En société
Aicard. Les Échos de Maurin, n° 5, juin 2003 (Les Amis de Jean Aicard, Oustaou de Maurin des Maures, 83210 Sollies-Ville ; 4 p., s.p.m.). Malgré toute la sympathie que l’on a pour cette entreprise, souhaitons que les amis de Jean Aicard s’intéressent à « leur » auteur plutôt qu’à leurs propres faits et gestes.
Alain-Fournier. Bulletin des Amis de Jacques Rivière et d’Alain-Fournier, n° 107, 2e trimestre 2003 (21 allée du Père Julien Dhuit, 75020 Paris ; 60 p., 12 €). Sous sa pimpante couverture jaune citron, ce numéro est dominé par l’extrait de la thèse de Sylvie Sauvage qui lui donne son titre, Alain-Fournier, l’œuvre-vie. Ces pages jettent un éclairage très convaincant sur Alain-Fournier. On sait que l’auteur de Miracles a tiré de la matière de sa propre vie les éléments constitutifs de l’intrigue du Grand Meaulnes. Mais réciproquement, cette étude montre, textes à l’appui, combien le jeune Alain-Fournier semble avoir d’emblée vécu ces épisodes autobiographiques comme un travail de création préformé par ses lectures. Ainsi, Yvonne de Quièvrecourt, avant de devenir le modèle d’Yvonne de Galais, est-elle d’abord venue incarner le modèle de Mélisande ou des créatures de Jammes, offrant à Fournier d’expérimenter dans la réalité l’équivalent d’un rêve à « façonner » selon son gré. D’où une grande porosité entre la vie et l’œuvre, la vie se construisant comme une œuvre et l’œuvre se nourrissant de la vie, en un jeu de miroirs vertigineux et par une constante transgression effectivement caractéristiques de la trajectoire de celui qui devait déclarer à André Lhote, en 1910 : « Le plus grand artiste à mon avis est celui qui en toute sincérité vivra son œuvre. » Si le reste de ce travail est du même intérêt, cette thèse pourrait constituer un ajout d’importance à la bibliographie d’Alain-Fournier.
Apollinaire. Que vlo-ve ? Bulletin international des études sur Guillaume Apollinaire, n° 22, avril-juin 2003 (60 rue de Fécamp, 75012 Paris ; 56 p., abonnement annuel : 30 €). Brève livraison du bulletin franco-belge avec la suite (« sans fin ») du feuilleton d’Agero par Claude Debon, une étude d’André Fonteyne sur Hugo Claus, traducteur flamand d’Apollinaire, par laquelle Que vlo-ve ? entre dans la danse des festivités et s’associe à l’hommage rendu cette année aux écrivains flamands et néerlandais au Salon du livre de Paris, la présentation par Willard Bohn d’une lettre d’Apollinaire à Pierre Albert-Birot récemment acquise par… l’Université du Texas, des informations variées, les ventes et catalogues de 2002, l’annonce des parutions et une série de comptes rendus très substantiels qui sont loin de s’en tenir au domaine français.
Aragon. Faites entrer l’infini, n° 35, juin 2003 (Société des Amis d’Aragon et d’Elsa Triolet, 42 rue du Stade, 78120 Rambouillet ; 78 p., 10 €). Plusieurs études, notamment sur Aragon et Claudel ; d’utiles notes de lecture et un cahier « art » sur le scénographe Gilles Taschet, dont on n’a pas vraiment vu le lien avec Elsa ni Louis… Quoi d’autre ? Un long extrait des délibérations d’un conseil régional, où des élus d’extrême-droite contestent le choix d’honorer Elsa Triolet en donnant son nom à un lycée et motivent leurs réserves en citant notamment son hymne au Guépéou. Nous donne-t-on ainsi à comprendre (et avec quelle subtilité !) que rappeler ce type d’erreurs ou d’errements revient à prendre rang au sein du Front national ? Mais oui ! Il faut en effet que « les insulteurs ordinaires d’Aragon s’avise[nt] de la nature des gens dont leur besogne les rapprochent », indique un éditorial pour le moins avare de nuances. Un tel parti-pris montre aussitôt ses conséquences, car parmi les « introuvables » de cette livraison, la revue publie un long plaidoyer d’Aragon en faveur des époux Rosenberg, sans autre commentaire qu’une version du portrait traditionnel des Rosenberg en innocents « légalement assassinés » (éditorial) et « victimes de fausses accusations » (chapeau). Il n’est pourtant pas besoin d’être spécialiste d’histoire contemporaine pour s’étonner, car le triste anniversaire de leur procès aura précisément été l’occasion, dans la presse, de revenir sur les documents d’archives rendus publics depuis les faits, et qui, s’ils ont révélé certaines manipulations de l’accusation, ont surtout tendu à démontrer, selon bien des commentateurs, que le couple avait effectivement fourni à l’URSS de précieuses informations sur les armements nucléaires américains. Imperturbable, la revue, qui doit bénéficier d’un accès direct à la vérité dernière, propose en toute candeur de lire le texte d’Aragon, qui est un discours politique au moins autant qu’un plaidoyer, comme une forme d’antidote aux « manipulations qui mettent l’opinion au service de toutes les croisades ». Comme si l’écriture, dès lors qu’elle s’engage pour une cause, quelle qu’elle soit et si noble soit-elle, ne s’appuyait pas sur une rhétorique et des stratégies de persuasion ! Sans justifier aucunement la condamnation à mort, mais au nom, précisément, de la défiance qui s’impose face à toute manipulation, le moindre sens de l’honnêteté et du sérieux critiques aurait dû imposer de faire état des débats qui continuent à faire rage sur les Rosenberg. À la place, Faites entrer (l’infini) s’essaye au terrorisme intellectuel et l’écrivain Aragon continue à pâtir de cette gangue de novlangue.
Béarn. Les Cahiers de Pierre Béarn, n° 7, printemps-été 2003 (60 rue Monsieur-le-Prince, 75006 Paris ; 40 p., s.p.m.). Pierre Béarn est centenaire, et toujours si jeune qu’on espère qu’un conseiller d’orientation pressera ses parents de le diriger vers une carrière autre que celle de la poésie. Laissons-le, comme il le propose, « s’amuser avec les pseudonymes » et nous apprendre que Lautréamont se prénommait Lucien Ducasse, que Pierre Loti s’appelait Julien Niaud, et Franc-Nohain (et non « Nohain, Franc ») M.E. Legrana.
Benoit. Les Cahiers des Amis de Pierre Benoit, n° 13, 2003 (4 place de la République, 46500 Gramat ; 156 p., s.p.m.). Au sommaire de ces Cahiers : Jean-Louis Lambert raconte l’histoire d’Antinéa ou la nouvelle Atlantide de Georges Grandjean, ouvrage censé donner une suite à celui de Benoit et que l’éditeur Albin Michel fit incontinent interdire et mettre au pilon. Résumé, commentaire et analyse de cet ouvrage introuvable et bio-bibliographie de l’auteur. Avis aux bibliophiles. Par ailleurs, Philippe Julien et Georges Boudinier rapportent par le menu l’extraordinaire épopée de Marguerite Anzieu, dont le cas fut au centre de la thèse de doctorat de Jacques Lacan sous le pseudonyme significatif d’« Aimée ». Par un étrange hasard, les confidences d’une amie de cette dame permirent à Pierre Benoit de rédiger Mademoiselle de la Ferté. En découvrant le roman, Marguerite Anzieu était persuadée que Benoit lui avait volé sa vie privée. Elle se vengera en poignardant la comédienne Huguette Duflos, qui triomphait en 1931 dans Kœnigsmark. Bien plus tard, son fils, Didier Anzieu, devint un psychanalyste reconnu, tandis qu’elle même, revenant à la vie privée, travailla comme femme de ménage chez les parents du Dr Lacan. Reste aux amateurs à s’interroger sur ce qui lie les héroïnes en « A » du romancier et les écrits du père du petit « a »…
Bibliothèque nationale. Revue de la Bibliothèque nationale de France, n° 13, 2003, Autour du faux (96 p., 21,34 €). Vases « étrusques », monnaies antiques, caractères arabes, autographes musicaux, reliures à « décor rétrospectif », merlettes, coins de faussaires… et ce qui nous intéresse au premier chef, Vrain-Lucas, le Balzac du faux, sérieuse mise au point avec de nombreuses citations par Marie-Laure Prévost (du Département des manuscrits), de celui qui fut mieux que le Balzac, le Stakhanov du faux, pour le plus grand bien du mathématicien Michel Floréal Chasles.
Biographiques. Littérature, n° 128, décembre 2002, Biographiques (Larousse, 2002, 127 p., 15 €). Cette livraison, très mince, se propose de penser un champ aux contours flous – à commencer par sa dénomination, le « biographique », censé remplacer la biographie naguère méprisée par l’Université. De cet ensemble, inégal et aux relents d’un structuralisme moribond, émerge « L’Éthique du biographique » de Frédéric Regard, étude de la biographie littéraire anglaise, qui met le lecteur en posture de s’intéresser autant au biographe qu’au biographié. À elle seule, cette étude justifie la lecture de la revue.
Bloy. Cancer ! Tabloïd transgénique pluridisciplinaire, 14 juin 2003, Numéro spécial Bloy (12 p., 3 €). On est un peu surpris de voir surgir en 2003 un journal qui pourrait être un rejeton de feu L’Idiot international de feu Hallier. Le numéro 3 de ce « Tabloïd transgénique pluridisciplinaire » est consacré à Léon Bloy. Marc-Édouard Nabe illustre la couverture d’un portrait du vieux de la montagne (on connaît de meilleurs dessins du même Nabe), M.-G. Dantec explique sa passion pour un Bloy vivant (alors que « nous sommes morts », dit-il) et Cortes règle ses comptes avec son grand-père. On retiendra l’entretien de Rémi Soulié avec Pierre Glaudes sur sa venue à Bloy (entretien déjà paru dans la revue Dialectique). On a vu mieux pour rendre hommage à Bloy.
Camus. Société d’études camusiennes, bulletin n° 78, juillet 2003 (10 avenue Jean-Jaurès, 92120 Montrouge ; 20 p., s.p.m.). Sous le titre « Le roi serait-il nu ? », P. Le Baut fait écho à un commentaire paru dans Histoires littéraires n° 13 à propos d’un précédent numéro du Bulletin qui ne nous avait pas frappé par sa richesse et son originalité. Contrairement aux habitudes, P. Le Baut réagit très positivement à notre remarque et saisit cette occasion pour appeler les sociétaires à participer plus activement au Bulletin. Espérons qu’il sera entendu. En attendant, on lira dans cette livraison deux réactions à la mort récente de Mohammed Dib et l’on prendra connaissance de divers événements camusiens. Emprunté à des sites web, signalons un échange intéressant entre Constantin Amariu et Manuel de Diéguez, d’abord paru dans Combat à la suite de la mort de Camus. À noter également, des échos camusiens récemment parus dans la presse algérienne, plus diverses informations concernant la vie de la Société.
Claudel. Bulletin de la Société Paul Claudel, n° 170, juin 2003 (13 rue du Pont-Louis-Philippe, 75004 Paris ; 82 p., 5 €). Comme sa précédente livraison, le bulletin Claudel accorde une large part à la reprise de l’intégrale du Soulier de satin par Olivier Py, que l’on a pu voir, à Paris, cet automne. Dans un entretien stimulant, l’acteur Philippe Girard décrit très justement la pièce comme une « machine célibataire », vouée à « raconter dans le plus petit lieu possible le monde entier », et comme « un journal intime entièrement déguisé ». On s’attriste en revanche du courrier dans lequel une éminente claudélienne a cru judicieux de s’instaurer gardienne posthume du Temple, pour réprouver la présence de personnages homosexuels et « contre nature » dans cette mise en scène, n’hésitant pas à parler de pédophilie parce qu’Olivier Py a confié le rôle de deux personnages mineurs, un pêcheur adulte et un enfant (muni de deux répliques), à un seul grand gaillard costumé en tutu… Au reste du sommaire, on a apprécié une mise au point de Claudine Le Blanc sur le titre hindou d’une des œuvres de Camille Claudel, « Sakountala », et une étude attentive de deux conférences de Rivière sur Claudel.
Cocteau. Cahiers Jean Cocteau, nouvelle série, n° 2, 2003 (Passage du Marais, 250 p., 22 €). Consacré à une étude de Brigitte Borsaro, « Cocteau, le cirque et le music-hall » : Parade, Les Mariés de la tour Eiffel, on connaît tout cela, se dit-on d’abord, mais le travail sur de nombreux manuscrits et des correspondances renouvelle notre connaissance, par exemple à propos du mal connu Rêve d’une nuit d’été, élaboré pour le cirque en 1914-1915, comme « réponse » au Songe shakespearien de Max Reinhardt (mauvais parce qu’allemand !). Brigitte Borsaro montre que, dans les années 20, le cirque compense pour Cocteau la disparition des « monstres sacrés » du théâtre, en attendant une nouvelle génération d’acteurs créatifs. Les textes retrouvés sont nettement moins intéressants : on a déjà beaucoup lu ces gentillesses de pochettes de disques ou de programmes de théâtre : pour le beau portrait de Marlène Dietrich, que d’éloges de Gloria Lasso ou de Johnny Halliday !
Delaw. Les Amis de l’Ardenne, n° 1, été 2003, Un dessinateur ardennais. Georges Delaw ou « les folies bergères » 1871-1938 (10 avenue du 91e RI, 08000 Charleville-Mézières ; 100 p., 8 €). Il était né Deleau en 1871 à Sedan et s’était parfumé du titre fantaisiste d’ « Imagier de la Reine ». Avec son compatriote Jules Depaquit, il avait émigré à Montmartre en 1893. Il fut accueilli par Allais dans La Vie drôle et devint un habitué des journaux illustrés. Dessinateur à la ligne claire, il illustra gaiement des albums de chansons et des livres pour enfants avec grâce et gentillesse. Ce cahier abondamment illustré en noir et en couleur sera suivi l’an prochain par un numéro Jules Depaquit.
Elskamp. Le Livre et l’estampe, n° 159, 2003, Autour de Max Elskamp (Société royale des bibliophiles et iconophiles de Belgique, 4 boulevard de l’Empereur, B-1000 Bruxelles ; 232 p., 35 €). Quelques mois après le numéro de Textyles qu’il partageait avec van Lerberghe, voici un nouvel ensemble non pas sur, mais autour du poète d’En Symbole vers l’apostolat : trois études révélant de nombreux textes inédits ou peu connus. René Fayt parcourt le cercle des amis d’Elskamp en s’appuyant sur la riche documentation du fonds Elskamp de l’ULB ; Émile van Balberghe étudie les échanges de l’éternel tapeur Léon Bloy avec la revue Le Spectateur catholique d’Edmond de Bruijn et révèle au passage une critique du Mendiant ingrat due, sous pseudonyme, à Elskamp. La troisième étude, signée Jacques Detemmerman, est consacrée au musicien Auguste Dupont et principalement à sa Légende humaine, « cycle lyrique » pour théâtre d’ombres. Ces deux derniers articles ont très peu de rapports avec Elskamp, mais tout ce qui peut éclairer cet homme secret nous intéresse. La vraie déception vient de l’iconographie, peu abondante, et qui ne montre aucune des gravures d’Elskamp auxquelles il est constamment fait allusion.
Fantastique. Le Visage vert, anthologie fantastique, n° 13, Dossier invasions sous-marines (Joëlle Losfeld, 2003, 160 p., 14 €). Nous étions seuls, à la tombée du jour, lorsque nous commençâmes la lecture de cette revue inconnue, un lecteur écrasé de chaleur et un chat silencieusement énigmatique. Lorsque onze heures sonnèrent, nous sursautâmes dans la pénombre : magie du fantastique, nous étions revenus à une posture de lecteur captif et captivé oubliée depuis longtemps. Dans cet opus passionnant donc, des histoires autour du monstre marin, agrémentées d’une synthèse dense, bien informée, des grands genres du thème (Michel Meurger). L’essentiel des autres textes présentés (Paul Hervieu notamment, Michael Arlen) remontent à ce « tournant du siècle » qu’aime tant Histoires littéraires, et dont on retrouve le ton et les accessoires. Une anthologie fantastique donc, comme le dit fort bien le sous-titre. Notre chat en frissonne encore.
Flaubert-Maupassant. Bulletin Flaubert-Maupassant n° 11, 2002 (Amis de Flaubert et Maupassant, Hôtel des Sociétés savantes, 190 rue Beauvoisine, 76000 Rouen ; 117 p., 11 €). On s’intéresse particulièrement aux images, dans cette publication désormais semestrielle des amis de Flaubert. Adrianna Tooke résume son ouvrage (Flaubert and the pictorial arts, from art to text), ce qui n’était pas la meilleure façon de poser une question aussi vaste, réduite à des notations décousues et contestables. Le mouvement général de l’ouvrage étant « adoration des images », « dépassement des images », on s’attendrait à un travail de définition minimum sur l’image, ici promenée de « pictorialité » à « plasticité », peintures, ekphrasis, illustrations et paysages vus se mêlant dans une grande confusion, qui n’était sans doute pas à l’œuvre dans le volume, que nous avouons ne pas avoir lu. L’article de Martine Alcobia sur le même sujet, et qu’un titre à rallonges semble devoir égarer dans la même ornière, retient en revanche l’attention grâce au resserrement de l’objectif sur la lumière, l’essence féminine se trouvant produite par le jeu de la lumière, à la fois chatoiement et instantanéité. Éric Walbecq publie des lettres autour des relations unissant Flaubert à la Princesse Mathilde, et Éric Poyet examine savamment la place de Flaubert dans la formation d’André Gide. On y apprend au passage que Flaubert finit par « devenir pour Gide ce qu’il est devenu pour chacun de nous », et l’on s’écrie : Hélas, eussions-nous pu devenir Gide ? Cette poignante interrogation ne doit rien ôter à l’intérêt de l’étude, qui dessine une branche encore inédite des études d’histoire littéraire, laquelle s’attacherait moins aux sources ou à l’influence d’un écrivain sur un autre mais, d’un point de vue de pragmatique du discours littéraire, au phénomène complexe de la « rencontre » avec un auteur. Nous avons gardé pour la fin un article fort plaisant de Jean-François Delesalle sur Jules Adeline, et plus largement sur le petit monde normand des amateurs de Flaubert, unis à travers la figure d’un Gustave-Polycarpe qui orne par ailleurs la couverture du volume… si pixellisé, hélas !, qu’on s’écrie avec lui : Mon Dieu, dans quel monde m’avez-vous fait vivre ! Heureusement, les autres illustrations de l’article, aussi abondantes que belles, ont échappé aux outrages de ce siècle technobarbare.
Formes poétiques. Formes poétiques contemporaines (Les Impressions nouvelles, 2003, 327 p., 22 € ; http://www.revuefpc.net). Que cette nouvelle revue persiste à montrer autant d’intelligence et de générosité que ce premier numéro, et elle devrait s’imposer parmi les plus intéressantes du moment. Le projet éditorial évite les usuels travers du genre, en proposant des règles du jeu et une problématique fermes. Fpc n’est « pas une revue de poésie, mais une revue sur la poésie » – ce qui, on l’espère, préservera son ambition critique ; elle adopte « un parti-pris de neutralité [qui] n’affirme aucune ligne idéologique et ne se réclame d’aucune église », heureuse exception dans une portion du paysage littéraire sans cesse secouée par des guerres pichrocolines plus proches d’un potlatch intellectuel usant que du débat d’idées ; enfin, l’objet est clair et fait réellement question : quelles sont les formes prises par une poésie qui « depuis plus d’un siècle, […] n’est plus définie (principalement) par des critères formels, mais plutôt par les effets esthétiques de sa lecture ? » – une invite à explorer, du dispositif aux vers prosodiques traditionnels, un éventail très large de structures et de moyens pour les penser. Illustrant cette ouverture, le sommaire de ce numéro s’interroge sur l’« au-delà du vers libre », propose un dossier sur Jacques Roubaud et enquête auprès de poètes très divers sur leur usage du vers. Dans le premier ensemble, on retiendra la traduction d’un essai de Marjorie Perloff sur le vers libre et « les nouvelles poésies non linéaires », qui discute des théoriciens et poètes nord-américains comme Steve Mc Caffery ou Denise Levertov : cette attention portée aux courants critiques extra-hexagonaux mérite d’être saluée, tant notre pays continue à réfléchir, trop souvent, dans une splendide solitude qui n’est souvent que de l’ignorance et de l’incuriosité. Au chapitre Jacques Roubaud, une suite de poèmes inspirés de la musique religieuse précède une solide étude de Jean-François Puff, qui, explorant le « déploiement du nouveau » dans la poésie de Jacques Roubaud, aborde notamment le rôle joué par la tradition des troubadours dans cette contemporanéité. Enfin, l’enquête sur le vers est orchestrée par Gérald Purnelle, qui propose de distinguer des usages du vers libre fondés sur la longueur ou la syntaxe, et des recours au vers régulier plus ou moins soucieux de la métrique et de la versification. On saluera la sagacité des questions posées, l’enquêteur demandant par exemple à ses interlocuteurs ce que leurs choix formels leur servent à éviter. Les réponses des poètes, suivies de brefs extraits de leur œuvre, sont passionnantes, tant pour comprendre des esthétiques personnelles que pour alimenter la réflexion sur l’Esthétique dans son ensemble. Claude Adelen fait du vers le moyen de « rabattre un flux lyrique toujours intempestif » ; Jacques Ancet préfère au mot de forme celui de formation, et explique que la forme n’est jamais préalable à ses textes, mais « sécrétée » par eux ; Jan Baetens se définit, au nom du contenu, comme « un auteur à contraintes anti-oulipien » ; Michel Collot, qui, facétieux, trouve les mots de Swann pour dire en quelle manière il en vint à « adopter cette forme, qui n’était pourtant pas [s]on genre », fait du choix des moyens le lieu d’une dialectique où la forme nouvelle « informe » le scripteur qu’il a changé, et contribue à son tour à le transformer – et Collot insiste, lui aussi, sur la possibilité qu’a le mètre irrégulier de devenir « un schème dynamique […] une forme en formation et en transformation permanentes » ; Jacques Darras répond par un poème associant ses très longues lignes aux souvenirs d’une modernité ancrée dans la vitesse, et dans un espace urbain dans lequel nous vivons tous, « […] sauf quelques / Poètes pasteurs attardés qui persévèrent qui perdent leurs vers à / Pousser la cuiller dans le vert de la Nature bienfaisante apaisante / La tilleulante la camomillante Nature naturante naturée d’avant / Chaque angélique et vespéral coucher alors que tous nous vivons la / Ville, à la ville désormais avançant dans les rues à la poursuite d’une / Meuse d’une Muse qui nous échappe qui n’est pas celle qui passe » – une ville où pourtant le poète rencontre et doit tenter de reproduire le cri d’une sauvagerie qui continue (folie, cri d’un passant), à y hurler « au milieu des frères de laie » ; Alain Duault expose son projet de « macro-poème » ; Marie Étienne et Yves Leclair, par des biais différents, insistent sur leur souci de laisser l’initiative à des voix plurielles ; Philippe Longchamp démonte ce qui fut l’un des arguments favoris des avant-gardes pour rappeler « qu’avec des règles anciennes », il reste « possible de parler d’aujourd’hui à des gens d’aujourd’hui » ; Rossano Rossi explique que « les formes, fussent-elles fixes, sont en mouvement dans le temps ; leur fixité n’est qu’une apparence ; les mots qui les remplissent entrent en interaction avec elles. Il en résulte qu’adopter une forme du passé ne revient jamais à la répéter, mais à la recréer » etc. On mesure la richesse de ces pages. Mais la revue accueille encore ensuite la présentation de travaux en cours non moins éclectiques, commentés brièvement par leurs auteurs. On y trouve un projet d’écriture par hyperliens, de nombreux textes à contraintes, et des formes plus souples où se donne à voir « le jeu d’un flux dans une structure », etc. Enfin, le numéro se clôt sur des études qui contiennent notamment un entretien avec Éric Sadin. Tout cela foisonne d’idées. On espère que les prochaines bouteilles seront du même tonneau.
Gide. Bulletin des Amis d’André Gide, n° 139, juillet 2003 (92 rue du Grand Douzillé, 49000 Angers ; 423 p., 11 €). Beaucoup de prose universitaire un peu rébarbative, genre « Lecture et intertextualité virgilienne dans L’Immoraliste ». Plus concret et plus directement intéressant : Claude Foucart éclaire le « mystère Cordan », c’est-à-dire Wolfgang Cordan, auteur de L’Allemagne sans masque, publié avec une préface de Gide en 1933 – sur qui on savait peu de choses. Jean Claude publie une synthèse de la correspondance inédite de Schlumberger et Copeau. Poursuite de l’interminable publication (34e épisode !) du journal de Robert Levesque, plus insupportablement homme de lettres que jamais (« Lu à Lilika mon chapitre III ; elle est étonnée que l’intérêt se soutienne sans faiblir… On sent la présence d’un esprit créateur », etc).
Giono. Bulletin Jean Giono, n° 58, hiver 2002 (Association des Amis de Jean Giono, BP 633, 04106 Manosque ; 128 p., s.p.m.). Prisons et châteaux, La Chartreuse de Parme n’est pas loin ! Le bulletin s’ouvre par sept lettres de prison adressées par Giono aux siens en 1944-1945. La première commence par un impérieux « Dis à Maman qu’elle m’envoie mille francs » ! (la prison coûte donc si cher ?). Suivent deux études, de Jean-Yves Laurichesse et de Marcel Neveux, sur le thème des châteaux dans l’œuvre de Giono, sujet de la journée de l’Association en 2002.
Giraudoux. Cahiers Jean Giraudoux, n° 30, 2002, Giraudoux chez les Renaud-Barrault (Grasset et Centre de recherches sur les littératures modernes et contemporaines, 2002, 275 p., 15 €). Organisé et largement rédigé par Catherine Niet, ce volume apporte une abondante documentation sur les présentations de pièces de Giraudoux par Jean-Louis Barrault : essentiellement la création de Pour Lucrèce en 1953, mais aussi les reprises d’Intermezzo et de Judith. Giraudoux n’a certes pas représenté un axe essentiel de la création de Barrault, mais ce volume copieux fait revivre des moments passionnants de la vie théâtrale française, avec des surprises : sait-on que Barrault demanda les décors de Judith à Max Ernst ? Et qu’il monta Pour Lucrèce à Londres avec Vivien Leigh et Claire Bloom ? Mais que faisions-nous donc ce jour-là ?
Gossips. L’Alambic, n° 4 ter, printemps 2003 (29 rue du Borrégo, 75020 Paris, 4 p. ; gratuit sur demande : envoyer enveloppe 229/161 adressée et timbrée à 0,53 €). Coups de griffes, coups de chapeau, l’Alambic distille un breuvage bizarre, un brin rétro, un brin acide. Tant pis pour les victimes, les ressortissants d’une contrée appelée Tyrannie pour ce numéro, tant mieux pour les rieurs, et ils méritent d’être nombreux.
Hyvernaud. Cahiers Georges Hyvernaud, n° 2, 2002 (Société des lecteurs de Georges Hyvernaud, 39 avenue du Général Leclerc, 91370 Verrières-le-Buisson, 98 p., 15 €). Joliment présenté, effectivement à la manière d’un cahier scolaire – il ne manque que les fameuses tables de multiplication sur la quatrième de couverture. Mme Hyvernaud poursuit la présentation des activités de son mari, « d’une guerre à l’autre ». Un dossier consacré à « Leur cher Péguy » témoigne de l’intérêt porté par Hyvernaud au fils de la rempailleuse de chaises que la Révolution nationale a cherché à s’annexer. Renseignements divers concernant l’actualité d’Hyvernaud (publications, hommages divers, adaptations). Si vous ne connaissez toujours pas un de ces grands oubliés de l’Histoire littéraire officielle, ruez-vous sur La Peau et les os et Le Wagon à vaches actuellement disponibles chez Pocket. Le premier de ces deux titres, surtout, est un de ces ouvrages que l’on n’oublie pas. On ne le répétera pas.
Larbaud. Cahiers de Amis de Valery Larbaud, nouvelle série, n° 3, 2003, Lettres d’un enfant. Valery Larbaud à Sainte-Barbe 1891-1894. Dossier établi par Marc Kopylov, avec une préface de Jean-Philippe Segonds (Éditions des Cendres, 2003, 220 p., 30 €). Toujours la même si belle présentation matérielle de la nouvelle série, dont chaque numéro a vraiment l’air d’un livre. Nous sont offertes ici 147 lettres inédites (il s’agit d’un choix) de Larbaud collégien à sa mère et à sa tante, de 1891 à 1894. Larbaud a de dix à quatorze ans, et les deux destinatrices sont les deux personnes qui, en mal comme en bien, tiendront la plus grande place dans presque toute sa vie d’adulte. Pour le biographe et pour ceux qui s’intéressent à la jeunesse de Larbaud, l’intérêt de ces lettres n’est pas niable : elles donnent une foule de renseignements sur ses années de collège, ou, plus exactement, sur la scolarité et la vie scolaire d’un collégien de Sainte-Barbe voici 110 ans. En ce sens, Jean-Philippe Segonds y voit « un document peut-être unique sur une époque, un milieu social et ses cadres de vie ». Mais sur Larbaud lui-même ? Absolument pas, car ces lettres ne nous apprennent pas grand’chose sur ce qu’il pensait et sentait. À bien y regarder, le jeune Larbaud n’y relate – très minutieusement, certes – que ses faits et gestes, autrement dit sa vie extérieure. Pour le reste, jamais d’effusion, de confidences ou de rêveries ; on a même l’impression que l’enfant évite soigneusement de faire la moindre allusion à sa vie intérieure. Disons-le tout net, ces lettres furent surtout pour lui une corvée. Sa correspondance était d’ailleurs contrôlée par un M. Horiot, dont la toute première lettre annonce : « Je t’écrirai, comme il a été convenu, très souvent. Je viendrai tous les jours près de Monsieur Horiot écrire ma petite lettre. » Au rapport ! Les deux dames entendaient bien être obéies. Cela dit, on trouve dans ces 147 lettres des passages où le futur adulte pointe le nez : ainsi, celle du 16 avril 1892 montre une passion pour les drapeaux des pays exotiques, et celle du 27 juillet 1894 atteste que le collégien faisait déjà collection de soldats de plomb. À signaler aussi celle du 5 juillet 1894, où l’enfant se défend vivement des reproches de paresse formulés par sa mère. On lira donc ces lettres – bien présentées et annotées – comme les bulletins de nouvelles d’un collégien très surveillé, aussi appliqué à écrire aux siens qu’à faire ses devoirs, et sentant à chaque fois l’œil du maître peser sur lui. Mais il ne pouvait guère en aller autrement, et il est d’ailleurs permis de se demander si les lettres écrites par les écrivains durant leur enfance ne sont pas pauvres en révélations ou en merveilles : ne regrettons donc pas de ne pouvoir lire celles que tracèrent des bambins qui s’appelaient Shakespeare, Balzac ou Ducasse…
Lebesgue. Bulletin des Amis de Philéas Lebesgue, n° 37, septembre 2003 (Société des Amis de Philéas Lebesgue, Mairie, 60112 La Neuville-Vault ; 43 p., 15 €). C’est fait ! François Beauvy a soutenu à Nanterre sa thèse sur Philéas Lebesgue et ses correspondants en France et dans le monde de 1890 à 1958. Il a obtenu la mention très honorable et les félicitations du jury. Nous sommes heureux pour lui et nous nous joignons au concert de louanges. Maintenant, sans doute va-t-il pouvoir se mettre sérieusement au travail pour l’édification des générations présentes et à venir. Car ce bulletin n° 37 est fort paresseux. Quand on voit ce que certaines Sociétés d’amis d’écrivains peuvent abattre comme besogne, on est bien obligé de dire à François Beauvy qu’il n’est guère charitable de farcir un bulletin annuel de poèmes pris dans des recueils connus de Lebesgue ou de savants textes comme celui sur La Pensée de Rabindranath Tagore que l’oxymorique écrivain a publié en 1927 à Bruxelles ! Aussi, donnez-nous, M. Beauvy, davantage de documents comme ceux que vous publiez sur la correspondance d’Henri Allorge adressée à Lebesgue. Mais, là encore, annotez, annotez, parlez-nous d’Henri Allorge, de la revue La Renaissance contemporaine, et, c’est promis ? Plus jamais de note du genre : « 3 – Quattrocento, terme italien qui désigne le 15e siècle, notamment la première Renaissance, vaste mouvement culturel et intellectuel né à Florence à cette époque » (page 24).
L’Infini. L’Infini, n° 83, été 2003 (Gallimard, 2003, 125 p., 14 €). Le numéro s’ouvre sur une photographie intitulée « La tour de Hölderlin à Tubingen, novembre 1992 ». Mais devant, ô détail, n’est-ce pas Philippe Sollers ? Oui, c’est bien lui. Bonjour Philippe ! Quelle surprise, vous ici ! Vous avez l’air un peu frigorifié, sur cette terrasse enneigée : on sent que vous vous frotterez volontiers les mains une fois le cliché pris. Modeste Philippe, va, qui n’êtes pas au premier plan, non, mais vous tenez en retrait. Tout de même, on vous voit bien, là, en pied et au centre, quand la tour, décalée sur la droite, se contente de jouer les arrières-plans, de jouer… un peu, oui… les utilités. Vous n’êtes pourtant pas le sujet de l’image, nous dit ce titre ? Ah, j’y suis. Je vous devine : c’est que vous songez habilement au rôle joué par le fronton de bien des Mondes des livres, ce long article de couverture que l’on voit en premier mais où le lecteur ne vous remarque plus guère, tant vous savez vous y effacer. C’est une image de votre discrète transparence d’huissier culturel que vous proposez là. D’ailleurs, je vous vois sourire. Oui, vous souriez du bon tour que vous lui jouez, à ce lecteur oublieux, un peu pressé, car, loin de lui en vouloir, vous ne voulez pas le priver d’un bon morceau. En somme, vous vous êtes senti comme un sot-l’y-laisse, d’où ceci qu’en toute amitié, vous lui offrez, au sot, une séance de rattrapage. Car ce ne sont pas moins de cinq textes ou entretiens qui, de vous, avec vous, sur vous, l’attendent ici. Prévoyant qu’il aura pu, le pauvret, le simplet, manquer les pensées que les destins croisés de Poutine (Vladimir) et Boisselier (la cloneuse raëlienne) ont éveillées en vous et dans les pages du Monde, vous avez la délicate attention de les lui livrer ici, de nouveau, en tête de sommaire. Et quoi de plus seyant, de mieux adapté, en effet, qu’une photographie de la tour de Hölderlin en novembre 1992, pour illustrer un tel sujet ! D’ailleurs, un peu plus loin, il y a encore une image. Là, c’est une pagode chinoise qui sert de manoir allemand, et devant, c’est le Penseur de Rodin qui a pris votre place. Avouons que le rapprochement réjouit, cher Philippe, car grâce à vous, nous mesurons enfin que depuis un siècle, le Penseur réfléchit au clonage. À moins qu’il ne médite, comme vous, sur l’injustice de l’université, qui, confessez-vous, vous « fait mourir en 1968 ». Est-ce pour cela que vous précisez, à la fin de ce texte : « Juin 2002, Sorbonne » ? Toujours le mot pour rire, cher Philippe ! Vos remarques sur Morand se laissent agréablement lire, mais de grâce, coupez et soyez plus avare dans la publication : vos justes saillies se verraient un peu mieux. Vous avez choisi la compagnie de Bataille (un inédit), de Fumaroli (essai sur Chateaubriand et Rousseau), Mosès (intéressant petit texte sur le calendrier des moments de repos dans la Bible, du Shabbat au Jubilé), et Pleynet (vague suite de notes sur Rimbaud) : c’est l’avant-dernier que nous aurons préféré. Allez, maintenant rentrez vite vous réchauffer. Pas d’entretien ni de « déjeuners » qui obligeraient à « baisser son niveau » aujourd’hui.
Malraux. Présence d’André Malraux. Cahiers de l’Association Amitiés internationales André Malraux, n° 2, 2001-2002, Le jeune Malraux et les artistes de son temps ; n° 3, printemps 2003, Malraux et les essayistes des années 1920 (72 rue de Vauvenargues, 75018 Paris ; 98 p., 7,60 € ; 100 p., 10 €). Le jeune Malraux et les artistes de son temps est le thème du premier cahier : amitié et dialogues avec Chagall, Galanis, Rouault ou Fautrier. Moins attendu et plus révélateur, l’étude sur son rapport avec Fernand Léger : ils réalisèrent ensemble le premier livre de Malraux, Lunes de papier en 1921 – qu’il voua ensuite à l’oubli. Léger n’était pas assez tragique à son goût… Venons-en à l’autre livraison, Malraux et les essayistes des années 1920 : un intéressant numéro, qui replace la genèse de l’œuvre de Malraux dans son environnement littéraire immédiat, celui de la production des années 20, en déplaçant l’accent habituellement mis sur le roman vers l’écriture de l’essai ; l’auteur de La Tentation de l’Occident et d’« Une jeunesse européenne » y rencontre les questions littéraires et les soucis civilisationnels de son temps ; l’entre-deux-guerres constitue en effet un véritable âge d’or de l’essai en France, et les analyses ici présentées achèvent d’en convaincre. On mesure ainsi la participation de Malraux à quelques événements d’histoire littéraire qui gagnent à être rappelés et réévalués : l’Anthologie donnée chez Simon Kra en 1929, le numéro des Cahiers verts annoncé par Daniel Halévy comme dernier en 1927 et qui célèbre une nouvelle génération d’essayistes. Jacques Lecarme ouvre le dossier sur la lecture d’Unejeunesse européenne, dont il rappelle la dette à l’égard de l’essayisme d’Alain, de Valéry, de Suarès, mais aussi de Nietzsche, et dont il explore la nouveauté d’écriture, sorte de « rhétorique de la terreur ». Auguste Soulé suggère ensuite que Malraux n’a pas été étranger à la constitution de l’Anthologie des essayistes français contemporains de Kra dont la préface et les notices sont restées anonymes, là où d’autres avaient vu, rappelons-le, l’influence de Soupault. Jean-Claude Larrat revient sur la complicité intellectuelle de Malraux et d’André Chamson, en insistant sur ce que doit la pensée esthétique de Malraux à la critique de « l’uchronie » dans les arts que fait Chamson. Constant Trubert compare ensuite les obsessions et les procédés essayistes de Drieu avec ceux de Malraux. C’est encore la critique littéraire de Malraux qui est explorée, dans une étude consacrée par Sylvie Howlett à la lecture de Dostoïevski par l’auteur de La Condition humaine, qui évalue l’influence exercée à cet égard sur Malraux par les analyses contemporaines de Suarès, de Faure et de Gide et la façon dont Malraux s’en démarque. Michel Halty relit ensuite les notes du jeune Malraux à la NRf, et les efforts qu’y mène l’écrivain pour agir sur certaines hiérarchies littéraires ; pas sûr pourtant qu’il faille, pour dire la qualité de ces notes malruciennes, dévaluer les autres voix critiques de la revue, et faire de Thibaudet un radoteur ou de Paulhan un administrateur laconique, selon les images que propose l’auteur de l’article. Jacques Lecarme conclut le dossier par une belle visite à Suarès, dont l’essayisme fait de fulgurances, mais aussi de fragments inaccomplis et d’interventions répétitives, a profondément nourri l’écriture de Malraux, comme celles de Montherlant et de Drieu ; l’écriture de Suarès est regardée frontalement, « le secret de Nietzsche n’a pas été ici découvert », écrit Jacques Lecarme, qui éclaire ainsi la place singulière de Suarès dans l’histoire littéraire, le rôle moteur qu’il a eu dans l’évolution de l’essai mais aussi l’isolement relatif dans lequel il est demeuré ; les visites à un Suarès perçu comme un « oiseau de proie », en une conversation « plus fascinatrice que les livres publiés », n’ont pas été pour rien dans les essais sur l’art de Malraux. En plus de ce dossier, on trouvera deux articles complétant des numéros précédents : un récit détaillé et une analyse de l’amitié entre Max Aub et Malraux par Gérard Malgat, qui reproduit plusieurs échantillons de la correspondance, et une étude des rapports entre Malraux et Balthus par Claude Travi, amitié durable qui n’a pourtant donné lieu à aucune écriture chez Malraux. Le numéro présente enfin une lettre inédite de Pascal Pia au peintre catalan Pedro Creixhams sur la condamnation en août 1924 du « pauvre Malraux » après son « expédition archéologique », suivie d’une étude biographique sur Pia par Michaël Guittard. Un beau sommaire d’amitiés et d’influences pour ce troisième numéro de Présence d’André Malraux, où le choix généreux des rédacteurs de donner un bref résumé avant chaque article ne gâche rien.
