecdote. Grâce à une iconographie variée, constituée d’extraits de registres hôteliers, de cartes postales, de photographies et d’affiches publicitaires d’époque, le lecteur fait avec plaisir le voyage estival de Proust dans cette région des Alpes suisses, de ses prouesses d’escalade à son séjour à la pension Veraguth de Saint-Moritz. La démarche est claire et originale. Elle ajoute à une bonne maîtrise de la correspondance proustienne un travail de documentation qui, en lui-même, retient l’attention tout en se rappelant les limites de son objet — Luzius Keller cite avec humour les guides touristiques de l’époque aussi alléchants que mensongers ! Cependant, si l’on est heureux d’en savoir plus sur la naissance du tourisme alpin, qu’apprend-on sur Proust ? Quelque chose de l’homme, assurément, et la première partie de l’ouvrage, « Proust en Engadine », met son voyage au clair avec précision, en dialoguant avec ses biographes, de Painter (1966) à Tadié (1996). Si le premier, parce qu’il reprend des sources aussi peu fiables que les souvenirs de la comtesse de Clermont-Tonnerre, a produit une version assez fictive de ce voyage, faisant gravir à Proust des pics très éloignés du lieu où il se trouvait, le second, pourtant scrupuleux, « se trompe […] en affirmant que Saint-Moritz “n’était nullement une station de sports d’hiver “» en 1893. Mais, comme le dit l’auteur, « tout cela n’est pas bien pendable ». Il reste que Luzius Keller tire parti de ce simple établissement des faits dans le début de la deuxième partie, « Proust en 1893 ». Cette fois, la correspondance (lettre de juillet 1893 à Pierre Lavallée) rappelle la « wagnérophilie » parisienne de cet été-là et permet de décrypter la mystérieuse inscription : c’est une citation desMaîtres-Chanteurs (extraite de l’air du lilas de Hans Sachs, acte II, scène 3). Mais la véritable trouvaille est ailleurs, dans un bref récit publié par la Revue blanche en septembre 1893 (et repris dans Les Plaisirs et les jours), « Mélancolique villégiature de Mme de Breyves ». Car ce récit contient aussi l’inscription, replacée dans son contexte wagnérien. Petite phrase avant Vinteuil, elle est le leitmotiv que se chante l’héroïne pour évoquer son amour sans espoir. Et cette « page providentielle » a été écrite par Proust, étant donnée sa date de publication, « peu avant son départ pour l’Engadine ». Le lecteur est comblé, l’énigme résolue. Le reste est moins convaincant. Non que la citation in extenso d’un autre récit publié par la même revue en décembre 1893, « Présence réelle », manque de charme. S’adressant, dans un paysage alpestre sublime, à l’être cher absent, le narrateur y mentionne l’inscription de son nom dans un livre, « avec à côté, une combinaison de lettres qui était une allusion au tien ». Mais après le Wagnérisme, et avec l’iconographie d’époque (tableaux de Giovanni Segantini), « Présence réelle » a surtout pour fonction de poser le contexte artistique finalement kitsch des publications de jeunesse de Proust ! En se rappelant le Contre Sainte-Beuve, pourquoi se « demander à quoi Proust pensait en 1893 », pour lire ces textes, et chercher là ou ailleurs (dans le roman épistolaire de Proust et de ses amis Daniel Halévy, Fernand Gregh et Louis de la Salle) des allusions biographiques — lesquelles, au demeurant ? — G. serait mis pour Greffulhe, la comtesse qu’admire Proust à ce moment, et A. pour Alériouvres, le patronyme d’un de ses personnages, « solution un peu controuvée » selon Luzius Keller lui-même… La méthode est discutable. Après des pages aussi agréables qu’efficaces, il est dommage de trouver, pour finir, un rapprochement injustifié entre quelques scènes scabreuses duCôté des Guermantes et le séjour de Proust à la pension Veraguth.
Rimbaud. Pierre Brunel, Éclats de la violence. Pour une lecture comparatiste des Illuminations d’Arthur Rimbaud(José Corti, 2004, 766 p., 28 €). L’édition des Illuminations que propose aujourd’hui Pierre Brunel est appelée à faire date, pour plusieurs raisons. D’abord il s’agit d’un travail qui s’attache à dresser le bilan des recherches innombrables qui ont été menées, durant plus d’un siècle, en France et hors de France, sur le terrain glissant et escarpé, toujours difficile, de cette œuvre. Ensemble de textes qui se caractérisent — on le sait bien — par la résistance qu’ils opposent à l’interprétation, en dépit et parfois en raison des gloses qu’ils ont pu susciter, et le casse-tête philologique qu’ils continuent d’offrir à l’éditeur soucieux de parvenir à un établissement satisfaisant du texte, compte tenu des exigences scientifiques afférentes à la démarche. Sur ce dernier point, Pierre Brunel a apporté, avec ses précédentes éditions du Livre de Poche et de la Pochothèque, des réponses plus que convaincantes, toutes fondées sur une parfaite connaissance des options éditoriales aujourd’hui en cours dans le champ des études rimbaldiennes. Il s’en explique à nouveau et plus longuement dans l’Avertissement de cette nouvelle édition, précisant qu’il a « écarté trois possibilités, diversement intéressantes » relatives à la présentation de l’ensemble Illuminations : la présentation par ordre alphabétique des textes, adoptée par Olivier Bivort et André Guyaux dans la Bibliographie des Illuminations (1878-1990) ; le « principe agglomératif » proposé par Emmanuel Martineau et dont Pierre Brunel montre ici même le faible degré de pertinence ; enfin l’option dite philologique illustrée par André Guyaux dans son édition des Illuminations (1985), principe qui consiste à regrouper les textes de l’ensemble selon une recatégorisation philologique établie à partir de la disposition des textes sur les manuscrits. Bien qu’il s’appuie sur une « tradition éditoriale » qu’il juge inutile de « bousculer », le présent travail s’inscrit bel et bien dans le cadre d’un dialogue exigeant avec les éditions antérieures qui l’ont rendu possible et que l’auteur considère à juste titre comme des référents critiques indispensables : celle d’Henri de Bouillane de Lacoste (1949), celle de Paul Hartmann (1957) et celle d’André Guyaux (1985), trio auquel Pierre Brunel ne manque pas d’adjoindre le nom de Steve Murphy dont les recherches en cours sur les Illuminations, préfigurées par un article publié dans le premier numéro d’Histoires Littéraires, et annoncées à paraître chez Champion, laissent présager le meilleur. De ce dialogue actuel se dégagent les lignes de force de cette nouvelle édition dont l’apparat critique comme le commentaire s’enrichissent non seulement des apports autorisés et raisonnés venus des commentateurs précédents — tous rimbaldiens patentés — mais aussi des poètes et des écrivains, français et étrangers, du XIXe ou du XX e siècle, lecteurs ou « continuateurs » de Rimbaud. Plusieurs regards et plusieurs discours se croisent, interfèrent, se confortent et consonnent. Leur conjugaison subtile et pertinente — qui vise « à maintenir les droits de l’esprit poétique » — confère au propos une dimension comparatiste extrêmement féconde que Pierre Brunel illustre ici avec éclat tout autant qu’avec méthode. C’est là, sans nul doute, une raison supplémentaire qui pourrait justifier (s’il le fallait) aux yeux du lecteur d’aujourd’hui — qu’il soit ou non spécialiste de Rimbaud — le grand mérite de cet ouvrage. En recourant à des approches multiples, venues d’horizons critiques différents, en intégrant les éclairages proposés par les écrivains et poètes lecteurs de Rimbaud, enfin en laissant filer toujours très opportunément la navette d’un texte à l’autre dans la production rimbaldienne, Pierre Brunel met en jeu une pensée interprétative qui vaut avant tout par la pluralité vivante des discours et des hypothèses qu’elle accueille. « Je me suis voulu indépendant, confie l’auteur, dans une polyphonie dont aucune voix ne m’était indifférente, même éloignée de mes tendances et de mes préférences. » De là, non seulement la richesse mais aussi et surtout la qualité proprement épistémologique des commentaires attachés aux textes des Illuminations. Chaque hypothèse interprétative repose sur des faits textuels solidement établis et se voit étayée d’implications intertextuelles, qui, une fois formulées et mises en perspective, permettent de déplacer sensiblement les enjeux supposés du texte, ou du moins d’en approcher avec plus de finesse et d’acuité la valeur. Chaque étude, efficace, synthétique, est ainsi un modèle du genre ; si elle s’applique d’abord à un « fragment », pris isolément, elle entraîne en même temps une nécessaire circulation de motifs et de valeurs, un mouvement de lecture qui donne l’idée non tant d’une totalité que d’un ensemble structuré par les nervures mobiles d’une poétique. C’est aux empreintes de cette poétique, toujours renouvelée dans les textes des Illuminations – et qui de ce fait fait le choix non du sens mais de la signifiance — que le commentaire de Pierre Brunel veut nous rendre sensibles. Il nous place dans une situation de visibilité — et d’écoute maximales. Pour que ces textes coriaces continuent à exercer sur nous « la même fascination ».
Roman. Isabelle Daunais, Frontière du roman. Le personnage réaliste et ses fictions (Presses de l’Université de Montréal, 2002, 241 p., 21,50 ¤). C’est un mystère que cet ouvrage, qui a poursuivi l’auteur de ces lignes depuis sa parution, en 2002 : il faut sans ambages avouer combien la lecture en fut pénible, plusieurs fois abandonnée, et reprise néanmoins chaque fois parce qu’une idée subtile faisait miroiter des développements lumineux. Le lecteur sera prévenu : la méthode d’exposition et la forme de pensée de l’auteur sont susceptibles de décourager les meilleures volontés. Et pourtant, il faut lire, courage !, ce texte stimulant autant que fragile. Le problème central en est les frontières du roman, entendez ce qui se passe quand le roman touche ses limites : l’érosion des distances (réalité/fiction, personnage/regard ironique, début/fin, origine/issue) qui est le produit d’évolutions relevant de l’histoire culturelle autant que du « travail du roman ». Cette notion de « travail du roman » est une des belles idées de cet essai : que chaque roman produit, engendre une transformation du genre roman. Idée subtile que l’on retrouve déclinée sous plusieurs formes, puisqu’on verra que le personnage lui-même est à la fois un acteur de son histoire et une somme de qualités conceptuelles qui en font un actant de la mécanique historique romanesque, puisque la description sera analysée comme modification de la réalité, davantage produite qu’elle n’est dé-écrite. La productivité de cette façon de penser donne la mesure de l’intérêt comme de la faiblesse de l’ouvrage : sa subtilité l’amène sans cesse à la limite du compréhensible, et ce d’autant plus que l’auteur emprunte beaucoup d’analyses souvent remarquables à d’autres, de sorte que la pensée personnelle devient excessivement labile et contournée, à se frayer sinueusement une voie entre ses points d’accroche. Essayons toutefois de retrouver les grandes lignes de ce dialogue théorique : on connaît les deux grandes voies données au roman, le roman-somme du monde, dérivant vers la somme d’insignifiance dénommée le « livre sur rien », et le roman du pur langage ; les deux voies entrent en conflit avec la donnée essentielle du roman, le personnage. Isabelle Daunais retrace ses avatars depuis Cervantès, la perte de l’énergie, de la singularité et de la valeur, qui aboutit au personnage « conscience malheureuse » dont la seule façon d’être au monde est la conscience passive, en risque de dissolution dans la circulation des images et des clichés qui infusent d’un monde (celui de notre réalité) dans l’autre (celui de la fiction). C’est ici qu’interviennent les analyses les plus probantes du volume. Le chapitre Le Spectacle du roman étudie les places respectives de l’oralité et du visuel dans le roman au long du siècle. Penser, c’est voir, mais seul le modèle conversationnel, pauvre et linéaire, permet chez Balzac d’éviter les abîmes et la folie du « tout voir ensemble » ; vient Flaubert, moment de l’abandon de l’idéal de transmission orale de l’œuvre, et avec lui le détour réaliste de la « visibilité », qui se développera jusqu’à la phrase-image proustienne qui reproduit les trames d’une intelligence en action. Cette visualité, qui rompt avec l’idée du récit et l’oralité devient champ d’aventure pour le roman, qui y fait se rencontrer ses limites, explorant l’ambiguïté ontologique ouverte par le rapprochement du réel et des mondes fictifs. Orphelin de l’action, le personnage devient le lieu de cette aventure, par son regard (le regard « incarné » du personnage et celui du narrateur s’entremêlent, créant un mode de voir inédit) comme par les fictions qu’il crée au sein de son monde. La fiction du personnage lui est donnée, avec la conscience de cette fiction, comme une façon d’habiter le réel en le mettant à distance. Si l’idée de distance entre réel et fiction est l’histoire même du roman, ne risque-t-on pas d’y perdre le héros et de sortir du roman ? La question de la suite revient régulièrement sous plusieurs formes : comment cette forme moderne qu’est le roman peut-elle se poursuivre à partir de l’avènement de la modernité dans tous les autres arts qui la condamne à une sorte de redondance ; comment peut se poursuivre aussi une forme qui est née précisément de la rupture avec la transmission (avec la poétique des genres, avec l’oralité) ? On est loin d’épuiser là l’ensemble des problématiques de cet ouvrage qui embrasse sur le mode théorique un vaste champ de la littérature du XIXe et XXe siècle, bien qu’en se limitant, ce qui fragilise les démonstrations, aux ouvrages canoniques. Terminons en exprimant une réflexion de lecteur, fort subjective : les idées, même justes, viennent parfois à l’esprit par des chemins détournés, artificiels, voire par le véhicule de rapprochements erronés. Il nous a semblé souvent que la cohérence interne, pour ne pas dire la maîtrise lucide de sa propre pensée, imposait de rejeter hors de l’œuvre les échelles de fortune par où l’on y avait accédé.
Sachs. Maurice Sachs, Jacques Maritain, Correspondance 1925-1939, édition établie par Michel Bressolette et René Mougel(Gallimard, Cahiers de la NRf, 2003, 334 p., 45 €). Sachs l’écartelé, le damné qui aspire au bien, à la vie heureuse et qui, dans le même temps, ne peut respirer pleinement que dans l’atmosphère du malheur. Dans Le Sabbat (1946), il rapporte les vicissitudes qui l’ont mené d’échecs en avilissements, d’avilissements en déchéances ; il fixe également les conditions premières, objectives et familiales, qui déterminent une vie vouée au désespoir, à la ruine. Du déclin de Jacques Bizet, il dit par exemple : « J’avais vu comment une certaine vie attaque à la façon d’une lèpre et mange l’homme […]. J’avais, en vérité, communié avec le malheur. » De cette communion initiale qui plonge l’individu dans le gouffre, Sachs voudra se délivrer. Sur son chemin se dressent dès lors les silhouettes de Jacques et Raïssa Maritain, au contact desquelles il entreprend de s’alléger, de gagner en qualité d’âme et de cœur ; il se tourne vers Dieu, dans l’espoir d’une vie enfin lavée de toute faute et de toute tentation. Les lettres que Michel Bressolette et René Mougel publient dans ce volume peuvent être lues comme le récit, discontinu certes, parfois distendu et déchiré, d’une conversion. On y voit Sachs lutter, au quotidien, pour maintenir à hauteur de vue une exigence de charité susceptible de bonifier l’existence et surtout de racheter les années souillées par la débauche et les instants encore pollués par les « fumées de souvenirs ». « Ce n’est pas sans luttes cruelles, écrit Sachs en juin 1926, que la nature cède à la grâce. » Mais ces luttes incessantes sont d’abord le fruit d’un dialogue constant, généreux et parfois sévère qui, dès 1925, s’instaure entre Sachs et Jacques et Raïssa Maritain, le couple lumineux dont le rayonnement guide à travers les ténèbres matérielles un Maurice quelque peu déboussolé mais avide de bonheur, « capable » du bien. Sachs doit à son ami Cocteau d’avoir pu rencontrer en juillet 1925 les Maritain dans leur maison de Meudon. Maritain avait beaucoup fait pour aider Cocteau à ne pas sombrer définitivement après la mort de Radiguet. Il l’avait remis également sur la voie de la certitude spirituelle. C’est donc tout naturellement que Sachs, jeune homme dont la vie morale est comme invertébrée, pour ne pas dire brisée, fait la connaissance de ce professeur de l’Institut catholique de Paris, spécialiste de Saint-Thomas, converti lui-même (en 1906), vers lequel converge, comme par une singulière aimantation, une bonne part de la jeunesse égarée des années folles. Car ces années 20 forment une période où conversions et baptêmes abondent, signe qu’un intense besoin de spiritualité se fait jour, auquel les artistes, les écrivains et les confesseurs tentent de répondre du mieux qu’ils peuvent. Jacques et Raïssa Maritain donnent ainsi réponse à Sachs, et cette correspondance est aussi une confession, une écoute et un écho : elle donne à entendre les accents modulés, et parfois les notes discordantes, d’un individu qui cherche à s’orienter, à envisager Dieu par un effort permanent, une conquête sur soi-même qui impose dans le sacrifice quotidien un consentement le plus largement partagé, un amour dûment attesté des autres et de soi. Le jaillissement de la foi neuve ne va pas, dans les lettres de Sachs, sans une certaine exaltation : les manifestations de ferveur sont légion, et on ne manque pas de rendre grâce à l’homme qui, dans Le Sabbat, sera décrit comme celui « qui ressemblait à toutes les images du Christ ». En août 1925, Sachs se fait baptiser, Raïssa Maritain est sa marraine : la chronologie de la conversion suit son cours. Mais très vite, la fêlure revient, sous la forme d’abord d’un simple constat. En octobre 1925, Sachs écrit : « Ce n’est pas le courage qui me manque, c’est le courage de ce courage. Or le courage c’est encore le courage pur. » Admirable formule qui montre bien que, dans cette foi — qui sera qualifiée en 1926 de « trop épaisse » —, des failles de néant apparaissent, par où bientôt la « tentation » va à nouveau s’engouffrer sous les traits d’un jeune Américain, Tom Pinkerton. Alors séminariste aux Carmes, Sachs succombe au charme de cet homme qui ravive en lui l’élan de la passion homosexuelle qu’il croyait pouvoir vaincre par le seul secours de la prière et de l’étude. La lutte continue et les lettres adressées à Raïssa ou à Jacques Maritain dans l’année 1927 témoignent de ce combat avec le démon, qui inspire aux épistoliers compréhensifs des commentaires et des recommandations souvent très fermes. Rappelé à ses résolutions, Sachs n’en demeure pas moins travaillé par un besoin d’amour qui dépasse de très loin les cadres fixés par la religion et les limites imposées par la discipline des ordres. On le verra ensuite, notamment pendant la période du service militaire en Allemagne (1926-1928), mais aussi dans les années 30 — où les lettres aux Maritain se font plus rares —, chercher à concilier vaille que vaille amour de Dieu et « tendresse humaine », ce dont, en 1926, il voulait « faire une partie de [s]a vie ». Mais le mystère de sa mort, sur lequel vont bon train les hypothèses, donne peut-être raison en dernière analyse à la part indélébile du malheur. Reste cependant, dans la dernière lettre adressée à Raïssa le 22 décembre 1939, cette phrase qui, peut-être, résonne comme une victoire : « En vérité, ce qui me guide […], c’est que je me sens le coeur net et la conscience en ordre quand je mets en oeuvre certaines lois morales intérieures que je sens justes. »
Zola. Zola à l’œuvre. Hommage à Auguste Dezalay, textes réunis par Gisèle Séginger (Presses universitaires de Strasbourg, 2003, 244 p., 18 €). Ce volume, qui rassemble les actes d’un colloque qui s’est tenu à l’Université Marc-Bloch de Strasbourg en 2002, nous invite, par son titre même, à pénétrer dans les coulisses de la création zolienne, lieu en retrait, toujours dérobé au regard du lecteur (comme on tire le rideau sur la cuisine ou l’atelier), mais que la critique dite génétique entreprend méthodiquement d’explorer et de quadriller en vue d’éclairer de manière aussi rigoureuse que possible les termes structurants d’un projet et les étapes d’une élaboration romanesque aussi complexe qu’ambitieuse. Le propos s’inscrit donc, semble-t-il, dans la lignée de l’ouvrage collectif que Jean-Pierre Leduc-Adine avait publié en 2002 sous le titre Zola. Genèse de l’œuvre. Il fédère ce que les études zoliennes comptent aujourd’hui de mieux en France et hors de France (on s’étonne cependant de l’absence de Philippe Hamon et d’Alain Pagès). Les notes préparatoires, les dossiers, les ébauches, les avant-textes constituent, pour le chercheur, un matériau de premier plan qu’il convient de rendre éloquent, et il semble bien, en effet, que Zola, qui a accumulé notes et lectures, esquisses et plans, se prête particulièrement à une telle approche. Le tout est de savoir ce qu’on en fait exactement. À la lecture des articles qui composent l’ouvrage, tous riches et divers — à l’image de l’écriture zolienne, d’ailleurs, elle-même polymorphe et bien hétérogène —, on s’avise bien vite que ce dont il s’agit en fait ici, c’est de la relation qui s’établit entre l’amont du texte (du projet à sa réalisation) et le texte considéré comme une entité à part entière. C’est la raison pour laquelle les auteurs insistent sur l’interdépendance de la génétique et de la poétique, deux termes-clés qui gouvernent la réflexion d’ensemble. Henri Mitterand le rappelle dans son étude d’ouverture consacrée aux premières notes préparatoires des Rougon-Macquart : il montre comment le dessein initial de la série s’allie à une instrumentation déterminée. De même, Auguste Dezalay étudie, dans un article intitulé « La Notion de programme », l’articulation nécessaire entre le projet sériel et la « poétique du groupe ». En vérité, toutes les contributions s’attachent à souligner le passage du plan à l’œuvre achevée, de la genèse au produit final. Quel que soit l’angle d’attaque adopté (on en compte trois dans ce volume, qui circonscrivent des domaines de recherches et d’applications : « Une poétique de l’écriture : processus et programme », « Intertextualité et génétique : écritures et réécritures », « Génétique et poétique du texte – Les métamorphoses du récit naturaliste »), la perspective demeure la même : il s’agit de voir comment Zola passe du programme au plan, du plan aux notes, des notes à l’ébauche et de l’ébauche au texte. Ce n’est ni de la génétique, ni de la poétique. On éprouve du coup un curieux sentiment, mélange d’agacement et d’insatisfaction. Car les notions qui sont les piliers de cet édifice ont perdu leur définition conceptuelle, leur vertu opératoire et leur propriété épistémologique. Elles sont employées comme de vagues synonymes de genèse et de mise en oeuvre fictionnelle (poétique). De sorte que c’est toujours à partir des composantes de la fiction (thèmes, personnages, narration, idéologies, savoirs, etc.) que l’on remonte la filière de la genèse, sans jamais se demander si le processus de réalisation textuelle proprement dit présente une valeur scientifique. Nul ne s’interroge ici sur l’objet texte conçu comme processus, mais tous questionnent l’univers romanesque et ses compartiments. L’enjeu épistémologique de ce type de démarche aurait dû reposer, en bonne logique, sur une réflexion théorique un tant soit peu poussée, susceptible de justifier les procédures heuristiques utilisées pour le traitement des documents. Certes, Gisèle Séginger s’en explique dans son introduction : « Les articles réunis dans ce volume reconnaissent […] que le travail — enquête, documentation, invention et construction, rédaction — ce qu’on appelle l’écriture, peut constituer en soi un objet d’étude sans pour autant dévaloriser le texte — autre objet d’étude. » Mais qu’en est-il de la poétique de la génétique – programme que le titre de ce volume laissait entendre ? Et l’écriture, définie comme lieu d’élaboration textuelle, où est-elle passée ? Tout l’intérêt de cet ouvrage tient en somme à ce qu’il rassemble des études remarquables sur la genèse de la fiction dans l’œuvre de Zola.
