EN SOCIÉTÉ
Benoit. Les Cahiers des Amis de Pierre Benoit, n° 12, 2002 (4 place de la République, 46500 Gramat ; 116 p., s.p.m.). Ce n’est pas simple d’être un ami de Pierre Benoit : il faut trouver l’angle d’approche adéquat pour analyser une masse textuelle inégale et riche surtout de stéréotypes, pour en comprendre la capacité de séduction auprès d’un large lectorat. Gare à qui se lancerait innocemment dans l’explication de texte, l’enfonçage de portes ouvertes menace et, pire encore, l’inanité. Heureusement, Pierre Benoit a des amis de toute sorte, des ingénus et des savants, des naïfs et des méfiants, de sorte que ce bulletin contient son lot de pépites, une réflexion sur le mythe de l’Aréthuse par Claude Foucart, le dézingage irrévérencieux de Flammarens, par Maurice Thuilière, et les lectures subtiles de Régis Poulet notamment, autour de la question d’Extrême-Orient et du Japon. Les autres Benoitons (est-ce bien ainsi qu’on les appelle ?) tirent parfois un peu à l’aveuglette (comparer Benoit et Barrès terme à terme, quelle idée !), mais l’essentiel est là, un bulletin vivant et sympathique.
BnF. Revue de la Bibliothèque nationale de France, n° 11, 2002 (61 rue de Richelieu, 75002 Paris ; 96 p., 21,34 €). Avec, en couverture, un magnifique daguerréotype stéréoscopique à rehauts de couleurs attribué à Alexis Gouin (1851), des reproductions colorées d’affiches de la Belle Époque et mainte illustration en noir et blanc, cette revue comble l’œil avant d’alerter l’esprit : témoin la brève étude qui établit qu’Alexandre Dumas, dans ses Mémoires – pour des raisons de prestige, selon l’auteur –, a antéposé de deux années (1827 au lieu de 1829) sa relation à Charles Nodier et à son cercle, ce qui conduit à revoir l’histoire, riche en anecdotes suspectes, du Romantisme français façon Dumas. Cela n’étonne pas : pas plus que le beurre et l’argent du beurre, on ne saurait exiger l’exactitude et l’imagination.
Blagues. Romantisme, n° 116, Blagues et supercheries littéraires (Sedes, 2002, 128 p., 15 €). Livraison hautement jubilatoire. On revient toujours avec intérêt à cette mirifique affaire Vrain-Lucas, dans laquelle le scientifique Chasles poussa la crédulité jusqu’à une forme quasi poétique. Intéressant article de Noëlle Benhamou et Valérie Gramfort, « Quand le jeune Zola monte un canular… » Étude plus conventionnelle de Scott Carpenter, « Supercherie et violence : Mérimée ou le texte piégé ». Piégé ou pigé ?
Camus. Bulletin de la Société d’études camusiennes, bulletin n° 64, octobre 2002 (10 avenue Jean-Jaurès, 92120 Montrouge ; 30 p., s.p.m.). Un brin de mélancolie nous saisit à la lecture de ce bulletin qui rassemble vaillamment l’actualité camusienne, laquelle n’est pas des plus riches. C’est ainsi dans une « certaine intimité » que s’est déroulé en septembre dernier, en Ulster, un colloque « Camus et la révolte », dont on trouvera ici un compte rendu par intervention. Suivent une bibliographie des parutions récentes et travaux universitaires, une brève revue de presse (web inclus). Bizarrement, la section qui se taille la part du lion est une liste de 190 citations camusiennes relevées sur un site québécois, quelque part entre Anaxagore et Paulo Coelho… En voici une, d’actualité : « L’insécurité, voilà ce qui fait penser. »
Cohen. Cahiers Albert Cohen, n° 12, septembre 2002, La Violence dans l’œuvre d’Albert Cohen (115 avenue Saint-Martin, 75116 Paris ; 108 p., 11 €). Outre les rubriques d’actualité habituelles, ces cahiers présentent les textes d’intervention à une journée d’étude intitulée « La Violence dans l’œuvre d’Albert Cohen ». On pourra ainsi se faire une idée du réveil critique autour de l’auteur de Belle du Seigneur en parcourant ces études, de style et de lisibilité variables, qui débusquent la violence à trois niveaux de l’œuvre, génétique, thématique et poétique. Très subjectivement, nous avons particulièrement apprécié le travail de J. Sandler sur l’articulation du discours de l’éloge et du discours de haine, mais on trouvera également matière à réflexion dans l’article énergique de Jack I. Abecassis sur la « phénoménologie poétique de la catastrophe que représentait [aux yeux de Cohen] sa judaïté », qui explique à son sens la gêne de bien des lecteurs et l’ostracisme encore important dans lequel il est tenu, en France comme aux États-Unis. Gageons que la cause avancera avec le prochain colloque de Cerisy, « Albert Cohen en son siècle ». Rendez-vous est donné d’ici là sur le tout nouveau site, dont l’adresse est www.atelieralbertcohen.org.
Colette. Cahiers Colette 24, Ateliers (Presses universitaires de Rennes, 2002, 183 p., 18 €). Intéressants inédits de Colette dans le Mercure musical (1905) et trente-quatre lettres de Colette Willy, Colette de Jouvenel et plus simplement et définitivement Colette, à Émile Vuillermoz, de 1907 à 1939. Des témoignages : Jacques Nam et ses chats, Jacques Porel, Marguerite Gauthier-Villars. Des études (notamment Nelly Sanchez : Colette et Rachilde).
Commune. La Commune, Bulletin de l’Association des Amis de la Commune de Paris, 2002, n° 17 (46 rue des Cinq-Diamants, 75013 Paris ; cotisation annuelle : 19 €). Ce frêle bulletin a le mérite d’exister, mais, tout de même, lorsqu’on voit qu’il se publie en province, aidées, il est vrai, par les subventions des Conseils généraux, de luxueuses revues d’histoire locale développant des thèmes aussi essentiels que le recensement géographique des clapiers à lapins ou des silos à navets entre 1922 et 1934, on attend encore que la Commune ait, rien que pour elle, une vraie grande revue. Le mérite de Robert Goupil, animateur de ce bulletin, n’en est que plus grand. Deux contributions retiennent l’attention dans ce dernier numéro : Marcel Cerf ressuscite la figure de Joseph Charlemont, champion de boxe et capitaine de la Commune, qui commanda les Fédérés aux côtés de Maxime Lisbonne ; Maurice Moissonnier traite de Caulet de Tayac, dont on chercherait en vain le nom dans le Dictionnaire du mouvement ouvrier français de Maitron. Ajoutons un petit article d’Yves Pras paraissant à l’occasion du centenaire de la mort de Zola et rappelant que le créateur desRougon fut un anti-communard convaincu, comme l’avait rappelé Paul Lidsky dans son ouvrage sur Les Écrivains contre la Commune. Citons enfin les courtes mais pertinentes notes de lecture de Pierre Ysmal.
De Roux. Au signe de la Licorne, n° 4, Dominique de Roux et L’Herne d’avant les Cahiers (1956-1957) (Société des lecteurs de Dominique de Roux, 36 avenue Carnot, 63000 Clermont-Ferrand ; 205 p., 20 €). Réédition d’une très large sélection des textes publiés dans les sept brochures ronéotées de L’Herne, première tentative éditoriale de Dominique de Roux, avec son frère Xavier et quelques collaborateurs amis comme Georges Bez, Jean Ricardou, François d’Argent et Georges Londeix, qui propose ici un historique solide de ce qu’il appelle « L’Herne mince », assorti de documents inédits. Pour les amateurs d’une époque – celle de la Guerre d’Algérie – et les curieux du parcours de quelques intellectuels et écrivains qui animeront bientôt les Cahiers de l’Herne et Tel Quel.
Dumas. Cahiers Alexandre Dumas, n° 29, 2002, Correspondances. Deux cents lettres pour un bicentenaire (Société des Amis d’Alexandre Dumas, Château de Monte-Cristo, 1 avenue du Président-Kennedy, 78560 Le Port-Marly ; 415 p., 20 €). Cette livraison des Cahiers Alexandre Dumas serait-elle la meilleure initiative éditoriale prise à l’occasion du bicentenaire de la naissance du romancier ? Deux cents lettres (parfois inédites) de Dumas ou à lui adressées, classées chronologiquement, scrupuleusement an-notées, un avant-propos de Claude Schopp (coordinateur du projet), une iconographie discrète mais efficace, un dictionnaire des destinataires, divers index (noms cités, personnages historiques, œuvres, périodiques, lieux) : plus de quatre cents pages bien denses, utiles pour la connaissance de la personnalité et de l’œuvre de Dumas. La correspondance de ce dernier est à l’image de sa production littéraire, foisonnante, polymorphe, paradoxale. Elle constitue une biographie en creux de l’écrivain et un complément à ses Mémoires. Dumas semble passer son temps à écrire : pièces de théâtre, romans, articles, récits de voyages et surtout lettres. À travers ces courriers à la famille, aux collaborateurs, aux amis, aux employeurs, aux journaux, aux personnalités de l’époque, se dessine la vie d’un créateur toujours à sa table de travail et souvent au cœur des plaisirs et des turpitudes d’une existence quotidienne surchargée de voyages, de procès, de soucis pécuniaires, d’amitiés, de mésententes, de problèmes et de solutions. Le style épistolaire de Dumas est à l’image de son style d’écrivain : tantôt sérieux, tantôt léger, parfois complaisant, parfois révolté, souvent généreux, toujours pressé, jamais ennuyeux. Ces deux cents lettres, instantanés d’une vie et d’une œuvre habitées par le mouvement, sont autant de facettes d’un personnage dont la complexité n’est pas toujours admise du public. Pour preuve, la lettre n° 99, adressée « Au Rédacteur de journaux parisiens », écrite à Port-Marly, datée du 10 janvier 1850 et reproduite dans Le Mois du 1er février 1850 : « Monsieur, / J’apprends à la campagne, où je me suis retiré depuis huit jours, qu’un journal, on ne peut me dire lequel, m’attribue une part de collaboration au Napoléon, organe de la présidence. J’ignorais que la présidence eût un organe ; j’ignorais que le Napoléonexistât. / Je ne travaille, politiquement, à aucun journal qu’au journal Le Mois. Mes articles sont signés ; les opinions que j’y défends sont celles d’un progrès très avancé. / En voici le résumé en deux mots : / Je crois en Dieu, malgré M. Proudhon ; à la République, malgré M. Molé ; et à l’honneur de la France, malgré l’alliance avec l’Autriche, malgré le siège de Rome, et malgré l’abandon de Montevideo. / Veuillez agréer, etc. Alex. Dumas. » À quand la publication d’une Correspondance générale du grand Dumas ?
Flaubert. Amis de Flaubert et de Maupassant, n° 10, 2002, Les Œuvres de jeunesse de Flaubert (Hôtel des Sociétés savantes, 190 rue Beauvoisine, 76000 Rouen ; 103 p., 11 €). On trouvera dans ce numéro de la revue rouennaise dirigée par Daniel Fauvel certaines des communications du colloque de décembre 2001 organisé par Yann Leclerc et l’Association éditrice du bulletin. Ces études accompagnent avec profit la publication récente des Œuvres de jeunesse de Flaubert dans la Pléiade et en Folio (Histoires littéraires en a rendu compte dans un précédent numéro). Les Actes peuvent en être consultés également en version intégrale sur le site du Centre Flaubert de l’Université de Rouen (aller surle site »).
Gide. Bulletin des Amis d’André Gide, n° 135-136, juillet-octobre 2002, Tables et index 1968-2002 (La Grange-Berthière, 69420 Tupin-et-Semons ; 250 p., 16 €). Index et sommaires de près d’un tiers de siècle du bulletin des Amis de Gide. Belle longévité, dont peu de bulletins de Sociétés d’amis peuvent somme toute se targuer. Un usuel dont l’intérêt dépasse largement le seul univers gidien tant il aborde, en des facettes multiples, soixante ans d’histoire littéraire. Le plus austère, mais le plus utile des bulletins de la série.
Indiscipline. La Petite Revue de l’indiscipline, n° 96, automne 2002, Critique de la novPoésie. Littérature et charlatanisme ; n° 100, novembre 2002, Réda, Ponge, Jaccottet. L’Anthologie de la Pléiade (c/o Christian Moncel, BP 1066, 69202 Lyon Cedex 01 ; 40 p., 3,40 €). « Revuette » formée de quelques feuilles agrafées et glissées sous une pimpante couverture colorée, la PRI a vocation critique, qu’on se le dise. Farouche moustique, elle s’en prend allègrement à quelques mastodontes, la première de ces livraisons « quadruples » éreintant le dossier du Magazine littéraire consacré en mars 2001 à la nouvelle poésie française, et la seconde disséquant la partie de la récente anthologie de la Pléiade consacrée au vingtième siècle sous la houlette de Michel Collot. Tant d’intrépidité a tout pour rendre le propos sympathique, d’autant que la PRI, où les articles sont (très) massivement signés par un unique auteur, le mystérieux « Sébastien », commente également le travail d’autres publications minuscules. Elle tente ainsi de faire entendre la voix de « petits-poètes » (Claude Vercey), c’est-à-dire d’auteurs situés à l’écart des stratégies promotionnelles actuelles et aussi peu visités par la critique des grands magazines que par les universitaires, mais dont l’histoire « participe pleinement de l’histoire de la poésie contemporaine ». Bien des remarques sont justifiées, au regard du dossier du Magazine littéraire, accusé de « charlatanisme » en raison de sa partialité masquée : dominé par « l’école de Java », le numéro n’a pourtant pas été présenté « comme un dossier sur une des tendances de la poésie française, mais comme un dossier sur la poésie française contemporaine », ce qui vaut à ce courant l’appelation peu flatteuse, ici, de « NovPoésie », par allusion au 1984 d’Orwell. Par-delà la polémique, les articles donnés ou évoqués dans la PRI n° 96 prouvent au moins que ce dossier a eu des lecteurs attentifs. Mais à son tour, ils prennent position, et ne se contentant pas d’affirmer l’existence d’autres formes de poésie, indifférentes, notamment, à l’impératif de l’avant-gardisme, leurs auteurs considèrent que les courants « Java » ou encore l’« hyper-intellectualisme », la « Poésie action » ou « sonore » ne constituent pas un « présent digne d’attention ». On retombe alors sur un discours d’exclusion proche de celui du Coin de table, souvent mis en cause ici : « nous voulons tout simplement continuer à ne reconnaître que la poésie en vers réguliers, la poésie en vers libres, et la poésie en prose », note Sébastien. Mais vouloir, est-ce pouvoir, et la position est-elle tenable autrement que fondée subjectivement – ce qui est tout à fait acceptable, mais ramène le rejet d’autres pratiques ou autres analyses à une pétition de principe ? La contradiction se tend dans le n° 100, où l’anthologie de Michel Collot est vivement attaquée, même si le chroniqueur reconnaît que les exclusions constituent une loi du genre. Lui reprocher de n’avoir retenu que la poésie « qui a pignon sur rue, celle de l’opinion dominante ou prétendue dominante » méconnaît la difficulté de la représentativité, et il est assez vain d’accuser l’auteur de ne pas avoir pris en compte des poètes jugés aujourd’hui mineurs, mais passibles d’une réévaluation future, au moment même où l’on lui reconnaît ne pouvoir bénéficier d’un tel recul. Sébastien attaque en particulier la présence de Denis Roche, Ghérasim Luca et Bernard Heidsieck. Toutefois, qu’il n’estime pas leur création (qu’il entreprend de « lire » sans mobiliser le discours théorique et le contexte performatif qui peut être le leur) ne permet pas pour autant d’invalider leur inclusion, ne serait-ce qu’en raison de leur influence. Or cet argument d’ordre historique est récusé au profit de celui de la « qualité littéraire ». Mais qui la fixe ? L’auteur indique d’Heidsieck que « ce n’est pas de la poésie ! », tout en précisant qu’il s’agit là d’un jugement personnel. Encore une fois, la posture réclame donc le droit à une subjectivité qu’elle refuse aux autres. Face à ce raisonnement en cercle, on aimerait davantage d’éclectisme dans les jugements. En effet, la PRI se lit avec intérêt : les auteurs s’y montrent passionnés, ils posent des questions dérangeantes sur le mode d’un dialogue, et méritent, sur ce point du moins, une audience. Mais pour gagner en crédibilité, la revue devrait pratiquer davantage la nuance. Sans perdre sa vocation taraudante, elle doit affiner la qualité de ses études de texte, qu’il s’agisse de louer Réda ou Jaccottet, ou d’attaquer Roubaud ou Luca.
Lebesgue. Bulletin des Amis de Philéas Lebesgue, n° 36, septembre 2002 (Mairie, 13 rue Philéas-Lebesgue, 60112 La Neuville-Vault ; 44 p.). Alors que François Beauvy, l’entreprenant président de l’Association des amis du poète du Buisson ardent, s’apprête à soutenir sa thèse de doctorat sur Philéas Lebesgue et ses correspondants en France et dans le monde de 1890 à 1958 à l’Université de Paris X-Nanterre au début de l’année 2003, voici des nouvelles de l’activité de cette association. Dans ce bulletin : des poèmes de Lebesgue, parfois légers comme La Goutte d’eau, qui rappelle les poèmes de Fombeure ou de Vildrac que nous apprenions enfants, plus graves parfois, comme Remembrance, aux accents westphaliens. Deux lettres d’amis : de Klingsor en 1929, de Jean Royère en 1907. La dernière aurait mérité quelques commentaires, au moins pour les profanes. De même aurait-il été judicieux de dire un mot sur l’énigmatique Marguerite Burnat-Provins, la voisine du pagus Vadensis, qui lui adresse elle aussi une lettre en 1918, sous le déluge du Long Max. Enfin, une étude sur le Beauvaisis, parue en 1944 dans le volume intitulé Maisons et villages de France.
NRf. Nouvelle Revue française n° 563, octobre 2002 (Gallimard, 351 p., 15 €). Bonne nouvelle : les nouvelles sont bonnes, notamment celles de Claudio Magris – aussi efficace dans la forme courte que dans la longue – et de Don DeLillo. On trouvera également un dossier sur les écrivains suisses, préparé et présenté par Bernard Comment, lequel montre lui-même l’exemple dans un texte d’anticipation sur lequel devraient méditer ceux qui prédisent la fin du papier au profit du support numérique. On lira avec plaisir Cendrars, avec le texte Café-express savamment et littérairement présenté par Jean-Carlo Flückiger, et l’article très personnel d’Olivier Rolin – manifestement en verve en ces mêmes périodes – sur l’écrivain voyageur et manchot. La « Chronique » de Philippe Murray, La Fin des haricots est terminée, profonde et désopilante, séduira les amateurs d’écrits scientifiques à clé un brin azimutés. Gustavo Guerrero fait rencontrer Rafael Cadenas et Eugenio Montejo : deux poètes du Venezuela dans la rubrique « L’Air du Temps ». Les dernières pages dévoilent la première partie du Journal 1971 de Félix Guattari, introduit par l’article « Rêves journées machines : Guattari », de Jean-Pierre Faye. Ce document personnel, inédit et étrange, du co-auteur de L’Anti-Œdipe est la perle de la livraison. Le texte, très lacanien, déborde les marges du journal pour se développer en une sorte de roman psychanalytique, cruel et poétique en auto-gestation : formidable. De quoi renvoyer, une fois pour toutes, les petits maîtres de l’autofiction. En 2002, laNRf a encore bien des choses à nous dire. Bon à savoir.
RDDM. Revue des Deux Mondes, n° 10-11, octobre-novembre 2002 (97 rue de Lille, 75007 Paris ; 312 p., 11 €). La vieille revue bien (parfois trop) connue des dix-neuviémistes a pris un nouveau départ sous la direction de Michel Crépu, auteur d’un essai sur La Confusion des lettres en 1999, où il fustigeait les littérateurs d’aujourd’hui – ce qui n’est pas forcément de bon augure quant au caractère avant-gardiste de la revue mais promet en revanche une certaine continuité avec le conservatisme éclairé de la grande époque. Sur le thème « Nouveaux mondes, nouvelle époque », un dossier parle justement de « vertu et cynisme », de « L’avenir du christianisme », de démocratie problématique, etc. Un chroniqueur parle de « postures et impostures » et Michel Crépu, dans son Journal littéraire, tombe à bras raccourcis sur quelques auteurs actuels. Il faut aller aux « notes de lecture » pour trouver une vision quelque peu plus optimiste. Du coup, le texte d’ouverture, un inédit de Simone Weil intitulé « Amour implicite de Dieu », résume bien la tonalité d’ensemble : « Quelle félicité ne serait-ce pas, de recevoir sur le front une pierre lancée par la main du Christ ! » À défaut de Christ, nos contemporains sauront-ils apprécier la félicité que veulent leur procurer les lapidations déclenchées par Michel Crépu ?