Maritain. Cahiers Jacques Maritain, n° 45, J. Maritain en Amérique du Nord. I. Maritain et Giorgio La Pira (21 rue de la Division-Leclerc, 67120 Kolbsheim ; 92 p., abonnement : 30 €). Première partie d’une longue étude de Florian Michel sur Maritain en Amérique du Nord. Les lecteurs d’Histoires littéraires seront plus immédiatement intéressés par deux lettres retrouvées de Max Jacob (une à Jacques, une à Raïssa), s’ajoutant aux trente-quatre déjà connues.
Margerit. Cahiers Robert Margerit, n° 6, 2002 (Les Amis de Robert Margerit, Centre culturel d’Isle, BP 16, 87170 Isle ; 236 p., 16 €). Un ensemble d’articles sur l’auteur du Dieu nu, et des « textes d’écrivains » qui lui sont plus ou moins apparentés. L’intérêt n’est pas toujours très grand.
NRf. Nouvelle Revue française, n° 565, avril 2003 (Gallimard, 352 p., 15 €). Voilà ce qui arrive, on croit feuilleter la NRf, et on se retrouve à la lire pour de vrai : bigre ! Il y a en effet de quoi retenir le lecteur, même paresseux ou cuit à l’étouffée. Si les lecteurs de HL risquent de faire la fine bouche devant des pages du journal de Dominique Noguez, dont ils ont eu la primeur, ils auraient tort de se dispenser d’un article remarquable de Jim Harrison sur l’alcool, drôle de mélange de franchise brutale et d’humour désenchanté. On arrêterait de boire pour écrire comme ça. Outre un hommage à Severo Sarduy, le cœur de la livraison est consacré à un panorama des lettres belges et recèle quelques perles. Encore que, très subjectivement, il nous a semblé que Caroline Lamarche enfonçait un peu tout le monde par l’originalité de ton qui caractérise sa prose, une petite voix allègre, intense, fantasque et tellement « ailleurs » qu’elle en paraît presque illuminée. Peu d’écrivains ont su enraciner la narration aussi profondément dans une expérience du corps féminin sans nous parler de féminité ni chercher à défier tabous ou stéréotypes. Mais ce n’est pas une raison pour ne rien dire d’Ivo Michiels, dont est présenté (par Paul Demets) un extrait de Dixi(t), où le dialogue se fait cantique mêlant la violence basse des joutes verbales à la célébration conjointe, ou encore comédie où chacun emprunte et jette un masque se saoulant complaisamment de sa propre parole. Pas une raison non plus pour ignorer Peter Verhelst, qui nous fait entrer dans un monde lent, torpide, où le seul mouvement est celui des insectes bourdonnant, des corps accolés, de moments d’oubli où l’imagination brode de fantaisistes légendes. Côté rubriques, Pierre Descargues s’en prend aux catégories qui régissent la muséographie, à l’éradication de toute une trame de la vie artistique, d’hier et d’ailleurs, disqualifiée par les modes, les mouvements, l’ignorance ; Hedi Kaddour chronique Les Prétendants, et Bruce Bégout parle de Sophie Calle, remarquablement, comme on devrait toujours parler de Sophie Calle. On a fait l’impasse, dans cette excellente livraison, sur plusieurs textes que relie un même souci pour l’exploration de la réalité contemporaine, monde du travail peu qualifié, univers d’une ado de banlieue, démarche en soi intéressante mais dont la mise en œuvre laisse perplexe. Sans doute faut-il laisser mûrir ces textes et ces auteurs sans les accabler d’objections. Et que le meilleur gagne.
Péguy. L’Amitié Charles Péguy, n° 102, avril-juin 2003, Péguy et l’âme charnelle (12 rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris ; 202 p., 4 €). Comme son titre l’indique, cette livraison porte sur l’un de textes les plus ardus de Péguy, le Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle, ou Dialogue charnel, resté inachevé. Les articles constituent les actes d’un colloque organisé en 2002. Ils abordent sous différents angles la matière et la manière de ce qui constitue en fait un long monologue. Mais tous, une fois passée la mise au point de Robert Burac sur la composition de ces pages, donnent à mesurer la complexité du propos, qui associe théologie, philosophie, histoire, réflexion littéraire et enquête sociale, pour penser le génie, l’enfant, le temps, la mémoire ou la spiritualité. L’élucidation est d’autant moins aisée que Péguy procède, on le sait, par constants glissements lexicaux. On ne s’étonnera donc guère de voir les contributeurs chercher à déterminer, avec plus ou moins de succès, le sens de certains termes. Robert Scholtus étudie l’« internelle » Église, tandis que Roger Dadoun se heurte à des expressions telles qu’« organique de la grâce » ou « encharnellement » ; Elie Maakaroun se penche sur la confrontation de l’idéologie à la réalité ; Jean-Michel Rey explore les liens de Péguy avec Bergson et Michelet ; Benoît Chantre montre l’originalité de la conception du couple auteur-lecteur ; Emmanuel Falque confronte chair phénoménologique et chair religieuse ; Jean-Louis Chrétien offre de « penser la chair avec Péguy », et Jean-Pierre Lemaire relie la « croissance de la parole » poétique aux pratiques de glose sur les texte sacrés. On a suivi avec intérêt l’ensemble de ces travaux. Leur niveau d’exigence est élevé, et ils soulignent souvent la modernité ou l’originalité de Péguy. Pourtant, c’est peut-être la difficulté de la langue de l’écrivain qui, in fine, frappe le plus le lecteur perplexe du « dialogue charnel », à qui ces actes offriront sans doute (mais c’est heureux) plus de questions nouvelles que de réponses.
Pergaud. Les Amis de Louis Pergaud, n° 39, 2003 (178 rue de la Convention, 75015 Paris ; 108 p., 12,20 €). Au sommaire, quelques pages retrouvées de l’auteur de La Guerre des boutons, dont un Cahier vert manuscrit, contenant des poèmes de jeunesse. Revenant sur le prix Goncourt reçu en 1910 pour De Goupil à Margot, un dossier reprend des lettres et textes de Pergaud publiés en 1946 dans le Mercure de France, dont des extraits d’un journal intime, où l’évocation de la réception du prix provoque un vigoureux « Ah merde ! » du grand homme. Un article de Bernard Piccoli rappelle que ces « histoires de bêtes » avaient pour principale concurrente Marguerite Audoux – chère à Charles-Louis Philippe et Larbaud, et dans un texte de 1912 repris ici, Louis Nazziroli cite cette vacherie vigoureuse d’un critique : Pergaud « écrivait sur les bêtes parce que les bêtes ne peuvent pas se plaindre ». Suivent plusieurs brefs articles sur la réception ou les amis de l’écrivain, et diverses informations de nature à ne fasciner que les vrais mordus (mais ne faut-il pas l’être pour adhérer à une association d’amis d’écrivain ?). Hommage donc à la photographie de la sonnette (« à classer « patrimoine national » ») de l’appartement de l’écrivain à Paris : le récit du pélerinage de quelques acharnés jusqu’à l’ancienne porte de Pergaud, oscillant entre émotion et second degré, est finalement très touchant.
Queffelec. Cahiers Henri Queffelec, n° 6, 2002 (Association des Amis d’Henri Queffelec, 119 avenue André-Morizet, 92110 Boulogne-Billancourt ; 224 p., 20 €). Troisième et dernière partie (1975-1991) de la correspondance du romancier breton avec son ami le médiéviste suédois Rolf Edgren. Ces lettres familières n’ont guère de rapport avec l’activité littéraire de Queffelec.
RDDM. Revue des Deux Mondes, n° 6, 2003 (192 p., 11 €). Quelques pages d’un bref et sympathique (faute de mieux) entretien avec Tiphaine Samoyault, une chronique de Michel Crépu sont tout ce qui relève de l’objet d’Histoires littéraires dans ce numéro de l’auguste revue, par ailleurs consacrée aux relations internationales post-Irak et aux débats éthico-politiques liés au déploiement de la bio-ingénierie. Drôle de revue, qui traite à froid de sujets d’actualité, mais sans excessif intellectualisme. Un newsmagazine en costume trois-pièces.
Rimbaud. Rimbaud vivant, n° 41, 2002 ; n° 42, 2003 (Amis de Rimbaud, 50 rue de Charonne, 75011 Paris ; 145 p., 30 €). Depuis l’arrivée de Pierre Brunel à la présidence des Amis de Rimbaud, l’association a trouvé une « nouvelle vigueur », confirmée par des activités plus nombreuses et plus intéressantes, par la création du site http://www.membres.lycos.fr/lesamisderimbaud et surtout par l’amélioration significative de la qualité – et du nombre de pages – de leur revue. Celle-ci ayant comme objectif d’intéresser à la fois les amateurs et les chercheurs, place est donnée à la fois à des évocations des activités de l’association et aux articles de fond, sans oublier une nouvelle section de la revue, animée par C. Bayle (membre actif de la rédaction du Nouveau Recueil), où participent des poètes vivants, ici Gérard Titus-Carmel et Benoît Conort – de la poésie de qualité qui n’a rien à voir avec les textes « poétiques » publiés par le passé dans la revue. On trouvera aussi des poèmes en prose de Daniel Dienne en hommage à Jean-Pierre Giusto. En revanche, aucune recension, ce qui est dommage. Le numéro s’ouvre sur une nécrologie (Étiemble), avant de proposer cinq articles : un de Paule Plouvier, « Le Doute rimbaldien : génie ou saltimbanque ? » (l’auteur esquisse une comparaison éclairante entre Une mort héroïque (Le Spleen de Paris) et Conte dans les Illuminations, sans toutefois assez s’interroger sur l’ambivalence spéculaire du texte de Baudelaire) ; un essai de Pierre Brunel, « Un poème de Rimbaud, un bicentenaire célébré, une partition oubliée : Bal des pendus », commence avec l’évocation d’un « triptyque de poèmes symphoniques » intitulé Les Illuminations d’Emmanuel Bondeville pour examiner ensuite l’intertextualité de Bal des pendus et d’« Est-elle almée ?… […] » ; une évocation intéressante des rapports entre Rimbaud et Nerval par C. Bayle formule notamment une comparaison utile entre les mélanges de genre dans Une saison en enfer et les Petits Châteaux de Bohême ; un article intitulé « “Il faut être absolument moderne” : essai sur une évasion réussie » de Thierry Somon Sudour constitue une lecture pour l’essentiel perspicace d’Une saison en enfer ; un autre article reprenant une citation de la Saison, « “Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul” » de Pierre Cahné, ne tient pas assez compte des ironies dont la formulation rimbaldienne est chargée. Au total, une bonne livraison.
Roman populaire. Le Rocambole. Bulletin des amis du roman populaire, n° 22, printemps 2003 (23 rue du Léon, 78310 Maurepas ; 176 p., 14 €). Cette excellente revue sur le roman populaire consacre son numéro 22 aux premières enquêtes des détectives et des policiers – fatalité du numéro 22 ! – de la littérature : Maigret, Le Coq, Nestor Burma, Hercule Poirot, Arsène Lupin, Lecoq et les autres. Présentation parfaite, signée Daniel Compère, qui fait remonter le genre à L’Espion de police d’Étienne de Lamothe-Langon (1826). Le dossier contient une foule d’informations peu connues, même des amateurs du genre. Qui se souvient, ainsi, que Frédéric Dard choisit le nom de son héros San Antonio (pas de tiret à l’origine) en pointant au hasard une ville sur la carte des Etats-Unis ? Cette vingt-deuxième livraison est parvenue à l’adresse d’Histoires littéraires avec une couverture largement déchirée pour laisser apparaître la mention « Service de presse ». Un crime ! La rédaction du Rocambole lancera-t-elle ses meilleurs limiers sur l’affaire ?
Sand. Les Amis de George Sand, n° 25, 2003 (12 rue George-Sand, BP 83, 91123 Palaiseau Cedex ; 112 p., 14 €). Riche numéro que celui qui paraît en cette année 2003, veille tant redoutée du bicentenaire, tant il est vrai que nos contemporains, en guise d’anniversaire, ont accoutumé de faire subir les derniers outrages aux gloires des lettres, des arts et de la politique. Nul n’ignore le projet de transférer les restes de George Sand dans la bonbonnière à momies qui trône sur la montagne Sainte-Geneviève. Ceux qui pélerinent, chaque année, dans le petit cimetière de Nohant, en s’inclinant sur la tombe de celle qui repose là, près de ceux qu’elle a aimés, estiment que l’arracher de cet endroit serait pire qu’un sacrilège : une faute de goût. Puisque la République est à cours de pensionnaires à loger dans ce gâteau dont Hugo est la fève, qu’elle aille chercher l’éléphant du Jardin des Plantes, comme le proposait jadis Laurent Tailhade. Tout ceci pour dire l’étonnement de lire sous la signature de Michèle Hecquet, dans ce numéro des Amis de George Sand, le soutien à ce projet contre nature qui n’aurait d’autre effet que de servir quelque ragoût d’aillagonneries saupoudrées de gelée. Cela posé, signalons au sommaire le solide plaidoyer de Bernard Hamon qui resitue dans son contexte la position de Sand à l’égard de la Commune (la dame choisit Thiers comme d’autres choisirent Pétain en juin 1940 : comme un pis-aller). Si Bernard Hamon dénonce la férocité de l’antipathique Dumas fils à l’égard des Communards, il dédouane Sand de la même accusation et en profite pour morigéner au passage Paul Lidsky (et non Lipsky, comme on le lit dans l’article), coupable d’avoir tronqué les propos de son héroïne. À lire également, les portraits croisés de George Sand, Agricol Perdiguier et Flora Tristan par Martine Watrelot, où sont évoqués les rapports complexes et protéiformes de ces trois personnages avec le milieu ; une étude très archéologique de Véronique de Bruignac-La Hougue sur l’historique des papiers peints de Nohant (y seront sensibles ceux qui connaissent la maison) ; deux lettres inédites de Michel de Bourges échappées à la quête inextinguible du regretté Georges Lubin ; des études sur diverses œuvres de Sand (Indiana, Voyage dans le cristal, etc.) par Abdel-Nasser Laroussi-Rouibate, Regina Bochenek-Franczakowa et Marie-Cécile Levet. Enfin, une délicieuse lecture de l’imaginaire sandien est proposée par Sylvie-Victoire Veys avec, en guise de fil rouge, L’Air et les songes de Bachelard.
San-Antonio. Le Monde de San-Antonio, n° 24, printemps 2003 (Les Amis de San-Antonio, 1 rue des Moissons, 04000 Digne-les-Bains ; 48 p., abonnement : 29 €). La France profonde a besoin de grands écrivains… Notons tout de même une étonnante étude de Thierry Gautier sur Blue Jeans and Dynamite, un film d’Aldo Sambrell (1974), tiré de La Dynamite est bonne à boire de Frédéric Dard (1959) : vertigineuse enquête au pays des navets.
Tardieu. Association Jean Tardieu, bulletin n° 2, octobre 2002 (Université Lumière Lyon II, 18 quai Claude Bernard, 69365 Lyon ; 75 p., s.p.m.). Sous la jolie couverture vivement colorée de Jean Cortot, ce bulletin publie un recueil inédit de Jean Tardieu, Autres accents, faisant suite, en 1940, aux Accents de 1939. La guerre, sans doute, explique que le recueil soit resté inédit en tant que tel ; mais, dans leur majorité, les poèmes (vers et proses) qui le composent ont été repris, souvent modifiés, dans divers ouvrages postérieurs. Certains sont totalement inédits. L’ensemble est sobrement présenté et annoté par Delphine Hautois.
Vigny. Association des Amis de Alfred de Vigny, n° 32, 2003 (6 avenue Constant-Coquelin, 75007 Paris ; 104 p., s.p.m.). Les deux principales contributions de ce numéro sont une conférence de Jean Gaudon, « Vigny et Hugo avant 1830 », récit détaillé d’une amitié qui finit mal, et, de Janette McLeman-Carnie, une longue étude sur Vigny et Robert Burns, autour d’un projet de drame consacré au poète écossais : Vigny y songea de 1836 à 1843, avant d’y renoncer comme « trop semblable à Chatterton ». Burns devait effectivement y mourir en s’écriant « Chatterton, tu avais raison ». Notons également un intéressant rectificatif de Barry Daniels à propos du décor du More de Venise à la Comédie-Française.
Yourcenar. Cahiers Marguerite Yourcenar, n° 9 et 10, 2000-2002, Cinquantenaire de la publication des « Mémoires d’Hadrien » (8 rue d’Arsonval, 75015 Paris, 30 p., 15 €) ; Bulletin du Centre international de documentation Marguerite Yourcenar, n° 14, 2002, Mémoires d’Hadrien, réception critique 1951-1952(CIDMY, 60 rue des Tanneurs, 1000 Bruxelles ; 172 p., 13,15 €). Le meilleur et le pire. Le Bulletin du CIDMY est consacré à la réception critique des Mémoires d’Hadrien, cinquante ans après. Trente-quatre articles y sont réimprimés, principalement de la presse francophone (belge, suisse et française), mais venant aussi des États-Unis. L’ensemble nous en apprend beaucoup, non seulement sur la réception du livre, mais aussi sur la place qu’occupait la critique littéraire il y a un demi-siècle, et sur son sérieux. Le CIDMY donne là un travail utile et cohérent. On n’en dira pas autant, hélas ! des Cahiers Marguerite Yourcenar : présentés comme un fanzine des années 70 et entièrement rédigés par le président de l’association, ils n’ont rien à nous apprendre.
[Paul Aron, Patrick Besnier, François Caradec, Jean-Pierre Goldenstein, Jean-Paul Goujon, Jean-Jacques Lefrère, Muriel Louâpre, Marielle Macé, Hugues Marchal, Steve Murphy, Gilles Picq, Michel Pierssens, Éric Walbecq, etc.]
LIVRES REÇUS
Appel à contributions : Histoires littéraires entend proposer un compte rendu rapidement publié des publications qui lui sont adressées. En raison de l’augmentation constante du volume des livres reçus et de la diversité de leurs sujets, nous souhaitons élargir notre équipe de chroniqueurs. Nous sollicitons en particulier, mais non exclusivement, le concours de spécialistes de la littérature du premierXIXe siècle et d’auteurs du XXe siècle. Les personnes intéressées peuvent prendre contact avec la rédaction, en ayant la gentillesse de fournir brièvement la référence de quelques-uns de leurs travaux et surtout de préciser leur champ de compétence. Contacter : michel.pierssens@umontreal.ca
Comptes rendus
Artaud. Antonin Artaud, Pour en finir avec le jugement de dieu, présentation par Évelyne Grossman (Gallimard, 2003, 230 p., 6,50 €) ; Alice Becker-Ho et Gérard Rondeau, Antonin Artaud à Ville-Évrard. Pendant la durée d’une nuit blanche (Le Temps qu’il fait, 2003, 73 p., 20 €) ; Sylvère Lotringer, Fous d’Artaud (Sens et Tonka, 2003, 278 p., 18 €). Qu’est-ce qu’un vestige ? C’est une question que posent, sous trois formes différentes, ces livres. Support d’une performance orale mythique, à la fois enregistrée et longtemps inaccessible, le texte de Pour en finir avec le jugement de dieu, cette émission autant radiophonique que corporelle interdite d’antenne en 1948, paraît en poche dans la collection « Poésie ». Le dossier comporte lettres et esquisses, et s’accompagne d’une préface d’Évelyne Grossman. Il n’y a rien à redire à cette publication, qui reprend le contenu des Œuvres complètes, sinon pour regretter que le nom de Paule Thévenin, auteur de l’édition critique originale, continue d’être oblitéré. En effet, cette omission équivaut à asseoir désormais chaque restitution du corpus artaldien sur la perpétuation d’un second effacement, ce qui ne va pas sans susciter un malaise. Gallimard et les ayant-droits d’Artaud ne pourraient-ils trouver un accord corrigeant cette occultation et évitant à ces derniers de paraître imposer via cet anonymat une forme de dénégation ? Au même moment, deux ouvrages très différents partent en quête des traces laissées par le poète dans son parcours à travers la folie, ou sur ses confins. Photographe, Gérard Rondeau a récemment exploré l’asile de Ville-Évrard, où Artaud fut interné de 1939 à 1943 dans des conditions d’effroyable disette. Mais, de l’écrivain, « il ne reste ici rien de tangible », rappelle Alice Becker-Ho, d’où un inventaire à la fois vain et nostalgique, où les citations qui accompagnent les clichés constituent une tentative d’avance illusoire, mais en somme revendiquée comme telle, pour amener la voix disparue à hanter des lieux où elle faillit s’éteindre (un paradoxe puisqu’on sait qu’Artaud, précisément, cessa à peu près totalement d’écrire durant cette période). Plus substantiel, l’ouvrage de Sylvère Lotringer s’ouvre sur un bref essai interrogeant la judéité d’Artaud et rapprochant les camps et les asiles affamés sous l’Occupation. Puis il présente trois entretiens, réalisés dans les années 1980, avec Gaston Ferdière et Jacques Latrémolière, les deux médecins d’Artaud à Rodez, et avec Paule Thévenin. L’enquête donne ainsi la voix, on va le voir, aux principaux protagonistes des « affaires » qui opposèrent famille, amis et psychiatres, dans de vives polémiques relatives à la réalité de sa folie, à l’attitude des uns et des autres, au recours aux électrochocs, à la propriété des documents légués à Paule Thévenin, ou encore à l’authenticité des textes (r)établis par ses soins. « Comment donc expliquer d’aussi furieux débats ? », se demande l’essayiste qui propose, à pas prudents, d’y voir une forme de réaction de la société en son entier face à l’impact d’Artaud. Chaque entretien fait l’objet d’une présentation qui en rappelle le contexte. Soucieux de neutralité, Sylvère Lotringer convoque les différents éléments de nature à soutenir ou contredire les déclarations de ses interlocuteurs. Ainsi la discussion avec Jacques Latrémolière est-elle précédée d’une longue mise au point sur le parcours asilaire et religieux d’Artaud, sur les effets salutaires de son transfert à Rodez et sur la pratique des électrochocs (Sylvère Lotringer cite les passages de la thèse de Jacques Latrémolière mentionnant des cas de lésion vertébrale comparables aux symptômes décrits par le poète). La rencontre avec l’ancien aliéniste est une confrontation. Sur la défensive, Jacques Latrémolière insiste sur le mépris dans lequel il tient l’œuvre (« c’est creux comme ça [il frappe sur la table]. Et en plus, c’est incompréhensible », « je vous dis que cela ne laissera pas de traces »), et Sylvère Lotringer, qui, de son côté, défend ses opinions au lieu d’aller, par stratégie, dans le sens de son interlocuteur, suscite sa colère à plusieurs reprises. Les réponses finissent par constituer un portrait peu flatteur, et on se surprendrait presque à plaindre le vieil homme saisi dans les rets de l’universitaire new-yorkais (« Lorsqu’un fou écrit et que cette écriture est lue, cela devient de la littérature. Qu’est-ce qu’on fait de ce genre de littérature ? », demande par exemple ce dernier). Mais au beau milieu de l’entretien survient un renversement : Jacques Latémolière produit l’enregistrement d’une discussion menée dix ans plus tôt, à Rodez, avec la sœur d’Artaud. Celle-ci y évoque d’intéressants souvenirs (notamment sur la pratique du mime par Artaud enfant), et on entend Jacques Latrémolière tenter de recueillir, à son tour, des informations sur l’écrivain. Avec une certaine mansuétude, Sylvère Lotringer ne souligne pas la contradiction entre l’existence d’un tel enregistrement et le désintérêt professé par son interlocuteur… Plus subtil est Ferdière, en qui le critique refuse de voir la caricature propagée par les Lettristes. L’ancien directeur de l’asile de Rodez se montre assez imperméable aux attaques dont il fit l’objet. Il extermine joyeusement ses contradicteurs, explique le fonctionnement des électrochocs, évoque plus largement son rôle auprès des Surréalistes, confesse trouver peu d’intérêt aux glossolalies et médite sur la littérature : « Au vingtième siècle, les phénomènes de création poétique sont tellement spécifiques à chaque langage qu’ils apparaissent comme une destruction interne à chaque langue », note-il par exemple au sujet de L’Arve et l’aume. Enfin, l’entretien avec Paule Thévenin indique chez celle-ci une certaine lassitude, avec une brièveté qu’explique sa posture critique face au témoignage. Plus sensible que les deux médecins aux ambiguïtés du souvenir, elle affirme en effet : « Les gens sont des faux-témoins. […] Lors d’un colloque, récemment, j’ai refusé de parler de mes rapports avec Artaud. Ce que je dis peut être faux. » Elle s’étonne des difficultés rencontrées lors de son travail d’édition et tranche : « Tous les gens qui touchent à Artaud sont paranoïaques. » Ce qui éclaire le titre choisi par Sylvère Lotringer, mais ce qui n’empêche pas son interlocutrice de corriger Jacques Latrémolière, qui pensait être le « Dr L. » attaqué dans Van Gogh le suicidé de la société : il s’agit, explique-t-elle, de Lacan. En épilogue, Sylvère Lotringer propose un bref texte de création, relatant sa propre rencontre, fictive, avec un Artaud à l’agonie. Tout ce montage restitue la virulence des passions suscitées par l’écrivain, sans cesser d’inciter le lecteur au doute et à la réflexion.
Balzac. Honoré de Balzac, Traité des excitants modernes, présenté par Martin Page (Arléa, 2003, 77 p., 10 €). En 1812, alors qu’il était en classe de quatrième au collège de Vendôme, Balzac aurait rédigé un Traité de la volonté. Suivront les Notes philosophiques, les Notes sur l’immortalité de l’âme, la Dissertation sur l’homme… Un goût premier se marque ainsi pour une sorte d’essai qui mêle à la réflexion philosophique l’observation de détail, à l’anecdote illustrative le critère scientifique, à l’étude morale le jugement sentencieux. Balzac adapte et assouplit un genre venu de l’Antiquité et remis en honneur à l’âge classique : le Traité, examen de cas divers, où l’analyse soutient la maxime et la maxime alimente la spéculation. Où la question « traitée » se dénoue en notice prescriptive. Ce va-et-vient en raccourci, entre une forme de développement qui emprunte souvent la voie du récit, et une forte inclination pour la formule lapidaire, lui sied parfaitement. Doit-on rappeler qu’en 1833, il publie le Traité de la vie élégante et la Théorie de la démarche : l’éthologie sociale – dont il va se faire une spécialité – lui impose de sacrifier à la mode. De même que, dans le Traité des excitants modernes, il se saisit d’une mode, d’un ensemble de comportements et d’usages que l’époque classe ou surclasse selon une palette de goûts et de valeurs incessamment remaniée. L’examen porte en l’occurrence sur des substances dont l’effet agit puissamment sur l’état ou la constitution des « sociétés modernes » : l’alcool, le sucre, le thé, le café, le tabac… Autant de stimulants, qui sont aussi le fait des civilisations prospères, qui ajoutent au bien-être naturel le confort des raffinements. Les cinq excitants retenus par Balzac retracent en pointillé une petite histoire du goût, insérée dans une histoire des sociétés européennes, de la fin du XVIIe au XIXe siècle. Mais l’essentiel de ce traité ne se résume pas à une nouvelle tentative d’évaluation des palais et des saveurs. Et quand Balzac cite Brillat-Savarin, c’est le plus souvent pour s’en démarquer. Le propos n’est pas non plus franchement moralisateur, en dépit du ton « extérieur » adopté par Balzac dans certains chapitres, et malgré le recours régulier à des tournures axiomatiques qui, parfois, par leur formulation même, inspirent moins l’adhésion que le recul, ou plutôt le détachement humoristique. Par exemple : « La marée donne les filles, la boucherie fait les garçons ; le boulanger est le père de la pensée. » Comme toujours dans ce type de textes brefs, qui prétendent faire le tour d’un problème de société à la lumière d’un aperçu moral, Balzac oscille entre l’esprit de sérieux et la drôlerie. Il s’agit d’abord de jouer librement sur le clavier des codes et des phraséologies, d’exploiter, avec une certaine emphase concertée, une rhétorique condensée essentiellement en un art de l’elocutio. Le traité ne vise pas à ramener dans le droit chemin les consommateurs vilipendés de ces substances maudites. Il s’emploie, bien plus, à réordonner, autour de cette problématique de l’excitation, une micro-théorie de l’énergie vitale et de la volonté. La question implicite à laquelle Balzac entreprend d’apporter quelques éléments de réponse pourrait ainsi se poser en ces termes : parmi les excitants modernes, quel est celui qui altère le moins le flux créatif de l’individu, et – c’est là le pendant nécessaire du problème – quel est celui qui, par son action spécifique, contribue à l’accroître significativement ? On ne s’étonnera pas, dans ces conditions, de lire dans le chapitre consacré au café ces lignes, relatives à « une horrible et cruelle méthode », conseillée uniquement « aux hommes d’une excessive vigueur » : « Il s’agit de l’emploi du café moulu, foulé, froid, et anhydre […], pris à jeun. […] Dès lors, tout s’agite : les idées s’ébranlent comme les bataillons de la grande armée sur le terrain d’une bataille, et la bataille a lieu. Les souvenirs arrivent au pas de charge, enseignes déployées ; la cavalerie légère des comparaisons se développe par un magnifique galop ; […] les figures se dressent ; le papier se couvre d’encre… » Un soulèvement de tout l’être physique et psychologique a lieu, qui favorise la mise en ordre de bataille des facultés opératives de l’individu. La volonté s’active, multiplie ses entreprises, prépare ses assauts. Le Traité des excitants modernes vaut principalement par cet éclairage jeté sur les conditions de mobilisation de la puissance créatrice. Et ce qui importe aux yeux de Balzac, c’est la préservation de ce capital de vitalité, qui se moque bien des interdits et des prescriptions de la morale.
Bibliophilie. Daniel Désormeaux, La Figure du bibliomane. Histoire du livre et stratégie littéraire au XIXe siècle (Nizet, 2001, 254 p., 22,87 €). C’est à l’histoire d’une folie que nous invite Daniel Désormeaux. Le fou est-il l’amateur qui collectionne les livres sans les lire ou bien celui qui y puise sa connaissance et sa compréhension du monde ? Se poser cette question, étudier, dans une époque donnée, la figure du bibliomane revient toujours à s’interroger sur la conception qu’une culture se fait du livre et sur le rapport au savoir qu’elle entretient. Divisée en quatre chapitres, la première partie de l’ouvrage, « Les marginalités du bibliomane », propose un panorama historique de la notion objet de discours et figure dans la fiction depuis le Moyen Âge et la Renaissance jusqu’à la Révolution. Daniel Désormeaux évoque donc les processus qui conduisent, dès l’apparition du livre imprimé dans la culture européenne, à l’expulsion des champs du savoir et de la raison de l’amoureux des livres. N’est-ce pas dans La Nef des fous de Sébastien Brant (1494) que « l’image du fou bibliophile fait pour la première fois son apparition dans la littérature » ? Mais le fou sait qu’il ne faut pas ouvrir les livres, que la lecture est un voyage dont on ne revient pas, et qu’il est bien plus prudent de les accumuler. Au XVIIe siècle, la constitution de grandes bibliothèques privées relève d’une politique de prestige qui associe le livre aux affaires de l’État. Le phénomène redistribue les fonctions : l’homme d’État (type Richelieu ou Mazarin) est propriétaire de sa bibliothèque ; l’homme de lettres et l’érudit (type La Bruyère ou Naudé) sont bibliothécaires et jouent un « rôle décisif […] dans la formation d’un discours bibliophilique » ; l’homme sans qualités, le pédant ridicule, chez Molière ou chez Furetière, dévoile, par la possession de livres, son désir d’ascension sociale, d’appartenance mondaine, de distinction. L’expansion des dictionnaires et des encyclopédies au XVIIIe siècle crée nécessairement de nouveaux rapports aux livres et à la connaissance. Daniel Désormeaux en profite pour mener une utile enquête lexicologique dans les dictionnaires qu’il rencontre, avant de résumer la condamnation de la bibliomanie par les Encyclopédistes (Voltaire et d’Alembert surtout). Au cœur de la tourmente révolutionnaire, la Constituante nationalisa les fonds des grandes bibliothèques privées, notamment celles des congrégations religieuses, et mit ainsi à la disposition de tous un héritage littéraire et un patrimoine culturel immenses. Le statut des livres dans la société s’en trouva bouleversé : propriété nobiliaire de quelques amateurs, ils deviennent bien commun ; objets de luxe, ils se muent en instruments pédagogiques contribuant à l’instruction publique et à la circulation des savoirs, ils passent « du fétiche à l’utile ». De ce vigoureux parcours historique, surgit une typologie qui distingue celui qui affectionne les livres (le bibliophile), celui qui les collectionne (le bibliomane) et celui qui les collationne (le bibliographe). Le XIXesiècle viendrait, nous dit Daniel Désormeaux, brouiller la stabilité de cette belle élaboration. Mais ce n’est pas cette voie que choisit d’emprunter la deuxième partie de son ouvrage, où il ne sera guère question des bibliophiles ou des bibliomanes que l’on s’attend à croiser : Charles Nodier, Paul Lacroix dit le Bibliophile Jacob ou les Goncourt, par exemple. C’est que le parti est autre. Ayant identifié quelques éléments constitutifs de la pulsion bibliomaniaque, quête du livre ou de l’objet unique, enquête sur l’origine perdue, conquête du propre et clôture de l’intime, etc., Daniel Désormeaux entend montrer leur place dans la fiction et leur rôle dans les pratiques d’écriture autant que dans la gestion par les écrivains de leurs œuvres. Comment ceux-ci négocient-ils, ou retardent-ils, le passage à la publication, qui est toujours, peu ou prou, dépossession ou aliénation ? Comment opèrent-ils le partage entre le domaine du (donné au) public et celui de l’impublié ? Comment et pourquoi sacralisent-ils leurs manuscrits ? Quels modes et quels circuits de diffusion choisissent-ils ? En cinq chapitres, cinq études de cas déclinent autant de stratégies institutionnelles que d’organisations fantasmatiques liées à cette tension entre l’imprimé et l’autographe, entre ce qui est jeté dans la circulation et ce qui est dérobé au regard. La tentation, chez Flaubert, de conserver en manuscrit le livre prolongerait l’existence d’« un texte unique en son genre, […] l’exemplaire unique d’une écriture mise en œuvre ». Chez ce formidable collectionneur de lectures, cette rétention prolongée serait consubstantielle à la hantise du livre et de ses emplois qui traverse toute son œuvre, depuis Bibliomanie, le premier conte publié en 1837, jusqu’à Bouvard et Pécuchet, inachevé à sa mort. Dans les romans de Stendhal, dont les réticences face à la publication ne sont pas moins grandes que celles de Flaubert, il semblerait que les images de la bibliothèque et de lecture soient toujours liées à celle du père. On connaît par ailleurs la pratique pseudonymique de cet écrivain, son goût du secret, sa collection de manuscrits intimes demeurés inédits à sa mort, son désir de permettre à ses œuvres d’échapper au jugement et au poids du présent, son pari sur la postérité. Se réappropriant ses œuvres imprimées en constellant leurs marges de notes manuscrites (« tout livre annoté est un livre unique »), Stendhal serait « graphomane » autant que bibliomane. Dans l’œuvre de Nerval, c’est évidemment, dans Les Faux Saulniers et dans Angélique, l’« Histoire de la vie de l’abbé de Bucquoy » qui retient l’attention de l’analyste. Ici, la quête du livre unique, et qui plus est perdu, se double d’une chasse à l’homme, d’une quête de soi et du récit de la quête d’un récit. Nerval sait magistralement nouer ces fils à l’origine cynégétique de toute narration. C’est par la convocation de la correspondance et de l’amitié de Barbey d’Aurevilly et de Trebutien (curieusement orthographié partout « Trébutien »), que nous sont restitués les tirages hors-commerce, les publications confidentielles et les éditions bibliophiliques que cultiva, avant de s’en désaffectionner, l’auteur de Du dandysme et de George Brummell. Cette galerie ne pouvait s’achever que par l’évocation d’un écrivain fils de libraire. L’œuvre d’Anatole France est envisagée comme rupture et passage d’un siècle à l’autre : l’amour des livres et des catalogues transposé dans la fiction y demeure quête de soi. Mais elle ouvre l’imaginaire vers « une conception fictive du livre », vers une « poétique d’un livre imaginaire » qui hantent un XXe siècle héritier du Livre mallarméen étudié en conclusion. Sans doute, l’image du bibliomane que Daniel Désormeaux traque dans la fiction autant que dans la réalité, qu’il envisage comme personnage littéraire et comme type social, qu’il étudie dans les œuvres autant que dans les stratégies institutionnelles, et la biographie des écrivains choisis, acquiert-elle progressivement, au fil du XIXe siècle, une sorte de légitimité culturelle, notamment grâce au développement de nombreuses sociétés de bibliophiles. Certains, toutefois, ne seront pas convaincus par la thèse qu’il défend : la sacralisation par l’écrivain de ses manuscrits dans un monde qui ne cesse de se désacraliser relèverait toujours peu ou prou d’une attitude bibliomaniaque (« Nous entendons ici, précise Daniel Désormeaux à propos de Flaubert, ce terme dans le rapport excessif et privé que l’écrivain entretient avec ses propres manuscrits »). On considérera alors que la démonstration vaut moins pour la clé qu’elle propose que pour ce sur ce quoi elle ouvre : la chambre aux écritures, l’atelier des choix, des décisions, des craintes, des crispations, les motivations, les attitudes et les résistances complexes d’écrivains plongés dans un siècle industriel, celui de la vitesse et de l’argent, qui réduit considérablement l’expression individuelle, se moque bien du vouloir-dire des écrivains et leur impose un brutal retournement. Les hommes de lettres n’écrivent plus parce qu’ils ont quelque chose à dire et à communiquer, mais parce que préexistent des réalités politico-sociales et économiques (le journal par exemple), parce qu’un espace de la parole immédiatement socialisée leur impose une cadence et un rythme de production que rien, pas même les affres de la création, ne doit entraver. Notons, pour finir, non sans une pointe de regret qui n’est pas adressée à l’auteur, que ce beau livre sur les livres et leurs pouvoirs n’est pas exempt d’un certain nombre de défauts matériels de composition, de coquilles et de lapsus qu’une sérieuse révision n’aurait pas manqué de chasser : Lucien pour Louis Bouilhet, Bulloz pour François Buloz, Rémy pour Remy de Gourmont, etc.