Notes de lecture
Abellio. Raymond Abellio. Colloque de Cerisy (Dervy, 2004, 432 p., 26,50 €). Il faut avoir bien peu fréquenté Georges Soulès, devenu Raymond Abellio (Toulouse, 1907-Paris, 1986), pour en faire un homme rempli de contradictions. Jamais homme n’a été autant que lui soucieux de rationaliser sa vie, ses expériences, de mettre perpétuellement en accord ses idées et ses actes. S’il s’est intéressé à l’alchimie, à l’astrologie, à la parapsychologie, n’était-ce pas avant tout pour tenter d’en extirper ce qu’ils pouvaient contenir de rationalité ? N’alla-t-il pas jusqu’à demander la désoccultation de l’occulte (La Fin de l’ésotérisme, 1973) ? Après un numéro des Cahiers de l’Herne, réalisé de son vivant, en 1979, sous la direction de Jean-Pierre Lombard, un autre ensemble de témoignages réunis par Marc de Smedt pour la revue Question de en 1987, voici un nouvel ensemble de contributions, qui viennent d’un colloque tenu en 2002 : on y tente de percer les prétendues obscurités de ce personnage qualifié d’énigmatique. Mais, encore une fois, même si son cursus n’est pas évident (l’histoire qu’il a vécue l’est-elle plus ?), jamais individu ne se sera autant expliqué, écrivant des romans pour divulguer ses idées, rédigeant ses mémoires pour justifier son propre cheminement. En donnant la part belle à l’ésotérisme, on continue de vouloir en faire un homme masqué (larvatus prodeo, disait sans doute Descartes). Ce que l’on aurait aimé y trouver, c’est comment ce petit gamin de la banlieue de Toulouse est devenu une telle « tête pensante », s’attaquant seul à Husserl, n’hésitant pas à s’affronter à Sartre, apprenant l’hébreu pour décrypter la Bible, tout en se faisant le défenseur du rugby (à quinze). Mais hors les femmes, il ne faut pas faire dans le biographique, qui, chez lui, est pourtant essentiel : sa conception de la Vie ne s’apparente-t-elle pas à celle d’André Breton, qu’il respectait ? Que les non-informés lisent son dernier roman, Visages immobiles (1983) : une étrange anticipation du 11 septembre…
Action française. Paul Renard, L’Action française et la vie littéraire (1931-1944) (Presses universitaires du Septentrion, 2003, 216 p. 19,50 ¤). Il s’agit d’une thèse à un coup, c’est-à-dire occupée uniquement de démontrer que c’est à tort que les pages littéraires de l’Action française sont considérées, par certains écrivains du temps et certains universitaires d’aujourd’hui, comme étant de haute tenue et relativement dégagées de l’idéologie du journal. Il en découle, nécessairement, pour parler comme l’auteur, des panoramas scrupuleux (l’équipe de l’Action française, un portrait de Maurras et de son influence, une synthèse du système de valeurs littéraires du journal) et, pour finir, une dissertation en trois parties où l’on apprend qu’il s’agissait d’une critique au service de l’idéologie, puis de la politique, et par-dessus le marché anachronique.
Alain-Fournier (I). Sylvie Sauvage, Imaginaire et lecture chez Alain-Fournier (Peter Lang, 2003, 307 p., 40 €). Prolongement d’une thèse de doctorat soutenue en Sorbonne, cet ouvrage ambitionne de reprendre et de creuser l’inépuisable question des relations unissant un auteur à ses lectures. Dans cette perspective, l’examen du cas d’Alain-Fournier représentait à plus d’un titre une aubaine dont on s’était avisé déjà, mais qu’aucune étude d’ensemble n’était véritablement venue satisfaire. Aubaine parce que la lecture est à la source du désir d’écriture chez Fournier comme le désir d’écrire oriente les choix de lectures. Aubaine aussi parce que les lettres et les témoignages nombreux dont nous disposons permettent de retracer avec précision la courte mais intense destinée de cette belle âme. C’est à dessein qu’ici nous empruntons un vocabulaire qu’on croirait sorti d’un essai d’Albert Béguin, car la conception de la lecture qui sous-tend le projet de Sylvie Sauvage s’inspire manifestement des pages que le critique suisse consacrait à « la rencontre des livres » dans Création et destinée. Il ne s’agit donc pas, dansImaginaire et lecture chez Alain-Fournier, de traquer les influences et les emprunts ou de flairer d’incertaines réminiscences, même si parfois on n’y échappe pas. Il ne s’agit pas non plus d’exhumer une mystérieuse clef duGrand Meaulnes, mais de comprendre en quoi Fournier fut un liseur, autrement dit un homme qui croyait aux livres et qui cherchait le sens de sa destinée – et par conséquent de son œuvre à venir – en traçant le sillon de sa vie de lecteur. À nul autre mieux que lui ne s’appliquent ces mots que Proust place à la fin du Temps retrouvé et que reprend Sylvie Sauvage : « L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n’eût peut-être pas vu en lui-même. » Le jeu devient vertigineux quand ce lecteur se transforme en écrivain et met en scène des personnages de lecteurs dont la fascination pour le monde enchanté des livres constitue la mise en abyme des conceptions de leur créateur ; Sylvie Sauvage excelle dans cette partie de son enquête centrée sur les figures masculines du Grand Meaulnes. Des illustrés de l’enfance où s’enracine un tempérament prêt à embrasser le Symbolisme jusqu’à la rencontre décisive avec l’écriture de Marguerite Audoux, c’est tout un itinéraire qui se trouve ainsi patiemment retracé, itinéraire dont les événements majeurs apparaissent conditionnés par des lectures avant de venir nourrir l’œuvre. Tout se passe comme si Fournier lisait sa vie autant qu’il la vivait avant de chercher à la transfigurer dans l’écriture. Au final, le reproche que l’on pourrait peut-être adresser à cet ouvrage tient à l’idéalisme que lui dicte la nature de son sujet. Sylvie Sauvage nous offre sans doute une image un peu trop éthérée d’Alain-Fournier dont le désir de pureté, passionnément poursuivi au travers de ses lectures et de son œuvre, ne faisait pas un ange pour autant.
Alain-Fournier (II). Michel Baranger, Sur les chemins du Grand Meaulnes avec Alain-Fournier (Christian Pirot, 2004, 128 p., 17 €). Comme le titre l’indique, ce petit ouvrage est un guide des sites et des maisons qui constituent les décors du roman d’Alain-Fournier et du séjour de son auteur dans le département du Cher. Qui a goûté jadis le charme du Grand Meaulnes — dont on aurait tort d’oublier qu’il fut à deux ou trois générations ce que L’Écume des jours a été à la génération qui vécut son adolescence sous Pompidou Ier — prendra plaisir à découvrir le cadre que le romancier a donné à son œuvre avant de se faire faucher par une mitrailleuse boche. Par instants, on croit sentir l’odeur d’encre des salles de classe de jadis. Nous sommes tous d’éternels François Seurel, aux jeunesses mortes.
Alquié. Ferdinand Alquié, Cahiers de jeunesse (L’Âge d’Homme, 2004, 153 p., 17 €). Après une préface un peu besogneuse qui donne quelques éclairages biographiques sur Ferdinand Alquié, on entame ces Cahiers de jeunesseen s’attendant à lire quelques vagues récits d’enfance ou d’adolescence du futur philosophe. Les premières pages sont banales : « Moi, je, ma famille, mes amis… » Puis, tout d’un, on aborde le chapitre Sexualité, et les confessions d’Alquié sur la masturbation et les pratiques sexuelles sont pour le moins ahurissantes Cinq fois par jour, plus les copains de classe, et la fille de la bonne, sans compter les visites au bordel : « Vers douze ans, je fus averti des choses du sexe. Je traversais alors une ère inouïe de cochonnerie. Je passais des heures dans une sorte d’état de transe, m’imaginant, par exemple, en train d’embrasser une femme sur le trou du cul… » Mis à part le sexe, ou plutôt l’acte sexuel, constamment présent dans ces Cahiers, de belles pages sur l’agonie du père, d’autres, irrésistibles, sur les prêtres que l’auteur a été obligé de fréquenter lorsqu’il était pion à Bossuet. Malheureusement, rien, ou presque, sur Joe Bousquet qu’il fréquentait à cette époque, lui ayant été présenté par René Nelli. Quelques réflexions, quelques rêves laissent entrevoir l’esprit de celui qui sera un long compagnon de route du Surréalisme. On n’aurait pas imaginé le sérieux et cartésien professeur sous cet angle.
Angleterre. Marc Vion, Perfide Albion ! Douce Angleterre ? L’Angleterre et les Anglais vus par les Français du XIVe siècle à l’an 2000 (Alan Sutton, 2004, 312 p., 23 €). En mai, une centaine d’étudiants britanniques traverseront le Channel en compagnie de l’actuel occupant du 10, Downing Street. Ils se joindront au Maire de Paris, au Premier Ministre et au Président de la République pour les célébrations du centenaire de l’Entente cordiale. Ce sera charmant, et sans aucun doute émouvant que de voir la France et l’Angleterre s’entre-célébrer. Pourtant, pourtant, les loyaux sujets de Sa Majesté savent-ils ce qui les attend dans la Ville-Lumière ? Savent-ils, par exemple, qu’Auguste Defauconpret (l’illustre traducteur de Walter Scott et de Fenimore Cooper) écrivit des Anglais : « La conversation d’un Anglais se borne à des remarques sur le temps qu’il fait ; de sorte que rencontrer un Anglais ou consulter un baromètre, c’est exactement la même chose. » Que Théophile Gautier estimait que « le dimanche à Londres est quelque chose d’aussi triste que la semaine à l’Escurial ». Que Vallès pensait que tous les Anglais « se ressemblent. Par esprit de patriotisme, parce qu’ils ont le Derby et la mer, ils ont tous des têtes de cheval ou de poisson… » Pour Clemenceau, la situation était simple : « L’Angleterre, c’est une colonie française qui a mal tourné. » L’ouvrage de Vion offre trois cents pages de citations littéraires, diplomatiques, poétiques, entrelardées d’anecdotes historiques, de bons mots et de quatrains folichons sur le thème entremêlé de l’anglophobie/l’anglophilie des Français. Les seize pages d’illustrations valent aussi le déplacement.
Antilles. Nathalie Schon, L’Auto-exotisme dans les littératures des Antilles françaises (Karthala, 2003, 326 p., 24 €). Un des problèmes majeurs des littératures francophones est, sans conteste, la relation tendue, contradictoire et parfois ambiguë que les écrivains entretiennent avec la langue et la culture de l’Autre, dominateur ou colon. L’invention d’une identité propre et la réappropriation par l’écriture d’une histoire dont la chronique n’occulte pas la mémoire meurtrie des peuples forment à l’évidence les chantiers inlassablement réouverts d’une reconquête aussi bien individuelle que collective, qui s’efforce de penser et de représenter l’enracinement et l’appartenance au delà de toute imposition extérieure et de tout regard étranger. Un tel projet ne va pas sans une critique de l’exotisme, terreau sur lequel ont prospéré les imageries et les stéréotypes véhiculés par les écrivains et observateurs français qui ont sillonné ces terres lointaines de l’Afrique ou des Caraïbes administrées par l’autorité implacable des Blancs. La période dite de la Plantation aux Antilles a vu se développer une littérature de pacotille destinée à conforter les clichés des îles paradisiaques, des belles femmes noires, des cocotiers sur fond de ciel immaculé. Les écrivains antillais, dès la fin du XIXe siècle, se sont employés à renverser ces images trompeuses. Aimé Césaire, Édouard Glissant, Patrick Chamoiseau, entre autres, ont continué sur la voie d’une déconstruction méthodique de l’exotisme et de ses mythes. Nathalie Schon, dans l’ouvrage qu’elle propose aujourd’hui, reconnaît la nécessité d’une pareille liquidation. Mais elle considère qu’elle a engendré un schéma binaire, résolument antithétique, qui, en opposant le socle identitaire des îles aux projections étrangères de la métropole, ne rend pas un compte exact de la problématique réelle de l’identité dans la sphère culturelle des Antilles. C’est pourquoi l’auteur avance le concept d’auto-exotisme, qui peut surprendre de prime abord, pour rectifier la perspective schématique et réductrice à ses yeux de la critique radicale de l’exotisme. Partant du constat, pour l’essentiel inspiré de la lecture des oeuvres de Maryse Condé et de Gisèle Pineau, selon lequel le regard prétendument identitaire porté sur soi et sa réalité propre est en fait traversé et informé par le regard de l’autre, étranger et exotique, Nathalie Schon met au point une grille d’analyse et un cadre d’intelligibilité qui vise à éclairer ou du moins à prendre en compte toute la complexité de la problématique identitaire dans la littérature antillaise : « C’est en comprenant et en acceptant l’exotisme de l’Autre que l’auto-exotisme n’est plus une vision du monde imposée mais choisie. La création d’une culture de référence non systémique intègre l’exotisme dans les rapports à l’étranger, mais aussi au familier, devenu moins évident, loin des fausses mises en péril des littératures de la certitude identitaire ». Tout l’intérêt de cette thèse – qui paraîtra bien paradoxale aux esprits les moins déliés – est de permettre de repenser les catégories mêmes de l’enracinement et de l’appartenance sur quoi fait fonds la théorie actuelle de la « créolité ». Avec l’auto-exotisme, Nathalie Schon réintroduit dans un champ de réflexion menacé de figement binaire, non pas une dialectique artificielle, mais un mouvement, un courant de l’errance, où se dessine sans doute aussi la ligne brisée de l’histoire et de la conscience antillaises. Elle montre ainsi que les écrivains martiniquais créolistes, tels Patrick Chamoiseau, s’accrochent à des repères qu’ils contribuent à rendre fixes (le « pays », l’ici, la tradition, la filiation), tandis que les écrivains guadeloupéens brouillent dans leurs œuvres ces mêmes repères et vivent leur présence au monde antillais en termes de déchirement et de discontinuité. L’argumentation et les analyses développées par Nathalie Schon dans cet ouvrage bien documenté, rigoureusement ordonné, écrit avec efficacité et précision, emportent l’adhésion. On y sent une pensée, intelligente, audacieuse, qui n’hésite pas à s’attaquer aux académismes les plus récents. On apprécie surtout que le propos soit informé par les thèses culturalistes, héritées de la sociologie et de la psychanalyse, seules aptes à révéler la vacuité des simplifications naturalistes dont souffre encore aujourd’hui le discours autorisé sur les littératures antillaises.