RSH. Revue des Sciences humaines, n° 263, juillet-septembre 2001, Paradoxes du biographique (BP 149, 59653 Villeneuve d’Asq, 288 p., 23 €). Ce collectif, que domine une longue et ambitieuse présentation de D. Viart (titrée selon la belle formule de Baudelaire transmise par G. Macé, « Dis-moi qui tu hantes »), reprend pour l’accentuer une thèse déjà présente dans un précédent volume de la Revue des Sciences humaines paru il y a dix ans et déjà intitulé Le Biographique : l’ensemble des genres littéraires, de l’essai à la poésie, se trouve désormais investi par « une intention et une invention biographique ». Parallèlement à un évident retour d’affection de l’auteur et du sujet dans la critique et la théorie littéraire, le « biographique » désigne, non un espace conceptuel précis, mais la privatisation des genres canoniques, peu à peu contaminés par l’autobiographie et l’autofiction. L’intimisme, la quotidienneté, la spécularité narcissique s’empareraient des grands récits que nous nous faisions de notre passé et de notre présent, en surimposant à toute projection collective le spectacle de ce que Barthes nommait « l’essence précieuse de l’individu ». Comme les nombreux concepts hyperlarges que la critique récente a produits par dérivation nominale pour cartographier un champ littéraire en apparence déstructuré (« le romanesque », « le lyrique », etc.), le « biographique » vise non seulement à cerner des évolutions esthétiques propres à la littérature contemporaine mais à constituer un concept heuristique pratique et facile d’usage (d’où son application à des écrivains du XIXe siècle dans la seconde partie du volume). C’est là que le bât blesse : l’ampleur de son propos fait à la fois l’intérêt et la faiblesse de ce collectif. Le lecteur y lira en effet des témoignages d’écrivains (P. Bergounioux, F. Bon, C. Ollier) et des études sur des œuvres contemporaines où le terme de « biographique » trouve toute sa force et pertinence, mais aussi d’autres réflexions (sur la dimension autobiographique de l’écriture du roman, de la biographie, du récit de voyage ou encore de la photographie, etc.) qui font parfois douter que le mot recouvre autre chose que le vieux problème de la subjectivité inévitable de toute forme d’écriture. Malgré la richesse lexicale déployée (« altrobiographie », « interaction (auto)biographique », « extime », « automythobiographie », « alteridentité », etc.), le concept masque ainsi parfois maladroitement le retour à des interprétations beuviennes de l’œuvre littéraire, qui ne démériteraient pas à s’avouer comme telles, mais perdent à agiter de fausses innovations conceptuelles. Mais ces extensions historiques et théoriques abusives ne doivent pas détourner de la lecture d’un volume essentiel : on pourra sans honte refuser l’idée d’une « hybridité » propre au biographique qui dissoudrait toute différence entre les genres littéraires et les différents pronoms personnels, tout en s’intéressant aux étranges noces « du devoir de mémoire et du souci de soi » dans notre culture décidément tourmentée par la question de la différence.
Valéry. Bulletin des études valéryennes, n° 88-89, Valéry, « en somme », Actes du colloque de Sète, 9-11 mai 2000 ; n° 91, Hélène M. Julien, Retour à la Méditerranée (L’Harmattan, 2002, 370 et 180 p., 30 et 15 €). Le premier volume rassemble les actes d’un colloque organisé à Sète pour « établir […] un état des recherches » actuelles sur l’auteur de Charmes. Sous le titre « L’Exorciste », il s’ouvre sur un hommage de Jacques Réda à Valéry, et, rare élégance éditoriale, se clôt par une étude de Marie Jovequiel sur les rapports entre les deux poètes. Entre ces deux bornes, des documents, tels qu’un article fouillé sur Mme de Rovira, grand amour platonique et juvénile, longtemps resté mystérieux, des informations sur les rapports du poète avec le Maghreb et un résumé, par Anne Mairesse, de ses Figures de Valéry. Deux études portent sur la politique, avec un article sur « L’Idée de Nation », par Nicole Celeyrette-Pietri, et une mise au point sur les rapports de Valéry et André Lebey, par Micheline Hontebeyrie, tandis que Masanori Tsukamoto s’intéresse au fragment et que Pascal Michelucci s’interroge sur la notion d’« ensembles complexes » en convoquant la réflexion d’Edgar Morin et Clément Rosset. Le tout s’achève avec un gros dossier sur la traduction où dominent les remarques d’Éliane Dalmolin qui, sous le titre « Induire, traduire, séduire », compare trois versions anglophones des Pas. Même éclectisme dans le second volume, où le thème méditerranéen sert de fragile et un peu inutile prétexte pour réunir des études qui n’ont que rarement à voir avec ce grand « dispositif à faire de la civilisation ». On y a cependant retenu une étude de Serge Bourjea sur l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, un texte d’Anna-Louise Milne sur Paulhan et Valéry, et un article de Paul Ryan sur le motif pictural de la fenêtre, qui passe de considérations thématiques convenues à une réflexion pertinente sur les métaphores de l’ouverture de la pensée et de ses chantiers, ainsi qu’un texte de Valerio Magrelli sur Valéry et la photographie, qui déçoit par sa rapidité, mais relie le poète à de nombreux théoriciens contemporains, confirmant la prégnance des questionnements du père de Teste, et relançant ainsi la réflexion.
[Matthias Alaguillaume, Claudine Brécourt-Villars, Alexandre Gefen, Jean-Jacques Lefrère, Muriel Louâpre, Hugues Marchal, Jacques Noizet, Gilles Picq, etc.]
LIVRES REÇUS
Comptes rendus
Baudelaire. Lectures des « Fleurs du Mal », sous la direction de Steve Murphy (Presses universitaires de Rennes, 2002, 349 p., 17 €). Succédant à La Légende des siècles, Les Fleurs du Mal sont à l’Agrégation. Steve Murphy orchestre un concert qu’exécute un éventail de virtuoses aux timbres variés. L’épaisseur de la partition, sa complexité, voire son abstraction, feront reculer les plus timides, mais, habité par une passion franche, le résultat, transcendant le souci d’une préparation anxieuse de diplôme, devrait intéresser toute âme sensible à la recherche littéraire la plus exigeante. Quant aux candidats voués à diffuser un savoir sur ce poète au centre du siècle 19, ils trouveront ici, évohé ! Dix-neuf mises au point, pleines d’ouvertures analytiques pénétrantes. Impossible, certes, d’analyser ici les dix-neuf fleurs d’un livre aussi riche et substantiel que dense et élaboré. À retenir tout particulièrement, les « bribes de problématiques en guise d’introduction », l’article de l’incontournable Pierre Laforgue qui confronte les éditions de 1857 et de 1861 quant à l’évolution de Baudelaire sur les plans de l’historicité et de la modernité du recueil, ainsi que les articles de Patrick Labarthe, Bruno Claisse (pratique naturaliste de l’artifice) et John E. Jackson. Les mises au point accessibles et intéressantes ne manquent pas : Bordas (l’expression métaphorique), Judith Wulf (l’adresse lyrique), Joëlle Gardes-Tamine (rhétoriques et prosodies). Bien que conjecturale, l’étude sur la forme du sonnet par Benoît de Cornulier vaut aussi pour ce rappel du traitement 6-6 de l’alexandrin qui ne manque pas de déniaiser le lecteur. Quelques réserves : l’idée de James Lawler, comme quoi la section Spleen et Idéal se fonderait sur un système d’alternance dialectique de cinq et trois poèmes, tend à appauvrir la lecture et la part d’ambivalence des compositions. L’idée de recoupement entre Phares, Muse malade et Muse vénale est fragile. Et sur le plan numéral, que penser du cas Un fantôme, où nous avons un seul poème selon la numérotation romaine, mais quatre sonnets ? Le poème Châtiment de l’orgueil peut certes contraster avec les précédents, L’Homme et la mer et Don Juan aux enfers, mais ce contraste n’en suppose pas un second entre les trois poèmes et les cinq précédents. La délimitation d’une partie centrale sur les fantasmes amoureux tend à exclure, dans l’édition de 1861, Tristesse de la Lune et Les Chats. Pourquoi ce choix ? Elle recoupe surtout le grand défaut des Baudelairiens qui insistent trop sur la réalité de cycles amoureux non affirmés dans le texte, quand on ne peut mettre en doute la très forte continuité d’une allégorie mentale de la Beauté qui traverse tout le recueil en incluant d’autres poèmes, dont La Muse malade, La Muse vénale, La Beauté, L’Idéal, La Géante, Le Masque et Hymne à la Beauté. Enfin, si l’article de Mario Richter vaut pour la finesse de la microanalyse, le présupposé d’un Baudelaire antidualiste est pour le moins confus, peu développé et peu en accord avec le dualisme explicite d’auteurs comme Rimbaud et Baudelaire. Une quatrième partie compte cinq lectures surfines de poèmes, en particulier celles sur De Profundis clamavi (G. Kliebenstein) et À une mendiante rousse (A.-E. Berger). Marc Dominicy dévoile la médiation de la nouvelle de Poe Le Cœur révélateur quant à la genèse du sonnet Le Guignon et s’en sert pour justifier d’autres relevés de l’influence de Poe dans le recueil des Fleurs du Mal, en particulier en ce qui concerne la fantasmagorie du poème Les Sept vieillards et l’allusion aux insectes dits « horloges-de-mort » dans L’Horloge et L’Imprévu notamment.
Dix-neuvième siècle. L’Invention du XIXe siècle. II. Le XIX e siècle au miroir du XXe siècle, textes réunis et publiés par Alain Corbin, José-Luis Diaz, Stéphane Michaud et Max Milner, préface de Maurice Agulhon (Klincksieck/Presses Sorbonne nouvelle, 2002, 312 p., 25 €). Issue éditoriale d’un colloque organisé par la Société des études romantiques et dix-neuviémistes (Sorbonne-Université de Paris-7, octobre 2000), cet ouvrage vient compléter le programme d’enquête ouvert en 1999 par la publication du tome I, Le XIXe siècle par lui-même, chez le même éditeur. Il s’agit cette fois d’interroger le XIXe siècle à partir du XXe afin de prendre la mesure des lignes de force, intellectuelles et artistiques, qui ont contribué à structurer, ou plus humblement à alimenter, les idées, les discours, les formes, les modèles, et peut-être même les valeurs du XXe siècle. La perspective adoptée est donc de continuité, de prolongement d’un siècle à l’autre. Mais on verra qu’elle peut être renversée. Guidée par un comité de pilotage des plus exigeants, l’entreprise vaut par sa grande variété disciplinaire et par la rigueur des questionnements qu’elle met en ordre et en regard les uns des autres. En effet, la diversité des approches et des méthodes fait l’indéniable richesse de cette réflexion collective : l’historien des mentalités s’associe au littéraire, lequel tend la main à l’historien des idées, qui, à son tour, passe le relais au spécialiste des arts plastiques et au philosophe. Bel exemple de concorde pluridisciplinaire – que reflète l’organisation interne de l’ouvrage – pour l’examen attentif et passionné d’un objet dont l’unité ne saute pas aux yeux, tant s’en faut : le XIXe siècle. D’ailleurs, dans quelle mesure peut-on ici parler d’« objet » d’étude ? Telle est la question qui sous-tend, en les orientant, les contributions rassemblées dans cet ouvrage. Car il importe de créer en l’occurrence un champ de recherche et d’application, de forger un lieu épistémologique qui rendent légitime le croisement des disciplines et des points de vue. Le pari tire parti d’un recul temporel, qui trace comme une limite, un poste d’observation d’où envisager un siècle – c’est-à-dire un découpage strictement chronologique qui, en soi, ne présente aucune garantie d’unité, aucun fondement heuristique, ce dont nous avertit Stéphane Michaud dans l’avant-propos. La lecture des différentes études qui composent le volume démontre, du moins pour les plus informées et les plus pertinentes d’entre elles, que le XIXe siècle, défini comme un ensemble culturel cohérent, est construit à partir d’un XXe siècle, dont les attentes et les choix décident à bien des égards d’un objet qu’ils concourent à rendre intelligible en hiérarchisant les discursivités et les valeurs qu’on se plaît à lui reconnaître. Travail de reclassement donc, et processus de requalification par lesquels le XIXe siècle est « réfléchi » au « miroir » du XXe, c’est-à-dire absorbé, réapproprié, inscrit dans une profondeur de champ qui est aussi un champ de résonance et d’écoute. Les articles de Jean-Pierre Chaline, sur la place du XIXe siècle dans le Petit Larousse et les manuels d’histoire du XXe siècle, d’Alain Pagès, sur la postérité de Zola dans l’entre-deux-guerres, et de Jean-Louis Cabanès sur les partages constitutifs de l’orientation critique de Thibaudet, éclairent – selon des voies au demeurant rigoureusement distinguées, et entre autres contributions de qualité – ces déplacements qui font de la continuité supposée « naturelle » un lieu d’interrogation historique, voire de suspens critique, qui atteste l’aptitude des positions contemporaines à poser, dans la distance ou la proximité, un objet refaçonné, réinvesti en fonction des valeurs requises ou souhaitées par le moment présent. À ce point d’articulation, on constate que la perspective du prolongement, d’un siècle à l’autre, se renverse, ou du moins se neutralise : le cadre de réflexion ou de « réverbération » du XXe siècle devient le lieu d’un rapport qui, en révélant le XIXe, porte au jour également les valeurs distinctives du XXe conçu comme moment historique. Réciprocité des éclairages, qui parfois conspire à substituer à la matière historique du XIXe la forme simplificatrice du mythe, comme le montre l’étude d’Alain Vaillant sur « Le Sacre moderne de la littérature ». De même, Françoise Melonio, s’interrogeant sur le « retour » des libéraux du XIXe, illustre parfaitement le fait que la pensée libérale travaille notre Histoire mais aussi que notre XXe siècle a retravaillé, c’est-à-dire remanié, les thèses de la pensée politique héritées du siècle précédent. Ce que la métaphore un peu usée de « miroir », retenue pour le sous-titre de cet ouvrage, laisse entendre se traduit en termes résolument ambigus : révélation d’une part, pleine vision d’une image nettement découpée, et d’autre part gauchissement, déformation optique qui, en donnant l’illusion d’une projection objective, renverse les repères et les valeurs. Le XIXe siècle inventé par le XXe est encore et toujours une part du XXe siècle en train de se faire, « dans un mouvement […] global de mémorisation culturelle » (Jean-Marie Goulemot), qui impose de prendre en compte l’historicité des pratiques et de récuser les mirages de l’historicisme.
Fantôme. Poe, Villiers de L’Isle-Adam, Lorrain, Dujardin, Rodenbach, Naissance du fantôme, textes réunis et présentés par Jean-David Jumeau-Lafond (La Bibliothèque, 2002, 201 p., 14,5 €). De la seconde moitié du XVIIIe à la fin du XIXe siècle, la littérature européenne est traversée par la figure insistante du fantôme, dont les métamorphoses accompagnent, en négatif, les évolutions d’une société qui s’industrialise et les mutations d’une culture qui se laïcise. Comment comprendre ce goût jamais démenti pour les spectres et les apparitions, quelles significations et quelle valeur accorder à cette passion de l’au-delà, telles sont les questions que pose la petite anthologie Naissance du fantôme (titre démarqué d’un récit de Mauclair inséré dans le présent volume) et auxquelles elle permet, à bien des égards, de répondre. Les textes rassemblés ici sont divers, mais tous ou presque relèvent d’un champ et d’une période nettement segmentés : la littérature française de la fin du XIXe siècle, aussi baptisée ère fin-de-siècle. À l’exception d’un conte d’Edgar Poe (Morella), datant de 1835, les autres récits – qu’ils soient de Villiers, de Lorrain, Kistemaeckers, Dujardin, Mauclair, Rodenbach ou Victor-Émile Michelet – apparaissent comme symptomatiques d’une sensibilité et d’une esthétique qui, faisant litière des prescriptions réductrices du Naturalisme et du Scientisme, se tournent vers ce maître du mystère et du surnaturel que fut l’auteur vénéré des Histoires extraordinaires. Le modèle est, en effet, clairement identifiable ; il distille ses motifs symboliques et ses stratégies narratives d’un texte à l’autre, assurant du même coup la perpétuation d’une protestation – devenue très vite formule de ralliement – contre les catégories de la raison raisonnante, la dictature du réel, et surtout l’extension hégémonique du matérialisme, qui dépouille de tout secret le phénomène de la mort et annihile les opérations impalpables de la vie de l’esprit. Jean-David Jumeau-Lafond montre bien, dans sa courte préface, que ces récits, que l’on pourrait hâtivement ranger dans la rubrique des œuvres fantastiques, sont bien plus que de superficielles tentatives de maniement des effets d’épouvante ou l’orchestration d’une scénographie démoniaque et occulte ; ils s’apparentent à une requête adressée à l’esprit, dès lors appelé à comparaître, à se manifester, à se produire. La littérature prend ainsi en charge, sur fond de déshérence religieuse, cette question principale, qu’elle contribue à formuler : quelle est la puissance créatrice de l’esprit et de ses facultés (comme l’imagination) à une époque où tout conspire à leur dénier une réelle efficience ? La problématique est ancrée chez Poe, liée au destin de l’identité personnelle après la mort, ainsi que l’atteste Morella. Elle se redéploie dans Véra de Villiers, où s’affirme le triomphe des Idées, véritables « êtres vivants », sur l’inerte tombeau du monde de la matière. Mais cet « idéalisme » vainqueur, qui risque toujours de verser dans la profession de foi naïve, s’infléchit et, pourrait-on dire, se réfléchit. Car, loin de se diluer dans les mirages d’une croyance maintenue coûte que coûte, l’appel adressé à l’esprit se fait écho de la vocation artistique même, résonance intime de l’opération poétique qui, en cette fin de XIXe, fonde sa magie sur les pouvoirs de la métaphore et du symbole. Ce que cette précieuse anthologie donne à voir et à comprendre, en proposant Réclamation posthume de Lorrain ou La Dharana de Dujardin, texte dédié à Mallarmé, et qui nous oriente dans le sens de « l’éternelle science magique » faisant advenir le rêve par « la pensée d’évocation ». Et le récit de Mauclair, Naissance de fantômes, ou celui de Rodenbach, « La chambre parallèle », qui pose, in limine, que cette chambre « n’est vraiment qu’une âme extériorisée », illustrent l’axiome que Victor-Emile Michelet formule au seuil de L’Inquiétante Rose : « Toute créature, tout objet ne peut être pour nous qu’un symbole susceptible de générer une émotion. » Le fantôme est la figure symbolique choisie pour susciter ce « spectre » émotionnel mais aussi pour régénérer l’énergie spirituelle défaillante, que l’Art se doit d’entretenir. Complétée de documents annexes – tels notamment ce texte de Jean-Paul Avice sur « Marville et les fantômes du réel », qui montre en quoi la photographie peut être aussi mise au service de la captation du sur-naturel –, cette anthologie a le double mérite de situer clairement un problème et de proposer une exploration guidée des territoires superposés de l’idéalisme et du symbolisme.
