EN SOCIÉTÉ
Aicard. Les Échos de Maurin, n° 4, décembre 2002 (Les Amis de Jean Aicard, Oustaou de Maurin des Maures, 83210 Sollies-Ville ; 4 p., s.p.m.). Les associations d’amis d’écrivains sont, par essence, presque toujours sympathiques, c’est entendu, mais quand, sur quatre petites pages chétives, on sème des miettes et des truismes à la volée, on s’expose à ce qu’un coup de vent vous les renvoie dans l’œil.
Bibliographie. Éric Ferey, Revue d’histoire littéraire de la France, hors série, Bibliographie de la littérature française : XVIe-XXe siècles : année 2001 (2002, 700 p., 20 €). On sait la manière de prouver l’impeccabilité d’une bibliographie : vérifier si ses propres articles y sont mentionnés. Conservateur à la BnF, Éric Férey est un personnage d’une rigueur et d’une science bibliographiques sans égal. Rappelons, pour ceux qui n’auraient jamais consulté ce pavé annuel, qu’il est divisé en six parties : une première consacrée aux notions clés (« Généralités ») et les suivantes aux cinq siècles de l’époque moderne – du XVIe auXXe. Comme c’est le cas depuis longtemps (mais la tendance ne s’aggrave-t-elle pas ?), les XIXe et XXe siècles occupent les trois quarts de l’ouvrage. L’index des sujets permet de saisir l’évolution et d’apercevoir les grandes orientations de la recherche actuelle : alors que, pour le XIXe siècle, les approches modernes héritées de la nouvelle critique semblent en recul (intertextualité, narrataire, narration, discours, etc.), les approches « traditionnelles » se taillent la part du lion (influences et relations, mythe, thème, courant, réception, genre). Le palmarès des auteurs, toujours pour le XIXe siècle, est lui aussi édifiant : les grands auteurs continuent d’attirer beaucoup de monde, tandis que les écrivains mineurs s’enfoncent dans l’oubli : on continue d’ignorer Béranger, Leroux, Mendès, tandis qu’on persiste à s’intéresser à Mirbeau, Huysmans, Lautréamont et Sand (les féministes !). À noter que Daudet, Malot, Mérimée et Gautier reviennent en force, mais que Sainte-Beuve, Vigny, Schwob et Corbière ont toujours une place indigne de leur importance.
Bibliophilie. Le Livre et l’estampe, revue trimestrielle de la Société royale des bibliophiles et iconophiles de Belgique, n° 158, 2002 (4 boulevard de l’Empereur, 1000 Bruxelles ; 178 p., s.p.m.). Bien intéressante, cette livraison, avec trois articles que l’on apprécie en regrettant leur brièveté tant ils sont captivants de bout en bout : « La bande dessinée, nouvel horizon pour les iconophiles et les bibliophiles » (René Fayt), « À la découverte d’un petit éditeur du XIXe siècle, Jean-Baptiste Moens (1833-1908) » (Christelle Harvengt) et « « C’est l’auteur qui souligne. » Remarques sur quelques pratiques éditoriales » (Émile Van Balberghe). L’auteur de cette dernière étude signale qu’Histoires littéraires « change de type de caractère pour les notes en bas de pages », dont le corps lui paraît « trop petit ». Il n’a peut-être pas tort. Mais l’important n’est-il pas que la revue ne change pas de caractère ?
Bonzaï. La Petite Revue de l’indiscipline, n° 104, printemps 2003, Jacques Roubaud numéro spécial (Christian Moncel, BP 1066, 69202 Lyon Cedex 01 ; 22 p., 1,70 €). Dans son dernier numéro spécial et « supplément satirique » au précédent, entièrement rédigé par Sébastien, la « revuette » de poésie s’en prend à Jacques Roubaud. Le poète et ses thuriféraires sont étrillés avec une vacherie aussi rigolote que partiale, qui culmine dans un récit de rêve où le chroniqueur comparaît devant les juges des Enfers, qui le convainquent d’incompétence et d’ignorance. Néanmoins, et au risque de s’attirer les foudres de Sébastien, nous répèterons avec certains de ses contradicteurs que sa notion de « quête poétique véritable [est] du toc », dès lors qu’elle entend imposer un courant (la poésie versifiée, par exemple) contre d’autres, et surtout quand elle motive des attaques ad hominem immatures, comme tels jeux épigrammatiques sur le nom de Prigent et Roubaud dans des livraisons antérieures. Sur ce point, nous renvoyons aux chroniques déjà consacrées ici à la PRI ou au Coin de table, mais pour quitter ce débat et aborder le travail de Moncel sous un autre jour, on gagnera à se reporter à l’essai d’Alain Dumaine surBaudelaire et la réalité du mal, notamment à la page 25, où l’éditeur s’avoue « inventeur de destins » : il crée, comme Pessoa, des hétéronymes, dont Alain Dumaine, et, si nous comprenons bien, Sébastien et Maurice Hénaud. Dans cette construction énonciative complexe, le discours des uns et des autres devient décalé, et les partis pris ou l’aspect monologique des affirmations demandent, sans doute, à être davantage suspectés par le lecteur.
Camus. Bulletin d’information de la Société d’études camusiennes, n° 66, avril 2003 (Société des études camusiennes, 10 avenue Jean-Jaurès, 92120 Montrouge ; 25 p., s.p.m.). Ce modeste bulletin ne paie pas de mine, mais fait bien et sans chichis ce pour quoi il existe : rendre compte de l’actualité de Camus, dont on constate qu’elle ne manque pas de vitalité. Les vingt pages retenues par une simple agrafe mentionnent des colloques (trop tard hélas ! pour le « couscous d’adieu » de celui de Poitiers), commentent des parutions (la biographie d’Amrouche par Réjane Le Baut), recensent force manifestations diverses, donnent les adresses électroniques des quelques dizaines de membres de la société, etc. Plus original : une petite « note de lecture » fait la statistique chronologique des contributions de Camus à Combat, avec graphiques : il y a des années avec et des années sans. Une innovation intéressante : le bulletin reproduit aussi des textes parus sur le Web. Renversement inusité mais qui a peut-être de l’avenir : le papier demeure en effet (pour l’instant) moins périssable que les assemblages d’électrons.
Céline. L’Année Céline 2001 (Du Lérot-Imec, 2003, 240 p., 35 €). Un bon cru, pour les amateurs de Céline, avec la réapparition du manuscrit du Voyage au bout de la nuit et celle de diverses correspondances passées en vente en 2001-2002 (à René Héron de Villefosse, au docteur Augustin Tuset, à Antonio Zuloaga, fils du peintre espagnol). De nombreuses informations sont données sur la vente du manuscrit du Voyage, vendu par le romancier en mai 1943 au marchand de tableaux Étienne Bignou et entré ensuite dans un long sommeil que le dernier détenteur en date de l’autographe prétend avoir été anglo-saxon. Du sommaire de cette Année Céline, mentionnons des notices pharmaceutiques du docteur Destouches récemment retrouvées (« L’Insomnie des intellectuels », des notes sur la composition du Somnothyril ou sur la toxicité du Bromoforme) et surtout le texte d’un étonnant entretien télévisé que Céline accorda, dans sa maison de Meudon, en juin 1957, à André Parinaud ; on y retrouve un Céline tout craché, préoccupé par la perturbation que l’équipe de télévision inflige à son perroquet, et toujours aussi entier et vindicatif : Mauriac ? Un « directeur d’école libre qui a mal tourné ».
Claudel. Bulletin de la Société Paul Claudel, n° 169, mars 2003 (13 rue du Pont-Louis-Philippe, 75004 Paris ; 71 p., 5 €). Ce numéro, dominé par Le Soulier de Satin, s’ouvre sur un entretien avec Olivier Py. Le dramaturge et metteur en scène évoque sa lecture de l’œuvre, montée à Strasbourg au printemps et actuellement en tournée (elle sera à Paris cet automne). Mais il aborde aussi son propre travail, marqué par une réflexion catholique qu’on n’attendait pas forcément chez lui. Dominique Millet-Gérard présente un extrait du texte qu’Hans Urs von Balthasar avait consacré à cette pièce-marathon et qui vient d’être traduit chez Ad Solem. Enfin, Yehuda Moraly, rappelant que Jean-Louis Barrault mena de front la création du Soulier et son rôle de Baptiste dans Les Enfants du paradis, propose un rapprochement stimulant entre la structure des deux intrigues. Le reste du bulletin porte sur l’actualité de la recherche, des mises en scènes et des publications. On y apprend notamment que Michel Serrault évoque, dans sa récente autobiographie, la création du Soulier (où il fut figurant) : Marie Bell négocie la réduction des tirades en lançant à un Claudel « fasciné et tremblant comme si la Vierge en personne venait de s’adresser à lui : – Dis, Paulo, on pourrait pas couper, là aussi ? », et Guitry lâche après la première : « Encore heureux qu’on ait pas eu la paire ! » Une pointe assassine qu’on ne dira certainement pas face à cette livraison bien faite.
Delacroix. Société des Amis du Musée national Eugène Delacroix, bulletin n°1, janvier 2003 (6 rue de Furstemberg, 75006 Paris ; 26 p., 16 €). Ainsi que le rappelle le responsable de ce bulletin, François de Waresquiel, la Société des Amis de Delacroix a connu naguère des jours fastes, suivis de périodes beaucoup plus sombres : l’ancienne génération des parrains prestigieux a disparu et la cote de Delacroix lui-même n’est plus ce qu’elle était, comme en témoignent les ventes. Les Amis du peintre n’ont pas pour autant désarmé et recentrent désormais leurs actions sur le soutien au Musée, installé dans l’appartement où Delacroix passa ses dernières années, à proximité du chantier de Saint-Sulpice. Ce musée (national depuis 1971), ils contribuent à l’enrichir considérablement en lui remettant leur collection, dont on trouvera l’inventaire illustré dans ce numéro du bulletin, à côté de plusieurs études d’Arlette Sérullaz, spécialiste dont les travaux sur Delacroix, David, Eugène Boudin, etc., sont bien connus. Quelques chroniques et une intéressante revue des trois dernières années de publications sur Delacroix complètent ce premier numéro prometteur.
Des Forêts. Louis-René Des Forêts, numéro spécial de Critique, 668-668, janvier-février 2003 (Minuit, 2003, 127 p., 11,50 €). Des Forêts n’échappera pas un jour prochain à la mise en Pléiade. L’éditeur, qui sera nécessairement Dominique Rabaté, aura du grain à moudre : publications dispersées, manuscrits complexes, intense intertextualité, cohérence du projet, uniformité du ton, singularité de l’auteur, silences énigmatiques, respect unanime, amitiés choisies, glossateurs déjà nombreux – tous les ingrédients sont là pour faire un grantécrivain comme l’histoire littéraire les aime. Elle a bien raison. La réputation croissante de Des Forêts depuis Ostinato ne peut que s’amplifier, maintenant qu’il est mort, tandis que bien des marionnettes qui s’agitent encore bruyamment à l’avant-scène devront prendre le chemin du placard. Ce numéro de Critique, organisé par Dominique Rabaté, n’est encore qu’une première étape dans la constitution d’une critique savante de Des Forêts, mais elle en offre les linéaments. L’ensemble est un peu hétéroclite, inévitablement. Michel Deguy livre quelques pages curieusement lisibles (ce n’est pas son habitude) consacrées au Des Forêts qu’il a fréquenté au temps où ils étaient tous deux du comité de lecture de Gallimard. Jean Roudaut donne un bon Des Forêts for beginners sous le titre « Un rire en vérité si fragile » – le rire lui servant de fil conducteur ambigu. Dans « Le Salon de musique », Gérard Macé cisèle à sa manière élégante quatre pages tressées autour d’un souvenir de cinéma partagé. Bernard Pingaud n’apporte pas grand-chose de neuf et Patricia Martinez en rajoute dans l’énigmatique au prétexte d’une « poétique de l’énigme ». Emmanuel Delaplanche distille à propos d’« Influences en miroir » une partie de sa thèse, consacrée aux emprunts de Des Forêts, dont il a montré qu’ils sont omniprésents – un fait dont toutes les conséquences ne sont pas encore tirées mais qu’il traite avec subtilité. Christine Andreucci s’intéresse aux poèmes de « Sam Wood ». Dominique Rabaté étudie, avec l’« écrivain en troisième personne », la figure du tiers qui fait de l’oeuvre un genre à part. Jean-Paul Michel traite d’Ostinato, œuvre quand même contre toute la thématique de l’œuvre. Parmi les autres essais rassemblés, on retiendra surtout celui de Jean-Yves Pouilloux, « Faire une phrase », bel exercice de lecture et sur la lecture, à la première personne, à partir de la confrontation avec la première page de Pas à pas jusqu’au dernier. Un fragment de poème inédit et une lettre à René Vincent sur Les Mendiants, publiée antérieurement sans lieu d’édition, sans date, sans nom d’éditeur, complètent le dossier. Pour finir sur des futilités, notons que la qualité typographique de la couverture de ce numéro de Critique est assez désastreuse : qui dira les ravages de l’ordinateur dans l’art de la mise en page ?
Gide. Bulletin des Amis d’André Gide, n° 138, avril 2002, Le Colloque de Fès (92 rue du Grand Douzillé, 49000 Angers ; 152 p. ; 11 €). Une note nécrologique inquiétante signale qu’après la mort récente de Jean Meyer et de Maurice Rheims, le comité d’Honneur ne comporte plus qu’un membre vivant, Dominique Fernandez, pour trente morts ! Les Amis d’André Gide se portent pourtant bien, comme en témoigne la publication régulière du bulletin. Réunis par Fatima Safi, les actes du colloque Gide et le Maghreb d’octobre 2002 proposent dix communications qui ne se soumettent pas toutes à la thématique du titre : on étudie aussi bien Les Caves du Vatican que le voyage en URSS. Plusieurs interventions affrontent tout de même vraiment le sujet, dont la plus originale est un parallèle entre L’Immoraliste et Un thé au Sahara de Paul Bowles.
Hugo. Année Victor Hugo, revue internationale d’études hugoliennes, n° 1, 2002 (58 rue des Écoles, 75005 Paris ; 296 p., 35 €). Rédacteur en chef de cette nouvelle publication, Pierre Laforgue souligne qu’il n’existait pas de revue spécialisée consacrée à Hugo, malgré de nombreux « articles, colloques et thèses » et « un extraordinaire renouveau des études hugoliennes ». Le constat est juste, mais il est à double tranchant : puisque tout cela existe, où est la nécessité de la revue ? Ce numéro un comporte treize études de ton, de longueur et de sujets très variés : les Contemplations et Les Misérables, mais aussi Mille francs de récompense ; Hugo et Claudel jouxtant Hugo et Rostand ; deux interrogations sur William Shakespeare à côté de « Hugo poète réaliste »… Articles le plus souvent intéressants, mais tout cela pouvait exister sans l’Année Victor Hugo. La nouvelle revue devra chercher sa vocation spécifique. En ouverture, Jean Gaudon s’interroge : « Comment peut-on être biographe ? » Discutable dans son usage allusif de la polémique, son étude est sans doute la seule qui ne pouvait trouver place que dans un tel volume. Bibliographie et comptes rendus complètent ce premier numéro.
Jammes. Bulletin de l’Association Francis Jammes, n° 36, décembre 2002, Francis Jammes-Charles Guérin, frères siamois de la gloire. Correspondance 1897-1906 (Maison Chrestia, 64300 Orthez ; 108 p., 9,15 €). Qui a été touché par le poème de Charles Guérin, « O Jammes, ta maison ressemble à ton visage […] » (Léautaud lui-même, pourtant peu porté sur l’éloge en matière de poésie, se disait sensible à l’émotion de cette pièce) lira cette correspondance comme un long développement de ces vers empreints d’une sensibilité si poignante. Le 17 mars 1907, Edmond Guérin, père de Charles, télégraphiait à Jammes : « Votre pauvre ami Charles Guérin enlevé cette nuit par congestion cérébrale. » Guérin avait trente-trois ans. « Demeure harmonieuse, ami, vous reverrai-je ? » Présentation et annotation de cette correspondance par Michel Haurie, auquel le souvenir de Jammes et la préservation de ses écrits doivent déjà tant.
Maupassant. L’Angélus. Bulletin de l’Association des Amis de Guy de Maupassant, n° 13, décembre 2002-janvier 2003 (148 Boulevard de la Libération, 13004 Marseille ; 44 p., s.p.m.). Cette livraison contenant deux lettres inédites (pour l’une d’elles, des extraits seulement) d’Hermine Lecomte du Noüy à Laure de Maupassant qui renseignent sur l’amitié unissant ces deux femmes. Provenant de la Bibliothèque de l’Institut, des lettres de Maupassant à Gustave Schlumberger (1844-1929), archéologue, médiéviste, maître de l’histoire de l’Orient byzantin, que l’auteur de Bel-Ami avait rencontré chez la comtesse Potocka : on y apprend l’origine de la fortune du Figaro qui tarifait aux auteurs et aux maisons d’édition toutes ses critiques – hormis celles de ses propres collaborateurs – comme s’il s’agissait de simples publicités. Un échange aigre-doux entre Mirbeau et Maupassant à propos de l’escroquerie de Mussot, à laquelle le champion des Grimaces ne semble pas avoir cru un seul instant, fournit, avec la correspondance précédente, un joli commencement de dossier sur les mœurs du journalisme fin-de-siècle. Claire et didactique étude de Jacques Bienvenu sur « Maupassant et la psychologie », qui revient sur la querelle des Subtils et des Objectifs et montre comment, dans son écriture, Maupassant avait fait quelques infidélités à Flaubert en allant musarder du côté des Goncourt. Enfin, compliments à Bernard Bosquès pour le coup de crayon qui a reconstitué une rue de Paris en 1874. On lui conseillera cependant de changer les affiches de sa colonne Morris : à cette date, Toulouse-Lautrec n’avait que dix ans et sa célèbre affiche de la Goulue au Moulin Rouge est de 1891…
Nizan. Revue du Centre interdisciplinaire d’études nizantiennes, n° 1, décembre 2002, Aden. Paul Nizan et les années trente (St-Francis Xavier University, CP 5000, Antigonish, Nouvelle-Écosse, Canada B2G 2W5 ; 267 p., 20 €). Plus d’un demi-siècle pour relire l’histoire, cela n’est manifestement pas de trop. Et pour le cas Nizan, malgré le premier coup de boutoir donné par Sartre en 1960 (à l’occasion, rappelons-le, de la réédition par François Maspero d’Aden Arabie), il fallait que bien des hypothèques soient levées. Loin de la place du colonel Fabien comme de la place de Saint-Germain-des-Prés, un vent salutaire semble aujourd’hui souffler, qui nous vient de Nantes et de la Nouvelle-Écosse, avec un premier bilan des recherches d’un groupe qui s’est institué « Groupe interdisciplinaire des études nizantiennes ». Signalons les trois gros morceaux : « Paul Nizan face à Emmanuel Berl » (Anne Mathieu), « Paul Nizan démissionne du Parti communiste : une réception critique » (Pierre-Frédéric Charpentier), « Intellectuels contre la guerre d’Ethiopie » (Anne Mathieu). On s’attache à repasser au crible textes, manifestes, déclarations, mémoires, on élimine de faux jugements, mais on n’arrive pas toujours à reconstituer, disons, l’atmosphère, on n’arrive surtout pas à comprendre les luttes pour l’hégémonie à l’intérieur du Parti. Gramsci n’est donc toujours pas revenu en odeur de sainteté, qui permettrait de comprendre bien des analyses ou prises de position du camarade Nizan.
Rivière. Bulletin des Amis de Jacques Rivière et d’Alain-Fournier, n° 105, 4° trimestre 2002, André Suarès vu par Jacques Rivière ; n° 106, 1er trimestre 2003, Jacques Rivière et Léon-Paul Fargue (31 rue Arthur-Petit, 78220 Viroflay ; 62 p., 12 €). Conçus chacun autour d’un thème monographique, les bulletins des Amis de Jacques Rivière et d’Alain-Fournier sont parmi les plus intéressantes et les plus riches publications de ce genre. Preuve qu’il n’est pas nécessaire de mettre à contribution un « grand écrivain » pour faire de l’histoire littéraire intelligente. Le numéro 105 reproduit une conférence inédite de Rivière sur Suarès (1918), fort bien présentée par Dominique Millet-Gérard. Très nuancé et non sans réserves, le texte de Rivière appelle diverses réflexions. Le critique s’étonne de l’influence de Brunetière sur Suarès : mais c’est qu’au fond Suarès, élève de Brunetière, était essentiellement un rhéteur, quoique imprégné de Baudelaire et de Wagner. Et l’amitié Suarès-Brunetière n’en dit-elle pas long sur le premier comme, paradoxalement, sur le second ? Rivière a également bien vu le nihilisme de Suarès, et aussi qu’il y avait chez l’homme une timidité énorme, compensée par un non moins énorme orgueil, qui tournera parfois à la paranoïa. Il distingue surtout chez l’écrivain une « préciosité intellectuelle », et c’est un fait que cette préciosité imprégnera également les poèmes (d’ailleurs médiocres) de Suarès. En revanche, Rivière n’a pas vu, ou n’aime point, le poète en prose, l’admirable prosateur qu’est souvent Suarès, lorsqu’il ne cède point à une sorte de lyrisme symbolard. Et le meilleur Suarès, « le véritable poète » est bien, comme l’a souligné Rivière, le peintre de portraits et le critique. Pour le reste, comme le note Dominique Millet-Gérard, Rivière éprouvait une fascination doublée de répulsion devant ce qui, chez Suarès, lui ressemblait le plus : le culte de l’émotion et de la passion. D’où les réserves et les observations mitigées qui parsèment sa conférence, laquelle reste, surtout pour 1918, un non négligeable morceau de critique. À quand la publication des lettres de Suarès à Rivière, dont ce Bulletin nous apprend l’existence dans le Fonds Rivière conservé à Bourges ? Avec le numéro 106 du bulletin se poursuit l’exploration et la publication des correspondances de Jacques Rivière. S’étalant sur dix années (1912-1922), sa correspondance croisée avec Fargue n’est pourtant pas considérable : quatorze lettres de Rivière et neuf de Fargue, généralement brèves. À vrai dire, ils habitaient tous deux Paris et se voyaient assez souvent ; mais peu de documents subsistent sur leur amitié, qui se forgea lors des débuts de la N.R.f. Fargue était très lié avec Gaston Gallimard, mais aussi avec Charles-Louis Philippe et Larbaud, qui pouvaient faire le lien avec Gide et le reste de la rédaction. C’est un fait qu’il sympathisera davantage avec Rivière qu’avec Gide et Schlumberger, et que leur correspondance débuta de façon très farguienne : à propos de vitraux exécutés par l’oncle de Rivière. Il y avait aussi, comme lien, le beau-frère de Rivière, Alain-Fournier, grand admirateur de la poésie de Fargue et qui en fera l’éloge dans Paris-Journal. L’amitié une fois scellée, Fargue mettra un point d’honneur à rester, si l’on peut dire, fidèle à sa légende : tardant à remettre ses textes, bombardant l’imprimeur de corrections, retardant des épreuves, etc., comme ce fut le cas pour sa préface à Charles Blanchard de Charles-Louis Philippe. Une autre fois, il acceptera, puis se dérobera, pour faire une conférence sur Rimbaud. Il en fera cependant une sur Valéry, au cours de laquelle il éreintera Anna de Noailles : véritable sacrilège, car la divine comtesse était alors, on ne sait trop pourquoi, unanimement admirée, même par Gide (il est vrai que Fargue, en 1947, viendra à résipiscence, dans Portraits de famille). Malgré toute l’insistance de Rivière, qui se montrait parfois assez impatient, Fargue publiera très peu, avant 1922, dans la N.R.f. : paresse, scrupules littéraires, poétique de la rareté ? Probablement les trois à la fois. Dans cet intéressant petit chapitre d’histoire littéraire, où les lettres des deux correspondants sont présentées et situées par David Roe, on signalera enfin un vigoureux éreintement du Désespéré de Bloy par Rivière.
Saint-John Perse. Souffle de Perse, n° 10, novembre 2002, Revue de l’Association des Amis de la Fondation Saint-John Perse (Cité du Livre, 8-10 rue des Allumettes, 13098 Aix-en-Provence ; 140 p., 8 €). Regrettons d’abord la présentation : absence de marges, corps peu harmonieux, gras inutiles… Dans cette livraison, notons deux brefs inédits témoignant de l’amitié du poète avec le couple Biddle, un hommage à Albert Henry, mort en 2002, avec la liste de ses travaux consacrés à Perse, et surtout une étude de Christian Rivoire sur le refus de Perse d’être comparé à Victor Segalen.
Soupault. Bulletin de l’Association Philippe Soupault, Marie-Louise Soupault-Le Borgne, Souvenirs d’enfance (s.l., s.d., 24 p.). Comme en lui-même ce texte est dépourvu de tout intérêt, même pour l’ethnologie normande, on aurait aimé que soit mentionné le lien de parenté entre ladite Marie-Louise Soupault-Le Borgne et le poète surréaliste. En tout cas, on aura appris qu’elle est la mère de la responsable de l’Association Philippe-Soupault, qui publie annuellement des feuilles volantes illustrées de photographies. Autant en emporte le vent.
Sue. Cahiers pour la littérature populaire, n° 17, printemps 2003, Eugène Sue inconnu (CELP/Robert Bonaccorsi, 107 Chemin des eaux, Quartier Tortel, 83500 La-Seyne-sur-mer ; 102 p., 12 €). Cent deux pages et que du muscle pour ces cahiers populaires. On s’y intéresse par deux fois à la conversion sociale du dandy Sue, d’abord en suivant les stratégies respectives de l’esprit de sérieux et de l’esprit de dérision, ensuite à travers les relations de Sue et de Félix Pyat. On est peu convaincu par le premier article, qui semble atteint d’hyperexégétie, maladie affectant les lecteurs fascinés par leur sujet au point de déployer des trésors de finesse pour construire un discours valorisant une singularité qui n’existe que dans la myopie de leur regard (on constate au passage, avec désolation, l’arrivée dans les publications littéraires d’une faute en plein essor mais qu’on croyait réservée aux tracts commerciaux : « subsiste-t’il », p. 10). Au sommaire également une plaisante réflexion sur l’adaptation théâtrale et la réécriture partielle, en Angleterre, d’une version anglaise de Martin l’enfant trouvé. Autre réécriture, de Sue par Sue cette fois, Mademoiselle de Plouernel, surgeon opportuniste de la famille Lebrenn des Mystères du peuple. Mais le clou du numéro est assurément la transcription d’un mystérieux manuscrit du non moins mystérieux Bracevitch, La Tartane rouge, qui semble le synopsis direct de El Gitano. De façon assez convaincante, Jean-Pierre Galvan prouve l’existence du sieur Bracevitch, et constitue son manuscrit en canevas utilisé a posteriori par Sue. On regrette simplement qu’il ait écarté l’hypothèse d’une source anglaise du texte de Bracevitch, préférant croire, au vu des corrections et variantes, que ce traducteur professionnel se serait essayé à la fiction. On pourra trouver qu’il se fait une idée un peu moderne et exigeante de la traduction ; surtout, lorsqu’il souligne l’originalité du thème marin du Gitano, tellement en avance sur la mode, on se dit que La Tartane rouge se trouve en revanche parfaitement contemporain de l’engouement britannique pour l’univers de la mer et ses représentations, ainsi que l’a montré Alain Corbin. Ce qui plaiderait malgré tout en faveur d’une origine anglaise du texte, selon des voies qui restent à découvrir. Quoi qu’il en soit, l’enquête est passionnante, et le numéro réussi : populaire, oui, mais de qualité !
Vailland. Cahiers Roger Vailland, n° 18, décembre 2002, Enquêtes, reportages d’un temps de transition (1946-1950) (Le Temps des cerises, 6 avenue Édouard Vailland, 93500 Pantin ; 170 p., 9,15 €). Ce cahier regroupe des articles publiés par Roger Vailland entre 1946 et 1950 dans deux journaux issus de la Résistance, Libération et Les Lettres françaises. Ce sont les années communistes, la « deuxième vie » de Vailland, entre Drôle de jeuet Bon pied bon œil. Le combat politique est au premier plan, tandis que se dissipe peu à peu l’espoir de la Révolution. Il y a quatre séries d’articles : un reportage en Italie post-fasciste, une croisière de Haïfa à Marseille, une enquête sur « l’homme heureux » et un curieux « Mystère au coin de la rue » qui semble hésiter entre enquête journalistique et fiction. Sans beaucoup de surprise, la verve de l’auteur s’exerce contre les riches et les puissants, alors que sa sympathie va aux plus démunis. Mais les choses sont en réalité plus complexes, l’auteur étant amené à rencontrer des témoins de son passé, comme la milliardaire Josette Bruce dans la série de 1950, « À la recherche de l’homme heureux ». On retrouve l’efficacité et l’économie chères à l’auteur de Drôle de jeu, ainsi que l’interrogation vitale sur le bonheur. L’ensemble est commenté avec soin par Jean Senégas et René Ballet, qui replacent ces articles à la fois dans la carrière de Vailland et dans son époque. Présentation soignée et austère : pas une illustration !