Braque. Carl Einstein, Georges Braque (La Part de l’œil, 2003, 166 p., 32,20 €). Nouvelle version française, après la découverte, en 1985, de l’original allemand du texte que Carl Einstein avait écrit en 1931-1932 pour présenter la première grande exposition des œuvres de son ami Braque, l’ouvrage (en sept chapitres, alors que la première version n’en comptait que quatre) n’est cependant pas une monographie sur Braque. C’est un percutant essai sur les bouleversements apportés par l’art du XXe siècle dans l’acte de voir, la figuration de l’espace et de l’objet, la conception de l’artiste et du réel, dont le lecteur s’imprègne peu à peu à travers le lent ressassement des idées. Les œuvres d’art, pour Carl Einstein, loin d’être de simples agencements formels décoratifs, « n’ont de sens qu’en tant que signes d’événements plus vastes ». Ainsi, l’art du XXe siècle élargit son champ d’activité ; dans un contexte de plus en plus important, il reflète la théorie des quanta comme la dissolution de la notion de personne, la crise de la science et de la conscience, et pose la question de la liberté humaine. À propos de Braque et du Cubisme, Carl Einstein livre une analyse de la modernité humaine et artistique. Pour lui, l’art moderne est essentiellement subversif. Épousant cette rupture, le livre polémique, en faisant table rase du passé et en opposant un « avant » souvent qualifié de « pourri » à un triomphal « maintenant, nous… » Les notions d’évolution des formes, de beauté, de mimesis, de savoir-faire technique sont réfutées. Il rejette la description naturaliste et la perspective, « ce morceau de vieille métaphysique », qui suppose un espace mathématisé, unifié, ordonné comme un cosmos régi par des règles, ainsi qu’un contemplateur immobile : cet amoindrissement du réel, figé par les conventions, s’oppose à l’expérience vécue, concrète, spontanée de l’espace. Braque et les Cubistes transforment l’acte de voir en rendant compte des tensions et du dynamisme du réel par un art métamorphotique. Désormais, sur la planéité du tableau, la simultanéité des contraires, la multiplication des points de vue, l’identification du sujet et de l’objet, produisent du réel. Carl Einstein liquide le dogme de l’ancienne représentation et un art qui n’était, selon lui, que paraphrase et mensonge. Chez Braque, la phase du Cubisme analytique et technique est suivie après la guerre par un art de plus en plus libre (comme si l’artiste voulait dépasser ce qui, dans le Cubisme, est fixation de formes et réduction), un art graphique, « psychogène », où peut s’exprimer la vision hallucinatoire, irrationnelle, sous la poussée coercitive de forces et de pulsions oubliées. Car la personne change, désormais groupement instable d’événements psychiques et non plus sujet stable coupé de tout. Délaissant la figure humaine, la peinture d’un paysage devenu décor socialisé et délassement privé, et l’objet devenu préjugé, Braque saisit par l’immédiateté graphique des « figures » mythiques où l’on retrouve une énergie active, capable de capter des forces magiques. Les figures de Braque opèrent des fusions, « compressions » qui mettent en branle dans le réel de nouveaux objets. Acte créateur, érotique et sexuel : est décisive la force de la découverte de la figure. Acte poétique aussi, lyrique et « romantique » selon Carl Einstein, car « la vision fait de la poésie à l’intérieur de l’homme » et « tout acte poétique est un processus permanent se produisant dans le monde, au-delà du vouloir, en tout acte et en tout un chacun ». Le lecteur retrouve là les principes de la poésie moderne et ne sera pas étonné que Carl Einstein veuille supprimer dans l’art des mots les règles de grammaire, comme les conventions esthétiques dans la peinture. Mais comment ne pas voir le risque encouru par l’artiste dans cet « enchantement du réel » ? Risque encouru jusqu’à la pulsion de mort, jusqu’au suicide et à l’autosacrifice, car, pour Carl Einstein, il n’y a pas de création sans destruction de tout ce que nous avons accepté jusque là par lâcheté et par faiblesse : l’idéalisme, le réel univoque, la loi de causalité, la recherche de durée et de substances, l’utopie du progrès, les formes négatives passées sous silence. L’art doit correspondre à une situation historique donnée et servir à la transformation de l’homme et du monde. Le livre de Carl Einstein met constamment en relation l’art et l’évolution historique des religions, des sociétés, voire des régimes politiques. On regrette pourtant la lourdeur du discours théorique, les répétitions, la conceptualisation outrancière conduisant à des affirmations arbitraires ou obscures hors contexte, telles que : « « La force sadique de l’aspect tectonique est déclenchée comme une défense contre l’extase passive » ou : « Tout l’art classique [est] coincé dans une préjugé simplement sexuel, à savoir la superstition bordélique de ce « bibelot » idiot, l’homme. » Certes, la virulence des formules satiriques amuse : « La technique est l’excuse de l’idiot qui manque d’idées » ; les Impressionnistes sont traités de « bonshommes à la fatalité souffrante ». Et on peut s’interroger sur la contradiction interne dont fait preuve Carl Einstein lorsqu’il refuse, avec un aveuglement iconoclaste, les œuvres d’art qui ont précédé le Cubisme. Or celui-ci n’est pas un ; après lui, en même temps que lui, avaient lieu d’autres recherches et pas plus que l’idéalisme et le réalisme classiques, il n’est une « solution définitive ». Reste qu’à travers Braque et l’art du début du XXe siècle, Carl Einstein nous fait comprendre que « l’acte de voir est déterminé par la vision, par ce qui n’existe pas encore, par l’invisible » et que la vision est le début d’une nouvelle réalité. « Le mythe a été réintégré dans le réel et la poésie devient l’élément originel de la réalité. »
Céline (I). Christine Sautermeister, Céline vociférant ou l’art de l’injure (Société d’études céliniennes, 2003, 353 p., 51 €). Ainsi qu’a pu le relever Anaïs Nin, vers 1935 la mode était aux pseudonymes en ine. Il y avait eu Lénine, il y avait Staline, il y eut Céline. L’un dans l’autre, Lénine et Staline, ça représente un milliard de morts hâtées (athées ou pas athées, ces croyants seraient morts tôt ou tard). Certes, Céline, au prix d’un pareil record, comme dit l’autre « il n’y a pas photo ». Si, en histoire, le sadisme développe l’art sanglant du meurtre, en littérature fleurit celui, sarcastique, de l’injure. Somme toute, le second reste badin, on peut même dire qu’il est un exutoire de ce que le premier fixe en sinistre. Variant l’incipit de Marx au 18 brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte – selon quoi l’histoire bégaie, refaisant en farce ce qu’elle a mis déjà en tragédie –, on peut tenir tout fait sanglant d’histoire pour une farce ratée, tout œuvre de littérature comique pour un bonus : préférer faire rire à faire mourir, c’est le parti du lettré. Or, mourir de rire est sans doute le seul risque sérieux auquel Céline ait jamais exposé son lecteur. Mme Sautermeister donne ici, quant à Céline, la première étude sérieuse de cet art d’injurier dont, enfants, le capitaine Haddock nous régala (référence étrangement omise en ce livre-ci : Hergé pourtant, qui pâtit après 1944 presque autant que Céline, encore que pour des raisons bien plus anodines, s’imposait comme parallèle, mais le comparatisme n’est pas le fort de ces pages). Décline chez le héros célinien l’assurance d’identité du « héros de roman » : est-il celui qui a bondi hors du cercle des tueurs ? Ou bien n’est-il pas lui-même le massacre, voire, par le style, celui qui « feint d’en être l’organisateur » ? Du Voyage au bout de la nuit à Rigodon, l’on oscille entre deux positions-clés : celle de la victime-émissaire, dont les malheurs de Destouches offrent aux contemporains une version touchante, et celle de la foule victimante, dont les pamphlets céliniens orchestrent la verve populacière. Le registre de la vocifération s’impose là. Christine Sautermeister, dont les premières études sur le sujet remontent à 1965, ordonne sa synthèse chronologiquement, œuvre par œuvre (avec quelques entorses justifiées),Féerie pour une autre fois, objet du chapitre six, ayant là fonction de plaque tournante en tant que le personnage romanesque y passe le relais au Dr Destouches. En épousant d’aussi près son sujet, l’auteur évite des considérations générales qui auraient eu leur prix. Toute langue est, à l’oreille, forte d’un certain potentiel de violence (versus de distanciation) qui, colorant l’injure qui s’y verbalise en la dotant d’une puissance détonatrice, la soumet à des protocoles variables selon l’idiome. Il en est de si heurtés que le simple tutoiement s’y trouve proscrit des échanges urbains. Il y aurait à réfléchir sur l’amour de Céline pour le français et, à l’opposé, sa détestation envers l’allemand, « langue râpeuse, brutale, inutilement fracassante » qu’il dit avoir « toujours parlé mal, le moins possible et avec haine : c’est une langue de malheur » (Cahier Céline n° VI). Noter qu’en français, langue caressante, l’argot a ce double rôle ambigu d’abaisser le taux d’urbanité qu’à l’opposé la préciosité élève ; diluant la violence sur l’ensemble de l’oraison, l’argot rend moins probables certains passages à l’acte. Importe ici que la langue (musique + lexique + grammaire) soit adéquate au taux d’agressivité moyen de ses usagers. Un idiome trop délicat ou trop « chiadé » pour le goût d’un usager vociférant favorise chez lui la création de « poches de violence » dont la décharge s’effectuera sur le mode injurieux ou par passage à l’acte suivant que le locuteur sera poétiquement compétent ou non. Le raffinement dans l’injure peut alors atteindre un comique touchant aussi bien le public (que Christine Sautermeister appelle « l’injuriaire ») que l’injurié lui-même (elle rappelle que, jeune, Aragon, autre délicat, se livrait à cet exercice dans ses cafés favoris). Le moins que l’on puisse dire est que, sur ce plan Céline ne brille pas par l’originalité. S’en prendre à Dieu a plus de gueule, mais Céline est trop porté vers autrui pour viser beaucoup plus haut que Gaston. Chez Céline, le côté « seul contre tous » tend à assimiler toutes les classes visées en une seule : cf. l’exemple des Bourbons saisis par leur drôle de nez. Le roi ne figure-t-il pas, suivant René Girard, la Victime de réserve ? Le lecteur sera d’autant plus porté à rire de la jactance célinienne que sa sensibilité littéraire est plus vive : de Gide à Sollers, le lecteur sensible évite de confondre l’auteur des Beaux draps avec un rédacteur quelconque de Je suis Partout. Mais ce débat fera encore beaucoup écrire. Sans y entrer vraiment, Christine Sautermeister y coopère par son étude scrupuleuse, claire et structurée. S’il est un peu dur de la lire tout au long, on la rouvrira souvent avec intérêt.
Céline (II). Émile Brami, Céline (Écriture, 2003, 429 p., 22,95 €). Il est difficile de comprendre ce qu’a voulu faire l’auteur, qui définit son projet par élimination (ni un exercice d’admiration, ni un essai, ni une thèse, ni un portrait), parle d’une « promenade » et avoue avoir très peu écrit lui-même : l’essentiel de l’ouvrage est composé de citations de Céline ou de commentateurs de Céline – d’où une bibliographie impressionnante pour un livre qui est loin d’être un travail d’érudition. Des « vingt témoins » interrogés par Émile Brami « pour les besoins de ce livre », il est obtenu peu de renseignements nouveaux, la plupart des interviewés étant danois et bien entendu tardifs : deux handicaps difficiles à combler. Le seul apport un peu consistant est un article retrouvé de 1941 sur Les Beaux draps, et c’est juste suffisant pour « tricoter du pas bien neuf avec du très, très vieux » (page 41, à propos du dernier Céline, s’exhibant en clochard radoteur à Meudon). Trouve-t-on dans le choix et la présentation des citations de l’inattendu et de l’original ? Le lecteur qui ignore les publications savantes consacrées à l’écrivain (les quatre volumes de la Pléiade, la série des Cahiers Céline, interrompue, et L’Année Céline, qui paraît régulièrement) en trouvera ici de nombreux morceaux choisis, parfois judicieusement, mais dont le montage semble fait à la va-vite, par le jeu de souvenirs impulsifs ou par improvisation, plus que par une honnête et patiente réflexion : technique qui produit, par son aspect cafouilleux, des appréciations hâtives et en fin de compte peu enrichissantes. Quant aux commentaires d’Émile Brami, ils oscillent entre une réelle connaissance de l’écrivain et la balourdise d’un exégète pressé. L’auteur avoue que Céline est pour lui un « caillou dans la chaussure », qu’admiration et répulsion se mêlent en lui, ce qu’on ne saurait lui contester, mais ce sont là des conditions difficiles pour entreprendre une analyse digne de ce nom, à moins d’une méthodologie solide qui fait défaut ici. Que penser du plan par inversion de chronologie ? Émile Brami se « promène » en effet de la tombe au berceau, du cimetière de Meudon aux quatre années de nourrice, sans faire comprendre les raisons de ce choix. S’agit-il de tenter une difficile remontée aux sources des errances de l’écrivain, ou à celles de ses propres tourments de lecteur ? On rencontre, au cours de ce canotage erratique, des écueils parfois inattendus, comme l’exposé initial qui est sans doute le meilleur du livre : le premier contact de l’auteur avec l’œuvre de Céline a été un texte peu lu et peu commenté (sauf par Jean Dubuffet, notable exception), À l’agité du bocal, courte, violente et remarquablement écrite philippique visant Jean-Paul Sartre. Là se trouve, par concomitance avec sa propre détestation de Sartre, l’origine de la fascination d’un jeune homme pour un écrivain dont il ignore tout, en 1967. Cette découverte fortuite le conduit sans peine au Voyage et à Mort à crédit, qu’il tient pour le chef-d’œuvre parfait, puis à Bagatelles pour un massacre et autres horreurs. Le portrait de Céline qui en ressort est, n’en déplaise à Émile Brami, plus accablant que nuancé, et si l’on y trouve des nuances, ce sont des nuances de noirs, mais des noirs sans éclat, sans lumière. Le fait n’est pas nouveau, et il n’est pas gênant en lui-même. Ce qui l’est davantage dans cet ouvrage, ce sont les curieuses interprétations qui émaillent les commentaires de l’auteur. É. Brami n’est pas un néophyte, il est libraire et romancier et devrait donc savoir ce qu’a d’improbable la personne d’un éditeur qui accepterait de signer un contrat à son désavantage. C’est pourtant ce qu’il prétend : « Le contrat que Céline finit par signer chez Gallimard est draconien » – entendez : draconien pour Gallimard ! Les chiffres proposés en démonstration n’y font rien, personne ne peut imaginer, sauf Émile Brami, un éditeur s’engageant contre ses propres intérêts, même par sincère amour de la littérature. Nous voyons plutôt, dans la tardive récupération de Céline par Gallimard, longuement préparée par Jean Paulhan, un coup éditorial de toute beauté : plus d’un demi-siècle après, les royalties de cette valeur sûre continuent de s’accroître d’année en année… Les particularités physiques et psychiques de Céline, réelles ou supposées, ont intrigué tous les commentateurs. Elles ne nous sont pas épargnées ici, avec des évocations dont le rapprochement laisse pantois : le métabolisme de Céline a subi de très violentes variations. Ainsi, s’il a eu si froid sur les bords de la Baltique, ce n’est pas en raison d’un quelconque inconfort, ni d’une frilosité supérieure à la normale, c’est parce qu’il laissait les portes ouvertes en toute saison. Mais voilà qu’un témoin de Meudon, environ dix ans plus tard, note qu’on est chez lui comme enfermé dans une étuve, et que Céline, loin d’en souffrir, est revêtu de plusieurs couches de hardes laineuses (à Menton, il n’avait pu, en juillet 1951, supporter la chaleur plus de trois semaines, et nul ne nous dit si son amour de la Bretagne fut entretenu par son climat vivifiant). Si les témoins oculaires sont souvent consternants d’infidélité, les photos, elles, ne mentent pas. Et pourtant… « Une photographie […] montre Céline de face, entièrement nu, détendu, replet, bedaine en avant. » On chercherait en vain cette photo dans l’Album Céline, comme indiqué en note ; elle se trouve en fait dans le tome trois de la biographie de François Gibault : hors-texte n° 14, « Un été à Klarskovgaard ». Le portrait n’a rien d’autre de singulier que le maître est à poil. La photo est de mauvaise qualité, tremblée, la tête du personnage, dont on peut s’assurer qu’il est de sexe mâle, est indistincte, dans l’ombre ; il tient une brosse ou une éponge dans sa main droite, il y a une sorte d’arrosoir devant lui et, à sa droite, une table et un banc avec divers ustensiles. Peut-être à sa toilette ? « Replet » ? Possible, mais « bedaine en avant », pour un sujet vu de face, est fâcheusement interprétatif. Si l’auteur veut dire que Céline se plaint à tort d’être mal nourri et qu’il était en fait gras comme un moine, il faut qu’il le montre sans référence à une photo peu sûre, ou qu’il aille, au-delà de la photo, chercher le mode de transformations que l’écrivain fait subir à sa réalité, puisqu’aussi bien Émile Brami note que, « lorsqu’il raconte, Céline fabule, délire parfois, mais toujours à partir d’un fond de vérité ». Malheureusement, la vision qu’il propose de Céline est myope. Elle rend trouble toute tentative d’analyse ou d’inventaire, comme cette liste des maîtresses qui couvre près de vingt pages, avec descriptifs et appréciations grivoises des petites manies du sujet, et même des « inconnues » (la faillite du biographe est toujours dans « les inconnues » !) ; à la plate certitude qu’Elizabeth Craig fut « la seule femme qu’il aima vraiment » – trop aimable pour Mme Destouches, qui vit toujours – on préférerait que l’auteur s’interroge sur la soudaine chute de frénésie sexuelle qui l’atteint à partir des menaces de guerre, semble-t-il, plutôt que de son second mariage, encore qu’il accorde à Céline les faveurs d’Arletty en 1941 et le suggère voyeur en toute occasion (on le savait), mais aussi pédophile sur les bords (c’est à la mode). Myopie encore, qui rend incertaine – et c’est bien le plus embêtant – l’appréciation de l’œuvre elle-même et de sa situation dans l’histoire littéraire. Ainsi, Céline en exil se garderait de se comparer à Hugo, « trop à gauche » : ineptie, puisqu’une référence positive constante de Céline est Vallès, écrivain autrement plus engagé que Victor Hugo. Il aurait également négligé Bloy, son prédécesseur en exil danois et en jérémiades : erreur, Céline a lu passionnément Bloy, et il lit au Danemark l’ouvrage de Pierre Arrou, Les Logis de Léon Bloy. En considérant, en 1947, Les Conquérants comme un chef-d’œuvre, il se montrerait « indulgent » pour Malraux sous prétexte que ce dernier aurait, quinze ans avant, soutenu le Voyage chez Gallimard ; peu importe s’il n’existe pas de trace certaine de ce soutien, l’interprétation dévalorisante d’Émile Brami pose les limites de sa méthode d’investigation : il néglige de souligner que Céline est capable d’apprécier une œuvre sans pour autant épargner son auteur, le Malraux résistant et membre du C.N.É., et dix ans plus tard de le brocarder sous le sobriquet de « dur-de-mèche » dans D’un Château l’autre. Mais c’est vrai, l’auteur nous en a prévenu, il n’est ni critique, ni essayiste, ni biographe, il se veut simple promeneur. Force est de remarquer que le tunnel où il nous entraîne n’a ni entrée, ni sortie, ni voies de dégagement. Sans hauteur de vue, sans vision pittoresque, il est d’époque, étroit et répétitif. Un livre inutile de plus sur Céline ? Ce ne sera pas le dernier, et pour cause : il faudra attendre pas mal d’années et absorber beaucoup d’approximations encore avant de lire l’ouvrage idéal sur l’encombrant révolutionnaire du roman moderne.
Censures. Anne Malaprade, Bernard Noël : l’épreuve des c-censures, les c-censures de l’épreuve (S. Arslan, 2003, 186 p., 22,50 €). L’auteur du Château de Cène a forgé le terme de sensure pour dénoncer une forme contemporaine de dévaluation de la parole et de son usage collectif. Alors que la censure « réduit au silence » mais « ne violente pas la langue », le néologisme désigne le travail d’« une inflation verbale » qui dilue et simplifie impitoyablement tout message, sous l’influence des médias de masse, mais aussi à travers des processus d’écho et de résumé dont participe, par exemple, ce compte rendu, si, selon une formule du poète, « tout ce qui médiatise censure ». Dans cet essai issu d’une thèse, en choisissant d’aborder l’œuvre entière de Bernard Noël sous l’angle, problématique, d’une telle approche de la parole empêchée, Anne Malaprade souligne l’originalité d’un concept, mais elle se dote surtout d’un outil efficace pour aborder l’évolution et les enjeux d’une écriture marquée par des périodes de doute et de silence volontaire, par l’épreuve directe d’un procès, par une alliance de sérieux tragique et d’ironie amusée, et par le constant désir de donner parole à ce « passé sous silence » qu’est le corps (la formule est de Sartre). Par ailleurs, la critique se propose de relier par ce biais Bernard Noël aux réflexions menées sur la censure par des poètes et intellectuels contemporains, en remontant jusqu’aux années 70 environ – soit une mise en contexte originale, qui permet de passer d’une enquête sur les forces censurantes à l’analyse des procédés poétiques permettant à Bernard Noël d’orchestrer leur contournement (tentatives pour donner parole au corps, pratique expérimentale de la langue, etc.). Dans l’ensemble, les qualités d’exégèse de l’étude méritent l’éloge : Anne Malaprade maîtrise comme peu de ses lecteurs le corpus dispersé de Bernard Noël ; elle ne force pas la lecture, mais l’enrichit, et rend compte des principaux acquis antérieurs de la critique. S’affrontant à la réflexion politique de Bernard Noël – passablement complexe –, elle sait trouver des formules efficaces pour décrire les dangers que courent le sens et la singularité aujourd’hui, par exemple quand elle signale que « le consommateur apparaît un substitut commercial du citoyen », ou quand elle relie le pluralisme apparent des contenus à l’uniformité d’usage de leurs vecteurs techniques, pour conclure que « l’impression que ce monde ne laisse plus place à une idéologie dominante est fausse : un flot idéologique assomme le sujet ; dans sa profusion et son caractère protéiforme, il fait système et crée à l’insu de ce dernier ce qu’il croit être une pensée personnelle, intime, subjective ». On peut douter si tous les aspects de l’œuvre de Bernard Noël gagnent à être confrontés à la notion de c/sensure, mais la rencontre aiguise la réflexion (si on songe, par exemple, combien Bernard Noël a recours à ces messages cryptés que sont les acrostiches complexes qui structurent certains poèmes ou les chiffres qui signent secrètement les récits). En revanche, l’extension donnée au concept de c/sensure soulève ici une question, et elle le fait d’emblée, car Anne Malaprade accouple dès son titre des mots dont, on vient de le voir, l’écrivain nous enjoint pourtant à mesurer la distinction. Or tout se passe, dans la première moitié de l’ouvrage, comme si les deux notions finissaient par succomber précisément à une logique d’amalgame selon laquelle toute structure imposerait une clôture : on apprend que la langue « par essence, censure la vie », ou encore que « le totalitarisme et le terrorisme économiques » du « régime libéral », tout comme « technocrates et majorité », doivent être dénoncés, sans que l’auteur ne mette en question les implications pour le moins problématiques de toutes ces formules, ni ne maintienne de hiérarchie dans les formes de la contrainte. Comme un certain nombre des articles d’un tel catalogue sont de véritables rossignols théoriques, on regrette qu’Anne Malaprade ne se montre pas assez critique, de manière générale, dans son évaluation des discours qu’elle convoque – y compris celui de Bernard Noël. Si elle se contente ici de les relayer (dans la suite de l’essai, elle expliquera que le corps réputé « pulsionnel » est d’abord culturel, et fera des contraintes esthétiques le chemin d’une victoire sur l’autocensure), il fallait mieux le signaler. On pourra également s’agacer d’un manque de perspective historique. « La littérature elle-même est menacée par le commercial », certes, mais la situation n’est nullement nouvelle, comme en témoigne toute l’histoire de l’édition, et le don n’est jamais une pratique hors de l’économie. De même, l’exercice de la censure d’Ancien Régime n’a jamais été une démonstration de pouvoir brut ; il a pu prendre la forme d’un dialogue complexe, voire complice, qu’a exposé notamment Barbara de Negroni. On n’accumulera pas les réserves pour autant : l’étude, riche, a le mérite de ne pas chercher le consensus, et tout critique travaillant sur Bernard Noël se devra de l’avoir lue.
Claudel (Camille). Jacques Cassar, Dossier Camille Claudel (Archimbaud/Maisonneuve et Larose, 2003, 520 p., 25 €) ; Correspondance de Camille Claudel, édition d’Anne Rivière et Bruno Gaudichon (Gallimard, 2003, 336 p., 27,50 €). Pauvre Camille ! Déclarée morte en 1920 dans tous les dictionnaires jusque dans les années 1980 (si, si, voyez à la page 142 deL’Impressionnisme et son époque de Sophie Monneret, paru en 1987), morte en réalité en octobre 1943 dans la plus pure solitude, enterrée religieusement, par les soins – à distance – de son frère Paul, au cimetière de Montfavet (on devait découvrir en 1962 que le terrain où elle avait été inhumée avait été « repris pour les besoins du service » par la mairie d’Avignon – cf. la lettre du maire d’Avignon à Pierre-Paul Claudel du 6 septembre 1962). Pauvre Camille, oui, dont il ne reste que poussière, mais qui continue à susciter encore quelque littérature, las ! chaque fois, partielle, fautive, amputée, malgré les étiquettes de « dossier intégral » ou de « catalogue raisonné ». Quid, ainsi, de cette ré-réédition du Dossier Camille Claudel, le premier ouvrage tendant à l’exhaustivité, fruit de douze années de labeur de l’historien Jacques Cassar, brutalement interrompu par le décès de l’auteur en 1981 ? Une première édition avait été établie en 1987, puis une seconde, sans changement, en 1989, au moment de la sortie du film de Bruno Nuytten, dans lequel Isabelle Adjani jouait le rôle de Camille. L’ouvrage réapparut en 1997, « dans une nouvelle version revue et corrigée », puis encore, chez le même éditeur, en 2001 et en 2003. On salue l’exploit des éditeurs d’avoir réussi, malgré les révisions invoquées, à conserver la même pagination, mais on regrette que les mêmes fautes, dont l’auteur, disparu, ne saurait être rendu responsable, aient été répétées à l’identique : fautes d’orthographe, erreurs de date (à la page 302, voilà que Mme Claudel mère meurt à l’âge de 119 ans !) et de datation des documents cités – quand ils ne sont pas joyeusement mélangés. Qui a pu lire par ailleurs certains de ces documents ou lettres publiés dans leur intégralité découvrira que nombre d’entre eux ont été délibérément coupés, sans qu’apparaisse le traditionnel « […] ». Bref, nul ne semble s’être reporté aux documents originaux pour cette prétendue « nouvelle version revue et corrigée ». Les découvertes récentes, pourtant complémentaires, ne sont pas évoquées (comme le dossier de Ville-Évrard, publié en 2000 dans un Catalogue raisonné), la bibliographie n’a pas été remise à jour, et l’arbre généalogique lui-même a été laissé dans son incomplétude. C’est donc un peu abusivement que ce volume prétend livrer – en sa quatrième de couverture – « l’intégralité des archives ». Quant à la Correspondance publiée par Anne Rivière et Bruno Gaudichon, copieuse de quelque trois cents lettres (dont bon nombre d’inédites), elle a l’honnêteté de ne pas se déclarer intégrale. Elle prétend cependant réunir « l’ensemble des lettres aujourd’hui accessibles », corriger les erreurs et les lacunes des éventuelles retranscriptions antérieures, les dater ou redater aussi rigoureusement que possible, pour « fournir un outil de travail aux chercheurs et offrir aussi à un plus vaste public une approche à la fois objective et subjective [sic] de la vie de Camille Claudel ». Incontestablement, pour toute la période allant de 1870, date approximative de la première lettre retrouvée, à 1913, année de l’internement à Ville-Évrard – en tout 240 lettres –, la correspondance de Camille Claudel ou à elle adressée se trouve sérieusement enrichie et éclaire bien sa carrière de sculptrice et ses débats avec les autorités officielles. Bizarrement, un certain nombre de courriers de ou à Rodin, qui apportaient pourtant des précisions non négligeables, ont été négligés. Le reste de la correspondance (soixante-deux lettres) évoque la vie de Camille Claudel, de son internement à sa mort en Avignon. Sont ainsi gommés les trois-quarts de la correspondance familiale : sans doute, les bisbilles internes, entre son frère Paul, sa sœur Louise et leur mère, sur l’héritage, ne nous intéressaient-elles pas directement, sauf quand il s’agissait de maintenir Camille en internement, de la tenir « hors du coup ». Disparues donc, les lettres de Mme Claudel mère aux divers responsables des établissements psychiatriques, dans lesquelles était notifiée de façon répétée l’interdiction formelle de toute visite, et de tout envoi ou réception de courrier. À la trappe, aussi, les lettres de Rodin – prévenu seulement trois mois après de l’internement de Camille – qui révélaient son intervention financière. Non reprises, les lettres de Judith Cladel de 1934, enquêtant sur la mystérieuse disparition de la Klotho déposée au musée du Luxembourg (un délire de plus de Camille ?). Les dossiers médicaux, celui de Ville-Evrard comme celui de Montdevergues, quoique tristement répétitifs, ont dû être jugés hors sujet, et l’information s’arrête à la lettre 302, datée de fin 1938, l’attitude de Paul Claudel, dans les mois qui ont suivi la mort de Camille, ne devant sans doute pas être davantage détaillée.
Coppée. François Coppée, Chroniques artistiques, dramatiques et littéraires (1875-1907), édition établie, préfacée et annotée par Yann Mortelette (Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003, 358 p., 40 €). Nous nous sommes tous, presque tous, moqués de lui. Sa carrière, commencée par un succès au théâtre (Le Passant, 1869) et couronnée par l’Académie Française dès 1884, sans oublier ses prises de position nationalistes au moment de l’Affaire Dreyfus, n’est qu’un enchaînement de succès. Dans le premier quart du XXe siècle, il était accueilli dans les anthologies avec Armand Sully Prudhomme. Il était la vedette de la poésie traditionnelle, qui faisait oublier les outrances de Baudelaire et de Rimbaud, les secrets de Mallarmé. Coppée est un Parnassien, mais un Parnassien ouvert, comme il le prouve en répondant à Heredia sous la Coupole en 1885, exprimant des réserves. Il sait faire la part, chez Hugo, de l’excellent et du moins bon, sans chercher à l’annexer. Sur la rime riche, malgré « ses habitudes de vieux parnassien », il est disposé à entrer dans la voie des concessions. Yann Mortelette ne plaide pas pour la poésie de Coppée, mais il ne la ridiculise pas. Son propos est de nous présenter en un volume les chroniques, pour la plupart ignorées, du critique : du critique d’art, qui a attentivement visité le Salon de 1875, du critique dramatique, de 1876 à 1884, du critique littéraire, de 1892 à 1898 et de 1902 à sa mort, tous articles publiés dans de grands périodiques, respectivement Le Moniteur universel, La Patrie, Le Journal, Le Gaulois. Coppée est un vrai critique. Il ne prétend pas imposer ses préférences parnassiennes. Il entre dans les œuvres de Musset (On ne badine pas avec l’amour, Le Chandelier) et sait, en 1882, admirer Les Corbeaux de Becque dans des pages tout à fait remarquables. Il dit sa « haute estime » pour Zola, en regrettant que celui-ci soit obligé de recourir à un carcassier comme W. Busnach pour que ses romans soient adaptés à la scène. Busnach est un « tailleur à façon ». « On lui confie un roman et il vous rend une pièce de théâtre ». Ses grandes admirations poétiques vont à Gautier, à Banville, à l’auteur de Gaspard de la nuit, au premier Verlaine et au premier Mallarmé, en tant qu’ils furent parnassiens. Rimbaud est complètement absent. Si grande était son autorité qu’Albert Samain lui dut l’immédiat succès d’Au jardin de l’infante (l’article de Coppée parut dans Le Journal du 18 mars 1894). N’oublions pas que, plus tôt, Coppée sut apprécier Les Flamandes. Ami de Huysmans et de Barbey, du jeune Paul Bourget aussi, il n’en est pas moins un partisan passionné d’Aphrodite. Coppée a le talent de décrire « la célèbre chambre de la rue Rousselet » (celle de Barbey d’Aurevilly). « Le velours de coton, d’un rouge pisseux, et l’acajou plaqué y triomphaient, je dois l’avouer, et l’armoire à glace, ambition de toutes les grisettes, était là, inévitable. » De cette armoire, « banale camelote du faubourg Saint-Antoine », il disait à son ami avec une conviction parfaite : « J’aime cette glace, monsieur. Elle ressemble à un lac. » Une autre évocation doit être retenue, celle du « petit rez-de-chaussée de la rue de Douai, où demeurait Catulle Mendès vers 1865 » (l’article est bien postérieur, La Patrie, 26 février 1883). « Un appartement de garçon. Deux pièces : la chambre à coucher et le salon, transformé en cabinet de travail. C’est à peu près meublé ; il y a, aux murailles, le « Bon Samaritain », très estrange eau-forte de Bresdin, et quelques bizarres aquarelles de Constantin Guys. » Arrivent les amis : Cladel, Glatigny, Mallarmé, Heredia, Dierx, d’Hervilly, Valade, Mérat, etc. Et survient Villiers de l’Isle-Adam, qui se précipite sur le piano pour improviser une mélopée sur La Mort des amants, hommage à l’absent. C’est l’occasion de faire l’éloge des Contes cruels et des poèmes qu’ils contiennent, de faire allusion à La Révolte et de présenter Le Nouveau Monde, drame « assez incohérent, mais grandiose ». La préface est substantielle ; à la fin, des notices sur les écrivains et les peintres cités et une bonne bibliographie. Signalons une faute qui irrite un de nos amis, lequel la combat après l’intéressé lui-même : Considérant (pages 234, 289, index) n’a pas besoin d’un accent aigu ; c’est lui-même qui, le premier, dénonçait cette erreur. Un livre utile, qui fait découvrir un auteur plus libéral qu’on ne pouvait s’y attendre et un excellent critique. Cahier d’illustrations, index.
Français. Les Français peints par eux-mêmes. Encyclopédie morale du XIXe siècle, éditée par Léon Curmer, édition présentée et annotée par Pierre Bouttier (Omnibus, 2003, 1170 p., 26 €). Heureuse initiative que celle des éditions Omnibus : mettre à la disposition des lecteurs d’aujourd’hui une des plus belles et ingénieuses entreprises éditoriales du XIXe siècle. Le premier tome vient de paraître, qui regroupe deux des neuf volumes in-8° rassemblés par Léon Curmer et proposés aux souscripteurs amateurs d’ouvrages illustrés soignés et désireux de comprendre le profil moral de leur temps. Les Français peints par eux-mêmes, c’est d’abord quatre cent vingt-trois livraisons publiées de 1840 à 1842, à une époque où la presse est en pleine mutation et où domine la vogue des physiologies – brochures bon marché, calibrées, jetables, dont les exemplaires ont tôt fait d’inonder les coins et les recoins de la capitale. Littérature de distraction, fortement dépendante de l’actualité, fortement codée également, dont la formule invariable repose sur un assortiment de fantaisie, d’humour et de satire croisant habilement, dans une nouvelle économie de la lecture, le texte et l’image. La période est effervescente de fait, qui voit émerger – et concurrencer du même coup des journaux officiels comme Le Constitutionnel ou Le Moniteur universel – des périodiques tels que La Silhouette, La Caricature ou Le Charivari, qui donnent aux illustrateurs le beau rôle et accordent aux écrivains une place éminente, en surplomb par rapport aux événements et aux figures du moment. La presse moderne accomplit de la sorte sa propre révolution. « Ainsi, note Pierre Bouttier, d’une semaine à l’autre, la galerie des monstres célèbres et des anonymes auxquels le crayon autant que la plume conféraient une identité s’enrichissait de profils et de silhouettes que l’abonné guettait, que le passant attendait de voir cloués au pilori des kiosques ». Éditeur avisé et inventif, Léon Curmer saura tirer avantage de ce bouillonnement de la presse illustrée sous la Monarchie de Juillet. Il saura solliciter les meilleurs « crayons », passer commande auprès des écrivains et journalistes les plus talentueux. Il saura également – et tel est sans doute son mérite le plus grand – engager son entreprise dans une orientation éditoriale qui s’écarte de la ligne des livrets de physiologies. Non seulement la qualité matérielle des publications fait l’objet d’un soin exceptionnel – ce qui fera dire à Jules Janin que Curmer est « le libraire de luxe à la portée de tout le monde » –, mais, de plus, la visée générale du projet se place à cent coudées au-dessus des brochures jusque-là livrées aux consommateurs. Il s’agit en effet d’offrir aux Français un panorama moral de leur temps, dans les images et reflets duquel ils pourront se reconnaître et se connaître. La démarche vaut par son ambition : elle concourt à remotiver substantiellement le geste de l’écrivain et celui de l’illustrateur. Le primat du récréatif cède devant une exigence de profondeur ou de relief – c’est tout un – requise par les besoins des enquêtes morales. Pour autant, cette orientation n’exclut ni l’ironie, ni la malice. L’essentiel réside dans la capacité des artistes (écrivains et dessinateurs ou graveurs) à saisir « cette chose qu’on appelle la vie privée d’un peuple » (Jules Janin). Ces études de mœurs contemporaines ne sont possibles – et on serait tenté de dire : intelligibles – que par l’alliance du crayon et de la plume : l’écrivain et le peintre sont, dit encore Janin, de « véritables moralistes ». Ce sont les observateurs du contemporain, ils ont l’oeil et la main, ils sont aptes à dégager le sens de l’historique, l’empreinte du présent. Ainsi Balzac, Janin, Soulié, Karr, Louis Couailhac, Émile de la Bédolière, parmi d’autres, s’associent à Gavarni, Monnier, Meissonnier, Gagniet, parmi d’autres. On ne saurait trop recommander la lecture de cette galerie de portraits et de types où la « grisette » côtoie « l’âme méconnue », « l’avoué » « le pair de France », « le garçon de bureau » « le joueur de boules »… Avec une préférence marquée pour Le Poète (texte d’Émile de la Bédolière) et L’Épicier par Honoré de Balzac, où l’on peut lire : « Par quelle fatalité ce pivot social, cette tranquille créature, ce philosophe pratique, cette industrie incessamment occupée a-t-elle donc été prise pour le type de la bêtise ? Quelles vertus lui manquent ? Aucune. La nature éminemment généreuse de l’épicier entre pour beaucoup dans la physionomie de Paris. » À méditer.