Histoire littéraire. Luc Fraisse, Les Fondements de l’histoire littéraire de Saint-René Taillandier à Lanson (Champion, 2002, 720 p., 105 €). Titre ambitieux pour un imposant volume : à dire vrai, pourtant, l’ouvrage de Luc Fraisse est moins une histoire de l’histoire littéraire au XIXe siècle que l’agencement habile de deux monographies. L’une est consacrée au très méconnu Saint-René Taillandier, qui a laissé de nombreux cours inédits récemment retrouvés, et l’autre au célèbre – mais pas nécessairement connu – Gustave Lanson. Outre ces deux auteurs, un chapitre évoque l’importance de la surprenante Histoire littéraire d’Italie de Pierre-Louis Guingené (1811-1819). L’ensemble forme une mise en perspective détaillée et utile des préoccupations et des intérêts des fondateurs de la discipline. Le propos, toutefois, n’est pas archéologique. Luc Fraisse a le souci constant, parfois même didactique, d’indiquer combien Lanson et ses prédécesseurs ont peu mérité les reproches qui leur ont été faits. Non, souligne Luc Fraisse, ils n’ont pas délaissé les grands écrivains au seul profit des minores, ils n’ont pas privilégié le découpage en siècle calqué sur celui de l’histoire politique (Taillandier reproche précisément à ses prédécesseurs de « s’enfermer dans quelque grande époque et de n’en pas sortir »). Ils ont en revanche su échapper à l’analyse réductrice de l’œuvre comme reflet du social ; ils ont été au plus près du sens des textes tel que l’histoire permet de l’approcher. On peut donc oublier le « procès en positivisme » que fit Barthes à l’histoire littéraire : bah, c’est assez inutile. Tout ceci est parfaitement informé et clairement présenté. L’index des notions critiques est d’un grand intérêt, et c’est une habitude heureuse qui semble en répandre l’usage dans les travaux académiques. Mais, en l’espèce, il semble avoir été rédigé un peu à la hâte : une expression comme « l’érudition révèle les coulisses de l’histoire littéraire » renvoie à une entrée Coulisses, et « cette question en forme de pastiche narquois » suscite l’entrée Pastiche. En revanche, pour faire bonne mesure, le plagiat, bien cerné ici, n’apparaît pas dans la liste des termes indexés. Une bibliographie rythme le développement de l’histoire littéraire de 1733 à 1933. Elle comporte 494 références, mais s’y mêlent « des documents de toutes sortes […] dont on peut reconstituer qu’ils ont exercé une influence sur la compréhension de la nouvelle discipline ». C’est trop ou trop peu dire, et pourquoi citer En marge des vieux livres, ce savoureux divertissement, comme seul ouvrage de Jules Lemaître, et rien sur l’étonnant Gendarme de Bévotte dont le Don Juan faisait pourtant l’histoire littéraire d’un grand thème. On s’étonnera également de la maigre place réservée à la littérature comparée, potentiellement concurrente de l’histoire littéraire à la fin du XIXe siècle. Reste une question de fond. La guerre de 1870 et le nouveau contexte induit par la Quatrième République ne modifient-ils pas plus nettement que Luc Fraisse ne le laisse entendre le rôle de l’histoire littéraire ? La dimension nationale, voire nationaliste, de l’Histoire de la littérature française de Lanson est peu saisie. L’index ne ménage aucune entrée à des notions comme France, Identité ou Nation. Or l’entreprise de Lanson prend son sens avant tout dans sa tentative de décrire « le passage continu de l’âme française du xe au XIXe siècle » et de construire l’éternité du « génie français », afin de rassurer la France sur « l’inquiétude que nous nous étions forgée, avec le concours empressé de quelques étrangers, d’être une nation irrémédiablement en décadence ». Pour Lanson, le génie de Molière « n’est que les qualités françaises portées à un degré supérieur de puissance et de netteté », comme celui de Voltaire est « un des exemplaires les plus complets et les plus curieux des qualités et des défauts de la race française ». L’histoire littéraire est ainsi passée du tableau au panorama. Elle a cherché à lire un vaste paysage continu, des origines à l’heure présente. Cette vision d’ensemble de la littérature est celle d’une carte d’état-major. Elle donne très exactement la mesure de la révolution lansonnienne : elle est contemporaine du passage de la conscription au service militaire pour tous (entre 1872 et 1905), et à un renouveau du patriotisme : grâce à l’histoire littéraire, les mânes des auteurs du Grand Siècle ont pu se pencher sur les sillons sanglants de la Grande Guerre.
Romans. Hélène Gaudreau, François Ouellet, Cent romans français qu’il faut lire (Nota Bene, 2002, 315 p., 14,90 €). Dans l’état de pissotière où palpite à présent l’édition, chacun tremblant devant les poursuites et les procès plus encore qu’en 1857 sous Pinard et Badinguet, il est douteux qu’un livre senti jamais paraisse. Alors, on parle de romans légèrement, ou l’on tape sur le confrère. Ça n’engage guère. Faut-il lire des romans ? Les auteurs supposent le problème résolu. Lesquels, alors, parmi les Français ? Question épineuse. « Un travail amusant pour quelqu’un qui aurait du loisir, et qui ne craindrait pas de traverser et de remonter quelquefois le torrent des opinions reçues, serait la révision des arrêts portés par les contemporains ou la postérité, qui n’est pas toujours si équitable qu’on veut bien le dire, sur une foule d’auteurs et d’artistes : plus d’un de ces jugements serait cassé à coup sûr », écrivait Théophile Gautier, dont la Mademoiselle de Maupin figure dans cette liste avec des résumés parfois assortis d’un extrait. État des lieux majoritairement consensuel, même pour les derniers titres cités, choix les plus risqués (derniers de la chronologie : La Moustache (1986) d’Emmanuel Carrère, Les Champs d’honneur (1990) de Jean Rouaud, Sa femme (1993) d’Emmanuèle Bernheim). Il y a des bourdes : ainsi imputer le suicide de Javert au fait que, sauvé par Jean Valjean, Javert se serait senti déshonoré ? Non : dé-moralisé ! C’est tout le système éthique, la vision du monde de Javert qu’explose l’étrange bonté de l’homme traqué. Scandale logique, moral, aussi violent pour ce policier fervent que, pour un physicien à un étage élevé du CNRS, voir passer un essaim d’éléphants ailés. On se défenestre à moins. La mort de Javert répond, symétriquement, à l’émoi de Jean Valjean lorsque, au début de l’histoire, l’évêque affirme aux gendarmes que les chandeliers crus volés furent donnés. Ces mots bénins changent le forçat, le remuent au point que les mille pages suivantes s’ensuivent. Il aurait pu en mourir, s’il avait eu un système de pensée aussi dur, aussi fragile, que celui du flic misérable. Mais Jean n’en avait pas. Sa pensée était un solide chaos. Ça le sauva. Détendons-nous, des chiffres. Le XXe siècle, 58 titres, supplante le XIXe, 27, leXVIIIe, 9, et le XVIIe, 4 ; reste 2 pour Perceval et Gargantua, auquel, pour initier à Rabelais, Pantagruel (rédigé avant) eût été préférable. Balzac gagne au nombre de titres avec trois (La Peau de chagrin, Le Père Goriot, La Cousine Bette) tandis qu’Hugo triomphe au nombre de pages (Les Misérables + Notre-Dame de Paris, ça chiffre). Au lecturomètre des bouquins lus dans cet amas, le pourcentage gaudreau-ouelletien est de 66. Il y en a un dont nous ignorions jusqu’au titre, Les Javanais (1939) de Jean Malaquais. Le Bavard (1946) de Louis-René des Forêts, L’Apprenti (1946) de Raymond Guérin, sont des romans où le sang circule. Pas dans l’assommant Paul et Virginie ; Étiemble était écœuré de sa bêtise, et Isidore Ducasse confiait : « Autrefois cet épisode, qui broie du noir de la première à la dernière page, me faisait me rouler sur le tapis et donner des coups de pieds à mon cheval en bois. » Les gosses de 2003 n’ont plus de cheval en bois ? Bon, mettons une souris sans fil, ça casse aussi. En revanche, le plus roman des « Contes et romans » de Voltaire, Candide, que Germaine de Staël aurait voulu abolir, brille ici par son absence. Gageons qu’il le doit au caractère capricant du récit, qui le recommande de lui-même. L’appât, non d’un ordre de lire – il faut ! – mais d’une censure sévère, a son prix. Même chose pour Sade, dontAline et Valcour est tout de même plus instructif que la Julie de Rousseau. Est-ce en sarcasme aux cendres de Breton qu’on les remue en flétrissant Nadja du nom de roman ? Ou pour proscrire en silence Montherlant et ses Garçons qu’on suggère roman Le Paysan de Paris d’Aragon au lieu des Aventures de Jean-Foutre la Bite ? Ces substitutions marquent la déchéance du genre, que le Goncourt à Quignard vient de sanctionner : on revient enfin, en France, à la définition du roman comme « écrit en langue romane ». Avec ses vanités peut-être concertées – on n’était pas moins pervers, naguère, dans les fameuses toilettes de la gare d’Émichard –, ce C’est mon choix presque sans surprise propose un jeu de société valable, simple détente, à recommander aux oisifs ainsi qu’aux réactifs, qu’il encouragera à brandir leur propre sélection au nez des partenaires en triviale poursuite.
Valéry. Paul Valéry, André Fontainas, Correspondance 1893-1945 : Narcisse au monument, édition, introduction et notes établies par Anna Lo Giudice avec Entrée au monument par Leonardo Clerici, de l’Istituto di Skriptura, Bruxelles (Félin, 2002, 300 p., 25 €). Ahurissante préface de Leonardo Clerici, véritable « monument », en effet, de pédantisme prétentieux, d’hermétisme bouffon et de bafouillage pseudo-mallarméen à perte de vue : « Entre l’intention et ce qui est entendu nous avons le sens interne ou externe de Brutus, c’est la forme ou la cognition précédente ou verticatione du philosophe Alzahen, la jantasia cataleptica du stoïcien Cicéron par son âme platonicienne ou avicenienne, forme de toute nécessité de sculpter, l’aspecto […]. » Tout y passe : Pindare, La Fontaine, Bayle, Marinetti, Gobineau, Paulhan et tutti quanti. Inutile d’essayer de traduire cela en français, la cravache de Barbey d’Aurevilly s’impose : « Il commande au lecteur l’hilarité – et la fuite ! » Cette correspondance inédite de Valéry est pourtant fort importante : 317 lettres, dont 194 de Valéry. Celui-ci resta toujours fidèle à son ami de jeunesse Fontainas, avec qui il communiait dans le souvenir de leur maître commun Mallarmé. Les réponses de Fontainas montrent un ami attentif, qui met très haut l’art de son correspondant, ce qui ne l’empêche point de faire des réserves sur tel ou tel de ses poèmes. Certaines lettres de lui sont assez piquantes, comme celle sur le mariage de Marie de Heredia. D’autres cherchent à recommander tel ou tel de ses protégés, ou bien voudraient susciter un article sur la poésie de Fontainas, article que Valéry n’écrira jamais… Particulièrement intéressantes sont les lettres de Valéry de 1895 à 1900, d’un tour très personnel et d’une grande indépendance d’esprit, notamment celles qui concernent un voyage en Angleterre. Signalons un certain nombre de missives macaroniques extrêmement débridées, et des poèmes de circonstance, où l’auteur de M. Teste se délasse (textes qui ont fait l’objet d’une amusante plaquette clandestine, parue vers 1985, Poèmes macaroniques et autres textes inédits, À cent lieues du quai Conti et de la rue de Villejust, non mentionnée dans le livre – on la trouve pourtant de temps à autre chez des bouquinistes). À partir de 1920 et surtout de l’entrée à l’Académie, l’intérêt fléchit un peu : Valéry s’affirme sans cesse débordé, ahuri, mort de fatigue, ce qui lui permet de se défiler habilement – refrain que l’on retrouve dans nombre de ses autres correspondances. Quant à l’annotation d’Anna Lo Giudice (épouse, sauf erreur, du charabiaïsant préfacier), elle est souvent inexacte et parfois incomplète. On ne saurait dire que l’époque lui soit vraiment familière, ni qu’elle ait une parfaite connaissance des textes symbolistes et autres : le Mercure de France est qualifié de « journal », et Ollendorff d’« éditeur des Symbolistes » ; la première d’Ubu roi aurait suscité « de vraies cabales », tandis qu’Idylle saphique serait un décalque de la relation de Liane de Pougy « avec Renée Vivien », ce qui eût bien surpris l’illustre horizontale ; Fargue, lui, aurait adhéré à des mouvements « comme le cubisme, le sensationnisme ou le simultanéisme » ; le poète naturiste Albert Saint-Paul se voit bizarrement découper, en note, en deux auteurs : Henri Albert et Saint-Pol-Roux (sic). Valéry lui-même est traité comme un enfant de la maternelle, par une note assurant qu’il aurait « découvert Nietzsche » grâce à un article de Gide paru en 1899 : un certain Henri Albert n’avait-il pas, dès 1898, entrepris de publier tout Nietzsche au Mercure de France, en traduction française ? L’annotatrice a dû aussi avoir accès à des documents inédits d’un extraordinaire intérêt, car ils lui permettent d’affirmer que le fameux baron Jérôme Pichon, que les dictionnaires donnent comme mort en 1896, était bien vivant en 1910, ou bien que les Impressionnistes existaient déjà en 1860, mais oui, puisque Théophile Silvestre « publia le premier écrit sur les peintres impressionnistes : La Nouvelle Peinture (1860) ». En revanche, telle lettre de Louÿs à Natalie (et non Nathalie, s.v.p.) Barney, donnée ici comme inédite, ne l’est point, ayant été publiée par celle-ci dans Aventures de l’esprit. On aurait aussi pu signaler que sept lettres non localisées de Valéry avaient figuré sur le catalogue de la vente Marguerite Milhau (Hôtel Drouot, 21-22 février 1927) et que les fac-similés du catalogue permettent de corriger la copie parfois fautive de Fontainas. Ne laissons pas se perdre une merveilleuse annotation suspendue à cette phrase de Valéry : « Très émigration lui aussi, un peu Coblenz », ainsi glosée : « Lévy Coblenz, peintre élève de Lequien » ! Mme Lo Guidice n’a certainement jamais entendu parler de l’armée de Coblence, pas plus que de Francis Carco (« à Carno [sic] ou à Derème »). Elle semble par ailleurs un peu brouillée avec le latin : « Heredia nube » est bravement traduit par « Heredia nuage », alors qu’il s’agit d’un démarquage du fameux « Tu, felix Austria, nube ». Plus loin, « in naturalibus » est traduit par « dans la nature », et « maxima debetur virgine reverentia » par « on doit aux inédits une révérence virginale » ! Certaines notes, en revanche, manquent : sur Krackanthrope, ami de Jammes, sur le « glaïeul de Pulchérie » (demander au préfacier ?) ou sur l’auteur d’Outre-mer, non identifié ici, etc., etc., etc. Nous ne pouvons tout épingler, faute de place : l’Istituto di Skriptura a visiblement du pain sur la planche. « Grand roi, cesse de vaincre… » Restent heureusement les lettres des deux écrivains, dont cette édition a, soyons juste, le mérite de révéler le texte, qui est souvent un document de premier ordre. Le volume est d’ailleurs d’un bel aspect, et correctement imprimé.
Zola. Henri Mitterand, Zola, tome III, L’honneur 1893-1902 (Fayard, 2002, 864 p., 37 €). Henri Mitterand ouvrait récemment le colloque Zola du centenaire en déplorant l’ignorance honteuse et le facile dédain trop souvent manifestés à l’égard du dernier commémoré de 2002. Snobisme, réductionnisme scolaire, incapacité à lire l’œuvre indépendamment de la bannière publicitaire du « Naturalisme », les raisons ne manquent pas de méconnaître Zola. Ce sont désormais de mauvaises raisons, pulvérisées par les trois volumes d’une biographie remarquable, qui permettra à tous ceux que la critique universitaire déroute d’accéder tout de même à la complexité et au génie de cette œuvre. Ce n’est pas la moindre des qualités de ce troisième et dernier volume que de parvenir à faire vivre pour le lecteur à la fois l’homme et le créateur, dans une sorte de courant empathique. On a beau croire que l’on connaît par cœur le personnage et les circonstances de sa vie, on sort de ce texte séduit et admiratif, comme de la rencontre d’une chimère. Fi de la caricature de l’écrivain embourgeoisé assoupi dans une routine domestique, du vieillard émoussé par les satisfactions d’une paternité tardive ! Nous sommes un peu dans la situation de ces jeunes gens de 1898 qui, au sortir d’une revue symboliste ou d’un salon, découvrent soudain Zola, qu’ils croyaient vieux et d’un autre âge, qui font cercle autour de lui et le reconnaissent, malgré tout, des leurs. Alors voilà, Zola est resté vivant jusqu’au bout, et c’est ce que l’on découvre à lire Henri Mitterand : plus qu’un « moment de la conscience humaine » (dixit Anatole France aux obsèques), un génie profondément humain et définitivement vivant. À bien y regarder, le Zola de la fin du siècle étonne par la richesse et la variété de son activité et de ses projets. C’est sans doute l’apport factuel le plus important de ce volume : art lyrique, théâtre, photographie… Écrivain curieux et polémiste enragé, le Zola dernière manière que nous dévoile Henri Mitterand est un artiste complet, que nulle forme d’art ne laisse indifférent. Un Hugo finalement, mutatis mutandis – photographie ou dessin, le medium diffère, la passion de la saisie, de l’exploration des mondes visibles et invisibles demeure. La réhabilitation d’aspects occultés ou mal connus de la production de Zola passe également par le souci de trouver un angle de vue pertinent pour comprendre les grands massifs postérieurs aux Rougon-Macquart, les cycles des Trois villes, les Évangiles, dont l’auteur cherche à dégager la logique propre et le rôle dans l’évolution intellectuelle de Zola. Non, l’homme de Germinal n’a pas perdu la main, ou la méthode, bien au contraire. Il est en route vers autre chose, il se jette consciemment dans des explorations, des expérimentations thématiques et formelles dont il aperçoit fort bien les dangers, pour passer finalement outre, par ennui de la formule et goût de l’invention. Le soupçonnait-on ? Zola est un chercheur, un explorateur des formes, mais non de ceux qui assemblent un meccano subtil pour techniciens du roman. Il sait bien, il pressent que la forme de l’œuvre secrète une sorte de pensée en acte, inaccessible à l’analyse des philosophes, et que ce territoire de la forme est encore largement inexploré. Et naturellement il y a l’Affaire Dreyfus. On l’attend évidemment un peu, au risque de passer vite sur les ouvrages contemporains, Paris notamment. Là encore, on découvre autre chose que ce que l’on croyait savoir. Certes, Henri Mitterand ne révolutionne nullement l’histoire de l’Affaire mais, s’appuyant sur les nombreux travaux existants, il définit soigneusement ce sur quoi il a à apporter un éclairage neuf : la place et le rôle de Zola. Les chapitres consacrés à l’affaire sont simplement éblouissants, les meilleurs, sans doute, des trois tomes. Henri Mitterand fait passer sur la grande scène de l’Affaire les acteurs rassemblés en différents réseaux aux configurations mouvantes, faisant apparaître un Zola à la fois central par son pouvoir et marginalisé dans les stratégies que l’on construit autour de lui et parfois sans lui, conscient d’être utilisé autant qu’il sert, et fier d’avoir été vraiment un homme libre, non pour avoir pris des décisions audacieuses, mais pour avoir accepté avec lucidité et sérénité les contraintes et les forces qui s’exerçaient sur lui. On aura compris que dans cette biographie au long cours, ce troisième tome nous a paru renouer avec la vivacité et la diversité du premier, sans doute parce que l’auteur y avait davantage d’analyses nouvelles à apporter, mais aussi parce que la variété des activités de Zola engendre un effet de mouvement, d’animation particulièrement inattendu chez un écrivain que d’aucuns préfèrent caricaturer en bourgeois rangé. La réussite de l’ouvrage se mesure à la frustration du lecteur lorsqu’il arrive aux dernières pages. L’ouvrage s’arrête en effet net sur les obsèques de Zola, avec un épilogue présentant prudemment les éléments de l’enquête inachevée sur les causes de la mort de l’écrivain. Et on se prend à s’interroger, comme au sortir d’une saga romanesque : mais que vont devenir Jeanne, Jacques, Denise et Alexandrine ? Qui écrira une suite, un « Zola après Zola » ?