Vallès. Autour de Vallès, revue de lectures et d’études vallésiennes, n° 32, décembre 2002, Jeunes Vallésiens (Les Amis de Jules Vallès, Université Jean-Monnet, Faculté des lettres, 33 rue du Onze-Novembre, 42023 Saint-Etienne ; 297 p., 30 €). Tous les lecteurs de Vallès ont été attristés de la disparition de Roger Bellet et se sont interrogé sur le devenir des études vallésiennes sans leur principal animateur. Bellet avait fondé l’association en 1982 et publié nombre de contributions capitales qui, avec les deux volumes de la Pléiade, ont renouvelé la lecture de l’auteur du Bachelier. Cette nouvelle livraison des Amis de Jules Vallès est résolument tournée vers l’avenir. Elle a pour titre générique « Autour de Vallès » et est principalement consacrée aux « Jeunes Vallésiens » (« On sait […] depuis longtemps qu’un paradigme nouveau ne peut-être construit, sur un sujet donné, que par un non-spécialiste, ou par quelqu’un de très jeune »). Une table ronde a réuni, à l’Université de Saint-Étienne, de jeunes chercheurs. « La désacralisation de la parole » (Cécile Robelin), « La citation » (Isabelle Oelschlager), « Le corps de l’ouvrier » (Jean-Noël Tardy) ou « Le Puy-en-Velay dans la Trilogie » (Sandrine Macetti-Porte) révèlent une même passion pour l’œuvre de Vallès, ses romans ou ses articles (« Vallès et les réalismes dans La Rue de 1867 » par Marisa Cangelosi ; « Quel lecteur pour Vallès journaliste ? » par Maryse Vergne). On notera enfin un ensemble consacré aux Réfractaires avec un article de Silvia Disegni et des documents sur le critique milanais Felice Cameroni.
[Patrick Besnier, Alain Chevrier, Vincent Laisney, Jean-Jacques Lefrère, Hugues Marchal, Jean-Paul Morel, Gilles Picq, Michel Pierssens, Jean-Didier Wagneur, etc.]
LIVRES REÇUS
Comptes rendus
Amrouche. Régine Le Baut, Jean El-Mouhoub Amrouche, Algérien universel. Biographie (Alteredit, 2003, 512 p., 22 €). À Jules Roy, Jean El Mouhoub Amrouche écrivait le 6 août 1955 : « J’ai lu deux articles sur l’Algérie qu’il [Camus] a donnés à L’Express. Il y a de justes remarques. Mais quant aux solutions qu’il préconise, je n’y crois pas. Le mal est beaucoup plus profond à mon avis. Il n’y a pas d’accord possible entre autochtones et Français d’Algérie. Il serait très long de l’exposer ici, un volume y suffirait à peine. En un mot, je ne crois plus à l’Algérie française. Les hommes de mon espèce sont des monstres, des erreurs de l’histoire. Il y aura un peuple algérien parlant arabe, alimentant sa pensée, ses songes, aux sources de l’Islam, ou il n’y aura rien. Ceux qui pensent autrement retardent d’une centaine d’années. Le peuple algérien se trompe sans doute, mais ce qu’il veut obscurément, c’est constituer une vraie nation, qui puisse être pour chacun de ses fils une patrie naturelle et non pas une patrie d’adoption. » Monstre ! Erreur de l’histoire ! Les mots sont durs mais lucides dans la mesure où ils traduisaient le drame intérieur de Jean Amrouche. C’est à ce cheminement douloureux que Réjane Le Baut convie à travers la présente biographie. Jean El Mouhoub Amrouche n’a pas eu la carrière littéraire qu’il aurait méritée, telle est l’idée dominante du livre. D’entrée de jeu, l’auteur constate que le rôle de précurseur de la littérature maghrébine d’expression française ne lui est pas reconnu. En fait, l’image du poète est tronquée car les critiques, par méconnaissance de ses écrits inédits, se limitent à citer ses productions des années 30 comme Cendres, Étoile Secrète ou L’Éternel Jugurtha. La démarche de Réjane Le Baut se présente comme une mise à l’endroit du parcours complexe d’Amrouche. Elle explique, documents à l’appui, que l’image de superbe à la limite de l’arrogance qui collait à lui n’était qu’un masque que le poète arbora sa vie durant pour dissimuler une souffrance intérieure jamais domptée, jamais apaisée, et qui n’allait finir qu’avec lui. Travail important par la somme d’informations qu’il livre sur le poète, cette biographie-hommage confronte la production connue d’Amrouche avec les nombreux inédits du journal qu’il a tenu de 1928 à 1961 et son abondante correspondance. La figure de l’écrivain transparaît sous un jour nouveau puisque la genèse de l’œuvre est mieux perçue et le vécu difficile de l’homme donné à voir. Le journal et l’activité épistolaire d’Amrouche permettent de suivre le parcours douloureux d’un homme partagé entre sa foi chrétienne, sa condition d’intellectuel colonisé et ses origines berbères. Dès le départ, la question des déracinés créée par la colonisation hantait Amrouche (cf. son Journal à la date du 17 avril 1939). Toute sa vie, il cultiva un sentiment de culpabilité par rapport à sa société d’origine plongée dans les affres sociales, économiques et politiques de la colonisation alors que lui s’était embourgeoisé et, selon son propre mot, « acoquiné à l’Occident » Après des débuts poétiques prometteurs avec la publication des recueils Cendre en 1934 et Étoile Secrète en 1937, il sentit subitement la muse l’abandonner. S’il griffonna de temps en temps un poème ou une ébauche d’un travail romanesque jamais mené à terme, il orienta désormais sa vie vers une autre manière de concevoir la littérature. Réjane Le Baut fait découvrir un Amrouche tour à tour traducteur, présentateur et commentateur avec Poèmes berbères de Kabylie, critique littéraire, essayiste, responsable de revues (La Tunisie Française Littéraire et L’Arche), journaliste-pigiste à la radio française à Paris où il inaugura un genre inédit pour l’époque : les Entretiens littéraires avec les grands noms de la littérature française du temps (Gide, Mauriac, Jouhandeau, Claudel). Pour les auditeurs et les critiques de l’époque, c’est cette dernière fonction qui fixa à jamais la voix d’Amrouche. Dans son bloc-notes, Mauriac en témoigne : « Comme celle de Claudel et de Gide, Amrouche connaissait mon œuvre mieux que je ne la connais moi-même. « À telle date, vous avez écrit ceci. » Je protestais. Il me mettait sous le nez un texte. Il avançait à pas feutrés vers ce dont je ne voulais pas parler. Il tournait autour du point interdit. Cette espèce de curieux passionné n’est pas si commune. Chacun ne s’intéresse qu’à soi. Qui nous aura vraiment lu, sinon Amrouche ? Il était fait pour la joie de la lecture. Il aura été une victime rejetée par tous. » Grâce à ce travail radiophonique qui dura dix ans, le nom d’Amrouche appartient à l’histoire littéraire, comme le remarque Auguste Viatte : « Les enregistrements des Entretiens […] sont des œuvres dont l’histoire de la littérature ne se passera qu’avec dommage, et dont la perte serait aussi grave que celle du manuscrit des Caves du Vatican, de Protée, de Genitrix, ou de l’Allegria… Les soupirs de Gide devant l’impitoyable question que lui inflige Amrouche, les roulements massifs de Claudel, les essoufflements torturés d’Ungaretti, les murmures difficiles de Mauriac… Neuf fois sur dix Amrouche trouve la question qui contraint un interlocuteur à faire aveu de lui-même, et à renoncer à se protéger du masque que l’existence mondaine a autorisé sa voix à se former. » Quand éclate la guerre d’Algérie, en novembre 1954, Amrouche amorce un ultime virage. Le conflit le déchire. Le livre de Réjane Le Baut détaille son activité débordante au cours de la période de la guerre d’Algérie. Il écrit beaucoup dans la presse, s’adresse aux politiques, aux intellectuels. Sa pensée politique s’affirme et, contrairement à Camus, il n’entrevoit d’autre issue au conflit que l’indépendance algérienne, convaincu que le système colonial ne peut être réformé mais seulement aboli. Il voit en de Gaulle l’homme politique qui pouvait hâter la fin du conflit. Tout en restant en contact avec de Gaulle, il se rapproche des militants algériens du Front de libération nationale qu’il rencontre en Suisse, au Maroc et en Tunisie, et se signale en publiant dans Le Monde du 11 janvier 1958 un article intitulé « La France comme mythe et comme réalité : de quelques vérités amères », qui est une condamnation claire de la colonisation. Amrouche payera cette position tranchée : ses amis se détournent de lui, sa belle-famille d’Alger lui adresse une lettre de rupture pleine de mépris, la radio française l’exclut sur ordre du premier ministre, Michel Debré. Son émission Des Idées et des hommes est supprimée deux semaines plus tard. Amrouche ne sera ni l’ambassadeur au Vatican de la nouvelle république algérienne comme le lui promettaient les responsables du FLN, ni l’ambassadeur de la France en Algérie comme le projetait de Gaulle. Il mourra le 16 avril 1962. S’il n’avait pas eu l’heur de voir l’indépendance algérienne pour laquelle il avait lutté, il fut en revanche informé de l’aboutissement des négociations par de Gaulle lui-même, qui lui écrivit le 4 avril 1962 : « je sais que vous êtes auprès de moi dans ce qui vient d’aboutir… » Quelques erreurs vénielles à signaler dans le livre de Réjane Le Baut. Les dernières conférences d’Amrouche, mort en 1962, ne peuvent dater de 1969. Le prénom El Mouhouv, qui est le vrai prénom kabyle de l’écrivain, ne se prononce pas « El Mouhoub » en Kabylie (c’est le v qui est prononcé ; en revanche, le b est prononcé dans les régions arabophones d’Algérie).
Balthus. Nicholas Fox Weber, Balthus. Une biographie, traduit de l’anglais par Marie Muracciole (Fayard, 2003, 785 p., 30 €). Curieuse et attachante biographie d’un peintre dont les œuvres méritent sans doute plus le premier qualificatif que le second. On y découvre un homme très habile, bénéficiant de la caution familiale de Rilke, forgeant patiemment son mythe, s’inventant des généalogies fabuleuses et mégalomaniaques (se bombardant comte de Rola, il assurait descendre à la fois des Gordon, des Romanov, des Radziwill et des Poniatowski : pourquoi pas également des Montmorency ou des Médicis ?). En fait, Balthus est un cas : celui d’un peintre qui réussit parfois à nous troubler profondément, en employant des moyens qui ne sont pas ceux de la pure peinture. À ce titre, il méritait ce gros livre qui est, non pas une biographie événementielle, mais un essai biographique particulièrement éclairant, nourri de vastes recherches tout comme de fréquentes conversations avec l’artiste. L’homme Balthus s’y révèle peu sympathique : vaniteux, snob, roublard et péremptoire, interdisant toute citation de lettre de lui (même après sa mort : Nicholas Fox Weber n’a rien pu citer de sa correspondance !), imposant aux critiques sa version narcissique de sa vie et de ses tableaux. Les nombreuses illustrations noir et couleur du livre invitent aussi à certaines réflexions. Fillettes à part, les œuvres sont, reconnaissons-le, plastiquement assez faibles : dessins médiocres, dramatiquement inhabiles, tableaux secs et sans couleur. Nourri, entre autres, de Poussin, de Piero della Francesca et de Courbet, Balthus eut l’ambition d’être un peintre complet. Mais, chez lui, dès qu’on enlève l’érotisme, il ne reste plus rien : voyez la faiblesse insigne des paysages, l’ahurissant Bouquet de roses sur la fenêtre (1958), qui ne détonerait pas dans la salle d’attente d’un dentiste de sous-préfecture ! Or, de Mandiargues à Bonnefoy, de Claude Roy à Barthes, en passant par Camus, Malraux et Mitterrand, tous les intellectuels sont tombés comme des mouches devant ce que le biographe du peintre appelle assez drôlement « les écolières acrobates » : des Lolitas anorexiques montrant leur petite culotte. Quand Balthus, devenu châtelain mondain assoiffé de jet-set (Agnelli, l’Aga Khan, David Bowie, Richard Gere, etc.), ne cesse de répéter à Nicolas Fox Weber que les critiques n’ont rien compris à son œuvre et que ses tableaux ne sont pas érotiques, il se moque du monde. Pas érotique, cette Alice qui offre son sexe herbu au spectateur ? Pas érotique, La Leçon de musique, l’un des tableaux les plus explosifs qui soient ? Explosion qui, d’ailleurs, cesse totalement à partir de 1940, Balthus se répétant ensuite à l’infini sans jamais retrouver la force de ses œuvres antérieures – faillite personnelle et artistique qui n’est pas sans rappeler celle d’un Chirico. La biographe le reconnaît, qui écrit que le calamiteux portrait de la baronne Alain de Rothschild (1958) « semble provenir de l’un de ces portraitistes de Deauville ou de Palm Beach qui réalisaient des images publicitaires pour les magazines de luxe ». Et tous les tableaux des années 1950-1980 représentant les sempiternelles fillettes, eux, paraissent dus à quelque Symboliste de troisième ordre, à un Emile Fabry qui aurait ressuscité cinquante ans après sa mort, pour faire, à sa manière, du Piero della Francesca scabreux. Écrit avec admiration pour son modèle, mais aussi avec objectivité critique et grande perspicacité, ce livre a le mérite de nous permettre de prendre l’exacte mesure de Balthus : ni un dessinateur ni un coloriste de premier ordre, mais l’auteur très conscient et très pervers de quelques compositions extraordinairement troublantes et dont la force subversive n’est pas près de s’éteindre. Pour le reste, un peintre mineur, auquel on peut, en tant qu’artiste, souvent préférer un Bayros ou un Pascin. Une remarque au passage : à propos de Pierre Klossowski, on lit avec surprise qu’il fut, en 1933, « le premier à prendre Sade au sérieux » : n’y avait-il pas eu, auparavant, un certain Apollinaire et un certain Breton ?
Célibataires. Nathalie Prince, Les Célibataires du fantastique. Essai sur le personnage célibataire dans la littérature fantastique de la fin du XIXe siècle (L’Harmattan, 2002, 383 p., s.p.m.). Il y aurait, dans la littérature fantastique de la fin du XIXe siècle, récurrence d’un personnage typique, le célibataire, qui permet le renouveau d’un fantastique que l’âge de la science et de la technique semblait ruiner en dissipant crédulités et peurs irrationnelles. On laissera de côté l’étrange naïveté de cet axiome qui ignore la faculté de l’irrationnel à s’alimenter au contraire des objets et concepts nouveaux que propose le discours scientifique. Mais passons, ceci n’est pas le cœur de la démonstration. Contrairement à ce qu’indique le titre, il s’agit d’une thèse, qui procède par organisation rationnelle et méticuleuse des éléments d’une recension de thèmes convergents puisés dans un vaste corpus étranger et français, et souvent efficacement employés. Elle n’en pose pas moins des problèmes de méthode. Premier souci, le corpus : très large dans le temps et l’espace, il fait douter de la possibilité de construire un objet littéraire commun. Pour convaincre le lecteur de l’existence d’un type littéraire spécifique au récit fantastique fin-de-siècle, par-delà les frontières linguistiques, il faudrait en effet pouvoir appuyer le type étudié, soit sur des caractéristiques génériques structurelles – ce qui n’est jamais réalisé ici, soit sur un substrat extra-littéraire commun. Or les éléments d’histoire culturelle évoqués à juste titre pour souligner l’apparition du personnage célibataire… appartiennent à la seule histoire française, ce qui fragilise le propos. Le lecteur soupçonne alors rapidement que le choix du corpus a été déterminé uniquement par les compétences linguistiques de l’auteur. De surcroît, négligeant la frontière temporelle pourtant prescrite par son sujet, elle prend le risque de miner le reste du propos, car soit son personnage est présent dans le fantastique gothique – et alors il n’est plus spécifique à la fin de siècle –, soit c’est la définition du type qui est trop imprécise, le « célibataire » étant confondu avec cette grande fonction masculine qu’est le solitaire, lequel ne se définit pourtant pas par opposition à une norme ou à une stratégie matrimoniale. L’auteur elle-même sent bien qu’elle est en porte-à-faux avec son sujet lorsqu’elle est amenée à traiter des amantes idéales, mortes amoureuses, etc. Corollaire de l’extension excessive du corpus, la superficialité de lectures qui effacent trop souvent la spécificité des poétiques (air connu s’agissant de littérature comparée). Les analyses de détail, souvent superficielles, pâtissent de surcroît d’un style typiquement universitaire, verbeux jusque dans ses essais de comic relief (« l’affolé du logis » cohabite ainsi avec « l’insolitation de la solitude »). Pour ne citer qu’un exemple d’analyse a priori sans problème et insuffisamment pensée : estimant que leHorla est le « double négatif » du narrateur, l’auteur croit pouvoir affirmer dans la foulée qu’il est de ce fait un étranger, l’autre absolu. Incohérence logique, le rapport du « positif » au « négatif », selon la métaphore employée, ou de l’individu à son « double », impliquant un socle commun qui permette une telle articulation. L’autre souci vient de la littérature non fantastique. Parce qu’il existe bien une spécificité fin-de-siècle du célibataire, d’ailleurs archi-connue et étudiée, essayer de prouver la spécificité de ce type dans la littérature fantastique contemporaine tient de la gageure. Bien des chapitres semblent avoir oublié les textes fantastiques pour broder sur la décadence. Peut-être aurait-il mieux valu alors se limiter aux relations du texte fantastique et de la décadence, ce qui aurait nécessité d’aller au-delà du rapprochement des thématiques. Qu’on ne se méprenne pas sur notre propos : il n’est pas question de contester le sérieux et l’ampleur du travail réalisé, ni le poids des contraintes de ce type d’exercice universitaire. Simplement, on regrette que cet ouvrage massif soit si peu convaincant, en partie parce que l’auteur s’est laissé embarquer par un mauvais sujet, une question qui ne se posait pas, et à laquelle on ne lui reprochera finalement pas de n’avoir su répondre qu’à côté, par des synthèses superficielles.
Char. Gilles Plazy, René Char : fiction sublime (Jean-Marie Place, 2003, 122 p., 11 €) ; Georges-Louis Roux, La Nuit d’Alexandre. René Char, l’ami et le résistant (Grasset, 2003, 260 p., 14 €). René Char est-il ce poète « apothéosé » dont Christian Prigent avait entrepris de dénoncer, à sa manière (c’est-à-dire avec humour et méthode), les fastes illusoires et les artifices ? Ou bien faut-il voir en lui l’exemple – peut-être le dernier, en ce siècle où le mot même de « poésie » semble frappé de nullité – de l’écrivain lucide, placé face à ses devoirs d’homme et ses responsabilités de créateur, et pour qui, en dernière analyse, le langage amoureux de la poésie, la langue chantournée du poème est aussi bien décision éthique qu’engagement poétique ? L’essai de Gilles Plazy abonde dans ce sens, qui, à la suite de bien d’autres commentateurs (et non des moindres : on pense à Jean-Pierre Richard, Paul Veyne, Jean-Claude Mathieu, Jean-Michel Maulpoix, pour ne retenir ici que quelques noms), entreprend de rappeler quelques-uns des aspects saillants de la poétique charienne. En un parcours d’une cinquantaine de pages, qui propose des entrées à la fois historiques, contextuelles, esthétiques et rhéto-poétiques, l’auteur entraîne son lecteur dans le monde de Char. Quel est ce « monde » ? Il s’étend, à la façon d’une sphère légèrement aplatie, et presque oblongue, du Surréalisme des premiers temps à la conversation intime, intériorisée, avec les peintres, en passant par les « ascendants » de la bibliothèque mentale, ces interlocuteurs privilégiés qui traversent le poème charien, par éclairs, allusions ou citations. Du même élan, sont abordées les facettes du lyrisme de Char, qui répugne au chant, lui préférant la formule lapidaire, « la sentence, l’affirmation, l’incitation, l’impératif même ». La parole est en effet tendue vers un dehors, suscitant une action, étant elle-même agissante, énergique. Poésie gnomique qui ne refuse pas le jeu des contraires, l’alliance des valeurs opposées. D’où, comme le souligne Gilles Plazy, l’importance du « clair-obscur », qui unit, dans une tension maintenue, le poète et l’homme d’action. L’essai de Gilles Plazy est par endroits suggestif, éclairant, mais, très vite, il incline à se faire plus assertif qu’il ne devrait, suivant l’exemple de Char lui-même, dont les maximes et propositions sont trop souvent citées sans recul, dans une sorte de confiance aveugle qu’on peut bien comprendre, mais qui méconnaît l’exigence critique. Quelques exemples : « Maquisard et poète sont «magiciens(s) de l’insécurité» […], l’un et l’autre précipitant « le trajet de cause à effet » dans l’instant vertical de l’éclat poétique, qui est beauté, liberté et vérité ». Ou encore : « Ainsi peut-on dire (et nous le disons) que la poésie de René Char, fiction sublime, est l’élan d’une vie projetée en parole vers le monde éternel de l’origine et de l’accomplissement, vers une aube qui contient la nuit et qu’aucune nuit ne saurait éteindre… » Ou comment achever le mythe de la poésie comme parole mythifiante. On dira de cette présentation de René Char qu’elle n’est qu’une occasion à un brillant (au point de rendre aveugle) exercice de style, qui a dû procurer à son auteur quelque satisfaction. Pour le fond, rien de nouveau. Tout autre est le livre de souvenirs de Georges-Louis Roux. Étoffant et réordonnant les pages qu’il avait publiées dans le Cahier de L’Herne consacré à Char (1971), l’auteur se donne pour objectif, humble et chaleureux, d’évoquer plus longuement la figure de Char résistant, cet « hôte de Céreste » qui deviendra, au temps du maquis, le Capitaine Alexandre. C’est en août 1936 que Char arrive à Céreste en compagnie de Georgette et, de cet instant, se noue, avec le jeune Georges-Louis Roux qui l’accueille, une belle histoire d’amitié. Les premiers pas de Char sur la place des Marronniers le conduisent vers la fontaine : c’est là que se scelle un pacte tacite avec le petit village des « Basses-Alpes » : « Le son régulier et clair de l’eau qui tombe dans la vasque plaît à nos oreilles. Char pose sa valise près d’elle, s’arrose les bras, met sa main en coupe et boit. » Céreste le désaltère : cet épisode inaugural a valeur de symbole. Il atteste sa vertu unifiante, préfigurant les liens indissolubles que la résistance saura tisser et consolider. Mais le poète admiré, précédé de sa réputation de surréaliste (René, le frère de Georges-Louis, qui avait invité Char à venir s’installer à Céreste dans la maison des Taupin, déclare ainsi qu’« un surréaliste, ça mord »), qui débarque ce jour d’été, a d’abord le visage d’un ami, d’un homme qui s’inscrit dans le quotidien des frères Roux, dans le rythme serein d’une existence à la campagne, mais que gouvernent à distance, et parfois dans la proximité des gestes et des voix, les impératifs d’une vie trempée dans les eaux courantes de la poésie. D’une écriture alerte, marquée par une grande sobriété, Georges-Louis Roux retrace les étapes de cette amitié découpée sur le fond d’une Histoire qui s’assombrit. Car ce livre, qui place en son centre le profil imposant d’un poète majeur, est aussi la chronique d’un village qui bientôt sera pris dans la tourmente. Soucieux de faire justice au poids décisif de la vie immédiate, l’auteur ne manque jamais de montrer que les activités des hommes les plus simples prennent relief et consistance sous la pression des événements. L’accélération du temps historique, de 1936 à 1938, puis de 1940 à 1944, fait de Char un homme consacré à l’action, dévoué en somme aux obligations brûlantes de la « vie pratique ». Loin de conférer au poète et à son rôle éminent de résistant une valeur de mythe, Georges-Louis Roux – qui était alors à ses côtés – s’attache au contraire à historiciser l’action d’un chef départemental de la Section Atterrissage Parachutage (SAP) – un commandant qui n’est ni un héros ni un saint. Une phrase de Char, rapportée dans le livre, mérite ici d’être citée : « Tu sais, en ce moment, «je», c’est beaucoup d’autres ! » (nous sommes en 1944). Rimbaud est paraphrasé, détourné – augmenté même. Rien n’est sacré dans l’urgence de la lutte, sinon précisément ce lien nouveau qui fait d’un individu un être collectif, participant non pas de l’humanité (le mot est abstrait, tout juste bon pour les philosophes pressés), mais du cercle de ses semblables immédiats, dotés d’un visage et d’un corps, ceux qui sont tout près, là, dans la continuité du souffle, de la peur et du courage. Par quoi, on retrouve la leçon de Rimbaud : le « moi » et son petit manège intime, subjectif et narcissique, s’efface devant l’objectif, qui est aussi bien la cible à atteindre que l’inconnu à viser. On se plaira à retrouver, pudiquement distillés dans ces belles pages de Georges-Louis Roux, quelques-uns des textes de Char – notamment des fragments des Feuillets d’Hypnos – qui viennent révéler, par un retour du poème sur le réel, toute l’intensité de ces moments « de haine et d’amour », qui peuvent toujours former une « Horrible journée ». Si l’auteur de La Nuit d’Alexandre s’interdit, par méthode plus que par goût, toute incursion prolongée dans les poèmes de René Char, il n’oublie pas cependant de rappeler ce que fut profondément cet hôte de Céreste pour les frères Roux : un maître de vie, qui les emmène au sommet de la Gardette, éveille en eux le sens de la poésie, leur apprend « à voir «l’âme» des êtres et des choses ». Il est surtout celui qui, à travers et par-delà ces années « de mal au coeur, de mal aux tripes, de ténèbres en plein jour, de soleil lointain, de désolation et d’espoir », vous grandit un peu. « Avoir fréquenté Char », écrit Georges-Louis Roux, « m’a parfois donné l’impression de prendre quelques centimètres ». Ces centimètres sont aussi les degrés de la dignité.
Delvaille. Bernard Delvaille, Jounal, tome 3 (1978-1999) (La Table ronde, 2003, 567 p., 22,10 €). Parce qu’il rejoint provisoirement un présent proche, le dernier tome du Journal de Delvaille bénéficiera pour quelques années d’un statut particulier et précieux : ses lecteurs se prendront à retrouver dans ses pages, en certaines occurrences, quelques-uns des fils qui trament leurs propres souvenirs, et ils découvriront peut-être que leurs routes ont croisé, à quelques mètres ou quelques jours, les incessants trajets de l’écrivain pérégrin. Puis cette communauté d’expérience se dissipera : alors, sous l’empilement des années, ce témoignage d’une époque révolue redeviendra à jamais, pour une majorité, puis pour tous, un cimetière d’instants qui ne subsisteront plus que dans cette archive même. Est-ce à cause de cette démonstration de fragilité partagée que le lecteur reste si sensible aux notations de Delvaille ? Un décalage de générations se creuse entre le narrateur et le monde qu’il habite, et l’on se prend, malicieusement, à marmotter le Chant d’amour de Prufrock, de T.S. Eliot : « At times, indeed, almost ridiculous – Almost, at times, the Fool », quand Delvaille foudroie les analyses foucaldiennes des Ménines ou le recours critique à l’intertextualité en qualifiant sans plus ces approches de « grotesques », quand il s’applique à coucher pour l’éternité la mention d’une colique qui l’oblige à galoper « toutes affaires cessantes » de la rue vers les toilettes d’un bar romain, le 25 avril 1993, quand il enfile les visites aux aquariums pour frissonner invariablement devant seiches, crabes et poulpes, version maritime des araignées qui terrorisent ses promenades terrestres, ou quand, inhabituellement pompeux, il termine le volume sur un remake de Chateaubriand au Lido et conclut : « Ici se clôt le XXe siècle. » En outre, l’élan des années précédentes cède la place (hors coliques donc) à plus de lenteur. Le périmètre de déplacement diminue. Si le Québec, l’encore URSS et les pays du Nord restent visités, le poète resserre progressivement ses voyages entre l’Angleterre et une Italie dominée par Venise. Autre cycle, les années reviennent identiques, avec l’écoute des concerts du Nouvel An, le prix Larbaud à Vichy, ou les séjours à Hautes-Rives, et une lassitude sensible s’exprime face à un Journal menacé de virer aux « mémoires d’un touriste » en province, au fil des lectures et conférences qui trahissent, selon Delvaille, la situation faite à partir des années 1970 à des écrivains sommés de faire événement par des prestations proches du spectacle, plutôt que leur renommée ne se construit par la lecture de leurs œuvres. Toutefois, le Journal ne se cache pas d’être partiel. Si « tout journal intime est quelque part mensonge », Delvaille feint par omission. Il mentionne à plusieurs reprises ces travaux d’« élagage », et indique à la fois « supprimer toute allusion passionnelle véritable », « gommer les confidences d’autrui » et tenir « un carnet parallèle à celui-ci, qui ne sera publiable que dans une cinquantaine d’années, si cela intéresse encore qui que ce soit ». On cherchera donc en vain confessions et indiscrétions, sinon dans la présence spectrale que leur conserve ce type de repentirs. Dentelle d’une existence plus ample, ces pages doivent-elles dès lors paraître comme un dépôt au fond d’un verre, ou comme la sublimation de son alcool ? Quelle que soit la réponse, elles conservent pour l’amoureux des textes une large part de leur séduction. Rafraîchissant, le poète régale par son insolence quand il confesse son « ennui sans nom » face à Blanchot ou Wittgenstein, compare la momie de Lénine à « une prostituée trop maquillée », note que « tout de même, Gide sent un peu trop le caleçon « Petit Bateau » », ou extermine une représentation trop ventée de Carmen en notant « C’est Mistral chez Mérimée ». Ailleurs, le ton rejoint celui du poème en prose : « Le Campari ressemble à du sang amer. Un pianiste joue. Il pleut. L’arrière-saison, que j’aime dans les poèmes de Laforgue. » C’est que le monde que cette voix visite reste, comme dans les volumes antérieurs, un paysage littéraire, dont l’exploration incessante fait le fond de cette écriture fragmentaire et alerte où scintillent citations des lectures en cours et réflexions sur le lexique et la langue. La déambulation est attentive aux traces matérielles ou sentimentales des écrivains et des écritures. On visite les tombeaux de Rilke, de Keats, de Claudel ou de Valéry, et des notations botaniques permettent un discret hommage à Whitman, puisque « se pencher sur chaque « feuille d’herbe », sur chaque pétale, sur chaque rameau m’a toujours paru le comble de l’attention aux choses ». Ici, les listes de noms des tribus belges dans César sont rapprochées de leurs équivalents modernes chez Michaux ; là, on médite sur l’étymologie inattendue du mot « élucubration » ; ailleurs, on reçoit comme autant de cailloux ramassés en chemin trois mots rares, chocknosoff, urf et copurchic, que Delvaille se garde bien d’expliquer (si les deux derniers figurent dans le TLF comme synonymes de chic, un des lecteurs d’Histoires littéraires saura-t-il nous dire ce qu’est le premier de ces volatiles ?) ; et ailleurs encore, Delvaille médite sur la nécessité de ne rien écrire qui ne puisse mériter d’être republié. C’est dire qu’il vaut mieux pour nous terminer immédiatement cette note !