Haschich. Théo Varlet, Aux paradis du haschisch : suite à Baudelaire (Trouble-fête, 2003, 166 p., 15 €) ; Le Haschich de Rabelais à Jarry. Sept écrivains parlent du haschich, présentation de Damien Panerai (Librio, 2003, 96 p., 1,52 €). Discutée depuis des lustres – en vain à ce qu’il semble –, la libéralisation du cannabis, du haschich, du H (shit pour les intimes) connaît un sursaut d’intérêt incontestable, au point que l’on ressort Théo Varlet du silence où on l’avait laissé jusqu’alors. De même qu’on oublie souvent Émile Cottinet lorsqu’on s’intéresse à l’opium, on avait tendance à publier des anthologies sur ces questions sans les commentaires du bon Théo. Ce diable d’homme a pourtant été un fin connaisseur des substances les plus diverses. Homme de tête, il fut non seulement l’un des premiers hérauts du naturisme mais un expérimentateur opiniâtre des alcaloïdes et autres produits stupéfiants. Son père lui ayant offert le matériel du parfait petit chimiste, il en aura tiré des expériences « amusantes » en solitaire dans sa prime jeunesse, puis poursuivi in vivo et en compagnie d’amis jeunes médecins ses recherches hallucinantes. Leur fruit sera cet essai, Aux Paradis du Haschich, audacieusement sous-titré suite à Baudelaire, rédigé durant le second semestre de 1929. Dès juillet, le poète, traducteur et romancier avait envisagé de consacrer un volume de Mémoires d’un haschischin à cette « rude histoire du Hachich, qui ne demande qu’à sortir ». Avec Jules Mouquet, son confident et recours bibliographique occasionnel – c’est lui qui signale à Varlet les travaux de Moreau de Tours, l’initiateur du Club des Hachichins, et lui fournit l’article de Gautier qui figurera en introduction de la monographie de Varlet –, il s’emploie à démêler le vrai du faux, le concret de la mythologie et s’intéresse de plus à l’étymologie d’un mot, « hachich » ou « haschisch » qui varie au gré de la fantaisie des auteurs et de leur époque. Le 18 août 1929, il s’estime « content de savoir que Gautier écrivît Hachich, conformément à l’étymologie. Baudelaire a voulu enjoliver l’orthographe, avec les 2 s surérogatoires, comme faisaient les Humanistes du XVIe siècle. Évidemment, nous avons l’habitude des 2 s, et ils font corps avec la physionomie du mot, qu’ils contribuent, pour moi, à rendre mystérieuse et magique » (lettre inédite, fonds Jules Mouquet, Bibliothèque municipale de Lille ; idem pour les citations suivantes). D’août à septembre, Varlet, installé à Cassis, sa « Thélème » du Sud, prend des notes et s’attelle à la rédaction afin de boucler son manuscrit définitif en décembre. Dès le 20 octobre 1929, une première version de son ours est aboutie : « Le Hachich se termine. Encore deux jours, et le m[anu]s[crit] sera au complet. Une dernière relecture, et à la fin de la semaine je ferai l’envoi d’une copie à la NRF, et d’une autre à Malfère. » Durant l’été, Armand Godoy avait suggéré à Varlet de proposer son livre à Albin Michel, chez lequel le traducteur Varlet avait déjà ses entrées, ou à Horace de Carbuccia, des éditions de France. Jules Mouquet avait évoqué pour sa part le nom de Conard (« rien à tenter [lui répond Varlet]. C’est un philistin, qui serait incapable de voir l’intérêt d’une étude de ce genre » et il charge Mouquet d’interroger Émile-Paul, lequel ne se montre pas plus intéressé). Grâce à la correspondance de Varlet conservée dans le fonds Mouquet, on suit pas à pas la publication du livre. Le 13 décembre, la NRf et Malfère n’ont toujours pas donné leur réponse. Le 6 janvier 1930, Malfère accepte le livre, mais Varlet attend la réponse de la NRf jusqu’au 2 février, date à laquelle il signe avec Malfère un traité en vertu duquel 3000 exemplaires sont imprimés le 8 juillet suivant. Gallimard, qui se sera réveillé un peu tard, avait naturellement proposé moins d’argent et une publication beaucoup plus tardive (1931). Or, Varlet a besoin d’argent : il vit de sa plume et doit enchaîner livres et traductions pour s’en sortir. Ce n’est malheureusement pas ce Paradis du Hachich qui l’enrichira, puisqu’il semble que le lancement du livre ait été partiellement raté et la concurrence un peu rude : Cocteau publiait dans le même temps son Opium. Si l’on trouve mention de l’ouvrage sur radio Tour Eiffel le 8 août, André Thérive se fend d’un article perfide dans Le Manuscrit autographe de mai-juin 1930, où il déclare que Varlet a pris 127 fois du hachich (ce qui est exact) entre 1914 et 1918 !… Curieusement, Varlet contribue, avec « Topographie du hachich », un fragment de son ouvrage, à cette livraison du Manuscrit autographe. En réalité, Varlet s’est « documenté » de 1908 à 1914, notant après chaque séance ses impressions et ses constats (jusqu’aux derniers temps de ses recherches, où il déclare être parvenu à prendre des notes sous hachich, une manœuvre déclarée impossible par Baudelaire). Un peu plus tard, Marcel Millet et Mouquet relèvent le niveau, respectivement dans Lumière et radio (septembre 1930) et le Mercure de Flandres en signalant le travail scrupuleux d’un écrivain fin et précis. On n’en dira pas autant de l’éditeur de la réédition d’aujourd’hui, qui ne sait pas corriger les patronymes hésitants et commet une calamiteuse liste des publications contemporaines « du même auteur », visiblement piochée sur Internet et révélatrice de l’ignorance d’une œuvre pourtant partiellement rééditée, non plus que du préfacier Jean-Pierre Galland, zoïle phénoménal et médiatique de la dépénalisation du haquique, qui fait preuve d’une certaine légèreté en ne citant ni ses sources ni ses informateurs. Usant de Varlet sans beaucoup d’égards, il ne se soucie pas de savoir que ce dernier consacra, à de nombreuses reprises, des commentaires et des fictions à la drogue : l’opium, d’abord, qu’il évoque dans Le Démon dans l’âme, roman autobiographique de 1923, et surtout ce hachich sur lequel il est revenu si souvent : dans « Télépathie », qu’il donne aux Bandeaux d’or à la fin des années 10, dans les « Notes de Haschich » (1922), dans les « Autres notes de Haschich » qui verront le jour dans Le Dernier Satyre (1923), sans oublier les Calepins du chemineau (1926). Dans sa lettre du 3 juillet 1930, Varlet émettait déjà des doutes sur la réception de son livre aujourd’hui instrumentalisé : un livre qui, disait-il en parlant de lui à la troisième personne – fait rare – à propos des critiques qui lisent trop vite, « exige la connaissance approfondie de Baudelaire, de Théo Varlet et du bouquin en question ». Il est vrai qu’en 1930, les drogues étaient plus qu’un sujet d’actualité : un véritable phénomène de société. Marise Querlin donne un Drogués (1929) journalistique sur les ravages de la coco et de la morphine, tandis que les mères initient leurs filles à la consommation de hachich ou d’opium dans les endroits à la mode. Évoquant l’ouverture d’une fumerie de hachich à Lille, Varlet note : « C’est bien un signe des temps, de la grande mêlée des peuples et des latitudes » (17 décembre 1930). Et la duchesse Sforza, lorsqu’elle fait construire son hôtel particulier façon XVIIIe siècle, n’omet pas d’y faire installer une fumerie. C’est la Belle Époque dont parle Mireille Havet, toxicomane rendue récemment à sa postérité par son Journal. Autre drogué fameux, Maurice Magre pour lequel la drogue n’est ni un vice ni un mirage, mais la réalité même, empreinte d’esthétisme et de mystique. Varlet, lui, analyse plus qu’il ne « pratique », s’enquiert autant qu’il s’adonne. Il commente, s’enthousiasme parfois, narre ses différentes expériences et leurs mauvais moments, mais refuse de voir dans le hachich ce qu’y a trouvé Baudelaire, hachichin récalcitrant : « un parfait instrument satanique ». Il est vrai que Baudelaire n’a que peu pratiqué le hachich, lui préférant toujours son sacré laudanum. Varlet complète et corrige donc les dits du poète en donnant dans ce « petit guide du Voyageur du Pays du Hachich » toutes les informations recueillies et les conclusions qu’il en a tirées sur l’inspiration, l’érotisme, l’amour et la vie en société, la « dirigeabilité du hachich ». Fantasmagorie fantastique, rêve coloré, envol spirituel, la « littérature des intoxiqués » (dixit René Dalize dans les Soirées de Paris) s’enrichit aussi avec Varlet d’évocations riches, lumineuses, tentantes pour tout dire. Reste que ce « jaloux de la divine extase » a également conté ses « bad trips » et son overdose (qu’il nomme « agonie »). Cette aventure fâcheuse est évoquée dans « L’Après-midi d’un poète » (Le Dernier Satyre, 1923), où la drogue personnifiée le tance : « Ne fais donc pas tes yeux en billes de billard : tu y as coupé aussi, le jour où je t’ai si gracieusement suggéré que tu agonisais. Hein ! ta frousse, citoyen positiviste, pour cette pauvre hallucination inoffensive de rien du tout ! » Il reviendra sur cet épisode avec l’accent de sincérité qui marque ses Épilogues et souvenirs (1925). Et fidèle à lui-même, à son penchant aristocratique – convaincu qu’il est de la noble tâche du poète et de sa nécessaire et difficile recherche de l’Idée –, Varlet s’exclame : « Je le crie bien haut : Malheur à ceux qui s’aventurent chez Circé sans l’égide protectrice d’une noble passion ou d’un art, au service de qui dédier leurs expériences. Ils courent le risque d’être asservis par le démon des toxiques. » On ne trouve pas de tels accents dans l’anthologie de textes très éculés fomentée par Damien Panerai, Le Haschisch. De Rabelais à Jarry, sept écrivains parlent du haschich, ouvrage d’une évidente banalité, mais peu onéreux. On ira plutôt voir Le Livre du cannabis, volume collectif dans lequel Tigrane Hadengue (et autres) proposait huit cents pages de textes choisis, de témoignages de médecins, d’avocats et d’artistes depuis l’Antiquité jusqu’à l’appel du « 18 joint ». Pour contribuer à l’histoire littéraire des livres qui n’existent pas, signalons encore que Varlet avait le regret de ne pas avoir traité du sujet des animaux toxicomanes dans son opus et fomentait en outre le projet d’un essai sur l’opium dans la foulée de son Hachich. Signalons, pour conclure, qu’une association lilloise de lutte contre la toxicomanie s’est installée place Théo-Varlet.
Hugo. Victor Hugo ou les frontières effacées, textes réunis par Dominique Peyrache-Leborgne et Yann Jumelais (Pleins Feux, 2002, 394 p., 19,50 €). Ce volume d’articles a été réuni dans le cadre du bicentenaire de la naissance de Hugo. Le sujet choisi a un évident intérêt dans une perspective comparatiste, mais aussi dans le contexte de conceptions de la nation – et de l’internationalisme – au XIXe siècle. Les articles sont répartis en quatre sections dont les deux premières sont subdivisées : 1° « Réception et rayonnement international » (« Hugo hors frontières », « Hugo après Hugo »), 2° « Poétique » (« Mythes et légendes », « Les voies multiples de la création »), 3° « Romantisme sans frontières : intertextualité », 4° « Romantisme sans frontières : poétiques comparées ». 1° Alors que les deux premiers articles du volume sont décisifs, répondant parfaitement à la problématique du colloque (« Le pacifiste Victor Hugo et l’Allemagne » et « Victor Hugo en Luxembourg, effacement des frontières ? »), dès le troisième article, la question des frontières devient avant tout le prétexte à des analyses portant sur la réception ou « l’influence » de l’œuvre hugolienne. L’article portant sur « La réception du grotesque hugolien dans le théâtre espagnol du XIXe siècle » est informatif et utile, mais un certain flou apparaît déjà dans les préoccupations du volume. Pour la seconde moitié de la première section, les éditeurs du volume indiquent dans leur préface : « «Hors frontières» a signifié aussi pour nous : «hors temps», et la postérité de Hugo entrait aussi dans notre champ d’étude. » Du coup, le volume contient des articles intéressants portant sur « Hugo dans Zola », « Tombeaux de Victor Hugo », « Proust lecteur de Victor Hugo dans Jean Santeuil », mais la notion de frontière y est quasi introuvable (à moins d’estimer que Zola a dépassé les bornes intertextuellement, que les tombeaux illustrent la frontière entre la vie et la mort, etc.). 2° On peut en dire autant des études portant sur des « Mythes et légendes », qu’elles soient consacrées aux « métamorphoses d’Arachné chez Victor Hugo », à « La Légende du beau Pécopin revisitée », à « Caïn chez Victor Hugo : aspects d’un mythe personnel » ou à l’« Actualisation d’un mythe : Caïn et Napoléon III ». Même chose pour « Les Voies multiples de la création » avec « Victor Hugo, metteur en scène », « Les zigzags de l’histoire, ou modernité et mélancolie chez Hugo (1848-1860) », « L’Homme qui rit ou les voix du silence ». 3° La section « Romantisme sans frontières » illustre assez la démarche comparatiste générale adoptée, avec des études de l’intertextualité des Ballades, avec leur référence au Moyen Âge, des échos du romancero dans Notre-Dame de Paris, des traces shakespeariennes dans Les Travailleurs de la mer, de « Hugo et l’imaginaire de l’architecture » et de « Quatre-vingt-treize ou le rejet de l’héritage scottien : une réflexion sur le sens de l’Histoire ». 4° C’est surtout dans la dernière section, « Romantisme sans frontières : poétiques comparées », que l’on revient de manière nette à la problématique officielle du recueil : « La Préface de Cromwell, entre Friedrich Schlegel et Walter Scott », montre en particulier les convergences et divergences entre Schlegel et Hugo dans le domaine de l’abolition des « cloisonnements génériques » ; « De Jean Paul à Victor Hugo, romans baroques du romantisme » poursuit l’interrogation de l’article précédent avec bonheur, analysant en particulier le rapport entre le comique de Jean-Paul et le grotesque de Hugo, s’intéressant notamment aux hiérarchies littéraires et antinomies subverties par Hugo (notamment avec le recours à l’idée du bouffon qui sape la frontière entre sagesse et folie) ; « Insuffisances du réel : les créatures hybrides chez Hugo et Gogol », « Visage, masque, grimace : de la nécessité des monstres (Hugo, Dumas, Mary Shelley) » et enfin « Concentration et dissolution du moi dans Moby Dick et Les Travailleurs du moi » se penchent également sur les textes essentiels que Hugo a consacrés à la question des frontières génériques imposées par le Classicisme ou sur les différentes formes d’une esthétique du mélange, de l’hybride, du monstre, liée à une conception non-classique du sujet. C’est l’un des intérêts du comparatisme que d’avoir comme corpus « l’intégralité de ce qu’on a écrit entre les premiers écrits connus et hier soir à minuit » (comme nous avait dit un jour un ami comparatiste) ; l’une de ses faiblesses est parfois de perdre de vue des questions passionnantes en les diluant dans une problématique trop générale. On ne trouvera pas dans ce volume une étude thématiquement cohérente des différentes notions de frontières chez Hugo (ou du recours à de telles notions par la critique ou d’autres écrivains), où il aurait été passionnant d’explorer les relations conceptuelles et métaphoriques entre les aspects esthétiques et idéologiques de la frontière. Il s’agit plutôt d’un ensemble d’articles majoritairement comparatistes où, si les deux premiers articles examinent le versant politique de la question et les cinq derniers le versant esthétique, le gros du livre n’envisage guère qu’accessoirement la question des frontières ; même les articles de la dernière section, très pertinents pour la problématique affichée, ne semblent pas manifester une conscience préalable de cette problématique. Il est probablement significatif que le titre du volume reprenne en partie, comme l’indique la préface, le titre d’un article de Frank Wilhelm publié dans le même livre : on a la forte impression d’un recueil dont le titre a été choisi après coup. Ce volume aurait pu plus légitimement s’appeler par exemple Victor Hugo, approches comparatistes, et il est significatif que Yann Jumelais, l’un des responsables du volume, ait lui-même fourni une analyse où la question des frontières ne semble jouer aucun rôle. Dans une perspective d’histoire littéraire, la plupart des articles sont intéressants, en particulier les études stimulantes de Pierre Laforgue et F. McIntosh consacrées à des questions justement historiques ; les études portant sur des mythes, des rapports intertextuels et métatextuels projettent presque toujours un éclairage nouveau sur les questions abordées.
Jarry. Sylvain-Christian David, Alfred Jarry, le secret des origines (PUF, 2003, 197 p., 23 €). Il faut adresser toutes les félicitations aux critiques actuels, dont aucun n’a, sauf erreur, jugé bon de consacrer quelques maigres lignes à ce livre, alors qu’ils s’époumonent à célébrer les louanges de la moindre mouture signée Sollers, Chalon, Troyat, ou de tel roman dû à une dame du sérail et qualifié de « subtil, émouvant, empreint d’une grande délicatesse » (ben voyons !). Mais c’est une chose de torcher entre deux dîners en ville une biographie de Marie-Antoinette ou de Vivant Denon en pensant à France-Loisirs, et une autre de chercher à préciser la déflagration poétique résultant de la rencontre, nullement fortuite, de ces deux univers inouïs, Ducasse et Jarry. Et Sylvain-Christian David n’est pas le premier venu non plus, lui qui a déjà, en chercheur indépendant, consacré une biographie à Philoxène Boyer et un livre, heureusement inclassable, à Isidore Lautréamont. Aujourd’hui, il publie un ouvrage exemplaire, car fruit d’une véritable lecture de deux œuvres, et quelles ! Pas de grille interprétative, d’arsenal théorique ou de présupposés idéologiques, mais une démarche à la fois intuitive, précise et rigoureuse, qui révèle une grande familiarité avec les textes et aussi l’histoire littéraire. Annie Le Brun dit très justement, dans sa préface, que ce livre « pose comme on ne l’a sans doute jamais fait la question de la lecture ». Adieu donc, Jarry père du théâtre d’avant-garde et héraut de la culture potachique ! Bonsoir, les savantes études farcies de citations de Genette, Kristeva ou Lacan ! Ne cherchez pas non plus ici les pittoresques anecdotes biographiques sur le gugusse de service… Loin de la verbosité vide des critiques de la presse comme des tours de chiens savants des Universitaires, l’auteur nous montre comment posséder un texte. Or, la question de l’empreinte ducassienne sur Jarry est capitale dans l’histoire de la poésie moderne, et nul ne l’avait jusqu’ici précisée comme le fait Sylvain-Christian David. Il nous montre comment le hibou Ducasse, après avoir obsédé le couple Jarry-Fargue, devint la référence essentielle pour le premier, à travers trois intercesseurs : Bloy, Gourmont et Rachilde (d’utiles annexes reproduisent des passages de Bloy, Ducasse, Jarry et Rachilde). L’importance de cette dernière, jamais soulignée jusqu’ici, est essentielle, car « secrète, souterraine et cachée », autant que constante. N’est-ce pas à Rachilde que Jarry confiera les ultimes cheminements de La Dragonne, livre que, en quelque sorte, il lui léguera ? S’attachant également à repérer les emprunts, décalques et reprises ducassiennes chez Jarry, l’auteur scrute toute l’œuvre et s’arrête plus particulièrement sur César-Antéchrist, L’Autre Alceste et (étonnante intuition) L’Amour en visites, ce livre si peu exploré, mais dont, précisément, Rachilde a écrit un chapitre. Des traces de la lecture de Poésies sont par ailleurs relevées dans certains passages de La Chandelle verte. Puis c’est le tour deLes Jours et les nuits, Messaline et Le Surmâle, trois romans groupés selon le thème de « la mort d’amour », en laquelle Sylvain-Christian David voit un persistant codage ducassien. Car Jarry s’est « assimilé » Ducasse à tel point qu’il a parsemé son œuvre de références voilées, de clins d’œil et d’allusions à Maldoror. Qui d’autre que lui, si l’on met à part Fargue (voire Rachilde), en fit autant, avant les Surréalistes ? On ne sache pas, en effet, qu’un Gourmont ou un Larbaud aient été contaminés aussi profondément par leur lecture de Ducasse. À côté de la nouveauté et de la pertinence des analyses, coups de projecteur mentaux qui vont jusqu’à l’acte même d’écrire, cet essai se distingue par son extrême concentration. Enquête autant que lecture, il refuse toute facilité et dédaigne de donner la main au lecteur, pour ne servir que son sujet, et avec quelle perspicacité. L’auteur peut être tranquille : son livre fera son chemin, solitaire mais sûr. Il est de ceux, si rares, dont la lecture, plus qu’expliquer, fait découvrir les arcanes de l’écriture poétique. Et ces arcanes sont eux-mêmes une sorte de panorama muet, où se jouent des opérations mentales que bien peu de gens sont capables de saisir, et encore moins de faire comprendre. Cela valait bien le silence de la presse, désert assourdissant où le soleil des morts ne se couche jamais. – « « Oui ! monsieur. Le Vengeur ! Un beau nom ! », murmura le capitaine Nemo en se croisant les bras. »
Notes de lecture
Académie. Discours de réception à Angelo Rinaldi à l’Académie française et réponse de Jean-François Deniau (Grasset, 2003, 101 p., 12 €). La quatrième de couverture précise que le prix est valable en France seulement. Le discours académique est donc un produit d’exportation. Petite cuvée tout de même.
Animaux. Geneviève Coupeau, Les Animaux… frères des hommes (Éditions SDE, 2003, 230 p.,
18 €). Cette anthologie réunit des textes d’écrivains, de penseurs ou de personnalités ayant pris fait et cause pour la protection des animaux, prônant un traitement décent à leur égard et une reconsidération de leur statut, notamment par rapport à une espèce humaine experte en cruauté. La méthode manque de scientificité et d’exhaustivité : tout en comportant un corpus français majoritaire, l’ouvrage tente, de façon éclectique (Aristote, Brigitte Bardot), de couvrir toutes les époques – il démarre au quatrième siècle avant J.C. – et l’ensemble des ères géographiques ou culturelles (extraits de contes indiens, textes chinois ou libanais). On regrette l’absence d’un index des auteurs cités, qui aurait au moins le mérite d’indiquer que ni Colette ni Maeterlinck ne sont mentionnés. La mise en page, systématiquement centrée, trahit le rythme syntaxique de certaines proses, mais permet de lire les plus connues (Descartes, Buffon) d’un œil neuf. Car cet ouvrage militant a pour ambition affichée de suggérer comment les hommes peuvent s’ouvrir « au monde muet des animaux » (Hubert Reeves) : riche, souvent original (sauf sur la thématique « mode » des chats, un peu trop présente), ce livre est pour ceux qui pensent que la bestialité n’est pas l’apanage de l’animalité, mais bien celle de l’humanité.
Aragon. Une tornade d’énigmes : « Le Paysan de Paris » de Louis Aragon, textes réunis et présentés par Anne-Elisabeth Halpern et Alain Trouvé (L’Improviste, 2003, 198 p., 18,50 €). La fortune critique actuelle de certains textes laisse rêveur. De Recherches croisées en Annales de la société des lecteurs de Louis Aragon et Elsa Triolet ou en XIXe siècle d’Aragon, les études multipliées sur Le Paysan de Paris, lui ont tout fait perdre de sa feinte innocence. Cette interrogation un peu inquiète (comment oser lire encore le texte nu ? Comment l’enseigner ?) n’est pas une critique, car les neuf études rassemblées dans Une tornade d’énigmes, venant d’Aragoniens confirmés, ajoutent à notre compréhension d’un texte toujours déroutant et surprenant. On isolera deux des contributions, un peu arbitrairement : de Nathalie Limat-Letellier des « Hypothèses » sur « le goût insensé de la mystification et du désespoir » affiché par le narrateur, dans la descendance de Ducasse ; d’Emmanuel Rubio, la poursuite de ses explorations sur les sources philosophiques du Paysan de Paris, ici à propos de la « charmante Alcyone aux cils de soie », qui permet de révéler « le mythe de Mœdler », cet astronome estonien qui plaçait Alcyone, l’une des Pléiades, au centre de l’univers connu. C’est beau comme du Jules Verne.
Astruc. Gabriel Astruc, Le Pavillon des fantômes. Souvenirs (Mémoire du Livre, 2003, 475 p., 29 €). Réédition des mémoires d’Astruc (1864-1938), augmentée de documents prétendument « rares et inédits ». Préface conventionnelle d’Olivier Corpet, curieusement axée sur Diaghilew et Nijinski. Dommage de n’avoir pas profité de cette réédition pour doter ces intéressants souvenirs d’un appareil critique digne de ce nom. Un index des noms cités, toutefois.
Balzac (I). Régine Borderie, Balzac, peintre de corps. La Comédie humaine ou le sens du détail (Sedes, 2002, 242 p., s.p.m.). « L’épidictique cédant le pas au didactique », Balzac utilise le discours physiognomonique pour faciliter la réception et l’organisation de ses minutieuses descriptions physiques, car « la tradition rhétorique et la tradition romanesque lui faisaient défaut sur ces plans ». Cette hypothèse est à l’origine d’un essai remarquable, qui déplie et exploite l’articulation de cette greffe épistémologique sur le reste du projet littéraire de La Comédie humaine. Si Régine Borderie n’innove pas explicitement, son livre soutient constamment l’attention : jamais oiseux ni strictement érudit, il fournit un panorama fertile, enlevé, illustré de nombreuses citations et toujours problématisé, sur une rencontre dont les enjeux sont cruciaux pour l’histoire ultérieure du roman et du réalisme, tout en permettant de visiter à nouveaux frais, depuis Balzac, ce moment-clé de l’histoire du signe et des corps : la vogue de Gall et Lavater. S’adossant à une excellente connaissance des théories physiognomoniques et de leur traitement ultérieur, d’une part, et de l’histoire du portrait écrit, d’autre part, l’étude est d’abord une réflexion, minutieuse et claire (qu’il est plaisant de lire une plume qui n’a pas besoin de signaler son intelligence via des formules obscures !). Aussitôt les postulats de Lavater rappelés et rapprochés du portrait balzacien, Régine Borderie montre que les narrateurs de La Comédie humaine tendent à adopter une distance variable face à un modèle interprétatif qu’ils mettent en œuvre ou à l’épreuve suivant les besoins de l’intrigue. Dans un second temps, le livre analyse la manière dont la lecture des corps est perturbée par le constat de la perméabilité nouvelle des conditions sociales et des lieux, tandis que la construction des personnages littéraires révolutionnés passe du « régime du symbole » (convention fixe où le noble doit être beau et le vilain vilain) à un « régime de l’indice (fondé sur l’articulation des causes et des effets) », qui ouvre à l’erreur de déchiffrement comme à la contrebande des signaux, et qui offre pourtant un « droit au portrait » à chaque classe de la nomenclature sociale que Balzac cherche, précisément, à élaborer (d’où un portrait dès lors attentif à peindre les voix, les gestes et les traits non innés, mais acquis au contact d’un milieu, d’un métier, etc.). Dans un troisième temps, Régine Borderie reprend la question sous son angle esthétique, à partir des notions de beau et de laid. Elle frôle un instant le catalogue quand elle expose la diversité des types de perfection envisagés par Balzac, mais évite l’écueil en citant les textes de peintres contemporains tels que Delacroix, et en entraînant son lecteur vers les coffres débordant de ressources de la laideur, tantôt traitée comme matière à effets grotesques, tantôt signalée comme un objet de crainte ou de pitié « sérieuses ». Une quatrième marche confronte les corps à leurs histoires, et analyse la valeur narrative des descriptions, avant de porter une attention inattendue, mais judicieuse, au discours du narrateur comme source de récits alternatifs, fondés sur des interprétations de l’apparence signalées comme erronées ou simplement hypothétiques. Enfin, l’enquête peut aborder la question, évidemment attendue, du « type », qui s’articule ici à celle du déterminisme, de sorte que la théorie du portrait et du sens à donner aux détails des corps rejoint celle du personnage dans la fiction réaliste. Au terme de ce parcours, on ne s’étonne pas de voir Régine Borderie souligner l’extrême diversité des actualisations et des usages du portrait physiognomonique chez Balzac, tant le terme de « macédoine » est souvent revenu pour qualifier, ici, la coïncidence entre la forme romanesque et la réalité instable que l’auteur du Père Goriot cherche à inventorier. On ferme l’ouvrage presque déçu que cela s’arrête, la mémoire pleine des figures convoquées en foule par le jeu des citations, et l’on se réjouit que ce petit ouvrage-ci ait su si bien éclairer cette grande comédie-là.
Balzac (II). Pierre Glaudes commente La Peau de chagrin d’Honoré de Balzac (Gallimard, Folio, 2003, 256 p., 9,20 €). À qui et à quoi peut bien servir cette collection quelque peu hybride ? Ce volume amène à se poser une fois de plus la question. Le « commentaire » qui glose le texte de Balzac est beaucoup plus qu’un commentaire, mais pas tout à fait un essai au sens créatif du terme : Pierre Glaudes y fait le tour de tous les thèmes obligés, avec efficacité, sans omettre de citer (mais sans que cela apporte grand-chose de plus) les collègues qui les ont déjà traités plus ou moins récemment. En ce sens, le commentaire pourrait remplacer la lecture de l’œuvre – mais vaut-il mieux lire les deux cents pages de Pierre Glaudes plutôt que les deux cents pages de Balzac dans l’original ? Oui, si l’objectif est de pouvoir produire une dissertation de concours à la demande, encore que l’effort demandé soit un peu dissuasif. Le commentaire est en effet trop personnel quand même pour pouvoir passer pour une simple enfilade de fiches. Il est vrai que c’est plutôt dans les derniers chapitres que Pierre Glaudes pousse sa glose vers ce qui pourrait devenir l’essai que ce commentaire n’est pas, et c’est bien sûr ce que nous en retiendrons surtout : les rapides développements sur l’esthétique de l’arabesque (il aurait fallu citer Schumann et les études des musicologues et des iconologues sur ce thème), sur l’obsession du lambeau ou sur le clair-obscur. Les remarques initiales sur la présence-absence de l’histoire contemporaine dans La Peau de chagrin sont également intéressantes, et le tout permet de bien cerner la vision balzacienne des « pathologies de l’homme civilisé » dans ce qui fut « la cellule-mère » de la Comédie humaine selon Béguin, rappelé par Pierre Glaudes. Chronologie astucieuse mêlant les événements du roman aux événements historiques, plus une trentaine de pages rapidissimes de « dossier ».
Bataille. Gilles Mayné, Georges Bataille, l’érotisme et l’écriture (Descartes & Cie, 2003, 350 p.,
25 €). Bataille avait-il besoin de ce livre ? Oui, si l’on considère qu’une judicieuse et efficace mise au point s’imposait sur la théorie « poétique » de Bataille. Non, si l’on admet que l’écriture érotique de Bataille peut difficilement se constituer en modèle de lecture et en grille interprétative d’œuvres aussi diverses et discontinues que The Age of Innocence d’Edith Wharton, Lady Chatterley’s Lover de D.H. Lawrence et Sabbath’s Theater de Philip Roth. Car cet essai comporte en fait deux ouvrages distincts : d’une part, une réflexion d’une très grande pertinence sur l’érotique bataillienne, approchée dans sa genèse et son historicité ; d’autre part, des « applications pratiques à l’étude des textes littéraires », qui sentent un peu trop l’école et le recyclage habile de cours d’Université. Un tel partage invite à considérer le livre de Gilles Mayné comme une espèce de diptyque mal articulé, qui prétend toutefois proposer une mise en perspective théorique ayant valeur de méthode à laquelle se raccrochent des examens textuels concrets. La partie intitulée « L’Écriture érotique de Georges Bataille » est, d’un pur point de vue épistémologique, d’une utilité réelle ; elle rachète par là les déséquilibres structurels de l’ouvrage. L’auteur y montre comment, dans les années 30, se constitue progressivement, sur fond de réflexion philosophique et anthropologique, une écriture érotique dans la production de Bataille. L’examen minutieux des notions de « sacré » ou d’« hétérogène » – que Bataille choisit de substituer à la première –, de « tabou » et de « sacrifice » permet de circonscrire avec clarté et force un champ conceptuel qui atteste la puissance dynamique – à la fois déstructurante et « désaffublante » – de l’érotisme selon Bataille, défini dans un premier temps comme un soulèvement transgressif qui dissipe les illusions sur lesquelles prospère la société « homogène » et qui donne à percevoir le principe érotique mis à nu, une activité sans fin ou une dépense sans régulation. Mais ce principe – Gilles Mayné le souligne très bien – se heurte à un informulable, il ne coïncide pas avec les catégories notionnelles et rationnelles du langage, de sorte que du même coup s’éclaire dans sa fuite infinie le réel bataillien, ou l’informe, comme ce qui se dérobe constamment à l’arraisonnement de la pensée et des mots. Et on pourra regretter que cet aspect, qui n’a rien d’accessoire, n’ait pas été plus approfondi dans ce contexte précis. Ainsi, un impossible se dresse dans les structures mêmes du langage, qui déterminera la recherche d’une écriture érotique. Comme le dit Gilles Mayné, « La seule façon […] de “faire parler” (transitif) l’érotisme est donc, devant l’impossibilité d’en parler directement, d’éprouver “à fond” cette impossibilité, soit de faire de cette impossibilité la condition expresse d’une pratique d’écriture… » Dès 1933, l’articulation se noue, dans le discours de Bataille, entre dépense érotique et dépense poétique, conçues l’une par l’autre et l’une et l’autre comme des dépenses en pure perte, improductives. La dimension sacrificielle est désormais pleinement installée dans l’écriture, elle hante cet art de langage qu’est la poésie : « De la poésie, écrit Bataille dans L’Expérience intérieure, je dirai maintenant qu’elle est, je crois, le sacrifice où les mots sont victimes ». L’« écriture de transgression » dont parlait Foucault est bien celle qui s’applique à ruiner dans le langage les lieux de savoir ; elle « n’est Autre que dans la mesure où, note Gilles Mayné, elle force le langage à se dépenser jusqu’à l’anéantissement de tout sens possible ». C’est très précisément ces voies et voix tentées « hors langage » que l’auteur se propose d’explorer avec un talent indiscutable dans des textes tels que Histoire de l’œil, Madame Edwarda ou le Petit. Restent ces essais d’applications pratiques, qui forment le second volet de ce livre : ils ne sont pas là à leur place. De plus, d’un point de vue méthodologique, ils pèchent par cette imposition théorique, qui – ne tenant d’ailleurs que par des recoupements ou des croisements assez fragiles et discutables – ne contribue nullement à rendre compte de l’historicité et des modes d’intelligibilité des textes considérés. On ne peut que le déplorer.
Beauvoir. Claudine Monteil, Les Sœurs Beauvoir (Édition n° 1, 303 p., 17 €). Livre de souvenirs d’une militante qui s’est trouvée en toutes circonstances sous les jupes odorantes de Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir et surtout sa petite sœur Poupette. Dans ce monde intensément artiste et philosophe, les préférences de l’auteur vont à Poupette, car, ayant contemplé le bassin aux poissons rouges de Goxwiller (Vosges), objet mythique constituant l’un des moteurs géographiques du récit, et constaté à deux reprises que « Sartre détestait la chlorophylle », elle finit par comprendre à quel point le génie pictural de Poupette a été jalousé par Simone, au point que « des bijoux disparurent, et des couverts en argent vinrent à manquer ». C’est la merde dans le phalanstère ! Comme souvent au cours de la vie d’un homme et même d’une femme, l’affaire se termine par des enterrements, somptueux. Au bord de la troisième et dernière tombe, l’auteur embraye joliment : « À l’aube du lendemain, je commençai d’écrire. »
Bièvre. Adrien Mithouard, La Perdition de la Bièvre (Au bibliophile parisien, 2003, 34 p., 10 €). Il faut l’exhumation d’un joli petit texte sur la rivière des Parisiens (la Seine est seulement de passage) pour retrouver ce poète perdu comme l’était déjà en son temps la Bièvre (voilà ce que c’est que d’avoir été président du Conseil municipal de Paris de 1914 à 1919) que connaissaient les familiers du Rapport sur le mouvement poétique de Catulle Mendès. Remercions Stanislas Fourquier.
Biographe. Jean Lacouture, Profession biographe. Conversations avec Claude Kiejman (Hachette littératures, 2003, 235 p., 18 €). Ces conversations avec Jean Lacouture valent mieux qu’un bavardage sur l’air de « J’ai bien connu Bidule ». C’est aussi une biographie de Lacouture, à saute-mouton sur les dates et les rencontres, et une réflexion sur les méthodes et la portée du travail du biographe. Un style serré, vif, en rend la lecture plutôt plaisante, malgré les questions pas toujours très subtiles qui servent de jalons.
Bloy latin. Gaëlle Guyot, Latin et latinité dans l’œuvre de Léon Bloy (Champion, 2003, 552 p., 90 €). Dans cette étude abondante et documentée, Gaëlle Guyot entreprend de débrouiller la question du latin et de la latinité chez Léon Bloy. Constatant que le latin – conçu comme un ensemble de phénomènes relativement neutralisés – et la latinité – définie comme un ensemble de faits culturels pouvant servir de modèles – envahit le champ de l’écriture et de l’imaginaire de la fin du XIXe siècle, irriguant du même coup la théorisation en cours de la Décadence, l’auteur adopte un angle d’attaque susceptible d’éclairer la poétique de Bloy, et plus particulièrement la « posture » qu’elle engage « par rapport au corpus latin et à la latinité ». C’est en effet cette posture spécifique qui est examinée sous toutes ses facettes dans cet essai : la formation et les pratiques latines, les considérations « latinisantes » touchant à la langue et au style, le traitement subversif des grandes topiques de la latinité et les contre-modèles non moins subversifs de l’antiquité chrétienne constituent les quatre volets qui articulent efficacement cette étude dont le premier mérite est sans doute de parvenir à orchestrer un équilibre subtil entre une approche affinée des faits stylistiques et poétiques et une réflexion élargie résolument ancrée dans le champ des représentations culturelles. Les ambiguïtés propres à Léon Bloy exigeaient d’ailleurs un tel croisement, car il importait d’abord de montrer comment, en s’emparant de modèles de langue et de style hérités du latin, à des fins évidentes de transgression et de subversion, l’écrivain prend possession pour les retourner et les déconstruire de quelques mythes romains adoptés par la Troisième République. Le pourfendeur impénitent des dogmes laïques et des illusions humanistes que fut Bloy fait ainsi de la latinité un lieu polémique et réversible, servant tantôt à la disqualification des rhétoriques de promotion d’une mythologie classique instrumentalisée par la bourgeoisie, tantôt à la valorisation d’une latinité chrétienne, qui affirme le néant de tout en remotivant la vanité des empires mondains. Le livre de Gaëlle Guyot mérite qu’on s’y attarde, même si la lecture pâtit quelque peu de la lourdeur des relevés lexicaux (des renvois en annexes auraient été de meilleure méthode), qui ont trop souvent l’effet de la massue sur l’esprit.
Bourreaux. Henri-Clément Sanson, Sept générations d’exécuteurs. Mémoires des bourreaux Sanson 1688-1847 (Futur Luxe, 2003, 358 p., 27 €). Comme l’indique le titre à rallonges, il s’agit d’une reproduction en fac-similé, mais d’une partie seulement, de l’ouvrage (six tomes in-8°) du dernier des Sanson, texte composite quelque part entre « les grands hommes vus par leur valet », la légende (noire) d’une famille et la confession d’un humaniste qui apporte son témoignage au combat pour l’abolition de la peine de mort. Pétri de bons sentiments autant que de lieux communs, ce pavé vaut surtout par sa dimension militante, même si les pages issues du journal de Charles-Henry Sanson sont pleines d’intérêt, jetant un jour désolé sur le quotidien des Français dans la tourmente révolutionnaire.
Breton. 42 rue Fontaine. L’atelier d’André Breton, texte de Julien Gracq, photographies de Gilles Ehrmann (A. Biro, 2003, 40 p. sous coffret, 38 €). Julien Gracq, dans sa présentation, a raison de dire qu’après tout, ici, un homme vivait. Le « ici », c’est l’appartement d’André Breton au 42 de la rue Fontaine. Gracq y imagine le poète seul, dans la journée, vivant au milieu de son musée. Le présent album de photographies de Gilles Ehrmann (prises, juste après la mort de Breton, à la demande de son épouse Élisa) a été republié en avril dernier, en plein tapage médiatique des ventes Breton à Drouot (l’ouvrage a été en effet publié à seulement quinze exemplaires en 1997). Il permet d’accéder à la magie du lieu. Quatre photographies inédites enrichissent cet « album-souvenir ». Trois courtes pages de Julien Gracq sur son ami Breton constituent la préface, qui se termine sur cette phrase : « Il y avait ici un refuge contre tout le machinal du monde. » Si vous n’avez pas déboursé des centaines d’euros pour acheter les catalogues de la vente Breton, si vous n’avez pas de quoi lire le CDrom édité par l’étude Calmels-Cohen, les photographies de cet album vous feront découvrir l’appartement de Breton avant le passage de son contenu en salle des ventes.
Butor. Michel Butor, Au rendez-vous des amis (Amourier, 2003, 96 p., 19 €). Un joli volume, orné d’un beau frontispice d’André Villers. Michel Butor a, on le sait, beaucoup d’amis, et nombre de ses écrits se tissent en relation avec eux. Ces « portraits poétiques » croquent quarante-six amis, dont certains sont très célèbres (Hugo, Henry James, Duke Ellington), et d’autres plus secrets. En vers libres avec prédominance de la ballade, ou en prose rythmée, oscillant de l’anecdote à la rêverie, Butor donne des portraits fantaisistes et variés, parfois très réussis, comme le Hugo, « l’écriture poulpe », sur le thème « il en fait trop ! » On aime souvent ces pages de reconnaissance, encore que trop d’amitié fatigue à la longue. Peut-être manque-t-il un peu d’acidité à Butor critique et portraitiste.
Césaire. Patrice Louis, A, B, Césaire de A à Z (Ibis rouge, 2003, 188 p., 17 €). Dans ce nouvel ouvrage consacré à Aimé Césaire, le journaliste Patrice Louis dit avoir l’ambition d’éclairer la vie et l’œuvre de l’auteur martiniquais. Il établit une sorte de liste alphabétique (d’où le titre) du lexique, de l’œuvre, des amis de Césaire. Par exemple, A comme Armes miraculeuses (Les),B comme Békés (Les), C comme Cadastre etc. Cette liste vaut ensuite comme discours sur la vie et l’œuvre : on apprend que Pierre Aliker est un ami proche du poète, ou encore que Serge Letchimy est le successeur de Césaire à la mairie de Fort-de-France ; que la poésie de Césaire contient souvent des mots rares tels que allèle, parallaxe, baracoon, ignivome, etc. Voilà qui est sans doute indispensable. Reste que ce jeu est un hommage rendu à un poète qui le mérite bien.