Notes de lecture
Apollinaire. Apollinaire et Cie (Luc Pire, Bruxelles, 2002, 121 p., 25 €). Dix-sept plasticiens et vingt-cinq écrivains belges ou luxembourgeois, ainsi que deux Suisses, se sont réunis à l’initiative de l’un d’eux, Bernard Lambotte, pour célébrer Apollinaire, dont quinze poèmes ou fragments entrelardent leurs productions. Comme dans les livres de ce genre, il y a du bon et du pire. Reconnaissons qu’on tombe toujours avec plaisir sur une page de Beaucarne, d’Izoard ou de Verheggen.
Arrabal. Fernando Arrabal, Champagne pour tous ! (Stock, 2002, 246 p., 18 €). Sous une couverture du plus pur style beurk (haute époque), Arrabal entame un dialogue avec son vieux poteau feu Topor sur le mode provocateur qu’on lui connaît. C’est, si l’on veut, une forme d’autobiographie. Délibérément hirsute, cette conversation cocasse bassine parfois le quidam qui, s’il n’est pas de bonne humeur, s’interrogera sur les profondeurs du genre jemenfoutisto-oiseux à bouffées délirantes. Mais bast. On connaît les malices du provocateur Arrabal. C’est pas bien méchant et ça a parfois de la gueule dans le tragique rigolard. L’irritation passée – patienter cinq minutes –, on recueille même à cette source bancale qui dispense des alcools plutôt que des eaux fraîches, et au milieu de frivolités diverses d’intérêt varié, quelques propos informatifs (ne comptez tout de même pas sur les dates) et même des anecdotes sur l’ami Jodorowski, sur Borges, sur Macedonio Fernandez, sur les grands moments du groupe « Panique » (agitation subversive à l’aéroport de Mexico, par exemple), où figurent pour les siècles des siècles les noms de Jacques Sternberg, Abel Ogier, André Rouellan, Christian Zeimert, etc. Vite lus, ces « souvenirs » témoignent d’une humeur, d’une relation, d’une époque peut-être. Ils témoignent surtout qu’Arrabal ne pourra jamais s’en tenir aux préceptes de son Memento Panique : « Pour survivre l’individu doit faire figure d’homme normal. » Une curiosité.
Artaud. Antonin Artaud, écrivain du sud, sous la direction de Thierry Galibert (Édisud, 2002, 190 p., 16 €). Tout en saluant la rapidité avec laquelle ont été publiés ces actes d’un colloque organisé en mars 2002 par le « Centre des écrivains du Sud » de l’université d’Aix-Marseille III, on s’avouera peu convaincu par son propos. Présenté par Thierry Galibert comme « espace géographique et terre d’opposition à toutes les formes de domination » (ben tiens), ce concept de « Sud » fleure moins le régionalisme que la subvention du conseil régional, et il fait d’ailleurs moins penser à la précise notion valéryenne de « Méditerranée » qu’à l’engouement pour les volcans qui traverse actuellement l’université auvergnate. Or on reste perplexe en lisant que « ce contexte que l’on qualifiera volontiers de flou, donc d’ouvert à toutes les approches possibles, [est] donc éminemment littéraire » – comme si rigueur et écriture allaient forcément à l’encontre l’une de l’autre. Plus problématique encore est l’application de la formule à Artaud, quand plusieurs intervenants insistent avec raison sur son rejet des appartenances. Toutefois, une majorité des douze articles réunis sous cette contestable bannière mérite l’attention. Dans un premier cas, le « Sud » fait l’objet d’une définition précise, et le propos se veut informatif. Optant pour une analyse des liens entre le poète et le Midi de la France, Alain Paire relate l’histoire des premières publications d’Artaud dans des revues comme Fortunio, La Criée ou Les Cahiers du Sud ; Jonathan Pollock signale les traces du parler marseillais dans les derniers textes ; Alain Virmaux revient sur le séjour à Rodez. D’autres s’intéressent à des « Sud » plus exotiques, ce qui permet à Olivier Penot-Lacassagne de proposer une brillante synthèse sur les rapports ambigus entre Artaud et la Grèce, pôle intellectuel rejeté, mais centre rituel réclamé : convoquant notamment les textes de Guénon et Valéry, il montre que la réflexion d’Artaud s’est nourrie des débats de l’époque. En revanche, identifier le Sud à un individu paraît peu fertile : une section du volume tente l’exercice des vies parallèles en rapprochant successivement Artaud de sa compagne Génica, de Van Gogh et de Giono, mais seule la première de ces études offre un réel intérêt. Dans un second cas, le flou de la notion est dénoncée. Camille Dumoulié note ainsi que « la seule façon de donner au devenir du Sud son sens le plus concret, historique et économique, poétique et politique, est de l’entendre en fonction de cette géographie de l’exploitation […] qu’il est convenu d’appeler « les rapports Nord/Sud » » – un déplacement qui a le mérite de la clarté, et qui fournit l’occasion d’une typologie des stratégies de rupture face au monde « blanc », telles qu’Artaud tenta de les mettre en œuvre. Entre ces deux pôles, les autres textes peinent à démêler un concept vague et, même si Claude Fintz, par exemple, met en garde contre toute « tentative de dégager d’hypothétiques invariants concernant une problématique « identité » imaginaire du Sud », les interventions n’échappent pas à la difficulté. On glisse alors assez vite vers une valorisation de ce « Sud » – quel qu’il soit, Mexique ou Italie – au détriment d’autres espaces ou points cardinaux, à moins que l’on ne « méridionalise » certains traits de l’écriture d’Artaud, au risque du lieu commun (le Sud est plus lumineux, plus coloré, moins rationnel, etc.). Bref, on sort du recueil en sachant un peu plus sur Artaud, mais sûrement pas sur le Sud. Ce n’est peut-être pas si mal…
Aymé. Marcel Aymé, Théâtre complet 1948-1967, avant-propos de Michel Lécureur (Gallimard, 2002, 1205 p., 45 €). Comme ses récits, le théâtre d’Aymé échappe aux lois des genres et saute d’un sillon à l’autre, ce que souligne la préface de Michel Lécureur. D’un côté, des textes sérieux, voire polémiques : froideur et passions dans Lucienne et le boucher, satire de l’appareil judiciaire dans La Tête des autres, réflexion désabusée sur le pouvoir dans Vogue la galère, ou encore dénonciation de la pudibonderie et du racisme d’une American way of life présentée comme une dérisoire course aux dollars. De l’autre, des comédies comme la Consommation ou Les Maxibules, peut-être la meilleure création d’Aymé, avec la force exceptionnelle du souffleur-à-tout-faire Bordeur, mi-spectateur et mi-comédien, dont la figure précisément frontalière se charge de commenter l’action, de décrire les décors ou de jouer les personnages les plus improbables. Mais les recoupements entre genres abondent, et le fantastique permet de multiples hybridations, comme dans Clérambard où, entre conte moral et farce, un hobereau touché par la grâce entreprend de fiancer son fils à la putain du village, ou dans Les Quatre vérités, méditation bouffonne sur les effets de l’usage familial d’un sérum de vérité, ou enfin dans Le Cortège ou Les Suivants, peuplé d’anges gardiens tentant de guider les actions de leurs protégés. De manière presque constante, Aymé s’amuse – et ses personnages aussi. Ils jouent, non pas du théâtre dans le théâtre, mais de vrais jeux d’enfant. Ainsi, dans Le Minotaure, un tracteur installé au milieu d’un salon oppose un grand bourgeois nostalgique de la campagne et son épouse snob, jusqu’à ce que cette dernière, finalement flattée par l’engouement de ses amis artistes pour « l’en-soi » d’un tel objet, se voie contrainte de jouer le rôle d’un « chœur des taureaux » dans une parodie frénétique de tragédie grecque, puis d’adopter en privé le rude parler de « l’Ernestine », nièce au Gustave Santornier, pour conserver le ready-made inattendu. Ajoutons qu’on trouvera dans Patron une comédie musicale qui transforme Zizi Jeanmaire en perceptrice d’un fisc un peu spécial, une leçon d’argot des « sagouins » qui a tout l’air d’avoir inspiré Claire Brétécher, puisque les « outremanches » qui parlent français y « gazouille[nt] grenouillette » et que rencontrer une belle marquise vous y « file un drôle de myosotis dans l’entrecôte » avant de vous « vriller dans les structures ». Tout ça pour dire qu’il faudrait être « un gros cervelas » pour ne pas se procurer vite ce savoureux volume de dix-sept pièces, dont quatre – avis aux metteurs en scène – n’ont jamais été représentées.
Barnaud. Jean-Marie Barnaud, « Pour saluer la bienvenue » (Bibliothèque municipale de Charleville-Mézières, 2002, 330 p., 20 €). Après avoir célébré Michel Fardoulis-Lagrange, Armel Guerne et André Dhôtel, la Bibliothèque municipale de Charleville-Mézières a consacré au poète (vivant) Jean-Marie Barnaud une exposition et un catalogue où se mêlent hommages variés (Jean-Pierre Siméon, Alain Freixe, etc.) et documents inédits. À noter des lettres de Philippe Jaccottet, Jean Onimus, Jean-François Manier. Le livre dévoile, comme c’est la règle, des documents tels qu’épreuves, livres rares, lettres. L’ensemble laisse la curieuse impression que ces archives impeccablement classées n’attendaient que ça. Comme si le poète Jean-Marie Barnaud, né en 1937, avait préparé cela de longue date. Étrange mausolée.
Barrès-Rachilde. Rachilde, Maurice Barrès, Correspondance inédite 1885-1914, édition présentée par Michael R. Finn (Centre d’études des correspondances et journaux intimes, Faculté des lettres Victor Segalen, Brest, 2002, 196 p., 15 €). La sagesse des nations dit qu’il n’y a jamais deux sans trois. Pour une fois, elle a raison. Après l’échec de Michel Desbruères qui voulut la publier aux éditions Christian Pirot, après celui de Christian Laucou aux éditions du Fourneau, Michael R. Finn réussit, lui, à nous donner la correspondance croisée de Rachilde et de Maurice Barrès. Mais foin des préambules, au fait : Rachilde et Barrès, est-ce qu’ils ont… ? Eh bien : oui, mais plutôt non ! Nous avons, avec cette correspondance, un exemple parfait de jeu de l’esprit entre deux jeunes littérateurs, ou plutôt entre une jeune écrivaine et un écrivain en devenir, puisqu’en 1885, année pendant laquelle s’échangent les premières lettres, Barrès n’avait rien publié, ou si peu. Dialogue littéraire, certes, mais également – et ce n’est pas le moindre intérêt de cette correspondance – jeu amoureux. Rachilde et Barrès furent visiblement attirés l’un vers l’autre, mais leurs personnalités si fortes et si semblables se heurtèrent, et aucun des deux ne céda. Sous nos yeux de voyeurs pervers se danse, tout au long de la lecture, une lente et impudique valse-hésitation où l’un s’offre quand l’autre se refuse. Dans sa préface, Michael R. Finn (« R » pour Rachildien ?) reconstitue le paysage humain de cette passion avortée. Les deux principaux protagonistes y sont fermement campés, de même que les comparses : Léo d’Orfer, Henri Issanchou et le pauvre Vallette, qui fait figure de lampiste. L’établissement des textes souffre de petites scories, dommage. Tout d’abord, des erreurs de lecture. En voici une ou deux : « ou remuant » pour « au résumé » (p. 94) ; « dans la besogne » pour « dans la langue » (p. 101). Plus gênant, il n’est mentionné nulle part que la plupart des datations manuscrites sur les lettres ne sont pas de la main de Barrès ni de celle de Rachilde (celle de Philippe Barrès ? celle de Michel Desbruères, qui aida à classer le fonds Barrès à la BN pas encore F ?). Cela nuit à la pertinence du classement chronologique de cette correspondance, dont un certain nombre de lettres ont été perdues ou détruites, et dont certaines des restantes, isolées, ont du mal à trouver leur place. Enfin, il faut parler des notes. Redondantes assez souvent, inutiles assez rarement, absentes parfois (ce qui est rageant quand le lecteur avide ne rencontre que le vide), comiques de temps en temps. Que dire de Stanislas de Guaïta qualifié d’« ami de cœur de Barrès », de l’incohérence des notes 1 et 4 de la page 92 ? Note 1 : « [Barrès] part pour Jersey et y arrive donc vers le 13 ou 14 juin » ; note 4 : « Il a quitté Paris vers le 14 juin 1885 ». Naïveté confondante ou ignorance des expressions idiomatiques hexagonales dans la note 1 de la page 107 : « Faut-il comprendre que Brancart, l’éditeur bruxellois de Monsieur Vénus, a voulu payer Rachilde en tableaux ? » appelée par le texte de Rachilde suivant : « Brancart, très drôle… voulait me faire payer et… me paye ce qui restait de Monsieur Vénus tableau ! [sic] », où « tableau ! » est mis pour « tu vois (ou vous voyez) le tableau ! » Ne vous rembrunissez pas, Michael R., on va maintenant vous faire un petit cadeau. Votre note 2 de la page 84 nous dit : « Un papillon en tissu, sur une aile duquel on lisait “Du bal de l’Opéra 1885”, était attaché à cette lettre à l’origine. Il a disparu. » Le voici, tiré d’une copie, on vous l’offre. Restent enfin les coquilles. Ne citons que celle-ci (il y en a, hélas, bien d’autres), dans la même page que le tableau : « Gaston Dubreuilh a écrit des opéras et des opéras comiqués ». Laissons retomber le rideau sur ces opéras.
Barthes (I). Roland Barthes, Cours et séminaires au Collège de France : Comment vivre ensemble, établi et annoté par Claude Coste ; Le Neutre, établi et annoté par Thomas Clerc (Seuil Imec, 2002, 246 p. et 268 p., 22 € chaque). Lacan, Foucault, Barthes, les maîtres du « Structuralisme » ont laissé avec leurs séminaires un héritage problématique et encombrant en raison d’une mort prématurée pour les deux derniers. Si la publication des séminaires de Lacan est décidément entrée dans l’interminable, les éditeurs ont cherché des solutions nouvelles pour la divulgation des cours de Foucault et Barthes : comment publier un cours sans donner une trompeuse impression d’achèvement, de clôture ? Accompagnant la réédition des Œuvres complètes, mais clairement distinctes par le format et la présentation, voici donc les deux premières années des cours de Barthes au Collège de France. Il s’agit des notes rédigées par lui en vue des cours, et non de notes écrites ou enregistrées par des auditeurs. C’est dire que la lecture n’est pas facile, puisque, à la complexité des sujets, se joint la fragmentation d’un matériau brut où nous devons, lecteur, restituer une continuité et une fluidité. L’annotation claire, efficace, y aide heureusement. Reste que le premier de ces cours, Comment vivre ensemble, qui paraît souvent être une métaphore du séminaire, est particulièrement aride, Barthes étant alors (1976-77) visiblement dans une crise aiguë où il ne parvenait plus à penser que par termes grecs, ce qui exige à la fin du volume un glossaire de plus de quatre-vingts termes grecs, dont dia thuridos et kèdeia. Il faut dire que le mont Athos est un des « vivre ensemble » étudiés. La tentation de la fantaisie apparaît lorsque, page 36, Barthes se demande ce qu’auraient pu se dire, réunis dans une ville de Suisse en 1876, Freud (20 ans), Nietzsche (32 ans), Mallarmé (34 ans) et Marx (56 ans). Les paris sont ouverts. Le thème du deuxième volume, Le Neutre, était déjà connu par le livre de Bernard Comment, Roland Barthes. Vers le Neutre, que Christian Bourgois vient opportunément de rééditer. Barthes cherche en quoi le neutre peut être « une valeur forte, active », et non cette chose communément dépréciée en Occident. Le but est de « déjouer le paradigme » et son « binarisme implacable ». C’est l’objet d’une quête très variée, qui est aussi l’aspiration au repos d’un homme las, que fait rêver l’évanouissement paisible du prince André dans Guerre et paix. Autant que le contenu souvent stimulant, c’est la mise au point d’un nouveau type de livre qui intéressera ici. Simultanément, un enregistrement des cours est publié en CD et permet la comparaison des notes avec leur mise en mouvement dans le cours proprement dit.
Barthes (II). Roland Barthes, Œuvres complètes (Seuil, 2002 ; t. I, 1942-1961, 1190 p. ; t. II, 1962-1967, 1360 p. : t. III, 1968-1971, 1080 p. ; t. IV, 1972-1976, 1050 p. ; t. V, 1977-1980, 1110 p. ; 23 € chaque). Moins de dix ans après, cette nouvelle édition est un aveu de l’inadéquation des premières Œuvres complètes, parues de 1993 à 1995. C’était essentiellement un problème matériel : leurs trois volumes reliés, hauts et massifs, avaient quelque chose de lourd et de monumental qui convenait mal aux écrits de Barthes, auteur le plus souvent de livres brefs et fragmentaires. Par le format et les couvertures souples, la publication actuelle est beaucoup plus adéquate : elle se lit et se consulte avec plaisir. Si certains livres où le rapport entre le texte et l’image était particulièrement travaillé (avant tout L’Empire des signes) y perdent une partie de leur identité, c’est le lot de toute entreprise d’Œuvres complètes qui entraînent un nécessaire nivellement. Un nouveau maître d’œuvre, Éric Marty, donne à chaque volume une présentation utile et concise. Index détaillés et chronologies apportent de nombreux éclaircissements à des textes parfois surchargés d’allusions. Six textes (secondaires) oubliés de la précédente édition sont ajoutés (mais pourquoi en annexe au tome 5 et non à leur place chronologique, conformément au principe ici retenu ?), en particulier une première ébauche de S/Z datant de 1967. À lire ce vaste ensemble (plus de 5000 pages !), on s’étonne du nombre d’entretiens venant paraphraser les livres (tous pourtant n’ont pas été retenus, précise-t-on) et des innombrables réponses à des enquêtes journalistiques généralement stupides, où il s’agit de s’en tirer le moins mal possible (voir la p. 919 du tome 5). Un auteur moderne doit-il à tout prix en passer par là, « aller plus loin » (sic) avec L’Express ou jouer au « jeu du kaléidoscope » avec Jean-Louis Ezine ? Cette masse témoigne sans doute du plaisir qu’y prenait Barthes et des nécessités d’une carrière. On se demande tout de même si tant d’« œuvres parlées » ne parasitent pas les Œuvres complètes.
Bataille. Georges Bataille, Les Larmes d’Eros (Pauvert, 2001, 252 p., 32 €) ; Histoire de l’œil, version illustrée par André Masson (1928), nouvelle version illustrée par Hans Bellmer (1945). Madame Edwarda, version illustrée par Jean Fautrier (1945), version nouvelle illustrée par Hans Bellmer (1965), présentation par Marie-Magdeleine Lessana (Pauvert, 2002, trois volumes dans un coffret, 57 €). Les Larmes d’Éros : réédition du grand classique de ce dégingandé de Bataille, sur lequel on a écrit beaucoup, et à tout propos. Le relire sans interférence des exégètes n’est pas un vain plaisir. En 1964, soit trois ans après la parution du volume, Roger Caillois écrivait à propos de La Peinture maniériste de Jacques Bousquet : « La coïncidence avec l’illustration d’une étude marginale comme Les Larmes d’Éros, de Georges Bataille, en acquiert par contraste plus de résonance » (NRf du 1er juin 1964). Marginale au sens où, comme l’écrivait Bataille lui-même, « ce livre n’est pas donné dans l’expérience limitée qu’est celle de tous les hommes ». En effet, la plus fameuse des images, cette photographie publiée en 1923 dans le Traité de psychologie de Georges Dumas, celle du Chinois subissant le supplice des « cents morceaux », n’est pas près de sortir des esprits. « Mon propos est ici d’illustrer un lien fondamental », écrivait Bataille en préambule, « celui de l’extase religieuse et de l’érotisme – en particulier du sadisme. Du plus inavouable au plus élevé. […] Ce que soudainement je voyais et qui m’enfermait dans l’angoisse – mais qui dans le même temps m’en délivrait – était l’identité de ces parfaits contraires, opposant à l’extase divine une horreur extrême. Telle est, selon moi, l’inévitable conclusion d’une histoire de l’érotisme. » L’ultime ouvrage de Bataille (qui le rédigea dans les affres de la maladie) fut interdit à cause de son illustration, puis réédité en 10/18 avec une préface de Lo Duca mais sans images (une parfaite incongruité). Il nous est rendu aujourd’hui, mais subit cette fois les outrages d’une couverture rose du plus mauvais goût. L’édition originale couverte de sang et de ténèbres illustrait bien mieux le propos de Bataille, à savoir que l’expérience de la « petite mort » érotique n’est donnée qu’à condition d’avoir digéré sa propre mort. Signalons pour conclure que les éditions Pauvert viennent de publier aussi un coffret de haut goût contenant des éditions de l’Histoire de l’œil et de Madame Edwarda illustrées respectivement par Masson et Bellmer pour la première, par Fautrier et Bellmer pour la seconde. Le tirage a été limité. L’intérêt d’un tel volume ne l’est pas.