Anar. Elis Fraccaro, Malatesta. Biographie en image d’une figure de proue de l’anarchisme italien (Éditions libertaires, 2003, 105 p., 15 €). La vie épinalisée d’Errico Malatesta (1853-1932), qui eut un destin d’une grande exemplarité : celui que la Société réserve aux individus qui la trouvent injuste. Vers la fin, la folie qu’on enferme et les tentatives de suicide.
Aragon (I). Dominique Vaugeois, L’Épreuve du livre. Henri Matisse, roman d’Aragon(Presses universitaires du Septentrion, 2002, p.260 p., 22,50 ¤). Transformation réussie pour cette thèse de doctorat devenue un essai concis mais fourni, qui fait du livre qu’il commente l’occasion, ou plutôt le site, d’un questionnement théorique à la fois ample et minutieux. En effet, bâtissant peu à peu ce qu’elle nomme une « poétique de la composition », l’auteur aborde son objet par vagues de questionnements successifs, en mobilisant des notions telles que le genre, le paratexte, la fiction, le réalisme, l’intersémiotique, le montage, le pacte ou encore la génétique. Or la démarche suit un mouvement de va-et-vient : elle met la théorie au service de l’élucidation de l’œuvre singulière tout en montrant comment Henri Matisse, roman peut en forcer les limites. Placé sous le signe constant de l’écart à soi-même, du « jeu » et de l’hétérogène, ce travail n’a donc rien d’une simple application, à un corpus précis, de recettes éprouvées ailleurs. À la manière de son objet, l’étude déplace. Elle s’offre à la fois comme une monographie sur les enjeux du recueil, et comme un ensemble de propositions généralisables qui combine et dérange certains postulats antérieurs. Structurée en chapitres brefs, elle est servie par un sens efficace de la synthèse et de la formule, et par une rigueur démonstrative où le souci de susciter les interrogations ne cède pas aux facilités de l’obscurité, et où Dominique Vaugeois n’hésite pas à mobiliser le dictionnaire, pour rendre certains concepts, sous sa plume ou sous celle d’Aragon, à leur plein potentiel signifiant. On retiendra, par exemple, les distinctions établies entre feinte etfiction, et les pages relatives au genre comme « prendre comme ». Ou encore, la façon dont la « composition » d’Aragon (qui réunit des textes de dates diverses, colle mots et images, multiplie les niveaux d’énonciation, et pose par son titre même un constant problème d’identification), est abordée en fonction de sa présentation : le terme permet à Dominique Vaugeois d’associer à une approche matérielle du texte (modes de disposition) les apports de la phénoménologie (modalités de « donation »), pour insister sur la dimension pratique de l’œuvre et y repérer des éléments de « mise en scène » (elle en vient à y décrire « une théâtralisation de la limite. qui s’affiche dans la forte territorialisation des textes »). Ailleurs, c’est l’analyse des ajouts insérés entre les textes qui ouvre des perspectives pour une poétique de la transition, « cet entre-deux qui joue les tiers ». Ailleurs encore, la migration contextuelle que les textes déjà publiés ont subie lors de la « mise en livre » définitive (notamment pour leur illustration) est l’occasion d’une réflexion sur la valeur du « cadre » — un terme dont l’essai a soin, entre liant et « esthétique de la rupture », d’exploiter la polysémie. Mais le propos peut se renverser, et opposant cette fois l’autonomie de chaque texte à l’unité du tout, l’auteur aborde aussi l’ensemble sous l’angle de la variation : alors « la quête de l’origine se dit à travers une composition sérielle où se rejoue sans cesse le geste inaugural ». Tout en diffractant le regard porté sur un texte étudié de sa conception à sa réception, les résultats des enquêtes successives se répondent et s’enrichissent. Ainsi, la plasticité temporelle du discours d’Aragon apparaît dans l’examen des dates de composition, dans l’étude des notes qui se placent à la fois avant et après le texte, dans l’analyse des décrochages volontaires auxquelles Aragon soumet l’usage des temps verbaux, ou dans celle de l’inscription — fictive ou réelle — de l’oubli dans le recueil. Et à son tour, cette incertitude spatiale semble reflétée dans le flou générique dont le texte s’entoure : il « fait faire au lecteur l’expérience d’une perturbation de l’ordre identitaire qui est à l’origine de la mise en place d’une poétique du mouvement », de sorte que « tout se tient de mieux en mieux et se démêle de moins en moins bien ». La réussite majeure de l’étude consiste peut-être à tenir cette démonstration écheveau par écheveau, pour repérer différents opérateurs d’instabilité, sans pour autant gommer la complexité du texte. La présentation est impeccable, comme le reste.
Aragon (II). Jean Ristat, Aragon, l’homme au gant (Éditions de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet et Le Temps des cerises, 2004, 51 p., 7,50 €). « Jean Ristat, auteur d’une vingtaine de livres, a connu Aragon en 1965 et l’a accompagné jusqu’à sa mort en 1982. Ces quelques lignes [nous soulignons] extraites de la conférence qu’il a prononcée à son sujet à la Bibliothèque nationale de France, en décembre 2002, éclairent la nature de ses réflexions. » Hors l’explication du tableau prétexte au titre de cette conférence — L’Homme au gant, signé du Titien —, il n’y a rien d’autre à dire sur ces « quelques lignes » que ce qu’annonce la quatrième de couverture. Simple exercice oratoire, comme si Jean Ristat avait besoin d’un diplôme pour monter en grade, ou ce qu’on appelait au xiiie siècle une « fatrasie », avec le sens que l’on voudra aujourd’hui lui donner.
Aragon (III). Daniel Bougnoux et Cécile Narjoux commentent Aurélien d’Aragon (Folio, 2004, 246 p., s.p.m.). On connaît la position centrale d’Aurélien dans l’univers d’Aragon : l’œuvre appartient au cycle du « Monde réel », mais annonce Les Communistes et surtout les grands récits des années 60 : La Mise à mort et Blanche ou l’oubli. C’est dire l’importance d’une synthèse critique de ce texte cher à ceux qui ont pour formule-mana l’un des incipits les plus célèbres de la littérature : « La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. » Le dossier rassemblant en fin de volume les différentes sources critiques sur lesquelles Daniel Bougnoux et Cécile Narjoux se sont appuyés est révélateur de la situation particulière de ce roman : les études ne manquent pas, les articles sont riches et nombreux, et cependant les extraits choisis pour la section « Critique » sont tirés, pour la moitié d’entre eux, d’un même numéro de la Revue d’histoire littéraire de la France, et l’on ne dispose que de deux études suivies consacrées exclusivement au roman : Aurélien d’Aragon de Carine Trévisan et surtout le magnifiqueAragon, le fantasme et l’Histoire de Lionel Follet.
Aragon (IV). Édouard Béguin, L’Atelier d’un écrivain : le XIXe siècle d’Aragon, textes réunis par Suzanne Ravis (Publications de l’Université de Provence, 2004, 298 p., 26 €). Ces actes d’un colloque tenu à Lyon en 2001 sont un nouveau témoignage de la surprenante fortune critique actuelle d’Aragon, due, certes, à la qualité des chercheurs, mais surtout à la position d’une œuvre qui affronte l’héritage culturel dans toutes ses dimensions. Symboliquement, le volume est encadré par deux interventions sur Aragon et Hugo. Son « hugolisme » fervent et constant est en effet un de ses traits les plus singuliers, souvent mal accepté : Bernard Leuilliot rappelle une violente polémique de 1952 entre Char et Aragon à propos de l’auteur des Misérables. On ne détaillera ici pas le contenu d’un volume très riche, qui traverse et le XIXe siècle et l’œuvre d’Aragon — ce qui fait beaucoup ! La question du réalisme, le roman historique, Courbet, Chateaubriand, Tourgueniev, le sonnet sont les principales étapes de ce parcours.
Argot. Denis Delaplace, Bruant et l’argotographie française : l’argot au XXe siècle (Champion, 2004, 305 p., 50 €). Le titre de cet ouvrage pourrait prêter à confusion. S’il y est question de Bruant, c’est parce qu’il a couvert de son nom une entreprise lexicographique dont il a pu être l’initiateur et le propagandiste sans en être à proprement parler l’auteur. Il ne s’agit donc pas d’histoire littéraire et encore moins de biographie. Denis Delaplace, avec un grand talent de démêleur de choses enchevêtrées, présente en fait une enquête historiographique et linguistique qui prend L’Argot au XXe siècle à la fois pour point de repère et pour objet d’analyse. L’ouvrage signé de Bruant lui sert en fait de point de départ puis d’arrivée pour une reconstruction de la très complexe histoire des divers documents imprimés qui ont eu, depuis le XVe jusqu’au XXe siècle, la prétention de mettre en dictionnaire ce qu’il est convenu d’appeler l’argot. Par de savantes comparaisons entre toute une série de textes couvrant ces cinq siècles, il en reconstitue la généalogie, en traque les reprises et les variantes, les fidélités et les trahisons. C’est donc moins l’argot en lui-même qui l’intéresse ici que la façon dont il a été conçu, traité, décrit, traduit et commenté — ce que résume le terme même d’argotographie. Il faut souligner que l’enquête réussit l’exploit de demeurer claire et lisible malgré la complexité du propos et des filiations mises au jour. Les amateurs d’historiographie linguistique apprécieront les premiers chapitres, fondés sur l’observation qu’« un argotographe peut en cacher un autre », ce qui n’étonnera pas dans un domaine comme celui-là, qui appelle la compilation, voire le plagiat. Derrière « le » Bruant, on découvrira une kyrielle d’antécédents, certains célèbres et d’autres quasiment inconnus, de Villon à Vitu, en passant par Pechon de Ruby, Ollivier Chereau, Vidocq, Lorédan Larchey, Delvau, Virmaître, Francisque Michel, Hector France… Au passage, grâce à d’abondantes citations tirées de ces multiples sources, le simple amateur de mots aura eu le plaisir d’en savourer des quantités qu’on retrouvera dans l’« index d’expressions argotographiées », c’est-à-dire présentes dans l’un ou l’autre des répertoires et dictionnaires évoqués. Le linguiste se concentrera, quant à lui, sur la cinquième partie, qui détaille l’essentiel des modes de formation de l’argot. Au terme de ce parcours à la fois pittoresque et savant, qui démonte le mythe d’une langue de la pègre pour restituer l’argot aux classes populaires de tous les temps, il apparaît que le Bruant (ce « monument ») fait office de passeur. Il reprend, résume, réorganise l’essentiel du travail de ses prédécesseurs tout en l’enrichissant (en puisant par exemple dans la culture chatnoiresque), de telle sorte qu’il devient à son tour pour tous les auteurs argototropiques du XXe siècle une formidable boîte à outils pour de nouvelles créations expressives — puisque c’est avant tout à cela que sert l’argot selon Denis Deleplace. Carco, Boudard, Simonin, Queneau, San-Antonio, Céline sont ainsi quelques-uns des principaux débiteurs du premier argotographe du XXe siècle. Utiles aux chercheurs : bibliographie et index des auteurs cités. On regrettera que l’auteur n’ait pas fourni en sus un tableau cladistique des filiations qu’il retrace. Son objet et sa démarche s’y prêtaient pourtant, et les résultats de son enquête auraient pu prendre ainsi un aspect graphique beaucoup plus parlant pour le non-spécialiste.
Arnaud. Noël Arnaud, C’est tout ce que j’ai à dire pour l’instant. Entretiens avec Anne Clancier (Patrick Fréchet éditeur, Le Pradel, 12270 Saint-André-de-Najac, 2004, 147 p., 20 €). Noël Arnaud se confie sur son enfance, sa jeunesse et les grandes étapes de sa vie littéraire, du Messager boiteux de Paris à ces irrégulières et inclassablesDragées hautes qui vont bien nous manquer désormais. D’où vient le sentiment que plus Arnaud paraît se confier dans ces entretiens avec Anne Clancier, plus il semble se cacher et taire l’essentiel ? Ce qui transparaît fort bien, en revanche, à la lecture de ses propos, c’est la manière dont il a su traverser son époque avec une lucidité qui l’a mis à l’abri de toutes les vanités.
Aron. Raymond Aron, Le Spectateur engagé. Entretiens (De Fallois, 2004, 324 p., 18 €). Raymond Aron est depuis bien longtemps sorti du purgatoire que lui avait valu, dans le milieu intellectuel de gauche, sa réputation d’homme de droite. Les entretiens qu’avaient réalisés Jean-Louis Missika et Dominique Wolton pour la télévision en 1980 ont représenté un moment-clé de cette sorte de réhabilitation. Adaptés sous forme de livre, ils reparaissent aujourd’hui dans une réédition assez curieuse puisque, si la bibliographie a été mise à jour, l’introduction est demeurée sans changement. D’où un étrange sentiment d’irréalité quand on lit que « la période qui s’ouvre sera riche d’enseignements sur la capacité de l’intelligentsia française à se situer vis-à-vis d’un pouvoir qu’elle a majoritairement appelé de ses vœux » ! Le lecteur inattentif risque d’être pris d’un certain vertige devant cette collision temporelle que ni les auteurs des entretiens ni l’éditeur ne se sont donné la peine de commenter. Il reste que les réponses de Raymond Aron sont aussi fascinantes aujourd’hui qu’il y a un quart de siècle, et l’on se dit qu’on a beaucoup perdu à ne pas l’écouter plus attentivement quand il parlait avec lucidité d’un monde que presque tous interprétaient alors en fonction de leurs fantasmes idéologiques. La littérature ne fait pas partie des thèmes abordés, du moins directement, et l’on ne sait trop ce qu’Aron en aurait dit, mais on n’oubliera pas qu’il enseignait Claudel en Allemagne dans les années 30 ni qu’il retrouve les AG de Mai 68 dans certaines scènes de L’Éducation sentimentale. Pour le reste, les Vingtiémistes pourront puiser bien des informations utiles dans ce qu’il dit de ses rapports avec Sartre et de nombreux autres figures, plus ou moins imposantes, de la vie intellectuelle du siècle. Un siècle finalement plus aronien que lui-même ne l’avait jamais espéré.
Balzac (I). Honoré de Balzac, L’Anonyme ou ni père ni mère, texte présenté et annoté par Marie-Bénédicte Diethelm (Le Passage, 2003, 395 p., 20 ¤). C’est un double problème de filiation que propose ce roman. Son titre, allusion à la scène du Mariage de Figaro dans lequel le personnage, enfant sans parents, se présente sous le nom d’« Anonyme », annonce une intrigue en forme de roman familial, dans laquelle un jeune homme élevé sous un nom anglais finira par se découvrir des origines aussi royales qu’exotiques, qu’il décidera, au rebours des ficelles usuelles du conte, d’ignorer. Mais cette recherche en paternité est aussi celle que mène l’éditrice du volume. Si L’Anonyme a été publié en 1823 sous la signature de Viellerglé-Saint-Alme, l’un des pseudonymes d’Auguste Le Poitevin, et si sa vocation commerciale se manifeste dans le cœur même du récit par une publicité (!) pour un autre roman, l’introduction et le volumineux appareil critique s’emploient en effet à montrer que le texte doit être rangé, pour partie au moins, parmi les œuvres de jeunesse du grand Honoré. L’ensemble ainsi constitué se lit sans déplaisir. Facétieux, fertile en remarques de régie et en échos intertextuels, L’Anonyme se plaît à souligner ses invraisemblances, et comme le signale Marie-Bénédicte Diethelm, il donne de précieux renseignements sur les lectures de son auteur, en mêlant l’influence de Walter Scott à celle de Sterne. Se piquant au jeu, on se surprend vite en quête de « balzacismes », d’autant que l’éditrice a choisi de signaler les correspondances que le texte trouve dans les autres publications de jeunesse de l’auteur de La Comédie humaine, tandis que d’autres éléments, plus évidents, sont laissés à la sagacité du lecteur (par exemple quand apparaissent des formules telles que « le Gallien de la province », ou « le baron […] leur lança un coup d’œil si expressif, qu’un observateur de troisième classe l’eût traduit sans le moindre solécisme » — deux tours que l’on croirait sortir du pastiche proustien). Une chronologie des premiers textes de Balzac et plusieurs éléments de paratexte contemporains achèvent de compléter cette édition. On regrettera simplement que, toute à sa démonstration, l’éditrice brûle parfois la mèche en proposant de ces notes scélérates qui annoncent intempestivement des développements à venir, mais puisqu’elle rend de nouveau accessible un texte devenu introuvable depuis 180 ans, le crime est bien véniel.
Balzac (II). Penser avec Balzac, sous la direction de José-Luis Diaz et Isabelle Tournier(Christian Pirot, 2003, 349 p., 22 ¤). Issu d’un colloque organisé par le Groupe international de recherches balzaciennes (GIRB) en 2000, ce volume réunit vingt-cinq études sur la « pensée de Balzac » — à la fois le Balzac « penseur » ou « pensant », défense et illustration d’un Balzac intellectuel et philosophe dans ou hors la fiction, et le Balzac « pensé », occasion d’un bilan critique sur la glose balzacienne des vingt dernières années, puis d’une mise au point sur les recherches récentes (Balzac et l’Internet, Balzac dans les Gender Studies, etc.). Reprenant la question de Pierre Macherey, « à quoi pense la littérature ? », les contributeurs de la première partie s’interrogent sur l’héritage des Lumières, sur l’épistémologie balzacienne et l’ambivalence des représentations de la pensée dans l’œuvre, force vive et dépense mortelle, sur Balzac penseur de la religion et sociologue, peintre de la vie moderne et de Paris. Dans une réflexion dense, Alain Vaillant défait le cliché d’un Balzac piètre théoricien mais grand romancier, en analysant comment, dans Louis Lambert — texte très sollicité dans l’ensemble du volume —, s’est problématisée durablement la relation du système philosophique et de la mimésis romanesque. Preuve en est peut-être, comme le montrent Susi Pietri et Jacques-David Ebguy, que Balzac a été lu et bien lu par les philosophes passés (Benjamin, Hofmannsthal) ou présents (Deleuze, Rancière, Serres, J. Grange). Au chapitre des bilans, l’« Histoire d’un groupe » de Franc Schuerewegen ou comment, sous l’égide de Claude Duchet, le GIRB fut fondé en 1979 contre les Sorbonicoles, avant que le temps ne calme les polémiques. Florence de Chalonge fait le point sur Balzac et la poétique du récit (au commencement était Roland Barthes, avec S/Z) et Pierre Laforgue sur les sociocritiques balzaciennes (Claude Duchet versus Pierre Barbéris). Du côté de l’avenir, voire d’une postmodernité problématique (Andrea Del Lungo), c’est le Balzac on line qui est convoqué, matière à réflexions sur la question du « réseau » ou de l’hypertexte balzacien. Échappant aux écueils du genre, Christine Planté réfléchit sur l’écrivain à la lumière des Gender Studiesaméricaines. « De l’auteur au lecteur » : quoique d’une unité discutable, la dernière section rassemble des commentaires sur Balzac et la pragmatique, sur la notion de « public » dans l’œuvre et sur les relectures-réécritures de Balzac par le roman contemporain. Bilan sur le bilan, la postface d’Isabelle Tournier répond à la préface de José-Luis Diaz pour se féliciter de la vigueur des études balzaciennes, nécessairement kaléidoscopiques, à l’image d’une œuvre qui continue de s’échapper en tous sens.