Chartrand des Ecorres. Cosette Marcoux, Jacques Boivin, Seul responsable de mes dires : autobiographie posthume de Chartrand des Ecorres (Varia, Montréal, 2003, 201 p., 23 DC). Bien ignoré de notre côté de l’Atlantique et à peine plus réputé du sien, le Québécois Joseph-Damase Chartrand des Écorres (1852-1905) connut un destin digne d’un personnage de Mark Twain. Successivement comptable, soldat, tailleur de lunettes, hobo ou tout comme, et homme des champs, le bourlingueur semble n’avoir trouvé son équilibre qu’en disséminant des chroniques dans la presse francophone et la presse anglophone, de Philippeville (Algérie) à Lowell (Massachusetts) en passant par Montréal, après avoir touché au rêve de son enfance : devenir soldat français ! Pour cela, il aura dû combattre pour la France en Algérie et en Indochine après avoir conquis la nationalité française à la frappante école de la Légion étrangère. C’est la relation de cette dernière expérience, son Voyage autour de ma tente publié en 1887, qui fait de lui un cas littéraire : son volume aura eu dix éditions (quoique le catalogue de la BnF n’en retienne pas autant) et été le best-seller québécois en France au XIXe siècle. On doit à Roger Le Moine d’avoir compris en 1968 l’intérêt du personnage en parcourant la fugace Revue nationale que Chartrand avait fondée (1895-1896, 14 livraisons, 1484 pages). Par la suite, Cosette Marcoux lui consacra les premiers travaux d’envergure, une thèse en 1975 et une monographie en 1979, avant d’établir avec Jacques Boivin cette curieuse « autobiographie posthume » qui souligne l’allant du bonhomme dont le style dénote une désinvolture, une humeur et une simplicité charmantes. Plaisant comme tout, donc, le livre présente néanmoins un problème. Les deux « autobiographes posthumes » de Chartrand ont manipulé des écrits divers, essentiellement des chroniques, pour les présenter sous forme de chapitres sans songer à signaler les points de suture de ces fragments disparates (étrange bidouille). Le chapitre consacré aux « Écrivains lointains », qui couvre à peine sept pages, est ainsi composé de matériaux provenant de six sources différentes. Passons, et retenons cette curiosité de la vie de Chartrand des Écorres signalée dans la chronologie finale : « Le 24 juin [1856, il a trois ans et demi] le curé Norbert Lavallée le choisit pour personnifier saint Jean-Baptiste à la procession paroissiale, malgré ses cheveux noirs. » Constatons une fois encore à quoi tient un destin.
Chateaubriand (I). Chantal Lemaire, Sur les traces de l’enchanteur ou Chateaubriand au XXIe siècle (SDE, 2003, 122 p., 15 €). Ce choix de brèves citations extraites des œuvres de Chateaubriand, classées par thèmes (l’amour, la politique, la religion) voudrait faire découvrir Chateaubriand « aux nouvelles générations ». Cela ne va pas sans naïveté : il n’est pas sûr que le public visé soit très sensible au portrait de Mme de Duras, si noble qu’il soit : « La chaleur de l’âme, la noblesse du caractère, l’élévation de l’esprit, la générosité des sentiments, en faisaient une femme supérieure. » Mais souhaitons que tel foudroiement secoue nos chères têtes blondes : « La mort n’est qu’une promotion. »
Chateaubriand (II). Jean-Paul Clément, Chateaubriand. « Des illusions contre des souvenirs » (Gallimard/Découvertes, 2003, 160 p., 13 €). L’iconographie est superbe, l’érudition élégante, les citations abondantes et heureusement choisies. Jean-Paul Clément sait parler de « son » auteur, du Malouin ombrageux, « fouetteur de lièvres » dans la lande bretonne, voyageur transatlantique, grand amateur de femmes – réelles ou rêvées –, homme d’État et polémiste, aristocrate en deuil du passé féodal et prophète de l’avenir démocratique. Entre autres illustres références, il cite à propos Gautier résumant l’écrivain, dans son Histoire du Romantisme : « Le Sachem du Romantisme en France. Dans le Génie du Christianisme, il restaura la cathédrale gothique ; dans Les Natchez, il rouvrit la grande nature fermée ; dans René, il inventa la mélancolie moderne. » Une agréable introduction pour les profanes, un vade-mecum fiable pour les initiés.
Cluny. Claude-Michel Cluny, Années de sable : journal littéraire, 1963-1967. L’invention du temps, tome II (La Différence, 2003, 335 p., 20 €). On ne tient pas innocemment un Journal. Claude-Michel Cluny le sait bien, qui s’interroge sur la relation de l’écriture d’un Journal à l’écriture créatrice et se réfère aux expériences d’Amiel, Léautaud, Gide, Green, Virginia Woolf, Kafka, pour conclure : « Pour moi, je ne sais trop ce qu’il peut être. Autant poursuivre. » C’est bien l’impression que laissent ces pages, tour à tour impressions de voyage ou de lecture, réflexions sur l’actualité, instantanés de la vie littéraire parisienne, irrégulièrement rédigées par un homme partagé entre toutes les formes de bonheur et une secrète inquiétude, éprouvant pendant ces années une difficulté à poursuivre son œuvre de poète et de romancier (« Il est des jours que tâcher d’écrire est un enfer »). Le lecteur se laisse prendre peu à peu au discontinu de la rédaction, reconstitue le puzzle et convient volontiers avec l’auteur : « Ces notes, à l’évidence, prennent l’allure d’un véritable journal. » Ce dernier ajoute : « J’espère ne pas trop m’y vautrer. » Qu’il se rassure : on attend qu’il retourne le sablier des années.
Cocteau (I). Le Cordon ombilical (Allia, 2003, 80 p., 6,10 €). C’est une idée judicieuse de rééditer ce texte, publié en 1962, au moment où Beaubourg consacre à Cocteau une exposition patrimoniale. Invité à écrire pour la collection Moi et mes personnages de Denise Bourdet, le père des Enfants terribles y file (si l’on ose dire) la métaphore du cordon pour évoquer la gestation de ses créatures de dessin ou de mots, et, plus encore, leur rapide conquête d’une indépendance qui lui vaut de les retrouver adaptées par ceux qui les transforment et les traduisent – ou carrément adoptées par les lecteurs ou les proches qui s’en déclarent les modèles. Mais plus largement, le vieil écrivain s’est saisi du thème imposé pour donner à ces « souvenirs » la valeur d’un plaidoyer pro domo. À deux ans de sa mort, il affirme sa confiance en sa réception future, tout en contestant l’image de dilettantisme ou de dispersion qui lui est collée. S’il souligne le caractère singulier de l’inspiration poétique, il distingue son travail des puissances immédiates du rêve, « cette extraordinaire fiente de l’âme », et, ironisant sur le fait qu’« un œuvre nombreux agace le Français », il convoque la diversité des êtres qu’il a forgés pour justifier la variété générique de ses activités, la célèbre formule de Flaubert lui servant à faire de ses héros autant d’avatars d’un moi multiple, dès lors fondé de s’être confronté à plusieurs formes d’expression. Plus que l’évocation rapide des nombreux artistes que le météore-Cocteau a croisés (de Picasso à Artaud en passant par Proust, Genet ou le boxeur Al Brown), c’est cette valeur de bilan polémique qui fait le principal intérêt de cette jolie réédition.
Cocteau (II). Jean Cocteau 1889-1963. « Le poète se souvient de l’avenir » Choix établi par Valérie Loth et présenté par Pierre Bergé (La Martinière et Xavier Barral, 2003, 64 p., 3 €). Précieux petit livre, en ces temps de logorrhées coctaliennes. Pierre Bergé dit en quelques mots l’essentiel sur cet « artiste de notre temps » et le choix de citations dans une œuvre aussi abondante et diverse est une gageure réussie. Mieux, le regard critique n’est pas absent, ni dans les caricatures, ni dans les brefs Cocteau vu par… Un vrai « livre de poche ».
Cocteau (III). François Nemer, Cocteau sur le fil (Gallimard-Découvertes, 2003, 125 p., 11,60 €). On connaît les vertus et les limites de cette collection, en particulier sa maquette confuse. François Nemer, l’un des commissaires de l’exposition du Centre Pompidou, retrace le parcours de Cocteau, aidé par une iconographie variée. On ne cherche évidemment pas un point de vue personnel dans ce genre de collections, et le lecteur s’étonne des notations dévalorisantes presque systématiques sur la production des quinze dernières années du poète.
Colette. Jacques Dupont, Physique de Colette (Presses universitaires de Toulouse-Le Mirail, 2003, 231 p., 24 €). Intelligent et sensuel (comme son objet), voilà un essai d’un genre devenu inhabituel, et ceci à propos d’un écrivain que tout le monde n’admire pas mais dont Jacques Dupont fait percevoir les complexités inaperçues. Inhabituel, cet essai, parce que l’on croyait la critique thématique devenue objet de musée. On verra ici au contraire que, maniée par quelqu’un qui sait lire et écrire, elle remue encore, à tous les sens du mot puisque les mots émeuvent les sens. L’avant-propos de Jean-Pierre Richard signale sa lignée – une lignée éclectique cependant, puisqu’on y trouve aussi bien Merleau-Ponty que Bachelard, un peu de psychanalyse (sans excès et sans dogme) et Barthes. L’invocation fréquente de ce dernier rappelle d’ailleurs à quel point le « structuralisme » fut un malentendu. La question centrale du corps ici traitée appelle donc des « micro-lectures » qui quadrillent le corps et les textes par le menu, en entrelaçant des citations tirées de tous les lieux de l’œuvre, sans discrimination, traitée comme un seul corpus. Il suffira de citer quelques-uns des intertitres choisis par Jacques Dupont pour donner une idée de sa manière : respirer, entendre, sang, bouches et dents, combats, blessures, naufrages, toisons et chevelures, pleurs, sueurs, odeurs, etc. L’essai touche ainsi de plus en plus profond, vers la « scène intime du corps ». Le « corps-Colette » n’a rien d’élémentaire et d’uniformément euphorique : Jacques Dupont nous le fait bien comprendre, dans un style qui sait allier la qualité du détail sensible et la plus fine précision conceptuelle.
Coups de dés. Max Jacob, Le Cornet à dés, préface de Michel Leiris (Gallimard/Poésie, 2003, 270 p., s.p.m.). En écho au Coup de dé mallarméen qui paraît en même temps dans la même collection, Le Cornet à dés marque une date de l’histoire littéraire. Courte préface dans laquelle Michel Leiris s’efforce de définir le poème en prose « situé de la manière la plus nette ». Ces proses d’une « si classique précision d’horlogerie » sont suivies d’un dossier dû à Etienne-Alain Hubert (biographie, bibliographie, notes sur le texte) qui échappe avec bonheur aux niaiseries scolaires d’usage dans les collections de poche.
Critique d’art. La Critique d’art au « Mercure de France » (1890-1914). G.-Albert Aurier, Camille Mauclair, André Fontainas, Charles Morice, Gustave Kahn… (Aesthetica, 2003, 223 p., 30 €). Réédition de chroniques d’art parues dans le Mercure de France de la grande époque. Pas une anthologie, mais un choix. Deux parties : la première, intitulée Lettre sur la peinturereproduit des articles généraux (la vie artistique, les Salons, des « Paroles de critiques » et des « Paroles d’artistes » ; la seconde, La Lutte pour les peintres, reprend des articles consacrés à des peintres : les Impressionnistes, Gauguin, Van Gogh, Cézanne, les Fauves, les Cubistes, les Futuristes. Index des noms cités. Préface de Marie Gispert, qui dit des choses très sensées, mais s’avance un peu vite en affirmant qu’on ne sait « pas grand-chose » de Julien Leclercq, « sinon qu’il semblait vivre dans l’ombre d’Aurier ». De quoi chagriner les rares mais savants exégètes de ce Leclercq, qui n’est pas un inconnu, notamment pour ceux qui se sont intéressé à l’histoire des deux Pléiade qui furent la maquette du Mercure de France.
Delay. Discours de réception de Florence Delay à l’Académie française et réponse d’Hector Bianciotti (Gallimard, 2003, 79 p., 12 €). Passée la pointe d’émotion familiale de l’exorde (Florence Delay est la première fille d’Académicien à revêtir à son tour l’habit vert), la récipiendaire a, malgré son talent, bien du mal à nous intéresser à son prédécesseur Jean Guitton. Et c’est un Hector Bianciotti inaccoutumé, un peu laborieux, qui lui répond. L’ennui naquit ce jour de l’immortalité…
Dessins. Dessins d’écrivains, préface de Pierre Belfond (Chêne, 2003, 176 p., 27 €). Ce petit album oblong reproduit, en d’impeccables fac-similés, des dessins, des peintures, des gouaches, des croquis dont le point commun est d’avoir été réalisés par un écrivain célèbre, aujourd’hui vivant ou mort (de préférence mort). Depuis des années, Pierre Belfond collectionne de telles œuvres. Dans une préface alerte et personnelle, il narre ses joies de collectionneur et ses déconvenues (l’acquisition d’une œuvre signée Lorca et d’un carnet de dessins attribués à Hugo, qui se révélèrent des faux). Curieusement, les dessins les plus intéressants de l’album sont loin d’être ceux produits par les écrivains les plus doués pour l’art graphique, comme le furent, chacun dans leur genre, George Sand, Mérimée, Gautier, Hugo ou Valéry. Ce sont au contraire ceux d’auteurs franchement peu doués pour le dessin, comme Proust ou Rimbaud. Leur maladresse n’en rend leurs croquis que révélateurs : si elle n’était de Proust, cette « course d’obstacles » ne serait pas plus digne d’intérêt que ce « Jeune cocher de Londres » de Rimbaud ; le génie, chez certains écrivains, est resté cloisonné dans la seule littérature. Un des joyaux de la collection de Pierre Belfond est un carnet d’étonnants dessins de Cocteau restés inédits (ils furent réalisés lors d’une cure de désintoxication à Toulon en 1931 et sont publiés ici pour la première fois. On approuve ainsi la passion de l’ancien éditeur reconverti dans la direction d’une galerie d’art pour ces dessins d’écrivains, dont certains sont de petits bijoux. Qui ne partagerait la fascination que ces pierres belles font ?
Drieu La Rochelle. Frédéric Saumade, Drieu La Rochelle, l’homme en désordre (Berg, 2003,
160 p., 16 €). Style : « Un écrivain doué, promis à la Pléiade et laissé échoué, tel un goéland gorgé de gazole, sur la décharge de notre temps accumulateur de décombres ». Méthode : « Là où Céline reste finalement comme un personnage assez veule […] Drieu, lui, se comporte en véritable héros littéraire. » Conclusion : « De ce glissement incontrôlé vers la négation de l’humanité, la vie et l’œuvre de Pierre Drieu La Rochelle, déchirées entre culture et nature, puissance et fatalité, pensée et pulsion, réalité et représentation, nous apportent la terrible annonciation. » À ce pensum, on mettra rien du tout sur dix, avec l’indulgence du jury.
Eberhardt. Isabelle Eberhardt, Écrits intimes. Lettres aux trois hommes les plus aimés, édition établie, annotée et présentée par Marie-Odile Delacour et Jean-René Huleu, avec la collaboration de Faïza Abdul Wahab (Payot, 2003, 440 p., 10,40 €). Réédition des lettres retrouvées de la « bonne nomade » Isabelle Eberhardt (1877-1904). Depuis 1991, date de l’édition initiale de cet ensemble de courriers adressés à Ali, Augustin et Slimène – « les trois hommes les plus aimés » –, on n’a toujours pas retrouvé (ou l’on suppose que l’on n’a pas retrouvé) l’ensemble des archives d’Isabelle Eberhardt qui avaient été sauvées par les troupiers de Lyautey lors de son décès, puis partiellement transmises (« confiées ») à René-Louis Doyon, lequel en publia tout ou partie. Thuriféraire de cette payse d’adoption, Doyon a travaillé plus que semblent le penser Marie-Odile Delacour et Jean-René Huleu : en 1923, il a publié Mes journaliers de la jeune et scandaleuse aventurière ; en 1925, un recueil de nouvelles, Contes et paysages ; en 1923, une plaquette de deux proses courtes, Amara le forçat et L’Anarchiste, nouvelles inédites. Or, Doyon paraît être le dernier à avoir eu en main les documents originaux. Que sont-ils devenus ? Restait-il seulement des inédits publiables ? Ont-ils été rendus à leurs propriétaires ? Furent-ils vendus ? Dans l’hypothèse où le libraire Doyon aurait fait profiter l’un de ses clients de cet ensemble fantôme, on pourrait suggérer la double piste des collections Paul Marteau et Van Bogaert. Mais en cherchant bien, on s’apercevra que Doyon disposait probablement encore de documents inédits en 1944, puisqu’à cette date, il publiait Au pays des sables de la « Walkyrie du désert ». Un dernier commentaire : le parallèle qu’établissent, en leur préface, les éditeurs du présent volume entre cette chevalière d’Éon inverse et la cohorte des Rimbaud, Cocteau, Artaud, Pasolini et Baudelaire – excusez du peu – paraît un peu tiré par la djellaba. Isabelle était plus virile qu’Arthur, moins chichiteuse que Jean, moins comédienne qu’Antonin, mieux rasée que Pier Paolo, mais certainement moins talentueuse que Charles.
Emmanuel. Anne-Sophie Andreu, Pierre Emmanuel (Cerf, 2003, 282 p., 22 €). « Quelque vingt ans après sa mort, le profond silence qui s’est fait sur sa vie et sur son œuvre étonne », note l’auteur de ce livre. De fait, on a longtemps gardé sur une étagère ce livre, appréhendant ce compte rendu comme un pensum dont il faudrait bien s’acquitter, et n’espérant, au mieux, qu’une hagiographie un peu terne. Il n’en a rien été, car Anne-Sophie Andreu accomplit une opération singulière : elle ne semble pas chercher à réconcilier le lecteur avec la poésie de Pierre Emmanuel (que peu, certes, jugent médiocre, mais qui pourtant ne séduit plus guère) ; en revanche, elle réussit à en exposer la complexité et les enjeux, de sorte que l’œuvre est rendue séduisante ici en tant que projet, travail, ou question posée à la langue. Or ce type d’approche critique trouve un écho intime dans la réflexion du poète lui-même, qui a fait état, dans certains textes, de sa difficulté à relire ses œuvres passées. Anne-Sophie Andreu ayant l’intelligence de rendre discret son enthousiasme manifeste pour Emmanuel, de le citer beaucoup en juxtaposant poésie et autres textes, et surtout de faire état des aspérités de l’œuvre, pour les prendre à leur tour comme objets de réflexion, son étude gagne peu à peu en ampleur et en profondeur, et elle mérite de prendre pour titre le nom, simple et entier, de l’écrivain. Elle part en effet d’un bref rappel biographique, dans lequel elle souligne les ambivalences du poète (gauche/droite, honneurs/révolte, catholicisme/protestantisme, résistant/pacifiste, etc.), de manière à creuser l’image trop lisse de « poète chrétien » qu’Emmanuel lui-même récusait. Puis elle convoque un nombre croissant de textes, qui lui permettent d’étudier des thèmes tels que la tour, figure oppressante des totalitarismes, ou encore l’enfant orphelin (un motif remarquablement éclairé par la vie du poète, ici). Enfin, sa réflexion se porte sur les pratiques (variations sur des thèmes récurrents, biographèmes, etc.) et sur les enjeux d’une poétique pour laquelle le langage est autant susceptible de joie que de blessure (loin de toute idéalisation, Emmanuel dénonce la facilité avec laquelle toute langue peut se faire propagande ou arme), avec, bien entendu, la religion comme horizon. Le texte critique est dense mais élégant, les citations sont judicieusement choisies et le commentaire prend soin de souligner le réel intérêt de bien des réflexions théoriques ou éthiques. On a regretté de ne pas trouver davantage de remarques sur le style et les procédés formels, mais c’est le seul reproche d’importance que l’on puisse formuler ici. Le livre est un plaidoyer pour une « trajectoire », comme y insiste la conclusion, et il est, comme tel, pleinement convaincant.
Escroquerie. Hilary Spurling, La Grande Thérèse. L’escroquerie du siècle, traduit de l’anglais par Pierre-Julien Brunet (Allia, 2003, 124 p., 6,10 €). Dans son enfance, Thérèse Humbert persuada ses petites camarades de mettre en commun leurs petits bijoux : « On croira que z’en ai beaucoup si z’en change souvent » (un léger zézaiement était, paraît-il, un des éléments de son charme). L’anecdote est-elle fictive ? Elle définit en tout cas parfaitement la personnalité de la dame qui allait conduire à la ruine une poignée de banquiers et quelques centaines de bourgeois fortunés. Quand le pot-aux-roses fut découvert – le vide du fameux coffre-fort ayant été constaté de par la loi –, il ne resta plus qu’à chantonner : « Ah ! Pauvre Thérèse ! / T’as bouffé cent millions, / Tu vas bouffer des haricots. » Le récit de la grande arnaque du Paris de la fin-de-siècle est mené tambour battant par Hilary Spurling. La rumeur (et une notice de l’éditeur) prétend que les droits d’adaptation cinématographique du livre viennent d’être rachetés par une société de production hollywoodienne. Qui jouera Thérèse ? Madonna ? Angelina Jolie ? Julia Roberts ? On aurait assez bien vu Simone Signoret dans le rôle principal, mais sa situation actuelle est un handicap de taille.
Européens. Auteurs européens du premier XXe siècle : anthologie en langue française, 1, De la drôle de paix à la drôle de guerre, 1923-1939 ; 2, Cérémonial pour la mort du sphinx 1940-1958 (De Boeck, 2002, 837 p. et 880 p., 64 et 69 €). Les éditeurs de ces deux forts volumes s’étaient donné pour but de produire une anthologie des textes fondateurs de la « littérature européenne, des origines au XXe siècle, et de l’Oural à l’Atlantique ». Le premier volume présente des extraits d’œuvres de 84 écrivains de 31 langues différentes, et dont la mort survint entre 1923 et 1939 (tous ces textes sont bien sûr présentés dans une traduction française). Choix plutôt qu’anthologie proprement dite, cet ensemble en impose un peu à première lecture, tant il donne le sentiment de se trouver en présence d’une mosaïque dont on chercherait cependant en vain l’unité de ton. Il s’en dégage malgré tout une consistance, qui tient principalement à la possibilité qu’il offre de découvrir de nombreux écrivains étrangers dont l’honnête lecteur français connaît tout au plus, et encore, le nom. Le deuxième volume rassemble les écrits de 88 auteurs, disparus, ceux-là, entre 1940 et 1958. Le répertoire des traducteurs, en fin de volume, constitue en lui-même un petit dictionnaire assez unique en son genre. Jean-Claude Polet, professeur à l’Université catholique de Louvain, a été le maître d’œuvre de cette entreprise destinée à un « public motivé », comme on dit dans la bonne vieille Revue d’histoire littéraire de la France.
Fantaisie. La Fantaisie post-romantique, textes réunis et présentés par Jean-Louis Cabanes et Jean-Pierre Saïdah (Presses universitaires du Mirail, 2003, 648 p., 52 €). Issus d’un colloque portant sur la fantaisie dans les années 1840-1870 et réunissant nombre des meilleurs spécialistes de la période, cet imposant volume illustre plutôt qu’il n’aide à définir son thème principal. C’est que la fantaisie occupe une place singulière dans le discours artistique. Elle n’appartient spécifiquement ni au dix-neuvième siècle, ni à la littérature de langue française, comme le montre Bernard Vouilloux dans ses « Éléments pour une archéologie d’une notion ». En tant que synonyme de « l’imagination débridée », elle connaît maints exemples littéraires dès la Renaissance. Elle ne relève par ailleurs ni d’une école, ni d’un genre déterminés. Elle est fuyante, plurielle, et Alcide Dusolier avait beau jeu d’écrire : « Définir la Fantaisie, c’est la circonscrire ; et la circonscrire, c’est tout bonnement la supprimer. » Aucun mouvement littéraire n’en détient l’exclusivité ; aucun genre ne l’incarne par principe. Elle appartient à tous, et elle traverse le siècle. Toutefois, le dérivé « fantaisiste » entre effectivement en force dans le vocabulaire littéraire vers 1845. On comprend dès lors que les contributions rassemblées par MM. Cabanès et Saïdah, loin de chercher à réduire les sens du mot, ont plutôt voulu en décliner les ressources. Trois grandes acceptions semblent se concurrencer. Pour une part, la fantaisie reste le signe d’une imagination fertile, pour une autre, elle définit une poétique de la variété ou du bric-à-brac ; elle désigne enfin un moment (« la génération fantaisiste »), une revue et une école du même nom. Il était sans doute vain de formaliser davantage. Plusieurs travaux classiques, ceux de Jean-Bertrand Barrère (sur Hugo, 1949), de Claude Pichois (dans Romantisme II, 1979), et la thèse récente de Michèle Benoist ont déjà balisé les terres de la fantaisie. Reste que les trente-cinq contributions ici rassemblées sont riches d’éclairages précis. Le monde de la presse, y compris les caricatures et les illustrateurs (Grandville, Töpffer), est spécialement étudié, notamment à travers les recherches de Jean-Louis Cabanès sur la Revue fantaisiste, ou de Pierre-Jean Dufief sur Aurélien Scholl. Plusieurs travaux envisagent également la fantaisie en concurrence avec d’autres notions, en particulier avec le réalisme. Les communications consacrées à Champfleury, Murger, Goncourt, Daudet, Flaubert et Zola mettent l’accent sur cette rivalité rarement soulignée dans la vulgate scolaire. Enfin, la fantaisie féconde des pratiques d’écriture bien réjouissantes ; on lui doit notamment les « torchons radieux » de Victor Hugo et ce vers exceptionnel de Leconte de Lisle : « À la prière ! à la prière ! Allah ! Allah ! » Un regret : pas d’index des noms. Et fait également défaut une liste des notions littéraires voisines qui sont pourtant décrites de manière bien utile tout au long de l’ouvrage. On y aurait pu trouver, entre autres : Badinerie, Bal masqué, Bizarrerie, Blague, Bouffonnerie, Caprice, Caricature, Carnaval, Décadence, Divagation, Excentricité, Extravagance, Fabuleux, Facétie, Facilité, Fantastique, Farce, Féerie, Folâtre, Folie, Frénésie, Frivolité, Funambulisme, Gaieté, Grotesque, Impromptu, Ironie, Kaléidoscope, Légèreté, Parodie, Raillerie, Rêverie, Satire, Vaudeville et sans doute bien d’autres.
Femmes (I). François Bott, Femmes extrêmes (Cherche-Midi, 2003, 160 p., 15 €). « Louise Michel, il faut l’imaginer durant l’été 1873, sur le bateau qui l’emmenait en Nouvelle-Calédonie. Elle se répétait peut-être les mots d’Arthur Rimbaud, l’étrange jeune homme de Charleville, qui avait pris le parti de la Commune : « Je regrette l’Europe aux anciens parapets » » : tel est le début, lamentablement fictif, d’un chapitre de ces Femmes extrêmes. Les autres dames suprêmes du volume sont Edith Piaf, Ava Gardner, Carson McCullers, Zelda Fitzgerald, Billie Holliday, etc. (et Françoise Giroud, alors ? hein ? hein ?). L’auteur, François Bott, a un style narratif qui est curieusement le pendant parfait du style parlé des récits radiophoniques que Frédéric Mitterrand consacre depuis quelques années aux êtres au destin « extraordinaire ». Si vous avez de l’oreille, vous le retrouverez à l’identique sur papier. François Bott a dirigé jadis Le Monde des Livres – « longtemps », précise la quatrième de couverture de ces Femmes extrêmes.
Femmes (II). Femmes et littérature, études réunies par Philippe Baron, Dennis Wood et Wendy Perkins (Presses universitaires franc-comtoises, 2003, 280 p., 22 €). Actes d’un colloque qui s’est tenu à Birmingham en 1998. Recueil d’interventions portant, de façon lâche et éclectique, sur la femme « comme objet et comme créatrice de littérature ». Nonobstant la qualité intrinsèque de certains articles, le parti-pris de couvrir un champ extrêmement vaste, qui part du statut de la femme romaine au premier siècle avant Jésus-Christ pour aboutir à certains aspects des œuvres d’auteurs contemporains, en passant par le domaine français, anglais ou norvégien, empêche que puissent être proposées une véritable dialectisation et une historicisation précise de la question des rapports entre le féminin et le littéraire.
Fernandez. Céline Dhérin, Dominique Fernandez ou le plaisir (L’Harmattan, 2003, 430 p., 33 €). Une thèse sur Dominique Fernandez, c’était une bonne idée : les enjeux et la diversité de ses livres, sa grande culture, son engagement dans la libération homosexuelle en font un auteur original et attachant. Cécile Dhérin parvient à embrasser cette œuvre très vaste – près de soixante-dix titres – à partir d’un thème unique, celui du plaisir, vu sous quatre angles : le sexe, la musique, les voyages, la création. Elle nous permet ainsi de traverser une œuvre qui compte de réelles réussites, en particulier dans les récits de voyages (Le Volcan sous la ville, La Perle et le croissant) ou les romans-essais, un peu hybrides, mais où Fernandez a su transmettre son infatigable curiosité, comme Porporino ou L’Amour. Cécile Dhérin est menacée parfois par la paraphrase et par une absence de regard critique sur son sujet, elle réussit néanmoins un portrait qui rend justice à cet auteur finalement plus complexe qu’il ne semble.
Flaubert. Dominique Bussillet, Flaubert entre Trouville et Paris (Cahiers du temps, 2003, 168 p., 12 €). À Gustave Flaubert, la Basse-Normandie reconnaissante. Le Centre régional des Lettres a soutenu de ses deniers la publication de ce joli petit livre sans prétention qui permettra aux paresseux de réviser rapidement la biographie de Flaubert et aux amoureux de la Côte Fleurie d’en savoir plus sur Trouville au XIXe siècle. Croisset est traité rapidement et l’on n’apprendra pas grand chose sur Paris, l’essentiel de l’effort étant réservé à la villégiature normande, avec une iconographie sommaire mais intéressante qui emprunte largement aux collections du musée de Trouville, qu’elle donne envie de visiter. Sympathique addition à une collection que Cahiers du Temps, l’éditeur de Cabourg, consacre à la région.
Fleuret. Fernand Fleuret, Les Derniers Plaisirs. Histoire espagnole, suivi de L’Œil sacrilège par Claude Esteban (Farrago et Léo Scheer, 2003, 140 p., 15 €). Fleuret était un homme et un écrivain si original que toute réédition de lui ne peut être que bienvenue (le même éditeur avait d’ailleurs déjà republié Jim Click). Celle-ci est fort bien imprimée et présentée. Peut-être lesDerniers Plaisirs (1924) sont-ils justement le chef-d’œuvre romanesque de Fleuret : nouvelle version du mythe de Don Juan, nous montrant le séducteur vieux et exilé, cherchant en vain à revivre par et à travers son fils Alvare. Singulier épisode, drame quasi balzacien (comme le note Claude Esteban dans sa postface), tissé de rêveries érotiques, et que Fleuret conduit de main de maître. L’auteur du présent compte rendu avait pu jadis examiner le premier manuscrit autographe du roman : écrit au fil de la plume, presque sans aucune rature, il atteste, dans sa langue pure et précise, une grande aisance d’écriture, un vrai bonheur d’évocation. Il n’est que de citer la première phrase : « Don Juan Mañara connaissait depuis longtemps l’amertume de vieillir lorsqu’il surprit le Cordero dans les jambes de sa maîtresse, Gadea Lesmés de Vallejo, veuve d’un Comte de Castille »… Au lecteur de découvrir la suite, et comment Don Juan oblige son fils Alvare à s’exiler avec lui dans un château des Flandres, lui choisit des compagnes et une femme, puis finit tué accidentellement par ce même fils en de bien étranges circonstances. Ayant ainsi vécu par procuration à travers son fils, Don Juan continue à le faire après sa mort, lorsqu’Alvare se retire au couvent de la Caridad de Séville et que tout un chacun le prend pour son père saisi par la pénitence. Vengeance posthume du séducteur, obsession du double ? Il y a chez Fleuret un grand plaisir de conter, et ce roman bref et désabusé, aux curieux dessous, se lit très agréablement et laisse au lecteur le souvenir de ce « vacarme héroïque » qui « s’épandait de la Giralda, l’église cathédrale, pour mourir au loin sur le plat-pays en petites vagues de fer ».
Fondane. Rencontres autour de Benjamin Fondane poète et philosophe, Actes du colloque de Royaumont, 24-26 avril 1998. Textes réunis par Monique Jutrin (Parole et silence, 2003, 216 p., 20 €). Cet ouvrage, qui rassemble une vingtaine de communications faites à un colloque tenu en 1998, témoigne du renouveau des études sur Fondane, renouveau qui se manifeste aussi par les divers Cahiers Benjamin Fondane déjà parus. Il se divise en trois parties : le philosophe et critique, le poète, l’œuvre roumaine. Cette dernière partie comporte notamment un intéressant article de Léon Volovici étudiant la collaboration jusqu’ici peu connue, sinon inconnue, de Fondane à la presse juive roumaine dans les années 1916-1920. Mais c’est naturellement le philosophe et le critique qui a suscité un grand nombre d’interventions. Celle de Michaël Finkenthal, après avoir rappelé l’emprise de Chestov, souligne à quel point Fondane fut « oublié » par des écrivains comme Bachelard, Paulhan, Wahl et Mounier. Il convient d’ajouter que, comme le rappelle plus loin Basarab Nicolescu dans son article sur Fondane et Lupasco, ce fut Paulhan qui, en mars 1944, prévint ce dernier et Cioran de l’arrestation de l’écrivain. Lupasco et Cioran obtinrent alors la libération de Fondane, mais celui-ci refusa de quitter le camp de Drancy sans sa sœur. Olivier Salazar-Ferrer s’attache à préciser les relations Fondane-Camus et fait état d’une visite rendue par le second au premier durant la guerre ; il souligne par ailleurs que Camus, bien que plus rationaliste, fut cependant lui aussi influencé par Chestov (« Le Pouvoir des clefs est une des sources du Mythe de Sisyphe »). Autre écrivain, Cocteau, dont un portrait assez ironique par Fondane, paru en revue en 1925, mais peu connu, est reproduit et commenté par David Gullentops. La position particulière de Fondane par rapport aux milieux intellectuels de son temps est étudiée par Claire Gruson à propos des Cahiers du Sud, revue où, note-t-elle, l’écrivain occupa une position finalement assez secondaire ; on ignora sa poésie et on censura même parfois certains de ses textes. On reste plus sceptique devant d’autres communications. D’abord, celle de Gisèle Vanhese, qui voudrait éclairer la poésie de Fondane à grand renfort de citations de Kristeva et de Massignon, couple assez bizarre. Perplexité aussi devant l’article de Charlotte Wardi sur Fondane et Céline. C’est le procès habituel fait à Céline, stigmatisant en plus chez lui « la pauvreté de la pensée » : sur ce point, rien à dire. On s’étonne en revanche de voir l’auteur exalter Fondane, parce que, explique-t-elle, contrairement à Céline, il voulait « sauver le monde » et « croyait en la perfectibilité des hommes, seul espoir pour l’avenir ». Fondane optimiste, lui qui écrivait : « Il n’y a nulle trace de raison dans l’Histoire » (cité par Claire Gruson à la page 83) ? Soit, mais, avouons-le, ce n’est peut-être pas cet aspect de son œuvre et de sa pensée qui peut nous séduire le plus. Il suffit, à cet égard, de relire son admirable livre sur Baudelaire.
Fous littéraires. Fous littéraires, nouveaux chantiers, Actes du Sixième Colloque des Invalides, 29 novembre 2002 (Du Lérot, 2003, 196 p., 25 €). Les ombres d’André Blavier et de Raymond Queneau ont tout naturellement plané sur ce colloque. À plusieurs reprises, certains intervenants ont tenté de donner une indispensable définition du fou littéraire, s’accordant sur celle arrêtée par Dominique Noguez : excentricité monomaniaque, naïveté et, condition sine qua non, échec. Salutaire préambule qui permet d’écarter d’emblée Maurice G. Dantec et Linda de Sousa. François Caradec évoque un curieux phalanstère, aujourd’hui rasé, rue des Mariniers, demeure d’Anatole et René Jakovsky. Paulin Gagne – qui a les honneurs de la couverture – a inspiré Pierre Popovic et Jean-Louis Debauve. Auteur de la pathétique Catastrophe du chemin de fer, inventeur de la Gagne mono-panglotte, passé à la philanthropophagie et à la pataticulture, ce promoteur du mangez-vous les uns les autres fut un amoureux transi de l’indomptable Louise Colet. Alors que Jean-Didier Wagneur dénonce Pierre-Paul Poulalion comme le véritableserial killer des accords du participe passé, Jean-Paul Goujon, lui, visiblement sous le charme – et à juste raison – nous conte l’époustouflante histoire d’Auguste Boncors, génie des Odes triomphales. Cet attachant personnage correspondit en son temps avec Louis de Gonzague (sans) Frick, Robert Desnos et le docteur Ferdière. La communication est agrémentée d’une photographie de l’Auguste en tenue de bain (comme quoi, la rumeur des amours ancillaires de Johnny Weissmuller avec Cheeta avait sans doute de quoi être alimentée). Éric Dussert signe une mise au point pleine de malice qui laissera plus d’un auditeur songeur à propos du sexe du Matricule des anges. Michel Braudeau explique comment Queneau a transporté, dans son roman Les Enfants du Limon, le fruit de recherches antérieures sur les fous littéraires. Dominique Noguez attire notre attention sur la personnalité tourmentée du trop rare Raoul Ouffard – pseudonyme transparent, derrière lequel se dissimule mal le beau-frère de la tragédienne Léontine Skoué. L’étonnante finesse de ses traits (surtout la nuque) est d’ailleurs révélée par la photographie reproduite au bas de la page 84. Michel Décaudin exhume un raseur, plus qu’un fou littéraire : ce genre pullule en province qui, dans L’Écho d’cheu nous, édifie, en de chassieux alexandrins, sur l’élection de Miss chorizo ou sur l’heureuse issue de l’opération fistuleuse du président du comice agricole. Roger Grenier, avec Schwarz-Abrys, sort du cadre strict du thème du colloque, puisqu’il évoque davantage la figure d’un peintre fou plutôt que celle d’un fou littéraire, même s’il a un peu écrit au début des années 1950. Henri Béhar exhibe un Tzara totalement obnubilé, sur la fin de sa vie, par les anagrammes qu’il repérait dans les poèmes de Villon. Terminons en revenant une dernière fois sur la personnalité de Paulin Gagne qui, non content d’être un fou littéraire, était aussi un cancre puisque, dans sa lettre à d’Hervilly (reproduite dans le volume), il n’hésitait pas à faire courir tout nu le célèbre inventeur de la moufle, Archimède, dans les rues d’Athènes ! Nous aurions tant aimé voir Syracuse ! Question de principe.
Gary. Romain Gary, écrivain-diplomate (ADPF, 2003, 135 p., 14 €). Oui, Gary travailla au Quai, fort peu d’ailleurs, nous dit son voisin de bureau ; non, il n’était pas diplomate pour deux sous, ce qui est naturellement un signe d’authenticité ; alors c’est tout de même un prétexte un peu saugrenu pour un colloque, et sans doute la raison pour laquelle on peine à s’élever au-delà du bavardage. Et vous l’avez connu où, vous ? Dans un escalier. En promenant mon chien. Et qui nous accuse de persiflage n’a qu’à aller lire les propos « retranscrits », c’est-à-dire illisibles de certains des orateurs. Egarés dans cette officielle galère, quelques articles, comme celui de Jacques Lecarme qui rapproche, au nom d’une internationalisation des cadres du roman, les trois figures de Gary, Malraux et Hemingway.