Baudelaire. Claude Pichois, Jean-Paul Avice, Dictionnaire Baudelaire (Le Lérot, 2002, 502 p.,
55 €). Une pierre blanche. C’est exactement ce que va désormais représenter ce grand et gros livre dans les études baudelairiennes. Dans ce kaléidoscope, scintillant et bigarré à souhait, de l’univers baudelairien défilent les personnages de sa vie, les cafés qu’il fréquenta (de la Brasserie Andler au Café des Variétés), les villes et les pays où il résida, ses ouvrages, ses illustrateurs et même ses exégètes (Blin, Pia, Fondane, Ziegler, Bonnefoy, etc.). Les notices sont proportionnées avec science à l’importance du sujet dans la vie ou dans l’œuvre de Baudelaire, et la pertinence est leur constance. Les illustrations du volume – portraits photographiques, lithographies, caricatures, fac-similés –, loin d’être envahissantes, se trouvent en parfaite harmonie avec le texte. Le commentaire lui-même n’est pas dépourvu de malice. On lit ainsi, dans la notice Apocryphes et faux : « Une autre espèce de faux résulte de la reproduction d’un texte par des procédés professionnels. Ainsi de l’importante lettre que Baudelaire adresse à sa mère, le 20 juillet 1859. Cette lettre a été reproduite à plusieurs dizaines d’exemplaires par le Crédit commercial de France en 1976 et distribuée à ses meilleurs clients. En sorte que plusieurs détenteurs se sont ensuite crus en possession de l’original. » Le dictionnaire comprend en outre un certain nombre de notices « théoriques » (Architecture, Hystérie, Incarnation, Mélancolie, Modernité, etc.) qui constituent autant de petites études qu’on lit avec le sentiment de disposer d’un résumé ingénieux d’un ensemble de travaux définitifs sur le sujet. Notre sentiment ? S’il existait un prix annuel décerné spécifiquement à un livre d’histoire littéraire du dix-neuvième siècle, c’est assurément à ce Dictionnaire Baudelaire qu’il devrait aller (que l’éditeur d’Histoires littéraires nous le pardonne…). Un détail, uniquement pour montrer aux auteurs qu’ils ont été lus attentivement, et le crayon à la main : la notice sur Carlos Derode précise qu’« on ignore tout de ce propriétaire et directeur de la Revue internationale ». C’est assez juste, car on ne trouve guère d’informations sur son compte – quelques-unes quand même – dans le livre de son ami Mario Proth, Depuis 89, et dans Les Boutiques d’esprit de Lepage, lequel cite le nom de Derode parmi les personnalités qui aidèrent le clan Hugo à trouver de l’argent pour lancer le journal Le Rappel. Ajoutons que Dérode participa en 1867 au banquet des Misérables organisé à Bruxelles par cet éditeur Lacroix que Baudelaire ne portait pas dans son cœur (mais cela, les abonnés d’Histoires littéraires le savent depuis qu’ils ont lu l’étude de Francis Sartorius dans le supplément de fin d’année 2002). Détail que ceci ! On ne s’attache pas aux caractéristiques d’un petit caillou quand on visite la cathédrale de Milan…
Berl, Morand. Bernard Morlino, Berl, Morand et moi (Castor Astral, 2002, 240 p., 15 €). « Pendant que je suce Emmanuel Berl, l’écrivain me récite le Talmud. Pour ne pas être en reste, j’encule sa femme Mireille. De sa voix acidulée, elle chante Couchés dans le foin jusqu’à l’arrivée de Clara Malraux que je sodomise dans le souvenir d’André M., le mythomane détrousseur de temples khmers et auteur du célèbre aphorisme : « Entre ici, Jean Moulin, avec ton armée de zobs. » » Tout le premier chapitre du livre est de cet acabit. L’auteur s’en explique dès le début du deuxième : « Lectueur ! mon frère, mon semblable, dépourvu de cette entame, tu n’aurais pas sniffé une ligne de mon livre. Si je ne t’avais alpagué avec du sexe, seuls quelques amis me feraient la bonté d’être encore avec moi. » Heureusement, le livre vaut mieux que ce préambule en forme de (dé)pantalonnade, aussi inutile, sans doute, que les citations de faits divers découpés dans la grande presse qui coiffent le texte à chaque page (du genre : « Au moins 72 personnes sont mortes en quatre jours lors de trois affrontements à Mogadiscio entre des policiers du gouvernement somalien de transition et les milices des chefs de guerre », Le Figaro du 16 juillet 2001 ; « Dans les Pyrénées-Orientales, un toxicomane de 23 ans a égorgé ses grands-parents âgés de 87 ans avant de se planter un poignard en plein cœur, à Espire-de-l’Agly, un village proche de Perpignan », Le Parisien du 9 juillet 2001). L’auteur devait avoir ses raisons, qu’il ne nous est pas permis de connaître, pour reprendre ces « nouvelles en trois lignes » sous-fénéonesques. Il devait de même avoir ses raisons pour ces petits règlements de compte dont il a parsemé son récit. L’animateur de télévision Thierry Ardisson en prend pour son grade : « Être connu vous amène à croiser un animateur-producteur-vedette qui parle de sa période drogue avec l’insistance de l’ancien combattant. Immuable ritournelle de questions aux jeunes femmes : « Tu baises comment ? Par derrière ? Sado ? Maso ? Fellation ? Tu partouzes ? Saphisme ? […] » En fin de semaine, le royaliste rejoint son épouse et ses petites filles, éducation oblige. On est loin de Max-Pol Fouchet, Claude Santelli, Frédéric Rossif et Stellio Lorenzi. » Son confrère Pascal Sevran n’est pas mieux traité : « Son visage hésitait entre Françoise Sagan et Michel Polnareff. Ses mèches trop blondes authentifiaient un brun. […] Le trentenaire petit-déjeunait avec Lucienne Boyer, lunchait chez Dalida et mangeait des zakouski à la table de Berl et de Mireille. […] L’ancien garçon-coiffeur avait une revanche à prendre, se voulait irrésistible, surtout auprès des hommes à femmes. » Comme son titre l’indique, le livre de Bernard Morlino a trois personnages-clés : lui-même, Emmanuel Berl et Paul Morand. Oscillant sans cesse du pamphlet à l’hommage – parfois au détour d’une même phrase –, le récit est une évocation des deux écrivains célèbres qui semblent avoir tenu une place prépondérante dans l’« apprentissage » de la vie et de la littérature de l’auteur. Sans mettre de nuances là où il en faudrait beaucoup, on peut dire que Berl est placé sur un piédestal d’admiration qui est refusé avec force à Morand. Le style est vigoureux, extrêmement personnel, quoique l’auteur abuse un peu de la formule-choc. Son livre constitue un témoignage sur le Berl des dernières années. Sur Morand, ce que Bernard Morlino écrit nous renseigne davantage sur lui-même que sur l’auteur d’Ouvert la nuit et de ce Journal inutile si décrié.
Bestiaire. Lucile Desblache, Bestiaire du roman contemporain d’expression française (Presses universitaires de Clermond-Ferrand, 2002, 178 p., 15 €). Prenant acte du nombre plus que restreint d’études critiques littéraires portant sur la question de l’animalité, thème pourtant central dans d’autres sciences humaines attachées à la remise en cause de l’anthropocentrisme, Lucile Desblache s’attache à pallier ce manque à travers une série d’études monographiques traitant d’auteurs ayant placé un animal au centre de leur ou leurs ouvrages. Cerf, chatte, cheval, chien, cigogne, fourmi, loup, oie, python, seiche, singe et truie constituent l’abécédaire de ce bestiaire critique qui envisage leur fonction topique, symbolique et thématique chez certains écrivains des quarante dernières années : Pierre Moinot, Béatrix Beck, Remo Forlani, François Nourrissier, Patrick Chamoiseau, Jean-Christophe Grangé, Bernard Werber, Michel Folco, Didier Decoin, Romain Gary, Maryline Desbiolles, Robert Merle et Marie Darrieussecq. Le souci de rendre compte des différentes facettes de sa problématique a porté l’auteur à prendre en compte des œuvres se situant à différents niveaux de réception : sont ainsi analysés best-sellers de qualité et ouvrages plus confidentiels. L’éclatement inhérent au genre du bestiaire est compensé par une introduction et une conclusion qui historicisent la question, établissent des différences entre aires culturelles, explicitent le choix du corpus, ou mettent en relief un certain nombre de traits récurrents : rapport à la temporalisation, au solipsisme et à la communication, à l’ironie, à la relativité du point de vue, à la différence, à la part animale de l’humanité… En cherchant la petite bête, on pourra regretter une tendance à la dissémination matérielle (les pages s’envolent comme des papillons au fil des lectures) et des remarques stylistiques parfois trop éparses ou mono-centrées (notamment sur les questions de la focalisation, du type de discours et de l’humour). Quant à la transformation de Pierrette Fleutiaux en Pierrette Leutiaux et à l’absence d’Henri Bosco dans l’index des auteurs cités, elles ne parviennent pas à déparer une bibliographie qui accorde une part justifiée aux critiques et penseurs anglo-saxons, ainsi qu’à l’interdisciplinarité, incontournable pour aborder le problème de l’imaginaire littéraire animalier. Lucile Desblache n’en rappelle pas moins avec bonheur que ce dernier est « tout aussi vital au renouveau de la pensée que celui de la philosophie et des sciences ».
Boulevards. Patrice de Moncan, Les Grands Boulevards de Paris : de la Bastille à la Madeleine (Éditions du Mécène, 2002, 384 p., 20 €). À lire comme on flâne. L’auteur arpente les boulevards et s’arrête devant les numéros qui ont une histoire. L’iconographie est abondante et choisie, mais reproduite en noir et blanc seulement. À son actif, Patrice de Moncan a su éviter le côté encore un coin du vieux Paris qui a disparu. Pas d’index des noms, et c’est dommage car on en croise, du beau monde : Théodore de Banville, le duc de Chartres, Lucien Guitry, Jean-Paul Belmondo, Milord l’Arsouille, Albéric Second, Frédérick Lemaître, Honoré Daumier, le duc de Gramont-Caderousse, Louis de Funès… À glisser dans la bibliothèque à côté des deux volumes du Hillairet, bien que l’ouvrage n’ait pas la même dimension.
Bretagne. Caroline Fourgeaud-Laville, Ernest Renan et la Bretagne ; Alain Jégou, Jack Kerouac et la Bretagne ; Jean-Yves Kerguelen, Kenneth White et la Bretagne ; Marc-Henry Arfeux, Alain Robbe-Grillet et la Bretagne (Blanc Silex, 2002, 43 p. et 9 € chacun). Pauvre Bretagne. Quand les volumes sont arrivés, on les a trouvés bien minces (43 toutes petites pages, à fortes marges, interligne double, ce n’est même pas la longueur d’un article universitaire), mais, à tout prendre, jolis dans leur jaquette blanche ornée d’une tête assoupie en pierre taillée. Après lecture, on s’interroge, tant parce que la médiocrité du propos afflige que parce qu’on ne comprend pas le projet éditorial qui rassemble ces textes hétéroclites. Rendons cependant à chacun ses mérites respectifs : traiter de la dimension bretonne chez Renan et Robbe-Grillet se justifiait, les auteurs font leur travail avec sérieux, même s’ils n’apportent guère de résultats déterminants. L’humeur critique se gâte en lisant l’opuscule consacré à White, paresseux, dépourvu de propos et de cohérence, et qui relève du journalisme de copinage. Et Alain Jégou vint, et avec lui une immense lassitude. Lassitude, parce que, pour ne rien dire, 39 pages, cela fait finalement beaucoup. Et qu’on est fatigué de lire des éructations sans queue ni tête appuyées sur des informations mensongères (on apprend ainsi que le manuscrit de Voyage au bout de la nuit fut vendu dans une galerie huppée où l’auteur n’aurait jamais été autorisé à entrer et acheté par un de ces « « peigne-cul » bouffis de fric et de suffisance qui croisant nos deux énergumènes [Céline et Kérouac] sur quelque trottoir de Paris ou de New York City, se seraient vivement écartés de ces êtres craspecs et cintrés »). Lassitude, enfin, parce que la gueulante du prétendu marginal contre ce qui ne lui ressemble pas est un article aussi défraîchi que le poète maudit ou la bohème artiste, parce que ce n’est pas avoir un style trash et anticonformiste que d’émailler un français fort conventionnel de termes popus ou vulgos, parce qu’on n’est ni Verlaine ni Kerouac au prétexte de célébrer ad. lib. le litron et le clodo contre le reste du monde. À l’auteur qui écrit de la poésie, nous dédions le « (Faux Lélian) » de Guy Goffette :
Verlaine au fond de L’Idéal Bar, s’il
écœure tant la jeune rousse assise
sous les lustres de Murano, les têtes
de bois sculptées dans la frise où mûrissent
pour des prunes les grappes du Seigneur,
c’est qu’il faut plus qu’une barbe pisseuse,
un air de ressemblance et dégoiser
sa vie sur neuf pieds « à la manière de »
pour mériter de boire tout son saoul
aux lèvres des Carolopolitaines.
Bretons. Marc Godard, Dictionnaire des écrivains bretons du XXe siècle (Presses universitaires de Rennes, 2002, 295 p., 15 €). Auguste Boncors s’y trouve, Caradec est là, ainsi que le millionnaire papetier et poète Gwenn-Aël Bolloré, le druide à la dent dure Xavier Grall, aussi bien que le sévère Poirier, lui plutôt Val-de-Loire que breton. Si on veut chicaner les appartenances géographiques des noms retenus, on peut dire aussi que Breton (André) ne l’est que de patronyme, et que Céline est plutôt normand, natif de Courbevoie. Mais l’attrait de ce dictionnaire, dont les notices sont généralement bien faites, encore que parfois sommaires, est d’intégrer au corpus des écrivains « bretons » ceux dont les affinités, ou les hasards de l’existence, ou encore de lointaines origines ethniques le permettent : ainsi, la palette est-elle d’une gamme variée n’entendant pas se limiter aux Bretons bretonnants. Malgré ce parti pris, l’éditeur a le plus souvent cherché à doser l’importance des entrées au caractère plus ou moins « breton » des élus. Ainsi, la notice de Jean Guéhenno, intellectuel parisien dont les origines fougéroises comptent peu dans sa d’ailleurs médiocre production littéraire, est-elle deux fois plus courte que celle de Louis Guilloux, et c’est doublement justice : Guilloux, dont le nom est également cité à la notice consacrée à son ami Jean Grenier, est toute sa vie resté proche de son Saint-Brieuc-les-Choux natal, et la vitalité de son œuvre est liée à cet attachement. On aurait bien donné dix Guéhenno pour que Henri Céard ne soit pas oublié, alors que les éphémères vedettes du Tout-Paris sont présentes, mais il est vrai traitées par-dessous la jambe (Irène Frain, née Le Phobon ; Poivre dit d’Arvor). Les vrais de vrais, on les trouvera en masse à la lettre « L », aux entrées commençant par « Le » ; il y en a pas moins de 124, depuis « Le Bal Henry » jusqu’à « Le Trouit Sylvie » (« conteuse du Finistère »), en passant par les plus connus, Anatole Le Braz, Michel Le Bris, Marie Le Franc, Charles Le Goffic ou Jean-Marie Le Sidaner. On ne manquera pas de remarquer trois pseudonymes « Fréhel » et un « Plurien » (pour ceux qui l’ignorent : les filles de Plurien sont réputées les plus belles des Côtes-du-Nord). La tenue rédactionnelle des notices est en général irréprochable, aucun jugement de valeur, rien que des données rigoureusement vérifiées, enfin, supposons-le, presque toujours. Car pour les inconnus, sauf hasard, il n’y a guère moyen de juger si la présence d’un tel ou d’une telle s’imposait. On sait en tout cas qu’Éric Rondel, auteur prolixe de monographies et de romans policiers pour touristes, n’est pour l’instant qu’un élément pauvrement folklorique de Sables-d’or-les-Pins, et seulement pendant la saison : il est trop tôt pour décider s’il s’agit bien d’un « écrivain breton ».
Cahun. Claude Cahun, Écrits, édition établie par François Leperlier (Jean-Michel Place, 2002, 792 p., s.p.m.). C’est à Claude Cahun, l’une des plus curieuses personnalités du siècle dernier que François Leperlier se consacre depuis de nombreuses années. Cette fascinante personne attire l’attention et suscite des questions que la publication en un volume de ses Écrits – inédits compris – étanche grandement. Cette édition intégrale ou quasi donne à lire une artiste polymorphe dont les photographies ont déjà leur réputation. Restaient à découvrir ses écrits qui ne manquent pas d’intérêt, car on découvre une Lucy Renée Mathilde Schwob (née en 1894 à Nantes) plus touche-à-tout que l’on pouvait le soupçonner. Ses racines familiales auraient pu nous avertir. Directement liée aux Schwob bien connus (Louis Cahun est son grand-oncle, Marcel son oncle, et elle écrira comme lui des vies imaginaires… de femmes), On devine que la recherche de son identité fut pour Lucy d’autant plus délicate et que son goût du pseudonyme (Claude Cahun, Claude Courtis, Daniel Douglas, M., S. M.) en est un symptôme. Cette manie du nom crypté semble rejoindre son goût pour l’exception, l’opposition, voire le conflit, puisque Claude Cahun fut une pamphlétaire luttant, par exemple, contre l’asservissement de la poésie (Les Paris sont ouverts, 1934) et se rangeant du côté des Surréalistes à cette occasion. Elle se rase le crâne en 1920, adhère à l’AEAR en 1932, entre dans la résistance, est emprisonnée. L’aspect fragmentaire de ses écrits révèle peut-être le souhait d’échapper à la définition. Un cliché reproduit dans le volume en témoigne : c’est en mars 1915, Claude Cahun pose assise avec, sur les genoux, un gros in-quarto intitulé L’Image de la femme. À cette image, elle opposera la sienne, autonome, frontale, provocante et insaisissable. Y aurait-il quelque leçon à glaner d’une comparaison de Claude Cahun avec Anton Prinner, l’énigmatique artiste à la biographie aléatoire ? Relisons d’abord Claude Cahun pour découvrir ces vers de 1930 qui paraîtront visionnaires : « Dix-Neuvième siècle – avoir du cœur. / Vingtième siècle – avoir de l’estomac » (Aveux non avenus). Claude Cahun n’en a pas manqué.
Caillois. Diagonales sur Roger Caillois : syntaxe du monde, paradoxe de la poésie, textes réunis par Jean-Patrice Courtois et Isabelle Krzywkowski (L’Improviste, 2002, 196 p., 18,50 €). Il s’agit des actes d’un colloque qui s’est tenu à Reims en 1998. Le titre n’annonce aucune thématique particulière, et pas davantage le sous-titre, dont le degré de généralité est presque accablant. On en reste effectivement à un survol de l’œuvre et de la personnalité de Caillois qui, comme ensemble, n’apporte pas d’éclairage nouveau. Plusieurs communications retiennent pourtant l’attention : celle d’O. Felgine (Caillois et sa collection, « La Croix du Sud ») et celle d’A. Louis (Caillois et Borges) permettent de mieux saisir la relation complexe de l’auteur et de l’Argentine, surtout à travers la rivalité avec Borges. La contribution la plus originale est celle d’A.-E. Halpern sur « Caillois et la biologie animale » qui étudie, non sans cruauté, un discours « scientifique », véritable mythe personnel de Caillois, dont elle souligne les lacunes et les faiblesses. Dommage que cette analyse soit aussi bien-pensante et prompte à dénoncer des « relents fascisants » dans certains développements de Caillois. On regrette que, dans ce colloque rémois, personne ne se soit intéressé à définir l’importance de sa ville natale pour Caillois, qui y vécut jusqu’en 1929 et s’y lia avec Roger Gilbert-Lecomte.