Balzac (III). Françoise van Rossum-Guyon, Balzac. La littérature réfléchie (Paragraphes, Montréal, 2003, 200 p., 18,50 €). Spécialiste du roman aussi bien que de Balzac, l’auteur éclaire les enjeux de la réflexion balzacienne sur la littérature à partir des discours critiques de Balzac préfacier et auteur, des commentaires du narrateur balzacien et de ses personnages dans la fiction, jusqu’aux mises en abîme de l’activité créatrice par le roman. Le livre rassemble des articles publiés, mais l’unité de l’ensemble est réelle, d’autant que la plupart de ces essais ont été remaniés et complétés. La première partie, L’Auteur dans le texte, s’ouvre sur un chapitre théorique destiné à poser les jalons critiques des études qui vont suivre : sans surprise, Françoise van Rossum-Guyon commence par constater l’inflation du discours du narrateur avant d’en détailler les modes d’apparitions et d’examiner le lexique de laComédie humaine. Elle s’interroge ensuite sur les fonctions de ce discours puis sur l’appropriation, par le roman, du langage des autres genres (le théâtre notamment) ou des beaux-arts. Ce « savoir du texte » dans le texte n’en est pas moins mis à mal par la fiction dont les mises en scène et le dialogisme énonciatif compliquent la théorie littéraire balzacienne. C’est ce que démontrent les études qui suivent, consacrées à la digression sur l’argot dans Splendeurs et misères des courtisanes, à l’auto-représentation de l’auteur dans Le Cousin Pons et La Cousine Bette, à la trouble figure auctoriale que sont Vautrin dans Le Père Goriot et Camille Maupin dans Béatrix, au « pouvoir générateur » de la description liminaire de la boutique du père Sauviat dans Le Curé de village (chapitre qui servira pour tout commentaire de texte sur l’incipit descriptif balzacien). La seconde partie, dédiée aux Illusions perdues, « œuvre capitale dans l’œuvre » selon les mots mêmes de Balzac, montre, suivant les mêmes perspectives, qu’il s’agit d’un « roman de la production littéraire aussi bien que de sa réception ».
Baudelaire. Bernard Plessy, Baudelaire à Lyon. Histoire d’une obsession (De Fallois, 2004, 160 p., 19 €). Une obsession, dit le sous-titre de ce livre : la haine bien connue de Baudelaire pour Lyon, semblable à celle de Rimbaud pour Charleville, est ici nuancée, mais sans tourner à l’apologie de la ville. Bernard Plessy, un Lyonnais, frère du public auquel il s’adresse — ceux qui aiment Baudelaire, ceux qui s’intéressent à Lyon et ceux qui sont curieux de l’histoire entre cette ville et ce poète —, ne cède pas à cette facilité. Son essai est fondé sur deux principes : l’imprégnation lyonnaise dans les textes — Baudelaire, qui passe quatre années de son adolescence à Lyon, de 1832 à 1836, c’est-à-dire de onze à quinze ans, est marqué par cette ville, lieu de ses premières expériences esthétiques — et la haine de Lyon, surtout dans les Salons de 1845 et de 1846, haine que l’auteur invite à considérer comme un réactif révélateur. Belle proposition de départ, mais le passage de l’un à l’autre n’est pas clair ; de même, les cinq chapitres sont autant de petites monographies (sur les peintres lyonnais, sur Victor de Laprade, etc.) sans véritable lien. Le lecteur, bien informé par l’appel à la correspondance, aux textes, aux articles de l’époque, parvient à dépasser la vulgate baudelairienne anti-lyonnaise, mais il ne sera pas toujours convaincu et restera un peu sur sa faim. C’est dommage pour la capitale de la gastronomie.
Bibliophilie. Bertrand Galimard Flavigny, Être bibliophile. Petit guide pratique (Séguier, 2004, 240 p., 20 €). En deux cents pages et quelques, un bréviaire de la bibliophilie, de ses codes, de son jargon et de ses us. L’auteur, qui tient une chronique hebdomadaire au Figaro littéraire, a su mêler précisions et anecdotes. Son Petit guide pratiqueest aussi divertissant qu’instructif. Plutôt que d’en citer quelques échantillons, nous préférons inciter les lecteurs d’Histoires littéraires à le demander sans tarder à leur libraire. C’est une recommandation que nous ne faisons pas souvent, ni à la légère.
Boncenne. Pierre Boncenne, Faites comme si je n’avais rien dit (Seuil, 2004, 613 p., 26 €). « Faites comme si je n’avais rien dit » : combien de chroniqueurs acerbes auraient construit un édifice sur ce titre ? Nous n’en ferons rien : en réunissant en recueil un ensemble de trente-sept interviews parues initialement dans Lire ou dans Le Monde de l’Éducation entre 1977 et 2000, Pierre Boncenne, qui a été le collaborateur de Bernard Pivot et le rédacteur en chef de Lire, offre un agréable témoignage sur la vie littéraire contemporaine et les auteurs ou les intellectuels à succès, des conversations plaisantes, qui roulent souvent sur le quotidien, le biographique ou le monde contemporain, mais aussi des « exercices d’admiration » comme disait Cioran, et quelques réflexions esthétiques (le romanesque a été volé par le cinéma, dit l’auteur à Calvino) à verser au beau genre des souvenirs littéraires. Pierre Boncenne tient à « interview », plus modeste qu’« entretien », taquine les Académiciens, fait précéder chacune de sa présentation d’origine, et ajoute systématiquement un petit texte d’anecdotes ou de réflexions. De Raymond Aron à Paul Virilio, de Borges à Zinoviev en passant par Hergé, Leys ou Onetti, on glane des confidences, des réflexions, des anecdotes : Paul VI a voulu faire Jean Guitton cardinal (ce n’est pas moi, c’est Maritain, rétorque l’intéressé), Victor Hugo est un imposteur (ce n’est pas moi, c’est Ionesco qui le dit), François Mitterrand n’était pas un journaliste, et cet aveu de Ionesco, à méditer : « Toute l’histoire littéraire telle qu’on la pratique est une histoire de concierge… Ce qui intéresse, ce n’est pas la vérité universelle, mais l’aveu personnel, c’est-à-dire le trou de la serrure… »
Bonnefoy. Yves Bonnefoy et l’Europe du XXe siècle (Presses universitaires de Strasbourg, 2003, 495 p., 30 €). Les hommages n’auront certes pas manqué à Yves Bonnefoy ; à l’occasion de son quatre-vingtième anniversaire, il s’agit cette fois d’un volume monumental assez hétéroclite, qui mêle de brefs témoignages amicaux et des études critiques parfois très mimétiques de leur objet. Voir là, comme le propose la quatrième de couverture, « un « livre des amis » au sens où Hofmannsthal les aimait » est abusif et détourne le sens que le poète autrichien donnait à sa mince plaquette. Précédées d’un entretien avec le poète sur le thème de l’Europe et suivies d’un texte inédit, les quarante-trois interventions couvrent l’ensemble des préoccupations de Bonnefoy, classées en cinq sections : « Perspectives historiques », « Poétique d’Yves Bonnefoy », « Traduire Yves Bonnefoy », « Yves Bonnefoy et les artistes du XXe siècle », « Yves Bonnefoy et les écrivains du XXe siècle ». L’ensemble est d’une grande tenue, mais finalement sans surprise : la révérence domine, la hauteur de vues grise. On aimerait davantage d’interrogations comme celles de Claude Pichois qui, relevant que ce XXe siècle se fait sans le roman, tente d’imaginer un Bonnefoy lecteur de Colette.
Camus (I). Albert Camus et les écritures du XXe siècle (Artois Presses Université, 2003, 380 p., 22 ¤). Actes d’un colloque consacré au rôle de l’Algérie, « facteur déterminant de la genèse d’une création ». On y lira un ensemble d’articles sur L’Étranger d’une part, L’Homme révolté d’autre part, des études de réception (au sens large puisqu’elles incluent le théâtre et les lettres allemandes, l’école et le dictionnaire), et des lectures de rémanences gidiennes en Algérie, autour notamment de Rachid Boudjedra et Rachid Mimouni.
Camus (II). Ali Yedes, Camus l’algérien (L’Harmattan, 2003, 274 p., 22 €). Toutes les thèses méritent-elles d’être publiées ? Qu’Ali Yédes, maître-assistant dans le département d’études françaises et francophones d’un collège américain, veuille rappeler à la population outre-Atlantique les racines de la « vieille Europe », et de la vieille Europe coloniale, n’est sans doute pas inutile. Mais « ni totalement français ni totalement algérien, Camus est entre les deux. […] Locale avant d’être universelle, l’œuvre de Camus trouve ses racines en Algérie et l’aspect algérien de son œuvre importe tout autant que son universalité », est-ce vraiment une découverte ? On s’appuie surtout, pour le re-démontrer, sur une conception que l’on croyait dépassée de l’histoire littéraire : le texte « pur », on pourrait même dire épuré ! Rien sur l’histoire de l’Algérie ou sur la situation exacte de l’Algérie à la naissance d’Albert Camus, et surtout pas de données biographiques. On saute allègrement ses débuts de journaliste, à Alger républicainpourtant, on réduit ad minima la position de Camus face au conflit algérien, et l’on évite ainsi de se pencher sur ses ambiguïtés. Bref, on le met hors temps, et du même coup hors jeu. Et passons sur la terminologie utilisée, qui ne serait pas loin de faire de Camus un héritier de Maurice Barrès !
Camus (III). Arnaud Corbic, Camus, l’absurde, la révolte, l’amour (Éditions de l’Atelier, 2003, 176 p., 18 €). Comme Pascal les mouches, Camus attire les ecclésiastiques. Bernanos, lui, les attirait de son vivant, performance meilleure car la sueur du pécheur est un effet de son ardeur. Arnaud Corbic, franciscain de trente-quatre ans, est, apprend la notice, philosophe et théologien. Sachant qu’il y a dix philosophes et huit théologiens par siècle, cela émeut. Ce rare esprit enseigne la philosophie contemporaine à l’Athénée Pontifical Antonianum à Rome. Dans son précédent ouvrage, il avait entrepris d’égaler Camus à Bonhoeffer (Dietrich Bonhoeffer, résistant et prophète d’un christianisme non religieux, 2002). Ici, dans ce livre solide, l’originalité revendiquée est l’analyse — mieux : la construction — d’un Camus philosophe. L’annexe terminale — quelques textes d’Albert — finit sur une lettre à Ellen Leynaud dont les derniers mots sont : « Je vous embrasse avec toute ma tristesse. Camus. »
Catalogues. Chantal Faure, Catalogues de libraires et d’éditeurs 1811-1924 (Bibliothèque nationale de France, 2004, 246 p., 39 €). Un inventaire des milliers de catalogues de libraires et d’éditeurs que conserve la Bibliothèque nationale pour la période indiquée dans le titre : 190 000 pièces sous la cote Q10 enfin accessibles. Un usuel de bel avenir.
Celan-Heidegger. Hadrien France-Lanord, Paul Celan et Martin Heidegger. Le sens d’un dialogue (Fayard, 2004, 313 p., 20 €). Entre Paul Celan et Martin Heidegger un mur de silence aurait pu s’instaurer, séparant durablement le poète et le philosophe comme on distingue des espèces par nature inconciliables, enfermant du même coup les discours et les pensées dans des sphères isolées, étanches. L’Histoire aurait pu, en effet, en décider ainsi : l’attitude de Heidegger sous le Troisième Reich, qui alors était proche des thèses du régime nazi, ne le destinait pas nécessairement à rencontrer Paul Celan, dont les parents seront déportés et exterminés par ce même régime. Pourtant, une rencontre eut lieu : le 24 juillet 1967, à l’invitation du professeur Baumann, Celan fait une lecture à l’Université de Fribourg-en-Brisgau, en présence de Heidegger. Présence que le poète avait souhaitée – et, dans le même temps, redoutée jusqu’à la dernière seconde, en raison de ce qui se disait dans les années 50-60 sur le compte du philosophe allemand et de ses positions « politiques » des années 30. Heidegger parlera d’erreur, Celan préfère parler de « faute ». Malgré ce lourd différend, toujours susceptible d’obérer toute chance de dialogue, Celan fait le choix de la rencontre : il va vers Heidegger avec un espoir en profondeur entretenu, cultivé dans les intervalles et les résonances des lectures antérieures qui l’ont pour ainsi dire rendu possible. Car la rencontre de 1967 n’est rien que la face publique, exhibée, d’un entretien continu, par lequel le poète et le philosophe ont façonné conjointement une aire d’entente, un cadre de questionnement et peut-être aussi de réponse où le poème chemine avec la pensée et la pensée s’élabore dans le mouvement même de la parole poétique. L’essai d’Hadrien France-Lanord se propose de circonscrire et d’explorer cet espace d’échange dans les limites duquel s’invente un dialogue. Mais dialogue décalé, différé, toujours confié au temps intériorisé de la lecture et de l’écriture. Celan commence à lire Heidegger en 1951 : il annote pour son propre compte les textes du philosophe, prolonge ses réflexions par des commentaires qui sont aussi des propositions poétiques. Le dialogue est entamé : il crée une espèce de trame intellectuelle, ponctuée d’articulations décisives, d’intersections majeures. Ces lieux de pensée et d’écriture forment précisément l’objet de l’essai d’Hadrien France-Lanord. C’est dire si la perspective adoptée par l’auteur ne se contente pas des idées reçues et des vernis anecdotiques qui entourent d’ordinaire le rapport Celan/Heidegger. Il s’agit bien plus de montrer, documents à l’appui, en quoi les pratiques distinctes du poète et du philosophe s’interpénètrent et se fécondent mutuellement – nouant de la sorte une relation inédite, exclusive sans doute également, qui place au centre de ses préoccupations la question du langage, noyau commun en somme à la recherche philosophique (dans le cadre d’une redéfinition des enjeux et des concepts mêmes de la métaphysique) et à l’écriture poétique. C’est pourquoi Hadrien France-Lanord met d’emblée l’accent sur la problématique de la langue (allemande), éclairant du même coup, pour ce qui concerne Paul Celan, une sorte d’appropriation impossible : comment écrire dans la langue des bourreaux ? Mais cette interrogation dépasse, et de loin, le simple niveau linguistique ; elle enveloppe également une ontopoétique (qu’en est-il de la prise en charge de l’être et de sa révélation dans la parole ?) et une anthropologie du langage dont les termes et les enjeux sont exposés et explicités par Heidegger, notamment sous l’angle de notions capitales telles que le Dasein ou l’Ereignis. Celan n’est pas sous le coup d’une influence ou d’un assujettissement philosophique : il trouve dans la pensée heideggérienne les conditions d’une écoute plus aiguë et d’une intelligibilité personnelle des problèmes que pose la poésie « en temps de détresse ». Il définit la dimension proprement éthique de la parole poétique conçue comme dialogue, ouverture vers l’Autre, maintien de la pure altérité. Comme le dit l’auteur, « le poème est la dimension dialogique en laquelle la parole du poète prend en garde ce qui est nommé dans sa vérité propre ». On recommandera cet essai qui fait montre d’une intelligence des textes tant poétiques que philosophiques. L’obscurité de Celan et l’hermétisme de Heidegger sont ici traversés par un questionnement clair, pertinent, stimulant. A chaque page, la pensée est fêtée, avec une grande simplicité et une grande élégance d’expression.
Censure théâtrale. Odile Krakovitch, Censure des répertoires des grands théâtres parisiens (1835-1906). Inventaire des manuscrits des pièces et procès-verbaux des censeurs (Archives nationales, 2004, 894 p., 75 €). Un instrument de recherche capital sur le théâtre à Paris : les manuscrits de huit mille pièces recensés et classés dans différentes listes : index des pièces, index des théâtres, index des auteurs, index des musiciens, index des genres. Pour chaque manuscrit sont données la cote dans la série F18 et, lorsqu’il a été conservé, celle du rapport du censeur dans la série F21. Le classement par nom d’auteur contient quelques bévues, assez plaisantes : l’« Allais (A) » auquel est attribué la pièce intitulée L’Astiqueur, qui fut déposée en 1900, n’est pas le grand Alphonse mais un Allais plus obscur, qui avait reçu le prénom de René. Si les Rimbaldiens pourront se faire une idée du talent dramatique du destinataire de la lettre sur la voyance poétique en consultant le manuscrit de L’Âme de Racine de Paul Demeny, ils connaîtront un faux espoir en consultant celui de la pièce Les Chambres de bonne qui est attribuée à un « Rimbaud (A.) » : l’auteur de cette œuvre s’appelait en réalité Hippolyte Rimbaut. Que les admirateurs d’Ubu roi ne se précipitent pas sur les manuscrits de trois pièces inconnues, Faute d’un pardon, Grassot tueur de lions et Un moderne gentilhomme, attribuées à « Jarry (Alfred ») : ce sont des œuvres d’un Jarry moins prestigieux, prénommé Alexandre. Quant aux lecteurs d’Histoires littéraires, ilsn’auront pas de peine à identifier le « Mickael » du Cor fleuri et le « Mikhael (Ephraïm) » de Briseis comme un seul et même personnage. Mais ces broutilles n’entachent en rien l’important apport de ce répertoire des pièces de théâtre déposées à la commission de censure.
Chabaud. Auguste Chabaud, Poésie pure, peinture pure : deux lettres à M. Henri Brémond de l’Académie Française, précédées de propos, suivies de commentaires et clôturées de déductions (Fage, 2003, 55 p., s.p.m.). Essai paru en 1927, ces « deux lettres à M. Henri Brémond » s’inscrivent dans la polémique célèbre qui opposa Brémond à Paul Souday. Le texte devait-il être réédité ? Il développe une lettre partiellement citée par Brémond dans l’un de ses ouvrages. L’édition — un petit livre blanc — en est agréable. Chabaud, qui était peintre, élargit le débat aux arts visuels, tout en donnant un exemple intéressant de portrait de Valéry en ingénieur. Mais apporte-t-il du neuf à la réflexion ? Sa thèse, en forme de voie médiane ou de troisième partie de dissertation, consiste à affirmer que l’art ne se résume pas à une maîtrise technique non suffisante quoique nécessaire, et que c’est « un fluide qui d’un simple aphorisme banal fait un vers sublime ». L’auteur illustre cette position en convoquant l’image de l’aviateur, à qui les connaissances mécaniques permettent, mais n’assurent pas, le « lever de terre » et l’envolée vers « l’azur ». Hélas, Chabaud devait avoir une panne de kérosène, car le lecteur, malgré la brièveté du propos, se lasse vite d’attendre le décollage.
Char. Laurent Greilsamer, L’Éclair au front. La vie de René Char (Fayard, 2004, 556 p., 25 €). Première biographie de René Char. L’auteur maîtrise son sujet ; son récit trouve le bon rythme. Il est en outre le premier à ouvrir les archives privées, notamment la correspondance. Le livre est donc informé, pour ce qui concerne les amitiés, les amours et les expériences de vie de Char, et donne du poète le portrait bien campé d’un « colosse en liberté » d’une rude lucidité. La quatrième de couverture affirme offrir du neuf sur l’avant et l’après Résistance. Pas toujours. Le récit des années surréalistes, par exemple, nous apprend peu. Le parti pris biographique rabat inévitablement la lecture de l’œuvre sur la dimension autobiographique, dont les enjeux proprement littéraires sont peu auscultés. Et le poète, assimilé à la figure du « loup solitaire », selon la logique d’une métaphore filée qui fait régulièrement retour sous la forme de courts interludes « poétiques », paraît, de manière parfois un peu forcée et peut-être trop sensible à la mythographie propre à l’écrivain, détaché de la scène littéraire, qu’on le voit traverser plus qu’habiter.