Gide. André Gide, Aline Mayrisch, Correspondance 1903-1946, édition établie et présentée par Pierre Masson et Cornel Meder (Gallimard, Cahiers de la NRf, 2003, 380 p., 21 €) [autre présentation : Cahiers André Gide n° 18]. Il a été publié, depuis tant d’années, et par tant d’éditeurs différents, tant de volumes de correspondance de Gide qu’un de plus ou un de moins ne changera grand chose au paysage littéraire de la première moitié du XXe siècle. Dans ces milliers de lettres, le ton ondoyant – pour ne pas dire biscornu – et toujours si « littéraire » de l’écrivain se déroule sans que rien, dirait-on, ne puisse ni le faire abandonner sa course sinueuse, ni l’arrêter sur le rouet du temps : c’est peut-être ça, l’immortalité ! Que de gravité dans le futile ! Ce n’est que lorsque Gide est bousculé par son correspondant (l’exemple le plus frappant est celui de Jean Malaquais) qu’il sort de cette stupeur épistolaire. Nous en sommes très loin avec la Luxembourgeoise et très bourgeoise Aline Mayrisch, éperdue d’admiration pour son grand homme : « Je pense beaucoup à vos pensées » – tout est dit, et les éditeurs de cette correspondance, Pierre Masson et Cornel Meder sont dans le ton. À leur décharge, on peut imaginer qu’il devient fastidieux d’annoter des corpus qui se coupent et se recoupent en masse. Mais c’est aussi une sécurité que pouvoir vérifier quasiment jour par jour tous les petits et grands événements biographiques. De là, sans doute, un mode d’annotation plat et aseptisé, qui renvoie inlassablement à telle ou telle autre lettre : le texte n’est soumis à d’autre distance critique que lui-même, pourrait-on dire, comme si ce qu’échangent les épistoliers allait de soi, à partir du moment qu’on en retrouve l’explication quelque part. Sont convoquées les correspondances de Gide avec Anna de Noailles, Rilke, Schlumberger, Copeau, Larbaud, Gosse, Claudel, Rouart, Rivière, Ruyters, Ghéon, Bertaux, Viélé-Griffin, etc., etc. (relevé arrêté page 120), ainsi que le Journal et les Cahiers de la Petite Dame, car Aline Mayrisch fréquentait, parmi de nombreux artistes et littérateurs, les Van Rysselberghe ; ses relations avec Maria semblent avoir été à la fois amicales et orageuses. On devine en « Loup », comme on la surnomme, une personnalité complexe, plus qu’on ne la comprend réellement, tant les choses sont dites avec du coton plein la bouche : « Je suis encore tout riche de vous et l’espoir de vous revoir bientôt m’exalte » (lui à elle). Ou encore : « Bypeed très cher, je suis bien heureuse de vous savoir bien portant de nouveau » (d’elle à lui). En apparence, seraient exclues de ce salon de bon ton les quatre lettres qu’Aline Mayrisch intitule, en 1917, « Lettres de l’Ennemi à André Gide » – mais la confusion intellectuelle dont elles témoignent semble jouée tant les préciosités y abondent. Libre à chacun, ensuite, de décider s’il est suffisant de vivre oisif et plein aux as pour trouver l’expression juste des tortures morales, des douleurs physiques, ou des exaltations grandioses : « à bientôt !!! Joie !! » (avec cette note charmante où, pour une fois, l’éditeur se découvre : « Lecture difficile »).Giraudoux. Michel Raimond, Sur trois pièces de Giraudoux (La Guerre de Troie n’aura pas lieu, Électre, Ondine), nouvelle édition revue et augmentée (Nizet, 2003, 132 p., 12,50 €). La réédition de ces conférences « prononcées dans les années soixante-dix » ne s’imposait pas, et le théâtre de Giraudoux, qui s’est si fort éloigné de nous, mériterait une approche plus vive que ces considérations vieillottes. La bibliographie de quatorze titres, « considérablement augmentée », nous dit-on, ne mentionne pas le plus brillant des livres consacrés à l’auteur d’Ondine, le Giraudoux par lui-même de Chris Marker.
Giroud. Christine Ockrent, Françoise Giroud, une ambition française (Fayard, 2003, 280 p., 20 €). À ne lire que si la pensée d’Arielle Dombasle et celle de Jean Daniel ont quelque intérêt pour vous.
Goethe. Goethe, Voyage en Italie, édition établie par Jean Lacoste (Bartillat, 2003, 642 p., 25 €). Pour qui aime Goethe ou veut apprendre à l’aimer, cet Italienische Reise, qui en inaugure tant d’autres chez nous (quel écrivain français n’a pas écrit son « voyage en Italie » ?), s’impose. On y découvre un écrivain très éloigné de la figure de « l’impassible Olympien » forgée auXIXe siècle, attachant et sensible, proche en somme du causeur inspiré des Conversations avec Eckermann, qui séduisit tant Sainte-Beuve en 1862. De ses deux longs séjours en Italie, qui le mènent de Venise à Agrigente, pour finalement se poser à Rome, le jeune Goethe (trente-sept ans) a tiré grand profit scientifique et poétique, ne laissant pour ainsi dire rien passer : « Voyageur, je rafle tout ce que je peux », écrit-il à Herder le 13 janvier 1787. Tout l’intéresse : les gens, les pierres, les églises, les plantes, les crabes – qu’il observe à Venise pendant des heures à marée basse, au lieu de s’abîmer dans la contemplation des chefs-d’œuvre. Peu de choses susceptibles d’éclairer notre histoire littéraire, mais qu’importe ! Il vaut la peine de s’aventurer dans l’Italie de Goethe, d’autant que la traduction de Porchat, revue par Jean Lacoste, est bien meilleure que celle de Maurice Mutterer (Voyage à Rome, édition de 2002). Une seule réserve : l’absence des dessins de Goethe (qui songeait encore à cette époque à faire carrière dans les arts), reproduits dans l’édition susdite.
Goncourt. Laura Benaroya, Edmond et Jules de Goncourt ou le prix de la passion (Christian, 2003, 238 p., 23 €). La quatrième de couverture indique que l’auteur a été « publicitaire puis journaliste » et qu’elle publie là « sa première biographie ». Bien. En faisant imprimer ce Les Frères Goncourt racontés aux enfants, l’éditeur a sans doute voulu profiter de l’aubaine du centenaire du prix Goncourt. Mais est-ce l’auteur ou l’éditeur qui manifeste cette allergie pour les virgules ? Il doit bien en manquer deux ou trois milliers, dont l’absence rend la lecture souvent fatigante. Quant au contenu, on peut l’apprécier par ce court extrait : « Dans cette décennie, les Goncourt écrivent beaucoup et sur tout. Ils décrivent des milieux très différents et abordent des sujets opposés ; leur sensibilité exacerbée leur permet de mieux capter des états psychologiques très subtils, parfois indécelables pour d’autres ; leur préoccupation majeure reste cette quête permanente de la vérité dans leur roman. Ils ne manquent pas d’originalité et le labeur ne les effraye pas. » L’auteur joue ainsi de temps à autre les élèves de première rendant une dissertation. Le tout n’est ni bon ni mauvais, mais manque furieusement de sel. Pas d’index des noms cités. On passe.
Grâces. Claude Dufresne, Trois Grâces de la Belle Époque (Bartillat, 2003, 294 p., 20 €). Un compendium sur les trois courtisanes qui ont dominé l’époque 1900, s’avérant, hélas !, comme un démarquage grossier, sans références précises, des souvenirs de ces dames et des biographies qui leur ont été consacrées. Pour Liane de Pougy (104 pages) : recours constant à la biographie de Jean Chalon parue en 1994, sans compter les citations dont l’auteur ne donne point la source et certaines approximations. Ainsi, page 82 : « Voici que Florence la réclame à son tour, où l’attend un soupirant de marque, l’illustrissime Gabriele D’Annunzio. Malgré sa conscience professionnelle bien connue, Liane se refuse à couronner sa flamme ; il est vraiment trop laid. » Or il existe une correspondance qui prouve la réalité de cette liaison. En ce qui concerne Caroline Otéro (108 pages), l’auteur pioche dans la biographie de Charles Castle, parue en 1984. Mais là encore, d’où proviennent les extraits d’un article du Rire (non daté, comme le reste), de Jean Lorrain ou de Jean Cocteau ? La qualité de la recherche de sources originales se juge, entre autres, à l’aune de cette considération sur Michel-Georges Michel, prolixe et médiocre polygraphe, qui inventait nombre de ses interviews : « Un talentueux observateur des gens et des mœurs du XXe siècle, venu la voir dans l’hôtel particulier qu’elle occupe alors rue Fortuny brosse d’elle un portrait haut en couleur » ! Quant à Émilienne d’Alençon (53 pages), le problème est vite réglé. Comme il n’existe aucun travail sur elle, Claude Dufesne pioche dans la biographie de la duchesse d’Uzès, que Patrick de Gmeline publia en 1986. Ne fut-elle point la maîtresse du duc ? Est-il utile de préciser que, dans ces conditions, le lecteur ne doit pas s’attendre à trouver bibliographie, index, notes éclairantes. Qu’on en juge par celle-ci, à propos de Reutlinger : « Célèbre photographe de l’Epoque », ou par celle-ci à propos de Ninotchka : « Diminutif russe de Nina ».
Gracq. Maël Renouard, L’Œil et l’attente. Sur Julien Gracq (Comp’Act, 2003, 112 p., 16 €). On se souvient peut-être que, méditant sur les capacités de souvenir et d’oubli du lecteur, Julien Gracq disait garder à l’esprit, de ses lectures de La Chartreuse de Parme, « quelques scènes de hauteur », épaves brillantes dans le naufrage de la mémoire romanesque. C’est un semblable point de vue qu’adopte ce livre, en mettant au cœur des récits de Gracq l’image du guetteur et « l’esprit d’altitude », tout ensemble regard et attente, dont Fabrice à la tour Farnèse pourrait apparaître comme le lointain ancêtre. Il s’agit du premier ouvrage d’une nouvelle collection qui promet de petits essais, « anciens et modernes théâtres de mémoire », « légers opuscules pour constituer une bibliothèque volante ». Léger, pas sûr, car le style de cet essai, souvent séduisant mais parfois obscur, est dense, prenant même le risque de la répétition. Il offre cependant de l’œuvre de Julien Gracq une lecture convaincante, s’écrit en tête-à-tête avec les livres et témoigne d’un long voisinage avec l’auteur dont il partage l’univers et l’imaginaire – réempruntant, par exemple, les figures \\\\\\\
allégorique des brumes, des hauteurs, des solitudes, du magnétisme et de l’attraction ; il s’adresse par là-même aux familiers de l’œuvre, qu’il touche en leur proposant des images à méditer et qui reconnaissent nombre de mots-clés. Héritées en particulier de la phénoménologie de Merleau-Ponty, souvent ici mobilisée, la figure du regard et celle de l’horizon guident la lecture et s’enrichissent d’autres références : la vision du réel comme champ de forces, venue tout droit de Breton, le désir de révélation et non de vérité, qui choisit le Romantisme contre les Lumières. On commente souvent, dans les études littéraires récentes, les formes de la description gracquienne, lieu majeur de son art et occasion de variations sur le thème géographique qui lie la vie et l’œuvre ; c’est aussi le cas ici, mais ce livre présente l’originalité de méditer sur la temporalité des récits et des essais de Julien Gracq, rapport singulier à l’avenir, prophétie, lenteur, arrière-pensée, imminence. Au bout du bref parcours, on rêve à quelques images. Il faudrait mettre en effet les écrivains en situation : Fargue en promeneur, Rimbaud en vol de clocher en clocher, Gracq en sentinelle, Montaigne à cheval… Ce sont, plus qu’il n’y paraît, de sérieux guides de lecture et des occasions de réfléchir aux manières dont les livres trouvent place dans notre univers familier.
Green. Nicolas Fayet, Julien Green. « J’ai aimé » (Bartillat, 2003, 430 p., 24 €). Si les volumes abondants du Journal de Julien Green, augmentés de son autobiographie, ne vous suffisent pas, vous pouvez lire cette « première biographie depuis sa mort ». Vous y retrouverez de nombreuses citations desdits volumes, mais rien d’autre que la voix du maître, Nicolas Fayet n’ayant « donné la parole à aucun de ceux et de celles qui ont connu Julien Green […]. Ayant lu, relu et fouillé les 18 volumes du Journal, les 5 volumes des Souvenirs, qu’auraient-ils bien pu apporter de neuf ou de décisif ? » N’épiloguons pas sur cette question surprenante. Logiquement, avec un tel présupposé, le portrait de Julien Green n’apporte rien de neuf, l’auteur évitant de se poser des questions, de discuter ou de vérifier les assertions du Journal, ou même simplement de les mettre en perspective. Cette réserve faite, le livre est correctement rédigé et donne plutôt envie de relire ce grand écrivain tourmenté.
Haac. Hommage à Oscar Haac. Mélanges historiques, philosophiques et littéraires 1918-2000, sous la direction de Gunilla Haac (L’Harmattan, 2003, 376 p., 29 €). Ce volume rend hommage, comme le veut la tradition des « mélanges », aux recherches du grand érudit américain Oscar Haac, spécialiste de Michelet, Lamennais, George Sand et Pierre Leroux. Les textes réunis par Angèle Kremer Marietti sont de qualité inégale : les contributions vont d’un discours de la méthode libertine (intéressant) sur Crébillon fils (Robert Abirached) à une analyse du phénomène des tables tournantes (inutile) sur Hugo (Jean-Louis Cornuz) en passant par une étude (solide) sur les liens de la science et de l’histoire chez Michelet (Paule Petitier). Au total, la lourdeur rhétorique de la plupart des contributions, jointe à l’inélégance de l’édition, ne rend pas justice à la fécondité de la pensée d’Oscar Haac.
Hugo (I). Jean Gaudon, Victor Hugo, le temps de la contemplation (Champion, 2003, 624 p., 90 €). Réimpression d’un des grands classiques de la critique hugolienne, datant de 1969. Aux dernières lignes, l’auteur présente Hugo comme notre Dante, mais « un Dante moderne, sans théologie, ni Virgile pour le guider au royaume de l’ombre, mais dont l’œuvre est toute illuminée par ce rêve qu’il a osé faire d’un grand poème béant ». De « La Pente de la Rêverie » (1830) à l’exil jersiais, c’est un parcours intense dans une œuvre qui tend « à détrôner la souveraineté du poème fermé ». Ces idées nous sont à peu près familières aujourd’hui, mais Jean Gaudon rappelle dans son introduction comme il était difficile d’être hugolien dans les années 50 et 60 ! Ce livre et quelques autres ont changé notre compréhension du poète et mis en évidence la toute-puissance de son génie. C’est la troisième édition de ce maître-livre, sans un changement. On aurait pourtant pu imaginer une note liminaire prenant acte, au moins, de ce que tout ne s’est pas arrêté en 1969 et que la recherche et les découvertes ont continué depuis trente-cinq ans.
Hugo (II). Corinne Charles, Victor Hugo, visions d’intérieurs : du meuble au décor. Interior Visions, from Furniture to Decoration (Paris-Musées, 2003, 111 p., 29 €). Enfin du nouveau sur Hugo ! Ce beau livre prend sur le poète une perspective tout à fait originale en s’attachant à étudier un Hugo créateur de son environnement matériel, architecte, décorateur d’intérieur fasciné par les visions du passé et de l’ailleurs que matérialisent les objets gothiques ou chinois dont il s’entoure, mais aussi bien attentif aux formes et aux matières du présent comme le fer ou le verre. Hauteville House, cet « autographe à trois étages » comme disait son fils Charles, est une projection de l’imaginaire de Hugo en trois dimensions. Corinne Charles la met en contexte, par rapport à Hugo lui-même, bien sûr, mais aussi par rapport aux conceptions des architectes et des décorateurs de son temps. Bien illustré, cet ouvrage contribue à enrichir notre compréhension de l’histoire culturelle du XIXe siècle tout en soulignant l’activité d’un Hugo acharné à façonner son milieu très au-delà des seuls mots.
Hugo (III). Victor Hugo 2003-1802. Images et transfigurations, sous la direction de Maxime Prévost et Yan Hamel (Fides, Montréal, 2003, 189 p., 20 €). Après tant de Hugo hexagonaux, les amateurs assoiffés de variété voudront découvrir des lectures plus exotiques. En décentrant le regard, bien des choses inaperçues se dévoilent et celles que nous croyons bien connaître prennent parfois un autre aspect. Les organisateurs du colloque dont sont ici rassemblés les actes ont pris l’intelligent parti de ne pas en rajouter dans les célébrations « nationales », mais de parcourir Hugo en suivant des diagonales parfois irrévérencieuses (comme le souligne le sous-titre par sa chronologie à contre-courant). Mentionnons-en quelques-unes. Pierre Popovic a eu l’idée amusante et ingénieuse de traiter de l’influence des tragédiennes sur la destinée des pièces de Hugo en forme de dialogue de théâtre entre Hugo et Bourdieu, tous deux parvenus au Paradis. La chose passe très bien et l’on peut éviter de regarder par le trou du souffleur – pardon : dans les notes – pour voir l’entremêlement des inévitables ficelles sociologiques qui font tout mouvoir. Maxime Prévost rappelle ce qu’il en fut du Hugo quasi-spirite et Pascal Brissette livre une intéressante étude de la stratégie hugolienne d’auto-instrumentalisation par la photographie. Benoît Melançon, sous le titre-clin d’œil « Ceci tuer@-t-il cel@? » et dans ce qui aurait fait une excellente « Chronique de l’@ » d’Histoires littéraires, fait vigoureusement le tour des Hugo virtuels que l’on rencontre au hasard du Web pour conclure que le papier a encore de beaux jours devant lui. Isabelle Daunais, dans un texte dense, tente la confrontation en effet difficile à concevoir de Hugo et de Flaubert. Comme partout ailleurs, « l’ombre de Hugo plane sur la littérature québécoise », et Micheline Cambron livre un copieux inventaire des effets de cette omniprésence. Marc Angenot s’attarde de son côté à peindre la Tête de Turc qu’a figuré Hugo pour toute une droite incarnée par Léon Daudet. Éric Méchoulan reconstitue, à travers les citations que fait Benjamin de Hugo dans ses Passages, quelle place ce dernier occupait dans sa pensée. Benoît Denis décrit le double héritage hugolien décelable chez Sartre. Gilles Marcotte s’interroge enfin sur ce qui amène Victor-Lévy Beaulieu, écrivain québécois à l’œuvre débordante et faite en apparence pour concurrencer Hugo (à qui il a consacré un livre en 1971), à se refaire plutôt une filiation américaine, dans un Melville en trois volumes, son chef-d’œuvre. En évitant les thématiques trop courues et les problématiques trop convenues, cet ensemble parvient à piquer les curiosités engourdies par la gueule de bois qui suit des Célébrations exagérément nationales.
Hugo (IV). Bernard Degout, Victor Hugo au sacre de Charles X, 1825 (Eurédit, 2003, 194 p., 38 €). Dans sa thèse, Le Sablier retourné, Victor Hugo et débat sur le « Romantisme », Bernard Degout étudiait les années 1816-1824. Il poursuit donc son travail avec ce volume sur l’année 1825. Dépassant les récits anecdotiques du voyage à Reims, l’auteur s’attache à quelques-uns des textes « monarchistes » du jeune Hugo en les prenant au sérieux, quand la critique n’y voit trop souvent que des exercices officiels et académiques. Pour lire l’ode consacrée au sacre et deux autres odes de la même année (Au colonel G.-A. Gustaffson et Les Deux îles), Bernard Degout étudie d’abord longuement le sacre qui n’eut pas lieu, celui de Louis XVIII. Quels étaient les enjeux de la cérémonie, comment pouvait-elle se concilier avec le serment d’acceptation de la Charte ? L’étude minutieuse de ces questions permet de mieux saisir les enjeux du sacre de 1825 et sa réception. Le commentaire des textes, ensuite, qui parfois ne craint pas la paraphrase, met en valeur le sens profond des trois odes : un déplacement de la grandeur royale véritable sur des souverains exilés (Gustaffson, c’est-à-dire le roi de Suède en exil) ou définitivement dépossédés (Louis XVII). Sacre « par le poète » qui annonce le « sacre du poète » encore à venir. Lecture stimulante.
Île Maurice. Gérard Nirascou, Les Enfants terribles de l’île Maurice : Baudelaire et Bernardin de Saint-Pierre (Delville, 2003, 147 p., 15 €). Pourquoi la littérature ne constituerait-elle pas un objectif ou un prétexte au voyage ? Gérard Nirascou est parti à l’île Maurice sur les traces de Bernardin de Saint-Pierre et de Baudelaire. Mais l’île, aujourd’hui totalement vouée au tourisme, ne semble guère avoir conservé trace de leur passage, pas plus d’ailleurs que de son passé. Le biographe-explorateur, s’apercevant que ni l’un ni l’autre des deux visiteurs n’avait tenu à marquer les lieux de son bref passage, en dehors de quelques aventures amoureuses, est alors obligé de rebrousser chemin – et de retomber dans des voies déjà balisées, à l’intérêt fort limité sur le plan de la création littéraire. Quelle importance réelle ont ces dix-huit jours passés sous les tropiques dans l’œuvre de Baudelaire ? En revanche, le best-seller écrit par Bernardin, le fameux Paul et Virginie, sort bien, lui – quoiqu’à retardement –, du séjour de l’auteur dans l’Océan indien. Mais notre reporter n’arrive à expliquer ni le succès du roman, ni le fait qu’il soit aujourd’hui tombé en désuétude. C’est qu’il lui manque une corde ou une clé, qu’il aurait trouvée avec Souvenirs de Paul & Virginie, l’étude la plus conséquente menée à ce jour, publiée en 1995 par le musée Léon Dierx de Saint-Denis de La Réunion. François Cheval et Thierry-Nicolas C. Tchakaloff, ses principaux auteurs, avaient quitté la pure voie littéraire pour emprunter les chemins beaucoup plus éclairants de l’ethnographie et de l’iconographie.
Lamartine. Correspondance Lamartine-Virieu, tome 3, 1821-1830, textes réunis, classés et annotés par Marie-Renée Morin (Champion, 1998, 442 p., 43,90 €). Les lettres échangées par Lamartine et Aymon de Virieu, un ami intime du poète, regorgent d’indications sur les projets littéraires et politiques de l’auteur de Jocelyn, qui s’y livre tant qu’il destina cette correspondance à être brûlée. Il est heureux que ce vœu de destruction posthume n’ait pas été exaucé. Le dialogue publié dans ce troisième et avant-dernier tome s’avère d’autant plus intéressant qu’il correspond à un moment d’intense activité pour le grand Alphonse. Frappé dès la première lettre par un « rayon descendu d’en haut », il compose notamment, durant cette décennie, ses Harmonies poétiques et religieuses et son ode Contre la peine de mort, tout en poursuivant sa carrière diplomatique et en travaillant à son élection à l’Académie Française. Mais envoyer ce volume à Histoires littéraires cinq ans après sa parution, c’est un peu trop demander au temps de suspendre son vol. Du coup, on n’en dira pas davantage sur le bien que l’on a pensé de ce travail : depuis 1998, ceux qui devaient le lire l’auront, on l’espère, lu.
Langage. Joseph Courtès, La Sémiotique du langage (Nathan, 2003, 128 p., s.p.m.). Destiné aux étudiants de premier cycle, mais aussi aux sociologues, photographes, artisans et professions libérales (sic), cet ouvrage passe en revue les grands objets et les problématiques propres à la sémiotique (signe, analyse narrative, analyse sémantique, problèmes d’énonciation, de pragmatique), avec une compétence indiscutée et une virtuosité contenue, tant on sent l’auteur tenté d’aller plus loin que ce à quoi l’autorise le format de la collection. Les lecteurs novices auront cependant du mal à traverser la première partie, qui établit le périmètre problématique de la discipline à l’aide de trop nombreux concepts. Sans doute l’auteur en est-il conscient, qui signale que « les difficultés de compréhension rencontrées dès le début de cet ouvrage, s’évanouiront, peu à peu, au fur et à mesure de la lecture ». On hésite à délivrer un satisfecit pédagogique.
Lazare. Philippe Oriol, Bernard Lazare (Stock, 2003, 458 p., 22 €). Peut-on affirmer que le nom de Bernard Lazare soit tombé dans les oubliettes de l’histoire comme le suggère l’auteur pour justifier son propos ? À lire les nombreux ouvrages récents qui lui ont été consacrés, l’expression est sans doute abusive. L’exhumé se porte plutôt bien. Mais il est vrai que cette personnalité attachante n’a sans doute pas conquis le grand public des lecteurs, et que les spécialistes de l’Affaire Dreyfus et de l’histoire des Juifs en France sont les seuls qui le connaissent vraiment. Le livre précis et bien documenté de Philippe Oriol s’adresse aux uns et aux autres. Quelques faits sont envisagés sous un angle nouveau. C’est le cas de la chronologie des premiers articles de Lazare en faveur de Dreyfus ou des relations entre Lazare et Péguy. C’est également le cas de son rôle comme mandataire financier du « syndicat » juif organisé en faveur du Capitaine, dont Philippe Oriol décrit les tenants et les aboutissants en des pages remarquables. Pour le reste, c’est d’un portrait qu’il s’agit, établi sans complaisance excessive, et qui insiste surtout sur trois aspects : le polémiste dreyfusard, le militant sioniste non conventionnel et l’anarchiste. La dimension proprement journalistique et les velléités littéraires de l’homme sont placées au second plan. Le tout fondé sur la consultation d’archives de première main, dont certaines inédites ou peu connues, et rédigé avec alacrité. Du bon boulot.
Leiris-Du Bouchet. Pierre Chappuis, Deux essais. Michel Leiris/André du Bouchet (José Corti, 2003, 216 p., 16 €). Le prière d’insérer prévient, sans autre détail, que « les deux essais réunis ici […] ont d’abord été publiés chez un autre éditeur, en 1973 et en 1979 ». Précisons donc qu’il s’agit des numéros 216 et 239 de la collection Poètes d’aujourd’hui de Seghers. Le mêmeprière d’insérer ajoute qu’« il n’a pas paru utile d’en retoucher le contenu, à quelques détails près ». Vérification faite, il est exact qu’à peine une douzaine de phrases ont été modifiées ou supprimées çà et là. Deux exemples. Après une citation de L’Afrique fantôme qui évoque une expérience de séparation, est supprimée cette phrase qui figurait dans le texte de 1973 : « Trouverait-on, quel que soit leur itinéraire, beaucoup d’expériences poétiques tirées d’une autre origine ? » À la relecture, cette question rhétorique aura peut-être semblé oiseuse, ce qu’elle est indubitablement. Ailleurs, « Il y a plus » devient « Davantage » ? Cela s’appelle sans doute le travail du style. On admettra qu’en deux cents pages, il n’y a là nul abus de réécriture susceptible de troubler un lecteur qui connaîtrait les premières éditions. À cet hypothétique lecteur sont offertes deux pages inédites, datées respectivement d’octobre 1990 pour Michel Leiris et d’avril 2001 pour André du Bouchet, qui prennent, par leurs dates, valeur de notices nécrologiques au moment de la mort des poètes. Ce serait bien peu pour justifier cette réédition. Mais la réunion de ces deux essais sous une même couverture les éclaire-t-elle ou met-elle en relief la cohérence d’une pensée critique sur la poésie ? On est plutôt frappé par leur disparate, tant chacun mime ou pastiche les auteurs qu’il prend pour objet, et par leur inutilité ou leur caractère redondant par rapport aux œuvres abordées. Certes, « simples étapes dans la lecture d’œuvres alors en cours, ils ne prétendaient à rien de définitif », comme le dit encore un prière d’insérer qui s’efforce décidément de jouer le rôle de paratonnerre. Mais « définitifs », ils le semblent encore moins aujourd’hui que lors de leurs premières publications : terriblement datés, lacunaires – inutiles, pour tout dire.
Liseuses. Sandrine Aragon, Des liseuses en péril. Les images de lectrices dans les textes de fiction de La Prétieuse de l’abbé de Pure à Madame Bovary de Flaubert (Champion, 2003, 736 p., 120 €). Dans sa thèse, Sandrine Aragon explore les personnages de lectrices et analyse leur « rhétorique de lecture » autour de cinq questions principales : quels sont les choix de lecture féminins ? Quels sont les objectifs de lecture affichés ou cachés ? Quelles sont les compétences de lecture attribuées aux femmes ? Quelles sont les caractéristiques de l’acte de lecture (solitaire ou en société) ? Que reste-t-il de ces lectures ? De manière un peu répétitive, mais méthodique, l’auteur passe donc en revue une cinquantaine d’œuvres et dégage ainsi l’émergence detopoï (la vierge folle, la précieuse ridicule, la femme savante, etc.) et leur valeur. La dimension sociale ou sociologique toujours sous-jacente dynamise ce qui pourrait n’être qu’un inventaire de types de lectrices et de lecture. « Si les images de lectrices sont très souvent chargées de valeur […] c’est qu’elles représentent des discours engagés sur des questions d’actualité » – en l’occurrence l’éducation des femmes. La morale en effet entre en jeu, avec la « collusion entre lecture et sexualité » (l’association originaire de la lectrice à une Ève pécheresse revient périodiquement pour condamner l’instruction féminine). Les enjeux et les effets de la lecture féminine donnés dans les textes sont donc scrupuleusement analysés. Le grand mérite de ce parcours chronologique – qui explore œuvres célèbres et œuvres moins célèbres – est de nous faire appréhender une évolution non continue de l’image de la lectrice, avec des temps forts polarisés positivement ou négativement et des modifications radicales au cours des trois siècles, comme celle de la femme savante, par exemple, dont l’image comique devient progressivement tragique.
Loti. Gaston Mauberger, Dans l’intimité de Pierre Loti 1903-1923. Témoignage inédit de son secrétaire particulier (Croît vif, 2003, 439 p., 30 €). Il s’agit de notes inédites sur Loti prises pendant des années par Gaston Mauberger (1864-1934), avocat à Rochefort, qui fut le secrétaire particulier de l’écrivain de 1903 à 1923. Les futurs biographes de l’auteur d’Aziyadé ne pourront qu’en faire leurs choux gras. C’est un Loti au quotidien, avec ses traits réels de personnalité, que l’on voit évoluer au fil de ces notes prises au jour le jour. On entend ses réflexions, ses confidences, ses conversations. Mauberger conservait également les copies des lettres reçues et envoyées par Loti, ainsi que les articles qui paraissaient sur son compte. La présentation et les notes (parfaites de précision) sont d’Alain Quella-Villégier, un des meilleurs connaisseurs actuels de ce romancier dont la taille physique était inversement proportionnelle à celle de l’œuvre.
Lupin. Jacques Dérouard, Le Monde d’Arsène Lupin. Bibliothèque lupinienne II (Encrage, 2003, 190 p., 26 €). Deuxième volume de la Bibliothèque lupinienne entreprise par Jacques Dérouard (le premier était le Dictionnaire Arsène Lupin), le présent ouvrage fait découvrir, en quarante-cinq chapitres, les principales facettes de l’univers du plus célèbre des cambrioleurs de la littérature française : journaux et journalistes, gastronomie, la finance, châteaux et manoirs, etc., etc. Non familiers de l’œuvre de Maurice Leblanc, abstenez-vous ; les autres, préparez-vous à frétiller dans ce livre comme une vieille anguille dans son étang (l’anguille creuse, on le sait).
Maeterlinck. Maurice Maeterlinck, Carnets de travail (1881-1890), édition établie et annotée par Fabrice Van de Kerckhove (Labor, Bruxelles, 2002, 1490 p. en 2 vol., s.p.m.). Cet ensemble monumental vient éclairer un auteur toujours resté secret, et dont le retour récent sur les scènes de théâtre montre qu’il n’a rien perdu de son incandescent mystère ni de son pouvoir de fascination. Ces agendas n’étaient pas inconnus : dès 1962, Raymond Pouilliart avait pu les consulter et en nourrir plusieurs articles, et ils appartiennent depuis 1974 aux Archives et Musée de la Littérature, à Bruxelles. Si divers chercheurs les avaient déjà utilisés, le travail de Fabrice van de Kerckhove, muni d’un index et de notes exhaustives, en facilite évidemment la compréhension en nous introduisant à la genèse de l’œuvre si singulière et à la personnalité complexe de Maeterlinck. Après le bref journal des années 1881-1883, d’un très jeune homme, l’essentiel de ces volumes est
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cré à la transcription des agendas de 1886 à 1890. On assiste à la genèse des Serres chaudes (avec une première version de certains poèmes sous le titre de Suggestions), de La Princesse Maleine et des Aveugles, mais aussi à l’émergence des premières proses narratives, Sous le verre, Le Massacre des Innocents, Onirologie. Si l’on y voit sans surprise les références constantes à Ruysbroeck, à Shakespeare et aux Élisabéthains ou à Villiers de l’Isle-Adam, c’est avec étonnement que l’on découvre un Maeterlinck spectateur ou lecteur de pièces d’Octave Feuillet, de Dumas fils ou de Gondinet, cherchant à élargir son propre langage dramatique en soupesant telle réplique de Victorien Sardou ou de Théodore Barrière : terreau inattendu de La Princesse Maleine ou de Pelléas et Mélisande. On découvre aussi que Maeterlinck adressa un exemplaire de Maleine à Antoine ! Des clivages tombent. Mais on retrouve surtout au long des agendas de grandes obsessions qui traversent toute l’œuvre et la nourrissent, comme « l’horreur belle des musées de cire et des collections d’embryologie », – ou comme cette réflexion : « La langue française est une langue à moitié morte – une langue cadavre ». La « transcription linéarisée » des agendas choisie par Fabrice van de Kerckhove est à la fois d’une extrême rigueur et d’une grande lisibilité ; les notes très abondantes ne se contentent pas d’éclairer le sens littéral, mais inscrivent ces pages d’agendas dans l’ensemble d’une œuvre et d’une pensée : il s’agit parfois de véritables petits essais, complétant les cent quarante pages d’introduction. Une belle iconographie termine le premier volume, une très importante bibliographie et un index double des noms et des œuvres achèvent cette admirable édition.
Mallarmé. Documents Stéphane Mallarmé, nouvelle série III, présentés par Gordon Millan (Nizet, 2003, 214 p., 28 €). Depuis 1998, Gordon Millan a entrepris de distribuer dans une nouvelle série des Documents Stéphane Mallarmé la matière de ce qui eût dû constituer les volumes 2 et 3 de l’édition des Œuvres complètes malheureusement arrêtée en 1983 après le premier volume. Cette troisième livraison, sous un titre d’éditeur (« Proses expérimentales »), reprend pour l’essentiel la matière des Divagations (à l’exception de « Crayonné au théâtre », repris dans la livraison précédente), mais, comme l’éditeur a choisi de ne pas respecter strictement la configuration des recueils mallarméens, il donne ici, en lieu et place des deux extraits insérés dans Divagations, l’intégralité de la Préface à Vathek. Sont ici rajoutées, en outre, à la table des matières de Divagations, quelques versions préoriginales, celles de « Réminiscence » (« L’Orphelin »), de « Crise de vers » (« Vers et musique en France »), d’« Or » (« Fait divers ») et de « Magie » (même titre), ainsi qu’un fragment manuscrit figurant parmi les Notes sur le langage de 1869. L’appareil critique, très abondant, donne pour chaque texte les indications historiques essentielles et un relevé de variantes aussi complet que possible, la finalité affichée étant de permettre de « suivre jusque dans le moindre détail l’élaboration des textes mallarméens depuis le moment de leur conception jusqu’à l’état imprimé le plus évolué, en passant par tous les états intermédiaires, imprimés ou manuscrits ». L’entreprise est d’utilité publique, pour les spécialistes au moins. À suivre.
Marche à pied. Gustave Flaubert, Belle-Isle (Coop Breizh, 2003, 45 p., 8 €). Où l’on apprend qu’« il est parfois très doux de causer avec des imbéciles ».
Maupassant (I). Maupassant, Le Père Milon et autres nouvelles, éditions de Marie-Claire Bancquart (Folio-classique, 2003, 230 p., s.p.m.). Préface accessible, parfaitement adaptée au grand public visé, donnant discrètement des éléments d’appréciation et quelques pistes de lecture. Préface méritante aussi, car les contes souvent cruels de ce nouveau volume de l’édition poche complète des nouvelles de Maupassant ne sont pas ce que cet auteur a écrit de plus achevé.
Maupassant (II). Guy de Maupassant sur les chemins d’Algérie, textes rassemblés et présentés par Jean Emmanuel (Magellan et Cie, 2003, 184 p., 19,00 €). De présentation agréable, généreusement illustré, ce livre contient uniquement les récits consacrés à l’Algérie d’Au soleil, plus quatre contes. Il n’y a rien de La Vie errante, qui offre pourtant un chapitre sur Alger de 1888. Jean Emmanuel (« Emmannuel » sur la couverture) ne fait pas mention de la source des textes qu’il reproduit, sans doute l’édition Havard de 1884 d’Au soleil (ce n’est pas la version de 1883-84 de la Revue politique et littéraire), mais il a changé l’ordre des chapitres, pour des raisons qui ne sont pas évidentes. Maupassant a fait d’abord son voyage au sud de la « Province d’Oran » après son arrivée à Alger, puis, revenu à Alger pour y prendre son courrier, il a pénétré le plus au sud possible dans la « Province d’Alger », et non l’inverse si l’on en juge d’après l’ordre des chapitres donné ici. Ont été ajoutées quelques pages de renseignements sur les relations de Maupassant avec Le Gaulois, la voile (un peu insuffisant), Abd el-Kader, Mgr Lavigerie (on voit mal le rapport avec Maupassant), et quelques lettres écrites d’Algérie. Quelques erreurs à signaler : la photographie de Maupassant en canot n’est pas de 1875 mais de 1889 ; Maupassant n’a fait que trois voyages en Afrique du nord (1881, hiver 1888-89 et 1890) : il n’y est pas allé en 1887 ; la lettre au docteur Cazalis de la page 142 n’est pas correctement datée. Les contes sont suivis de la date de la première publication (sans mention du journal), mais Marocca n’est pas la version primitive parue avec le titre Marauca en mars 1882. On aurait aimé davantage de détails sur les illustrations, surtout quelques dates plus précises, car le choix de ces illustrations fait précisément l’intérêt du livre.
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Mirbeau. Octave Mirbeau, Noirmoutier, suivi de Lettres à Monet, Loti, Hervieu et de La Mer, édition établie, présentée et annotée par Jean-François Nivet (Séquences, 2003, 61 p., 10 €). Animé par « un ressentiment tonique », écrit Jean-François Nivet, Mirbeau s’éloigne des intrigues du monde littéraire parisien pour éprouver « la renaissance par la mer » pendant quatre mois dans l’île de Noirmoutier. C’est pendant l’été 1886, l’année du premier séjour de Gauguin à Pont-Aven, avant son départ vers des îles lointaines à la recherche de « l’ultra-sauvage ». Jean-François Nivet rapproche l’insularité de Mirbeau à Noirmoutier de son insularité sociale. L’écrivain observe avec sympathie, mais sans illusions, la vie des insulaires. Il s’inquiète aussi de la santé de ses chats. Dans l’île, Mirbeau écrit son roman Le Calvaire, réfléchit à son prochain ouvrage, La Rédemption, qui sera « le retour de l’homme à l’état sauvage ». La mer et ses îles sont propices à la création des réfractaires. Noirmoutier, rédigé dans l’enthousiasme de la découverte, mêle passages lyriques et croquis réalistes. La Mer, article consacré à Richepin, commence par l’évocation romantique de l’infini ou des tempêtes, puis exalte la vie des marins. Ces pages font entendre le timbre d’une voix : un enthousiasme généreux tempéré d’humour.
Morts. Michel Schneider, Morts imaginaires (Grasset, 2003, 375 p., 20 €). Épicure disait en substance : de la mort, nous n’en saurions rien dire ; elle n’est rien pour nous, puisque tant que nous vivons, la mort n’existe pas, et lorsque la mort est là, alors nous ne sommes plus. Pour l’être parlant que nous sommes, la mort a toujours le dernier mot. Mais accordons aux écrivains le privilège d’avoir éventuellement pu la devancer. On connaissait l’anthologie de Claude Aveline, Les Mots de la fin (1957), qui en répertoriait, avec mise en contexte, cent cinquante, et plus brièvement six cents autres. Mais personne ne s’est jamais fait d’illusion sur la véracité de ces « derniers propos recueillis », majoritairement par de soi-disants sauveurs d’âmes ou de pseudo-témoins soucieux de récupérer l’héritage. Michel Schneider a donc délibérément choisi la voie imaginaire, calquant, à rebours, le travail de Marcel Schwob, consacré, lui, aux Vies imaginaires. Trente-six écrivains ou personnalités ayant consacré leur vie à l’écriture sont croqués à la veille de l’« heure fatidique », de Montaigne à Truman Capote, en passant par Kant, Maupassant, Freud. L’auteur tente de retrouver une éventuelle « logique » entre l’idée qu’ils se sont fait de la mort de leur vivant et les propos ultimes qu’on a voulu leur prêter.