Camus. Camus à Combat, éditoriaux et articles d’Albert Camus 1944-1947, édition établie, présentée et annotée par Jacqueline Lévi-Valensi (Gallimard, Cahiers Albert Camus, 2002, 748 p., 35 €). Après les débuts de Camus dans la carrière de journaliste à Alger républicain – articles réunis sous le titre Fragments d’un combat (1938-1940) dans les Cahiers Albert Camus en 1978 –, voici la suite de son aventure, textes en main : 165 textes, qui ont paru entre le 21 août 1944 et le 3 juin 1947 dans ce célèbre quotidien issu de la Résistance, Combat, dont il était le rédacteur en chef. Ces textes ont très correctement annotés, mais tout se passe comme si le mot d’ordre était « Oublions les polémiques ». L’éclairage que Jacqueline Lévi-Valensi donne à ces éditoriaux – en dehors des fleurets mouchetés avec François Mauriac – renseigne peu sur l’« atmosphère » qui régnait à Paris au lendemain de l’Occupation. Nous n’en apprenons pas davantage sur ce qui va amener la rupture entre Camus et son père spirituel Pascal Pia. Peut-être aurait-il fallu recourir aux services d’un historien du journalisme qui aurait pu, par exemple, éclairer davantage la lutte que semble avoir livré Combat avec des journaux concurrents. Seulement, on veut avant tout sauver l’écrivain, lequel, à l’instar du mot d’ordre de son journal, entendait être au-dessus des partis. Quelle révolution prônait-il ? Par quels moyens ? « Une révolution sociale pacifique, mais fondamentale », résume Jacqueline Lévi-Valensi. Il est à craindre que le reproche de la « belle âme » (Hegel) ne puisse encore lui être opposé.
Cendrars. Blaise Cendrars, Œuvres complètes. 4, 5, 6, textes préfacés et annotés par Claude Leroy (Denoël, 2002, 366 p., 330 p., 441 p., 25 € chaque exemplaire) ; Robert Guyon, Échos du bastingage. Les Bateaux de Blaise Cendrars (Apogée, 2002, 128 p., 36 €). Trois nouveaux volumes de la série viennent de paraître dans cette entreprise menée tambour battant par Claude Leroy (il y en aura en tout une quinzaine). La présente fournée propose les titres suivants : l’autobiographique Dan Yack, L’Homme foudroyé, Le Sans-Nom, La Main coupée et La Femme et le soldat. Préfaces, notices et commentaires de Claude Leroy (pour les volumes 4 et 5) et de Michèle Touret (pour le volume 6). On présume que l’index des noms cités (indispensable !) sera dans le dernier tome de la collection. La présente réédition est une occasion de constater que Cendrars reste, parmi les écrivains qui ont traité de la Grande Tatouille de 14-18, un de ceux dont l’œuvre est la moins datée par son style et son « étoffe », comme disait Valéry. C’est autre chose que du Dorgelès. Notons par ailleurs que la correspondance de Cendrars reste en partie inédite et en tout cas n’a jamais été réunie dans sa globalité : constituera-t-elle les derniers volumes de ces Œuvres complètes ? À signaler la parution récente d’un ouvrage sous-titré Les Bateaux de Blaise Cendrars (ce dernier n’a-t-il pas écrit : « Le voyage en mer est un émerveillement » ?) : l’auteur est parti à la recherche des navires empruntés, de manière réelle ou imaginaire, par l’auteur de Feuilles de route : voyage vers le Brésil à bord du Formose, voyage à New York à bord du Birma, séjours à bord de bâtiments de la Royal Navy, etc., pour ne citer que les voyages « réels ». L’iconographie est superbe. On se souvient de la réponse (réelle, elle aussi ?) à Lazareff, qui n’était pas qu’une boutade : – Tu l’as vraiment pris, le Transsibérien ? – Qu’est-ce que ça peut te foutre, puisque je te l’ai fait prendre ?
Champ. Fabrice Thumerel, Le Champ littéraire français au XXe siècle. Éléments pour une sociologie de la littérature (Armand Colin, 2002, 235 p., s.p.m.). Il s’agit dans ce manuel de s’accorder sur un lexique qui est devenu la lingua franca des sciences humaines, et les deux parties de l’ouvrage – archéologie d’une discipline et exemplification de ses pratiques d’enquête et d’écriture – tiennent cette promesse pédagogique. C’est « l’histoire littéraire traditionnelle » qui sert de cible, caractérisée « par son défaut de scientificité et de terminologie propre » lorsqu’elle accumule les détails sans s’interroger sur le type de relation unissant les œuvres à leur contexte. De là un récit allégorique de l’histoire des lettres : Lanson prisonnier de son positivisme, Bourdieu en héros de la liberté et des conciliations théoriques, récit qui fait l’économie des réflexions sur la chronologie du littéraire et les rapports de la littérature à son dehors qui existent pourtant hors du domaine de la sociologie. Suivent cinq études sur le champ littéraire français au XXe siècle : « Sociologie du champ et génétique (Sartre et Ernaux) ; les revues comme outils stratégiques (TXT et Ralentir travaux) ; une bataille entre modernes et néo-modernes ; la dualité d’un éditeur de littérature générale singulier (POL) ; Roman critique et positionnement dans le champ : La Nausée. » On sait que le dialogue disciplinaire est encore assez polémisé, et la sociologie souligne souvent les naïvetés théoriques ou idéologiques des études littéraires ; l’existence de ce manuel signe à l’inverse l’institution d’une discipline ; descendue dans les pratiques, la sociologie du champ fonctionne aujourd’hui comme réservoir de procédures parmi d’autres dans une enquête historique plutôt que comme méta-théorie du fait littéraire. Ce travail de clarification du passage d’une théorie générale à une méthode ouverte, qui offre de nouveaux objets et de nouvelles chronologies, est donc bienvenu.
Claudel (Paul). Paul Claudel, Lettres à une amie. Correspondance avec Françoise de Marcilly, préface et note de Xavier Tilliette (Bayard, 2002, 380 p., 25 €). Correspondante inédite et d’intérêt car, si l’on y retrouve un Claudel aussi entier que d’habitude dans ses jugements – ou plutôt dans ses condamnations –, la qualité de son interlocutrice (dont le nom apparaît pour la première fois dans le Journal à la date du 31 décembre 1935) et la considération qu’il a pour elle l’incitent parfois à se justifier, à donner ses arguments, ce qui était assez peu dans sa manière. Le préfacier et l’annotateur du livre est Xavier Tilliette, qui appartient à la Compagnie de Jésus. Sa sympathie pour Claudel est totale (il est même un intime de la famille), et certains écrits sur l’auteur de L’Annonce l’ont manifestement chagriné : « Comme il reste mal connu, méconnu et et calomnié, à un demi-siècle de sa mort ! Régulièrement des articles apparaissent, qui le vilipendent, qui le détestent, comme récemment celui, abject, d’un folliculaire du Point ». Les lettres les plus piquantes à Françoise de Marcilly datent de l’Occupation. Claudel s’y livre avec confiance et franchise sur les événements du moment. Le 25 mai 1945, sa correspondante commente d’ailleurs, dans un post-scriptum, les lettres qu’elle a reçues de l’écrivain : « Nous avons exhumé vos lettres que nous avions cachées dans des correspondances d’il y a cent ans : elles sont explosives, elles sont incendiaires, elles sont magnifiques, elles sont datées : de quoi vous envoyer au poteau et nous avec. » Çà et là, des coups de griffe bien dans la manière de l’épistolier. Le pauvre Robert Mallet, qui vient de mourir, en prend pour son grade à propos de l’édition du second volume des Œuvres complètes du maître, dont il était responsable : « Gallimard en a chargé un individu du nom de Robert Mallet, qui est non seulement le dernier des idiots, mais un véritable criminel. […] la composition chahutée, des paquets de vers omis, des mastics de termes théologiques etc., etc. C’est à pleurer ! » Bienveillance, en revanche, envers un haut fonctionnaire d’une époque révolue : « J’ai vu récemment trois fois le Maréchal », écrit Claudel le 9 juin 1941, « Croyez-moi, c’est un grand et honnête homme qui fait ce qu’il peut, malheureusement effroyablement entouré. » Deux reproches dans cette édition : l’absence d’index et les notes de bas de page – les personnalités citées sont le plus souvent présentées par leurs seules dates, sans autre commentaire, ce qui donne ceci : « Madeleine Renaud (1900-1994) », « Pierre Laval (1883-1945) », « Louis Jouvet (1887-1951) », « Ève Francis (1896-1980) », etc. Combien de lecteurs d’aujourd’hui savent qui fut Ève Francis ? Combien de lecteurs de demain sauront qui fut Madeleine Renaud ? Quelques broutilles discutables dans l’annotation, dont cette erreur : la « description de la piscine » par Rimbaud n’est pas un brouillon d’Une saison en enfer, mais constitue l’une des Proses dites évangéliques. La correspondante de Claudel est morte en 2000, à 95 ans. Elle avait légué les lettres reçues de l’écrivain à sa fille, Renée Nantet-Claudel, en l’autorisant à les publier uniquement après son propre décès. Le 1er juin 1936, Claudel lui avait envoyé une carte postale portant ces seuls mots : « Cette feuille arrachée à la treille d’Alsace. » Bel alexandrin, non ?
Claudel (Camille). Robert Langot, Scénarios tragiques I. Camille Claudel et Auguste Rodin (Robert Langot, 2002, 156 p., 12,40 €). À classer au rayon des curiosités et des scénarios intournables. On balaye large, en entendant s’inspirer tant de la tragédie grecque que d’Ibsen, mais pour fournir des dialogues directement issus, eux, du roman-photo. Attendons la publication annoncée intégrale de la correspondance de Camille Claudel chez Gallimard.
Colette. Michel Del Castillo, Colette en voyage (Éditions des Cendres, 2002, 139 p., 28 €). « Que faire, sinon écrire, dans une chambre d’hôtel dont il ne faut pas, sous peine de rêverie dangereuse, regarder les murs ? J’écrivais. » Le présent ouvrage est constitué avec les cartes postales et les lettres rédigées sur du papier à en-tête d’hôtel que Colette envoya à ses proches durant ses voyages ou ses courts déplacements. La quasi totalité des documents reproduits appartient à la collection de Michel Rémy-Bieth, qui les a mis à la disposition de l’auteur. Les villes : Capri, Oslo, Dijon, Nice, Zurich, New York, Saint-Tropez, etc. Les en-têtes des lettres : le Palace Hôtel de Rome, le Grand Hôtel des Avants de Montreux (Suisse), l’Hôtel de la Mamounia (Maroc), l’Athénée Palace Hôtel de Bucarest, le Palais Jamaï de Fès, le Grand Nouvel Hôtel de Lyon, etc. Elle avait quand même un petit brin de plume, la collaboratrice de Willy.
Copains. Henri Agel, Les Copains chez Brassens et chez tous les autres (L’Harmattan, 2002, 146 p., 12,20 €). Livre chaleureux, personnel et sympathique, mais totalement gâché par le travail d’éditeur, ou plutôt son absence de travail : ponctuation bâclée, typographie d’un désastreux copié-collé de traitement de texte ou d’un scannage pas même relu, et l’on relève plus de coquilles qu’à Douarnenez à marée basse. Plaignons le client de cette maison d’édition, que la larme attend.
Courier. Robert Langot, Paul-Louis Courier : genèse d’un destin : essai psychanalytique biographique (Robert Langot, 2002, 257 p., 19,15 €). J’avais dit qu’on ne m’envoyât point de romans. – Mais je lis que c’est un essai psychanalytique. – L’auteur le prétend parce qu’il sait que l’étiquette roman fait fuir tout lecteur sensé. – C’est vrai ? Il le faudrait propager. – Oh ça se sait. Langot y concourt. D’abord il s’édite à la maison, où ce livre a paru déjà en 1991, cette fois-là sous l’étiquette « roman ». L’époque ayant changé, il change l’étiquette, cela prouve qu’il sait que le bateau fuit. – Quel bateau ? – Lady, voyons ! Le bateau du roman, d’abord. Celui de l’édition, ensuite. Il est out. On savait déjà les éditeurs incultes, maintenant ils apprennent leur rachat dans le journal. On s’endort chez soi, on se réveille dans l’estomac d’Hachette. Vous trouvez ça sérieux ? – Mais c’est bien un roman, ce livre blanc que vous tenez dans votre belle main gantée ? – Plus roman que ça, c’est un délit. Oui, un brave roman historique, genre Sue, avec des meurtres, une jeune épouse infidèle, des suicides, des coquilles… – Des coquilles ? L’auteur a plusieurs sexes ? Interesting !… – Holà, Lady, modérez-vous. Non, je parle typographie. Il y a une feuille volante avec deux grandes pages d’errata. – God ! Très kitsch ! Et pas du tout de psychanalyse ? – Si, si ! C’est même l’originalité, vous passez de l’action au commentaire sans changer de caractère (corps petit, pages denses, en corps 12 cela ferait 400 pages). Il y a même un index des auteurs, ou Cicéron vient en premier, et, comme dans les Écrits de Lacan, un index des principaux concepts mobilisés. Ainsi, à la première occurrence du mot amour, vous allez à la page 8 et vous trouvez Mme Courier en train de violer, toute retroussée, un domestique surpris. – Oh ! exciting ! L’auteur est sérieux ? – Très. Robert Langot, psychologue diplômé des Universités de Paris 5 à 7 et psychanalyste philadelphe, est celui qui, au delà de la monotone affaire d’Oedipe, s’inquiéta en d’autres volumes du retentissement psychique d’un frère partageant notre enfance (fût-ce à titre posthume). – Quel problème ? – Le vieux problème : peut-on avoir un frère sans devenir fou ? Ou criminel ? Ou paranoïaque-critique ?… – Non, sans doute. Il faut profiter. Mais rappelez qui est-ce Courier ? – À la différence de Madame de Sévigné, qui ne doit pas son renom à ses vignes et ses ceps, Courier (Paul-Louis) est l’illustration parfaite du déterminisme onomastique ; c’est bien son courrier, et accessoirement ses pamphlets, qui lui valurent, vers le milieu du siècle dernier, les honneurs de la Pléiade. – Oh je la voudrais lire ! – Impossible. Depuis quinze ans je consulte le catalogue chaque année, et j’y vois toujours à Courier le même message d’absence. – Lequel ? – Provisoirement indisponible. Formule qui m’a tant plu que je la fis graver sur le marbre de ma tombe. – Cela est triste, une Pléiade indisponible. Dans cette collection, tout est immortel, non ? – Voilà pourquoi le roman de Robert Langot doit absolument devenir, au plus vite, une beste célère et motiver bientôt, non plus un simple documentaire sur Arte (c’est fait), mais une adaptation télévisée grand format avec Gérard D. dans le rôle de PLC : seul moyen aujourd’hui de ramener un éditeur vers un de nos classiques. Avec Clavier en garde-chasse. – Oh ! il y a un garde-chasse ? – Plusieurs, mais un surtout. Courier, parvenu à réchapper intact des guerres napoléoniennes, avait commis l’erreur de convoler à quarante-deux ans avec lady Chatterley, parisienne de dix-neuf, laquelle le trompa avec Clavier, lequel tarda peu, dans un sordide gai-tapant, à assassiner Gérard D, enfin Courier. – Oh ! vous m’en dites trop déjà, je le veux lire, ce roman. Le film va passer quand ? – Bientôt, j’espère. Mais il faut d’abord le tourner. Que le producteur intéressé aille sur www.fratrie.com, il y pourra contacter M. Langot, qui a déjà rédigé des scénarios.
Critique. Joëlle Gardes-Tamine, Marie-Claude Hubert, Dictionnaire de critique littéraire (Armand Colin, 2002, 240 p., 16 €). On nous prévient heureusement dans l’avant-propos : « Ce dictionnaire se propose de définir les termes que les étudiants de lettres peuvent rencontrer dans un ouvrage de critique ou utiliser dans une analyse de texte. » Il s’agit donc uniquement d’un manuel de cuisine pour travaux pratiques et scolastiques d’analyse textuelle, mais n’attendez rien sur la critique littéraire telle que le vulgum peut l’entendre. On navigue joyeusement entre l’histoire littéraire, la linguistique et la rhétorique en se gardant de se prononcer, comme le précisent les auteurs, « sur la validité des concepts » (pauvres z’étudiants, qui ne sauront donc à quel saint ils doivent se vouer). Ajoutons que cette nouvelle édition « revue et augmentée » arrête en fait sa bibliographie à 1992. La théorie de la réception est ainsi traitée en onze maigres lignes, avec une seule référence bibliographique. Signalons à l’éditeur que, dans l’exemplaire qui nous est parvenu, l’entrée « symbole » a sauté.
Dada. Dada en verve. Mots, propos, aphorismes, choix de Poupard-Lieussou, Présentation de Henri Béhar (Horay, 2002, 123 p., 5 €). Créée en 1970 par François Caradec, la collection « En verve » se propose de divulguer – en 120 pages et 450 citations – « ce qu’il y a de meilleur, en fait de verve, bons mots, réparties, traits d’esprit, anas, chez les grands écrivains ». Ces mots, propos et aphorismes sont classés par thèmes afin de faire apparaître les préoccupations et les obsessions, parfois inattendues, de ces auteurs. Dada en verve fut initialement publié en 1972 mais, comme le signale Henri Béhar au début de ses notes sur la présente édition, « les années passent, les exigences du lecteur croissent », si bien qu’il a paru indispensable de « contextualiser » des citations qui n’étaient jusqu’alors suivies que du nom de leur auteur. Cette réédition (qui a été « revue et ressourcée par Henri Béhar ») précise à quelle date elles furent écrites et de quel ouvrage, revue ou tract, elles sont extraites. Présentées par thèmes (vingt-deux, tels que la morale, le plaisir et le bonheur, le sexe et la sexualité, Dieu et la religion), elles sont signées par les principaux Dadaïstes : Breton, Duchamp, Eluard, Picabia, Tzara, etc. Une brève bibliographie clôt l’ensemble. Fonctionnel et utile.
Dadaïsme. Sophie Jaunasse, Raoul Hausmann : l’isolement d’un dadaïste en Limousin (Pulim, 2002, 230 p., 23 €). Un simple mémoire de maîtrise d’histoire se révèle un livre passionnant et documenté sur une figure peu connue du Dadaïsme, Raoul Hausmann. Cet Allemand d’origine sudète tchèque a adhéré d’emblée au Dadaïsme en organisant dès 1918 des manifestations Dada à Berlin. Il sera un des tenants de l’avant-garde dans la république de Weimar jusqu’à l’arrivée d’Hitler. Il quitte alors l’Allemagne pour les Baléares, puis la Suisse, enfin la France profonde : il passe toute la Guerre dans le Limousin, d’où le sous-titre un peu provocateur du livre. L’auteur étudie les problèmes rencontrés par cet artiste déjà isolé par nature et par choix, qui se trouve en quelque sorte coupé de tous les réseaux des métropoles artistiques et littéraires. Elle parle d’une « singulière destinée ». Mais le cas de cet auteur est assez fréquent à l’époque étudiée : Tristan Tzara fut un temps à Souillac (Lot), Hans Bellmer dans l’Aude, et le surréaliste Jehan Mayoux (non mentionné ici) ne quittait pas Ussel (Corrèze). Le drame de Hausmann est de s’être fâché avec Tzara, de n’avoir gardé de bonnes relations qu’avec Jean et Marguerite Arp, et de s’être trouvé, par sa fidélité à Dada et ses distances envers le Surréalisme, un peu en porte-à-faux, risquant d’être considéré, ô paradoxe, comme un passéiste, d’autant que les plus avant-gardistes de l’après-Guerre, les Lettristes, le couvraient d’insultes. Hausmann réussit cependant à participer au salon « Réalités nouvelles » de 1956, où il côtoie Corneille, Bryen et Arp, mais est refusé au salon de 1957. En 1958, son Courrier Dada publié au Terrain Vague le fera connaître d’un nouveau public, et il bénéficiera de l’amitié de Noël Arnaud, de Poupart-Lieussou, d’Edouard Jaguer (qui l’accueillera dans Phases), et du poète Henri Chopin. Il aura même, dans ses dernières années, un petit entourage de jeunes admirateurs, ce qui le consolera de bien des amertumes d’une vie qu’il trouvait marquée par une certaine injustice. Il porta de vives critiques à certains néo-Dadaïstes, bien qu’il ait eu la sympathie de Debord et des Situationnistes, et il pourfendit l’avant-garde d’un Yves Klein dans son provocant Manifeste contre l’avant-gardisme. Raoul Hausmann : l’isolement d’un dadaïste en Limousin restitue l’essentiel d’une vie et d’une oeuvre, ainsi que la vie culturelle d’une province loin de Paris. Dans l’apparat critique, une bibliographie, une chronologie et un index.