Cocteau. Jean Cocteau, Théâtre complet, édition publiée sous la direction de Michel Décaudin, avec la collaboration de Pierre Caizergues, Pierre Chanel, Gérard Lieber, Francis Ramirez, Christian Rolot et Jean Touzot(Gallimard, Pléiade, 2003, 1870 p., 70 €). Ce n’est pas sans tristesse que l’on ouvre ce volume, dirigé par Michel Décaudin, récemment disparu, et qui aura apporté à Cocteau la même passion, le même zèle et la même attention qu’à Apollinaire et à tant d’autres poètes. Après les poésies de Cocteau, voici donc son théâtre consacré dans la collection de la Pléiade. La production dramatique de Cocteau fut très abondante et témoigna d’une fascination pour la scène, qui l’empoigna dès sa jeunesse. D’aucuns diront que Cocteau étant essentiellement un homme en représentation permanente, le théâtre devait fatalement le tenter tôt ou tard. Peut-être est-ce même là ce qui le relie à un certain XIXe siècle et à l’époque de Proust : cette fascination du théâtre, de la scène et du jeu de l’acteur, et aussi ce rêve d’un public élargi et populaire. En fait, les débuts dramatiques de Cocteau ne datent que de 1917, avecParade : le poète avait précédé le dramaturge. Mais la magie du théâtre perdura toujours chez lui et se doublera d’une fascination accrue pour le monde du cirque, du music-hall (on trouvera dans ce volume des chansons de lui, certaines assez prenantes) et des ballets. Ce gros volume montre aussi à quel point la production dramatique de Cocteau fut diverse et, parfois, un peu incertaine : on y lira notamment une pièce inédite, Le Baron Lazare, qui date de 1920 et qui montre à quel point le Boulevard fascinait l’auteur des Mariés de la Tour Eiffel. Il est étonnant de penser que cette pièce à la Bernstein, d’ailleurs bien ficelée, fut écrite en 1920, et l’on se dit que Cocteau a bien fait de ne pas la publier, non qu’elle soit mauvaise — c’est, répétons-le, de l’excellent Boulevard —, mais parce qu’elle est assez déconcertante. Elle montre que Cocteau resta prisonnier de certaines admirations d’enfance et de jeunesse — les mêmes, en somme, qui lui feront vénérer jusqu’au bout la poésie potagère et mondaine d’une Anna de Noailles. Son œuvre dramatique est assez diverse, qui nous fait aller du mélodrame de L’Aigle à deux têtes et du néo-classicisme de Renaud et Armide à la modernité dépouillée du Bel Indifférent, en passant par bien d‘autres formes et étapes. Elle se disperse aussi, à l’occasion, en « sketches, monologues et chansons », d’où émerge pour nous surtoutLa Voix humaine. Quant à Bacchus, dont l’échec, en 1951, mortifia tant Cocteau, cette pièce décevante ne résiste pas, comme le note Jean Touzot, à la comparaison avec Le Diable et le Bon Dieu de Sartre, bien plus brillante et efficace dans son cynisme diabolique. Certaines tentatives sont en revanche curieuses, comme La Cantate (1920) ouLe Gendarme incompris (1921, écrit avec Radiguet). Dans tout cela se fait un jour, à côté d’un grand sens du théâtre et des ressources de l’art dramatique, une facilité de parole qui, lorsqu’elle parvient à se dégager des charmes du Boulevard, s’emploie souvent à rajeunir certains mythes : voie par laquelle le théâtre, chez Cocteau, rejoint la poésie. On l’aura compris, il y a, dans toute son œuvre, une grande unité, qu’on est libre d’apprécier ou de rejeter, mais qui, sous la diversité permanente et parfois un peu irritante, révèle une poésie constamment agissante. De là le caractère si particulier de son théâtre, son côté disparate, mais aussi sa richesse et sa complexité.
Cocteau (II). Emmanuelle Retaillaud-Bajac, La Pipe d’Orphée. Cocteau et l’opium (Hachette-Littératures, 2003, 231 p., 18 ¤). Emmanuelle Retaillaud-Bajac, auteur d’une thèse d’histoire sur les « Usages et usagers de drogues dans la France de l’entre-deux-guerres », poursuit ici sa recherche en présentant une étude sur « Cocteau et l’opium ». Son but est de préciser le sens et la portée pour Cocteau d’une expérience revendiquée, qui a nourri son œuvre et sa réflexion, même si le poète a créé aussi bien avant que pendant et après l’opium. Elle rappelle la différence entre la pipe et la seringue : Cocteau s’inscrit dans une lignée d’artistes et d’écrivains du XIXe siècle dont l’attitude était tolérée, alors que le toxicomane d’aujourd’hui est rejeté par la société qui voit en lui un marginal et un délinquant. C’est que l’opium renvoie à la sagesse orientale et participe à une recherche philosophique et morale. Drogue douce aux effets sédatifs inverses des drogues dures créées par l’homme de l’Occident, aux effets électriques et foudroyants, l’opium aura aussi été longtemps « innocent », puisqu’il faut attendre 1916 pour que soient déclarées l’illégalité de l’usage des stupéfiants en société et la culpabilité des trafiquants. La rencontre de Cocteau avec l’opium n’est pas seulement circonstancielle. Certes, en 1924, il y chercha un secours pour supporter la mort de Raymond Radiguet — une aide fournie par Louis Laloy, en concurrence avec le secours spirituel de la religion proposé par Maritain. Mais dès avant 1924, l’opium avait été pour Cocteau le passe-temps d’un jeune curieux, fréquentant les milieux interlopes de Marseille lors d’une fugue, les salons mondains parisiens et la bohème artiste de Montmartre et de Montparnasse. L’opium fait partie d’un rite social à partager entre amis, dont plusieurs, malheureusement, ont sombré dans la tragédie. Parce que Cocteau jugeait son corps et son âme bâtis tout de travers, il trouva dans l’opium un « ancrage dans le réel », un équilibre contre la difficulté d’être, plutôt qu’une fuite. Tout en reconnaissant les dangers et les tracas apportés par la « noire idole », en se soumettant à plusieurs cures douloureuses quand l’emprise de l’opium devenait trop anéantissante et néfaste, Cocteau n’a jamais considéré l’opium comme un mal ou une faute, ni comme un défi ou une transgression. Chez lui, pas de fascination ni d’expérimentation, pas de sacralisation de l’opium, mais une connivence. L’opium était comme un exercice de vie qui l’accompagna pendant seize années, qu’il abandonna en 1940 sur les instances de Jean Marais, mais pas totalement, et auquel il revint dans les derniers temps de son existence. L’opium fut-il une Muse pour Cocteau ? Celui-ci a inauguré des thèmes personnels comme celui de la désintoxication et a beaucoup écrit sur l’opium. Cependant, il a affirmé que l’opium ne crée pas des visions prêtes à l’emploi, à la façon romantique, même si la drogue provoque une modification de conscience propice à la libération de figures obsessionnelles et permet ainsi, comme la poésie et mieux que la psychanalyse, l’exploration des zones d’ombre de l’être. La souffrance physique de la désintoxication est aussi un aiguillon de la conscience, de même que la guérison renouvelle des forces vives sans que se perde totalement le charme de l’opium. Ainsi apparaissent une conception et un usage personnels de la drogue, exempts de préjugés moraux et satisfaisant un désir de liberté et de plénitude, qui rangent Cocteau dans la catégorie légèrement anachronique et surannée des esthètes et des hédonistes.
Cocteau (III). Louise de Vilmorin, Jean Cocteau, Correspondance croisée, édition établie, annotée et commentée par Olivier Muth (Le Promeneur, 2003, 220 p., 20 €). Faire d’une thèse un volume pour « lettrés » délicats et exigeants (comme nous sommes) n’est pas chose simple. Le décalage entre l’intérêt modeste du corpus et l’imposant dispositif critique donne à l’ouvrage une allure claudicante (particulièrement peu à sa place, la pompeuse « note sur l’établissement du texte » — qui ne fait qu’énoncer du reste des principes usuels de l’édition de correspondance). Le style épistolaire de Cocteau, ses trouvailles, ses ronds de jambe et ses fadaises, sont connus ; même lorsque le poète est en détresse, il ne quitte pas un ton suprêmement élégant et creux : « Laisse-moi vider mon cœur dans tes petits souliers. » Quant à savoir si Louise de Vilmorin est la George Sand du XXe siècle, comme l’affirme Jean Chalon, il faudra attendre d’autres publications que cette correspondance qui n’a de « croisée » que le titre : 95 lettres de Cocteau, 14 seulement de sa correspondante, parmi lesquelles une dizaine de billets de quelques mots sans intérêt. Le volume, dont la fabrication est soignée, donne en annexes des « textes croisés » qui présentent un déséquilibre moins accusé que la correspondance : six textes de Cocteau sur Vilmorin contre trois de Vilmorin sur Cocteau, dont le dernier, un brouillon resté inédit, commence par une notation vacharde de « ma Loulette » : « Ce qui me frappe dans l’œuvre d’un des auteurs les plus célèbres de notre temps, ce n’est pas son talent, c’est son manque d’imagination ». Quelques ornementations de Cocteau (plus une de sa Loulette) sont reproduites en fac-similé, fadasses et inexpressives.
Colette. Notre Colette, sous la direction de Julia Kristeva (Presses universitaires de Rennes, 2004, 116 p., 12 €). Borges se serait ainsi trompé : l’encyclopédie chinoise qu’il se prenait à imaginer n’est plus une fiction. Dans un renversement baroque cher à l’écrivain argentin, la littérature est venue habiter le monde. De fait, il suffit d’ouvrir Notre Colette pour que l’irréalisable advienne, l’improbable bric-à-brac prenne forme dans sa confusion la plus extrême, la logique de l’hétérotopie de Michel Foucault s’y déploie avec une vigueur et un brio difficilement égalables : un premier essai inavouable, qui se révèle un coup de maître où Colette serait devenue le synonyme de collecte. Organisé dans le cadre des manifestations du centre Roland-Barthes dont la présentation-panégyrique — faisant état de « prestigieux intellectuels et écrivains » — est presque blessant pour la mémoire de l’auteur du Degré zéro de l‘écriture, ce colloque emprunte à l’esthétique du fourre-tout asiatique, comme un hommage à cet Orient saisi dans son extrémité qui fascine tant Julia Kristeva, on le sait depuis son roman Les Samouraïs. Cette dernière réalise ici l’exploit de proposer deux ouvrages en un, célébrant deux événements majeurs de la présente année : le cinquantième anniversaire de la mort de Colette (n’a-t-elle pas publié récemment le dernier tome de son Génie féminin sur cet auteur ?) mais également l’année de la Chine. Et il est vrai que, à parcourir ce recueil, l’on peut y chiner tout et n’importe quoi sur l’écrivain au fil des pages. On y trouve l’immanquable « une oeuvre décidément inclassable » ; il y est également question de ces livres qui « nous concernent, ici et maintenant, parce qu’ils évoquent une jouissance et des amours sans frontières », ou encore de ces romans qui « laissent entrevoir la “femme cachée” [et] d’étonnants personnages ». Cette année du pays préféré de feu Alain Peyrefitte se poursuit par l’exploration de ce fatras frénétique jeté en abyme dans la communication intitulée « De Claudine à Sido : Colette ou la chair du monde » — sorte de Découverte/Gallimard à destination des classes de troisième, où les ruses de l’inconscient deviennent autant de casses-tête. Tout nage ici dans le marasme d’une bouillie lacanienne lyophilisée tel l’effarant : « La psychanalyse — du moins dans ses développements les plus soucieux de vérité — se départ aujourd’hui de la normativité qui entache ses notions fondamentales », proposition elle-même suivie du normatif « [la] dissociation entre identité masculine et féminine du sujet […] est un trait courant mais refoulé chez la plupart d’entre nous [sic]. » Et l’encyclopédie de madame Cyclopède vient à voir une de ses pages tournée encore un peu plus loin lorsque, évoquant l’homosexualité comme « thème à la mode » en 1910 (sic), notre psychanalyste nous embarque dans une machine à explorer le temps — celui de la régression réactionnaire où viennent fleurir des périphrases délicieuses, celles d’un autre âge, pastichant, à leur insu, une Belle Époque comme les « adeptes de Sodome ». Peu à peu, vient à se préciser la signification de ce possessif du titre du colloque : ce Notre Coletteexhiberait un fantasme communautaire dont Julia Kristeva serait le seul et unique membre, seule et unique Amazone, comme un possessif, non pour posséder le sujet ou le maîtriser, mais pour signifier, par un « nous » de majesté, une prise de pouvoir sur les études de Colette. Les autres intervenants, comme piégés, éprouvent d’insurmontables difficultés à problématiser ce possessif dont Judith Thurman, de loin la plus lucide, vient à évoquer « l’ironie de cette expression si tendrement possessive ». Le bazar asiatique n’a cependant pas dit son dernier mot. Ainsi découvre-t-on les aventures passionnantes de Colette et les monstres (Valentine Leÿs), Colette chez le photographe (Guy Ducrey) ou encore Colette, un cas social (Edmonde Charles-Roux), à ceci près qu’ici l’auteur du Claudine semble devenue un erstaz de Tony Montana. Le reste hésite entre le film catastrophe à gros budget et la prise d’otages, et jette dans la mélancolie propre à la contemplation des ruines. Se tournant vers la Société des Amis de Colette, le lecteur, éprouvé, ne songe plus qu’à pousser un appel de détresse qui, de « Notre Colette » lui ferait s’exclamer : « Colette, à nous ! »
Debord. Guy Debord, Le Surréalisme est-il mort ou vivant ? (Locus Solus, 2003, non paginé, s.p.m.). A l’heure de la sacralisation généralisée, un texte de Guy Debord inaccessible fait événement pour les compilateurs zélés et les aficionados de la dernière heure. Cependant, quel est l’intérêt de se poser aujourd’hui la question : le Surréalisme est-il mort ou vivant ? Le Surréalisme, comme le groupe du même nom auto-sabordé en 1969 après la mort d’André Breton, est bien décédé. Sa disparition est scellée d’ailleurs par le triomphe social de ce qui faisait sa subversion : liberté des mœurs généralisée, psychanalyse à tout-va… Ses reliques, désormais, ne sont plus les signes magiques d’un bousculement des valeurs, mais posters, sages agencements muséaux, objets de spéculation. Alors quel intérêt, vraiment, de publier aujourd’hui des extraits de cette conférence, prononcée par magnétophone le 18 novembre 1958 lors d’une séance au Cercle Ouvert (44 rue de Rennes, à Paris), avec notamment Noël Arnaud ? Elle tient dans la phrase : « L’activité surréaliste, malgré son intention fondamentale de changer la vie, a eu sa principale application dans l’art et l’écriture poétique. » Tout est dit et nous ne pouvons mesurer qu’à rebours la provocation pour le Situationniste qu’il y avait à traiter le Surréalisme de « réactionnaire » en 1958, saluant juste les années 1920 comme embellie fondatrice et réhabilitant la radicalité de Dada (ce qu’Arnaud et la groupe des « Réverbères » firent à la fin des années 30). Il manque à cette publication l’ensemble des discours et du programme. Les éditions Allia annoncent la parution audio des disques conservés par Arnaud, diffusés pour la première fois à Strasbourg en 2001 lors de l’exposition La Planète Jorn. Mais la faconde d’Arnaud manque désormais pour narrer les circonstances, notamment le chahut monstre qui s’ensuivit. Il reste heureusement quatre jours d’entretiens inédits réalisés à Penne-du-Tarn par Jean-Hugues Berrou et qu’un producteur serait bien avisé de réveiller. Espérons en tout cas que l’édition d’Allia s’assortira d’un rappel du contexte et des positions des différents acteurs, nécessaire pour saisir les enjeux des textes et en faire enfin un document de référence. Ce que cette réédition par un Locus Solus ressuscité en 2003 d’un tirage danois de 1973 (année de la mort de Jorn) ne saurait constituer.
Decour. Jacques Decour, Jacques Philisterburg, préface de Jérôme Garcin (Farrago et Léo Scheer, 2003, 170 p., 17 ¤). Un jeune Français part en 1930 comme lecteur dans un lycée allemand, à Magedebourg, rebaptisée Philisterburg. Il est difficile de juger ce récit qui hésite entre journal et roman — d’autant que nous connaissons le destin tragique de l’auteur, fusillé par les Nazis en 1942, tout juste dix ans après la publication du livre. Decour, âgé de vingt ans, dresse un portrait terrible et sans rémission de cette Allemagne où monte le nazisme ; la laideur est partout, rien n’apporte une touche d’espoir, pas même la figure féminine attendue dans un roman d’initiation. La seule trace de beauté est brève, « un disque admirable, un air de Lehar chanté par Tauber ». Sa grande conscience politique, sa traque constante des lieux communs empêchent Jacques Decour d’accéder au roman.
Disciples. Romantisme, n° 122, 2003, Maîtres et disciples (Sedes, 2003, 160 p., 16 €). L’idée de consacrer ce numéro à un tel thème revient à Yvan Leclerc (et à son équipe du Centre d’études et de recherches Éditer-Interpréter) ; il n’est pas douteux qu’il y fut poussé par le souci d’échapper à la notion d’« influence » à laquelle la revue avait déjà consacré un dossier pour le moins décevant. Ce recadrage ne donne cependant pas les résultats escomptés. Faute d’un cadre théorique strict (l’« avant-propos » d’Yvan Leclerc ne fait que relier après coup les travaux réunis), faute d’une réflexion préliminaire qui aurait montré les limites du sujet, ses enjeux et ses implications pour le XIXe siècle, les collaborateurs livrés à eux-mêmes ont pris des directions différentes (en relation avec leur spécialité), parfois même opposées, mettant en péril l’unité de cet ouvrage collectif. Bref, le recadrage n’a pas été suivi d’un recentrage. Seuls certains (Louis Forestier, Michel Jarrety, José-Luis Diaz) ont joué le jeu en traitant le sujet sans chercher à biaiser ou à faire les malins, les deux premiers en faisant le point sur les couples Maupassant/Flaubert et Mallarmé/Valéry, le dernier en substituant au couple maître/disciple la structure plus complexe chef d’école/groupe pour la période romantique. Les autres études s’écartent de la problématique avancée, retombant le plus souvent dans le piège de l’influence. À moins que cette politique d’ouverture ne soit délibérée ? Mais alors, quitte à ouvrir la boîte de Pandore de la polysémie (maître = magister = guide = maestro = chef = parrain = patron, etc.), quitte à laisser la bride sur le cou à chacun des collaborateurs, il eût été préférable, plutôt que de faire appel à une Universitaire américaine pour écrire le énième article féministe sur George Sand, de solliciter la contribution d’un spécialiste de la littérature étrangère, d’un sociologue ou d’un historien, pour comprendre, par comparaison, ce qui se joue réellement derrière cette relation du maître à son disciple dans le champ littéraire. Une occasion manquée.