Démocratie. Nelly Wolf, Le Roman de la démocratie (Presses universitaires de Vincennes, 2003, 260 p., s.p.m.). Bien qu’apparu à la faveur des mutations socio-économiques communément désignées comme la naissance de la « modernité », le roman n’en est ni le symptôme ni le reflet, mais un équivalent. Telle est l’idée première de cet essai qui cherche, dans une perspective sociocritique, à mettre en évidence une « démocratie » interne au roman, pour peu qu’on en accepte une définition appuyée sur trois critères : le recours à des procédures contractuelles, le postulat égalitaire et une tendance au débat ou « disposition conflictuelle ». Une fois démontrée la mise en place d’une telle démocratie romanesque, l’auteur se propose d’en étudier la crise, au tournant du siècle, et de réfléchir ensuite à la mise à l’épreuve de la nature fondamentalement démocratique du roman par l’expérience totalitaire. Au-delà du thème récurrent des dysfonctionnements du pacte social (roman d’apprentissage qui relate l’échec de l’intégration de l’individu à la société, mais aussi roman des marginaux et des minorités sociales), le roman est donc d’abord lui-même défini par un contrat de lecture, un contrat narratif qui fonde un type de relation entre la communauté des lecteurs et l’auteur. Tournant le dos au modèle aristocratique de la réunion des égaux, le « happy few » stendhalien, le roman accomplit sa nature en devenant espace de transaction entre des partenaires juridiquement égaux, l’auteur se trouvant désormais en butte au jugement et à la familière curiosité d’un large public consommateur de romans mais aussi d’interviews et de portraits d’écrivains. Certains essaieront de s’y soustraire mais il faudra attendre le XXe siècle pour que le roman, à la suite de la poésie, opte pour le retrait technocratique. Le roman est ensuite démocratique en ce qu’il s’alimente d’une « langue commune », en deux sens : d’abord parce que les premiers romanciers sont des femmes et des petits-bourgeois qui se nourrissent de pratiques culturellement hétérodoxes du langage (épistolaire, conversation) ; ensuite parce que le français est institué politiquement comme langue de la communication de tous (il y a là une particularité française qui aurait appelé sans doute quelques nuances). L’articulation des deux éléments nous a semblé bien incertaine, mais l’auteur en déduit l’existence d’une langue sans style, fondée sur le « français élémentaire ». Comment, dès lors, écrire « comme personne » en utilisant la « langue de tout le monde », se demande l’auteur ? C’est le défi de Flaubert et des Naturalistes à sa suite, le premier y répondant par la stylisation de la langue démocratique, les seconds en négociant une langue entre français moyen, écriture artiste et langue populaire. Enfin, le roman est aussi débat, mise en intrigue de l’opinion, où la neutralisation évaluative (Hamon) reproduit, notamment dans le Naturalisme, l’espace relativiste engendré par la liberté de pensée – hormis pour la voix auctoriale, qui maintient jusqu’à la fin du XIXe siècle une position d’« instituteur de la démocratie ». Ces éléments posés, on prévoit ce que seront les crises : crise de l’idéologie contractuelle, et surtout crise des garanties que ce soit par la fragilisation du narrateur (romans en première personne) ou celle du narrataire, mais aussi crise de la langue affranchie de la norme commune. La troisième partie relance l’intérêt, rejoignant par son objectif plusieurs travaux actuels sur la prise en charge du totalitarisme par les formes et genres littéraires. Si le totalitarisme vise à exclure la conflictualité au nom d’une cohérence prétendue qui se substitue au réel, sa langue est celle de l’amalgame, qui nie les distinctions, et culmine dans l’éviction de l’altérité. Monosémie, monolinguisme et monologisme autoritaire sont, de ce fait, les trois axes de la littérature totalitaire. Mais quelle sera l’empreinte de ce système sur les œuvres qui lui sont confrontées ? On en retrouve la logique dans le roman idéologique, fiction d’une fiction, ici étudiée à travers le thème du mort-vivant ouvrier (pour vivre comme type, « l’ouvrier » doit être mort en combattant l’iniquité) dans la fiction d’obédience communiste. Symétriquement, l’auteur s’intéresse ensuite au cas Céline, sans réellement parvenir soit à l’inscrire dans sa thèse (« les langues » de Céline contrarient le monolinguisme totalitaire) soit à dégager une pratique romanesque (et non un discours) totalitaire. On change alors de point de vue pour interroger « l’écriture de la terreur », soit les récits relatifs à l’univers concentrationnaire et aux génocides – la terreur renvoyant ici surtout, dans une lecture aristotélicienne, au sentiment du lecteur face à de tels récits. Au-delà des rappels de tout ce qui a pu être écrit sur la légitimité ou non du plaisir esthétique face à de tels objets, ou sur l’impossibilité du récit après Auschwitz, l’auteur analyse le Nouveau Roman, qui marque la dissociation du romanesque et de la littérature en France, comme issu de l’entreprise de silence et d’oubli qui travaille la société française entre les années 50 et 70 : rien ne se passe plus car quelque chose ne passe pas. Mais là comme à propos de Perec, écrivain du démembrement, de l’éclatement et de l’effacement, l’auteur ne produit guère d’analyses nouvelles et convainc médiocrement, donnant l’impression d’avoir perdu la force théorique qui soutenait la première partie. On regrette de finir ainsi cette lecture par moments si séduisante, d’autant que l’approche généraliste revendiquée par Nelly Wolf ne se conçoit et se justifie que si elle parvient à construire son sens à un autre niveau ; que cette dynamique et le sujet lui-même semble perdu de vue, et c’est tout l’édifice qui se trouve fragilisé, la superficialité des lectures n’offrant pas de solides étais à la thèse défaillante.
Du Bos. Charles Du Bos, Journal 1920-1925 (Buchet-Chastel, 2002, 1070 p., 38 €). Fort du bon accueil réservé à la récente réédition des Approximations, Louis Mouton présente une nouvelle mouture du Journal de Du Bos, dont voici le premier des trois tomes. Il arrive que ce volumineux pepys (comme Larbaud nomme sa propre production diaristique) soit fastidieux, car son auteur, au fil des pages, décrit de constantes montagnes russes entre exaltation et découragement. Certes, Du Bos s’impose des échéanciers de travail intenables, jongle avec des fins de mois difficiles, et souffre de douloureuses « crises d’adhérences » qui lui interdisent toute activité, mais comme le reste du Journal est très peu intime, ses jérémiades récurrentes sur ces trois calvaires liés, ou à l’inverse ses extases provisoires, ne s’ancrent pas dans le tableau quotidien qui permettrait d’aiguiser un intérêt d’ordre biographique. Heureusement, ces notations n’occupent qu’une part minime d’un texte d’abord intellectuel, dominé par des analyses littéraires ou musicales, et dont la vocation insistante est de servir de laboratoire ou de « gibecière » à l’œuvre future : Du Bos y consigne ses idées, essaye des formules, bâtit des plans et « dépense des calories » avant ses conférences. Certaines entrées, qui établissent des mises en scène provisoires de la pensée, sont ainsi revisitées, voire réécrites, à quelques jours de distance. À ce seul titre, le volume vaudrait l’attention, à l’heure où la critique se penche sur les rapports entre journal et avant-texte. De plus, ici les remarques sont beaucoup moins polies (aux deux sens du terme) que dans les textes publiés, et elles gagnent une densité et une efficacité que l’on ne retrouve pas toujours dans Approximations, et qui, selon Gide, caractérisaient la conversation de Du Bos (si bien que l’auteur de Paludes lui enjoint régulièrement de ne jamais délaisser ce journal, qu’au reste Du Bos dictait à des sténos). De fréquentes et longues interruptions signalent un surcroît de travail ou de rares vacances, et si le tempo est celui d’une vie, c’est celle de l’esprit seule ou presque qui fait la matière de ces pages (Du Bos consacrant un chantier spécifique, durant ces mêmes années, à un projet d’autobiographie). Autre singularité formelle, le texte est fréquemment bilingue. Par économie, l’auteur passe à l’anglais, et beaucoup plus rarement à l’allemand, pour insérer dans son texte certaines formules idiolectales ou directement disponibles à sa réflexion, voire des développements entiers. Il n’y a pas de solution de continuité : la phrase bifurque soudain dans l’autre langue, dont les plus longues séquences contiennent à leur tour de brèves retours au français, ou des ouvertures à un nouvel idiome. Effet supplémentaire de polyphonie, le Journal contient la retranscription de discussions avec Proust, Curtius, Gide ou encore Rilke, ainsi que des formules souvent acérées de Juliette, l’épouse du diariste, elle-même traductrice. Le texte regorge d’anecdotes savoureuses ou émouvantes – comme dans les pages consacrées à la mort de l’auteur d’À la recherche du temps perdu, ou quand on voit Valéry évoquer sa participation à Littérature et la publication dans la revue d’un « poème qui [lui] parut suffisamment dadaïste », le « Cantique des colonnes ». Du Bos a conscience de privilégier l’intuition, mais celle-ci est rarement fausse, et les analyses qu’il consacre à Baudelaire (chez qui « la valeur du mot est de position », et non « d’essence »), Proust (qui, à une « impudeur scientifique », allie « une manière qui n’appartenait qu’à lui de rejoindre le centre rien que par l’approfondissement de l’excentricité elle-même »), ou encore Browning, sont très stimulantes, de même que certaines remarques plus générales, comme l’ébauche d’une « théorie des virtualités intérieures » relative aux personnages, et selon laquelle « la création du romancier consist[e] à conduire jusqu’à l’être […] toutes les possibilités qu’il porte en lui-même » – une approche qui n’est pas sans rappeler l’ego expérimental de Kundera. L’édition est de qualité et on y a judicieusement décidé de donner une traduction de tous les passages en langue étrangère en fin de volume. Toutefois certains brefs passages sont omis, notamment quand ils sont écrits en latin ou dans des langues moins connues que l’anglais, et quelques maladresses demeurent, par exemple quand une évidente bourde de transcription, « In one zone solitary self pity », est imperturbablement traduite, malgré son agrammaticalité, par « dans une zone solitaire d’apitoiement sur soi-même » (il s’agit évidemment de « one’s own », ce que suffit à confirmer une brève vérification dans Marius l’épicurien de Walter Pater, d’où est tirée cette citation). Un index fort utile permet la navigation dans les 900 pages du texte, mais il aurait dû inclure les initiales, souvent utilisées dans leJournal, et l’on signalera enfin que le traducteur d’Hangest (sollicité par Du Bos dans le cadre de ces activités de directeur de collection chez Plon) se prénomme Germain, et non… Miss.
Eckstein. Louis Le Guillou, Le « baron » d’Eckstein et ses contemporains (Lamennais, Lacordaire, Montalembert, Foisset, Michelet, Renan, Hugo, etc.). Correspondances. Avec un choix de ses articles (Champion, 2003, 594 p., 90 €). Il n’y a pas foule de nos jours pour étudier sérieusement Lamennais, Lacordaire, Montalembert, grands personnages pourtant, et encore moins Foisset. Quelque « célébration nationale » bien orchestrée pourrait-elle y remédier ? Nous ignorons si quelque chose est prévu pour le cent-cinquantenaire de la mort de Lamennais, en 2004 (il y aura concurrence avec celui de la naissance de Rimbaud !). Le bicentenaire de la naissance de Lacordaire avait lieu en 2002 : a-t-il été sérieusement célébré au-delà des groupes dominicains ? La solitude (relative) n’effraie pas Louis Le Guillou, qui a consacré à de pareils auteurs l’essentiel de sa carrière – pensons à son édition de la correspondance de Lamennais, étalée en de multiples volumes sur plus de vingt-cinq ans, ou à celle qu’il a procurée de Michelet, également monumentale. Le baron d’Eckstein et sa correspondance ne sont donc que des appendices à ces énormes travaux. Il faut remonter à 1931 et au Père Burtin pour trouver une étude sur Eckstein : c’est dire que la solitude est ici plus grande encore (quand on pense aux centaines de thèses qui font pulluler les spécialistes de certains auteurs dont tous n’ont pas la personnalité ni le rôle d’Eckstein ! On se demande à quoi rêve la Sorbonne). Pourtant, quel curieux personnage que ce baron au titre douteux et quelle carrière intrigante ! Sans parler de l’étendue de ses relations, de la diversité de ses connaissances et de la multiplicité de ses intérêts ou de son rôle de publiciste à nombreuses facettes. Celui qui, né au Danemark d’un père juif converti au protestantisme, qui se convertira à son tour au catholicisme, sera pendant un temps fort mystérieusement directeur de la police de Gand nommé par Louis XVIII, puis brièvement commissaire général de la police dans les Bouches-du-Rhône, enfin directeur du Catholique pendant des années, ce personnage-là mériterait plus de curiosité, même si l’on tient compte de l’étrangeté générale des itinéraires dans l’Europe des révolutions et des restaurations. Ajoutons que le baron d’Eckstein connaît tout, en particulier les sciences nouvelles de l’époque, fondées sur la linguistique en formation. Les langues orientales semblent n’avoir eu aucun secret pour le « baron Bouddha », comme Louis Le Guillou rappelle que le nommait Heine. Il fallait se donner beaucoup de mal pour rassembler sa correspondance, pas toujours passionnante et rarement bien écrite, avouons-le, ici complétée par un choix d’articles de 150 pages. Pour chaque dossier de correspondance, Louis Le Guillou fournit une petite notice familière, parfois désabusée. À propos de la correspondance avec Renan, souvent technique (à propos de langues sémitiques ou de sanscrit), il confesse volontiers qu’il a du mal à s’y retrouver et met tous ses espoirs dans les savants allemands qui connaissent ces choses. Notons que l’ultramontain radical qu’était Eckstein avait peu de chances de plaire au-delà de son époque. Larousse témoigne bien de cette fatalité, qui écrit de lui dans le tome 7 du Grand Dictionnaire universel : « Au moment de sa mort [1861], d’Eckstein, qui était aussi un orientaliste distingué, préparait les matériaux d’une Histoire des origines de l’humanité. II est permis de penser que la perte de cet ouvrage, qui ne pouvait être conçu que dans un esprit de système, n’est point un grand dommage pour la science historique. D’Eckstein était assurément un esprit vif, un polémiste ardent et convaincu ; des qualités semblables ont fait, dans le même parti, un nom célèbre, peut-être immortel, à J. de Maistre ; mais d’Eckstein ne les a pas possédées au même degré, et un homme exceptionnel comme de Maistre peut seul assurer la gloire de son nom dans la défense des idées fausses et rétrogrades. D’Eckstein vient de mourir, et il est déjà oublié. » Un index des noms et une table des lettres et des articles font de ce volume un bon outil de travail. Nous signalons à l’auteur, en vue d’une bien improbable seconde édition, que la page 72, qui devait contenir une référence à Mme de Menthon, a malencontreusement disparu, du moins dans l’exemplaire qui nous a été adressé.
Genet. Jean Genet, Théâtre complet, édition établie par Michel Corvin et Albert Dichy (Gallimard, 2002, 1568 p., 62,50 €). La collection de la Pléiade a connu des fortunes diverses, et tous ses volumes ne sont pas des modèles uniformément admirables, on le sait. On sait aussi ce que sont les difficultés de toute entreprise de cette nature, infiniment variables en fonction des auteurs, mais toujours redoutables. Il y a cette fois-ci tout lieu d’admirer Michel Corvin et Albert Dichy. Le Théâtre complet qu’ils annoncent mérite entièrement l’épithète ; tout y est, les pièces devenues des classiques incontournables du XXe siècle comme les œuvres peu connues ou inachevées. Mais on découvre surtout ici à quel point, inachevées, elles le sont toutes : Genet n’a pas cessé d’y travailler, de les remanier, de les reprendre d’édition en édition, la plupart du temps dans des manuscrits qui demeuraient hors de portée. C’est là la grande chance de cette édition : les multiples états des manuscrits et des éditions sont désormais accessibles aux chercheurs. La liste des lieux de conservation forme le Gotha de l’archive littéraire aujourd’hui, de l’IMEC à la Carlton Lake Collection d’Austin. La BnF (malgré une dactylographie des Bonnes du Fonds Rondel de l’Arsenal) ne fait pas partie du lot, on le remarquera. Il faut ajouter à ces fonds institutionnels les nombreuses archives privées dont l’accès a permis de faire de cette édition un travail génétique exemplaire en ce qu’elle n’étudie pas l’avant-texte pour lui-même mais le fait servir (ce qui devrait toujours être le cas) à comprendre dans toute sa complexité la richesse d’une œuvre en mouvement, jamais arrêtée sur une version définitive. Ceci, on le conçoit, répond parfaitement au nomadisme souvent tragique de Genet, dans sa vie comme dans ses convictions et ses affections et donne tout leur sens aux jeux compliqués de ses personnages avec des identités et des situations toujours insaisissables. Une pareille ouverture s’imposait d’autant plus dans le cas d’une œuvre théâtrale dont les avatars (au premier sens du terme) sont potentiellement infinis : chaque mise en scène, chaque style de jeu, chaque choix de décor, chaque contexte de représentation diffère de tous les autres. Michel Corvin, en spécialiste qu’il est de la dramaturgie, présente pour chaque pièce des analyses approfondies et toujours éclairantes jusque dans le détail de leur attention minutieuse aux virtualités des textes comme aux réalités des représentations. Chaque notice est un condensé d’érudition intelligente. On pourrait dire la même chose des autres choix éditoriaux. Voilà donc rassemblés dans un seul volume, non seulement les pièces elles-mêmes avec leurs variantes souvent inconnues, mais également toute une série de documents, parfois déjà connus mais jamais sous une forme complète et annotée ; ainsi, une préface inédite des Nègres, les lettres à Roger Blin – document fondamental – et toute une correspondance largement inédite avec Bernard Frechtman (l’artisan initial de la mondialisation de Genet) ou avec Patrice Chéreau. On trouve encore dans cet ensemble aussi bien le fameux Cas Genet de Mauriac que le compte rendu du débat historique à l’Assemblée nationale à propos des Paravents en 1966, plus quelques entretiens inédits. L’appareil critique est à la hauteur, avec une excellente chronologie due à Albert Dichy, où les moments essentiels de la vie de Genet apparaissent avec toute une force quasi-physique, comme les images chargées de sens et impénétrables de son théâtre. L’iconographie des mises en scène souffre évidemment du format et du support imposés aux reproductions par la collection. Il faut souhaiter une édition séparée intégrale en grand format. En revanche, le répertoire des créations majeures en France et dans le monde, l’inventaire des premières éditions (souvent plus ou moins clandestines), etc., forment un outil de travail exemplaire autour d’une œuvre qui n’en sort pas amoindrie parce que mitée par du discours parasite, comme il arrive trop souvent : la parole de Genet s’impose au contraire plus fortement que jamais, souveraine, impérieuse et douloureuse tout à la fois. Les trois générations de Gallimard qui ont voulu tour à tour ce Genet pléiadisé avaient raison d’insister, tout comme Cocteau, auquel il faudra rendre cette justice qu’il aura aidé à advenir, très consciemment, plus grand que lui.
Houellebecq. Dominique Noguez, Houellebecq, en fait (Fayard, 2003, 270 p., 15 €). La vie littéraire n’est pas la littérature, et ce qui agite la première est souvent sans rapport avec ce qui se joue d’essentiel dans la seconde. Il arrive aussi que les deux se recoupent à l’occasion d’événements significatifs. Le microcosme littéraire se déchaîne alors, très ressemblant à sa caricature, mais cette fois pour la bonne cause : écrivains, journalistes, éditeurs, critiques, politiques, agitateurs de tout poil, tout ce qui grenouille et tout ce qui scribouille, comme disait de Gaulle, veut un rôle dans le charivari. Le procès Houllebecq de septembre dernier a été l’un de ces grands moments, et le livre de Dominique Noguez en est à la fois la chronique et l’une des pièces importantes. Puisque le procès n’aura pas eu de suites, on pourra lire sans remords la chronique de Dominique Noguez avec le mélange d’amusement et d’agacement qu’elle suscite inévitablement, comme toute histoire immédiate livrée par ses acteurs. En mêlant extraits de journal personnel, reproduction d’articles, pétitions, polémiques diverses, Dominique Noguez se peint à la première personne en combattant héroïque de la première heure. En souriant parfois, on l’admirera pour avoir tenu le cap, pour avoir perçu tout de suite l’importance et la singularité radicale de Houllebecq, pour être courageusement monté au créneau à chaque fois qu’il l’a pu pour le défendre et l’illustrer. Mais on ne pourra s’empêcher de constater qu’on en sait beaucoup plus à la fin sur Dominique Noguez que sur Michel Houllebecq. Même dans les extraits de son journal où il évoque des rencontres et des conversations, on ne trouvera rien de bien substantiel sur les idées, les visées, ni même sur l’homme que Dominique Noguez nous dit pourtant connaître intimement. En revanche, que d’informations sur l’agenda de l’auteur, ses va-et-vient, ses dîners en ville, les restaurants à éviter, les éditeurs qu’il fréquente, les journalistes qu’il déteste (mais les notes de bas de page passent bien du baume sur les égratignures) et surtout sur ses propres œuvres dont il nous rappelle sans faillir les mérites méconnus. Dominique Noguez a bien sûr l’excuse de n’être pas seulement un témoin mais aussi un acteur, qui a besoin de placer ses livres, comme tout le monde, et d’entretenir les bonnes volontés sans trop renier ses nobles principes – tout en avouant avec courage qu’il n’aurait peut-être pas toujours été du « bon côté » dans les moments les plus tragiques de l’Histoire. Exercice délicat dans un jeu de stratégie dont les pions sont les personnages incontournables de la vie littéraire parisienne d’aujourd’hui et dont la liste des signataires de la pétition reproduite page 263 fournit une sorte d’index, assorti de leurs quartiers de noblesse (liste partielle où ne figurent pas les noms de ceux qui, tout en ayant signé, n’ont aucune notoriété). L’historien de l’avenir devra peut-être faire de laborieuses recherches pour savoir qui pouvait bien être telle puissance d’aujourd’hui (« Philippe qui ? ») : le livre de Dominique Noguez les lui facilitera. Mais à côté de ces symptômes d’une surestimation de l’importance historique de ses réseaux de relations personnelles dans le sixième arrondissement, l’auteur de Houellebecq, en fait présente aussi des matériaux plus solides. C’est le cas, par exemple, lorsqu’il essaie de montrer concrètement de quoi est faite l’écriture de Houellebecq et pourquoi ses romans sont des œuvres majeures, tout comme il l’avait fait déjà dans son livre sur Marguerite Duras. C’est alors qu’il laisse percer le vrai critique qu’il est aussi, au sens le plus respectable du terme : quelqu’un pour qui la langue, la syntaxe, la forme sont des valeurs et qu’il sait décrire techniquement sans jargon. Il tranche en cela totalement avec la critique courante, qui n’en parle jamais. C’est sans aucun doute ce qui fait qu’il a su tout de suite, nous le rappelions, identifier chez Houllebecq un écrivain authentique. Mettre son propre talent au service d’un contemporain dont on reconnaît la grandeur, tout le monde n’en est pas capable, même si cela doit s’accompagner parfois à la marge de petits prurits moins glorieux et qu’on lui pardonne aussitôt.
Possession. Laurent Dubreuil, De l’attrait à la possession. Maupassant, Artaud, Blanchot. (Hermann, 2003, 350 p., 30 €). L’enquête s’ouvre dans une direction a priori stimulante, car Laurent Dubreuil propose de confronter discours sur la possession et discours sur la lecture, pour analyser, chez les trois auteurs de son corpus, le paradoxe selon lequel « un texte n’existe que par notre lecture, mais […] se donne pour indépendant de nous. C’est donc le texte qui parle, et lui seul ; c’est donc nous qui parlons, et nous seuls ». L’ouverture, enlevée, rappelle l’importance donnée au thème de la hantise chez Poe, Villiers ou Mallarmé, et l’association du Maupassant du Horla, d’Artaud et du Blanchot de Thomas l’obscur paraît prometteuse, d’autant que l’auteur annonce qu’il tentera de suivre par ce choix un moment particulier de la réflexion sur le lien entre lecture et possession. Pourtant, l’ouvrage a beau être riche et stimulant, il appelle de sérieuses réserves. À son crédit, les analyses consacrées à Maupassant ont de l’intérêt quand Laurent Dubreuil replace ces réflexions sur l’invisible dans le cadre des discours scientifiques et philosophiques de l’époque : il suit avec finesse les paradoxes d’un « voir non voir » cherchant à percevoir l’imperceptible et rattache la notion de hantise à l’idée fixe, à la grossesse, à l’hypnose, à l’hallucination, etc., en reconstituant les modes contemporains d’appréhension du surnaturel ou de la possession, mais pour montrer que celle-ci « ne doit jamais être réduite à un type, à une cause ». Le journal du narrateur est exposé comme le lieu où ce dernier se lit, mais où il est aussi lu par le Horla, et où, possédé, il lit lui-même le Horla, un dispositif qui devient vertigineux quand le lecteur médite sur sa propre place dans cette construction – et ici, les analyses sont remarquables, notamment sur la double entrée de la date du 19 août. Mais la thèse principale de ces pages, selon laquelle on a là « le moment inaugurant l’insertion de la possession au cœur de l’écriture-et-lecture comme donnée littéraire » n’est pas démontrée, parce que jamais ne sont discutés les précédents attendus ici – par exemple, au hasard, l’adage latin commenté en ces termes par Quignard dans Le Sexe et l’effroi : « Ama, qui scribe, paedicatur qui leget (Celui qui écrit sodomise. Celui qui lit est sodomisé). L’auctor demeure un paedicator. C’est le vieux status de l’homme libre romain. Mais le lector est servus. La lecture rejoint la passivité. Le lecteur devient l’esclave d’un autre domus ». On veut bien concevoir que Maupassant dise tout autre chose, encore faudrait-il engager la discussion. Or celle-ci va se nouer avec des références annexes, voire scolaires : pour explorer « l’ontologie » de Maupassant, on a droit à « une imposante adaptation de Platon, pour un résultat un peu mince » – pourquoi dès lors le convoquer ? Ce glissement est encore plus net dans l’étude sur Artaud. De nouveau, les remarques de Laurent Dubreuil sont pertinentes, puisqu’il marque d’emblée que la vie d’Artaud « est dans la collision avec la réalité magique, hors de toute métaphore » et qu’ici, « la magie et la possession […] tendent à rendre compte de la réalité même ». Mais à aucun moment ne sont convoqués les discours des anthropologues qui, précisément, exposent des modèles d’univers et de société où ces deux notions jouent ce rôle. Quoi qu’il en ait, Laurent Dubreuil, en ce sens, ne prend donc pas au sérieux le poète : il choisit d’ignorer ses liens avec la pensée de Lévy-Bruhl ou Daumal (problème de contexte), mais aussi (problème d’outillage critique) les théories récentes de l’anthropologie des œuvres, où son propos aurait pourtant trouvé nombre de motifs à rebonds et approfondissement, notamment face à la « dénégation de l’occulte » qui est largement documentée et analysée dans ce type d’études. Faute de cette ouverture, Artaud demeure condamné dans le livre même à occuper une place hors-sens, qu’on ne désignerait que dans la critique de systèmes (psychanalytiques ou antipsychiatriques, peu importe) où la magie et la possession sont traitées comme des métaphores – ce qu’il s’agissait précisément d’éviter. Aussi reste-t-on pantois face à une bibliographie où aucune référence dans ce domaine n’est indiquée, d’autant que Laurent Dubreuil souligne les liens entre le Horla et le Brésil et qu’il indique – c’est un comble – qu’Artaud est le « fils de son époque anthropologique ». Cette omission est lourde de conséquences, parce qu’elle constitue sans cesse un angle mort dans une étude qui, au terme d’une analyse assez laborieuse sur les glossolalies comme « langue à flexion », découvre (la belle affaire) que « dire Artaud nécessite la constitution d’une signification à chaque ligne, qui se justifie par le rapport personnel au contexte de l’œuvre » et confronte ce constat à l’idée contestable (Artaud est toujours un acteur et il multiplie les feintes) que « la vérité du discours d’Artaud […] est présentée comme le soutien absolu du texte », ce qui conduit Dubreuil à écrire que « dans son projet, Artaud échoue radicalement » et surtout à poser que « le travail et la vie réels des livres artaldiens » supposent « une lecture sans lecteur » (on comprend donc que le travail de Thévenin soit critiqué ici, et on se reportera dans ce même numéro au compte-rendu du texte de Bernard Noël sur Artaud et Paule pour mesurer la difficulté posée par une telle position – car, et encore une fois c’est ce qui fait problème à lire Laurent Dubreuil, la contradiction n’est pas discutée par lui). Enfin, le phénomène de référence décalée que nous signalions plus haut semble se retrouver quand l’essai aborde l’œuvre de Blanchot, qui, dans Thomas l’obscur, décrit la lecture comme un moment où les mots viennent « posséder » et « hanter » le sujet. En effet, si c’est Sartre philosophe qui est convoqué pour éclairer ce passage, on s’étonne que le critique ne signale pas, tout au moins, que dans Les Mots, l’enfant fait précisément du spectacle de sa mère lisant à voix haute une scène de possession, quand il note : « elle se pencha, baissa les paupières, s’endormit. De ce visage de statue sortit une voix de plâtre […]. Au bout d’un instant, j’avais compris : c’était le livre qui parlait. » Mais ce point est de détail, car au contraire, Laurent Dubreuil s’est attaché à relier Blanchot à un contexte et à un terrain proches, à condition qu’on admette avec lui que le récit est « un des premiers grands traités français de phénoménologie », ce qui le conduit à citer Merleau-Ponty, Levinas, mais aussi Derrida et Foucault, dans une entreprise dont il faut saluer l’ambition. De nouveau, l’intelligence des prémisses n’est pas en cause : chez Blanchot, « la quasi-fusion autorise à envisager la possession non plus comme un phénomène d’assimilation [agonistique], mais comme la construction passive d’une double désubjectivisation (et désobjectivisation), au-delà de qui possède ou est possédé », et le lecteur de devenir « l’œuvre de l’œuvre ». De plus, Laurent Dubreuil (si nous l’avons bien compris), montre que « la possession » ici s’édulcore et tend à se transformer en un rapport de « hantise », d’où l’idée que l’on passerait d’une réflexion ontologique à une « anthologie ». Mais de nouveau, on reste perplexe. Cette dernière étude tend en effet à exacerber deux traits problématiques déjà sensibles auparavant. D’une part, Dubreuil multiplie des isolexismes qui ressemblent à des miroirs aux alouettes, en ce qu’ils fascinent-paralysent le lecteur au détriment de sa compréhension du propos critique. On apprend que « dans la nuit de la nuit, l’écrivain présent et absent à son être même, écrit-est écrit » ou que « l’écriture est liée à la lecture par un lien qui est la lecture même et la lecture est liée à l’écriture par un lien qui est l’écriture même » : comme Dubreuil souligne ce dernier extrait, on imagine que c’est important, on tente de comprendre, mais on s’avoue aussi limité que notre patience, usée à coups de « lumière (obscure) » et de « retrait infini dans l’absence de sa présence » (et qu’on nous entende bien : ce ne sont pas ces formules en soi qui nous gênent, mais un certain sentiment de combattre en elles d’inutiles baudruches). D’autre part, plus gênant, certaines lectures paraissent forcées. Déjà, chez Maupassant, les exclamations qui envahissent le journal avaient été associées à un « ton » du Horla, sur la base du lien avéré ailleurs entre la prise de contrôle de ce dernier et le passage de la parole au cri ; mais on conçoit mal que le narrateur garde son calme dans cette expérience traumatisante ; dès lors, attribuer ces marques émotives à l’Autre du discours ne peut être qu’une proposition, et loin de soutenir la démonstration, sa convocation à titre de preuve l’affaiblit. De même, Dubreuil invite à une lecture improbable d’un passage où Blanchot écrit : « Ils ont pris l’habitude […] au lieu de murmurer : Je suis, je ne suis pas, de mêler les termes dans une même et heureuse combinaison, de dire : Je suis, n’étant pas et également : Je ne suis pas, étant. » Il nous semble que cet énoncé, dans sa syntaxe du moins, ne pose aucune difficulté et que l’alternative distingue d’un côté « murmurer » et de l’autre « mêler les termes… dire… et dire… » Or le critique affirme que « la phrase est comme en suspens », en indiquant qu’au lieu de régit toutes les propositions. Ici, comme en nombre d’autres occurrences, on ne voit pourtant guère pourquoi il s’embarrasse de ces suppositions qui ne sont certes pas inacceptables, mais restent bien contestables. La synthèse qui clôt le volume ne parvient pas à dissiper la somme de réserves ainsi constituée. On ferme l’essai sans avoir trouvé « la critique non rationaliste » dont se réclame in fine Laurent Dubreuil et sans avoir véritablement progressé dans l’exploration annoncée des liens entre possession et lecture.