Œdipe. Pierre Laforgue, L’Œdipe romantique. Le jeune homme, le désir et l’histoire en 1830 (Ellug, 2002, 203 p., 22 €). Cet essai d’un des spécialistes du Romantisme français (notamment de Hugo et de Baudelaire) poursuit une réflexion engagée dans ses livres antérieurs, comme L’Eros romantique. Représentations de l’amour en 1830 et Œdipe à Lesbos : on lira utilement ces trois livres qui se complètent et se renforcent. L’approche de l’auteur montre ici ses caractéristiques habituelles, amorçant une anthropologie du Romantisme des années 1830 en conjuguant les ressources de la sociocritique et celles de la psychanalyse (avec un intérêt particulier pour les approches de Bellemin-Noël, comme le montre l’envie de contribuer à une « textanalyse qui s’élaborerait dans une perspective sociocritique »). C’est donc à un travail sur l’évolution de fantasmes qui s’inscrivent dans un contexte historique nouveau – celui des années qui suivent l’avènement de Louis-Philippe – que Pierre Laforgue s’est attelé, travaillant sur une série de textes décisifs dans l’élaboration d’« une écriture de l’œdipe », convoquant Stendhal (Le Rouge et le noir), Hugo (Lucrèce Borgia), Musset (La Confession d’un enfant du siècle, Lorenzaccio et Fantasio), Sainte-Beuve (Volupté) et Balzac (Le Père Goriot, Le Lys dans la vallée). La thèse directrice du volume, qui fourmille cependant en thèses et hypothèses stimulantes, est que, pendant cette période, le jeune homme constitue « un nouveau personnage ». Point n’est question évidemment d’affirmer qu’on ne trouve pas de jeunes hommes dans la littérature antérieure mais, comme pour La Femme de trente ans de Balzac, on aurait ici, sur le plan collectif, l’émergence d’une catégorie qui trouverait sa raison d’être dans « l’impossibilité », pour le jeune homme contemporain, d’entrer dans la société, « impossibilité […] qui le constitue précisément en sujet », « l’inadéquation […] entre le désir et le réel » faisant surgir un motif de la mutilation et l’apparence sérielle de héros qui sont, « réellement ou symboliquement […] des orphelins ou des bâtards », vivant mal leur rapport aux pères et mères – survivants ou absents – à une époque où la figure héroïque de Napoléon (« cette figure superlative du père ») n’a pas d’équivalent vivant, Louis-Philippe n’étant guère qu’une figure de dérision. Cette crise fantasmatique serait fortement liée à l’impasse historique et éthique – à un défaut de valeurs – sous la monarchie bourgeoise, à l’idée de l’impossibilité d’une révolution authentique que montrait l’« escamotage » de la révolution de Juillet et en même temps l’impossibilité d’une vraie monarchie, le pouvoir ayant perdu toute prétention au sacré et à la légitimité spirituelle et dynastique (comme l’écrit Pierre Laforgue au sujet de Louis-Philippe, « seul son parapluie lui a servi de sceptre »), d’où l’ubiquité du « rapport déceptif au réel »… Pour cette période, « Œdipe est le héros non pas du dépliement du sens, mais celui de la rétention du sens, qui n’arrive pas à le délivrer, parce qu’il reste fasciné par l’énigme ». Après l’essai substantiel et musclé intitulé Œdipe 1830, les huit lectures fournies montrent la pertinence de cette approche – des lectures qui tentent de prouver cette « forclusion du sens » dans une optique qui « ne relève d’aucune construction psychologique », mais d’un travail sur « l’imaginaire social ». Impossible de relever ici toutes les facettes du traitement de la question. On retiendra cependant la manière dont l’auteur nuance les traitements psychanalytiques auxquels on pouvait s’attendre (par exemple, en montrant que Mme de Rênal « n’apparaît pas comme élément de triangulation œdipienne »), décelant avec finesse un dispositif d’inquiétudes et de fantasmes partagé par un ensemble de textes cruciaux de l’époque. Pour conclure, on ne peut qu’abonder dans le sens de l’auteur lorsqu’il déclare, en partant du Lys dans la vallée, « que l’histoire dans la fiction ne peut se penser qu’en termes de désir », ce dont il fournit d’amples preuves pour les années évoquées.
Paris. Yves Bizet, Paris au fil des jours en 1900 (Éditions du Gerfaut, 2003, 128 p., 27 €). Le Paris du début du siècle – enfin, du siècle précédent – à travers une succession de cartes postales dont le choix a été manifestement dicté par le désir de montrer la vie quotidienne de nos arrière-grands-parents plutôt que le Trocadéro – ce dolmen de yaourt, disait Fargue – ou la plus pointue et la plus célèbre de toutes les tours. La liseuse de pensées, le marchand de lacets, le dresseur de chiens ratiers et bien d’autres petits métiers apparaissent au fil des pages. On découvre aussi le Paris inondé de 1910, le Paris des cabarets, le Paris des catacombes et des égouts, le Paris des visites officielles, etc. De telles cartes postales ne se font plus aujourd’hui, et plus personne ne tient d’album pour les conserver. Tant pis, nos arrière-petits-enfants devront trouver d’autres voies d’accès à la nostalgie.
Pensées. Hubert Walter, Pensées profondes, mots d’esprit (Thélès, 2003, 87 p., 15 €). Pensées profondes ? De qui ? De votre serviteur et de quelques auteurs connus et inconnus (veine !). « Quand une cruche se remplit d’eau, elle fait du bruit ; mais quand elle est pleine, elle n’en fait plus ». Proverbe raffarinien ?
Peurs. Travaux de littérature. Les Grandes Peurs, sous la direction de Madeleine Bertaud (Droz, 2003, 478 p., s.p.m.). Cet ouvrage du genre sérieux rassemble les contributions d’historiens et de littéraires réunis pour traiter des peurs collectives, du Moyen-Age au XXe siècle, vaste sujet dont on ne trouvera pas de définition en introduction, une telle démarche relevant de l’intellectualisme. Il s’agit en effet de restaurer une histoire littéraire délivrée du sectarisme structuraliste, et rendue à l’humanisme, cette boussole des lendemains de cuite théorique. Les articles démentent heureusement, ou malheureusement, la préface : on y apprend de nombreuses choses curieuses, comme des histoires d’enfants voués au diable, et d’autres qui le sont moins, comme l’histoire du Hussard sur le toit ; on y traite indifféremment de peur ou de maladie, cette dernière ayant d’ailleurs l’heur de susciter d’intéressantes et neuves contributions sur la littérature du sida ou sur la syphilis, mais aussi de violence et de mort, de diablerie et de sorcières, le lecteur étant convié à établir lui-même problématiques, enjeux, définitions ; on n’y craint pas les entiers battus et les thèmes rebattus (la peur dans les contes fantastiques fin XIXe), qui nécessiteraient un effort de décentrement, voire d’originalité. Au contraire, certains de ces travaux donnent parfois un curieux sentiment d’autarcie, insoucieux de ce qui a pu être dit ou écrit sur tel ou tel auteur, et indifférents à la routine. On butinera pourtant avec profit quelques textes. Outre les travaux susmentionnés, celui consacré aux « peurs collectives à l’âge de l’individu » a le double mérite de traiter d’une période de la compétence d’Histoires littéraires et de se poser la question de la dimension esthétique de la peur. Ajoutons, pour compléter l’information de nos lecteurs, qu’ils y trouveront, outre des travaux sur les chasses aux sorcières, les diableries révolutionnaires et autres Nostradamus, des lectures de Bernanos, Giono, Michelet, Flaubert, quelques contes fantastiques de la fin du XIXe siècle, quelques romans de science-fiction du XXe, Léon Bloy ou Samuel Beckett. On regrettera, pour finir, que les contributeurs n’aient pu donner le meilleur d’eux-mêmes, faute de pouvoir s’appuyer sur autre chose qu’un cadre mou pour appréhender un objet vague.
Poésie ministérielle. Dominique de Villepin, Éloge des voleurs de feu (Gallimard, 2003, 823 p., 26,50 €). Impossible de rendre compte de cet ouvrage. D’abord parce qu’il nous arrive piqué de quolibets comme autant de banderilles lancées sur la voyante personnalité de l’auteur, ensuite parce que la visibilité que ses fonctions confèrent à l’auteur le rend paradoxalement inaudible. Une tocade d’amateur passionné est rarement publiée chez Gallimard, et encore moins lue par les critiques ; un ministre prend rarement le risque d’exposer sur la place publique, de si véhémente façon, ses passions, fussent-elles littéraires. Que faire ? Avancer peut-être que les ouvrages à la gloire de la poésie ne sont pas si nombreux, encore moins de 822 pages, thèses de doctorat exclues. On peut aussi feuilleter, et constater que Dominique de Villepin lit Sylvia Plath et Ted Hughes, Joë Bousquet et Michaux, Darwich et André du Bouchet. Voilà de quoi pardonner à un ministre d’abuser de sa position pour envahir les librairies. Au fond, cet ouvrage est d’un fin lecteur, doublé d’un impossible critique qui a fait le rêve d’une folle synthèse de sa bibliothèque imaginaire. De sorte que les qualités de l’un se perdent dans la course effrénée que lui impose l’autre, emporté par la surabondance d’un discours bondissant de métaphores en métaphores. Car cette entreprise faussement totalisante est en réalité un parcours sans cohérence, où l’on progresse au gré des associations, comme s’il suffisait d’y avoir pensé pour qu’un rapprochement soit pertinent, et comme si l’impression de lecture valait seule et sans médiation pour la vérité du texte. Dominique de Villepin semble avoir voulu ramasser l’univers tout entier de la poésie sous une bannière unique, sur laquelle il voit écrit « voleur de feu », sans comprendre que le plus juste point commun de tous les écrivains convoqués en ces pages était la passion d’un lecteur singulier, dont il nous parle avec tant d’éclat qu’on est gêné de lui rappeler que nous ne voyons rien d’autre sur cette bannière tentaculaire que son nom propre.
Portraits. Jacques Chessex, Les Têtes. Portraits (Grasset, 2003, 281 p., 18,60 €). Sous une jaquette illustrée d’une belle fiole imaginée par Gaston Chaissac, les Têtes recueillies par le poète et romancier suisse Jacques Chessex ne feront tirer la tronche à personne. Elles ont de l’allure, ces gueules-là, elles ont du coffre, de la saveur, même si l’on cane à l’éloge des caboches d’Yves Berger, de Jérôme Garcin ou de Bernard Privat, nettement moins réussies que les autres – curieusement (étaient-elles moins senties ? De convention ?) –, le front bitumé de Charles-Albert Cingria, les évocations de Gustave Roud, Maurice Chappaz, Gilbert Guisan, Pierre Estoppey ou Jean Paulhan en « hibou grand duc » forcent l’admiration. Jacques Chessex a trouvé là un angle assez inédit pour composer ces portraits parmi lesquels se détachent quelques perles, comme cet affreux James Baldwin, Giacometi, le Paraclet. Jacques Chessex a ses visions, qui ont force d’évidence : « […] au milieu des années 90, la tête elle-même d’Antonio Saura était déjà un crâne. » Évidemment, l’auteur, qui procède sans réduction ni décollation mais au gré de sa pensée, ne peut qu’avouer le voyeurisme de son geste, comparable à celui des passagers du métropolitain : scruter les trognes est pour lui un exercice nécessaire, du moins inévitable. « J’ai la curiosité des têtes. » Alors, il scrute « les têtes qui portent leur visage au-dedans d’elles et les têtes qui exhibent le leur ». Son but ? Forer dans la tête comme on forge dans la roche : « Projet absurde pas si absurde : extraire une carotte de tête et la lire. » Cette observation a une portée métaphysique puisqu’elle tente de résoudre ces questions primordiales : comment vivrais-je avec cette tête-là ? Quel serait mon destin ? Il y a de l’uchronie individuelle dans la démarche de Jacques Chessex, qui sert d’une plume parfois magistrale certains portraits au point qu’on les dirait issus de Dickens, ou d’une toile de Bacon ou de Bruegel. L’étonnante « face-de-rat », par exemple, pourrait avoir été conçue par le cerveau ravagé d’un Edgar Poe au stade terminal. Alors, si l’on faisait à Histoires littéraires de la critique façon « revue de poésie », on dirait encore qu’il y a parfois, chez Jacques Chessex, une antiquaillerie du subjonctif qui n’est plus de mine, pardon, de mise. N’empêche, on y bute parfois mais on trouve là le ressort pour repartir de plus belle et dévorer ce livre qui est un excellent témoignage et un très beau recueil de portraits.
Prix Goncourt. Olivier Boura, Un siècle de Goncourt (Arléa, 2003, 300 p., 22 €). Deux livres en un : l’histoire du prix Goncourt de sa fondation à nos jours pour l’un, des considérations de neveu de Rameau du café du Commerce pour l’autre. L’auteur, qui a manifestement conservé une certaine capacité d’indignation, s’indigne des magouilles des prix littéraires : c’est juvénile et rafraîchissant. Pour le reste, c’est avec une certaine indifférence qu’on lit les noms de Paule Constant, de Didier Van Cauwelaert, de Tahar Ben Jelloun et autres produits frelatés. Reste une verve qui emporte parfois l’adhésion. On pense de temps à autre au vieil Edmond, quand il prit la décision de fonder une académie qui décernerait un prix portant son nom : s’il avait pu savoir que ladite académie compterait dans ses rangs une Françoise Chandernagor ou un Didier Decoin ! Ses blanches moustaches en eussent frémi…
Proust. Marcel Proust, visiteur des psychanalystes, sous la direction d’Andrée Bauduin et Françoise Coblence (PUF, 2003, 382 p., 17 €). Il s’agit de la réédition en « semi-poche » du numéro de la Revue française de psychanalyse entièrement consacré à Proust en 1999 : les mêmes textes, mais autres pourtant, car le passage de la revue au livre change inévitablement la lecture. Dix-huit contributions, dont celles de Pierre Bayard, Jean Gillibert et Michel Schneider, parcourent les étapes obligées de la Recherche (petit pan de mur jaune, Wagner, etc.), sans trop de jargon. En prime, un long entretien avec Julia Kristeva.
Ptyx. Yves Bonnefoy, La Hantise du ptyx. Un essai de critique en rêve (William Blake, 2003, 31 p., 10 €). L’essai que publie aujourd’hui Yves Bonnefoy poursuit l’entretien passionnant qu’il a engagé, voilà plus de cinquante ans, avec l’oeuvre de Mallarmé. Il s’attaque en outre à l’un des textes sans doute les plus énigmatiques du corpus mallarméen, le célèbre « sonnet en -yx », qui a suscité tant et tant de commentaires, et autant de divagations. Poème replié sur lui-même, déroulant cette partition inédite de rimes en -yx, et dont l’auteur disait qu’il n’était rien qu’un sonnet « allégorique de lui-même », se réfléchissant donc dans l’éclat éblouissant, et comme aveuglant, de ses mots et de ses sonorités, et réverbérant du même coup les contours fuyants du geste poétique même. À l’évidence, Bonnefoy ne se satisfait pas des lectures qui prêtent à ce poème l’acte unique – et en fait désespéré – d’une pure réflexivité. Il veut y voir autre chose : une figuration du drame poétique, donnant congé à la tentation de l’autre langue, cette langue que la poésie aurait charge d’inventer par le dépassement nécessaire des mots quotidiens. Partant de ce constat (formulé pour la première fois par Anne-Marie Franc dans un article qu’elle publia en 1998 dans la revue Europe) que le mot « ptyx » – placé au coeur du poème et au lieu de l’énigme – n’est rien qu’un signifiant sans attache, une image graphique résultant, dans le dictionnaire grec-français de Planche que possédait Mallarmé, d’une erreur d’impression, Yves Bonnefoy élabore une « critique en rêve » qui se laisse porter par le bonheur des rapprochements fortuits et des conjonctions plus méditées. Sur ce mot, d’où la signification s’est retirée et dont ne reste plus que la « coquille », va se construire le commentaire critique, de même que pour Mallarmé s’est formé en se déplaçant, à partir de ce même noyau lexical, le rêve possible d’un ailleurs du langage ordinaire. Yves Bonnefoy expose ainsi une hypothèse qui aimante l’attention : hanté par ce « ptyx » fautif, forme du manque inscrite dans la présence matérielle d’un vocable, Mallarmé entreprend de poursuivre « la chimère d’un second degré de la parole », la poésie étant pour lui le travail de néantisation par lequel le langage, en abolissant les liaisons et les chaînes de l’expression commune, s’offre comme le lieu absolu de la fiction. Mais précisément, Yves Bonnefoy montre que le sonnet en -yx renverse cette configuration : le « ptyx », indicatif de cette « outre-langue » tant recherchée, est à son tour aboli, c’est-à-dire retiré du lexique chimérique de la langue rêvée, et sans doute impossible. Ce retrait symbolique fait de ce texte de Mallarmé « le poème du langage ordinaire réassumé ». L’interprétation proposée dans cet « essai de critique en rêve » est plus que séduisante ; elle possède par endroits la force de l’évidence retrouvée, après dissipation des brumes. En prenant à contrepied quelques-unes des exégèses les plus pertinentes de ce poème, Yves Bonnefoy retrace, selon un parcours enrichi des apports précieux de l’intuition, la généalogie d’un cheminement poétique qui croise, en les confirmant, ses propres options de poète et d’essayiste.
Quatuor. Jean-François Louette, Sans protocole : Apollinaire, Segalen, Max Jacob, Michaux (Belin, 2003, 256 p., 20 €). Composé d’études consacrées à Apollinaire, Segalen, Max Jacob et Michaux, cet ensemble fait, dès son titre, aveu d’humilité. Empruntée à Pierre Michon – qui l’emploie à propos de Rimbaud et de son abandon de « l’ancien jeu des vers » –, la mention Sans protocole affiche, non pas tant un refus qu’une filiation (elle désigne à la fois, et sommairement, un mode d’approche des textes poétiques de la modernité, qui ont secoué le joug des codifications formelles et des appareils contraignants) et une posture critique générale, inspirée sans doute de Jean-Pierre Richard, pour laquelle importent au premier chef les actes et les preuves d’une « lecture-écriture », tout se passant comme si le texte poétique choisi comme objet d’examen était aussi et avant tout le lieu d’un dialogue, le foyer d’une stimulation réciproque, par quoi le poème susciterait son accompagnement commentatif et le commentaire « remotiverait » le poème. Ce pari est parfaitement tenu par Jean-François Louette qui excelle à cerner et à suivre, avec un réel bonheur d’analyse et d’expression, les nervures secrètes des textes qu’il entreprend d’étudier. Variant les angles d’attaque et les hypothèses de lecture, il parvient à faire parler selon un autre langage, convaincant toujours, des poèmes sur lesquels la critique spécialisée a souvent rendu des verdicts définitifs. Ainsi Vendémiaire d’Apollinaire, étudié dans son retrait par rapports aux options unanimistes d’un Jules Romains, un texte des Stèles de Segalen, abordé sous l’angle du « brouillage générique » et de la superposition des codes ; quelques poèmes en prose du Cornet à dés de Max Jacob sont aussi l’occasion de développements brillants et pertinents sur les procédures d’agglutination ou de télescopage par lesquelles, dans ce type de prose, « le démon brouille l’esprit ». Enfin trois poèmes de Michaux – Intervention, La Parpue et Nuit de noces – font l’objet de trois études qui peuvent se regrouper sous le chef commun de la distorsion générique, de la rupture logico-thématique, bref des phénomènes de déviation et d’interruption caractéristiques d’une poétique de l’humour. Si les analyses insérées dans cet ouvrage valent par leur grande finesse, l’originalité et la rigueur de leur mise en perspective, à la fois historique et rhéto-poétique, elles emportent l’adhésion surtout par leur aptitude à faire résonner les textes, à leur redonner une vibration originelle qu’hélas souvent le commentaire atténue ou annihile. On regrettera toutefois que ce recueil d’études ne parvienne pas à se constituer en un essai. Si chaque étude, prise isolément, peut en effet former un tout où une pensée et un discours « s’essayent », il en va tout autrement de l’ensemble, qu’aucune véritable perspective ne vient aligner, fût-ce à titre hypothétique, selon un axe de recherche fédérateur. Cela tient sans doute aussi au choix, presque exclusif, de l’analyse textuelle qui décortique certes le poème de manière très éclairante, mais qui peine à s’extraire des limites de l’interprétation pour accéder à un peu plus de hauteur théorique. Faiblesse qui marque notamment les commentaires portant, çà et là, sur le problème du vers libre ou du poème en prose. On ne peut naturellement pas se contenter des quelques remarques rassemblées sur ce point et qui témoignent d’ailleurs, par leur pauvreté évidente, d’une méconnaissance des questions spécifiques posées par les rapports du vers métrique, du vers dit libre et de la prose à l’articulation du XIXe et du XXe siècle. Il ne faudrait pas que l’absence de protocole légitime le reflux de la théorie littéraire et l’abaissement des exigences propres à une poétique du discours.
Queneau. Dessins, gouaches et aquarelles, précédé de Raymond Queneau et la Peinture par Dominique Charnay (Buchet-Chastel, 2003, 198 p., 28 €). Bel et utile album des gouaches que peignit avec énergie Raymond Queneau à des époques parfois difficiles de sa vie (d’où les disputes domestiques, Janine Queneau l’accusant de ne pas travailler – comme si la paresse n’était pas le moteur de l’écriture). Certaines de ces œuvres sont d’un vrai peintre, d’autres d’un amateur dont l’inspiration n’est pas loin de rejoindre celle de Boris Vian (peintre rare), que ne cite pas Dominique Charnay. Celui-ci, dans son récit des relations de Queneau avec la peinture et les peintres, surtout les peintres, a su tirer profit du journal, des carnets et des travaux des Amis de Valentin Brû auxquels la gloire de Queneau doit beaucoup, ce qui doit conforter son fils Jean-Marie dont l’expérience de peintre (et de fils) apparaît dans de discrets mais utiles commentaires et anecdotes. Beau travail de synthèse, intelligemment illustré.
Quinet. Edgar Quinet, Lettres à sa mère, textes réunis, classés et annotés par Simone Bernard-Griffiths et Gérard Peylet, tome III (Champion, 2003, 210 p., 40 €). Une spécialiste du premier XIXe siècle et un expert en littérature fin-de-siècle sont associés dans cette entreprise d’édition des lettres de Quinet à sa mère, personnage dominant de toute la première partie de la vie du jeune homme. Nous en sommes maintenant aux années 1826-1830 : entre autres, Quinet séjourne à Heidelberg, où il approfondit une culture qui restera marquée par la science et la philosophie romantiques allemandes, il voyage et il commence à s’émanciper. Malgré son peu d’enthousiasme pour la France, il rentre en 1830 à Paris, où il fréquente le gratin intellectuel, voit Chateaubriand, et commence sa carrière de rédacteur dans les revues majeures de l’époque, de la Revue des Deux Mondes au Globe et à L’Avenir, approfondit ses amitiés, entre autres avec Michelet, et s’éloigne de Cousin. Hermione, la veuve de Quinet, avait édité ces lettres selon des principes tout personnels. Simone Bernard-Griffiths et Gérard Peylet consacrent tous leurs efforts, au contraire, à donner un texte irréprochable, très abondamment annoté et philologiquement raisonné. Leur dévouement va jusqu’à reproduire parmi les annexes un billet de diligence trouvé dans une lettre. On pourra juger plus utiles les reproductions, la généalogie et l’index, ainsi que le très pratique calendrier permanent 1800-1900 proposé page 24. Réservé aux passionnés de Quinet, que ces lettres montrent en très gentil garçon.
Reporter. Yves Courrière, Éclats de vie (Fayard, 2003, 425 p., 22 €). On continue à publier correspondances, biographies et autobiographies sans index des noms cités. C’est absurde et consternant. Ça l’est d’autant plus que l’auteur d’Éclats de vie est biographe lui-même (Lazareff, Vailland, Prévert, Kessel) et qu’il a dû, forcément, traquer le petit fait vrai ou la grosse piste dans les bouquins qui lui sont passés entre les mains (seuls les auteurs-à-nègres peuvent ignorer ces choses-là). Alors, ces Éclats de vie sans index imposent d’en passer par les différents épisodes de la vie d’Yves Courrière, qui est probablement plus intéressante qu’une autre, c’est certain. Rompu à l’existence de journaliste puis de grand reporter, Yves Courrière a méticuleusement déposé en son volume des épisodes rares, des anecdotes savoureuses, des portraits trempés et des souvenirs exotiques. On y trouve des hommes d’État, quelques figures de la presse française (Jean Botrot, par exemple), l’inévitable Sacha Guitry (qui écrira ses mémoires sans mentionner Guitry ?), Auguste Le Breton, Joseph Kessel, Raymond Moretti-du-Magazine-littéraire, Reda Caire, Eichmann, Marcel Sauvage, Jules Dassin ou Jean Nohain, etc. Il y a aussi la guerre d’Algérie, dont Yves Courrière fut un témoin : il s’en est fait l’historien. Évidemment, on trouve peu de dates précises dans un ouvrage beaucoup moins « littéraire » que son auteur le croit. On ne se débarrasse pas comme ça des tics, truismes et autres topoï de la prose journalistique – sans s’attarder sur ces dialogues qui, malgré le « Nagra », paraissent taillés de chic et manquent par conséquent de crédibilité. Les conventions du genre « Mémoires » sont donc sauves, puisque très scrupuleusement respectées. On peut néanmoins conclure positivement en signalant que ces travers n’obèrent pas complètement l’ouvrage, qui conserve un intérêt documentaire. Malgré l’absence d’index !
Roman dialogué. Marie-Hélène Boblet, Le Roman dialogué après 1950. Poétique de l’hybridité (Champion, 2003, 440 p., 75 €). Savante étude, manifestement issue d’une thèse dont l’ouvrage conserve l’allure volumineuse et minutieusement compartimentée, d’une forme « entre deux genres », celle du roman dialogué, autour d’un corpus constitué essentiellement par les œuvres de Beckett, Duras, Pinget, Mauriac (fils) et Sarraute, mais qui multiplie aussi les déplacements en amont. Des questions importantes sont posées dès l’introduction : le statut incomplètement générique d’une forme qui n’a pas été institutionnalisée par les critiques et les lecteurs, le déplacement que fait subir cette catégorie aux rapports entre le roman et les autres genres, en tout premier lieu le théâtre qui hantait les modèles romanesques du XIXe siècle, la recherche d’une matérialisation dans la littérature de la « dimension de la vie » (la formule est reprise à Lacan), la relégation au second plan par cette montée en puissance du dialogue et dans un esprit très aristotélicien du récit et de la représentation comme formes secondaires, filtrées et artificieuses de la parole, l’évolution de la subjectivité et de l’intersubjectivité en littérature, le fond philosophique, husserlien ou heideggérien, sur lequel s’enlèvent ces évolutions, et les enjeux éthiques de ces distributions formelles du roman. Le corps du développement explore ces directions, situant d’abord historiquement et typologiquement le roman dialogué, explorant ensuite une « crise de l’argumentation » (le roman déplaçant les enjeux logiques et rhétoriques des formes conversationnelles), que résolvent les « effets de voix et de vie » de la parole échangée, présentant enfin de très intéressantes analyses des formes de la subjectivité et de l’altérité dans le roman.
Roman de mœurs. Philippe Hamon, Alexandrine Viboud, Dictionnaire thématique du roman de mœurs, 1850-1914 (Presses Sorbonne nouvelle, 2003, 544 p., 30 €). On ne sait ce qu’on préfère dans cet ouvrage : le fait d’avoir désormais sous la main un outil efficace pour s’orienter dans un corpus abondant (et où la mémoire s’égare aisément du fait de la circulation des motifs à cette époque, emprunts, pastiches et plagiats), ou bien la démarche modeste et généreuse de ceux qui le mettent à la disposition de la communauté chercheuse. Certes, les étudiants seront les premiers lecteurs de ce pavé mis au point par le Centre Zola et le Centre de poétique et génétique romanesque de la Sorbonne Nouvelle, et c’est dans cette perspective que les notices sont conçues, qui restituent brièvement le contexte historique ou intellectuel des thèmes considérés. Il s’agit donc aussi d’un ouvrage de culture générale, qui propose une approche éclatée et fouillée des préoccupations du second XIXe siècle, en restituant à la vie littéraire son épaisseur, la foule des faiseurs de récits, journalistes et écrivains, d’où émergèrent les quelques figures retenues aujourd’hui – à titre provisoire. Néanmoins, et pour peu qu’il en fasse recouvrir la vilaine couverture (dont la couleur chair donne un curieuse idée d’un XIXe siècle coincé entre la gaine de grand-mère et le maillot des acrobates), tout amateur trouvera avantage à glisser ce pavé dans sa bibliothèque. Naturellement, nos savants lecteurs trouveront sans doute ici et là une approximation ou une erreur (et s’empresseront de la communiquer aux maîtres d’œuvre qui annoncent une mise à jour), mais à en juger par les requêtes qui circulent régulièrement sur les listes de diffusion littéraires d’Internet, il n’est pas besoin d’être étudiant pour chercher à former le corpus des récits d’exécution, de scène de ménage ou encore des textes mettant en scène un notaire. Près de 400 titres ont ici été fichés, de quoi donner un sérieux coup de pouce à ceux d’entre nous qui n’ont pas encore eu le loisir de lire tout Gustave Toudouze ou Achille Secondigné.
Roman ludique. Olivier Bessard-Banouy, Le Roman ludique : Jean Échenoz, Jean-Philippe Toussaint, Éric Chevillard (Presses universitaires du Septentrion, 2003, 282 p., 21 €). Olivier Bessard-Banquy réunit trois auteurs, « mus par un désir commun de dire le monde dans sa dualité, dans son ambivalence ». Avec une suspicion certaine à l’égard de l’étiquette minimaliste ou de celle de « roman impassible » qu’on leur attribue parfois, il s’attache à montrer comment ils font preuve de ludisme, non pas d’un point de vue exclusivement formel, mais dans leur approche de l’individu dans sa quête ontologique. Cet ouvrage a plusieurs mérites, dont une attention indéniable accordée aux plis et replis des textes. L’analyse, méticuleuse, décortique thématiques, leitmotivs et syntaxe et montre comment l’évocation d’un monde désenchanté ou désabusé se donne à lire dans des fictions qualifiées de « rieuses ». L’étude stylistique précise est stimulante, notamment quand elle prend pour objet la méfiance vis-à-vis de la fiction, la « poétique du sabotage » romanesque. Les trois auteurs, chacun à sa manière et avec des spécificités qui ne sont heureusement pas gommées dans cette étude, parlent, en dernier lieu, de l’existence en crise, de la crise du sens, sur le seul mode possible finalement : celui du jeu (symptôme d’un roman en crise), jeu pris dans son double aspect « euphorisant et anxiogène ».
Romantiques. Jean Borie, Une forêt pour les dimanches. Les Romantiques à Fontainebleau (Grasset, 2003, 348 p., 20 €). Un arbre peut cacher une forêt et un titre tromper le randonneur de librairie un peu inattentif. L’ouvrage de Jean Borie n’est pas un guide de trekking suburbain et son auteur avoue bien franchement n’avoir mis que rarement les pieds dans la forêt. En revanche, c’est toute une bibliothèque qui en traite qu’il a su découvrir et exploiter. Le résultat de ses excursions livresques ne peut se comparer en rien aux pavés que les carriers de Fontainebleau façonnaient à destination des rues de Paris. Il s’agit en fait d’une allègre et curieuse introduction aux subtilités de la culture romantique, déchiffrée à travers des textes qu’on ne lit pas, ou pas du tout comme Borie le fait ici. Qui voudra s’initier à la flânerie intelligente que cultive la période et, à travers elle, à quelques grands ou petits auteurs, fera bien de se munir de ce vade-mecum qui enlève toute cuistrerie à l’érudition et toute pesanteur académique à la prose du spécialiste. Tout ce qui scribouille au XIXe siècle est allé un jour ou l’autre en forêt de Fontainebleau (sans s’arrêter au château – indifférence que Borie cherche à comprendre) : Senancour, Michelet, les Goncourt, Frédéric et Rosannette, mais aussi toute la curieuse bande de l’étrange Hommage à Denecourt de 1855 (entre autres Hugo, Musset, Sand, Gautier, Lamartine, Béranger, Méry, Murger, Champfleury, etc. – jusqu’à Baudelaire !). Ce Denecourt, petit rentier parisien, avait réussi, par la privatisation rampante de l’espace, à transformer la forêt en la sorte de palais du facteur Cheval qu’elle est en partie restée jusqu’à nos jours. Mais le personnage le plus étonnant rencontré au cours de cette escapade est un certain Victor de Maud’huy. De fait, c’est Michelet, habitué du séjour, qui a mis Jean Borie sur la piste de ce personnage dont on ne sait rien, sinon qu’il publia en 1846 un livre on ne peut plus étrange intitulé Les Carriers de Fontainebleau : leur profession et manière d’être aux rocheux du forestier terroir ce qu’ils sont ailleurs, concertant ou influences de toutes choses ; aperçus sociaux et philosophiques. Est-ce le même auteur, « marin retiré du service, et etc. » (sic), qui avait publié en 1835 Du Mont-Saint-Michel au péril de la mer, dans son état actuel, physique et social ? Le style de l’ouvrage ne permet pas d’en douter, pas plus que son étrange humanitarisme. Maud’Huy y fait allusion à de nombreux autres manuscrits encore inédits en 1835. Il faut espérer que Jean Borie saura les dénicher et nous donner ainsi le pendant de son Fontainebleau : « Un rocher pour les dimanches ».
Sagittaire. François Laurent, Béatrice Mousli, Les Éditions du Sagittaire 1919-1979 (Imec, 2003, 506 p., 35 €). Les Éditions du Sagittaire naquirent dans une librairie d’ancien et d’autographes, gérée par un sexagénaire, son fils et ses deux filles ; employèrent comme « représentant » le jeune Malraux ; publièrent (entre autres) Breton, Keynes et Sigrid Undset ; furent successivement reprises par les Éditions de Minuit, le Club français du livre, Fasquelle et Grasset ; frisèrent le dépôt de bilan en 1932, en 1947, en 1955, pour finalement disparaître en 1979, après un dernier baroud d’honneur situationniste. À travers le parcours du Sagittaire, c’est presque un siècle de vie des livres dont l’itinéraire est retracé, entre bibliophilie et littérature. La maison n’eut jamais de ligne éditoriale bien définie, comme le soulignent les auteurs, d’où la difficulté de la situer dans l’univers des maisons d’édition françaises. Elle fut cependant profondément marquée, d’abord, par le fondateur, Simon Kra, amoureux des beaux livres tout autant que fin marchand, qui avait compris que « l’effet de série [doit] devenir la promesse de ventes régulières ». Jusqu’à la prise en main de la maison par Léon Pierre-Quint, à la fin des années 20, Kra publiera avant tout (et avec succès) de « beaux livres » : exemplaires numérotés de grands textes, ornés de bandeaux et de culs-de-lampe, d’illustrations, suscitant le désir de posséder. Pierre-Quint, lui, donnera une orientation plus engagée au Sagittaire, en publiant sur les questions de l’heure (la psychanalyse, le cinéma, l’aviation, la littérature chinoise) recrutant des jeunes prometteurs, de Gilbert-Lecomte à Claude Simon, unissant en un éclectique catalogue Julien Benda, André Maurois, Marthe Robert, Albert Bayet et Léon Trotski. C’est ce Sagittaire-là qui est surtout connu des lecteurs. Mais cette ouverture extraordinaire à la modernité et à toutes les idées rendit souvent les fins de mois périlleuses : « Ce ne sont donc pas les ventes qui font des Kra et de Pierre-Quint des éditeurs remarquables, mais leurs choix. » C’est un livre fouillé et précis que proposent François Laurent et Béatrice Mousli, bourré de citations, de correspondances personnelles et professionnelles, d’extraits d’archives fascinants. Les deux chapitres portant sur la période 1939-45 sont singulièrement troublants – et touchants –, où l’on voit Pierre-Quint, homosexuel, juif, orchestrant l’aryanisation de sa maison afin de la sauver, alors que Lucien et Hélène Kra tâchent de protéger leurs librairies parisiennes du même sort. Rien n’a été laissé au hasard, pas même les annexes (catalogue général par auteur, par année, par collection, et index des illustrateurs). L’ouvrage est une réussite sur le plan de l’histoire de l’édition française. On regrette simplement les coquilles qui émaillent le texte.
Salmon. André Salmon, Montparnasse. Mémoires (Arcadia, 2003, 281 p., 19 €). Aussi imprécis et peu fiables que ses Souvenirs sans fin, les mémoires d’André Salmon sur le Montparnasse artistique, littéraire et social des premières décennies du XXe siècle sont ici réédités sans une préface, sans une note et surtout sans index des noms cités. Cela se lit agréablement, c’est entendu, mais cet ami d’Apollinaire, de Cendrars, de Picasso (c’est-à-dire de tout le monde de cette époque) se révèle un mémorialiste à lire avec précaution : ce qu’il affirme n’est jamais tout à fait faux, mais jamais tout à fait exact non plus. Enfin, c’est comme ça qu’on écrivait ses mémoires à l’époque, et mieux vaut sans doute lire ou relire ce Montparnasse que de se casser une jambe.
Senancour. Senancour, Oberman, présentation et dossier par Fabienne Bercegol (GF Flammarion, 2003, 572 p., 11 €). Reparaît dans sa version originale (1804) ce grand classique à éclipses que Senancour (1770-1846), dont Fabienne Bercegol précise qu’il écrivait indifféremment son nom « Sénancour » ou « Sénancourt », « Senancour » ou « Senancourt », retitraObermann, sans doute pour éviter, de la part des Français qui tout francisent, la facile rime à roman et le malheur de se relire en roman. be. S’il diffère d’un Journal, ce livre d’essais à la Montaigne, c’est d’être dialogué, non pas à la ligne comme un Dumas, mais à la missive. On a dit du Journal intime qu’il est la forme racine de la littérature. Une manière simple de varier ce genre un peu monotone est de redoubler le « Je » qui s’y exprime d’un « Je » qui est un autre et lui en remontre. « Pourquoi, écrit Oberman, serait-on choqué de voir, dans des matières incertaines, le pour et le contre dits par le même homme ? […] Au contraire, exposés par le même homme, ils le sont avec une force plus égale, d’une manière plus analogue, et vous voyez mieux ce qu’il convient d’adopter. » Sainte-Beuve et George Sand, qui ont, par leurs articles de 1832 et 1833, motivé la réédition de ce livre inaperçu au départ, firent de cet anti-héros un type romantique aligné à Werther et à René, parallèle qui, pour être flatteur, déplut à l’auteur : en effet, si la contradiction intime est le drame du héros romantique, c’est un drame du « Je » isolé ; or Oberman a un double en miroir. Tout diffère bien sûr suivant la nature de l’espace culturel où le « Je » de base est plongé. Un Journal qu’un(e) autre lit le jour-même est déjà moins intime, et si l’autre est cinq cents à l’instar du lectorat de http://www.journal-aglaia.com, alors l’espace public s’ouvre à larges battants. Mais le lecteur, ami discret qui aime à se taire, laisse dire le causeur ou la causeuse, c’est comme un rêve ou une musique qu’il ne veut troubler d’aucun toussotement (cf. ACTC. = Association Contre les Tousseurs en Concerts). Si Oberman eut peu d’émules en France, il connut en Russie un avatar assez fameux, Oblomov, héros éponyme du roman de Gontcharov qui assume et pousse à la limite la surhumaine apathie d’Oberman – d’où, en russe, ce néologisme ; l’oblomovisme, tendance morale qui pourrait expliquer la longue tolérance aux dictatures en ces contrées frigides (nous n’avons pas vu que le dossier de ce livre en fît mention, mais ce détail a pu nous fuir). Quant au bouquin, avouons qu’il est dur de ne pas adhérer au jugement de Jules Renard : « Illisible. Non, vraiment, je ne peux pas aller jusqu’au bout. C’est insensé, ce culte de l’ennui. Était-ce assez idiot, cet ancien « vague à l’âme »! L’âme, ce n’est pas grand-chose, mais cette école-là arrivait à en faire rien du tout. » Isidore Ducasse l’avait prononcé en termes plus rhétoriques le jour où il fit, de l’Homme en Jupons père du poupon Obermann bercé par une nourrice en pantalons (sa préfacière George Sand), la troisième des dix-sept Grandes Têtes Molles pilorisées aux dards des lycéens – « Prose pestilentielle, dont on devrait s’abstenir de signaler l’existence à toute personne à laquelle, par exception, on serait attaché », renchérissait l’un de nos amis. Heureusement pour lui, Senancour est résiliant – il résiste aussi bien à la potion empoisonnée que lui sert un beau-frère trop compassionnel (authentique !) qu’aux infidélités de son épouse et à ses difficultés d’argent. Il a d’ailleurs de chauds partisans : pensons au « Senancour c’est moi » signé Marcel Proust (ajout tardif à l’édition très posthume du Contre Sainte-Beuve). De quelque côté qu’on penche, on doit reconnaître à ce livre, reparaissant avec une régularité touchante tous les dix-neuf ans (Arthaud : 1947, 10/18 : 1965, Folio et Livre de Poche : 1984, GF : 2003), une posture de classique. L’édition, exemplaire, de Fabienne Bercegol est assurément la mieux documentée et la plus plaisante. Dossier (comportant les préfaces de Sainte-Beuve et Sand), chronologie, notes, bibliographie, cartes, préface et jusqu’à un petit index agrémentent un ouvrage qu’on pâlirait à consommer tout sec. En voici, pour au moins vingt ans, l’édition de référence.