[illustration Du Bos ci-dessous, sans légende]
Du Bos. Paul Amargier, Charles du Bos. Une approximation (La Thune, 2003, 102 p., 13,50 €). Ce portrait méthodique de l’auteur des Approximations (« L’Européen », « L’Ami », « Le Chrétien », etc.) ressemble parfois à un montage de citations, et l’on se dit alors qu’il serait plus simple de retourner aux textes mêmes. Mais qui voudrait s’initier à Du Bos trouvera là une présentation en moins de cent pages.
[ci-dessous couverture Joyeusetés galantes, sans légende]
Érotisme. Joyeusetés galantes. L’érotisme sous le Second Empire (La Musardine, 2004, 184 p., 8 €). Fort belle couverture photographique, à la fois marmoréenne et lunaire, pour ce petit volume qui rassemble des textes assez divers et fort inégaux : Les Folies amoureuses d’une impératrice, par le baron de C…, L’Art priapique, Lettres à laPrésidente de Gautier, H.B. par Mérimée et La Badinguette, chanson attribuée à Henri Rochefort. Passons sur ce dernier, ainsi que sur le premier, qui est amusant (par le rôle qu’y joue un hanneton, notamment), sans plus. L’Art priapique, que l’on serait parfois tenté d’attribuer à Louis Protat, peut-être gratuitement, est une de ces parodies de classiques qui furent si fort à l’honneur sous le Second Empire et que l’on retrouve dans le Parnasse satyrique du XIXe siècle de Poulet-Malassis : à ce titre, il avait sa place dans ce choix. Restent les lettres de Gautier et le fameux texte de Mérimée à la mémoire de son ami Stendhal. Trois écrivains romantiques, dont seul le dernier, mort en 1842, ne vit pas le Second Empire, régime dont Mérimée, de par ses relations privilégiées avec le couple impérial, fut une figure officielle (voir ses Lettres à Panizzi). Oui, comme le souligne Jean-Jacques Pauvert dans sa préface, le Second Empire fut une époque très érotique — du moins pour certains, car on sait ce qu’il advint à Baudelaire et à Flaubert. Mais c’est justement une figure de l’époque de la Restauration et de Louis-Philippe, son ami Stendhal, que commémore Mérimée dans son petit texte, remarquable par le ton et la précision des anecdotes. Comme cela nous change des nécrologies et des commémorations habituelles ! Et comme Stendhal en sort plus vivant, et tout simplement plus humain ! Quant à Gautier, on l’eût probablement fort étonné en lui disant qu’un de ses écrits qui serait le plus souvent réimprimé aux XXe et XXIe siècles, ce seraient ses Lettres à la Présidente. Lettres familières, dans lesquelles le poète, se délassant de l’infernal collier du feuilleton dramatique, se conduisait en rapin salace et joyeux, multipliant les gaudrioles, les énormités rabelaisiennes, les obscénités les plus crues, comme autant de clins d’œil à sa joyeuse correspondante et à son cercle d’amis. Là aussi, quel contraste avec le Parnassien impassibled’Emaux et camées ! Mais l’histoire littéraire nous apprend que les écrivains sont rarement tout d’une pièce. Bizarrement, Jean-Jacques Pauvert a choisi de reproduire, pour les lettres de Gautier, les notes données par Louis Perceau dans son édition de 1927 ; or, certaines de ces notes demandent à être rectifiées ou complétées, comme l’a démontré la récente édition critique de Thierry Savatier (Champion, 2002). Le simple bon sens imposait d’ailleurs de biffer telle note d‘une lettre de 1859, faisant référence à Musset, mort en 1857… Surtout, on ne félicitera pas la personne (si tant est qu’elle ait existé) chargée de relire les épreuves : « force lui fût de rester »; « puni par où il avait pêché » ; « mon bijoux » ; « Therpsicore » ; « apparaît à l’Ulysse » (sic); « il était l’opinion contraire » ; « on passa une partie de la nuit à sa lamenter » ; « en marcha résolument », etc. Le bon Théo écrivait qu’il mettrait l’orthographe jusque sous la main du bourreau : à plus forte raison faut-il la mettre sous le regard de tous ces gens peu ou pas du tout habillés.
Esprits. Christian Bouchet, Kardec (Pardès, 2003, 127 p., 12 €). « L’existence d’Allan Kardec fut d’une insignifiance absolue ». Voilà qui ne favorise pas le biographe de Denizard Rivail, né en 1804, qui avait hérité du nom du druide qu’il avait été antérieurement dans la Gaule celtique. Re-né, il mit en forme les révélations des Esprits, d’abord dans Le Livre des Esprits de 1854 et dans quelques autres avant de quitter notre monde en 1869. Petit livre clair qui définit bien le spiritisme et l’héritage d’Allan Kardec dont la tombe est le plus visitée et la plus fleurie du cimetière du Père-Lachaise.
Explorateurs. Numa Broc, Dictionnaire illustré des explorateurs et grands voyageurs français du XIXe siècle. 4. Océanie (Éditions du CTHS, 2003, 600 p., 69 €). Suite du Broc, dont les trois premiers volumes, parus en 1988, 1992 et 1999, étaient respectivement consacrés aux explorateurs et aux grands voyageurs de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique au cours du dix-neuvième siècle. Cette grande entreprise documentaire est déjà un classique pour les chercheurs et les historiens de la géographie, le Broc étant aux explorateurs ce que le Hillairet est aux rues de Paris ou le Bénezit aux peintres. Ce nouveau volume, consacré aux voyageurs de l’Océanie, contient quelques surprises. Pour les Hugoliens, une Léonie Biard qui voyagea dans les mers polaires avant de céder au tempérament ardent du poète ; pour les amateurs d’Impressionnistes, une notice très documentée sur le Gauguin des iles ; pour les Rimbaldiens, une notice sur cet Eloi Pino que connut l’ancien poète en Abyssinie (elle figure dans un supplément général des personnages que les précédents tomes avaient omis). Bien entendu, Loti et Segalen figurent en bonne place. Y aura-t-il un prochain volume consacré aux explorateurs de l’Europe ? Eh non, prévient la préface, ce quatrième tome sera le dernier. C’est un peu dommage. Comme le répondit Gandhi au journaliste anglais qui lui demandait son opinion sur la civilisation européenne : « Je pense que ce serait une bonne idée. »
Faits divers. Louis Chevalier, Splendeurs et misères du fait divers (Perrin, 2003, 160 p., 18 €). Le fait divers suscite les passions. L’affaire Dutroux a provoqué la plus grande manifestation populaire jamais rassemblée en Belgique, et la mort de Marie Trintignant a sans doute plus agité la France profonde que bien des campagnes électorales. Pour autant, ces événements sont rarement pris en compte, comme tels, par les historiens. Ils servent de sources pour l’histoire des mentalités, ou de contextes pour l’histoire littéraire. Mais comment restituer, avec la froideur que donne le recul, ce qui fit l’objet des émotions anciennes ? Louis Chevalier, le célèbre auteur de Classes laborieuses et classes dangereuses (1958), avait beaucoup pratiqué le fait divers pour raconter Paris et les Parisiens. Dans une conférence au Collège de France, il a tenté de définir le genre lui-même. Ce sont ses notes, mises au point par Emilio Luque, qui sont ici publiées. Le résultat est épatant. Outre l’histoire du mot et de son contenu, rapidement expédiés, Louis Chevalier montre à quel point l’événement éphémère lie l’histoire de la presse, de la police, la littérature et l’économie : « Pour comprendre et pour définir le fait divers, il faut se placer comme l’araignée au lieu où s’entrecroisent les différents fils qui la relient à ces différentes directions. L’étude du fait divers, c’est un peu le festin de l’araignée. » Pour ne pas déflorer l’ouvrage, citons-en trois formules apéritives : « le divers, c’est le marché aux puces de l’histoire » ; « c’est le mystère des âmes qui est la marque des grands faits divers » ; « la couleur du fait divers, c’est le rouge ». Passons à table…
Figaro. Madeleine Roget-Mouliéras, H. Cartier de Villemessant. 1854. Naissance d’un journal. Le Figaro(Éditions de l’Officine, 2003, 472 p., 24,50 €). Une biographie démarquée des Mémoires d’un journaliste de Villemessant, auxquels l’auteur, qui descendait (elle est décédée en 1996) du fondateur du Figaro, a voulu donner « une forme condensée, d’une apparence plus moderne [sic] et d’un abord plus aisé ». Ce n’est pas réussi, mais c’est moins raté que la mise en forme typographique de l’ouvrage. Pas d’index des noms cités (qui eût été la principale utilité du livre), et l’iconographie reproduit des photocopies de photocopies de photocopies. Au détour d’un chapitre, on apprend que Sophia Loren, Ludmilla Tchérina et John Wayne ont fréquenté le Grand Hôtel du Cap. On ne voit pas très bien le rapport avec Villemessant, mais ça a peu d’importance.
Fondane. Olivier Salazar-Ferrer, Benjamin Fondane (Oxus, 2004, 271 p., 18 €). Voilà un livre qui est bienvenu, tant la figure et l’œuvre de Benjamin Fondane ont été, ces dernières années, remises à l’honneur par diverses publications et colloques, sans parler des actifs Cahiers Benjamin Fondane. Or, il nous manquait jusqu’ici une étude d’ensemble, qui synthétisât toutes les recherches et découvertes récentes. Cette monographie, due à un spécialiste de Fondane, est d’ailleurs plus un essai qu’une biographie à proprement parler. Tout en suivant la chronologie, elle évoque successivement les diverses facettes de l’écrivain : le poète, l’essayiste et philosophe, le dramaturge et le cinéaste. Le parcours biographique est correctement retracé, mais aurait pu être éclairé davantage (surtout les débuts) en faisant appel à des témoignages et surtout à des lettres. Bien que la correspondance de Fondane soit encore en grande partie inédite, l’auteur ne cite que peu de lettres, dont on connaît tout de même un certain nombre (entre autres celles à Felix Azerca). En revanche, nous avons droit à des chapitres très détaillés sur Fondane et le cinéma, ou sur ses relations avec Joë Bousquet. La philosophie de Fondane est également étudiée avec précision, ce qui nous vaut de longues considérations sur ses conceptions philosophiques. Ses idées « existentielles » le situaient résolument à part, et dans les années précédant immédiatement la Seconde Guerre mondiale, sa position était, comme le souligne l’auteur, assez délicate. Maintenant, est-il bien exact d’écrire que son œuvre s’inscrit « dans le mouvement transgressif des révoltes en marge du dadaïsme et du surréalisme, […] avec Antonin Artaud, ou les membres du Grand Jeu » ? C’est peut-être confondre excessivement à la fois les enjeux et les méthodes. Et que dire aussi de la poésie de Fondane, si particulière, mais qui est surtout étudiée ici du point de vue de la judaïté ? On aurait en tout cas du mal à la rapprocher de celle d’Artaud ou de Gilbert-Lecomte, et un esprit comme Joë Bousquet n’hésitera pas à écrire que « cette poésie spectaculaire est si éloignée du chant qu’elle semble extérieure à la voix humaine ». Quant à son théâtre, c’est plutôt un théâtre poétique et légendaire, dans le sillage du Symbolisme, de Maeterlinck et du premier Claudel. Fondane cinéaste est plus curieux, et l’on doit regretter la perte (définitive ?) de son film Tararira, tourné en Argentine en 1936 et qui semble avoir été empreint d’un burlesque bien particulier et assez réjouissant. L’essai d’Olivier Salazar-Ferrer expose par ailleurs tout ce que l’on sait de la jeunesse roumaine et des débuts littéraires de Fondane. Né et formé à Jassy, il côtoya rapidement à Bucarest, dès 1919, toute la future avant-garde roumaine (Voronca, Vinea, Cosma, Iancu, Pana) et, arrivé à Paris en 1923, se liera avec des artistes roumains comme Brauner et Brancusi. Son activité d’alors est extrêmement importante : plus de 550 articles et poèmes publiés en Roumanie entre 1912 et 1923. Cette activité critique, Fondane la prolongera lorsqu’il se fixera à Paris, envoyant nombre d’articles à la revue roumaine Integral. Il s’attache à y présenter et juger l’avant-garde française, avec parfois de curieuses formules, ainsi lorsqu’il définit Reverdy comme « un grand poète maladroit ». Mais Fondane ne continuera pas dans cette voie, comme le souligne l’auteur : à partir de 1930, il se partagera entre une prose critique « imprégnée de la métaphysique de Léon Chestov » et « une voix poétique distincte de la prose ». Bien d’autres réflexions sont suscitées par la lecture de ce livre dont on se dit qu’il pourrait très opportunément constituer le jalon avant-coureur d’une véritable biographie, fouillée et exhaustive, que méritent assurément l’homme et l’écrivain Fondane, tant cette vie et cette œuvre se situent à la croisée de nombreux chemins dans cette Europe tragique qui va de 1900 à 1944. Petites remarques : comme souvent, le prénom de Remy de Gourmont est enrichi d’un accent aigu superfétatoire. Fautes d’orthographe : « convainquants », « vases communiquants ». Un détail technique, pour finir : le caractère choisi pour l’impression n’est pas très heureux, et évoquerait plutôt de banals actes de colloque imprimés par des Presses universitaires. C’est un peu dommage pour ce livre bien documenté, qui constitue une présentation très complète de Fondane, assortie d’un index et d’une riche bibliographie incluant nombre de références roumaines.
Frénaud. André Frénaud. La négation exigeante, Colloque de Cerisy, 15-21 août 2000, sous la direction de Marie-Claire Bancquart (Le Temps qu’il fait, 2004, 380 p., 29 €). La construction du présent volume aurait gagné en lisibilité et en accroche en intervertissant certaines parties. Alors que ce livre consacre une première section à une analyse micro-textuelle intitulée Études de textes et suivie d’Affinités, d’Orientations et de Poétiques, on aurait préféré une structure s’orientant davantage du général au particulier, en commençant, par exemple, par ces Affinitésqui dressent un portrait de Frénaud dans son temps et ses filiations amicales, intellectuelles, picturales. Cela aurait donné une vision d’ensemble utile à la suite de la lecture des actes autant qu’à l’approche de l’œuvre du poète. On s’étonne du choix du titre. Celui-ci, induit par le « Je me suis inacceptable » de Frénaud placé au centre de la préface de Marie-Claire Bancquart (ainsi que par un texte de Frénaud intitulé Essence de la poésie et qui, étrangement, ne figure pas dans le sommaire) pose la « négation exigeante » au centre de la réflexion du colloque. Or, seules quelques communications impliquent une lecture de la « négation » au centre de l’œuvre de Frénaud dans leurs titres mêmes ou dans leur contenu. Ce qui ressort de la lecture de ces actes n’est donc pas tant cette « négation » frénaldienne que ce que Christine Andreucci, dans sa communication, appelle « une esthétique de la tension ». Avec quelque vingt-cinq articles auxquels s’ajoute l’introduction de Bernard Pingaud qui explique combien la « capacité » de Frénaud « à mettre en forme « l’expérience ontologique » » le distingue, il est à craindre que le lecteur trouvera quelques redites : sur l’emploi spécifique des temps chez le poète, sur « la tension des voix incertaines, multiples, parfois inattribuables », sur la lecture Heideggérienne de Frénaud ou encore celles des romantiques allemands et de Hegel… Certains exposés retiennent néanmoins l’attention : l’analyse de l’événement chez le poète par Didier Alexandre, la lecture par Michel Collot de « Paysage, peinture et poésie » dans l’œuvre de Frénaud, l’étude de l’être particulier dans le langage par Yannick Courtel et, nonobstant une conclusion quelque peu rapide sur la « crise de l’art », le texte de Peter Schnyder sur les « Stratégies anti-picturales dans la poésie de Frénaud » sans doute une des analyses les plus claires du volume. On reste circonspect devant deux textes : l’un, catalogue hâtif des peintres, dresse les portraits des affinités picturales de Frénaud, mêlant pêle-mêle et par ordre alphabétique, peintres amis (dont le signataire), peintres illustrateurs/ contributeurs ou peintres ayant marqué l’écrivain ; l’autre, scolaire et laborieux, évoquant le pacte de lecture chez Frénaud. Ce volume tend cependant, dans son ensemble, à cerner une poésie mal connue et sans doute difficile. Mais nous ne sommes pas persuadés que l’attention portée à « l’expérience ontologique » d’André Frénaud procure de nombreux lecteurs au poète.
Gautier. Théophile Gautier, Ménagerie intime, préface de Robert de Laroche (Aniwa Publishing, 2003, 86 p., 15 €). Baudelaire avait ses chats et la « ménagerie infâme de [ses] vices ». Gautier, quant à lui, est l’heureux propriétaire d’un petit zoo portatif, où les chats côtoient les chevaux, les chiens fréquentent les lézards, et les pies les caméléons. Ménagerie intime est l’un des derniers textes de Gautier, publié en 1869, et dans lequel passe, sous forme de bref bilan et de confession légère, la passion d’une vie : le goût, la curiosité et l’amour des animaux. Le titre résonne certes d’une douce musique domestique ; il laisse entendre également le la secret d’un diapason plus profond, la recherche d’un accord parfait entre l’homme et la bête. « Si l’homme n’était pas odieusement féroce et brutal, écrit Gautier, comme il l’est trop souvent envers les bêtes, comme elles se rallieraient de bon cœur à lui ! » Pour autant, ces textes « intimes » n’ont rien d’un plaidoyer pour la défense des animaux : ils recueillent bien plus la fine fleur d’un luxe gratuit, les instants lumineux d’une volupté sans contrepartie. Où l’on retrouve bien sûr les penchants du bohème, du romantique étranger pour ne pas dire hostile aux intérêts de la bourgeoisie. Car se tourner vers les bêtes, inspirer leur amitié, les caresser et les célébrer, c’est à l’évidence prendre à contre-pied toute une logique économique, qui consiste à assigner aux animaux domestiques un rôle purement ornemental, à les réifier ou à leur prêter des caractéristiques proprement humaines (projection anthropomorphique), qui n’est rien qu’une autre manière de les enfermer. Gautier n’élude pas le mystère de l’altérité : « Nous trouvons […] les chiens un peu inquiétants ; ils ont des regards si profonds, si intenses ; ils se posent devant vous avec un air si interrogateur, qu’ils vous embarrassent. » Kant rappelait qu’aimer et respecter les animaux, c’est honorer l’autre en soi – à condition qu’il soit considéré à la fois comme l’autre et comme le même. On sent Gautier sans cesse pris entre ces deux termes : il attire à lui toutes ses gentilles petites bêtes, les humanise, et voudrait, dans le même temps, leur conserver leur part d’étrangeté, d’intériorité impénétrable. Ainsi la chienne Myrza, qui déroge à la loi de la nature et témoigne d’un goût très marqué pour les choses de l’art : elle entreprend de mordre un portrait ! On lira avec plaisir ces courts récits émaillés d’anecdotes et de souvenirs, où se manifeste, à chaque page, un Gautier cocasse, observateur, amoureux, délicat et fantaisiste.