Proust (I). Harold Pinter, Le Scénario Proust. À la Recherche du temps perdu, avec la collaboration de Joseph Losey et Barbara Bray (Gallimard, 2003, 206 p., 21,50 €). Proust et le cinéma : tel a été, sans doute, un des modes de réception et de diffusion les plus problématiques de la Recherche dans la seconde moitié duXXe siècle. Dans quelle mesure l’œuvre littéraire réputée la moins visuelle, la moins « cinématographique », pouvait-elle quand même être portée à l’écran ? À cette question, lancinante et presque obsédante, ont répondu avec plus ou moins de bonheur des cinéastes de talent comme Volker Schlöndorff ou Raoul Ruiz. Conscients du défi qu’ils relevaient et de la gageure qu’il y avait à s’attaquer à un univers foisonnant et d’une extrême complexité, ils ont pris le parti de s’en tenir à des pans isolables de la Recherche, considérant à juste titre que le grand livre de Proust contient plusieurs livres reliés les uns aux autres, plusieurs romans emboîtés les uns dans les autres. Mais par là, ils couraient le risque de briser la dynamique de l’œuvre, son agencement rythmique et poétique, au seul profit d’une vision centrée sur un épisode à valeur paradigmatique (Un amour de Swann) ou un livre à valeur récapitulative (Le Temps retrouvé). Le projet d’adaptation que Joseph Losey propose à Harold Pinter au commencement des années 70 est d’une tout autre nature. Il vaut par son refus d’anthologiser la Recherche et ambitionne de transposer image par image ce qui constitue le matériau premier et presque exclusif du roman proustien, à savoir le Temps. Au bout d’une année de travail, le découpage est prêt : 455 plans d’une éblouissante densité, qui ont dû cependant décourager les producteurs, car ce film n’a jamais vu le jour. Il n’existe qu’à l’état de scénario, ou plutôt d’œuvre cinématographique virtuelle, où se condense tout le génie de Pinter écrivain. Publié en Grande-Bretagne en 1978, ce texte est désormais disponible dans une excellente traduction de Jean Pavans. Harold Pinter rapporte, dans la brève note qui sert d’introduction au scénario, que ce travail d’adaptation, qui ne prétendait nullement « rivaliser » avec le roman, se devait au moins de lui être fidèle – c’est-à-dire de trouver des moyens cinématographiques, une écriture visuelle et sonore susceptible de rendre sensible et intelligible la structure profonde de la Recherche. Le risque était grand, par conséquent, de voir le scénario mimer pour ainsi dire certains stylèmes proustiens et pâtir en retour d’une opacité dommageable – comme il advient souvent dans les adaptations qui s’ingénient à épouser coûte que coûte les voies et les détours d’une écriture littéraire. Mais de son immersion dans le roman, Pinter a su extraire non seulement des éclats d’une grande pureté – de ces moments de vérité absolue qui sont le miracle du cinéma – mais également une parfaite compréhension de l’univers proustien et de l’écriture même de l’œuvre dans son intégralité. En posant d’ailleurs que le « sujet [est] le temps », Pinter s’est ouvert le chemin d’une exploration lumineuse, qui rapporte le(s) contenu(s) romanesque(s) de la Recherche sur les motifs enchaînés et souvent parallèles de la composition. D’où il résulte une lecture intelligente, c’est-à-dire qui s’emploie à restituer toute l’intelligence de ce roman. Le Scénario Proust peut être lu comme le concentré de cette intelligence. Tenant sur une portée unique, dont les lignes tantôt se rapprochent et tantôt s’éloignent, les étapes de l’éveil à l’émotion esthétique et les figures, symétriques et presque spéculaires, des revers et des retours du désir, l’adaptation de Pinter obéit ainsi au rythme poétique intime de la Recherche. En suivant la pente – toute tracée par le roman – d’un déclin des êtres et des choses dans le temps, le scénario fait certes la part belle à la « désillusion », épreuve et révélation de tout roman d’apprentissage. Mais l’intérêt est visiblement ailleurs : il réside dans un marquage quasi prosodique de l’image – dont les premiers plans enchaînés donnent l’exemple –, une scansion typiquement proustienne qui rattache le « petit pan de mur jaune », les clochers de Martinville, les arbres d’Hudimesnil, la « petite phrase » et le septuor de Vinteuil à ce versant, qui n’est autre qu’en apparence, de la passion amoureuse et des intermittences du cœur qui réunit en un quatuor disposé par-delà le temps, Swann et Odette, et Marcel et Albertine – des êtres pris dans l’infinie mobilité des identités et des désirs, soumis à un principe de réversibilité permanente qui fait de ce grand roman aussi une « recherche » (impossible) de la vérité, sur soi, sur les autres. Le Scénario Proust n’est pas un résumé ou une réécriture simplifiée de la Recherche ; il donne à voir et à entendre une émotion saisie dans l’illusion de la durée et du mouvement – une émotion palpable, physique, dont on sait bien cependant qu’elle s’alimente aux sources du temps réel.
Proust (II). Marcel Proust, À la Recherche du temps perdu. Albertine disparue (deuxième partie de Sodome et Gomorrhe III), édition intégrale du texte, introduction, bibliographie et chronologie par Jean Milly (GF Flammarion, 2003, 433 p., s.p.m.). Éditer Proust n’a jamais été une sinécure, tous les spécialistes vous le diront. Les choses n’ont fait encore que se compliquer depuis que l’œuvre appartient au domaine public et que l’essentiel des manuscrits se trouve désormais à la BnF (sous le contrôle de la Maison Gallimard – situation bien particulière). Après les multiples rebondissements et les polémiques de ces dernières années, on en vient parfois à regretter l’époque de la première Pléiade, où tout était à peu près clair, encore que trompeusement. La clarté subsiste en gros pour le début de la Recherche. C’est en revanche tout ce qui concerne Albertine qui s’est immensément complexifié, avec de considérables conséquences pour la fin de l’œuvre et pour l’interprétation à donner à l’ensemble du projet proustien. Les querelles de spécialistes aboutissent aujourd’hui à la plus grande incertitude sur le statut de ce qu’il ne faut plus considérer comme le « cycle d’Albertine », dit Jean Milly, mais comme un « épisode » (c’était le terme employé par Proust) dont le statut dans l’ensemble reste incertain jusqu’à la veille de la mort de l’auteur. Dans son introduction, Jean Milly expose avec beaucoup de clarté et d’honnêteté ses propres certitudes, ainsi que ses raisons de donner à ce volume le titre et le sous-titre qu’il lui donne. L’enquête dont il livre les pièces essentielles s’appuie sur l’examen minutieux et raisonné de l’ensemble des cahiers manuscrits concernés, des dactylogrammes, des épreuves, de la correspondance et des indices circonstanciels. Elle s’appuie également, en les discutant ou en les contestant, sur les principaux travaux consacrés à cette partie de l’œuvre depuis quelques années (la publication du fameux dactylogramme inconnu par Nathalie Mauriac en 1987, la thèse fondamentale de Chizu Nakano, etc.). La grande perdante de toute cette analyse est l’édition Pléiade préparée par Anne Chevalier (mais c’est l’édition en général qui a soulevé les discussions que l’on sait). Pour ne pas encore embrouiller les choses, résumons les acquis (ou considérés comme tels par l’éditeur) mis en œuvre par Jean Milly dans la construction de son texte : 1) le titre d’Albertine disparue est bien celui qu’il faut utiliser pour toute cette partie du texte (fin des débats sur l’appellation de La Fugitive) ; 2) Proust avait bien en vue un Sodome et Gomorrhe IIIen deux parties, La Prisonnière et ce qui est devenu Albertine disparue. Tout le débat à partir de là est de savoir s’il faut prendre pour ce dernier texte la version longue (celle des cahiers – je simplifie) ou la version courte (allégée des considérables prélèvements indiqués dans le dactylogramme Mauriac). Pour Jean Milly, c’est la version longue qui s’impose, les prélèvements en question n’ayant de sens que comme mise en réserve pour ce qui aurait pu être un Sodome et Gomorrhe IV et pour Le Temps retrouvé. Selon lui, c’est avec philosophie qu’il faut considérer l’impact sur l’organisation des textes de l’urgence ressentie par Proust dans les dernières semaines et les derniers jours de sa vie (il griffonne encore des instructions pour Céleste avant d’entrer en agonie) quand il a compris qu’il ne pourrait jamais achever son œuvre et la publier lui-même. : « Et c’est là que se manifeste le grand paradoxe de cette intervention : un remaniement qui déstabilise toute la fin de La Recherche, au moment où la plus urgente nécessité d’arrêter les changements devrait l’emporter. Mais n’est-ce pas le paradoxe même de l’écriture proustienne, à jamais insatisfaite, déconstruisant sans cesse pour reconstruire autrement, inlassable Pénélope, abandonnant perpétuellement l’objet pour le projet, même devant la mort qui est censée tout immobiliser ? » Jean Milly propose à partir de là une édition à la fois simple et originale – ce qui est fort méritoire. Le texte de base est celui des cahiers manuscrits XII à XV, mais toutes les modifications apportées sur la dactylographie Mauriac s’y trouvent indiquées par un codage typographique simple (avec notes pour les plus considérables). Le lecteur ordinaire devra accepter de lire un texte où des dizaines de pages s’ornent d’une barre noire verticale. Le lecteur curieux et le spécialiste apprécieront l’introduction, les documents, les notes et les annexes. Cette édition ne met pas fin aux débats, bien entendu ; de nombreuses questions se posent encore et continueront de se poser quant aux intentions de Proust et quant aux principes d’édition et à leurs conséquences. Les Proustiens finiront peut-être un jour par assimiler ce qu’impliquent l’inachèvement et la mobilité essentielle de la Recherche, tout comme les lecteurs de Musil ont fini par accepter ceux de L’Homme sans qualités, dont la traduction par Jaccottet masque les mêmes incertitudes, mais des incertitudes dont on a fini par saisir toute la fécondité.
Notes de lecture
Aimard. Jean Bastaire, Sur la piste de Gustave Aimard (Encrage, 2003, 140 p., 14 €). Charmant petit livre ! Une évocation très personnelle de l’œuvre et de l’univers de Gustave Aimard, qui ont charmé l’auteur pendant son enfance. Jean Bastaire, toute sa vie, a cherché à se constituer la plus complète des bibliothèques aimardiennes. Le romancier des Trappeurs de l’Arkansas – le titre le plus connu d’Aimard, sans doute, qui parut pour la première fois chez Amyot en 1858 – avait eu une existence aventureuse, dans laquelle il a puisé pour confectionner ses récits. Le texte biographique des fascicules parus sous le nom de Gustave Aimard à la Librairie Fayard était déjà du rêve : « Chasseur intrépide, M. Aimard a poursuivi les bisons avec les Sioux et les Pieds-Noirs des prairies de l’Ouest ; perdu dans le désert Del Norte, il a erré près d’un mois en proie aux horreurs de la faim, de la soif et de la fièvre. Deux fois, il a été attaché par les Apaches au poteau de torture ; esclave des Patagons du détroit de Magellan pendant quatorze mois, il a échappé par miracle à ses persécuteurs. Il a traversé seul les pampas de Buenos-Ayres à San-Luis de Mendoza. Poussé par un caprice insensé, il a voulu approfondir les mystères des forêts vierges du Brésil. » Le livre de Jean Bastaire, qui est tout palpitant de sa passion pour les romans d’Aimard, devrait inciter ses lecteurs à descendre du grenier, dans la malle où ils s’entassent depuis deux ou trois générations, des titres comme Le Grand Chef des Aucas, Les Flibustiers de la Sonora ou Les Pirates des prairies – l’occasion d’un peu de Temps retrouvé sans recours à la moindre madeleine. Dans ses Poésies, Isidore Ducasse a eu un propos étrange sur le romancier : « Une vérité banale renferme plus de génie que les ouvrages […] de Gustave Aymard » – dont le nom s’écrivait parfois avec un y, comme l’atteste Jean Bastaire. Ce dernier, qui connaît l’œuvre du romancier dans tous ses recoins, dira-t-il aux Ducassiens ce que sont les panoccos dans le passage de Maldoror sur les « squelettes qui effeuillent des panoccos de l’Arkansas » ? Les exégètes de Ducasse les traquent depuis longtemps, ces mystérieux « panoccos », et il ne serait pas impossible que Ducasse les ait trouvés dans quelque récit d’Aimard. Rappelons à ce propos que la couverture des premiers livres du romancier avait pour illustrateur ce José Roy que les heureux possesseurs de l’édition Genonceaux des Chants de Maldoror connaissent bien.
Alain-Fournier. Jacques Lacarrière, Alain-Fournier, les demeures du rêve ; suivi de « En forêt de Tronçais » (Christian Pirot, 2003, 158 p., 16 €). Il s’agit bien de rêve ou plutôt de rêverie, ce qui signifie qu’on y revendique le droit à la subjectivité, qui autorise à broder sur des images, des lieux, des objets, et à se mêler indiscrètement de tout, tout en mêlant un peu de soi à tout. Miracle de l’imagination, qui instrumentalise le réel et dispense des fastidieuses enquêtes des biographes.
Anarchiste. Maurice Joyeux, Souvenirs d’un anarchiste, 1910-1944 (Tops-H. Trinquier, 2002, 441 p., 18 €). La longue et riche histoire de l’anarchie recoupe très souvent l’histoire littéraire, en particulier au cours des dernières années du XIXe siècle. Pourtant, après la Grande Guerre, les liens se distendent sous l’effet de la polarisation croissante entre extrême-droite fascisante et extrême-gauche marxisante. Les Surréalistes font un peu exception, et José Pierre pourra rassembler des chroniques du Libertaire du début des années 50 sous le titre de Surréalisme et anarchie. On regrettera d’en trouver peu de traces dans ces souvenirs de Maurice Joyeux (dont une première édition avait paru en 1986) encore qu’il ait lui-même écrit ailleurs élogieusement sur Breton et que des textes de celui-ci eussent paru dans Le Libertaire (on se rappelle une fameuse une de 1966 : « Breton est mort, Aragon est vivant, un double malheur pour la pensée honnête »). Il faut cependant lire ces pages allègres d’un bien sympathique réfractaire, mort en 1991 : on y trouvera l’évocation d’un monde qui nous paraît désormais (trompeusement) lointain, voire désuet, toute une humanité ordinaire avec ses misères, ses tribulations et ses révoltes, oubliée de la « grande » littérature mais combien présente, tantôt victime et tantôt actrice essentielle, dans les drames du XXe siècle. Maurice Joyeux y fait un tableau très tonique d’une réalité bien plus réelle que celle des élites politiques et sociales : des gens de toutes origines qui ont beaucoup souffert et beaucoup mieux résisté, des militants pleins d’énergie et de foi, avec des idées quelquefois sommaires mais toujours vigoureuses. Les anarchistes ont souvent su sauver l’honneur, sans en faire tout un plat, malgré le byzantinisme parfois extravagant du mouvement. Comment s’étonner que beaucoup de jeunes aujourd’hui en redécouvrent l’esprit ? Notons que, curieusement, la liste des ouvrages du même auteur ne mentionne pas Sous les plis du drapeau noir (1988), suite de ce premier volume de souvenirs.
Anglo-saxon. Regards populaires sur l’Anglo-saxon. Drôles de types, études réunies par Antoine Court et Pierre Charreton (Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2003, 278 p., 23 €). Il s’agit ici d’une vingtaine de contributions qui constituent les Actes de deux séminaires organisés par l’Université de Saint-Étienne autour de l’image de l’Anglo-Saxon, telle que la littérature populaire l’a créée (ou relayée). Il en est de ce genre d’ouvrage comme des cibles sur lesquelles on tire à la foire. Si les impacts sont groupés, c’est gagné, sinon, vous repartirez sans poupée. Ici, on se disperse un peu. Les contributions les plus intéressantes portent sur le XIXe siècle – Féval, Vallès, Malot, Verne, Ohnet, etc. –, mais on aurait aimé que le sous-titre tînt davantage sa promesse et que le thème particulièrement important de l’excentrique, qu’on ne trouve d’ailleurs pas seulement dans la littérature « populaire », fût traité moins superficiellement. Certains textes sont assez contestables : des guerres de Louis XIV et de Bonaparte, l’universitaire français sembler garder une vague indulgence pour le Celte, Picte, Gallois ou Irlandais, et une sourde rancune contre l’Anglo-Saxon. D’autres cèdent parfois à un galimatias qui habille de grands mots de fort petites choses. Enfin, la typographie est assez négligée. Leur donnera-t-on la poupée ?
Aragon. Lionel Ray, Louis Aragon, présentation et choix de textes (Seghers, collection « Poètes d’aujourd’hui », 2002, 243 p., 15 €). L’étude présentée par Lionel Ray s’organise selon quatre chapitres thématiques qui donnent une orientation aux réflexions ainsi regroupées : un chapitre consacré à l’« Insaisissable identité » du poète, où est émise l’hypothèse – qui conduit les analyses à venir – que la naissance et l’enfance d’Aragon sont à l’origine de son écriture, perpétuelle tentative pour cerner son identité ou se jouer d’elle, pour légitimer son existence aussi ; un second chapitre, « Dada et le Surréalisme », revient sur la période surréaliste du poète et sur ses relations avec le groupe, Breton notamment ; un troisième chapitre, « Circonstance et poésie », traite en particulier des liens avec le communisme ; un dernier chapitre, « Un langage de plein midi », analyse surtout Le Roman inachevé, construit selon « une succession presque chronologique […] des épisodes de la vie du poète-narrateur » et permet à Lionel Ray de ressaisir des éléments déjà évoqués précédemment et d’approfondir certains sujets, comme la relation avec Elsa. Cette présentation d’une centaine de pages est une mine de renseignements. L’auteur y allie les différents aspects que le lecteur d’un tel ouvrage est en droit d’attendre : des précisions d’ordre autobiographique, mises en relation avec l’œuvre (leur répercussion, leur écriture) ; des études de textes et des analyses sur la poétique d’Aragon, appuyées sur des travaux critiques relativement récents (Olivier Barbarant) ; des critiques, aussi (sur le plan idéologique ou poétique) : une biographie qui ne tourne ni au lynchage, ni à l’apologie, ni à l’hagiographie et qui, ne s’épargnant pas les vérités à dire, procède toujours avec tempérance ; des orientations de lecture : le discernement avec lequel le critique juge les différents recueils d’Aragon incite soit à leur oubli (!) soit à leur consultation immédiate, de manière exhaustive ou en se reportant au choix de textes final, nourri (plus de cent pages) et varié (prose : roman et théorie, poèmes). Le texte de Lionel Ray est bien écrit – l’image conclusive de l’œuvre océan est bien le fait d’un poète –, parfois même personnel (dans la conclusion encore, il recourt à la première personne pour parler de son expérience de lecteur d’Aragon). On reprochera toutefois au livre des illustrations fades et quelconques.
Artaud. Bernard Noël, Artaud et Paule (Leo Scheer, 2003, 41 p., 12 €). Invité à traiter de « L’héritage d’Artaud » dans le cadre d’une série de conférences organisée à New York en 1996, Bernard Noël choisit de rendre hommage à Paule Thévenin, la « fille » élective du poète et l’éditrice patiente des Œuvres complètes – un travail voué pourtant à l’anonymat, selon une condition imposée aux éditions Gallimard par la famille d’Artaud, qui contesta, on le sait, cette transmission. Cette conférence était restée inédite jusqu’en 2001, date de sa publication dans la revue Fusées, puis de sa mise en ligne sur le site remue.net de François Bon, et on ne peut que se féliciter de sa parution définitive en volume. En effet, il ne faut pas croire Bernard Noël quand, dans une apostille datée de janvier 2003, il explique avoir finalement refusé de traiter la question de l’héritage dans son intervention. Parce qu’il montre que Paule Thévenin a, entre don et dette, assumé le legs d’Artaud en lui sacrifiant sa vie, parce qu’il estime que « les humains ont pour seul au-delà l’œuvre qu’ils ont accomplie », et parce que le travail de l’éditrice pose d’emblée, via cette œuvre et à cette œuvre, la question de l’établissement et la transmission des textes, Bernard Noël expose au contraire que parler de Paule Thévenin ne peut se faire sans parler de succession (Artaud et puis Paule) et de relève (Artaud est Paule), pas plus que parler d’Artaud aujourd’hui – et Bernard Noël y insiste avec raison – ne pourrait prendre place sans Paule. En ce sens, cet essai n’est pas davantage un texte consacré à Artaud et Paule seulement, même s’il offre aussi une réponse à la « Lettre à un ami » que Paule Thévenin a adressée à Noël en 1986, et qui a été depuis publiée dans Antonin Artaud, ce Désespéré qui vous parle. Par-delà la figure de cette « lectrice absolue », la conférence de 1996 porte en effet sur la lecture elle-même, et sur l’échange que supposent la répétition et l’accueil en soi des mots d’un autre. Pour Bernard Noël, « il s’agit d’un échange primordial : / d’une translation, / d’une transfusion, / bref d’une opération devant laquelle la raison hésite », et si de manière exemplaire « Paule épouse […] l’œuvre d’Artaud, c’est-à-dire son corps de papier, et lui donne son propre corps », cette union devient simultanément l’emblème du « couple que, nécessairement, forment l’auteur et le lecteur ». La réflexion de Bernard Noël force dès lors tout lecteur, à commencer par celui de l’essai lui-même, à s’interroger sur cette relation, et elle fait de ces pages précises et denses une contribution intellectuelle majeure : non seulement elle aide à saisir certains enjeux propres à la pratique d’Artaud (si transmettre est bien un acte « timbré » au double sens de la signature et de la déraison) et à celle de Bernard Noël (si corps et écrit se cherchent), mais elle pourra nourrir désormais les analyses de la réception ou de la co-énonciation.
Banville. Théodore de Banville, Critique littéraire, artistique et musicale choisie (Champion, 2003, 2 tomes, 490 et 530 p., 150 € chaque tome). La carrière de Théodore de Banville critique commença au fameux Corsaire-Satan, qui bénéficia aussi de la collaboration d’un débutant nommé Charles Baudelaire. Par la suite, Banville fut, douze ans durant (de 1869 à 1881), le « lundiste » du National, et il serait sans doute resté longtemps chroniqueur de ce périodique s’il ne s’était brouillé avec son nouveau directeur. Pour Banville, ces chroniques de journaux furent avant tout une source de revenus, et il n’y a pas lieu de s’étonner qu’elles apparaissent aujourd’hui d’un intérêt fort inégal. Peter J. Edwards et Peter S. Hambly (un Canadien et un Australien – Théodore for ever) ont réparti ces écrits en sept sections : « Poésie et poètes », « Beaux-Arts », « Musique », « Roman-ciers », « Prosateurs », « Théâtre », « Préfaces et lettres ». L’annotation est irréprochable, discrète, parfois un peu trop : ainsi, il n’eût sans doute pas été inutile de rappeler qui était le Frédéric Damé collaborateur d’un collectif Poèmes nationaux auquel est consacrée une chronique du National du 27 mars 1871 sous le titre « La Poésie pendant le siège » : tous les lecteurs du volume sauront-ils que ce Damé avait été, un an plus tôt, un des dédicataires desPoésies de Lautréamont – pardon, d’Isidore Ducasse ? La lecture de ces chroniques donne par ailleurs à réfléchir sur l’apport qui fut celui de Banville comme critique. Rien d’un Fénéon, assurément. Dressant un « État de la poésie en 1889 » dans la Revue de l’Exposition universelle, Banville ne cite même pas le nom de Rimbaud, ni celui de Laforgue, lesquels avaient pourtant cessé, l’un comme l’autre, d’être tout à fait des inconnus, surtout dans le milieu littéraire que fréquentait le chroniqueur. Banville va même jusqu’à se montrer réticent sur « le délicat Verlaine », lequel « a voulu affranchir le chant de toute matérialité, il proscrit même la Rime, qui est la vie, l’idée, l’énergie du vers français, et dont nous avons rigoureusement besoin pour échapper à la platitude ». Banville critique fut assez largement prisonnier des points de vue de son époque (mais on lui pardonnera beaucoup pour avoir consacré un bel article nécrologique à Philoxène Boyer) ; heureusement, ce ne fut pas le cas du Banville poète – qu’on préfère, de loin. À la fin du second volume, très utile index des noms de personnes et de personnages. Il est probable que ces deux volumes de critique seront plus utilisés, dans l’avenir, à travers cet index que pour une lecture commençant à la première page et finissant à la dernière.
Barthes. Jean-Claude Milner, Le Pas philosophique de Roland Barthes (Verdier, 2003, 91 p., 12 €). « Jamais un philosophe ne fut mon guide. » Prenant à contre-pied le refus barthien de la philosophie, puisque le philosophe n’est pas nécessairement guide et que le refus peut être philosophique en soi, Jean-Claude Milner part à la recherche du parcours philosophique de Barthes, à partir de la trame fournie par son écriture même. Rien d’étonnant à cette démarche, puisque la maturité de Barthes est conçue comme une sortie de la philosophie (sartrienne) par la science du signe, qui prend, comme elle, le parti des qualités sensibles, des qualia, mais pour en faire la voie royale de la métaphysique. On part donc de la lettre, c’est-à-dire du recours à la majuscule, ce qui évoque l’allemand – langue de philosophie – mais aussi une façon d’arracher le mot à l’usage, à l’usé de la répétition, à cette incarnation de l’idéologie qu’est le slogan. Associée à l’article défini, pour renvoyer cette fois à la philosophie grecque et notamment à Platon, et enfin à l’énallage (de l’adjectif devenu nom), elle définit ce que Milner appelle un effet-Barthes. Si cet usage de l’énallage renvoie à la conception sartrienne d’un témoignage rendu aux qualités sensibles, Barthes va au-delà grâce à Saussure et à la révélation de la puissance du Signe, dans laquelle il verra une arme plus efficace que le matérialisme historique des débuts, contre la mystification de l’idéologie. C’est le Barthes de la maturité, celui de la sémiologie qui rend la Caverne platonicienne habitable, du moins jusqu’à L’Empire des signes qui marque la saturation du code et la fin de la révélation. Il faudra dix ans pour trouver une sortie de la Caverne, et c’est La Chambre claire, où s’exprime, autour de la photographie de la mère, ce que Milner appelle un « platonisme du chagrin » : le chagrin face à la perte irréparable, qui convertit enfin l’être sensible en Idée.