Dandys. Dominique Noguez, Dandys de l’an 2000 (Éditions du Rocher, 2002, 172 p., 15 €). Réédition d’un ouvrage qui fut une mystification littéraire réussie. L’auteur a dévoilé le poteau rosse le 1er décembre 2000, à l’occasion du Quatrième Colloque des Invalides sur Les Mystifications littéraires. Dans son intervention, intitulée « De l’intérêt de changer de noms en littérature », il a raconté comment le livre, qui avait les allures du « manifeste d’une génération » parut à l’origine sous la signature d’un certain Collectif Givre, composé, comme l’expliquait la quatrième de couverture, de Doris Ezalies, Michel Guérin et Nicolas Noilhan (les premières syllabes des prénoms et des noms contenaient l’identité réelle de l’auteur…). Publié par les éditions « libres » Hallier, il fut mis en librairie en février 1977 et eut droit à un grand article – quatre colonnes en couverture – de François Bott dans Le Monde des livres du 4 mars suivant. Quelques jours plus tard, les éditions Hallier sombraient dans la faillite, et le stock du livre partit à la poubelle. Qui lira ces Dandys aujourd’hui – l’an 2000 est de toute manière passé – ne pourra que noter la maîtrise de l’irrespect dont faisait déjà preuve le subversif auteur des Martagons.
Dard. France Lestelle, Frédéric Dard : sois tranquille mon pays, je t’aime (Aléas, 2002, 75 p., 12 €). On oublie.
Darien. Valia Gréau, Georges Darien et l’anarchisme littéraire (Du Lérot, 2002, 456 p., 45 €). Très peu de travaux ont été consacrés à Darien, et quant à sa biographie, il fallait se contenter du livre d’Auriant, lacunaire et souvent excessif. Valia Gréau nous donne un travail documenté et précis qui, sans parvenir à tout éclairer de la vie secrète et de la personnalité farouche de Darien, élargit considérablement la connaissance que nous en avons. À partir d’une correspondance largement inédite (et dont la publication est annoncée chez le même éditeur) et d’une étude systématique de la presse, l’auteur du Voleur cesse d’être un extra-terrestre et se voit d’abord replacé dans le milieu littéraire de l’époque : ses collaborations avec G.-Albert Aurier, Édouard Dubus ou Lucien Descaves, ses rapports avec Léon Bloy ou Rodolphe Darzens, sa participation à de nombreuses revues éclairent ses goûts et son cheminement. L’un des buts principaux de Valia Gréau est de préciser la nature de l’engagement anarchiste de Darien, question difficile entre toutes. Récusant la référence facile et imprécise à un « anarchisme de droite », à quoi le ramenait François Richard, elle montre en Darien un homme d’abord préoccupé de son indépendance et le définit finalement comme un « anarchiste individualiste » tout en constatant que les contradictions l’emportent toujours. La diversité de sa production littéraire n’est pas la moindre difficulté dans l’étude de Darien, pour qui la littérature n’est de toute manière jamais une fin en soi. Si les romans, maintenant régulièrement réédités, sont la partie la plus accessible de cette œuvre, le journalisme et le théâtre l’ont également requis. On aurait aimé une réflexion plus grande sur le théâtre, tant les pièces de Darien et sa pratique de dramaturge paraissent singuliers. Il semble avoir, un moment au moins, tenté un théâtre d’intervention, d’agitation sociale, dont témoigne le titre tonitruant de Non ! elle n’est pas coupable !, son drame de 1909 consacré à l’affaire Steinheil, avant même que la justice ait tranché. De 1890, où, avec Descaves, il fait jouer Les Chapons au Théâtre Libre, à 1910, date de sa dernière pièce jouée, la tentation du théâtre, de l’action par le théâtre le saisit régulièrement, et c’est sans doute une des originalités de Darien. Qu’il n’y ait pas réussi, sauf avec son adaptation de Biribi en 1906, ne doit pas faire négliger cet aspect de sa personnalité. Illustrations, chronologie détaillée, bibliographie et index complètent cette étude indispensable pour qui s’intéresse à la fin-de-siècle.
Décadence. Anamorphoses décadentes : l’art de la défiguration, 1880-1914. Études offertes à Jean de Palacio, sous la direction d’Isabelle Krzywkowski et Sylvie Thorel-Cailleteau (Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2002, 264 p., 43 €). Sous un titre trompeur qui désigne plus nettement l’esthétique concernée qu’aucun des articles présents, un ensemble d’hommages au découvreur de la décadence, Jean de Palacio. Le maître sera sans doute agréablement flatté de retrouver chez ses élèves quelques-unes de ses qualités et certains de ses travers. Si l’on peut distinguer du lot un texte de Guy Ducrey consacré à la vogue des tanagras, qualifiés joliment de « petites madeleines d’argile » d’une Grèce charmante et enfantine, ainsi que l’étude malheureusement inaboutie d’Isabelle Krzywkowski sur la litanie, forme poétique de la fin-de-siècle, nombre d’articles se cantonnent aux délices d’une incontestable érudition qui va rarement au-delà du repérage de formes et de motifs. Il y avait pourtant de beaux sujets dans cet ensemble : la présence tenace et ambivalente d’Horace dans les références littéraires décadentes, celle, moins ambiguë, de Paul et Virginie, ou encore l’étonnante fortune du personnage du Nain jaune créé par Madame d’Aulnoy, dans la littérature puis la revue en France et en Angleterre. Toutefois, beaucoup d’entreprises intéressantes sont entravées par un certain négligé de conception, ici des jugements à l’emporte-pièce ou des définitions passe-partout, là une insuffisante caractérisation des objets étudiés, ailleurs la faible structuration d’articles qui musardent dans les ouvrages sans s’embarrasser d’un projet directeur. Si on ne peut guère féliciter ces Presses universitaires de la Sorbonne pour la pauvre esthétique du volume, il faut souligner en revanche la présence d’un important cahier iconographique, de très bonne qualité. Un recueil honnête au total, que les spécialistes parcourront sans doute avec intérêt, ou par acquit de conscience.
Dépêche. Félix Torres, La Dépêche du Midi. Histoire d’un journal en république 1870-2000 (Hachette littératures, 2002, 908 p., 23 €). Toute l’histoire d’un journal dans un livre dont l’objectivité semble la qualité maîtresse. Le récit est précis et documenté, et on lit entre les lignes ce que l’auteur n’a pas toujours pu dire de manière explicite. On croise de temps à autre un François Alicot dont le nom est familier aux Ducassiens : ce correspondant de La Dépêche dans le département des Hautes-Pyrénées eut la bonne fortune de retrouver un condisciple de l’auteur des Chants de Maldoror et de recueillir ce qui devait demeurer un témoignage unique sur cet écrivain.
De Roux. Paul de Roux, Au jour le jour. Carnets 3. 1985-1989 (Le Temps qu’il fait, 2002, 205 p., 17 €). Ces pages se lisent comme on regarde des toiles impressionnistes. Des notations fugitives, un éclair de couleur, un frémissement deviné, une fumée qui se perd dans l’air. Et, survenant par surprise, ou par un effet de l’« exercice d’attention » qu’est la note pour l’auteur, l’« impression de surprendre une chose plus essentielle que la plupart de celles que nous regardons comme sérieuses tout au long des jours ». Des carnets à pratiquer comme ils ont été écrits, de façon discursive, en « amorce » de réflexions ou de rêveries imprévisibles.
Dumas (I). Claude Schopp, Alexandre Dumas (Fayard, 2002, 624 p., 30 €). Plus que l’année Dumas, 2002 aura été l’année Claude Schopp. Presse, radio, télévision, édition, manifestations diverses, le biographe était sur tous les fronts pour dispenser la bonne parole dumasienne. Reconnaissance publique et juste retour des choses pour celui qui, dès les années 1970, s’est consacré à la vie et à l’œuvre d’un des romanciers les plus prolifiques de la littérature française. Depuis trente ans, le spécialiste fouille les bibliothèques, exhume les romans, les pièces, la correspondance, les journaux, édite régulièrement ces textes. Les grands romans de Dumas publiés par ses soins sont d’excellentes éditions. Claude Schopp montre une connaissance encyclopédique de son sujet, une passion quasi exclusive pour le personnage. On pourrait relever son manque d’objectivité sur le rapport de son écrivain à la littérature industrielle, mais ne s’agit-il pas là d’une forme de mansuétude admirative ? Depuis Auguste Maquet, Dumas n’a jamais eu de collaborateur aussi dévoué. Que dire de sa biographie du grand Alexandre ? Que c’est la troisième édition revue et corrigée depuis 1985 ; que le sous-titre « Le Génie de la vie » (que l’on doit à George Sand) ne figure plus sur la couverture ; que cette somme est désormais un classique pour les amateurs de Dumas.
Dumas (II). Claude Schopp, Alexandre Dumas en bras de chemise (Maisonneuve et Larose, 2002, 258 p., 18 €). Hippolyte Romand, Victor Pavie, Gabrielle Anne de Courtiras devenue Mme Poilloüe de Saint-Mars dite comtesse Dash, Arsène Housset dit Houssaye, Charles Mélanie Abel Hugo, Émile Auguste Étienne Martin Deschanel, Philibert Audebrand, Jean Joseph Simon Prosper Vialon, Ferdinand Fabre, Jean Hippolyte Auguste Cartier de Villemessant, Maxime Du Camp, Benjamin Julien Piftau, Mathilde Schoebel devenue Mrs George Alfred Shaw : tout ce petit monde a rencontré Dumas père, a fréquenté ses ménages, a chassé, déjeuné, voyagé, travaillé, est allé au spectacle avec lui, avant d’écrire ses souvenirs, raconter ses rencontres avec l’écrivain, distiller ses témoignages dans des textes variés. Claude Schopp, qu’on a connu plus inspiré, a compilé les petits écrits de ces messieurs-dames, torché une préface de deux pages et une courte notice biographique des « auteurs des contributions ». L’éditeur a publié le tout sous un titre passe-partout. Les amateurs d’anecdotes historiographiques y trouveront leur compte. Les autres…
Dumas (III). Daniel Compère, D’Artagnan et Cie. Les Trois Mousquetaires, un roman à suivre (Encrage, 2002, 159 p., 15 €). Sympathique, entraînant et documenté. L’auteur se penche sur le plus célèbre roman de Dumas, analysant les caractères et l’historique de ses personnages, présentant les nombreux « prolongements » du livre : plusieurs suites reprenant les héros du livre-source, écrites par Dumas lui-même (Vingt ans après, Le Vicomte de Bragelonne) puis par de nombreux autres : du D’Artagnan de Paul Mahalin (1890) aux Deux Mousquetaires de Paul-Yves Sébillot (1954), en passant par D’Artagnan amoureux de Roger Nimier (1962), L’Enfant des mousquetaires de Jean Demais (1929), Le Grand Secret de d’Artagnan d’Arsène Lefort (1955), Les Quatre Mousquetaires de Xavier de Lange (1946), etc. Était-ce la peine de faire tant de foin pour la récente « suite » des Misérables, qui ne valait pas grand-chose… On compte aussi une bonne cinquantaine d’adaptations cinématographiques des Trois Mousquetaires, dont toutes, tant s’en faut, ne sont pas des chefs d’œuvre. Daniel Compère rappelle que le titre du plus célèbre roman de cape et d’épée de la littérature française aurait été trouvé, selon le récit de Dumas dans une de ses Causeries de 1864, par Louis Desnoyers, directeur du Siècle, auquel l’auteur avait envoyé son œuvre en 1836 sous le titre Athos, Porthos et Aramis : Desnoyers, constatant que ses abonnés s’attendaient à lire l’histoire des Trois Parques, proposa un nouveau titre, Les Trois Mousquetaires, que l’auteur entérina en ces termes : « Mon cher Desnoyers, je ne tiens par le moins du monde à mon titre. Je ne vois d’autre objection au vôtre, c’est-à-dire aux Trois Mousquetaires, que celle-ci : ils sont quatre. N’importe ! si le titre vous plaît. » Le livre de Daniel Compère est écrit avec entrain, et la pédanterie en est absente. Dès les premières pages, on est ferré (de la reine, bien sûr).
Durand-Ruel. Pierre Assouline, Grâces lui soient rendues. Paul Durand-Ruel le marchand des Impressionnistes (Plon, 2002, 336 p., 20 €). Tel le Beaujolais nouveau destiné aux Japonais, l’Assouline nouveau est arrivé. C’est, sauf erreur, la dixième biographie publiée par cet auteur depuis 1983 ; il n’est pas sûr que ce soit la meilleure. Elle n’en est pas moins intéressante, consacrée comme elle l’est à celui qui fut le grand marchand des Impressionnistes. Curieuse figure, d’ailleurs, que celle de ce bourgeois très Vieille France, monarchiste et antisémite. Il avait ainsi des points communs avec le terrible Degas, dont on eût aimé savoir ce qu’il pensait de lui. Mais ce n’était point un esprit étroit : ses convictions politiques ne l’empêcheront nullement de soutenir, par exemple, le communard Courbet. S’il misa à fond sur Monet et sur Renoir, et prisait fort Manet et Corot, Durand-Ruel rata en revanche des artistes comme Cézanne, Gauguin et Van Gogh, dont il ne voulait pas percevoir l’importance et la nouveauté. Au reste, c’était avant tout un marchand, et non un philanthrope, et sa psychologie était bien particulière. Le début du livre, fait d’une longue rêverie sur le destin du marchand, est assez déconcertant, avouons-le, par le ton narcissique délibérément adopté : « J’avais fait sa connaissance par l’entremise discrète de Gaston Gallimard, un ami qui travaillait dans l’édition. […] il me fut à nouveau présenté par Daniel-Henry Kahnweiler, un ami qui œuvrait dans l’art. […] le comte Moïse de Camondo, un amistocrate [sic] de mon cercle intime. […] Jusqu’à ce jour où je raccompagnai chez lui Henri Cartier-Bresson, un ami qui prend des photos. » Ces clins d’œil complaisants à ses précédentes biographies font un peu sourire. Néanmoins, le livre est une attachante évocation, bien documentée, de tout un milieu et du négoce de l’art, dont Durand-Ruel fut un des grands pionniers. Au passage, et à côté de curieuses approximations (« le dessinateur Jacques-Émile Blanche »), des jugements pertinents et à retenir, tel celui-ci sur Raffaelli, dont la peinture médiocre trompa même Huysmans : « son naturalisme poussé au misérabilisme ».
Écrivains occupés. Paul Sérant, Dictionnaire des écrivains français sous l’Occupation (Grancher, 2002, 348 p., 22 €). Bof. Un « dictionnaire » de plus, sans surprise. Voir plutôt La Guerre des écrivains de Gisèle Sapiro, le livre est plus cher (33 €) mais, relativement à la densité d’informations (600 pages), on y gagne très très largement.
Éditeur. Travaux de littérature XV. L’écrivain éditeur. 2. XIXe et XXe siècles, sous la direction de François Bessire (Adirel, 2002, 462 p., s.p.m.). De Balzac à Patrick Mauriès, vingt-deux variations sur l’écrivain-éditeur, qu’il s’agisse de « maîtriser le métier pour imposer la raison d’art », d’« éditer les autres », d’être directeur littéraire ou, plus complexe, de mener à son terme la « logique de l’œuvre d’art », comme Mallarmé pour le Coup de dés ou Cocteau pratiquant une « poétique de l’édition ». Comme toujours avec ce genre d’ouvrage, on est tenté de penser aux absents : Pierre Albert-Birot et sa presse à bras, Queneau lecteur chez Gallimard et ordonnateur des Cent mille milliards de poèmes, Apollinaire éditeur des Maîtres de l’amour, Péguy (abordé, il est vrai, de profil dans l’article sur Romain Rolland). On retiendra plutôt la richesse de l’ouvrage, la qualité de mises au point comme « Gide éditeur de Proust », « Baudelaire écrivain-éditeur » ou d’études suggestives sur Nerval et sur Henri Matisse, roman d’Aragon en particulier.
Égéries. Annette et Luc Vezin, Égéries dans l’ombre des créateurs (La Martinière, 2002, 320 p., 45 €). Incontestablement un « beau » livre par sa documentation iconographique, et qui n’est pas sectaire, puisque, avec ces vingt-cinq couples d’artistes, on passe de Lou Andréas-Salomé à Jane Birkin, de Lita Grey à Dina Vierny, de Youki à Frida Kahlo… et qu’on y introduit même Jean Marais. On aurait donc tendance à être moins sourcilleux pour le texte. Femmes d’artistes de Jean-Paul Clébert, paru en 1989, proposait une typologie beaucoup plus rigoureuse, certes plus « classique » et moins contemporaine que ces Égéries. Belle galerie de portraits néanmoins, mais qui méritait d’être poursuivie avec plus de rigueur. Un index des personnages cités n’aurait pas déparé.
Enchères. Vincent Noce, Descente aux enchères. Les coulisses du marché de l’art (Jean-Claude Lattès, 2002, 432 p., 20 €). Édifiant. L’auteur narre divers scandales qui ont éclaboussé Drouot et d’autres salles de vente. On ne compte plus les commissaires-priseurs et les experts inculpés (« mis en examen », comme on dit aujourd’hui afin d’atténuer un peu l’infamie) pour escroquerie ou pour vol. La plupart s’en sont très bien sortis et exercent toujours leur commerce. Le livre de Vincent Noce porte essentiellement sur les œuvres d’art, mais il reste à l’auteur de lui donner une suite en se penchant sur le commerce des manuscrits, où il y a certainement autant à dire. Il en donne d’ailleurs un avant-goût en rappelant que quelques experts en autographes, dont il cite le nom, eurent jadis affaire avec la justice. Écrivains, détruisez vos manuscrits, ou donnez-les à la Bibliothèque nationale. Si celle-ci n’en veut pas, vous pourrez toujours les caser à l’Imec, c’est l’endroit à la mode pour laisser ses papiers.
Flaubert. Gustave Flaubert, Lettre au conseil municipal de Rouen. Des pierres de Carnac et de l’archéologie celtique (L’Archange Minotaure, 2002, 54 p., 9 €). La jolie collection « Tapage » produite par Jean-Michel Cornu sous la marque de l’Archange Minotaure, élégamment cornu lui aussi, reproduit dans une typographie séduisante et soignée deux textes où Flaubert se fait violemment plaisir en vitupérant ouvertement l’époque et en clamant son indignation contre la bêtise ambiante, comme il le fera par l’ironie dans Bouvard et Pécuchet. « Des Pierres de Carnac » provient de Par les champs et par les grèves, écrit avec Du Camp, publié partiellement dans L’Artiste puis intégralement après la mort de Flaubert en 1885. Ce dernier s’y amuse aux dépens des celtomanes de son temps, dont il juge la science « plus stérile et plus pauvre que cette matière inerte à laquelle la vanité des bavards prétend trouver une forme et donner des chroniques. » Quant à la Lettre, il s’agit d’une protestation véhémente à la suite du refus du Conseil municipal de Rouen d’ériger un buste à Louis Bouilhet. Flaubert en profite pour généraliser sans retenue et mettre en accusation, non seulement les édiles normands, mais tous les parlementaires, tous les politiques, toutes les classes dirigeantes : « Avant d’envoyer le peuple à l’école, allez-y vous-mêmes !.. Tout votre effort intellectuel consiste à trembler devant l’avenir. Imaginez autre chose. Hâtez-vous ! ou bien la France s’abîmera de plus en plus entre une démagogie hideuse et une bourgeoisie stupide. » Il est des pamphlets qui ne perdront jamais de leur actualité.