Genet. Pierre-Marie Héron, Journal du voleur de Jean Genet (Gallimard, Foliothèque, 2004, 256 p., 8,90 €). L’entrée de Genet dans la collection Foliothèque est l’indice d’une reconnaissance, tout du moins scolaire. On peut certes préférer Miracle de la rose ou Notre-Dame-des-Fleurs au Journal du voleur, mais l’on sait que l’audace qu’il y a à faire lire Genet dans les lycées de France est largement compensée, aux yeux de l’institution, par la référence au genre du journal : comme l’autobiographie, un tel genre est de nos jours auréolé de toutes les vertus pédagogiques. C’est précisément à la dimension morale du Journal du voleur que Pierre-Marie Héron prête toute son attention, déployant le projet de Genet, décidé à « poursuivre [son] destin dans le sens de la nuit » et à « exploiter l’envers de [notre] beauté ». Le vol, la trahison et l’homosexualité sont les trois vertus qu’illustre ce récit peu conventionnel et dont Pierre-Marie Héron met en valeur l’intertexte biblique et littéraire. Le choix du critique — « lire l’œuvre avec la culture de l’écrivain, plutôt qu’avec ses lecteurs célèbres, qu’il s’agisse de Sartre, de Bataille ou de Derrida » — n’en est que plus cohérent : un dossier met en évidence l’importance des lectures de Genet, de son long travail de composition et des réseaux littéraires dans lesquels celui-ci s’inscrivait.
Giono. Jean Giono. Le sud imaginaire, sous la direction de Jean-François Durand (Edisud, 2003, 254 p., 16 €). Pour en finir enfin avec le prétendu régionalisme de Giono, ce recueil d’essais du Centre des écrivains du Sud passe en revue toutes les déclinaisons littéraires du sud aimé de l’écrivain de Manosque : l’écriture panique, faisant de l’univers gionien un ciel où chaque élément, de la graine à l’étoile qui passe, une entité mythologique. L’amour de Dyonisos, ou encore le sens tragique, ramènent toujours au berceau originel de Sud. Qui doutait que les plus poignantes littératures sont nées sous le soleil ?
Goncourt. Pierre Kyria, La Passion Goncourt (France-Loisirs, 2003, 252 p., 14,50 €). Un éditeur « club » pour ce genre d’étude, sérieusement faite et agréablement écrite, très correctement illustrée, solidement cartonnée et jacquettée, suppose un public pour lequel le nom de Goncourt est celui d’un prix, pourquoi ainsi dénommé, on ne le sait pas trop, et même pas du tout. Mais c’est un prix célèbre, donc un nom célèbre qui, jusqu’ici, ne recouvrait aucune réalité connue. Voilà une lacune réparée, « à l’occasion de l’exposition « Les Goncourt dans leur siècle” », que les abonnés aux prix Goncourt n’auront peut-être pas poussé le vice jusqu’à aller visiter.
Groult. Ainsi soit-elle. Autour de Benoîte Groult. Actes du colloque d’avril 2000, présentation de Françoise Guienne et Josyane Savigneau(Grasset, 2003, 280 p., 16,50 €). Il faut que ces dames aient un bien étrange pouvoir pour avoir fait paraître un volume aussi navrant, une pauvre transcription ni relue ni corrigée d’un colloque consacré à l’auteur d’Ainsi soit-elle. On trouvera donc entre parenthèses les commentaires et les interrogations du transcripteur et, en plein texte, les tics, répétitions, faiblesses syntaxiques habituelles à l’oral, que les éditeurs sérieux redressent et corrigent. Hormis l’aimable introduction de Michelle Perrot présentant celle qui fut son professeur, les intervenants pourvus d’un propos tant soit peu solide s’y trouvent défigurés, voire illisibles, car qui lirait deux cents pages de : « On a tous failli se mettre sur la tronche (rires). Mais on a fini, après des mois de débats, on a fini par conclure qu’on allait faire une expérience. Et c’était très rigolo » (Clémentine Autain, sur l’actualité du féminisme). Les autres délayent de vagues souvenirs dans cette dégoulinade verbale. Les non-initiés, ou les jeunes tout simplement, auront quelque difficulté à se retrouver dans ce petit monde où l’on excommunie les absents avec une virulence d’un autre âge (la députée européenne Antoinette Fouque, décrétée anti-féministe et qualifiée de présidente de secte par Josyane Savigneau). Retournons le fer dans la plaie : nous avons trouvé un peu raide que le seul texte cohérent, construit et conçu pour la diffusion écrite soit, en conclusion de surcroît, celui d’un homme. Les féministes n’auraient-elles mieux à faire que se répandre en bavardages de goûter d’anniversaire ?
Hergé. L’Archipel Tintin (Les Impressions nouvelles, 2003, 114 p., 14 €). Des études sur Tintin par cinq « spécialistes » : Benoît Peeters, Dominique Cerbelaud, Jean-Marie Apostolidès, Pierre Sterckx et cet Albert Algoud dont la si curieuse personnalité est dépeinte dans les volumes du journal de Marc-Édouard Nabe et qui donne ici ses réflexions sur le personnage de Séraphin Lampion. Il faut le constater : le nouveau siècle consacre beaucoup plus d’études à Hergé qu’à Duhamel (Georges) ou à Éluard (Paul) ; on le constate, sans le déplorer.
Hugo. Paule Bruschini, Quelques pas avec Victor Hugo (Thélès, 2003, 125 p., 16,90 ¤). À qui donc s’adresse ce petit opus ? Rien de nouveau dans ce livre hésitant entre le genre établi « Victor Hugo par ses textes » (on dénombre de larges extraits, tous très connus) et entre la biographie romancée où — quelle chance ! — la « biographe » regarde par-dessus l’épaule de Hugo, l’accompagne toute sa vie, avant, pendant et après l’exil. Tout commence dans la berline d’un « jeune couple des plus désassortis qui soient » (Léopold Hugo et Sophie Trébuchet) et continue par la légende de la conception du grand homme sur le plus haut sommet des Vosges. La glose de l’« enfant sans couleur, sans regard et sans voix » donne : « né chétif, il ne tarda pas à prospérer malgré toutes les tribulations qui l’attendaient. » Eh oui, l’auteur ne nous épargne pas le lamento sur la vie douloureuse-mais-dépassée et transformée en « bijoux » poétiques. Le pompon : sans ciller, la mention de la « bacchanale » des funérailles nationales ou l’association directe de la « frénésie érotique » (cela non plus, on n’y échappe pas) et de la défense des droits des femmes. On passe sur les résumés fautifs des intrigues des romans ou les jugements à l’emporte-pièce : par exemple sur William Shakespeare, « dans lequel [Hugo] parlait peu de Shakespeare qu’il connaissait mal ». Passons sur les fautes de frappe qui renforcent l’agacement. Tissu de clichés sur la vie et sur l’œuvre, répétant à satiété la légende sans aucun recul, s’appuyant sur des jugements de seconde main sans jamais citer leurs auteurs, cette apologie de Hugo fondée sur le rappel de sa volonté d’amour tourne sans le vouloir au pamphlet hugophobe.
Hugo (Adèle). Henri Gourdin, Adèle, l’autre fille de Victor Hugo, en collaboration avec le psychothérapeute Yvon Girard, préface d’Adèle Hugo(Ramsay, 2003, 350 p., 22 €). Henri Gourdin est spécialiste des « premières biographies », est-ce donc tout naturellement que cet ouvrage de défricheur s’est imposé à son talent, les biographies sur le marché ne méritant manifestement pas l’estampille. L’ouvrage est sérieusement fait, de lecture agréable, n’était sa tentation permanente du roman, de la camille-claudelisation, ses tartines déplacées sur Adèle héroïne féministe malgré elle. Résumé de l’hypothèse de travail : alliant une nature craintive et fantasque à un orgueil démesuré, mortifiée de n’être jamais que la « seconde fille de Victor Hugo », Adèle organisa un véritable drame matrimonial (refusant hautement tout parti, puis pourchassant outre-Atlantique un amant qui la fuyait) qui signe définitivement sa folie aux yeux des siens. Cette dérive d’Adèle est décrite avec tact, même si l’auteur semble surtout intéressé par l’impact supposé de l’exil, de l’océan et des tables tournantes sur la jeune femme et d’une façon plus générale, peine à rencontrer son sujet en dehors de l’ombre du père. On en réservera tout de même la lecture à ceux que l’analyse psychologique en différé ne rebute pas et qui ne se formalisent pas d’un peu de roman.
Huysmans. Gilles Bonnet commente Là-bas de Joris-Karl Huysmans (Folio, 2004, 208 p., s.p.m.). Ce numéro de la collection Foliothèque se divise, comme les précédents, en deux parties : un essai et un dossier. Le premier est une bonne analyse de Là-bas par un Huysmansien reconnu, mais le second est plus intéressant : un dossier riche en documents peu connus, parfois inédits. Tout d’abord une explication de la genèse du roman s’appuyant en partie sur des notes piochées dans le fameux Carnet vert de Huysmans, à ce jour non encore publié. Puis une série de lettres de Huysmans et de l’abbé Boullan, passionnantes pour l’éclairage du roman et de la façon qu’avait Huysmans de travailler. L’une des lettres de Boullan est reprise quasiment dans sa totalité par l’écrivain dans son livre. Les deux versions sont d’ailleurs comparées par Gilles Bonnet, qui donne ensuite un choix d’extraits d’articles de contemporains (Bloy, Vallès, Verlaine, Goncourt, Maurras, Péladan, Papus), ainsi que quelques lettres reçues par Huysmans. Le dossier se termine sur un choix de lectures actuelles, de Georges Bataille à Luis Buñuel en passant par quelques universitaires. Enfin, six pages de bibliographie. Cela dit, on se demande toujours pourquoi la collection ne reproduit pas le texte étudié.
Intime. Dolorès Lyotard, Cruauté de l’intime : Barbey d’Aurevilly, Jules Vallès, Franz Kafka, Jean-Paul Sartre, Pascal Quignard (Presses universitaires du Septentrion, 2004, 276 p., 17 €). Est-il besoin de présenter ce volume ? Tout est dit dans le titre et le sous-titre. Y sont réunies des études consacrées à quelques auteurs (Vallès occupe une place importante) dont les textes illustrent l’axiome suivant : « L’art est un exercice de cruauté. » De toutes les œuvres retenues émane un sentiment de vérité qui « tient à ce que toutes ont tenu le « pas gagné » de l’écriture en gageant ce qu’il y avait de plus vulnérable, de plus meurtrier dans l’existence privée de leur auteur, puisant leur encre en ce sang noir de l’incurable qui les passionna et singularisa leur art ». Encore n’a-t-on toujours pas dit l’essentiel, et dans ce cas précis, l’essentiel ne tiendrait pas dans un compte rendu, puisqu’il s’agit du style flamboyant de Dolorès Lyotard, de ce style précieux jusqu’à l’hermétisme, s’enroulant en volutes autour de lambeaux de citations. Telle cette méditation sur le tiret, « signe éperdument jeté, reste ou relief d’une langue écorchée, prodigué avec tant d’abondance qu’il semble chargé de parfaire la paragraphie valésienne qu’il accompagne » et que Dolorès Lyotard tient pour l’emblème de ce qu’elle nomme « la franchise biographique ». « Cran d’arrêt, cale d’écriture, écartement de la lettre : le tiret vallésien exhibe le trait de force de sa duction, il flèche cette consigne de proscription qui voue l’écrivain aux douloureux transports de la partance. […] Il souligne cette impossibilité agissante de la franchise biographique, affiche cette répugnance de l’œuvre à boucler son phrasé, cette impuissance à conclure, et trahit l’inachèvement du livre « condamné à la morcelure, à l’insuccès — sans doute à la mort. » Faire-part de deuil, on dira qu’il s’irrite au heurt tourmenté d’un désœuvrement testamentaire. / Mais, pilon scriptural, le tiret est tout autant éclat qu’atelle, il concrète à la fois le débris et l’attache, le moignon et la greffe. Étai du mors, le tiret donne corps au manque. Par lui, le relâchement de l’écriture tient. Graphe de liaison, donc, opérateur de renvoi, de raccord, trait d’union du symbolon, signifiant d’incomplétude jeté telle une passerelle sur les fissures et les fondrières du récit, le tiret linéarise le passage, livrant à la phrase son droit de franchise. »
Jaccottet. Éventail pour Philippe Jaccottet, textes réunis et présentés par Anne-Élisabeth Halpern (L’Improviste, 2004, 157 p., 16 €). L’inscription de quelques recueils de Philippe Jaccottet au programme de l’Agrégation des Lettres 2003-2004 a donné lieu, dans le courant de cette année, à de nombreuses publications et manifestations destinées à favoriser l’intelligence de l’oeuvre d’un des plus grands poètes de notre temps. On a rendu compte ici de la somme de Jean-Claude Mathieu, qui balisait avec minutie les territoires intérieurs de Philippe Jaccottet. Le recueil d’études publié par les soins d’Anne-Elisabeth Halpern propose des approches de l’oeuvre du poète susceptibles de donner accès à une lecture raisonnée et approfondie des textes. L’ensemble se place sous le signe de l’éventail — si cher à Mallarmé et à Claudel — où se lisent à la fois le geste rituel de l’offrande (Eventail pour Philippe Jaccottet) et le motif de la légèreté, du feuilletage aéré et ventilé, qui vaut à la fois comme métaphore du poème et accessoire symbolique d’une lecture soucieuse de rendre compte d’une qualité propre à la poésie de Philippe Jaccottet : le souffle sans emphase, la respiration d’une parole dépliée et repliée. Bien plus, cette image de l’éventail recèle une vertu structurante, dont les effets sont perceptibles jusque dans l’organisation même du présent volume : d’abord un travail de « dépliement » à la faveur duquel les différentes livres de Philippe Jaccottet dialoguent et communiquent entre eux ; ensuite une scrutation méthodique et détaillée des lieux de « pliure » où se révèle, dans tel poème cerné isolément, la spécificité d’une écriture poétique ouverte au sens et refermée sur son secret. Les articles composant cet ensemble obéissent ainsi à une dynamique de va-et-vient, allant de la totalité problématique d’une oeuvre qui refuse la clôture au fragment rigoureusement circonscrit aux marges blanches de la page, et au-delà, à tel ou tel noeud singulier de mots et d’images, noyau ultime, insécable, à quoi le poème s’ordonne pleinement. Ce mouvement si particulier, Gérard Farasse, dans son étude intitulée Navette, choisit de l’analyser. Il y voit non seulement le geste si typique de l’écriture de Philippe Jaccottet, consistant à faire et à défaire la texture même du poème (et du même coup, sans doute, l’image tissée d’un monde qui se détrame), mais aussi le véhicule ou le viatique d’une parole tournée vers la lumière renversée de la mort dans la vie. « Position dominante » et « position basse » se partagent un univers et rendent lisible du même coup un « schème mythique » que Fabien Vasseur se propose d’explorer dans on article Le Combat inégal. Une autre façon d’épouser le mouvement de cette « navette » poétique dont témoignent également les articles de Myriam Boucharenc et de Judith Chavanne. La première s’attache à montrer comment Philippe Jaccottet retravaille la notion du recueil de poèmes pour l’arracher au tempo traditionnel de la composition et lui conférer, en contrepartie, une allure déambulatoire, plus conforme au mouvement d’une quête dont l’objet échappe sans cesse et dont le lieu s’aperçoit dans l’intervalle même de ladémarche poétique. Judith Chavanne ausculte le « ton de la confidence », la « vois basse » et comme chuchotée si caractéristique de la poésie de Jaccottet : le propos combine des aspects énonciatifs et une problématique éthique. Car « parler “sur un ton de confidence” c’est […] créer les conditions d’un partage, aussi bien d’une réciprocité ». Ouverture, mouvement là encore. D’autres études, plus techniques ou plus nettement centrées sur des questions ou des textes particuliers, pourront faire le bonheur du lecteur : celle de Gérald Prunelle, par exemple, qui envisage l’évolution des modèles métriques dans les poèmes de Jaccottet.On signalera aussi les analyses très fines de textes tels que « Le Locataire », « Chacun a vu un jour… » (dans Chants d’en bas), ou encore les premiers poèmes deLeçons, proposées respectivement par Cécile Narjoux, Claude-Pierre Pérez et Anne-Elisabeth Halpern. Au total, un volume assez réussi, qui parvient à éviter ou du moins à retravailler efficacement les lieux communs de la critique actuelle sur Jaccottet et offre du même coup l’occasion d’une lecture éclairante et intelligemment synthétique de l’oeuvre.
Jacob. Lina Kachgar, Arrestation et mort de Max Jacob (La Différence, 2004, 144 p., 15 €). De la biographie de Max Jacob, on ne retient généralement que l’apparition du Christ sur le mur de sa chambre et sa mort au camp de Drancy. Sur cette fin, on pensait être assez bien renseignés par les souvenirs et les correspondances (notamment celle de Max Jacob et Jean Cocteau, soigneusement annotée par Anne Kimball). Le petit livre de Lina Lachgar fait mieux ; tout en étant livre de piété sincère, il réunit avec rigueur et simplicité tous les documents que l’on peut retrouver aujourd’hui sur cette période ignoble de sa vie (une quarantaine de photos et de documents). Le récit des dernières années de Max Jacob, de 1939 à 1944, couvre les années du martyre d’une famille juive de Bretagne : de la spoliation de l’appartement et du modeste commerce paternel à Quimper sur le quai de l’Odet à l’arrestation de son frère Gaston qui était venu s’asseoir dans le jardin public du Terrain Bouchaballe, en passant par la saisie des droits d’auteur de Max Jacob à la Société des Gens de lettres et le port infamant de l’étoile jaune, enfin l’arrestation imbécile, mais aussi la complaisance d’un gendarme français inconnu qui poste ses lettres aux amis, les vains efforts de Cocteau pour le sortir de Drancy… Le petit livre de Lina Lachgar est un excellent dernier chapitre de la biographie à venir de Max Jacob, celle de Pierre Andreu (Vie et mort de Max Jacob, 1982) étant un peu mince pour un poète dont on ne semble pas assez mesurer l’importance, en attendant la Pléiade qui lui est due par son éditeur.
Journaux intimes. Maryse Combalet, Entre hier et aujourd’hui (Le Messager écarlate, 2004 ; 294 p., 18 €). Encore un journal ! Puisque la France s’empresse depuis quelque temps d’indiquer au nouveau gouvernement Raffarin les tâches les plus urgentes, il faudrait lui suggérer de faire voter une loi limitant sévèrement les publications de journaux intimes ! Autrefois, c’est-à-dire voici bien longtemps, il ne se trouvait pas un colonel en retraite ou un notaire désœuvré qui ne se crût obligé de traduire en vers français les odes d’Horace ; aujourd’hui, c’est le moindre bachelier, la moindre midinette qui se croit tenu de noter pour la postérité ses états d’âme quotidiens ou les tâches que la dure nécessité lui impose non moins quotidiennement. Quel nouveau Huysmans nous donnera une nouvelle qui nous montrerait un contemporain notant religieusement tout ce qui n’a aucun intérêt : petites sorties, petites rencontres, variations météorologiques, articles de presse sur des amis ou connaissances, échos de la télévision ou de la radio ? Ce livre vient à point pour combler cette lacune. Nous sommes décidément en progrès : à présent, M. Bougran ne reconstitue plus sa vie de bureau chez lui ; il écrit son journal intime.