Baudelaire (I). Pierre Laforgue, Œdipe à Lesbos. Baudelaire. La femme. La poésie (Eurédit, 2002, 249 p., 42 €). Le titre est un peu forcé, l’auteur convient lui-même dans son avant-propos qu’il « peut paraître extravagant » ; le sous-titre définit précisément le domaine exploré ici avec une érudition et une curiosité infatigables. Pierre Laforgue passe de micro-analyses (une épigraphe, un adverbe) à des commentaires de textes (« Delphine et Hippolyte » ou « La Fontaine de Sang », ou à des études plus générales, en particulier sur « la femme Sand »). On s’étonne de le voir s’emporter avec fièvre au seuil du livre, où il révoque la possibilité même d’un usage de la psychanalyse en littérature. Aussi Leo Bersani se voit-il dénoncer sans beaucoup de précautions comme auteur d’un livre « consternant et dérisoire »… On regrette ce ton polémique sans justification, qui destabilise le lecteur. Il ne s’agit pas d’un recueil d’articles (un seul chapitre a été publié en revue), pourtant le volume donne un sentiment de fragmentation, comme s’il n’avait pas été pensé dans sa totalité et se développait selon des intuitions autonomes. Le dernier chapitre propose néanmoins une synthèse sur le corps impossible de la femme, « omniprésente », mais dont « le corps n’offre guère de présence » ; sa seule chance d’exister étant dans la figure de la mère, immédiate et interdite.
Baudelaire (II). Jean-Marie Viprey, Analyses textuelles et hyper textuelles des « Fleurs du Mal » (avec le texte intégral et un moteur de recherche sur CD-Rom) (Champion, 2002, 128 p., 21 €). « Livres reçus » ? Voire… Ce « livre »-là est à vrai dire un objet complexe, mutant, déroutant – et stimulant. Un livre, un vrai livre de papier, et, collé (un peu trop, d’ailleurs) sur la dernière page de couverture, un CD-Rom contenant le texte intégral des Fleurs du mal dans l’édition de 1861 et tout un système d’hypertexte permettant de rechercher non seulement des mots (ce qui commence tout de même à devenir banal) mais aussi des suites de phonèmes, des allitérations, des co-occurrences, des variantes, d’établir des statistiques, époustouflantes même pour qui est un peu habitué à ce type de logiciel. On trouve là ce que l’on ne trouve nulle part ailleurs, et l’on rêve d’une collection de textes littéraires parmi lesquels on pourrait naviguer avec autant de richesse fonctionnelle (mais qui transcrira en Alphabet Phonétique International les œuvres de Proust ou de Hugo ?). Nul doute, cependant, que le lecteur d’ouvrages critiques ne devienne de plus en plus exigeant, tout gâté qu’il sera par de telles panoplies. La générosité du dispositif enlève même toute velléité de chicaner l’auteur sur le choix de l’écart-réduit au détriment du calcul hypergéométrique, sur la distinction faite entre pieds et syllabes ou sur les choix graphiques, pas toujours du meilleur effet. La possibilité de découvrir que le mot le plus fréquemment à la rime est « fleur » ou que 25 vers présentent, dans l’ordre, les quatre phonèmes de « Charles » suffit à nous ravir. Mais il y aussi le livre. Voyez l’attrait du machinal, qui nous l’aurait fait presque oublier. Il faut dire qu’il est un peu maigre : trois lectures stylistiques de poèmes du recueil et deux études d’ensemble qui illustrent les possibilités du CD-Rom, 122 pages. Il est frappant de constater à sa lecture que l’emploi de méthodes quantitatives sophistiquées vient à l’appui de lectures stylistiques d’aspect finalement assez habituel, qui se défendent de tout technicisme. Les innovations que Jean-Marie Viprey introduit dans sa pratique de stylisticien tiennent moins à un usage intensif de l’ordinateur qu’à des partis pris théoriques fortement défendus. L’auteur, qui ne déteste pas la polémique, n’emploie jamais le résultat informatique comme argument d’autorité, n’assomme pas le contradicteur éventuel sous une avalanche de statistiques abstruses. Le logiciel n’a ici qu’une valeur heuristique, il suggère au chercheur des pistes qu’il est libre d’explorer, en usant de méthodes classiques. Cette démarche est d’une grande honnêteté et d’une grande fertilité. Jean-Marie Viprey a, par exemple, l’humilité de commencer son étude sur les « configurations phonétiques » en déclarant que « l’étude de la versification ne peut être sérieusement menée ici de manière exhaustive », alors même que ce qui suit est un travail de grande ampleur, que seul un chercheur informatisé peut envisager de mener avec ce degré d’exactitude. Un objet mutant, donc, mais qui laisse entendre que les études littéraires assistées par ordinateur ont largement dépassé le stade expérimental et l’âge du gadget. Une mutation est en cours, une nouvelle manière d’étudier la littérature naît sous nos yeux.
Berl. Louis-Albert Revah, Berl, un juif de France (Grasset, 2003, 315 p., 19,50 €). Les enjeux de cette apparente biographie semblaient clairement énoncés dès les premières pages. Emmanuel Berl (1892-1976) est de ces « intellectuels » à (au moins) double visage. Écrivain honoré par les uns – père spirituel pour Patrick Modiano et couronné en 1967 Grand prix de littérature par l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre ; journaliste et historien contesté par les autres – car, après avoir été l’auteur de deux brûlots en 1929-30 (Mort de la pensée bourgeoise et Mort de la morale bourgeoise : un déjà double jeu éditorial), on le découvre, en juin 1940, « revizor » des discours du nouvellement promu chef du gouvernement, le maréchal Pétain. De quoi s’interroger, mais on ne trouvera point ici de réponse. Dans la première moitié de l’ouvrage, Louis-Albert Revah se livre à une sorte de bio-psychanalyse de l’homme, dans laquelle il se dispense quasiment de toute datation. Puis soudain, virage de bord, l’auteur, contraint tout de même de préciser quelques dates, plonge dans une curieuse bio-politico-analyse, s’appuyant plus sur les pseudo-synthèses historiques récentes que sur les réels enjeux et la réception des œuvres en leur temps. Ouvrage chaleureux sans conteste, mais qui ne nous en apprend guère. Ainsi, au lieu d’un survol de ses chroniques dans Marianne – hebdomadaire lancé par Gaston Gallimard en 1932, et dont Berl fut pendant cinq ans le directeur –, une liste exhaustive de ses interventions dans la presse aurait, pour tout chercheur, été beaucoup plus utile.
Bloy, Huysmans. Violette Lebouteux-Rudelle, Huysmans et Bloy : une amitié orageuse (Pierre Téqui, 2003, 144 p., 8 €). Contrairement à ce que nos ironiques lecteurs seront tentés de croire, nous avons lu de part en part cet opuscule, amusé d’abord de la platitude du propos, incrédule ensuite et vaguement agacé. On y apprend que l’auteur du Désespéré n’a pas les pieds sur terre, qu’il y a peut-être un peu de romantisme dans la pauvreté qu’il cultive, alors que son alter ego, fonctionnaire, sait combien il est difficile d’équilibrer un budget. Les pêcheurs de perles ne risquent pas le chômage si l’éditeur persiste à penser qu’il est d’urgente nécessité de publier ce genre de vague synthèse psychobiographique : que de perspectives ouvertes aussi au morne troupeau des mémoires de maîtrise !
Bruxelles. René Maurice, La Fugue à Bruxelles. Proscrits, exilés, réfugiés et autres voyageurs (Luc Pire, 2003, 318 p., 22 €). Trente chapitres présentent la destinée d’exilés à Bruxelles (essentiellement des Français), de 1456 (le futur Louis XI) à 1950 (la future Barbara). Une dizaine de pages pour chaque cas. C’est dire que le volume est hétéroclite : partant d’une bonne idée, l’auteur, historien de formation, ne se donne pas les moyens d’approfondir les cas qu’il traite, et le tout reste superficiel, d’autant qu’il choisit ce qu’il nomme « le ton du récit », un ton mi-journalistique mi-romanesque, bien agaçant. Mais si vous ne connaissez rien aux aventures bruxelloises de Nerval, Hugo, Mirbeau ou Verlaine et Rimbaud, vous pourrez vous en faire une première idée.
Butor. Michel Butor, Michel Butor, présentation et anthologie (Seghers, Poètes d’aujourd’hui, 2003, 304 p., 18 €) ; Jacques La Mothe, Butor en perspective (L’Harmattan, 2003, 235 p., 20 €). Depuis longtemps, Michel Butor aime à pratiquer le commentaire et l’exégèse de ses propres écrits. Il sait heureusement le faire sans narcissisme ni fausse modestie, et cela nous a valu, entre autres, un de ses livres les plus accomplis, Le Retour du Boomerang, (faux) entretiens avec Béatrice Didier sur Mobile. Ce volume-ci est intéressant à plusieurs titres, par exemple sa place dans une collection célèbre (mais avec un format hors norme) où figure déjà un Michel Butor dû à François Aubral qu’il ne s’agissait ni d’évincer ni de répéter. Butor choisit cette fois la forme de l’Abécédaire pour explorer en toute liberté sa vie, son œuvre, ses rêves, au long de cent trente articles, d’Alphabet à Zimbabwe. On retrouve le goût des voyages, l’enseignement, la curiosité universelle, l’exploration infinie des possibilités du livre. L’anthologie présente cent quarante pages de textes poétiques tirés le plus souvent d’éditions à tirage limité. Quelle place reste à l’exégète ordinaire lorsque l’auteur pratique si bien lui-même le commentaire ? Le Butor en perspective de Jacques La Mothe montre que la chose est possible, au prix d’un certain mimétisme, en particulier l’usage très abondant des citations. Il s’emploie en particulier à parcourir dans leur ensemble deux des grands cycles de Butor, Matière de rêves et Le Génie du lieu, traçant ainsi quelques itinéraires possibles dans cette œuvre si foisonnante. Il est regrettable que pour parler de livres si travaillés, si élaborés sur le plan typographique, Jacques La Mothe n’ait pu obtenir de son éditeur une présentation moins médiocre.
Celan. Emmanuel Levinas, Paul Celan, de l’être à l’autre, lavis d’Alexandre Hollan (Fata Morgana, 2003, 42 p., 8,50 €). Celan disait ne pas voir de différence entre une poignée de main et un poème. Hélas, si tout pouvait être aussi simple ! Car « l’arrimage des structures dans l’espace intersidéral de l’Objectivité dont les poètes, à Paris, se sentent tout juste l’hésitation », honnêtement, nous dépasse.
Chateaubriand. Stéphan Huynh Tan, Dictionnaire Chateaubriand (La Bibliothèque, 2003, 124 p.,12 €). Pourquoi, dans sa préface, l’auteur de ce recueil de citations semble-t-il se défendre du charme que Chateaubriand exerce sur lui, en dépit de vieux jugements scolaires, voire de « notre inconscient collectif » ? On aurait voulu qu’il montrât plus de fierté à illustrer ici les cent visages de René – traditionaliste et libertaire, polémiste et humoriste, poète ici, écolo là, presque toujours provocateur, parfois d’une humilité trop outrancière, parfois d’une vanité trop lucide. D’Absolutisme à Zoologie, le tableau reste fidèle, même si l’on peut regretter quelques absences ou contester quelques choix (ainsi, pour illustrer le goût musical de Chateaubriand, on aurait préféré, à l’anecdote de l’accordéon, cette réflexion plus profonde : « Partout où il y a un piano, il n’y a plus de grossièreté »). Mais c’est le propre – et l’agrément – de toute anthologie que de susciter ce genre de démangeaison chez le lecteur. Et si Chateaubriand allait « partout baillant sa vie » (entrée Boute-en-train !), le rassemblement de ces témoins n’ennuie jamais.
Clancier. Georges-Emmanuel Clancier, passager du siècle, Actes du colloque de Cerisy, avril 2001, dirigé par Arlette Albert-Birot et Michel Décaudin (Presses Universitaires de Limoges, 2003, 421 p., 29 €). La lecture des actes de colloques est souvent déconcertante. En voici un aux allures de marathon, puisqu’il ne réunissait pas moins de trente-trois intervenants, parmi lesquels on remarque une Anne Clancier et un Sylvestre Clancier, dont le nom pourrait éveiller l’ironie : célébration familiale ? Un cahier photographique ne montre-t-il pas aussi l’écrivain lui-même assistant à ce colloque ? La majorité des interventions portaient sur la poésie de Georges-Emmanuel Clancier. Certaines sont typiques du jargon actuel, qui suscite chez le lecteur la perplexité ou le sourire : « Dès lors le poème installe dans cet instant, cette instance “entre deux vertiges” un dire de la prétérition et de la dénégation : lieu improbable mais advenu de son impossible affirmation […] ». Même chose pour les analyses de l’œuvre romanesque ou critique, où fonctionne une machine narratologique dont on a l’impression qu’elle pourrait s’appliquer à n’importe quel texte et que les signataires en sont interchangeables, sans que cela entraîne véritablement de tragédie : « Le geste d’adieu modifie le sentiment de fraternité qui mobiliserait toute l’action poétique. L’adieu, qui se tient toujours à sa lisière, qui la retient à la merci de la séparation à laquelle son attache même est redevable, la désaffuble de toute sa rhétorique sublimée. Quand, au-delà de la bienveillance réciproque, la notion s’éprend d’elle-même et de ses aspirations fusionnelles, elle retombe dans une sorte de narcissisme communautaire, religieux ou profane. » Comprenne qui pourra. Ne soyons pas injuste : toutes les communications ne sont point du ressassement hermétique ou de l’explication de textes, et l’on retiendra surtout les études de Gérard Poulouin sur « Clancier et l’esprit de résistance », d’Arlette Albert-Birot sur la revue Centres et de Marie-Claire Bancquart sur « le poème en prose et ses environs ». Pour ceux qui s’intéressent à Georges-Emmanuel Clancier et à son œuvre, ce volume est évidemment une somme indispensable. On aurait cependant aimé savoir ce que l’écrivain, puisqu’il semble, répétons-le, avoir assisté au colloque, pensait vraiment de tout ce qu’ont dit de lui ses nombreux et savants exégètes.
Clément. Jean-Baptiste Clément, Chansons du peuple : poèmes et chansons, présentation de Roger Bordier (Temps des cerises, 2003, 139 p., 11 €). Normal, non, que les éditions Le Temps des cerises publient les poèmes et chansons de celui qui leur a posthumement légué leur enseigne. Seulement, comme disait le divin marquis, il leur faudrait encore un petit effort pour devenir républicains. Entendez : la préface de Roger Bordier nous en apprend plutôt moins sur les données biographiques que ce que l’on connaissait déjà. Les textes sont présentés dans le plus pur désordre chronologique et sans aucune identification des personnalités auxquelles ils sont dédiés. Enfin, puisqu’il est censé s’agir de chansons, vous ne trouverez rien, sur les compositeurs éventuels comme sur les partitions en regard. Les chorales, malgré toute leur bonne volonté, auront bien du mal à reprendre le répertoire.
Corti. José Corti, Souvenirs désordonnés (…-1965) (10-18, 2003, 317 p., 8,50 €). Réédition des souvenirs de ce libraire et éditeur célèbre, qui tenait boutique dans le Quartier latin, face au Luxembourg, et dont le premier titre de gloire fut l’édition du Château d’Argol de Julien Gracq. Désordonnés, ils le sont sacrément, en effet, ces souvenirs : c’est même un permanent coq-à-l’âne, mais quand le coq s’appelle Crevel et l’âne Bachelard, on en redemande plutôt. Le mémorialiste ne se contente pas de rapporter des anecdotes liées à la fréquentation des grands hommes avec lesquels son activité le mit en contact : il tente chaque fois de brosser une sorte de « portrait psychologique » qui est en général bien campé, et souvent inattendu. Certains écrivains en prennent pour leur grade (Aragon, Schwartz-Bart, Simone de Beauvoir). José Corti avait du caractère. Ceux qui l’ont connu dans sa librairie s’en souviennent : le bonhomme pouvait être charmant, il pouvait aussi être fichtrement bougon. Un seul reproche à lui faire : il considérait Jarry comme un auteur mineur et surévalué.
Cris. Victor Fournel, Les Cris de Paris. Types et physionomies d’autrefois (Éditions de Paris, 2003, 224 p., 16 €). Réimpression sèche, avare en commentaires, d’un texte bien séduisant et plaisamment illustré, sur le petit personnel des rues parisiennes, commerçants ambulants, crieurs, chanteurs, mais aussi types et personnages célèbres. Victor Fournel ne cherchait guère à démêler l’historique du plus ou moins légendaire, de sorte que son ouvrage semble une petite mythologie populaire urbaine, accueillant les personnages comme les personnes, pourvu que la populace leur ait accordé foi. Il y a bien du panache et de la cocasserie chez ces fous et ces diogènes lutéciens, qui semblent matière à apologue. Ainsi ce Commerson, professeur dont la révolte indignée pourrait renouveler les formes de la fronde des enseignants, en ces temps troublés, puisqu’il choisit de se venger d’une hiérarchie qui ne reconnaissait pas sa valeur en se faisant décrotteur de souliers, en habit noir et palmes universitaires, devant une pancarte mentionnant ses titres et diplômes…
Des Forêts. Louis-René Des Forêts, Ainsi qu’il en va d’un cahier de brouillon plein de ratures et d’ajouts : Ostinato, fragments inédits (William Blake, 2002, 113 p., 22 €). Encore un peu de « tragique énonciatif » et de poésie amère : la fascination pour le silence, l’apparence d’intimité avec le lecteur, le travail heurté de la mémoire, une sorte de pitié pour la parole, une curiosité douloureuse pour l’enfance : cet ouvrage posthume, recueils de fragments méditatifs dans la manière habituelle de l’auteur, redit l’ensemble des obsessions de Des Forêts. Ce beau livre, imprimé avec soin, comme chacun de ceux qui forment cette collection, est constitué de pages inédites arrachées à Ostinato, présentées dans leur ordre de rédaction, et d’une série de dessins de Farhad Ostovani autour du « mûrier du Luxembourg ». L’alliance du texte et des images est troublante et juste : l’arbre sec, tronc et branches cadrés de près, racines et sommet (c’est-à-dire ciel et terre, mémoire et sens) le plus souvent cachés, l’arbre parfois crayonné sur un cahier quadrillé d’écolier, offre une ponctuation et une symbolisation fortes à ces pages discontinues. Le dessin apaise et simplifie, dans sa répétition obstinée, la signification du texte. Il accompagne aussi, silencieux par excellence, les dernières pages d’un homme « cramponné à la vie ». Le livre résonne évidemment douloureusement après la mort de l’auteur : le désir de « retenir son pas juste assez pour ménager ses forces », le sentiment d’une langue « usée jusqu’à la corde », la franche ironie : « à jeunesse taciturne, vieillesse radoteuse », rien n’apaise le tourment, et tout exprime la nécessité de poursuivre ; le fragment central donne la clé du titre et sonne à l’évidence comme un testament : « Ceci n’est pas un chant, mais un ouragan qui remue le cœur et l’esprit en un concert de notes discordantes, qu’il faut entendre comme une matière en fermentation à la recherche tumultueuse de sa forme dont rien ne dit qu’une fois prise elle aura une vertu apaisante ni qu’elle en sera pour autant arrêtée, ainsi qu’il en va d’un cahier de brouillon, plein de ratures et d’ajouts, que le scripteur surpris par la mort eût laissé ouvert sur la page inachevée. »
Duhamel. Adrien Trauner, L’Humanisme en marche : Georges Duhamel (La Mulatrie, 2003, 219 p., s.p.m.). Livre délicieusement rétro, on l’aura deviné par son titre. Duhamel s’y trouve longuement célébré comme « un des phares de la pensée humaniste moderne ». Ce phare à feux tournants ne serait-il pas, de nos jours, un peu en panne ? L’auteur, qui semble mettre très haut la poésie bêtifiante de l’auteur de la Ballade de Florentin Prunier (« Et du beurre frais dans un petit pot… »), se montre également fort sensible au « rayonnement à l’étranger » du défunt académicien. En fait de rayonnement, c’est dans les second hand bookshops et autres antiquariats à un dollar pièce qu’il se manifeste surtout actuellement. Quant aux « nombreux colloques universitaires » qui, selon Adrien Trauner, attestent la survie de l’écrivain, ce sont là des passe-temps inoffensifs et qui ne risquent pas de faire rééditer ses innombrables livres, devant lesquels les bibliophiles prennent eux aussi une fuite éperdue. L’auteur aurait employé plus utilement son temps à étudier la façon dont, de 1935 à 1938, son héros dirigea le Mercure de France et réussit à en faire une revue terne, insipide et plate comme la Beauce. Que dire de cette homélie, sinon que c’est du Lagarde et Michard délayé dans du Pierre-Henri Simon : insomniaques, ne prenez plus de Rohypnol, voici enfin le mancenillier idéal sous lequel s’étendre !
Elskamp, Van Lerberghe. Max Elskamp, Charles Van Lerberghe, dossier dirigé par Christian Berg et Jean-Pierre Bertrand (Textyles n°22, Le Cri, 2003, 160 p., 17 €). Comme le souligne la présentation, les deux auteurs ne sont pas étudiés à parts égales : huit études sur Elskamp, trois sur Van Lerberghe, mais cette disproportion reflète bien la diffusion respective des œuvres. L’ensemble est d’excellente qualité. Pas d’inédits, hormis une correspondance d’Elskamp et Paul Neuhuys ; on regrette de n’avoir pas des pages du journal d’Italie de Van Lerberghe plutôt qu’une reprise des commentaires qu’en fait Jeanine Paque. Isolons arbitrairement deux contributions : Olivier Bivort commente avec beaucoup d’acuité les éditions récentes de Max Elskamp, et Michel Otten propose de découvrir un bref récit, Le Stylite, publié par Elskamp dans L’Ermitage et oublié des Œuvres complètes, à la lumière du « récit célibataire ». Chose rare et précieuse dans ce genre de revue : un index.
Épigrammes. Dominique Buisset, D’Estoc et d’intaille. L’épigramme. Essai de lecture et d’anthologie (Les Belles Lettres, 2003, 502 p., 50 €). Boileau, dans son Art poétique, émettait des réserves : « L’épigramme, plus libre en son tour plus borné / N’est souvent qu’un bon mot, de deux rimes orné. » Chez les anciens, l’épigramme était une inscription en prose ou en vers sur un monument. Par la suite, une épigramme désigna une petite pièce de vers terminée par un trait piquant ou une malice. L’une des plus célèbres est celle d’Ausone de Chancel, qui a été mise à bien des sauces : « On entre, on crie, / Et c’est la vie ; / On crie, on sort, / Et c’est la mort. » Dominique Buisset, auteur de cette anthologie, étant traducteur de grec et de latin, a largement puisé chez des auteurs de ces deux langues défuntes. Ce qu’il a retenu est sans doute fort judicieux et démonstratif, mais confirme l’intraduisibilité fréquente du venin ou de l’acidité d’une épigramme composée dans une autre langue. Il apparaît aussi que la chance d’une épigramme de passer à la postérité est proportionnelle à la méchanceté qu’elle infuse. Ainsi, cette Épitaphe du roi Louis XVIII de Roger de Beauvoir, parue dans le Parnasse satyrique du XIXe siècle : « Ci-gît ce roi polichinelle / Imitateur du grand Henry / Qui prit Decaze pour Sully / Et quelquefois pour Gabrielle. » De Pierre Lartigue, on retiendra aussi ce plus malicieux que vachard : « René Char est un grand précieux / C’est évident, sans conjecture, / Et, par son nom si facétieux, / Le synonyme de Voiture. » Mais la méchanceté n’est pas un ingrédient constant de l’épigramme, et bon nombre des pièces de l’anthologie D’Estoc et d’intaille en sont dépourvues. N’omettons pas de citer cette pièce :« Ci- / Gît / moi, / coi », qui est une Épitaphe rimée minimale de l’épigrammatiste Alain Chevrier, collaborateur d’Histoires littéraires.
Fargue. Léon-Paul Fargue, Un désordre familier : entretiens (Fata Morgana, 2003, 72 p., 13 €). Cette jolie plaquette, illustrée par Philippe Hélénon, reproduit deux entretiens accordés à Frédéric Lefèvre (le fameux « monsieur Uneheureavec »), parus en 1929 dans Les Nouvelles littéraires et jamais repris. Ces textes, précise Laurent de Freitas dans sa présentation, ne sont nullement improvisés : ils ont été retouchés par Fargue et retravaillés sur épreuves. Le poète y évoque d’abord son enfance, la magie de certains quartiers de Paris, les années de lycée, puis Henri-IV, Bergson, Jarry, la découverte de la peinture et de la littérature, les expositions, Schwob, Mallarmé, le Mercure de France… tout un passé de légende. Légende parfois véritablement légendaire, car Fargue veut par exemple nous faire croire qu’il n’était nullement au courant de la réimpression de Tancrède faite en 1912 par son ami Larbaud, alors qu’il en avait corrigé les épreuves ! Il reste cependant constamment poète, comme le montre le début de son extraordinaire évocation d’Émile Faguet : « Vivant, lumineux et sale, couvert de vitamines quasi visibles, expirant une odeur d’ail intellectuel, il arrivait, dans un pardessus bâillant, godant, obèse de bouquins, de journaux et de revues, à droite et à gauche, comme un chameau bordé de ses palanquins… » Silhouettes d’amis (Launay, Cremnitz, Jourdain), défense de l’intelligence de Debussy et de « Valéry, poète cartésien », souvenirs de promenades et de rues, « sous les ciels venteux, pleins de chevauchées » Fargue parle aussi de ses livres et de son art poétique : « J’écris par sensualité, et pour mettre de l’ordre dans tout ça. » Il y revient, à propos de l’intelligence, en mettant les choses au point : « Un artiste est un animal intelligent, mais avant tout un animal qui, pour se débrouiller dans la nature, doit avoir des sens en excellent état. L’intelligence n’intervient dans sa chasse, dans sa quête, dans sa défense, dans ses captures, que comme sagace et prudente conseillère. » Aphorismes, boutades, souvenirs, rêveries, jugements critiques, tout y est admirablement formulé, car senti et conçu par un poète – un vrai poète, qui, loin des faiseurs et des fabricants, était vraiment l’un des rares à être fondé à écrire : « Pour moi, un mot représente un trésor terrible d’expériences, de douleurs, de musiques, de voyages, de cuisine, de spectacles ; aussi bien un drame intime que l’odeur d’un bureau de poste. Si le mot est beau et s’il commande à l’endroit où je l’ai placé c’est qu’il est choisi pour son service, c’est qu’il est voulu par tout ce qu’il exprime et qu’il vient de loin. »
Fénéon. Petit Supplément aux œuvres plus que complètes de Félix Fénéon (Du Lérot, 2003, 107 p., 27 €). Il y a trente ans, reprenant la chasse entreprise par Jean Paulhan une trentaine d’années auparavant, Joan Halperin livrait en deux imposants volumes pas moins de 1032 pages de textes dénichés dans les lieux les plus probables comme les plus improbables de la littérature, et le plus souvent masqués par leur signature. Il était inévitable que quelques poissons échappent à ses filets, et l’on ne saurait aujourd’hui que saluer le travail des nouveaux limiers qui ont permis à Maurice Imbert de réunir ces vingt-sept texticules restés dans l’ombre. Relevons les plus notables : compte rendu, qui est bien à la Fénéon, de la VIIe exposition des XX en 1890, article pour saluer l’entrée du premier Gauguin au Louvre en… 1927, articulet humoristique à propos du « duel » Marie Colombier-Sarah Bernhardt, portrait du bien oublié Victor Barrucand en 1912, enfin copieux article sur la Patrie, signé « Hombre » et rédigé en 1884, c’est-à-dire sept ans avant le fameux article de Remy de Gourmont sur le « Joujou patriotisme ». Mais on ne félicitera pas Maurice Imbert de livrer sans aucun éclairage tous ces textes, qui y perdent une grande partie de leur sel. Il aurait tout de même pu nous gratifier de quelques notes en bas de page.
Flaubert. Henri Scepi commente Salammbô de Gustave Flaubert (Gallimard Foliothèque, 2003, 227 p., s.p.m.). D’une certaine façon, il n’y a rien à dire de ce commentaire de Salammbô : bien calibré, élégamment rédigé, répondant parfaitement aux contraintes d’une collection parascolaire de bonne tenue, il présente un Flaubert de synthèse, sans surprise mais sans omission. On y rencontrera l’Ailleurs (l’Orient) ; l’Histoire ; l’usage du fait religieux ; et, sur un plan plus technique, les études narratologiques et poéticiennes de rigueur (organisation et composition, rhétorique de l’excès, travail de la prose). Un modèle du genre.