Sentein. François Sentein, Minutes d’une autre année (1945) (Gallimard, Le Promeneur, 2003, 177 p., 23,50 €). On retrouve dans ces Minutes le ton des trois précédents volumes (qui ont débuté en 1938). Paradoxe de la rencontre entre la monnaie commune de la langue et le désir de l’individuel, Sentein cherche à « graver avec rage dans ses papiers les choses de l’existence qui ne seront jamais qu’à soi » – tels la description du nécessaire à toilette du père ou le récit d’une baignade dans la Seine sous les lueurs du catafalque dressé pour les funérailles de Valéry. Mais il sait aussi qu’il « ne faut pas essayer d’exprimer l’essence de nos jours avant qu’ils ne soient devenus des souvenirs », et il explique, dans une note récente, avoir retiré de son texte nombre de jugements ou de « faits », écrits avec le sentiment de la vérité, et qu’il juge rétrospectivement des poses. Dans ces « Minutes » au contrat de sincérité dès lors problématique, sa singularité croise l’évolution collective. À qui lui demande : « Vous êtes de la Résistance ? », il répond, se moquant des vocations tardives : « Pas encore », et notant la division apparente de certains clans, il écrit : « Une famille bourgeoise parmi les régnantes se doit d’avoir plusieurs héritiers, afin d’être en mesure, au cas où, comme il arrive aujourd’hui, elle en aurait un dans l’enfer fasciste, d’en produire un autre tiré du camp démocratique. Les rapaces de haute volée ne mettent pas leurs œufs dans le même panier. » Lui-même, pour sa part, voudrait rester insituable : proche des collaborateurs quand il défend Brasillach (lui-même fut inquiété), à distance des uns et les autres quand il condamne l’usage du mot « pureté », dont il rappelle les relents fascistes, ou quand il fustige les lois contre l’homosexualité mises en place sous Vichy et reprises à la Libération ; ailleurs il cite longuement Camus et dénonce avec lui le sort scandaleux fait aux Algériens « indigènes », bénéficiaires de rations alimentaires réduites par rapport aux colons. Sa trajectoire croise celles de Cocteau, Peyrefitte, Jean Hugo, Joë Bousquet, Genet (qui l’appelle, ému, inattendu, à la mort de Valéry) ou Sartre, et il livre de la comédienne Cécile Sorel, qui l’emploie comme nègre, un portrait au vitriol (« elle se dresse, comme sa propre monture, pendant des heures devant la glace »). Toujours attentif aux mots, il évoque le « pédugogisme » des romans de Verne, déplore qu’avec le bombardement de Dresde on voit la « Saxe brisée », suggère de faire une Académie avec les écrivains placés « en quarantaine », attaque « l’enflure » du style gaullien ou relate sa lecture déçue de Gracq. Mais ces mémoires éclatés ont l’inconvénient de leur légèreté : si on les suçote vaguement, rien n’incite au fond à poursuivre plus qu’à quitter la lecture. Quant au parallèle établi entre l’Allemagne ou le Japon bombardés, et les morts des camps que Sentein ose appeler, après Barrès, des « martyrs favorisés », il est inacceptable.
Simenon (I). Francis Lacassin, Simenon et la vraie naissance de Maigret (Horizon illimité, 2003, 104 p., 35 €). Du déluge d’ouvrages sur Simenon qui a envahi les librairies en cette année 2003, s’il fallait n’en conserver qu’un, nous recommanderions celui-là. Dans cet album milliardairement illustré, Francis Lacassin – inutile, sans doute, de présenter cet excellent connaisseur de la littérature policière et buissonnière – reconstitue, en étudiant la vie et l’œuvre de Simenon, les origines du personnage le plus fameux du romancier : le commissaire Maigret. Simenon lui-même avait raconté, le 24 mars 1966, dans quelles circonstances il avait inventé ce personnage, un jour de septembre 1929, dans le café d’un petit port de Hollande, Delfzijl : « Je commençais à voir se dessiner la masse puissante et impassible d’un monsieur qui, me sembla-t-il, ferait un commissaire acceptable. Pendant le reste de la journée, j’ajoutais au personnage quelques accessoires : une pipe, un chapeau melon, un épais pardessus à col de velours. […] Le lendemain, à midi, le premier chapitre de Pietr-le-Letton était écrit. Quatre ou cinq jours plus tard, le roman était terminé. » Francis Lacassin précise qu’il ne sont plus très nombreux, aujourd’hui, les spécialistes de Simenon, à croire que le quai de Delfzijl – sur lequel a été érigé, en septembre 1966, une statue de Maigret – a réellement vu naître le célèbre limier. Il montre que sa gestation fut au contraire plus longue et plus complexe : avant de fixer son personnage, Simenon avait mis en scène dix-huit enquêteurs, policiers ou amateurs.
Simenon (II). Lily Portugaels et Frédéric Van Vlodorp, Les Scoops de Simenon : Georges Sim à la Gazette de Liège (Luc Pire, 2003, 160 p., 35 €). Les débuts de Simenon dans la presse liégeoise et ses retours dans sa ville natale, en un livre qui tient de l’album d’histoire locale (belles photos de Liège des années 20) et du document. Sur les quelque mille « papiers » donnés par Sim, son pseudonyme, à la Gazette de Liège de 1919 à 1922, on nous présente une quarantaine d’articles où se manifeste la verve du jeune journaliste, qu’il s’agisse d’orchestrer une campagne électorale ou de suivre les fraudeurs belges en Allemagne.
Simenon (III). Paul Mercier, Les Chemins charentais de Simenon (Croît vif, 2003, 154 p., 12 €). Étant assez médiocrement calé dans le genre dit critique régionaliste, on s’avouera incapable de saisir l’enjeu de cet ouvrage qui explore de façon anecdotique la géographie de Simenon, associant évocation de lieux réels, éléments biographiques, citations de romans, et conjectures psychologisantes. Le livre refermé, on se demande toujours de quoi il retourne : disons d’un vagabondage biographique, et circulons.
Souvenirs. Jean-François Payen, Passager du temps. Journal 1973-2001 (Éditions Chedeau, 2003, 349 p., s.p.m.). Bel exemple de l’affligeante mode actuelle des journaux intimes : pour en rédiger un et surtout le publier, il suffit apparemment de n’avoir rien à dire et de noter scrupuleusement son emploi du temps, ses rencontres, ses lectures, et ses réflexions (toutes profondes, comme il se doit). Mais, évidemment, si l’on ne publiait point ce genre de billevesées, quantité de gens se retrouveraient au chômage… Et puis, dame, comment les priver du sympathique plaisir de se croire, chaque matin, Jupiter, lorsqu’ils se regardent dans la glace ?
Surréalisme (I). Regards-mises en scène dans le Surréalisme et les avant-gardes (Peeters, 2002, 298 p., 22 €). La collection « Pleine marge » où paraît ce volume est associée à la revue du même nom, l’une des meilleures de son secteur. Le rythme de parution n’est pas excessif : dix volumes en dix ans. Celui-ci reprend les textes présentés dans le cadre d’un séminaire international où un acteur dont on n’entend pas souvent parler a joué un rôle-clé : le Luxembourg (le pays, pas le jardin). C’est ce qui nous vaut, à côté de communications traitant des sujets souvent bien connus, un article qui en apprendra sans doute beaucoup, même aux plus érudits, sur l’avant-garde luxembourgeoise en 1917-1919. Les « petits » pays ne produisent pas nécessairement des personnalités et des œuvres négligeables : Pols Michels fournit à Gast Mannes l’occasion d’une réflexion sur les avantages et les inconvénients d’une situation géopolitique et culturelle partagée entre France et Allemagne et qu’il rapproche de celle de l’Alsace à la même époque. On retiendra surtout de cet ensemble une bonne étude de Josée Vovelle sur Cobra et le Surréalisme, une autre de Jacqueline Chénieux-Gendron (la force motrice de Pleine Marge et point mécontente d’elle-même) sur « Présentation/représentation du Surréalisme, notamment dans les revues » ainsi que quelques autres sur Malévitch ou sur photographie et texte surréalistes. Karlheinz Barck, qui voit des concepts partout, veut savoir « comment penser les avant-gardes aujourd’hui » – sujet non dépourvu d’académisme. Des illustrations de qualité moyenne (malgré un bon papier) donnent à voir des choses souvent vues, mais pas toujours.
Surréalisme (II). Le Surréalisme au service de la révolution (Jean-Michel Place, 2002, s.p.m.). Dans la série des « Revues littéraires d’avant-garde » que réédite régulièrement cet éditeur (Action, Cobra, Dada, Bifur, L’Œuf dur, Nord-Sud, etc.) vient d’entrer cette réédition en fac-similé du périodique que dirigea André Breton, Le Surréalisme au service de la révolution – six livraisons parues entre juillet 1930 et mai 1933 à la Librairie José Corti. Préface de Jacqueline Liener, intitulée, sans complexe : « Les chevaliers du Graal au service de Marx ». Plusieurs index : illustrateurs, collaborateurs, noms cités, ouvrages cités, revues et journaux cités. Le saccage du bar Maldoror, l’affaire Sadoul, l’interdiction de L’Âge d’or, l’affaire Aragon, le congrès de Kharkov, la dénonciation de l’Exposition coloniale ponctuent les livraisons de la série. Il paraît qu’il y a encore des poètes qui se réclament du Surréalisme, refusant de considérer qu’il n’appartient plus qu’à l’histoire littéraire (Surréalisme entre Lettrisme et Symbolisme). Mais la Révolution peut-elle être encore au service du Surréalisme ?
Théâtre. Le Théâtre incarné. Études en hommage à Monique Dubar, textes réunis par Franck Bauer et Guy Ducrey (Université Charles-de-Gaulle Lille 3, 2003, 275 p., 18,50 €). Cet hommage à la comparatiste lilloise Monique Dubar présente, en cinq parties, vingt articles consacrés aux arts de la scène européenne du XIXe au XXIe siècle, avec une prédilection pour Claudel et pour les théâtres des années 1880-1940 en français et en allemand, domaines de spécialité de leur destinataire. Réservée à Claudel, la partie la plus cohérente de l’ouvrage porte sur l’éclairage singulier qu’apportent aux textes certains faits historiques ou politiques. Pierre Brunel voit dans « La Salle d’attente », un texte de Figures et paraboles, une lecture chrétienne de l’univers kafkaien, à partir d’une rencontre des deux écrivains à Prague et des adaptations scéniques du Procès ; Michel Autrand place les personnages féminins de La Ville sous l’égide de l’anarchisme et de Louise Michel ; la réception problématique de la foi claudélienne dans l’Italie des années 30 est expliquée par les simplifications du fascisme mussolinien (Anne-Rachel Hermetet). Par ailleurs, les métamorphoses des textes d’une langue, d’un genre, d’une époque à l’autre sont montrés avec précision. Ainsi, dans la partie intitulée « Où commence l’originalité ? », Jacques Boulogne analyse le déplacement du sacré dans l’œuvre d’Anouilh par rapport à ses modèles antiques. Marie-Madeleine Castellani présente le miracle de Notre-Dame du XIVe siècle, La Fille du roi de Hongrie, comme une adaptation scénique à la fois sérieuse et comique d’un roman édifiant. Michèle Hecquet interprète Le Mariage de Victorine, continuation d’une pièce de l’écrivain bourgeois Sedaine, comme la fin de l’éphémère engagement social du théâtre de George Sand. Franck Bauer, à partir d’une étude serrée de Molière, de Dancourt et de la mode des « écoles » comme sources de L’École des mères de Marivaux, théorise le fonctionnement des hypo-textes. Cependant, auraient pu figurer dans cette partie d’autres contributions – sur l’influence des écrits de Cyrano de Bergerac dans la formation du héros de Rostand (Christian Meurillon), ou sur la mutation que le Cromwell d’Hugo imprime à celui de l’Histoire de la Révolution d’Angleterre de Guizot (Fiona McIntosh-Varjabédian). Au total, le recueil souffre d’une composition défaillante. La dernière partie se réduit à un article de philologie médiévale, sur les sens de « vitre » – vitrail ou frise –, tandis que la première – au titre éloquent, « Où trouver un sujet ? » – le dispute à la troisième pour sa disparité. Mais, après tout, n’est-ce pas le propre d’un hommage collectif ? L’intérêt de celui-ci réside alors, entre autres, dans la présentation d’œuvres méconnues. On entend peu parler, et avec tant d’érudition, des marionnettes et de l’opérette du picard Camille Dupetit (Jacques Landrecies), ou encore du « théâtre de combat », une image du monde ouvrier des années 1895-1910 où Paul Renard suggère, quoique sans preuve, de trouver Brecht avant l’heure. Il reste qu’avec cette composition, les articles sur œuvre unique courent le risque de passer inaperçus des spécialistes qu’ils peuvent intéresser, tels celui d’Anne Ducrey sur L’Oiseau bleu de Maeterlinck, qui réhabilite dans l’allégorie le socle d’un théâtre spirituel, ou celui de Karl Zieger sur le naturalisme de Das Märchen, une œuvre de jeunesse de Schnitzler.
Thomas. Henri Thomas, Choix de lettres (1923-1993), édition établie et présentée par Joanna Leary (Gallimard, Cahiers de la NRf, 2003, 530 p., 31,50 €). Il est toujours intéressant de se plonger dans l’univers et la littérature d’Henri Thomas. Le destin de son œuvre, plus que typique, est d’ailleurs parfaitement incompréhensible. Imagine-t-on Louis-René des Forêts ou Julien Gracq sans lecteur – corrigeons : avec deux ou trois cents lecteurs ? Bien sûr, non. C’est pourtant ce qui arrive à Henri Thomas (1912-1993), prix Femina et prix Médicis, romancier, nouvelliste et traducteur, dont les critiques ne sont jamais parvenus à faire un auteur pour tous. La faute à qui ? À la personnalité étrange de Thomas lui-même, sans doute, qui s’est plié à cette discipline de l’effacement comme tant d’autres au siècle dernier (on attend l’étude qui fera le tour de cette question : après la naissance de l’auteur, l’effacement de l’auteur). Après Dumas, Zola et consorts, voilà Fénéon, Pia et Thomas. Un beau sujet d’étude assurément que ce Thomas-là, dont on suit, sur une période longue (soixante-dix ans), le parcours à travers un choix de lettres plus qu’étonnant. D’abord parce que Thomas l’est, étonnant, vibrant et insaisissable, ensuite parce qu’il est aussi présent dans ses lettres qu’il en efface ces correspondants. Enfin, parce que cette édition est très décevante, sans aucun équilibre quant aux différentes périodes de la vie de Thomas : on a l’impression que le Choix est surtout une accumulation qui ne s’avoue pas. On dirait qu’ont été liées toutes les lettres qui ont pu tomber dans les mains de l’éditrice, laquelle prétend pourtant posséder quatre mille missives de cet auteur. Si l’on en croit l’ensemble publié, soit 297 lettres, il est probable que le chiffre d’un millier est plus crédible, car on ne s’explique pas autrement la sélection molle qui a été opérée. Des lettres redondantes auraient pu, par exemple, attendre dans un tiroir avec celles dont l’intérêt est moins remarquable. Mais le problème essentiel n’est pas là. Le sentiment de frustration réside dans une annotation diablement fugace, pour ne pas dire évanescente. Un double exemple permet d’illustrer ce constat : dans la lettre 104, adressée à Jean Paulhan le 27 octobre 1943, on lit une note à propos de cette phrase : « Je reste navré de ce qui s’est produit au sujet du poème envoyé à Fénéon. ». La note est la suivante : « Le critique Félix Fénéon fut directeur de la Revue blanche. » Outre le ridicule de cette formulation et son anachronisme, une lacune totale d’information concernant le « poème envoyé à Fénéon » achève d’appuyer notre démonstration. Ajoutons que le reste de cette lettre est à peu près incompréhensible malgré (ou grâce à) trois notes de bas de page. Bref, un travail mal bâti, fourbi à la hâte. Les amateurs d’Henri Thomas y retrouveront l’écrivain qu’ils apprécient, les autres feront mieux d’aller voir le dossier de la revue Obsidiane (n° 30, 1986) et le Cahier Henri Thomas paru en 1998.
Typographe. L’Arbre de Jean Le Mauve, typographe, jardinier, éditeur, picard, poète, vrai poète, sous la direction de Françoise Racine (Bibliothèque départementale de la Somme, 2003, 103 p., s.p.m.). Jean Pigot dit Le Mauve (9 septembre 1939, Saint-Quentin-3 juin 2001, Aizy-Jouy) fut l’un des derniers typographes authentiques. Il fut aussi un poète très talentueux et un éditeur de poésie remarquable. Sa disparition prématurée, il y a deux ans, choqua ses connaissances qui, toutes, auraient pu écrire comme l’imprimeur d’Histoires littéraires le fit naguère : « Quand je me mets à penser à Jean Le Mauve / Une grande tendresse m’envahit. » (La Tour de Feu, 1980). Personnage d’une humanité douce, pourtant têtue, il avait la particularité d’être un éditeur sachant lire, prenant son temps, niant les petites vertus de la publicité, leur préférant les amitiés profondes, la profondeur des mots et des paysages verdoyants. Jean Le Mauve savait soigner son catalogue comme son jardin, et cajoler ses canes-parapluie – autant d’activités naturelles qui captivaient ce sage, plus, sans doute, que les ateliers de typographie qui lui fournissaient sa croûte. En matière de livres, il avait trouvé chez Jean Vodaine un premier mentor, et chez Guy Lévis Mano un modèle. Rigueur et simplicité auront toujours été les caractéristiques de la maquette de ses livres, à l’exception d’un petit livre-culte, De l’écrivain ou gribouri d’Ernest Menault (1997), où le prote s’autorisa des pirouettes aussi magistrales que délectables. Il trouva chez Paul Keruel un cofondateur de revue (L’Arbre, 1962-). Il avait aussi fait la connaissance déterminante d’Edmond Thomas, son ami le plus proche. C’est ce dernier qui signe aujourd’hui la réalisation du catalogue de l’exposition montée cet automne par Françoise Racine à Amiens en hommage au poète disparu. Composé d’extraits des écrits de Le Mauve – rares comme l’œuvre de tout éditeur qui rouspète intérieurement de ne pouvoir se consacrer à sa propre création, on en connaît –, d’une bibliographie de sa production, le volume contient aussi les témoignages et saluts de ses vieux amis Alain Clément, Didier Ard, Martin du Bourg (alias Edmond Thomas), Frédéric-Jacques Temple, Pierre Autin-Grenier, Jean-Marie Planchou, Patrick Wessel. Les pages emphatiques et graves qu’on y trouve font regretter l’absence de plus jeunes poètes qui étaient très attachés à Le Mauve et dont il s’était montré lui-même soucieux. À regretter aussi, le gros silence sur l’activité épistolaire de Le Mauve, dont les lettres mériteraient de paraître un jour, car elles sont une partie attachante de son œuvre : plus tard, peut-être, lorsque sera jaugé à sa juste valeur le catalogue qu’il a composé et qui va d’Ilarie Voronca à Pierre Autin-Grenier en passant par Daniel Biga, Edmond Humeau, Fernand Tourret, Jean-Pascal Dubost, David Dumortier, Jean-Louis Cordebard, Gaston Chaissac ou André Druelle.
Jean Le Mauve dans son atelier.
Gravure sur bois pour
La Plaisante Histoire de Gargantua (1547), adaptée par Edmond Thomas à l’arrivée d’un manuscrit à Bassac.
Plein Chant, n° 22, 1974.
Typographes. Décembre Alonnier, Typographes et gens de lettres (Plein Chant, 2002, 480 p., 30 €). Ce livre de petit format, mais trapu, sous papier jaune peu épais, titre rouge, vignette et filets de couverture très typés, non rogné, semble sorti tout droit d’un atelier du siècle d’or de la « petite librairie ». Il fait partie d’une collection riche déjà d’une cinquantaine de titres, dont le principe est de recomposer et réimprimer des textes publiés au XIXe siècle, anciens ou contemporains, qui sont devenus rares et dont l’intérêt documentaire ou artistique est manifeste. Mais ce « Décembre Alonnier », dont l’édition originale et unique par Michel Lévy date de 1864, constitue une exception dans la « petite librairie » de Plein Chant, qui ne se contente pas d’en reproduire le texte mais en propose une refonte largement augmentée, par l’iconographie et par l’annotation : le choix des illustrations comme la rédaction des notes, dus à Martin du Bourg, sont le résultat d’années de « chine » et de patients recoupements, et leur intégration au texte original est impeccable. Le lecteur qui possède l’édition de 1864 peut s’en séparer à présent sans regret : il ne se servira plus que de celle de Plein Chant. L’insertion de l’iconographie dans le texte est faite avec autant de discrétion que d’à-propos. L’image peut être une simple référence biographique (comme des portraits de patrons d’imprimerie), un prolongement descriptif, souvent nécessaire pour une meilleure représentation des conditions de travail (gravures extraites de l’ouvrage de l’imprimeur Paul Dupont, Une imprimerie en 1867 – remarquons la parfaite adéquation chronologique avec le texte, et il en va de même pour l’ensemble de l’iconographie), ou encore un éclaircissement technique (protocole de correction typographique, casse d’imprimerie, outils du compositeur, etc.) permettant parfois même de corriger une erreur du texte (page 137, à propos d’un format d’imposition). Pour expliquer l’expression « un rébus del’Omnibus », Martin du Bourg en reproduit deux page 126, et va jusqu’à en donner les solutions en note, page 440 ! Cette note est à l’entrée « Omnibus (L’) », où l’on apprend que cinq journaux différents portèrent ce titre et lequel était particulièrement friand de rébus. Les notes sont en effet rassemblées en un « Glossaire-Index » constituant plus et mieux qu’un dictionnaire de typographie : c’est tout le monde de l’imprimerie, de la presse et de l’édition, sous tous leurs aspects, qui est décrit article par article. Ces enrichissements font à présent de l’œuvre de Décembre Alonnier un manuel érudit de la vie du livre et de la presse aux alentours de la moitié du XIXe siècle : c’est un monde totalement disparu, sauf chez Plein Chant qui a dû consacrer un temps et une énergie considérables pour en rassembler tant de richesses : gravures, volumes, journaux, objets publicitaires et objets professionnels, car ce sont toujours des documents originaux, certains rarissimes, que reproduit l’éditeur. Sa conception permet soit une lecture en continu, du texte original puis du glossaire, soit un arrêt sur des passages où le texte réclame un éclaircissement qu’on ira chercher dans le glossaire, comme on retournera aussi bien du glossaire vers le texte, grâce à l’indexation. L’ouvrage de Décembre Alonnier, au vrai Décembre et Alonnier car il s’agit de la signature commune d’Edmond Alonnier et de son gendre Joseph Décembre, qui, des deux, est l’homme du métier, successivement typographe, correcteur, prote et éditeur, est intéressant par lui-même : il est rempli de vivantes descriptions des mœurs de ce monde remuant, hiérarchisé, mais où l’ouvrier n’en fait bien souvent qu’à sa forte tête. S’il présente quelques faiblesses dans son jugement littéraire teinté de moralisme, il ne manque pas d’esprit caustique quand il s’agit de décrire les mœurs du journalisme et de la littérature, car « le typographe, comme le pompier ou le machiniste, est placé dans la coulisse, et les détails secondaires ne lui échappent pas », au contraire du public qui « ne connaît les écrivains que lorsqu’ils sont imprimés » – principe plein de sagesse qui devrait être mis en œuvre aujourd’hui pour un état des lieux, lesquels peut-être se montreraient différents de la vision qu’imposent nos vedettes actuelles, surtout quand l’une d’elles vient de casser sa pipe pour être béatifiée, comme l’excellente Françoise Giroud, ou, plus anciennement, le pitre à peine tragique Jean-Edern Hallier, ou postérieurement (le plus tard possible, certes !) Philippe-Vanity Sollers. Mais ne rêvons pas. Un Décembre Alonnier pour les temps présents n’est pas d’actualité. Reste à revivre l’autrefois, et pour le revisiter, il n’existe pas, pour la période considérée, de meilleur guide que ce maître-livre composé par Plein Chant et Martin du Bourg. À la fois un musée et une saga pleine de rumeurs et de gestes vivants. Une leçon également, un livre de chevet, un bréviaire que devraient méditer nos éditeurs d’aujourd’hui, si souvent hâtifs et négligents, quand ils ne sont pas tout simplement ignorants de l’histoire de leur métier, et pas gênés de le rester.
Verlaine (I). Paul Verlaine, Romances sans paroles, édition critique de Steve Murphy (Champion, 2003, 470 p., s.p.m.). Le manuscrit des Romances sans paroles, que Verlaine avait confié à Lepelletier pour la première édition du recueil, est ici reproduit en fac-similé pour la première fois dans sa quasi totalité, grâce à l’obligeance du collectionneur Jean Bonna (des échantillons en avaient été donnés dans Histoires littéraires n° 4). L’introduction éclaire l’histoire complexe de ces poèmes. La première partie est consacrée aux reproductions de ce manuscrit, mais aussi aux autres versions manuscrites ou imprimées. La seconde partie transcrit les textes avec leurs variantes les plus microscopiques, typographiques et ponctuationnelles, avec le même acharnement philologique dont l’auteur avait fait preuve dans ses deux éditions de Rimbaud chez le même éditeur. Dans la postface, il commente les « hérésies de versification » de ce recueil qui fut le plus novateur en matière de formes poétiques, marqué par l’exemple plus destroy de Rimbaud, puis il reconstitue la « poétique » de chacun des poèmes. Enfin, des renseignements historiques sont donnés en tout petits caractères à la fin, où l’auteur reprend le meilleur de tous les travaux antérieurs, de la façon la plus exhaustive. Il y fait preuve d’un esprit critique, notamment dans le rappel des réalités politiques et de la chose sexuelle, qui change des travaux des Verlainiens « où l’imprécis au précis se joint » bien trop souvent. Résultant d’un travail considérable, par un spécialiste de longue date de Verlaine, de Rimbaud et de Baudelaire, ce livre est d’une grande richesse. L’édition « pluriversionnelle » qu’il propose de ce recueil – indispensable puisque le texte de référence est indécidable – sera désormais l’édition canonique pour les études verlainiennes, et un pôle de référence pour les chercheurs sur la poésie du dernier quart du XIXe siècle. On espère que ce n’est qu’un début : il faut continuer le combat pour l’édition complète de Verlaine dans d’aussi bonnes conditions. Quant à son prix, il vaut mieux n’en dire mot. L’ouvrage est d’ailleurs « s.p.m. ».
Verlaine (II). Steve Murphy, Marges du premier Verlaine (Champion, 2003, 432 p., 70 €). Steve Murphy a rassemblé dans ce volume des études sur le « premier Verlaine », avant la rencontre avec Rimbaud. Contre l’image d’un poète alangui et fade, il défend la réalité d’« un poète de la force ». Dans la première partie, Romantisme et Parnasse, il donne de nombreuses analyses de poèmes tantôt peu connus, tantôt trop connus, mais mal : un de ses premiers poèmes d’adolescent, La Mort, sous l’influence de Hugo ; Monsieur Prudhomme, dont il confronte les trois versions ; le sonnet À Charles Baudelaire et un essai sur celui-ci permet de revoir ses rapports avec le poète des Fleurs du Mal ; Après trois ans, dont il donne deux intertextes hugoliens et qu’il rapporte à l’hypogramme d’Élisa Dujardin ; Nevermore enfin, qu’il analyse finement. Le Verlaine parnassien de la première heure, rejeté ensuite par la troisième vague du Parnasse contemporain, est discuté dans une étude. La deuxième partie, Poésie des marges, est consacrée à ces « marges ». Un article sur ce que Steve Murphy appelle « la parapoésie » : il range sous ce terme plus ou moins heureux l’Album zutique, mais aussi les Odes funambulesques par rapport au recueil de Banville Les Exilés, tout ce qui est chansons, comptines, écrits clandestins, frivoles, satiriques et érotiques. Marquées par l’ironie et les formes poétiques curieuses, les marges sont progressivement absorbées par le centre : après la poésie excentrique des années 1820, les années 1860-70. « Le parapoétique est au cœur du premier Rimbaud, mais aussi de toute l’œuvre de Corbière, Cros ou Ducasse. » Idem chez Verlaine, en dehors des parenthèses « sages ». Steve Murphy insiste sur les textes exhumés par André Vial et, plus récemment, par Michaël Packenham. Dans les « marges de la représentation sexuelle », l’auteur ne prend pas de gants ni de pincettes pour commenter un triolet sur Alexandre Dumas, la source d’un sonnet des Amies, les sonnets homosexuels exhumés par André Vial et la parodie des Amants de Baudelaire. La dernière partie, Parnasse et République, aborde le Verlaine politique, L’Art de Louis-Xavier de Ricard, le trop négligé Vermersch, parodiste dans Le Hanneton, le poème Les Loups, Verlaine et Coppée à propos d’Un grognard, un poème républicain inédit, un « Vieux-Coppée » de l’Album zutique, une parodie d’un sonnet de Banville dans Les Princesses et les versions d’un poème communard, Des morts. Rappelons que le projet de quatrième livre de Verlaine, Les Vaincus, fut refusé par Lemerre. Ce recueil d’essais se signale par l’étendue des références et la connaissance des textes dans leur localisation, le caractère pointu des analyses, l’appel au contexte social et politique pour redonner sens à une poésie qui passe pour intemporelle. L’approche métrique est bien développée (on ne chipotera pas sur l’oubli permis du hiatus de « va et vient », mais à propos des rimes en -ouffle, qui font la pointe du sonnet sur Monsieur Prudhomme : on aurait aimé qu’elles soient rapportées, non à Hugo dans Le Satyre, ce qui n’est qu’une preuve d’extension du vocabulaire de ses rimes, mais aux traités qui en font l’exemple des rimes burlesques, employées par Piron, et qu’on retrouvera chez Jarry. La bibliographie est complète et non envahissante. Le volume est illustré de caricatures d’époque, qui changent des tableaux lénifiants du XVIIIe siècle ou des Impressionnistes. C’est un Verlaine politique que présente hardiment Steve Murphy. Mais on l’attend quand il devra parler du Verlaine boulangiste et royaliste, qui est à l’opposé de ses sympathies affichées. On souhaite que cet infatigable éditeur des textes de Rimbaud, Verlaine et Baudelaire, n’en reste pas à cette première tranche de la vie littéraire du poète des Romances sans paroles.
Vian. Boris Vian. Œuvres complètes (Fayard, 1997-2003, 15 volumes reliés). Il est toujours agréable de constater que des Œuvres complètes apportent quelque chose de nouveau. Celles de Boris Vian ne paraissent pas en Pléiade, c’est déjà ça ; leurs quinze kilos occuperont soixante centimètres de linéaire dans votre bibliothèque. Au terme du tome quinzième, ce sont près de 10 000 pages que vous aurez lues. Quatre volumes de romans et nouvelles, un volume de poèmes et un de chansons, trois volumes de chroniques de jazz, trois de théâtre et de scénarios, deux de chroniques et, cerise sur le papier, un volume de transcriptions des interventions de Vian à la radio. Les Vianophiles sont servis. Quant aux Vianophobes, ils ont déjà fait remarquer que, malgré le sérieux de l’établissement des textes, les préfaciers en ont parfois, comme on dit, un peu rajouté ; or le ton de Boris Vian est bien ce qu’il est le plus difficile à suivre, sinon à pasticher. Sans doute est-ce pour prouver que, depuis ses premiers romans, en quinze années à peine, on ne peut plus écrire comme avant Boris Vian. C’est le grand rôle qu’il tiendra dans l’histoire littéraire du XX° siècle. Mais on se demande parfois si cela a été bien remarqué.
Yourcenar. Marguerite Yourcenar. Du Mont-Noir aux Monts-Déserts, Hommage pour un centenaire (Gallimard, Cahiers de la NRf, 2003, 202 p., 18,50 €). D’un lieu à l’autre, cet ouvrage d’hommage rassemble une vingtaine de contributions touchant des aspects divers relatifs à Marguerite Yourcenar. Portraits (celui de François Nourrissier n’est pas mal), souvenirs de lectures ou de rencontres, études littéraires, l’hétéroclisme va de soi dans ce genre de livre. Chacun y trouvera des textes qui le touchent davantage, entrant en résonance avec sa propre lecture de l’œuvre de Yourcenar. Philippe Le Guillou, dans « Un psaume charnel », analyse Alexis ; Françoise Chandernagor revient sur sa lecture d’enfance de Mémoires d’Hadrien et sur le roman historique qu’elle « partage » avec l’auteur ; Guy Goffette livre un texte sur sa rencontre de Blues et Gospels ; Jean-Pierre Richard étudie les « Figures du sujet, images de l’idée » ; Jean Roudaut s’interroge sur la vieillesse et la mort dans les textes et donne une étude de la mise en jeu de l’ellipse. Quelques documents : des pages du journal de Jean Lambert narrant une visite à Petite Plaisance, un entretien avec Volker Schlöndorff sur l’adaptation cinématographique du Coup de grâce, un autre avec André Delvaux sur celle de L’Œuvre au noir. Toutes ces contributions témoignent d’un écrivain en marge de son époque et dont l’œuvre sait pourtant encore émouvoir la nôtre, un siècle plus tard.
Zola. Véronique Cnockaert, Émile Zola, les inachevés : une poétique de l’adolescence (XYZ et Presses universitaires de Vincennes, 2003, 163 p., 20 €). Si d’aucuns pensaient pouvoir affirmer qu’il n’y a pas d’enfants chez Zola, qu’enfance ni adolescence ne sont matières zoliennes, l’essai de Véronique Cnockaert, issu d’une thèse de doctorat, remet fermement les choses en place. Non seulement les personnages d’adolescents détiennent, selon la formule utilisée par Alain Pagès en préface, les clefs du cycle (c’est à l’adolescence que se révèle la fêlure), mais la notion d’adolescence elle-même, combinaison de transitoire et d’indétermination, fournit le modèle de nombre de personnages zoliens, quand ce n’est pas de la poétique zolienne elle-même. Bien que le cycle soit effectivement placé sous le signe des adolescents morts, du meurtre de Silvère, faute originelle qui entache l’ascension des Rougon, à la disparition de Charles, petit dauphin exsangue mourant sous le poids de « l’exécrable héritage de sa race », cet essai ne limite pas son propos à la représentation de l’adolescence. Il cherche les traces d’un paradigme adolescent dans l’ensemble de l’œuvre, mettant au jour sa prégnance dans les scènes de crise morale (telle celle traversée par Muffat dévasté par la contemplation de la « chair centrale » dans Nana). Se superposent alors trois paradigmes : celui, narratif, qui utilise l’adolescence comme modèle de la crise du personnage ; celui, biologique, de l’articulation problématique entre hérédité et sexualité ; celui, enfin, mythique, qui fait de la sortie de l’adolescence une chute. L’union de ces paradigmes s’observe dans la dramatisation de l’adolescence, cet « âge des possibles » étant confronté dans l’univers zolien à des choix violemment exclusifs : sexualité ou politique, sexualité ou morale, sexualité ou foi, etc. La question sexuelle, autant que celle du « genre », est ici centrale : la prédilection de Zola pour les adolescents naît d’abord, nous dit l’auteur, de son intérêt pour le mélange des sexes qu’il y trouve et dont il pressent qu’il perdure, mais uniquement du point de vue psychologique, dans les identités adultes (quoique valorisées très diversement : voir la persistance du féminin chez le « petit crevé », la force de séduction des filles garçonnières). Véronique Cnockaert s’intéresse surtout à l’adolescence, aussi ne lui reprochera-t-on pas de n’avoir pas cherché à replacer les discours dix-neuviémistes sur l’enfant, convoqués très ponctuellement, dans le processus « d’invention de l’enfance » entamé un siècle plus tôt, plutôt que par rapport à une image d’enfance-innocence historiquement datée. C’est surtout d’adolescence qu’il s’agit ici, et l’auteur reconstruit en revanche avec soin les discours, notamment médicaux, qui font de cette période de la vie un moment périlleux, toujours susceptible d’ouvrir sur l’animalité, la folie, la violence monstrueuse. L’attention portée aux discours scientifiques d’une part, aux écrits zoliens d’autre part, s’accentue dans le chapitre consacré à l’éducation, objet latent, jamais abordé directement par les romans. Inversement, l’appui fréquent sur des définitions psychanalytiques de l’adolescence pourra déconcerter les lecteurs rétifs à cette discipline, et donner parfois l’impression d’une circularité, la définition moderne semblant dire le tout du personnage. Sans doute aurait-il été intéressant de poursuivre ici par une perspective narratologique qui aurait permis de dépasser les données psychologiques. L’aspect le plus neuf de cette étude nous a définitivement semblé la réflexion sur l’adolescence comme inachèvement, qui pourrait compléter la question de la clôture dans la poétique naturaliste. Le temps de l’adolescence y devient le temps du roman, transitoire et inachevé. On aurait aimé davantage de développements sur cette intuition d’un roman zolien comme roman adolescent, mélange, crise et inachèvement, qui permet de réinterpréter les éléments rassemblés par S. Thorel-Cailleteau quant à la déperdition ontologique du roman zolien dans Le Livre sur rien. Bien qu’il ne se trouve de charme que dans l’inachevé, espérons cependant que ces idées fructueuses, laissées ici comme des pierres d’attente, seront exploitées dans un ouvrage futur.
[Paul Aron, Patrick Besnier, Claudine Brécourt-Villars, Colette Camelin, François Caradec, Alain Chevrier, Michel Décaudin, Véronique Dominguez, Eric Dussert, Jean-Paul Goujon, Laurence Guellec, Marlo Johnston, Vincent Laisney, Jean-Jacques Lefrère, Muriel Louâpre, Jean-Paul Louis, Marielle Macé, Bertrand Marchal, Hugues Marchal, Michèle Mascle, Robert Mélançon, Jean-Paul Morel, Steve Murphy, Jacques Noizet, Gilles Picq, Michel Pierssens, Florence Playe, Yannick Portebois, Henri Scepi, Anne Simon, Stéphane Vachon, Éric Walbecq, etc.]
Gérard Gefen, écrivain et musicologue, collaborateur d’Histoires littéraires, nous a quittés le 6 août dernier. Il était producteur à Radio-France, et on lui doit un grand nombre d’émissions et de collaborations à la presse musicale, ainsi que plusieurs traductions. Parmi ses ouvrages, on retiendra : Furtwängler, une biographie par le disque (1986), Histoire de la musique anglaise(1992), Les Musiciens et la franc-maçonnerie (1993), Maisons de musiciens, photographies de Christine Bastin et Jacques Evrard (1997), Wilhelm Furtwängler, la puissance et la gloire (2001), Pianos, photographies de Gilbert Nencioli (2002), plusieurs romans (dont L’Assassinat de Jean-Marie Leclair, 1990) et de nombreuses contributions dans des ouvrages collectifs.