Lamartine. Pierre Poupon, Le Cavalier de Saint-Point. Lamartine dans son intimité (Édition de L’Armançon, 2003, 158 p., 18,50 €). « Portrait intime et non biographie », précise l’auteur, lequel tend un peu trop à s’identifier à son héros. Ce n’est pas désagréable, mais l’ouvrage ne s’adresse pas prioritairement aux lecteurs d’Histoires littéraires (il est surtout question de chevaux, comme le titre l’indique).
Langue. Lise Gauvin, La Fabrique de la langue. De François Rabelais à Réjean Ducharme (Seuil, 2004, 344 p., 9,95 €). Cet ouvrage de synthèse se propose d’offrir un tour panoramique complet de la genèse et de l’évolution de la langue française à travers les âges et à travers les oeuvres littéraires. La dimension historique se combine ici harmonieusement avec l’approche raisonnée des styles et des esthétiques. Le parti pris de Lise Gauvin, professeur à l’Université de Montréal, a été en effet d’articuler les grandes étapes qui ont marqué la formation de la langue française avec les courants littéraires qui en ont été à la fois le laboratoire et la vitrine. De La Chanson de Rolandaux percées inouïes des littératures francophones du XXe siècle, c’est l’ensemble des territoires linguistiques qui sont arpentés, sillonnés, éclairés. Et cette exploration méthodique permet de baliser efficacement l’espace de la langue en isolant les lieux décisifs où se fixe une certaine définition du français, de sa valeur et de son usage. On voit ainsi comment, de la Renaissance à l’Âge classique et néo-classique, une norme linguistique s’instaure, qui vise non seulement à réguler la pratique du français là où elle est censée exceller (la cour), mais aussi à instituer un certain idéal de pureté et de simplicité dans les codes de l’écriture littéraire. Cette norme aura la vie aussi longue que dure. Mise à mal dès le XVIIIe siècle, elle s’effrite au XIXe siècle avec la révolution romantique, laquelle s’emploie à « élargir » la langue française, à l’ouvrir aux courants perturbateurs des parlers et des voix. Lise Gauvin insiste à juste titre sur cet aspect qui va de pair avec la promotion du genre bourgeois par excellence, à savoir le roman. Ce dernier devient l’espace de « l’expérimentation langagière ». Hugo, Balzac, Zola, puis Céline, Queneau apportent à cette thèse poids et consistance. Et les écrivains francophones, qu’ils soient africains, canadiens ou antillais, confirment dans leurs propres recherches dissidentes et indociles cet éclatement de la norme de la langue française désormais renversée en des pratiques du français singulières, marque autant que preuve d’un processus infini d’appropriation et de transformation de l’idiome. Le chapitre consacré à ces aspects des littératures francophones est particulièrement captivant. Mais c’est là le domaine de spécialité de l’auteur. Si l’argumentation développée ici semble emporter l’adhésion, en dépit des nécessaires simplifications rencontrées çà et là, malgré les raccourcis et les gauchissements parfois agaçants (lisez le petit chapitre sur Proust, qui n’est autre qu’un tissu de lieux communs, ne tenant nullement compte des recherches récentes sur le style proustien), on s’interroge cependant sur l’absence de la poésie dans ce vaste tour d’horizon. Où est-elle passée ? Les quelques pages sur Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé, qui reprennent les idées les plus platement reçues, sont d’une pauvreté affligeante. Et pourquoi cette exclusivité accordée au discours du roman ? La réponse vient d’elle-même : au nom de l’aptitude prétendument naturelle de la littérature romanesque, par essence mimétique, à reproduire des sociolectes, des traits de parlure, des faits de langue. Nul n’en doute, mais le discours poétique de la modernité (celui qui prend son essor avec le Romantisme, en vers ou prose, que ce soit Chateaubriand ou Lamartine) témoigne plus éloquemment encore de cette tension entre la norme linguistique et la parole individuelle. On pense bien sûr à Hugo, mais aussi à Baudelaire et auxFleurs du Mal, recueil où se manifeste exemplairement cet affrontement entre une langue encore adossée au modèle classique et une pratique langagière qui conspire à sa ruine. Les principes du réalisme bakhtinien et le dialogisme qui l’accompagne ne suffisent pas à légitimer cette focalisation quasi exclusive sur le roman, défini comme laboratoire des inventions langagières. Une prise en compte de la poésie des Corbière, Cros, Verlaine, Laforgue, Richepin, entre autres, s’imposait. La révolution du langage et la turbulence de la langue y jouent à plein. Elles donnent à entendre une polyphonie critique qui méritait d’être aussi auscultée.
Livre. Jacques Layani, Avec le livre. Propos et réflexions (L’Harmattan, 2004, 118 p., 16 €). Un petit livre personnel qui touchera la fibre de ceux pour lesquels les livres ne sont pas seulement destinés, à l’encontre de ce que prétendait le Rimbaud revenu de la poésie, à cacher les léproseries des vieux murs. Plaisante évocation de quelques libraires, bons ou mauvais. Un bon point pour l’éditeur, auquel on n’en décerne pas tous les jours, surtout dans la présente revue.
Mallarmé. Patrick Laupin, Stéphane Mallarmé (Seghers, 2004, 291 p., 21 €). Il faut sans doute être un lecteur rompu à la voix particulière de Patrick Laupin, poète, essayiste et cofondateur des éditions Le Bel Aujourd’hui, pour se frayer une voie dans son Stéphane Mallarmé. Autrement, on risque de se sentir désarçonné à lire que « l’immuable, la beauté, désormais chez lui garderont la puissance rapace d’envol du corps tactile et résurgent et le reste infléchi de leur puissance divinatoire non écrite » ou « c’est la souple arabesque du signe vocal qui donne un nom au gouffre de spiritualité et éclaire en retour cette autre-scène d’un combat avec le spectre en une lumière naturelle et natale de vivre »…. On ne trouvera pas ici de lumière décisive sur Mallarmé, mais une écriture qui est depuis longtemps entrée en résonance avec le poète et son œuvre, et qui poursuit avec eux un dialogue très intime, voire confidentiel. Si l’on en croit la quatrième de couverture, l’essai de Patrick Laupin devrait interroger les fragments posthumes de ce qui l’on nomme Le Livre ; dans les faits, le chapitre qui lui est consacré (ou plutôt arrimé) occupe moins du cinquième de l’ouvrage. C’est plutôt Hérodiade qui constitue son objet de prédilection, avec une myriade d’autres textes que l’essayiste met en mouvement avec cette aisance de jongleur que peut seule donner la pratique intensive d’une œuvre. Et c’est sous le titre de « Continuités d’Hérodiade » que Patrick Laupin a choisi de rassembler, en fin de volume, pas moins de 85 pages de textes divers : des poèmes, des lettres, des pages de Pour un Tombeau d’Anatole et des Noces d’Hérodiade (sans protocole d’édition pour ces derniers, qui sont des textes posthumes et inachevés). On ne peut que déplorer l’abondance de citations non référencées, parfois approximatives et amalgamées dans des montages qui pourraient laisser croire au lecteur non averti qu’il se trouve devant une authentique citation. On lit ainsi : « Nous fûmes deux je le maintiens — ce midi que notre double inconscience approfondit – d’un lucide contour, lacune — né pour d’éternels parchemins », sans aucune indication de provenance ni marque d’altération. Et lorsque référence il y a, il s’agit souvent de l’édition consultée et non du titre précis de l’œuvre (poème ou autre), ce qui nous vaut pour Igitur, dans un autre montage clandestin, « « la présence et la vision d’une chambre du temps… vague frémissement de pensée, lumineuse brisure de ses ondes… une mouvante limite… en un calme narcotique de moi pur longtemps rêvé… dans de l’oubli… dénué de toute signification… », Div. p, 45 ». Il faudrait aussi mentionner les citations erronées (« J’ai de mon rêve connu la nudité éparse »), les appropriations de citations par l’auteur (« Enchanteur des lettres qui faisait scintiller toute illusion même comme égale au regard, il a dit un jour dans une heure de lassitude »). On l’aura compris, c’est l’ouvrage le moins rigoureux et pédagogique qui soit. Mais malgré un propos éclaté et laborieux à saisir, l’auteur démontre une connaissance de l’œuvre mallarméenne qui commande le respect, et son adhésion existentielle à tout ce qu’engage celle-ci peut communiquer, au-delà de toute glose, une expérience de proximité avec la poésie.
Malraux. Jacques Chanussot, Claude Travi, Dits et écrits d’André Malraux. Bibliographie commentée (Éditions universitaires de Dijon, 2003, 613 p., 40 €). Imposant recensement commenté de tous les textes et propos de Malraux. Un travail bibliographique appelé à faire date. Les deux auteurs ont apparemment ratissé large (jusque dans la collection de L’Indochine enchaînée), de sorte qu’il sera sans doute difficile de composer un jour un volumineux Complément à ces Dits et écrits d’André Malraux. Certains exégètes le tenteront, bien sûr.C’est une condition humaine.
Martin du Gard. Roger Martin du Gard, Jacques de Lacretelle, Correspondance 1922-1958, texte établi, présenté et annoté par Alain Tassel (L’Harmattan, 2003, 165 p., 14,50 €). En 1956, Martin du Gard écrit à Lacretelle : « Vous avez été l’un de ceux, l’un des rares, avec lesquels j’ai très spécialement aimé m’entretenir des « choses du métier ». » Le métier, celui d’un romancier qu’on ne lit plus beaucoup, et d’un autre qu’on ne lit plus du tout. Ces quatre-vingt lettres (quarante de chaque côté) ne donnent pas envie de revisiter ces besogneux du pas grand-chose : leur style épistolaire est si également morne qu’on pourrait en échanger les signatures. L’annotation d’Alain Cassel est à la hauteur. Les deux index sont entièrement faux, mais ce n’est pas catastrophique, il suffit d’ajouter 8 à tous les chiffres.
Matzneff. Gabriel Matzneff, Calamity Gab. Journal. Janvier 1985-1986 (Gallimard, 2004, 362 p., 25 €). La préface nous avertit que l’auteur renonce désormais à publier son journal, préférant, dit-il, « la tranquillité de [s]a vie privée » à « la littérature ». À vrai dire, les dix volumes publiés, couvrant trente-cinq années, nous suffisent amplement : nous ne partageons pas l’opinion de Thierry Lévy qui juge son ami Matzneff « le plus grand écrivain du siècle », ni même celle de Roland Jaccard qui, ami tiède, ne voit en lui que « le plus grand écrivain de [s]a génération »…
Mémoires. Gabriel d’Aubarède, De mémoire d’oublié (Table ronde, 2004, 263 p., 18,30 €). Petit — mais dense — livre de souvenirs littéraires contés par un romancier et chroniqueur disparu en 1995. Ces mémoires, présentés par Étienne de Montety, portent sur la période 1930 à 1970. Bien que son ami et protecteur Pagnol lui ait fait décerner en 1959 le Grand Prix du roman de l’Académie française, Gabriel d’Aubarède est resté, depuis sa disparition, dans l’ombre où il avait évolué durant son existence. Trois parties dans ces souvenirs littéraires : l’aventure des Cahiers du Sud, la maison d’édition Plon et Nourrit et les activités aux Nouvelles littéraires de Georges Charensol. Dans ce dernier périodique, D’Aubarède tint la rubrique, fameuse en son temps, d’Une heure avec… Ces mémoires expriment des points de vue à la fois modestes mais aigus, présentés sans méchanceté ni aigreur, avec parfois une ironie diluée, qui n’appuie pas. Hélas, pas d’index des noms cités, qui sont pourtant nombreux.
Mérimée. Françoise Maison, La Dictée de Mérimée : la réalité du mythe (Séguier, 2003, 61 p., 8 €). Pauvre Mérimée ! Sa Carmen a été mise à l’arrière-plan par l’opéra de Bizet. On ne lit plus sa Colomba. Dans l’histoire littéraire, il est surtout le rival malheureux de Maxime du Camp auprès de la belle Mme Delessert. En 1958, Maurice Parturier, dans un article du Figaro littéraire, clamait que « la célèbre dictée de Compiègne n’est en rien l’œuvre de Mérimée ». Dans ce petit livre, Françoise Maison reprend avec objectivité les éléments du dossier, d’où il ressort que la fameuse dictée eut peut-être lieu, non à Compiègne mais à Fontainebleau, et que Mérimée pourrait bien en avoir eu tout au plus l’idée. N’empêche : son nom restera sans doute pour toujours associé à ces fichus « cuisseaux de veau » et à ces détestables « cuissots de chevreuil » dont on se souvient tout juste qu’ils ont été « prodigués par l’amphitryon ». Dire que c’est pour ces amusettes que le souvenir de Mérimée prospère…
Michaux. Jean-Pierre Martin, Henri Michaux (Gallimard/Biographies, 2003, 750 p. 31,50 €). Comment écrire la biographie d’un homme qui, de son vivant, ne voulait pas que soit publiée sa photographie de crainte d’être reconnu dans la rue (!) et détruisait les lettres qu’il recevait ? Jean-Pierre Martin nous prévient qu’il a « fait préciser, dans [son] contrat avec son éditeur, par une formule prudente : « essai biographique » » — essai qui se traduit par un volume de 750 pages bien tassées dans une collection qui, sans tenir compte du contrat, porte sur la couverture le titre « Biographies ». Il est vrai que Michaux doit être habitué aux petites tricheries posthumes de son éditeur, lui qui ne voulait pas que ses œuvres soient publiées en livres de poche et qui se voit déjà statufié par deux volumes de la Pléiade. Il faut bien admettre qu’il était impossible de ne pas communiquer aux lecteurs de H.M. (comme l’écrit Jean-Pierre Martin) le résultat de ses recherches, si abondant que ces pages compactes de 3500 signes en deviennent pâteuses. On les tolère pourtant d’un auteur qui a déjà consacré une importante étude à Henri Michaux, écritures de soi, expatriations (1994), tant il s’efforce de « resituer le probable à travers les paysages intellectuels, l’entourage et les perceptions sensibles. Ce serait surtout une biographie de l’œuvre », ajoute-t-il, sans vraiment y parvenir, tant la vie la recouvre. D’où vient alors cette gêne, cette sensation de voyeurisme ? Ce livre comblera les chercheurs et les thésards de lettres, mais attirera-t-il la sympathie des lecteurs de Michaux, ceux qui auraient aimé mieux connaître cet écrivain secret qui se dissimulait et se révélait à la fois dans ses poèmes ? Lire cette biographie est un travail qu’on ne peut demander aux amateurs de poèmes. On aurait aimé mieux connaître cet homme avec ses sentiments, ses angoisses, son humour, un peu trop dispersés ici — ce poète si peu compris de son éditeur, Gaston Gallimard, que lorsque celui-ci le croisait dans les couloirs de sa maison, il lui demandait invariablement : « À quand un roman ? »
Montherlant. Jean-François Domenget, Montherlant critique (Droz, 2003, 427 p., s.p.m.). Il y a deux sujets à ce livre : Montherlant critique/Montherlant et son temps, et l’ouvrage de Jean-François Domenget dresse d’intéressantes perspectives d’histoire littéraire lorsqu’il les fait jouer l’un contre l’autre : mécontemporain, comme disait l’autre, Montherlant est perdu chez les modernes et se condamne par les valeurs et les filiations qu’il se choisit à ne pas les comprendre. De là toute une galerie de portraits de minores pour la première moitié du siècle (Paul Adam, Delteil, Élie Faure, René Quinton, Louis Hémon, Émile Clermont) et un riche panorama de la droite littéraire. De là aussi de belles pages, dans les dernières parties du livre, sur les « silences » et la critique d’arrière-garde de Montherlant dans les années 60, lui qui reste fidèle aux figures de la Belle époque et de Verdun, véritables « mythes consolateurs ». Beaucoup de textes, articles et réponses, essentiellement issus des Nouvelles littéraires ou des revues placées sous la bannière de la droite et un ensemble d’extraits de correspondances restituent un pan de la vie littéraire et éclairent ses asynchronies. Traitée en elle-même, la production critique de Montherlant est pourtant moins alléchante ; lui-même avait d’ailleurs peu d’estime pour ses propres textes, et sa critique d’évaluation et d’accompagnement de la littérature contemporaine ne semble pas être entrée véritablement dans l’arène littéraire ; le dernier chapitre sur la critique d’écrivain convainc alors beaucoup moins, qui doit, à partir de ces textes que Jean-François Domenget lui-même juge souvent médiocres, statuer en quelques pages sur des questions-massues comme le jugement esthétique, les rapports de la critique et de la création, ou le plaisir du texte.
Pamphlétaires de service. Pierre Jourde, Éric Naulleau, Précis de littérature du XXIe siècle (Mots et Cie, 2004, 215 p., 11 €). Le pamphlet est un genre difficile quand celui qui le pratique manque de verve. Tout est d’une ironie pesante dans ce Précis de littérature du XXIe siècle, dès les premières lignes de l’introduction : « Nous allons vous parler d’un temps que les moins de quatre fois vingt ans n’ont pas pu connaître. Que les autres poussent à fond le volume de leur sonotone et veuillent bien se souvenir de ce mot : la littérature. ». L’Oncle Beuve, quand il voulait en découdre, ou Fénéon, quand il plantait son stylet, avaient plus de style. Ce Précis de littérature du XXIe siècle est un amalgame d’attaques faiblardes, très poing tapé sur la table du café de Flore, et encore de manière mesurée afin de ne pas renverser les soucoupes. Contempteur des terres germano-pratines — mais appartenant désormais à ce paysage (utiliser la notoriété d’autrui pour faire la sienne n’est pas un procédé nouveau en littérature) —, MM. Jourde et Naulleau auraient sans doute besoin de prendre quelques leçons d’irrévérence. Le prière d’insérer, vulgaire et raccrocheur, est à l’image de leur livre : « Les « Tontons Flingueurs » de la littérature sont de retour ! Pour ceux qui l’ignoreraient encore, c’est LE livre à ne pas rater d’autant que les auteurs, eux, ne ratent pas leur cible dans ce savoureux pastiche du Lagarde et Michard où ils tirent à vue, mais à blanc, sur quelques gloires de notre paysage littéraire français, mais rassurez-vous, sans les éparpiller « façon puzzle » ». Pierre Jourde et Éric Naulleau, qui ont fait parler d’eux, il y a quelque temps, en vilipendant la rédactrice en chef de la page littéraire d’un journal du soir, n’ont pas la plume des grands pamphlétaires : leur prose fait plutôt entendre le jappement de deux roquets qui dissimulent mal leur envie de s’ébrouer à leur tour dans la cour des grands. S’en prendre à la prose fadasse d’une Madeleine Chapsal ! Attaquer le style d’une Christine Angot ! Dénoncer la platitude d’un Philippe Labro ! C’est attaquer une maison de retraite au bazooka, c’est taper sur un château de cartes avec une matraque. Ça, un pamphlet ? Quelle blague ! Mais il aura permis à leurs auteurs de passer à la télé et de se faire connaître. Ils auront quelque difficulté à convaincre que là n’était pas un de leurs buts.
Parisot. Maurice Imbert, Henri Parisot, passeur. 1908-1979 (Chez l’auteur, 2003, 31 p., s.p.m.). Brève notice biographique et bibliographie de cet homme de l’ombre, ami d’Artaud, Bataille, Breton, Char, Michaux, Cocteau, Péret, Préve