Flora Tristan. Flora Tristan. La Paria et son rêve, correspondance établie par Stéphane Michaud, préface de Mario Vargas Llosa (Presses Sorbonne Nouvelle, 2003, 342 p., 20 €). L’ouverture de la chasse à la belle Flora avait été inaugurée prématurément – et, au demeurant, fort honnêtement dans son genre – en 2001 par Evelyne Bloch-Dano. La cynégétique se poursuit avec le roman de Vargas Llosa, Le Paradis un peu plus loin (à propos duquel l’impayable Didier Jacob, dans le Nouvel Observateur du 17 avril dernier, révélait que Flora Tristan – morte en 1844 – faisait sauter sur ses genoux son petit-fils Paul Gauguin… né en 1848). On le constate une fois encore : il y a les vieux fusils et il y a les fines gâchettes, dont fait partie Stéphane Michaud qui, dans cette réédition revue et augmentée de nouveaux documents offre, plus qu’une banale correspondance annotée, une nouvelle approche biographique de son héroïne. Il ne s’en défend guère, d’ailleurs, dans son introduction, quand il écrit qu’aucune « biographie n’atteindra jamais à l’intensité qui jaillit du document brut ». Sic fecit. Soutenue par un appareil critique remarquable, la correspondance est livrée aux lecteurs dans un écrin compartimenté en cinq unités, pourrait-on dire en cinq actes d’un drame qui constitua la vie douloureuse de Flora Tristan. Cette conception renouvelée de l’édition d’une correspondance et cette audacieuse mise en perspective donnent un écho étonnant aux mots et aux idées échangés ici. Les notes abondent, un index biographique des correspondants et un autre des noms cités sont au rendez-vous. Personnage d’une candeur à toute épreuve – elle inonda le parlement de sa majesté la Poire de pétitions pour le rétablissement du divorce, voire pour l’abolition de la peine de mort –, encore que puissamment couillue, Flora Tristan aura correspondu avec toutes les consciences avancées de son temps : Charles Fourier, George Sand, Louis Blanc, Victor Considérant, Agricol Perdiguier, Prosper Enfantin, Victor Schœlcher, Armand Barbès, Eugène Sue et d’autres. Parmi toutes ces lettres, on retiendra celles adressées à son amie Olympe Chodzko, qui laissent parfois entrevoir un peu plus que de l’amitié, tandis que celles destinées au dessinateur Traviès duCharivari sont à l’inverse empreintes de pur platonisme. Autre part, on s’amusera des chamailleries avec un François Buloz calé dans un académisme péremptoire. Enfin, on pourra se plonger dans l’important corpus lié à la grande affaire de l’Union Ouvrière et du Tour de France qui en découla.
Gautier. Théophile Gautier, Romans, contes et nouvelles, édition dirigée par Pierre Laubriet (Bibliothèque de la Pléiade, 2002, tome 1, 1664 p. ; tome 2, 1616 p., 130 € le coffret). Les critères qui régissent les choix des auteurs publiés dans la Pléiade surprendront toujours : hier, oui à Supervielle et non à Laforgue ; aujourd’hui, oui à Gautier et non à Huysmans… Les deux volumes de Romans, contes et nouvelles contiennent, dans l’ordre chronologique de publication, la partie romanesque de l’œuvre littéraire du bon Théo – au total trente-neuf textes. Les éditeurs n’ont pas retenu La Croix de Berny, qui fut écrit en collaboration, ni le récit d’« Un repas au désert de l’Égypte », paru dans Le Gastronome, journal universel du goût, dont l’attribution à Gautier a toujours paru suspecte, en dépit de la tradition familiale. L’annotation de ces deux volumes de textes narratifs est d’une précision bénédictine, toujours justifiée – sauf en de rares occasions, du genre « Mandrin et Cartouche, célèbres brigands du XVIIIe siècle » (il est peu probable que des personnes ignorant tout de ces deux truands fameux soient surpris en train de dévorer ce Gautier en Pléiade). By the way, fréquente-t-on encore beaucoup les écrits de l’homme qui exhiba un gilet flamboyant lors de la plus fameuse bataille littéraire de notre beau pays ? Le Capitaine Fracasse peut-être, Le Roman de la momie à la rigueur, Mademoiselle de Maupin tout au plus sont des titres qui nous parlent encore un peu – d’ailleurs pour des raisons qui ne tiennent pas toujours aux mérites de l’œuvre elle-même : quel contemporain de Michel Houellebecq peut se targuer de revenir avec plaisir à des histoires comme La Cafetière, L’Âme de la maison ou L’Oreiller d’une jeune fille ? Contre toute attente, c’est peut-être la poésie de Gautier qui semble aujourd’hui avoir le moins vieilli, mais gardons-nous d’avancer que c’est peut-être parce qu’elle avait vieilli avant l’âge. Au demeurant, ce qui subsiste de plus vivant, dans l’univers de Gautier, en ces années du vingt-et-unième siècle débutant, c’est le personnage qu’il fut et qui apparaît à travers les souvenirs laissés par ses amis et ses contemporains, c’est l’épistolier leste et débridé qui écrivait de rudes gauloiseries à la Présidente, c’est le papa de l’effervescente Judith et le beau-père du bouillant Catulle (en voilà un autre qui n’aura jamais sa Pléiade mais dont on lirait volontiers une bonne biographie), c’est enfin le journaliste bâcleur mais attachant, dont la plume mercenaire se permettait parfois de belles écoles buissonnières.
Goncourt-Lorrain. Correspondance de Jean Lorrain avec Edmond de Goncourt, suivi d’un choix d’articles de Jean Lorrain consacrés à Edmond de Goncourt, édition présentée et annotée par Éric Walbecq (Du Lérot, 2003, 166 p., 30 €). Jean Lorrain, lorsqu’il rendait visite, en voisin, à Edmond de Goncourt, prenait plaisir à lui rapporter des potins, parfois des fables, sur le milieu littéraire qu’ils fréquentaient tous deux. Lorrain savait pertinemment que le vieil Edmond les consignait aussitôt dans son Journal et, sans doute, plus d’une fois en rajouta-t-il dans la charge et le ragot. De fait, on lit assez souvent, dans le Journal, des pages commençant par « Lorrain raconte… » C’est donc avec une certaine gourmandise qu’on attendait la publication de cette correspondance Goncourt-Lorrain. De ce point de vue, elle déçoit un peu, car elle ne révèle pas de fait véritablement nouveau ou d’importance sur les tenants et aboutissants de la vie littéraire de l’époque, mais elle n’en garde pas moins un réel attrait. Certes, très peu de lettres de Goncourt ont été conservées – Lorrain n’ayant pas eu l’habitude de garder systématiquement sa correspondance –, et celles qui l’ont été ne sont que des billets généralement dépourvus de tout intérêt. Mais on y gagne largement au change avec les lettres de Lorrain, dont la verve épistolière et coruscante est pleine de charme, comme devait l’être le bonhomme malgré son apparence et son allure. Certains passages sont franchement comiques, comme cette lettre dans laquelle Lorrain prévient son correspondant qu’à sa prochaine visite, il ne l’incommodera plus avec son parfum : « Je ne mettrai pas d’odeurs jeudi prochain, ni le jour, ni la veille, et mercredi je pendrai un grand bain. J’ai le respect de vos nerfs… Moi je ne me sens plus et il faut croire que je suis bien heureux » (24 décembre 1890). Par ailleurs, Lorrain goûtait assez peu l’ambiance du fameux Grenier de Goncourt, peut-être parce qu’il était à peu près sûr d’y croiser l’un des nombreux ennemis que lui avaient valu les plus assassines de ses chroniques. Il préférait rencontrer Goncourt seul à seul, ou lors de dîners à petit nombre d’invités, plutôt que de se frotter à la foule des Dimanches de la rue Montmorency : « Votre grenier me fait trop peur : trop de confrères ! » (21 décembre 1888) ; « vous ne m’en voudrez pas si j’arrive de très bonne heure et si je m’esquive avant la foule, non que je doute de vos amis, mais j’ai une malheureuse nature hérissée et peureuse de hibou de falaise, un peu chauve-souris » (31 octobre 1890). En dépit de quelques nuages, en général liés à des indiscrétions ou à des méchancetés qui embarrassaient Goncourt lorsqu’il les découvrait dans les articles de Lorrain, les relations des deux hommes de lettres sont toujours restées empreintes de cordialité. Ils ont cependant toujours maintenu une certaine distance l’un vis-à-vis de l’autre : Lorrain correspondant de Goncourt n’a jamais dépassé le stade du « Cher Monsieur et ami ». La dévotion qui transparaît dans les lettres de Lorrain adressées au « Cher Maître » d’Auteuil surprend un tantinet, tant le respect des valeurs établies n’était pas le trait marquant de la personnalité de l’auteur de Monsieur de Phocas, dont de nombreux articles distillent d’incroyables vacheries sur les personnages les plus en vue. Mais Lorrain était avant tout un homme de lettres, et la position de Goncourt devait lui en imposer un peu. Ne se croit-il pas obligé de se justifier de certaines outrances lorsqu’il confesse dans une lettre de février 1891 : « Est-ce ma faute, à moi, s’il y en moi une petite bête fauve que décagent l’injustice et l’indignation ? » L’annotation de cette correspondance Lorrain-Goncourt est précise et mesurée. Pour une fois, le commentateur ne se croit pas obligé d’expliquer, en une note de quinze lignes, qui était Victor Hugo. Dans une lettre de Lorrain du 2 octobre 1890, il est question d’un « hésitant Zizi ». Éric Walbecq, prudent, préfère avouer qu’il ignore tout de ce personnage, mais ne s’agirait-il pas, comme le contexte le suggère fortement, de l’éditeur Charpentier lui-même. Reste à établir l’origine de ce surnom… En commentaire de plusieurs lettres, l’annotateur reproduit des extraits du Journal d’Edmond de Goncourt, mais il n’abuse pas du procédé – la facilité eût été de larder ce volume de correspondance (pour compenser la carence en lettres de Goncourt) de longues tranches de Journal. Lorrain épistolier ? On en redemande. Éric Walbecq, ouvrez vos cartons.
Guitry. Charles Floquet, André Bernard, Sacha Guitry et Monaco (Rocher, 2003, 142 p., 20 €). Dans la collection Monaco et les grands personnages – qui comprend déjà un Apollinaire, un Pagnol, un Colette, un Cocteau et même un Churchill, paraît un Sacha Guitry écrit et illustré par les deux fondateurs de l’Association des Amis de Guitry, qui a vu le jour en 1977 (et n’envoie pas son bulletin, s’il existe encore, à Histoires littéraires pour compte rendu dans « En société »). L’auteur dramatique eut des relations étroites avec la Principauté, au casino de laquelle il laissa quelques sous. Juste retour des choses, le présent volume a été édité avec le soutien financier de la « Compagnie Monégasque de Banque ». Et comme la préface est d’Alain-Decaux-de-l’Académie-française, tout est pour le mieux. Le texte de Sacha Guitry et Monaco est narratif, sans surprise, mais de lecture non déplaisante (peut-être un zeste de guitrymania de trop). Bonne iconographie. Pas d’index.
Hergé. Hergé : l’hommage de la bande dessinée : 1983-2003 (Casterman, 2003, 98 p., 19,50 €). Reprise, « vingt ans après » – 1983-2003 –, d’un hommage collectif de la bande dessinée à Hergé publié à l’origine par la revue (A SUIVRE) en avril 1983. Le père de Tintin venait de mourir le 3 mars. Des auteurs de B.D. proposent des variations sur Hergé et ses principaux héros. Des gendelettres et essayistes divers apportent leur témoignage. Beaucoup de travaux ont depuis lors été publiés sur le créateur de ce Tintin en qui le général de Gaulle voyait son seul rival. Cette reprise ravira les Tintinophiles qui ne possédaient pas ce numéro spécial depuis longtemps épuisé.
Huysmans. Joris-Karl Huysmans, La Rive gauche. La Bièvre. Les Gobelins, préface de René-Pierre Colin (Séquences, 2003, 77 p., 12 €). Il est peu d’écrivains aussi originaux et aussi savoureux que Huysmans, chez qui, vraiment, « le style est de l’homme même ». Nouvelle preuve que cette jolie plaquette, bien imprimée et qui réunit trois petits textes de lui, consacrés à des recoins de Paris. Le plus important est celui consacré à la Bièvre : agonie de la nature urbanisée, décrite comme un symbole de la féminité asservie. On y retrouve tout l’attrait de Huysmans pour les paysages désolés, déjà évoqués dans certains des premiers poèmes de Coppée, mais rendus de manière inoubliable avec tout leur fantastique social dans la prose nerveuse et si piquante de l’auteur d’À Vau-l’eau : « Dans ce paysage où les resserres des peaussiers affectent, avec leurs carcasses ajourées et leurs toits plats, des allures de bastides italiennes, la Bièvre coule, scarifiée par les acides. Globulée de crachats, épaissie de craie, délayée de suie, elle roule des amas de feuilles mortes et d’imperceptibles résidus qui la glacent, ainsi qu’un plomb qui bout, de pellicules… » Tout en précisant dans sa préface cette « poésie de l’enfermement et de la morbidité », René-Pierre Colin retrace l’archéologie littéraire de la petite rivière (Balzac, Champfleury, Delvau, les Goncourt). Les deux autres textes de Huysmans possèdent les mêmes qualités d’évocation et de style que La Bièvre. Dans Les Gobelins, l’écrivain poursuit même son allégorie, nous montrant, dans un carton de tapisserie de Gustave Moreau, la femme fatale, le vampire féminin, faisant face à la Bièvre avilie, « suant à la peine, travaillant pour le compte d’un tyran, dans la pestilence des peaux arrachées à des bêtes mortes ». Après Huysmans, il n’y aura plus guère que Fargue pour parler ainsi de Paris. Qui oserait, aujourd’hui, qualifier Ménilmontant de « Chanaan de douceurs tristes » ?
Jaccottet. Isabelle Lebrat, Philippe Jaccottet. Tous feux éteints (Bibliophane, 2002, 282 p., 25 €). Isabelle Lebrat tente une nouvelle approche d’ensemble de l’œuvre de Philippe Jaccottet, mêlant vues synthétiques, analyses de poèmes et digressions, avec l’ambition de définir une « éthique de la voix » de l’écrivain. L’enthousiasme et la gravité du ton témoignent d’une lecture engagée, sincère, et l’on peut reconnaître les inflexions attachantes d’une exégète qui est aussi poète. Cela dit, le livre ne tient pas exactement les promesses de son titre. La structure trop évidemment dialectique de l’essai (I. « La poésie comme élan de la voix », II. « Faillite de la voix », III. « Promesse de la voix ») cache mal les approximations de la démarche. Après déjà tant de commentaires édifiants – auxquels n’ont pas échappé les plus grands –, le livre est un nouvel éloge de la figure mythique de Philippe Jaccottet, poète sacré de l’effacement et du retrait, au détriment de la réalité de l’œuvre. Plus encore que les lieux communs (une « poétique de l’effacement au service de l’insaisissable », « cette voix précaire, tremblante », « cette impuissance lestée d’exaltation »), sans parler des maladresses (« l’on peut risquer [sic] le néologisme de poiéthique »), agace ici le sentiment d’une incohérence, entre les prétentions à la rigueur et le flou jamais dissipé des métaphores. On s’attendrait à un dégagement des leurres véhiculés par l’abus, traditionnel, des termes voix, chant, musique, musicalité, etc., on s’y trouve au contraire ramené par des formules tautologiques omniprésentes : « souffle qui chante le monde et fait du monde un chant », « vocalisation du monde », « musicalisation du monde », « médiation musicale », « timbre », « scansion », « don d’une vibration muette qui exalte le silence »… De telles formules, n’ayant ni tort ni raison, témoignent de l’insuffisance théorique de cet essai, qui a cependant le mérite de poser la bonne question, celle de « la voix de l’autre en soi ». Isabelle Lebrat voit bien cette hantise de l’autre, avec ou sans majuscule ; elle a donc tort d’écarter dès l’introduction la dimension de rivalité, de « concurrence » (avec la musique, entre autres), tort de parler d’une communauté poétique ou d’une imitation créatrice « sans modèle » – ce modèle au contraire si prégnant sous la figure de son « poète », et qui, en aucun cas, n’« a définitivement rompu avec le romantisme », comme elle l’écrit, sous prétexte qu’il se fonderait « sur la faiblesse créatrice et non plus sur la force » ! Paradoxalement, l’auteur se montre plus personnelle, sinon plus convaincante, lorsqu’elle se tourne vers la poésie épique de Robert Marteau, les traditions ésotériques et mystiques, ou encore les figures toujours actuelles et vivantes de la pensée juive. Ses pages sur l’écriture poétique vouée aux « voix disparues », « puissance du multiple » ou encore « histoire de l’autre mort » (Leçons), ou sur la « petite morte » de Jedermann, texte peu connu, sont les meilleures, les plus fermes d’un ouvrage qui cède trop souvent à la facilité.
Jaccottet-Roud. Philippe Jaccottet, Gustave Roud, Correspondance 1942-1976 (Gallimard, 2002, 552 p., 30 €). Poète de l’isolement, Philippe Jaccottet ne nous a pas habitué à l’indiscrétion. Il n’est pas de ceux qui déversent leur personne à tort et à travers dès qu’on leur en offre la possibilité. L’apparition concomitante de son nom en tête d’écrits aussi divers qu’une préface, un article critique et une correspondance a donc de quoi surprendre – singulièrement une correspondance qui dévoile l’être intime. Il fallait donc une bonne raison pour qu’il sorte de sa réserve. Cette raison se nomme Gustave Roud (1897-1976), poète suisse trop oublié, vénérable auteur du Petit Traité de la marche en plaine (1932) dont Philippe Jaccottet fut le disciple avant de devenir, l’âge écrasant l’un pendant qu’il développait l’autre, le maître ou le jeune parrain. C’est ce qui ressort de leur correspondance. Philippe Jaccottet avait déjà rompu le silence, et à plusieurs reprises, au sujet de son ami Roud : en juin-juillet 1948, Pour l’Art donnait une lettre du cadet à l’aîné ; plus tard, en juin 1977, la revue Solaire présentait un dossier Gustave Roud où Philippe Jaccottet disait tout le bien qu’il pensait de cette œuvre. Une telle fidélité est admirable : elle nous lave des grossiers marchandages et des ego proéminents. En avant-goût des bonheurs ainsi offerts, ce fragment d’Air de la solitude (1945) : « Notre longue marche par un pays pluvieux nous a conduits à ces quelques minutes au bord d’un lac d’argent pâle et lisse. Nous ne parlions plus. Ce silence était si lourd, si calme ; l’instant plus délicat que le paysage là-bas doucement repris par une brume translucide. »
Jarry. Alfred Jarry en verve. Mots, propos, aphorismes, présentation et choix d’Henri Béhar (Horay, 2003, 120 p., 5 €). Voilà de quoi se faire chatouiller l’esprit pour pas cher. Un critique (Edmond Buchet) avait inventé à une époque la catégorie des « écrivains intelligents ». Nul ne contestera ce label à Jarry, ne serait-ce que pour stigmatiser du même coup l’humour bête de tant d’« auteurs gais », ses contemporains. Bien sûr, pour y goûter pleinement, c’est dans les œuvres complètes qu’il faut plonger, Henri Béhar a la franchise de le rappeler, mais le débutant pourra s’initier en tâtant d’abord de ces « bribes éclatantes », comme il les décrit. Classées en rubriques qui vont d’« alcoolisme » à « Ubu », elles permettent de s’initier rapidement à quelques questions d’une certaine ampleur : l’amour et la sexualité, l’art et la science, la philosophie, la mort, etc. Si l’on se demande lequel de ces deux thèmes l’emporte en gravité : de la femme ou de Dieu, Jarry tient en réserve à ce sujet quelques aphorismes éminemment consolateurs.
Jouve. Benoît Conort, Pierre Jean Jouve, mourir en poésie (Presses universitaires du Septentrion, 2002, 264 p., 20 €). Si l’on a beaucoup parlé de la poésie érotique de P.-J. Jouve, rares étaient les critiques qui avaient étudié l’inscription de la mort dans son œuvre. Cette étude universitaire, bien construite, bien documentée (la bibliographie comprend les références essentielles en particulier en matière de « thanatologie »), propose une lecture personnelle et originale des textes de Jouve, en inscrivant la mort en face d’Éros. Elle revient sans cesse aux textes de Jouve (Benoît Conort se « limite » aux quatre tomes de Poésie), toujours convoqués et analysés avec à propos, offrant au lecteur un réel contact avec les poèmes. L’étude des images funèbres dresse un paysage jouvien précis grâce à une analyse de symboles telluriques, animaux, liquides, floraux, chromatiques, etc. Benoît Conort revient aussi sur la symbolique des grandes figures féminines de l’écriture jouvienne, grâce à des analyses psychanalytiques, thématiques ou encore mythiques ; il étudie enfin l’histoire de l’inscription de la mort dans l’œuvre de Jouve. Cependant, toutes ces analyses sont délivrées au moyen d’une écriture très dense qui ne permet pas toujours au lectorat moyen (dans lequel le chroniqueur s’empresse de se ranger) de suivre la réflexion engagée. Elle suppose une extrême concentration, assortie d’une lecture au compte-gouttes. L’avant-propos, par exemple, pose les grandes problématiques de la mort de façon nette, mais peut-être sibylline pour des non initiés : revient alors la question du lectorat visé… Comme cette densité s’assortit d’un goût pour le paradoxe sémantique et pour le retournement/redoublement stylistique, souvent nuisible à la compréhension du propos général, il devient malheureusement difficile de capter un sens pourtant présent (par exemple : « Coupable d’aimer, j’ai envie de mourir, et je suis coupable, aimant aimer, d’avoir envie de mourir », suivi d’un « la mort, expression d’une culpabilité, est la culpabilité mettant à mort la culpabilité », « le « vouloir mourir », c’est la mort voulant mourir, parce que, au-delà de la culpabilité qui engendre la mort, il y a Dieu »). Ces pirouettes dialectiques et ces accélérations, si elles ménagent l’élégance du propos, rendent malheureusement la lecture ardue, même si elles s’estompent au fur et à mesure que progresse l’essai.
Krysinska. Marie Krysinska, Rythmes pittoresques, édition critique établie par Seth Whidden (University of Exeter Press, 2003, 180 p., 15,99 £ ; disponible aux Presses universitaires de Bordeaux). Marie Krysinska inaugure la renaissance des Exeter Textes Littéraires grâce à cette précieuse édition de ces Rythmes pittoresques publiés en 1890 chez Lemerre. Précieuse édition, en effet, puisque c’est la première depuis l’originale, que l’on ne trouve plus depuis longtemps, et puisqu’elle est judicieusement commentée et annotée. Après une introduction aussi biographique qu’informative sur la naissance du vers libre et le rôle discutable tenu par Gustave Kahn, les curieux vers de Marie Krysinska sont donnés à lire. Seth Whidden a même pris le soin de relever les variantes tirées, faute de manuscrit connu, des publications en périodiques. Ces poèmes étonnants valurent à leur auteur une gloire rapide née de la polémique autour de l’invention du vers libre. La présente édition se termine sur les comptes rendus parus à l’époque sur le volume, une bibliographie exhaustive et des notes biographiques sur les dédicataires des poèmes. Signalons à l’auteur, encore qu’il ne s’agisse que de broutilles, l’oubli du compte rendu d’Ernest Jaubert dans le numéro d’octobre 1891 du Magasin français illustré, et le fait que Le Hibou, poème dont l’importance est bien soulignée dans l’introduction, a été mis en musique par Paul Bergon, dont la partition est illustrée en couverture par un magnifique hibou dû au talent d’un Georges Bellenger qui n’était autre que le mari de Marie Krysinska. On regrettera l’absence d’un index général, l’index figurant dans l’édition étant celui des seuls dédicataires. Cadeautons les lecteurs d’Histoires littéraires de ce portrait inédit de Marie Krysinska par G. Redon, daté de 1895, qui figurait en bonne place sur les murs du Chat Noir et appartient à présent à l’auteur de ce compte rendu.
Larguier. Paul Amargier, Léo Larguier à livre entr’ouvert (La Thune, 2003, 78 p., 12 €). Courte et sympathique monographie d’un Cévenol par un autre. Paul Amargier, médiéviste disciple de Georges Duby, rend les honneurs au léonin grand-combien Léo Larguier. Il est né en effet à la Grand-Combe (d’où l’adjectif) le 10 décembre 1878 ; plus tard, le 31 octobre 1950 précisément, il mourra – c’était fatal – à Paris, rue Saint-Benoît, dans l’appartement qu’occupera ensuite une certaine Marguerite Duras. Paul Amargier note avec beaucoup d’affection ses plus hauts faits, son amitié avec Cézanne, son caractère de vieux garçon, son passage à l’Académie Goncourt. C’est tracé à grands traits, mais de façon très agréable. Truffé de belles et bonnes citations, ce petit volume vaut cent fois mieux que telle grosse biographie controuvée et gauchie d’un Carco ou d’un Magre. En attendant un travail de recherche approfondi, relevons, grâce à Paul Amargier, cette note croustillante des années de guerre, qui éclaire le styliste et l’homme : « Ce matin, la sœur Marthe, qui peut avoir une cinquantaine d’années, part pour Génolhac sur une bicyclette, et cela me semble aussi terrible qu’un schisme ! » Larguier est comme T’Serstevens ou Miomandre : à relire.
Léautaud. Paul Léautaud en verve (Horay, 2003, 128 p., 5 €). Dans « Un salon littéraire » (Passe-temps, 1929), Léautaud raconte comment M. Alfred Maçon (comprendre : Mortier…) s’inquiète auprès d’un de ses amis académiciens : sa candidature à l’Académie aurait-elle des chances ? « Mais certainement, mon cher, lui répond l’immortel. Certainement. Vous êtes assez connu pour cela. Vos succès sont célèbres. Vous avez fait assez parler de vous. » M. Maçon insiste mais s’inquiète un peu tout de même du lyrisme inconditionnel de l’académicien ami. « Vous me comprenez bien, mon cher ? dit-il à l’immortel. Je parle de l’Académie française ? – Ah ! s’écria l’autre, je croyais que vous parliez de l’Académie de billard. » Cette anecdote bien troussée n’a pas été reprise par Hubert Juin qui présente et sélectionne un choix de mots, propos et aphorismes de Léautaud : ses bêtes, ses femmes, son Journal. Peut utilement servir de propédeutique aux malheureux qui ignorent encore tout de l’« écrivain français » (1872-1956).
Littérature francophone. Éliane Tonnet-Lacroix, La Littérature française et francophone de 1945 à l’an 2000 (L’Harmattan, 2003, 412 p., 33 €). Bien mince prétexte que celui de l’an 2000 pour ce genre de vaste compilation rétrospective, qui nous donnerait envie de faire d’avance, pour changer, un panorama de littérature future. Du reste, l’auteur le sait et le dit dans sa maigrelette introduction. Mais elle n’en a cure, et avance, imperturbable, d’école en revue et de revue en « espace francophone », six pages chacun et hop ! Impersonnel et méthodique, l’ouvrage évoque le manuel ou l’article d’encyclopédie. Si les vastes synthèses sont utiles et souhaitées, il manque à cet ouvrage la vision personnelle qui le distinguerait d’un répertoire, sans parler d’un minimum de distance à l’égard de catégories bien usées de l’histoire littéraire.
Loi. Sylvain Goudemare, Emmanuel Pierrat, L’Édition en procès (Léo Scheer, 200 p., 18 €). Recueil des chroniques publiées dans l’hebdomadaire professionnel Livres Hebdo au cours de l’année 2002. Sur le principe même – refaire l’histoire des grandes affaires qui ont marqué l’histoire de l’édition, globalement (et très globalement…) depuis le début des années (19)30 –, rien à redire, on ne redit même jamais assez pour des mémoires trop oublieuses. Ne contestons pas non plus le choix des sujets, même si ces onze « affaires » ne semblent pas toutes aussi « emblématiques » que le veulent leurs sélectionneurs. Seulement, on reste sur sa faim. Primo, parce que, retranscrivant certes les faits, les auteurs ne dégagent pas les réels enjeux de chaque procès et ne prennent pas une position « conclusive » sur chaque affaire. Secondo, parce que si l’on s’attend à quelques envolées littéraires, on est totalement brimé : aucun report des plaidoiries. Ah ! que la littérature était encore belle du temps de Maurice Garçon !
Lorrain. Jean Lorrain, La Mandragore, suivi d’une lettre inédite à Catulle Mendès et d’une postface d’Éric Walbecq ; illustrations de Jeanne Jacquemin (Du Lérot, 2003, 46 p., 15 €). Il existe des textes qui semblent leurs propres pastiches. C’est le cas de ce petit conte cruel qui traduit bien « la curiosité de Jean Lorrain pour les mondes purulents » (Journal des Goncourt, 17 janvier 1895). Éric Walbecq a eu l’idée de l’accompagner de quelques illustrations dues à Jeanne Jacquemin, que Lorrain, expert en la matière, tenait pour « une vampire, une succube, une démoniaque » (ibid., 30 janvier 1894). Peu de gens connaissent sans doute la pièce que Lorrain en tira et qu’il proposa à Sarah Bernhard par l’intermédiaire de Mendès dans la lettre jointe, mais on imagine aisément que cette horrible histoire de reine, de grenouille et de mandragore puisse servir de thème à une bande dessinée pour adultes au cœur bien accroché. Une intéressante curiosité.
Loti. Pierre Loti, Fleurs d’ennui suivi de Pasquala Ivanovitch, Voyage au Monténégro, Suleïma préface de Bruno Vercier (Passage du Marais, 2003, 324 p., 17 €). Bonne idée que de redonner ces très curieux textes de Loti, qui, à part le dernier, n’avaient point, sauf erreur, été réédités ces derniers temps. Livre vraiment étrange, où Loti a mis encore plus de lui-même que d’habitude. On y trouve d’abord Fleurs d’ennui, morceau assez mêlé qui contient, à côté d’évocations de Pékin et de Stamboul,Les Quatre Dames de la Kasbah, horrifique histoire de six marins français en bordée à Alger et qui en rapportent, en guise de cadeau, la syphilis. Il faut mettre à part un chef-d’œuvre, le mystérieux et tremblant Pasquala Ivanovitch situé dans le décor des bouches de Cattaro, célébrées plus tard par Larbaud dans un poème de Barnabooth. Dans sa préface par ailleurs très informée, Bruno Vercier aurait peut-être pu préciser certaines clefs susceptibles d’éclairer à la fois un passage sur Stamboul de Fleurs d’ennui, et aussi le personnage du frère de Pasquala, Giovanni, qui est comme un double du Daniel d’Azyiadé. Ce n’est qu’à la lumière de ce dernier livre qu’on peut vraiment comprendre tout ce qu’il y a derrière l’évocation de ces amours furtives d’un marin de passage, ces rencontres dans un bois d’oliviers suspendu au milieu de « la tourmente de pierre du Monténégro ». Mais, tel quel, ce bref récit possède un charme extrêmement troublant et révèle en Loti un impressionniste à la fois hanté par la mort et opiniâtre dans sa chasse au bonheur. Peut-être même ce dernier sentiment fut-il chez lui, tout au moins au début, le plus puissant.
Maladie. Écriture et maladie, sous la direction d’Arlette Bouloumié, préface de Michel Tournier (Imago, 2003, 342 p., 23 €). Beaucoup de monde, dans ce volume dont le projet remonte à 1994. Arlette Bouloumié reconnaît d’ailleurs que le thème en est immense, même si la perspective retenue se limite, si l’on peut dire, aux relations entre la maladie et la création. Toujours est-il que l’équipe mobilisée, très largement angevine (Arlette Bouloumié enseigne à Angers), a fait du bon travail. Michel Tournier, en préfacier, met le tout sous le signe de Canguilhem. Le lecteur paresseux pourra se contenter de l’excellent résumé des articles fourni par Georges Cesbron en fin de volume, mais il aurait tort car beaucoup des textes réunis ici valent la lecture. Certains reprennent des thèmes devenus incontournables (Thierry Orfila sur Baudelaire, Claude Herzfeld sur Thomas Mann, Bruno Blanckeman sur Hervé Guibert, Arlette Bouloumié sur Dostoïevski, tous bien traités) mais la plupart discutent d’auteurs ou de questions moins souvent abordés par la critique, du moins sous cet angle. Henri Béhar (seul parisien du lot, semble-t-il) brosse à grands traits une anthologie de l’absinthe romanesque (mais il a dû lui-même un peu abuser de la chose en rebaptisant Georges l’immortel auteur de Touchez pas au grisbi, Albert Simonin) ; Ieme van der Poel examine l’imaginaire de l’hystérie chez Huysmans ; Pierre Michel (qui d’autre ?) fait la même chose à propos de Mirbeau ; Alain Néry s’attarde à Rodenbach, sujet fertile ; Michael Worton rappelle le cas Daudet ; Anne-Cécile Pottier-Thoby cuisine un Julien Green « syphilophobe » ; Olivier Penot-Lacassagne scrute la peste chez Artaud, etc. (nous en oublions mais ne pouvons citer tout le monde). Parmi les articles les plus novateurs, retenons ceux de Marc Kober, au titre bien alambiqué, sur Mandiargues et Gilbert Lély ; de Jacques Le Marinel sur Gadenne, de Bruno Fabre sur Schwob, de Joseph Garreau sur Catherine Pozzi, de Philippe Walter sur Berlioz, de Juliette Rogers sur les femmes médecins chez Colette Yver et autres (la traduction, si c’en est une, aurait eu besoin de révision ; la note 1 parle ainsi de « culture western » au lieu de « culture occidentale », ce qui ne manque pas de sel dans un texte féministe). Hors-concours car portant sur des auteurs non « littéraires » : un bel essai de Jean-Marie Paul sur Schopenhauer et « la maladie du vouloir-vivre » et le curieux article de Jean Arrouye sur les « usages picturaux de la maladie » où l’on parle d’ex-votos et de peinture fin de siècle (les parties qui concernent Le Dr Péan à l’Hôpital St Louis de Gervex et le Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa par Gros ont également servi pour les notices du Musée critique virtuel de la Sorbonne – oh !).
Mallarmé. Éric Garnier, Le Sonnet en x de Stéphane Mallarmé : commentaire (Vallongues, 2003, 125 p., 15 €). Un long commentaire, vers par vers, du sonnet en x (l’auteur tient à cette inconnue) de Mallarmé. L’exégèse antérieure, dans ses grandes lignes, n’est pas ignorée par l’auteur, qui tient un discours à mi-chemin entre celui, redondant et abstrait, du professeur, et celui, inspiré et assertif, de l’artiste (il se déclare « peintre et essayiste »). Des textes à l’appui, notamment en annexe : un morceau d’Igitur et trois extraits des œuvres de Poe (dont le X-ing a paragrab que l’auteur rapproche du sonnet en x). Cet opuscule apporte peu de choses consistantes à se mettre sous la dent, en tous cas rien qui fasse saliver.
Matzneff. Vincent Roy, Matzneff : l’exilé absolu (Michalon, 2003, 202 p., 17 €). Encore un exilé absolu ! Avec Philippe Sollers comme concurrent, fréquemment cité, le désert de Saint-Germain-des-Prés va bientôt connaître la surpopulation. On redoute déjà la ruée des aspirants-stylites sur les rares colonnes encore disponibles dans le quartier, les caves et les grottes étant toutes désaffectées depuis la disparition de Boris Vian. Il restera toujours des positions de repli dans les farouches solitudes de Deauville ou de l’Île de Ré, rassurons-nous, et nos modèles postmodernes de la sainteté chic pourront continuer à livrer leurs messages tragiquement incompris. Nos Casanovas vieillissants pourront y ressasser en paix leurs conquêtes adolescentes, se rêvant toujours en aristocrates dix-huitième siècle, quand ils évoqueraient plutôt de tristes Catulle Mendès très Troisième-République. Tous les deux se fantasment en « espions », en « agents doubles », sans se rendre compte que tout le monde les a reconnus et les laisse jouer tranquillement, par charité. Mais ne soyons pas injustes envers Gabriel Matzneff en poussant trop loin le parallèle avec Philippe Sollers. Il a sur son rival en austérité revendiquée l’avantage de savoir de quoi il parle quand il évoque les auteurs grecs ou latins, les Pères de l’Église ou de plus obscurs théologiens. Il a aussi l’avantage d’avoir trouvé en Vincent Roy un hagiographe qui vit en le lisant toutes les Béatitudes ainsi qu’un inlassable thuriféraire. Journaliste au Magazine littéraire, Vincent Roy élève à des hauteurs encore inconnues la rigueur critique. C’est grâce à lui, par exemple, que nous saurons que Gabriel Matzneff, photographié à la pizzeria Starita, rione Materdei, à Naples (il manque le numéro), en automne 2002, est en train de consommer des fiori di zucchini. Comme on aimerait avoir ce genre de document à propos de Flaubert en train de manger du haricot de mouton ! Ce n’est pas Marcelin Pleynet, amer porteur du nécessaire à cirage, qui serait capable d’aller jusque-là. Quoiqu’il en soit, remercions Vincent Roy qui permet au non-dévot de se faire une idée des bonheurs à répétition de Gabriel Matzneff avec des kyrielles d’adolescents et d’adolescentes, mais aussi du lien de ronces sur lequel ces bonheurs débouchent souvent et que l’écrivain détaille inlassablement, au bout du compte plus proche de Jouhandeau que de Casanova. Passer sa vie à la porte des lycées – non : des collèges – pour en raconter les suites dans le détail, cela fait-il de vous un écrivain ? C’était l’avis de Montherlant et de Mitterand, à en croire Vincent Roy. C’est tout dire.
Moreno. Raymond Chirat, La Vie de Marguerite Moreno (1871-1948) (Rocher, 2003, 170 p., 17 €) ; Marguerite Moreno, Souvenirs de ma vie, préface de Colette, notes et filmographie par Claudine Brécourt-Villars (Phébus, 2002, 328 p., 20 €). Celle dont Marcel Schwob écrivait en 1895 : « Je suis à la discrétion de Marguerite Moreno et elle peut faire de moi ce qui lui plaît, même me tuer » ; à qui Pierre Louÿs promettait : « Nous écrirons des vers que Moreno dira, / Rythmés par la voix d’or qui vibre dans sa bouche » ; dont Paul Léautaud fut l’amoureux transi, et qui était aussi l’Estelle Ronange d’Apollinaire, a sa place dans l’histoire littéraire mieux que bien des muses de passage. C’est évidemment la comédienne dont le livre de Raymond Chirat retrace la carrière à travers le théâtre, le cinéma muet, le cinéma parlant jusqu’à l’apothéose de La Folle de Chaillot à l’Athénée en 1945 – ou comment une muse symboliste éthérée au nez un peu trop long devient volontairement une silhouette comique du cinéma français. Utile répertoire de ses interprétations théâtrales et filmographie ; malheureusement, pas d’index. Signalons qu’au moment où paraissent plusieurs éditions des œuvres de Marcel Schwob sont également réédités les Souvenirs de ma vie de Marguerite Moreno.
Musique. Claude Coste, Les Malheurs d’Orphée : littérature et musique au XXe siècle (L’Improviste, 2003, 242 p., 22 €). L’éditeur du cours de Barthes au Collège de France, professeur de littérature moderne, est aussi un excellent connaisseur de la musique du XXesiècle. Ce recueil d’articles qu’il dit lui-même « rapsodique » montre qu’il ne perd jamais de vue le constant aller-retour que peut faire la réflexion entre les deux arts de la langue et des sons – aller-retour qui peut être mortel, comme le figure Orphée. Ici, Claude Coste préfère une lecture optimiste du mythe puisqu’il répartit ses essais en trois parties qui reprennent les étapes de cet orphisme modernisé : la descente, la frontière, la remontée, ce parcours débouchant en fin de compte sur la vie et non sur la mort. Barthes occupe une place importante dans cet ensemble à cause de son article sur l’écoute, dont on perçoit les nombreuses réverbérations, et pas seulement dans l’essai sur Calvino et Berio. Parmi les meilleures pièces de l’ensemble, signalons « Cathédrale en musique » (sur une métaphore architecturale) et les deux chapitres sur Quignard. Également parmi les écrivains traités, plus inattendus de figurer côte à côte mais non moins intéressants : Vian, Soupault et Giono.
Nodier. Charles Nodier, Questions de littérature légale. Du plagiat, de la supposition d’auteurs, des supercheries qui ont rapport aux livres, édition établie et présentée par Jean-François Jeandillou (Droz, 2003, 208 p., s.p.m.). Un des ouvrages les plus jouissifs de la production éditoriale de ce premier semestre 2003. Voilà qu’enfin, après la réédition du Dictionnaire raisonné des onomatopées françoises, on s’est décidé à rééditer, du même Nodier, cet essai qu’on aurait pu croire mythique, d’abord parce qu’introuvable depuis sa dernière édition de 1828, ensuite parce qu’il était royalement négligé des « doctes ». Jean-François Jeandillou, qui semble avoir bien décidé de faire sa spécialité de cette sorte de terra incognita en fait aujourd’hui un livre des records : record déjà, de la part de l’auteur d’origine, du nombre des références par rapport à son propre texte, record de son commentateur avec ses 541 notes pour 208 pages. Mais ne comptez pas sur l’anthologiste des Supercheries littéraires (2001), qui s’est par ailleurs employé à démonter les procédés de la mystification en littérature (Esthétique de la mystification, 1994), pour livrer ici toutes les clés. Il restera un effort à faire pour devenir de véritables « bibliologues ». Le contenu de l’ouvrage ? Mais il est dans le titre.
Offenbach. Jean-Paul Bonami, La Diva d’Offenbach : Hortense Schneider. 1833-1920 (Romillat, 2002, 190 p., 20 €). Après les importants travaux réalisés par Jean-Claude Yon et Laurent Fraison pour réhabiliter la figure d’Offenbach (Dossier Orsay en 1996, anthologie de quatre CD en 1999, biographie en 2000), on s’attendait à voir une Hortense Schneider à son tour revisitée. On découvre rapidement qu’il n’en est rien et qu’il ne s’agit guère, comme le dénonçait déjà l’ami Hegel, que d’une histoire vue par son valet de chambre. L’auteur fait comme s’« il y était », reconstitue des dialogues en retranscrivant les paroles d’Offenbach dans un germano-français dont il faut lui laisser la responsabilité. Certes, la belle Hortense n’avait pas eu droit de cité dans l’ouvrage de Sergio Segalini sur les Divas (1986), mais ce n’est pas avec ce livre qu’elle va monter sur l’Olympe.
Otéro. Marie-Hélène Carbonel, Javier Figuero, La Véritable Biographie de la Belle Otéro et de la Belle Époque (Fayard, 2003, 410 p., 24 €). Elle était vraiment belle, cette « sirène du suicide ». Galicienne née en 1868 de père inconnu et décédée à 96 ans en 1965 à Nice, elle a couché avec tout ce qui était connu, portait couronne et avait le sac. Sur la vie de cette croqueuse de diamants, la plus âpre sans doute de la trinité Émilienne-Liane-Caroline, on ne connaissait que ce que voulaient bien révéler ses Mémoires parus en 1926, avec ses cachotteries et ses erreurs, que les auteurs citaient avec modération. La dame nous apprend qu’Édouard VII était un « admirable amant », Léopold II épuisant (« après son départ j’ai besoin de plusieurs jours pour me remettre »), l’empereur du Japon si reposant (« il me caresse pendant des heures puis il s’endort »). Car ce livre porte bien son titre : c’est plutôt une biographie de l’époque. Ainsi, avant d’apprendre que Caroline Otéro s’est retirée à Nice dans les années 20, il faut lire 64 pages serrées sur la ville de Nice. C’est dommage, car ce livre a du charme, mais l’éditeur a renoncé à établir un index qui eût ressemblé au Bottin ; ceci, doublé encore de l’absence d’une liste des ouvrages consultés, ôte beaucoup au livre de son intérêt documentaire. De menues erreurs : le marquis de Belbeuf ne pouvait pas assister au scandale du Moulin-Rouge en 1907 : il était déjà mort, le pauvre. Des jugements littéraires que certains trouveront hâtifs, par exemple sur Renée Vivien : « plutôt mauvais poète » – ce qui n’est pas l’avis de tout le monde. Un aphorisme qui est presque un slogan touristique : « Que va-t-on faire à Monte-Carlo, si ce n’est perdre à la roulette ? » Une confession : « Pour moi il n’y a que deux plaisirs dans la vie, le premier gagner au jeu ; le second, perdre au jeu. » Une bonne enquête sur les derniers jours de Caroline Otéro à Nice, jusque dans les détails les plus sordides d’un constat de police : ce sont les seuls que retient l’histoire.
Pastorales. Georges Hérelle, Les Pastorales basques. Notice, catalogue des manuscrits et questionnaire (Lacour, 2002, 86 p., 16 €). Vous connaissiez déjà la pelote, le fromage, le surf et le béret basques, mais connaissiez-vous les pastorales, ces « drames populaires » joués par des pâtres « de temps à autre sur la place publique, dans les bourgs et villages de la Soule » ? Dans cette plaquette de 1903, le bon M. Hérelle, correspondant honoraire du ministère de l’Instruction publique, présente un genre dont il prévoit la disparition prochaine. Il recense environ soixante œuvres pour lesquelles des manuscrits sont connus (des cahiers d’écoliers chargés d’inscription par les différents « instituteurs » des spectacles, et possédés par des particuliers ou des bibliothèques), avant de proposer un inventaire des questions soulevées par cette coutume. Il est vrai qu’elles sont nombreuses, car ces pastorales ne vont pas sans une certaine « bizarrerie de l’exécution » qu’on dirait sortie d’Impressions d’Afrique. Le corpus, outre de mystérieuses « courses aux ânes », est en effet dominé par la noble et sérieuse « tragerie », où « le Bien est personnifié dans les Chrétiens et dans les Turcs », mais où « d’ailleurs les « Chrétiens » peuvent être […] les Égyptiens du temps de Nabuchodonosor, et les « Turcs » les Anglais du temps de Charles VII ». Vous ne suivez plus ? Rassurez-vous, vous ne risquez pas de vous y perdre, car « tous les Bons portent une veste bleue avec un bicorne, tous les Mauvais une veste rouge avec un bonnet à plumes et des fleurs ». Quant aux comédiens, qui tournent volontiers le dos à l’assemblée, ils « récitent presque toujours en marchant et dans leur marche, ils accomplissent certaines évolutions fort curieuses, mais difficiles à décrire, où un érudit a cru reconnaître la strophe et l’antistrophe des Grecs », tandis que « les batailles se font sans aucun tumulte », au son d’un orchestre où résonne volontiers le cornet à piston… Le sobre retirage de ce livre ne comporte aucune préface – nous ignorons donc ce qu’il est advenu de ces festivités et de leur étude, mais les plus curieux, s’ils parlent la langue basque, pourront se lancer sur la piste des textes : l’auteur indique la localisation des manuscrits. Sus donc à Célestine de Savoie, où « le copiste a eu la fantaisie bizarre de remplacer les voyelles des noms propres par celui des cinq premiers chiffres qui leur correspond », ou à Canico et Belchitine, « jué à Larribar le 30 abril 1848 ».
Perec. Georges Perec, Entretiens et conférences I (1965-1978) et II (1979-1982), édition établie par Dominique Bertelli et Mireille Rivière (Joseph K, 2003, deux volumes, 386 p. et 444 p., 22 et 24 €). Disons-le d’emblée : les deux volumes d’entretiens et de conférences dont nous disposons depuis peu grâce au travail de fourmi et de bénédictin de Dominique Bertelli et de Mireille Ribière sont tout simplement indispensables pour tout amateur de l’œuvre de Perec. Concernant un auteur dont les textes ont la réputation d’être extrêmement écrits, cette affirmation concernant des « textes » essentiellement oraux peut surprendre. Une explication se trouve peut-être dans les Notes sur ce que je cherche (1978) : « Je n’ai jamais été à l’aise pour parler d’une manière abstraite, théorique, de mon travail ; même si ce que je produis semble venir d’un programme depuis longtemps élaboré, d’un projet de longue date, je crois plutôt trouver – et prouver – mon mouvement en marchant […]. » Ainsi, chaque prise de parole de l’écrivain participe de cette marche en avant, en lieu et place d’une théorie toute faite de la démarche. Grâce au travail des deux exégètes, le lecteur a désormais la possibilité d’accompagner Perec pas à pas, du récit Les Choses publié en 1965 à sa disparition prématurée, en 1982. La « fortune » critique de Perec apparaît dès lors comme le résultat hautement improbable d’une carrière en dents de scie, car il est étonnant, comme le font remarquer les éditeurs, qu’« aucun journaliste de la presse écrite [n’ait été] tenté de lui demander de s’expliquer sur La Disparition, roman devenu légendaire, ni sur W ou le souvenir d’enfance, livre considéré aujourd’hui comme incontournable dans le champ autobiographique » (Avant-propos, vol. I). Le second volume, quant à lui, témoigne de ce que les choses ont changé, après la publication de La Vie mode d’emploi, en 1978 : 320 pages pour trois ans et trois mois contre 260 pour 14 ans, ces proportions en disent long sur la grimace du succès. Or les éditeurs font là encore la part des choses, avec tact : « Outre la modestie de l’auteur, écrivent-ils, ce qui frappe toujours dans ses propos, c’est l’absence d’un discours plein, rond, lisse sur la littérature. Ainsi, lors des tournées de conférences qui, de septembre à décembre 1981, l’emmènent successivement en Australie, au Danemark et en Italie, Perec continue à varier les exemples, à hésiter, à chercher ses mots, alors même qu’il aborde des thèmes qu’il a déjà eu plusieurs fois l’occasion de traiter. Aussi nous a-t-il paru intéressant de reproduire non seulement les conférences sur Les Choses faites à quatorze ans d’intervalle mais deux conférences sur le même thème prononcées le même mois, voire la même semaine » (Note sur la présente édition, volume I). Seule une présentation strictement chronologique pouvait faire apparaître une telle évolution « à moyens constants ». Quant à l’époque et au contexte, ils se donnent à lire à travers un appareil critique dont la minutie n’a d’égal que la probité de ses auteurs. Rigoureusement factuelles dans les notices, les informations se font plus textuelles dans les notes de bas de page – mais qui s’en plaindrait ? De même, on ne peut que louer les divers annexes, repères, index, bibliographie. N’y aurait-il donc rien à redire à tant d’exemplarité ? S’il fallait exprimer un regret, il ne concernerait pas tant les deux volumes tels qu’on peut aujourd’hui les lire, mais le fait qu’on ne puisse que les lire. Pour qui a jamais entendu parler Perec, en présence immédiate ou à la radio, il y avait là une qualité de parole dont la forme imprimée ne saurait en aucun cas rendre compte. Mais plutôt que de reprocher à un livre de n’être pas un CD, finissons par un vœu : que les propos de Perec tenus dans le cadre d’émissions de radio ou de télévision fassent un jour l’objet d’une édition multimédia aussi soignée et aussi respectueuse que les deux volumes d’Entretiens et conférences qui viennent de paraître.
Picabia. Francis Picabia, Poèmes, édition établie par Carole Boulbès, préface de Bernard Noël (Mémoire du livre, 2002, 393 p., 29 €). L’exposition monographique que le Musée d’Art moderne de la Ville de Paris vient de consacrer à Picabia a surpris, tant elle a forcé, souvent, à réévaluer l’importance et la cohérence de cette œuvre. Dans ce contexte, réunir les Écrits de cet ami d’Apollinaire constitue une entreprise d’autant plus judicieuse que si mots et images se sont sans cesse noués dans cet itinéraire (ainsi les Poèmes et dessins de la fille née sans mère de 1918 renvoient-ils à un dessin de 1914), nombre de textes étaient devenus introuvables. À cet égard, l’édition de ce volume, réservé aux poèmes, est impeccable. Carole Boulbès offre en introduction un aperçu chronologique d’ensemble et fait précéder chaque recueil d’une notice de présentation factuelle et claire, où elle signale notamment les emprunts, par exemple à Nietzsche. De son côté, dans sa préface, Bernard Noël apporte des clefs majeures pour aborder une écriture déstabilisante quand le refus de la logique usuelle, en se systématisant, met à rude épreuve la bonne volonté du lecteur confronté à une litanie d’énoncés tels que « Tout mouvement équilibre / d’un pantin magistrat / forme la nature des arbres » ou « la montagne bébé ramasse cinquante centimes ». En effet, loin de reconnaître dans le statut de « mort-vivant de la modernité » dévolu aujourd’hui à Picabia le signe d’un échec, Bernard Noël y voit la marque d’une réussite : dada précoce et impénitent, le peintre « dadaïse si bien qu’à force de se moquer de sa propre importance il réussit à l’effacer » et à offrir un « modèle sans autorité », où le public est autant appelé que rejeté – Bernard Noël choisissant de souligner la formule « Qui est avec moi est contre moi ». Pour le lecteur muni de ce viatique, l’apparente idiotie ou le non-sens de bien des passages retrouve ainsi une légitimation d’ordre global, tout en se reliant aux éléments d’autodérision qui minent les poèmes (« Il m’est impossible de comprendre un mot de ce que vous écrivez, Francis Picabia », lit-on au détour de « Râteliers platoniques »), tandis que les constantes innovations formelles de l’écrivain (jeux de mots duchampiens, collages, boustrophédon, glossolalies artaudiennes, mise en scène typographique éclatée – notamment dans les livres-objets complexes réalisés avec Pierre André Benoit après 1949) apparaissent comme autant de possibilités efficacement testées puis écartées. Mais l’écriture de Picabia ne se réduit pas à ces explorations formelles. Hors des combinaisons ou des voix plurielles sourd la chanson noire d’un locuteur qui tente vainement de se dégager de « ceux qui crèvent de survivance » et de la « vie d’ennui » où « l’avenir Bergson / est insupportable », un Je qui note que « la bonne [qui] balaie / ressemble à une bête pourrie », et que « le monde se divise en deux catégories d’hommes : les ratés et les inconnus ». Le rejet de toute institution – les « drapeaux […] ont des petits noms de guerre », « Il faut communier avec du chewing-gum, de cette façon Dieu vous fortifiera les mâchoires », « tous les tableaux sont morts et continuent de vivre » – est certes jubilatoire, mais cet élan ne parvient pas à atténuer le taedium vitae, et en ce sens, « Francis le raté » s’impose aussi comme l’héritier d’un discours de vanité. Une seule réserve : on regrette qu’il n’ait pas été possible de reproduire dans ce recueil quelques-unes des illustrations liées aux textes, que l’éditrice ne peut qu’indiquer et décrire.
Poésies. Poétiques et poésies contemporaines, sous la direction de Daniel Guillaume (Le Temps qu’il fait, 2002, 378 p., 29 €). Ce recueil de textes ne vise pas à l’exhaustivité mais donne quelques coups de sonde dans les poésies contemporaines. La première partie est générale. Des connaisseurs comme Robert Davreu et Jean-Claude Pinson donnent leur réflexions, et l’omniprésent Henri Meschonnic fait son numéro habituel. Le panorama des revues dressé par Jean-Marie Gleize aboutit dialectiquement à l’éloge de sa propre revue. Une étude stimulante de Jean-Marie Bobillot sur le grand poème en génitifs de Michèle Métail fait le pont avec la seconde partie, laquelle est constituée d’études particulières, assez inégales. Les premières portent sur les valeurs de père de famille (Yves Bonnefoy, Philippe Jacottet, rejoints par Michel Deguy). Même si l’on est rétif à son œuvre, on peut trouver intéressants les entretiens avec André du Bouchet rapportés par le maître d’œuvre, Daniel Guillaume. Et l’on dégustera un à un – car les lire d’une seule traite serait indigeste – les essais sur Jacques Roubaud (Christophe Pradeau), sur Dominique Fourcade (Fabien Vasseur), sur James Sacré (Olivier Barbarant), sur Emmanuel Hocquard (Stéphane Baquey), sur Christian Prigent (Hugues Marchal), sur Guy Goffette (Muriel Louâpre). L’œuvre poétique de Denis Roche induit un commentaire mimétique et hermétique. Un des écueils de ces études est le recours à des philosophes (Deleuze), dont les poètes eux-mêmes s’inspirent, d’où un cercle vicieux. Un autre écueil est l’embrouillamini qui fait « poétique » et prophétique. Mais la plupart de ces essais, écrits par des universitaires souvent jeunes et parfois poètes eux-mêmes (cf. le pedigree final), contournent ces écueils : ils sont solides, copieux, et l’ensemble est bellement édité. L’esperluette du titre s’accorde très bien avec la page d’écriture bleu pâle de la couverture.
Poulaille. Henry Poulaille, La Littérature et le peuple. Nouvel Âge littéraire, 2 (Les Amis d’Henry Poulaille et Plein Chant, 2003, 487 p., 24 €). Publié en 1930, le Nouvel Âge littéraire d’Henry Poulaille a rassemblé pour la première fois les « voix d’en bas » de la littérature du peuple sous la forme d’une anthologie-manifeste. Poulaille donnait ainsi une cohérence et une appellation commune (« la littérature prolétarienne ») à une série d’écrivains issus de milieux divers, mais qui partageaient une origine modeste et le souci de témoigner de leur participation vécue à des réalités sociales rarement prises en compte par les auteurs consacrés. Dans le contexte de l’époque, cette tentative était polémique : elle s’opposait aux auteurs regroupés sous la bannière du « populisme », mais également aux initiatives culturelles du monde communiste. Autodidacte et responsable du service de presse des éditions Grasset depuis 1923, Poulaille est resté fidèle à ses convictions tout au long de sa vie. Les nombreux articles qu’il a consacrés à défendre et à illustrer les écrivains « authentiques » devaient être rassemblés dans un second volume qu’il n’a jamais pu faire éditer de son vivant. C’est à présent chose faite. Les Amis d’Henry Poulaille ont collationné et choisi cinquante-et-un textes écrits entre 1924 et 1975, et les ont publiés avec une méticulosité qui leur fait honneur. L’index des noms cités, établi par Patrick Ramseyer, donne la date de naissance et de mort de chaque auteur, et indique s’il est répertorié dans le Maitron. La formule n’évite pas toujours les répétitions et ne suggère sans doute pas une lecture cursive. Mais l’ouvrage est un excellent outil pour qui s’intéresse aux marges de la littérature des lendemains de la Grande Guerre aux années 50.
Présidente. Thierry Savatier, Une femme trop gaie. Biographie d’un amour de Baudelaire (CNRS éditions, 2003, 338 p., 29 €). Aglaé Savatier, qui se fit appeler Apollonie Sabatier avant d’être surnommée « la Présidente », est la seule femme aimée de Baudelaire à avoir suscité plusieurs biographies. Les archives, en ce qui la concerne, sont nombreuses, alors que, pour les autres égéries baudelairiennes, elles sont parfois tragiquement inexistantes. Quoique Thierry Savatier succombe visiblement au charme de son arrière-grand-tante, sa rigueur de chercheur lui interdit d’incliner vers l’hagiographie. Son étude retrace les étapes d’un destin mieux connu jusqu’ici à son apogée (les quatorze années où Apollonie entourée, entre autres, de Gautier, Flaubert, Hébert, Du Camp, Meissonier, Gustave Ricard, Henri Monnier, Boissard, présida les célèbres dîners de la rue Frochot) qu’à ses débuts ou à son déclin. Pour ses contemporains, Apollonie n’était pas la muse de Baudelaire mais le modèle de Ricard et de Meissonier, et surtout de la scandaleuse Femme piquée par un serpent de Clésinger. Thierry Savatier démonte quelques légendes (comme le trop fameux « fiasco » auquel aurait abouti sa brève liaison avec Baudelaire) et corrige des erreurs dues aux mensonges d’Edmond Richard (dernier amant et premier biographe de la Présidente) ou à des préjugés tenaces. Femme entretenue, Mme Sabatier n’était pas pour autant vénale, elle qui, toute jeune, préféra la beauté d’un chanteur aux faveurs sonnantes et trébuchantes du comte de Pourtalès, ou qui, répudiée par l’homme d’affaires Mosselman, refusa la pension que celui-ci s’apprêtait à lui verser. Fille de lingère et bâtarde, Apollonie fut victime de critiques aveuglés par un préjugé social (rêvons à ce qu’écrirait un biographe de la « Vénus noire »). Intéressant est le parallèle tracé entre Mme Aupick et Apollonie, que Thierry Savatier voit jouer, dans le psychisme baudelairien, le rôle de mère de substitution. On regrettera que, suivant probablement les normes de la Bibliothèque de la Pléiade, l’auteur ou son éditeur aient choisi d’écrire Fleurs du mal alors que Baudelaire écrivait Mal, la majuscule soulignant la portée métaphysique du recueil (voir, à ce sujet, la mise au point effectuée par Claude Pichois à la page 797 du tome I des Œuvres complètes de ladite collection). Thierry Savatier fait allégrement suivre toutes les sommes mentionnées de leur équivalent supposé en euros : on n’en voit guère l’intérêt, le pouvoir d’achat d’Apollonie n’ayant pas été celui des aimables lecteurs de 2003. Ces derniers, que l’on espère nombreux, apprécieront en revanche le choix et la quantité de citations qui contribuent à une évocation vivante de ce vivier de talents, de génies et d’intelligences dans lequel sut s’épanouir, « très-Bonne » et « très-Belle », cette fleur du Bien.
Prouteau. Gilbert Prouteau, Je passe aux aveux ! Entretiens avec Xavier Armange (D’Orbestier, 2003, 230 p., 19 €). Il en défile du monde, dans ces souvenirs publiés sous forme d’entretiens ! L’auteur a eu bien des métiers – cinéaste, romancier, journaliste, conférencier, poète – et a connu tout un chacun, Jean-Paul Belmondo, Pierre Fresnay, Salvador Dali, Louis Aragon, Pablo Picasso, Le Corbusier, Jean Cocteau, etc. Ses souvenirs sont truffés d’anecdotes piquantes et cocasses (Gilbert Prouteau pratiqua parfois le canular). On lit cela d’un trait, sans déplaisir aucun, mais en se demandant pourquoi le mémorialiste a coiffé son livre de ce titre de commissariat de quartier.
Puel. Alain Freixe, Gaston Puel (L’Armourier, 2003, 53 p., s.p.m.). Poète retiré depuis les années 1950 dans la région de Toulouse, Gaston Puel est le sujet d’un court dossier (à vrai dire une simple introduction à l’œuvre) des Cahiers de l’Amourier. Établi par Alain Freixe, le numéro comporte un portrait photographique, trois articles critiques et une bibliographie, une anthologie poétique construite par Éric Dazzan, ainsi qu’un entretien qui semble avoir volontairement évité le sujet « biographie de Gaston Puel ». On le regrette, car Puel fut en correspondance avec Breton ou René Char, qu’il édita. Il imprima également de sa main La Fenêtre ardente et fut partie prenante de nombreuses manifestations poétiques, de chair ou de papier. Pour en apprendre plus, se reporter à son Journal d’un livreur, volume de souvenirs qui est, lui aussi, d’une discrétion confondante.
Quartiers parisiens. Le Marais des écrivains et Le Quartier latin des écrivains, textes recueillis par Patrick Maunand, illustrations de Marine Israel (Pimientos, 2003, 169 p., 25 € ; 141 p., 20 €). Tiens, des anthologies sur les vieux quartiers parisiens, et illustrées, et en couleur, quelle belle idée… Issus d’écrits à valeur documentaire variable (romans, mémoires, épistoles, etc.), sans que cette variété soit réellement pensée, les textes proposés sont parfois assez inattendus (d’Abélard à Philippe Meyer), souvent bien connus (de Restif à Fargue), surtout en ce qui concerne le Quartier Latin, le quartier comme l’anthologie souffrant un peu de l’accumulation des poncifs. On regrette surtout que la réalisation soit assez maladroite : on aurait aimé une introduction moins banale, des présentations des auteurs et des textes moins approximatives (« Gérard de Nerval : le poète, né et mort à Paris, laisse ici éclater sa mélancolie et son talent »). Les aquarelles de Marine Israel sont plaisantes avec leurs jolies couleurs, mais dans un style sagement pittoresque qui ne leur permet pas de sortir du statut servile d’« illustrations ». Enfin, on ne sait pourquoi on a affublé ces recueils éclectiques d’une couverture totalement hors de propos, qui annonce davantage une publication de communication institutionnelle.
Queneau (I). Un Quenal des Queneau, « rémonkenocépaduflan » (Initiales, groupement de libraires, 39 p., gratuit). « rémonkenocépaduflan », c’est pas seulement un chouette slogan, c’est aussi un dossier sur le rémonkenal et toute la ribambelle de rémonkeno cachés à l’intérieur : yaka ouvrir… et voilà que derrière l’oulipesque écrivain se cachait un Queneau peintre, critique, un Queneau lu et lecteur, éditeur, mathématicien, surréaliste, psychanalysé, traduit, et patatiépatata. En quarante pages, un survol de la Quenaldie, qui est un vaste pays, au gré d’articles précis, soignés, signés Caradec, Godard, Alexandrian, etc. – pardon pour les autres – et coordonnés par Alain Lemoine. C’est de la promo, d’accord, mais bigrement bien faite, et quand on aime on mégote pas : rémonkeno, cépaduflan, lizé-z-en !
Queneau (II). Actes de naissance : sur Je naquis au Havre de Raymond Queneau (La Passe du vent, 2003, 184 p., 10 €). En 2003, les éditions La Passe du vent chargent Michel Kneubühler et Thierry Renard de rendre hommage à Queneau en recueillant les textes de trente-et-un auteurs inspirés par l’incipit de Chêne et chien. Et alors ? En 2002, il y a fort à parier que le ministère de l’Éducation nationale a invité nombre de professeurs de lettres à faire plancher les élèves de leurs classes (trente-et-un ?) sur un autre Hincipit. Reste que dans le cas Queneau, la consigne-contrainte est assortie d’une autorisation absolue de liberté formelle. Les auteurs qui resteront anonymes dans nos pages, pour ne pas établir ici de palmarès, proposent donc leurs variations en se chargeant d’autres contraintes dont la découverte fait aussi le prix de l’ouvrage. L’esprit souffle où il veut : entre ces pages certainement, comme il aura peut-être soufflé sur d’autres copies.
Réalisme socialiste. Sociétés et représentations, n° 15, Le Réalisme socialiste en France, sous la direction de Paul Aron, Frédérique Matonti et Gisèle Sapiro (Credhess, 2003, 424 p., 21 €). Superbe brochette pour éplucher ce mot d’ordre dont Aragon fut l’essentiel hérault et par lequel le P.C.F. voulut régenter la création littéraire et artistique du début des années 1930 à… la veille de 1968. Que de vrais chercheurs, qui ne se contentent pas d’idées générales, mais savent prouver ce qu’ils avancent, en retournant aux sources. Ne serait-ce que par la bibliographie donnée par chacun des participants (avec même l’annonce de thèses en cours), ce volume est désormais indispensable pour qui veut comprendre l’histoire culturelle de la France au XXe siècle et ne pas se contenter de généralités non contrôlées sur l’aventure (ou les mésaventures) des intellectuels depuis l’affaire Dreyfus. Trois grandes parties : le Front populaire, la Résistance et la Guerre froide, peut-être – ce sera notre seule critique – un peu trop littérairement centrées, quoique Nicole Racine et Lucie Fougeron éclairent bien les débats dans les arts plastiques. Mais rien sur les débats en matière de théâtre et de cinéma, qui pourraient à eux seuls faire l’objet d’un nouveau numéro (suggestion aux coordinateurs). On regrette enfin que les « autocritiques » ne soient évoquées que sous la rubrique des comptes rendus de lectures : cela aurait été une bonne manière de finir de purger l’Histoire.
Rigaut. Jacques Rigaut, Le jour se lève, ça vous apprendra (Cent Pages, 2003, 96 p., 9 €). Choix de textes de cette figure énigmatique et suicidaire dans les parages du Surréalisme. Rien n’indique précisément à quoi répond le choix ou la provenance des textes. C’est peu satisfaisant, même si on accordera que ces textes ont de suffisantes fulgurances pour toucher le moins averti des lecteurs. En préface, la notice que Breton consacre à Rigaut dans l’Anthologie de l’humour noir, ornée d’une coquille inouïe, « la course des dix mille livres de Jarry ». N’est-ce pas surréaliste ? Vérification faite, la coquille se trouve dans l’édition courante de l’anthologie dans la collection de poche Biblio, ce qui en dit long sur la responsabilité des éditeurs de cette série, ou sur leur ignorance.
Rolland. Roger Dadoun, Contre la haine. L’amitié Hermann Hesse-Romain Rolland (Léo Scheer, 2003, 96 p., 11 €). À qui s’adresse exactement ce bref essai, ou plutôt ce recueil de notes en marge d’une conférence sur deux grands esprits ? Au lecteur inconnu, peut-être, qui ignorerait tout de Hesse et de Rolland, et trouverait là une envie de les lire. Si Roger Dadoun n’apporte rien de neuf et dédaigne manifestement toute étude antérieure du sujet (voir sa très maigre bibliographie), il présente bien ce qui rapprocha les deux hommes : un non, d’abord, à la guerre de 14-18 et à maints conformismes sociaux, puis un triple oui, à la musique, à l’Inde et à la psychanalyse. Malgré quelques imprécisions, un petit livre attachant, comme les auteurs dont il parle : un livre d’amitié.
Romantisme. La Vie romantique. Hommage à Loïc Chotard, textes réunis par André Guyaux et Sophie Marchal (Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003, 590 p., 29 €). C’est à l’infatigable André Guyaux, secondé par Sophie Marchal, que l’on doit de pouvoir lire, rassemblés en un volume doté d’un index, les actes d’un colloque tenu en Sorbonne en juin 2000 en hommage au regretté Loïc Chotard. Mort en pleine maturité intellectuelle, ce que Madeleine Ambrière précise avec ferveur et émotion dans son introduction, Chotard fut une espèce de météore dans le monde de la recherche sur le XIXe siècle de ces dernières années (un volume avait déjà regroupé la plupart de ses textes parus en revues, Approches du XIXe siècle publié en 2000). Curieusement classés par ordre alphabétique d’auteurs (on eût préféré un rassemblement thématique), les textes sont pour la plupart consacrés à la littérature du XIXe siècle, en particulier au Romantisme. On y trouvera la présentation d’un carnet inédit de Vigny, un amusant dessin de Chotard, un article sur Les Portraits du prochain siècle, qui met en relation ces Portraits avec les portraits littéraires de Sainte-Beuve (une coquille à signaler : c’est Henry de Groux et non Henri). Une autre étude présente la partie musicale « perdue » de la bibliothèque Lovenjoul. Jean-Marc Hovasse, biographe de Hugo, éclaircit les rapports « poétiques » de ce dernier avec la Revue des Deux Mondes, mettant ainsi à mal quelques légendes… Roger Pierrot étudie les rapports d’Eve de Balzac et de la famille Rzewuski – et Dieu sait si ce n’est pas chose facile avec les Rzewuski ! Signalons une communication sur les illustrations d’Eloa de Vigny (Chotard avait été le maître d’œuvre de la réimpression parue en 1997 avec les illustrations de Jules Ziegler).
Sculpture. Michel Poletti, Monsieur Barye (Acatos, 2003, 321 p., s.p.m.). « La vie de Barye se raconte en quinze lignes », soutenait Charles Blanc. Michel Poletti ne s’inscrit pas en faux contre cette assertion, puisqu’il l’a retenue comme épigraphe de sa préface, mais il ne s’est pas pour autant laissé intimider par son caractère péremptoire : en cent cinquante pages de texte, il narre la vie et la carrière du plus célèbre sculpteur animalier de son époque. Qu’on ne s’attende pas à découvrir une existence riche en aventures et en rebondissements, là n’est pas l’intérêt de l’ouvrage : il est avant tout un guide – chronologique – à travers une œuvre qui, sans être méconnue par notre temps (qui n’a jamais palpé une reproduction miniature d’un animal de Barye dans le grand-salon de tante Zoé ?), a parfois été jugée avec une condescendance imméritée. De nombreux animaux sculptés par Barye sont reproduits dans l’ouvrage de Michel Poletti. On n’y trouve pas la statue de rhinocéros du Jardin des Tuileries, qui orne la sortie donnant sur la rue de Castiglione – la présence de cet animal (que Lautréamont n’a pu connaître) en ce lieu précis intrigue tant les exégètes de l’auteur des Chants de Maldoror –, mais on contemplera avec jubilation cet Éléphant du Sénégal aujourd’hui conservé dans une collection privée parisienne : ce splendide pachyderme en bronze gambade, les oreilles au vent, si folâtre qu’on jurerait qu’il barrit.
Simenon (I). Jean-Marc Loubier, Joséphine, un amour de Simenon (Durante, 2003, 170 p., 20 €). Rien, pas même le centenaire de la naissance de Georges Simenon, ne peut justifier les insensés dialogues utilisés ici pour conter la « torride histoire d’amour entre le futur père du commissaire Maigret et le symbole des Années folles », Joséphine Baker.
Simenon (II). Bernard de Fallois, Simenon (Gallimard, 2003, 288 p., 11 €). Centenaire d’un des « grands » pères du roman policier français oblige, il fallait bien réutiliser le fonds, faute de publier autre chose… Très beau travail néanmoins, celui qu’avait réalisé Bernard de Fallois en 1961 dans la collection dénommée « La Bibliothèque idéale », toujours précieuse aujourd’hui, même si elle est devenue introuvable. La question du statut du romancier reste, hélas, toujours posée dans les mêmes termes : on voudrait pouvoir le classer entre les catégories de « styliste » ou d’« écrivain à idées » ! il faut abonner les éditions Gallimard à la revueRocambole.
Simenon (III). Jean-Baptiste Baronian, Michel Schepens, Passion Simenon. L’homme à romans (Textuel, 2002, 192 p., 47 €). Un album dans lequel on retrouve les défauts et les qualités habituels de la collection. Les premiers sont les commentaires tartignolles (« [Simenon naît] le 13 février 1903. Un vendredi, entre minuit et une heure du matin. A-t-on idée de naître un tel jour, à une date pareille ? »), l’abus de la reproduction de cartes postales d’époque (celles du vieux Liège, on les trouve chez tous les revendeurs, carton Belgique, lettre L), les illustrations de remplissage pur (« Aux yeux de Stendhal, écrire consistait d’abord et avant tout à parler de soi », et ceci est illustré par une photographie de Stendhal ; Gide admirait l’œuvre de Simenon, et l’on a droit à la photo archi-connue de Gide en « penseur », la main sur le front) et l’objectif de présenter un écrivain à l’image lisse et épinalière : rien sur les articles antisémites publiés avant la Libération, et même ceci, plus fort : « Qu’y a-t-il dans son œuvre, ses écrits de reporter et ses nombreuses fictions, Maigret et romans durs réunis, de nature à attirer sur lui la suspicion ? » (sic !), la platitude des titres de chapitre (« Il était une fois Liège », « Paris à nous deux », etc.), enfin l’économie de la couleur (le noir et le vert sont les coloris exclusifs de l’album). Restent les qualités, qu’il serait injuste de passer sous silence et qui sont dominées par une documentation vaste et peu connue, par une mise à profit réussie du fonds Simenon de l’Université de Liège et par l’envie que donne l’album d’aller vérifier dans l’œuvre elle-même si le triomphe dont bénéficia le romancier de son vivant n’avait rien d’usurpé.
Surréalisme. Michel Fauré, Histoire du Surréalisme sous l’Occupation (Table ronde, 2003, 496 p., 11,50 €). La première édition de cet ouvrage capital était parue en 1982. Cette réédition nous permet de relire l’histoire du Surréalisme pendant la guerre, ou, plus exactement, de 1937 à mai 1944. C’est en effet fin 1937 que se constitua le groupe Les Réverbères, avec, l’année suivante, la revue du même nom. Le tout durera jusqu’en 1939, et le relais sera pris en 1941 par le groupe La Main à plume, animé par le tandem Noël Arnaud-Jean-François Chabrun. L’un et l’autre groupe suivirent en général la ligne de Breton, avec toutefois une importante originalité : la revendication de la musique moderne et du jazz. On sait que Breton et la plupart des Surréalistes étaient sourds, ne voyant dans la musique qu’un bruit coûteux et inutile, tout juste bon à divertir les capitalistes. Arnaud, Chabrun et leurs amis inclurent au contraire dans leurs manifestations de la musique (Satie), du chant (Olga Luchaire), et réalisèrent même des enregistrements phonographiques ! Le groupe des Réverbères était d’ailleurs né dans un milieu très proche du jazz et du Hot Club de France. Enrichi de nombreux textes, tracts, lettres, témoignages, etc., le livre, pourvu d’un index et d’une bonne bibliographie, constitue une histoire documentée, précise et vivante des aléas de cette nouvelle branche du Surréalisme, qui, jusque-là, n’était guère connue que par la publication du trop fameux « Liberté » dans Poésie et vérité 1942 d’Éluard. À remarquer l’apport important des peintres (Arp, Dominguez, Picasso, Hérold, Brauner, Vulliamy) et des Belges (Ubac, Dotremont), et aussi les conflits personnels et les exclusions du groupe (Éluard, Patin, Hugnet – ce dernier apparaissant comme un personnage assez douteux). On y croise même des sympathisants qui pourraient sembler inattendus, comme le très regretté Francis Blanche, ce qui prouve que La Main à plume séduisait bien des esprits divers. Le tribut payé à l’occupant sera assez lourd : outre des arrestations et des déportations, quatre membres du groupe seront fusillés par les Allemands. On découvrira enfin quelques incidents tragi-comiques, comme celui nous montrant le furieux anticlérical Benjamin Péret arrêté durant la guerre d’Espagne par des anarchistes qui le prenaient pour un curé franquiste déguisé. Il fut à deux doigts d’être fusillé, ses gardiens répétant sans cesse : « Il a une tête de curé ! »
Symbolisme. Bernard Delvaille, Poètes symbolistes (La Table Ronde, 2003, 504 p., 11,50 €). Réédition d’un important ouvrage paru en 1971. Est-elle vraiment « revue et augmentée », comme le dit la page de titre ? En comparant les deux éditions, nous n’avons guère relevé, pour les textes, que l’adjonction d’un poème de Touny-Lérys et d’un d’Émile Despax. La bibliographie a été mise à jour ; a en revanche été maintenue l’erreur qui fait naître Renée Vivien à New-York au lieu de Londres. N’importe : en 1971, cette excellente anthologie fut, encore plus qu’un ouvrage pionnier, un véritable événement, car elle donnait à lire des poètes et des textes à la fois peu connus et peu accessibles. Disons surtout peu connus, car la plupart se trouvaient alors à des prix souvent modiques chez les libraires d’occasion, ce qui a, on le sait, un peu changé. En tout cas, depuis trente ans, le livre a parfaitement tenu le coup. Pourquoi donc ? Tout simplement parce que le choix de Bernard Delvaille est extrêmement complet (à peine pourrait-on, peut-être, s’étonner de l’absence du premier Fargue, du premier Milosz et d’Aurier) et qu’il a surtout été fait par quelqu’un qui aime la poésie et la connaît bien. Grande différence avec la plupart des fabricants d’anthologies poétiques, compilateurs pressés, jardiniers mécaniques n’ayant jamais soupçonné ce que peut être la poésie ! La longue préface situe également bien le sujet, en soulignant la richesse et la complexité du mouvement, sans oublier les « déviations » comme l’École Romane et le Naturisme. Naturellement, libre à chacun, en ce qui concerne le choix des poèmes retenus, de regretter que n’y figure pas telle ou telle pièce, ou de se demander s’il était vraiment indispensable d’inclure parmi les Symbolistes une Anna de Noailles, qui serait plutôt une Naturiste en folie, avec ses vers hilarants sur « les lourds frelons suspendus aux tomates », destinés à éblouir à la fois les jeunes Normaliens et les Madame Verdurin de 1905. Refusons-nous à jouer à ce petit jeu trop facile, car telle est précisément la caractéristique d’une anthologie : refléter les goûts de celui qui la rassemble. Ne discutons donc point, et reconnaissons que l’auteur a su montrer toute la diversité du Symbolisme même, qui va d’un certain Parnasse (Quillard, Samain, Lorrain, Tailhade, Vivien, voire les tout premiers poèmes de Valéry) au groupe si divers des poètes belges, en passant par nombre d’individualités inclassables comme Saint-Pol-Roux, l’étonnant René Ghil, le cocasse Montesquiou et tant d’autres. En 2003, cet ouvrage reste tout aussi indispensable qu’en 1971. Sa réédition est donc on ne peut plus bienvenue.
Tzara. François Buot, Tristan Tzara. L’homme qui inventa la Révolution Dada (Grasset, 2002, 473 p., 20,90 €). Bonne idée, certainement, que d’écrire une biographie de Tzara. Pourquoi est-elle si décevante ? Le travail de François Buot possède au moins deux défauts graves. D’abord, il est découpé en très brefs chapitres (cent six, si nous comptons bien), et ce morcellement détruit toute progression et même la possibilité de compréhension d’une trajectoire : clos sur lui-même, chaque chapitre se résume à un fait ou une anecdote, puis on passe à un autre point. Deuxième grief, l’auteur semble ne s’intéresser qu’à une chose : la jeunesse, exaltée sur tous les tons, presque à chaque page comme seule valeur souhaitable, sans mesure et sans réflexion, quitte à fausser les perspectives : ainsi, Jean Cassou est-il en 1929 décrit comme un « jeune garçon » (il est né en 1897 !). Triomphe suprême, quand Madeleine Chapsal interviewe Tzara en 1963, un mois avant sa mort, elle « tombe éperdument sous le charme. Le vieux monsieur est un jeune homme ». L’abus du « jeune » commence dès l’épigraphe empruntée à Nizan. Ces deux défauts traduisent une identique peur du temps et de la réflexion. Pour qu’une vie soit digne d’être racontée, il ne doit y avoir que la frénésie d’un éternel présent, comme l’annonce la quatrième de couverture : Tzara « se perd dans le tourbillon de l’entre-deux-guerres, du Bœuf sur le toit aux bals costumés où l’accompagnent Crevel et Cocteau… » Le tourbillon de la vie, quoi !
Valéry. Paul Gifford, Robert Pickering et Jürgen Schmidt-Radefeldt éd., Paul Valéry à tous les points de vue. Hommage à Judith Robinson-Valéry (L’Harmattan, 2003, 216 p., 16,80 €). Les Valéryens grands et petits connaissent bien les travaux de Judith Robinson-Valéry, responsable notamment de l’édition des Cahiers en Pléiade, et ce volume d’hommage à cette grande universitaire d’origine australienne atteste, par sa qualité et son allant, de la gratitude et du respect de ses pairs. Après une présentation biographique où le présent chroniqueur s’est vu éclairé sur le patronyme de Robinson, qu’il avait naïvement longtemps cru renvoyer à la figure du naufragé emblématique de Valéry, et à l’issue d’une liste impressionnante des travaux de cette chercheuse, les éditeurs ont convié vingt-sept contributeurs à sélectionner un fragment de l’œuvre aux multiples facettes de Valéry, et à en donner un bref commentaire. Celle que l’on nomme affectueusement ici « Judith » reçoit ainsi une guirlande où les mots du Maître se tressent à des voix critiques diverses : sont parcourus les poèmes, en vers ou en prose, les cahiers, la correspondance, les essais, mais aussi les manuscrits et les avant-textes, et même un schéma, commenté par Christina Vogel. La brièveté à laquelle tous s’astreignent, loin de nuire au propos, fait au contraire sans cesse rebondir la lecture, et le plaisir. Pas une de ces interventions qui n’apporte matière à penser – voire à sourire, quand Kunio Tsunekawa interroge : « Valéry est-il bouddhiste ? » Ah, Madame, permettez que nous vous remercions à notre tour, puisque vos dons ont suscité pour les lettrés un si joli cadeau !
Vallès. Christiane Douyère-Demeulenaere, Séverine et Jules Vallès. Le Cri du peuple (Payot, 2003, 280 p., 17,50 €). Un beau sujet, mais rapidement traité, sans panache aucun, et que le style ne sauve pas. Là où on attendait le ton implacable du Vallès de la grande époque, à défaut les envolées d’une Séverine enfiévrée par quelque grande cause, on se trouve face à un récit comme on peut en lire tous les jours dans la presse féminine, entre une publicité pour un parfum et une enquête sur la sexualité de nos compatriotes. C’est plat, platement écrit, platement raconté, et les dialogues reconstitués condamnent irrémédiablement le livre aux cageots de la prochaine foire-à-tout de Pourd-sur-Alaure ou de Saint-Gulier. On fera grâce à l’auteur des nombreuses imprécisions de son récit. Un peu plus de travail de recherche (à défaut la fréquentation des œuvres de Villiers de l’Isle-Adam) lui eût par exemple évité de traiter de simple « cambrioleur » le fameux Gamahut, l’assassin de la veuve Ballerich, ou encore d’affirmer que les « perturbateurs » qui chahutèrent les obsèques de Vallès n’avaient rempli leurs poches que de « poignées de sable » quand celles-ci étaient plutôt lestées de pierres qui se révélèrent plus dangereuses que des matraques. L’auteur, selon la quatrième de couverture, est passée par l’École des Chartes et travaille comme « conservateur en chef à la Section du XIXe siècle aux Archives nationales ». Puisqu’on vous le dit.
Van der Mersch. Térèse Bonte, Van der Mersch au plus près (Artois Presse université, 2003, 250 p., 22 €). Le prix Goncourt 1936 pour L’Empreinte du Dieu, mort à quarante-trois ans en 1950, n’est plus aujourd’hui très présent dans les librairies ; le personnage est en outre facilement réduit à des lieux communs (le Nord, le catholicisme). On est heureux que Térèse Bonte, nièce de l’écrivain et fondatrice des « Amis de Maxence Van der Meersch » ait eu l’idée de cette biographie, riche de nombreux documents. Malheureusement, la mise en forme et la présentation ne sont guère satisfaisantes. Plus que le style parfois incontrôlé, c’est la trop grande proximité de l’auteur avec son sujet qui gêne le lecteur : aucun recul ne paraît possible. La quatrième de couverture prévient d’ailleurs qu’il s’agit d’« un destin incandescent ici retracé au plus près ». Ce qui est décidément trop près pour un biographe. Illustrations et bibliographie, mais pas d’index.
Wahl. Rachel Bespaloff, Lettre à Jean Wahl 1937-1947, édition établie et présentée par Monique Jutrin (Claire Paulhan, 2003, 190 p., 24 €). On ne saurait que saluer ce quasi journal intime de Rachel Bespaloff – issue d’une famille juive d’Ukraine qui choisit l’exil en Suisse en 1897 –, adressé sous forme de lettres au philosophe Jean Wahl, grand promoteur en France de la philosophie existentielle, de Kierkegaard à Heidegger – à ne pas confondre avec sa version française, Saint-Germain-des-Prés. Seulement il ne fait plus bon aujourd’hui, malgré Hannah Arendt, parler de Heidegger. Il s’agit de démarquer, comme au moment des soldes dans les magasins de mode, et on en oublie les véritables préoccupations, pour ne pas dire les grandes idées porteuses d’une époque. On ne peut plus alors expliquer, quand l’Histoire se met réellement à prendre un accent tragique (et ce, à partir de 1938 pour les plus conscients), comment certains – nous pensons également ici à Simone Weil – vont d’une certaine manière fuir dans le mysticisme. Reste une belle histoire, que Monique Jutrin, la présentatrice, n’ose pas qualifier d’amour impossible…
Zola (I). Émile Zola, Œuvres complètes. 1. Les débuts, 1858-1865 et 2. Le feuilletoniste, 1866-1867, sous la direction d’Henri Mitterand (Nouveau Monde Éditions, 2003, 895 et 731 p., 38 € chaque volume). Parution des deux premiers volumes d’une nouvelle édition des œuvres complètes (mais le sont-elles jamais ?) du grand mais inégal Zola. Henri Mitterand a assuré la rédaction des notices et de la bibliographie du premier volume – c’est là un gage de fiabilité – et a confié à Colette Becker celle du volume suivant. La précédente édition des œuvres complètes du romancier, parue chez Tchou entre 1966 et 1970 en quinze volumes, sous la houlette du même Henri Mitterand, était la référence depuis trente ans mais était devenue introuvable. La nouvelle édition bénéficie de la découverte d’inédits et surtout offre une présentation totalement rénovée : alors que l’édition Tchou était répartie par genres (romans, nouvelles, théâtre, écrits critiques, correspondance, etc), celle du Nouveau Monde Éditions suit un principe chronologique. Elle aura vingt volumes, dont la parution est prévue sur un intervalle de temps que nous ignorons. Les deux premiers contiennent les écrits des périodes 1858-1865 et 1865-1867. Que les amateurs de Zola dégagent dès à présent un rayon de leur bibliothèque pour accueillir cette édition, en portant la précédente chez leur bouquiniste favori. On peut penser que la nouvelle série restera à cette place, comme la précédente, pour au moins trente années. Mais que sera la place d’un écrivain comme Zola dans le monde de 2033 ?
Zola (II). Émile Zola, Le Naturalisme au théâtre, préface de Bernard Dort (Complexe, 2003, 180 p., 19,90 €). C’est un paradoxe que de recourir à Zola, si médiocre dramaturge, pour ouvrir une collection intitulée « Le Théâtre en question ». On trouvera dans ce volume les textes de théorie dramatique de Zola, microcospiquement dotés de très peu de notes.
[Mehana Amrani, Paul Aron, Michel Bernard, Patrick Besnier, Claudine Brécourt-Villars, François Caradec, Alain Chevrier, Catherine Delons, Éric Dussert, Cédric Gautier, Gérard Gefen, Jean-Pierre Goldenstein, Jean-Paul Goujon, Hans Hartje, Jean-Jacques Lefrère, Aude Le Roux, Muriel Louâpre, Marielle Macé, Hugues Marchal, Jean-Paul Morel, Gilles Picq, Michel Pierssens, Henri Scepi, Fabien Vasseur, Éric Walbecq, etc.]