Gide-Ruyters. Christophe Duboile, André Gide-André Ruyters. Un dialogue littéraire (1895-1907) (L’Harmattan, 2002, 378 p., 27,45 €). Dialogue ? Disons plutôt mimétisme, et à sens unique. Cette étude très détaillée, à la fois textuelle, biographique et psychologique, concerne essentiellement l’influence de Gide sur Ruyters et les écrits de celui-ci. Influence presque obsédante, et qui fait souvent des œuvres du second de purs reflets de celles du premier. Vu ce mimétisme quasi-permanent, l’originalité de Ruyters, que Christophe Duboile a sans doute tendance à s’exagérer parfois, ne pouvait être qu’assez réduite. D’abord très flatté d’avoir un tel disciple, Gide finit, vers 1900, par s’en lasser, d’ailleurs mis en garde par Jammes. De plus, comme le souligne l’auteur, il n’avait pas prêté d’attention particulière aux livres de son enthousiaste admirateur, lequel finira par adopter une position plus critique, sinon plus indépendante. On regrette un peu que cette étude, qui s’arrête en 1907, n’ait pas, même succinctement, évoqué la suite des relations Gide-Ruyters, car les deux écrivains resteront en correspondance jusqu’en 1950. Si l’œuvre de fiction de Ruyters, qui n’était pas un créateur (comme semblent le prouver ici extraits et analyses de ses œuvres), n’est sans doute pas promise à une résurrection, on retiendra en revanche de lui certaines pages critiques, dont un remarquable article sur Claudel, paru en 1905. Le travail de Christophe Duboile appelle aussi diverses remarques d’histoire littéraire. L’auteur ne s’exagère-t-il pas un peu l’originalité de Gide dans la revendication, vers 1897-1899, du plaisir et de la sensualité ? Il y avait tout de même eu, auparavant, Wilde, et aussi la préface d’Aphrodite. Par ailleurs, l’influence de Nietzsche fut bien plus étendue qu’il n’est dit ici, allant jusqu’à la version mondaine qu’en propageront les romans d’Anna de Noailles (sur ce point, la thèse d’Emilien Carassus sur les snobismes 1900 aurait pu être mise à profit). Signalons en passant à l’auteur que Les Dangers du moralisme n’est pas un « livre » d’Henri Albert, mais une chronique, parue dans le second volume du Centaure. Parfois, des digressions superflues, comme ces trois pages résumant Le Passant de Prague d’Apollinaire, ou bien ce singulier parallèle final, assez poussé, entre le Ruyters voyageur et le Rimbaud africain, parallèle on ne peut plus flatteur et qui dénote assurément beaucoup de bonne volonté, mais qui peut aussi faire sourire. Faut-il, en conclusion, penser comme Christophe Duboile, que « le dialogue littéraire que Ruyters a noué avec Gide est étonnamment fécond » ? Sur le plan biographique et humain, oui ; sur le plan littéraire proprement dit, ce n’est pas sûr du tout, tant les œuvres de Ruyters ne semblent pas affirmer une véritable personnalité. En fin de compte, il fut assez amer, le destin de ce jeune Belge hanté par les livres de Gide et condamné à répéter dans ses œuvres à lui son impuissance à vivre et à créer : il finira par abandonner la littérature proprement dite pour ne plus écrire que des livres de voyages et mourir, oublié, en 1952.
Gide (I). André Gide, Le Ramier (Gallimard, 2002, 69 p., 9 €). Courte et autobiographique nouvelle inédite de Gide narrant les circonstances de sa nuit passée avec le jeune Ferdinand, fils d’un valet de ferme. Ferdinand était surnommé le « Ramier » en raison de la sorte de roucoulement qu’il émettait en faisant l’amour. Gide l’avait connu à Bagnols-de-Grenade, lors d’un séjour chez son ami Eugène Rouart, lequel partageait ses goûts, comme en font foi les extraits de leur correspondance publiés à la suite de la nouvelle de Gide. Écrivant de Séville à Rouart en mars 1893, Gide écrivait à son ami : « la beauté de la race m’affole ». Jean Delay, le premier biographe de Gide, avait modifié le passage en « la beauté de la ville m’affole » (prude et falsificateur, le défunt Académicien français !). Le Ramier n’est pas un chef d’œuvre, tant s’en faut, mais peut désormais prendre sa place dans les annexes du dossier de Corydon. Avant-propos de Catherine Gide, préface de Jean-Claude Perrier, postface de David H. Walker.
Gide (II). André Gide, Édouard Ducoté, Correspondance 1895-1921, édition établie, présentée et annotée par Pierre Lachasse (Centre d’études gidiennes, Université de Nantes, 2002, 364 p., 20 €). Cette correspondance soulève de la poussière, une poussière de grenier dans laquelle il n’est pas désagréable de fouiller. Mais il y faut le caractère d’un maniaque de la chose imprimée, car on ne voit pas un lecteur, n’ayant jamais eu entre les mains un exemplaire de L’Ermitage, des Entretiens politiques et littéraires ou de La Revue blanche, trouver de l’intérêt aux acteurs ou aux faits dépeints dans ce volume. Le style des lettres n’est pas exaltant, leur contenu est factuel. En fin de compte, le texte important du volume est la préface de Pierre Lachasse, « Autour de L’Ermitage », qui va jusqu’à la page 135, les lettres publiées à la suite pouvant être considérées comme des documents annexes, où aller chercher des compléments d’information et des développements : le tableau qui est ainsi brossé est celui de l’une de ces revues du tournant du siècle, peu diffusées mais tenaces, intransigeantes, et toujours excellemment imprimées. C’est la revue comme genre littéraire qui nous importe aujourd’hui, plus que les œuvres d’un Vielé-Griffin, d’un Ducoté ou même d’un Gide. De la même façon, dans une centaine d’années, les amateurs de littérature qui, espérons-le, seront plus nombreux qu’à présent, pourront se demander ce qui pouvait bien conduire une revue aussi chouettement structurée qu’Histoires littéraires, à s’intéresser à un écrivain aussi bas-de-gamme que… (ici, chacun placera le ou les noms qu’il souhaite).
Gide (III). André Gide, Hugo, hélas ! (Fata Morgana, 2002, 64 p., 8 €). Le titre de cet ouvrage reprend le fameux mot de Gide – une des cent vingt-cinq réponses à un questionnaire posé par la revue L’Ermitage en décembre 1901, à la veille du centenaire de la naissance de Hugo : « quel est votre poète ? » Mais loin d’expliciter cette formule – c’est son caractère lapidaire et énigmatique qui a assuré sa fortune : Hugo est-il un poète trop encombrant ou trop mauvais ? –, cet ouvrage réunit les louvoiements de Gide tentant de la gloser à son tour, dans les notes préparatoires à la préface de son Anthologie de la poésie française parue en 1949 dans la collection de la Pléiade. Dans ces notes inédites (le dossier se trouve à la Bibliothèque Jacques-Doucet), répétitives et fragmentaires, Gide reprend d’un côté à Hugo ce qu’il donne de l’autre : proclamant son admiration, il la qualifie d’ancienne – les alexandrins de Hugo seraient « désaffectés ». L’ambiguïté du jugement de Gide n’est qu’amplifiée ici : « Hugo ne me paraît pas moins admirable en dépit de ses défauts énormes. L’absence de défauts n’est pas une qualité. » Alors, pourquoi cette édition ? Pour les généticiens, qui apprennent que la remarque en marge du développement sur la mégalomanie du grand homme (« en tant qu’homme, Hugo ne m’intéresse que fort peu »), devient partie intégrante du texte de 1949. Pour les historiens de la littérature qui replacent cette anthologie dans le contexte éditorial de l’époque, il s’agit d’une réponse à l’anthologie de Thierry Maulnier parue en 1939, Introduction à la poésie française (apparaissant sous les initiales T.M. dans le texte et disparu de la préface de 1949), qui néglige le mouvement romantique et en particulier Hugo. Mais le rapport de Gide à Hugo n’est jamais clair dans ce projet de préface, comme dans la préface elle-même où Hugo – l’un des derniers poètes auquel il est fait allusion malgré les réserves de Gide – représente la poésie du passé, qu’il ne faut pas oublier : telle est la fonction de son anthologie. Ce témoignage est d’autant plus important dans ce monde de chaos : la guerre, entre-temps, a éclaté.
Gracq (I). Hervé Carn, Julien Gracq (L’Atelier des brisants, 2002, 96 p., 16 €). Dans un article récent (Critique, octobre 2002), Philippe Berthier notait que la visite à Julien Gracq était devenue un véritable genre littéraire. Ce petit volume en est un exemple de plus ; il s’agit d’un entretien de 1973 entre Gracq et deux très jeunes gens, destiné au premier numéro de leur petite revue, Givre. Hervé Carn, l’un des deux questionneurs, se souvient de ce passé et de ses rares échanges subséquents avec Gracq. Le volume se clôt par une série de photographies de paysages gracquiens. Intérêt limité, sauf pour les passionnés d’Hervé Carn, lui-même poète et romancier.
Gracq (II). Jean Carrière, Julien Gracq ou les reflets du rivage (Le Relié, 2002, 208 p., 15 €). Réédition de Julien Gracq, qui êtes-vous ? (1986). Qui est-il ? On finira par répondre : c’est ce monsieur qui a donné tant d’entretiens au prétexte qu’il n’en donnait aucun. Ici, le dialogue occupe la deuxième moitié du volume et ne nous apprend plus grand chose de neuf, quinze ans après. Jean Carrière tient un peu trop à faire sentir que lui aussi est un écrivain, aussi pose-t-il des questions longues et souvent embrouillées, mais Gracq répond toujours. L’essai qui précède est de la même eau, bien écrit, juste, un peu ennuyeux. La seule information vraiment attachante est donnée dès la page 26 : c’est la veuve du poète Vincent Muselli qui a révélé Gracq à Jean Carrière en lui offrant Un balcon en forêt.
Grall. Yves Loisel, Xavier Grall (Le Télégramme, 2002, 302 p., 20 €). Poète et journaliste, Xavier Grall (1930-1981) a pris une part active, de 1960 à sa mort, aux débats politiques et culturels relatifs à la Bretagne. Un essai sur ses luttes nous aurait sans doute intéressé davantage que ce récit minutieux, mais sans recul, d’une vie marquée par la maladie et les déceptions.
Grammaire. Gilles Philippe, Sujet, verbe, complément. Le moment grammatical de la littérature française 1890-1940 (Gallimard, 2002, 258 p., 15 €). « De 1890 à 1940, la grammaire est partout », à l’école, dans les débats littéraires, dans la critique, avec un sommet vers 1920-1930, et « fait basculer la conception ambiante de la littérature » mais aussi en partie celle que se font les linguistes de leur objet. Les questions de style et la formulation des enjeux de la stylistique sous-tendent toute la problématique littéraire pendant le long « moment grammatical de la littérature française » que décrit Gilles Philippe dans cet essai qui constitue une initiation aux idiosyncrasies de notre champ littéraire depuis un siècle et demi. Les querelles de grammaire (sans même parler de l’orthographe) y deviennent des affaires d’État – en attendant leur déclassement et leur remplacement par celles qui touchent au « discours » pendant la grande époque du « mirage linguistique » des années 70, naguère analysée par Thomas Pavel. Le style simple, l’absence de bavardages inutiles, la pertinence des dossiers présentés dans des chapitres brefs et efficacement bouclés font de l’histoire que raconte Gilles Philippe une lecture agréablement obligatoire pour ceux qu’intrigue l’omniprésence des débats concernant la langue dans les grandes querelles littéraires depuis le milieu du XIXe siècle. Les fautes de grammaire de Flaubert, son emploi du style indirect libre : autant de menaces pour l’identité française ou (selon la perspective) de sources de renouveau pour une littérature épuisée. On sait avec quel sérieux Proust, Sartre ou Barthes en ont tiré d’imposantes conclusions. On revisitera au passage quelques vieilles stations du chemin de croix des écoliers et des étudiants d’autrefois : de Boschot à Albalat, de Damourette et Pichon à Bally. Et l’on s’étonnera : où donc tout cela est-il passé ? Hormis les cénacles obscurs des spécialistes enthousiastes de la virgule et du passé composé, pourquoi personne ne dissèque-t-il la phrase de Houellebecq, l’ellipse chez Échenoz, l’indicatif chez Toussaint ? Une excellente bibliographie thématique et historique, assortie d’un index, permettra de voir avec précision où nous en sommes en attendant de supputer où aller.
Graveurs. Anisabelle Berès, Michel Arveiller, Les Peintres graveurs 1890-1900 (Galerie Berès, 2002, 252 p., s.p.m.). Ce volumineux et somptueux catalogue accompagnait l’exposition qui s’est tenue d’octobre à décembre 2002 dans la galerie d’Huguette Berès, dont était ainsi célébré le cinquantième anniversaire. Présenté par pas moins de quatre préfaces (signées Jean Leymarie, Antoine Terrasse, Geneviève Aitken et Gilles Genty), le volume contient une succession de notices sur les artistes qui se sont illustrés, au cours de la fin du XIXe siècle, dans l’art de la gravure, et sur les pièces de l’exposition, qui ont été empruntées à des collections publiques ou privées. De nombreuses œuvres sont reproduites dans le catalogue, qui est par ailleurs une mine de renseignements sur l’histoire artistique et littéraire de la période considérée (1890-1900), sur des périodiques comme La Revue blanche, sur des entreprises scéniques comme le Théâtre-Libre. Bottini, Delâtre, Bouisset, Hermann-Paul, Toulouse-Lautrec, Paul Randon, Bonnard, Henri Rivière, Maurice Denis, Ibels, la sarabande est magique, et on la suit avec enchantement en compulsant l’ouvrage.
Hugo (I). Victor Hugo, Le Théâtre en liberté, édition d’Arnaud Laster (Folio Classique, 2002, 963 p., s.p.m.). Les centenaires ont du bon puisqu’ils permettent d’attirer l’attention d’un vaste public sur des textes auxquels seuls les longs et complexes travaux des spécialistes peuvent donner une figure intelligible et présentable. Si les Ruy Blas et les Hernani sont devenus depuis longtemps des classiques (repris avec succès du vivant même de Hugo), il n’en va pas de même avec des pièces moins connues, voire inconnues, comme Torquemada ou Les Deux Trouvailles de Gallus. Le « Théâtre en liberté », pour une large part, n’a connu de publication que très tardivement – 1951 pour L’Intervention, par exemple ! Il faut dire que les intentions de Hugo concernant ces pièces sont loin d’être limpides, et le cheminement de leur genèse comme des projets de publication ou de représentation reconstitué par Arnaud Laster dans son introduction est souvent tortueux. Heureusement pour nous, Arnaud Laster s’y repère avec agilité, en connaisseur de la question depuis la première édition qu’il en avait donnée dès 1985. Tirant parti de sa bonne connaissance des manuscrits, il livre ici des textes bien introduits et annotés, selon un plan et sous un titre légèrement différents de ce qui est accoutumé (il s’en explique dans sa préface). Par ailleurs, il ne lésine pas sur les arguments pour nous vendre un Hugo dramaturge qu’il veut voir en avance sur son temps : si on l’en croit, c’est à la fois Brecht, Jarry, Ghelderode, Audiberti, Sartre, Beckett que Hugo anticipe, pas moins ! On aimerait en être aussi sûr, tout en admirant en effet l’incroyable ressort de l’écrivain et l’étonnante variété dont il est capable. Hugo insiste, dans les lettres citées, sur la compatibilité de ce théâtre et des exigences de la mise en scène de son temps. On aurait aimé voir une question discutée de plus près : y a-t-il une vraie dramaturgie moderne dans ces pièces, quand seule Mille Francs de récompense possède des didascalies détaillées susceptibles d’éclairer la conception scénique que se faisait le dramaturge ? La reproduction illisible des dessins de Hugo pour le décor, page 935, ne peut pas en tenir lieu. Quelques allusions un peu détaillées à des mises en scène récentes auraient été utiles, quitte à sacrifier certains développements génétiques intéressant plus les spécialistes que le public contemporain. Parmi les appendices, on trouvera une table des équivalences des monnaies, prix et salaires mentionnés dans les pièces « modernes » de Hugo, avec les valeurs de 2002. On comprend enfin clairement qu’une dentellière gagnait de 3,5 à 5 euros par jour, contre 15 pour une éventailliste, là où une chanteuse-danseuse récoltait sans peine 750 euros de cachet – ce qui explique en passant la conversion de légions de grisettes en leveuses de jambe tout au long du XIXe siècle.
Hugo (II). Jean-Claude Dubos, Victor Hugo et les Franc-Comtois (Cabédita, 2002, 160 p., 22 €). Victor Hugo quitta sa ville natale à l’âge de six semaines et n’y revint jamais. Toute sa vie, pourtant, il eut des rapports avec certains de ses compatriotes : la relation amicale et presque filiale avec Charles Nodier est la plus connue, bien sûr ; mais ce petit livre agréable et savant montre l’extrême diversité de ces échanges. Nous ne citerons que ce qui concerne les plus célèbres Franc-Comtois. Ce que Jean-Claude Dubos nomme avec humour « l’offensive de charme des Fouriéristes », décidés à conquérir l’adhésion de Hugo en 1834, est un moment qui laissera des traces jusque dans Les Misérables ; mais l’affaire se termine par des lignes aigres de Victor Considerant contre le « Ceci tuera cela » de Notre-Dame de Paris. Avec Proudhon, les rapports de Hugo ne furent jamais bons et la méfiance fut mutuelle : l’auteur donne quelques extraits de notes inédites du philosophe sur le théâtre hugolien, tournant au massacre (on eût aimé l’ensemble du texte !). Dans le cas de Courbet, Jean-Claude Dubos rappelle la curieuse histoire d’une mauvaise plaisanterie faite aux dépens du peintre et du poète, et qui faillit aboutir à un portrait de Hugo. Bien d’autres épisodes, fondés souvent sur des documents inédits, nourrissent le volume.
Hugo (III). Pierre Georgel, Victor Hugo, un monde de dessins (Gallimard-CNDP, 2002, 48 p.,7,5 €) ; Théophile Gautier, Dessins gravés de Victor Hugo (L’Archange Minotaure, 2002, 17 p.,10 €). Deux petits livres sur Hugo dessinateur, qui est crédité de trois à quatre mille œuvres. L’écrivain, qui n’avait jamais reçu de formation à cet art, avait appris le dessin sur le tas auprès d’artistes amis. Son registre n’était pas très étendu, mais convenait à ce qu’il cherchait à exprimer avec son crayon. La plupart des œuvres reproduites dans Victor Hugo, un monde de dessins sont peu visibles en raison de la petite taille des albums de cette collection, sauf pour les pages que le lecteur doit déplier. Les dessins gravés par Paul Chenay sont bien mieux mis en évidence dans le volume de Dessins gravés de Victor Hugo, qui est de surcroît doté de la reprise du texte de Théophile Gautier sur le talent d’artiste du maître : « Derrière la réalité il met le fantastique comme l’ombre derrière le corps. »
Hugo (IV). Agnès Spiquel, Du passant au passeur. Quand Victor Hugo devenait grand-père (1871-1877) (Eurédit, 2002, 324 p., 46 €). Comment comprendre le titre d’Agnès Spiquel ? L’adjonction de ces qualificatifs de « passant » et de « passeur » complique, semble-t-il, son propos. Mais son sous-titre rend évident son projet de rendre compte du « devenir-grand-père » de Hugo – un grand-père réel et fictif – à travers sa biographie et la lecture de ses œuvres poétiques, en particulier de L’Art d’être grand-père, paru en 1877. Dans la lignée des travaux de Jacques Seebacher (réunis en 1993 sous le titre Victor Hugo ou le calcul des profondeurs), cette spécialiste du Romantisme et de Hugo révèle l’importance de « la poétique et de la politique » de « la grand-paternité » chez le Hugo d’après l’exil. Cette notion, qu’elle invente, fait écho à l’idée de « poétique et de politique de la paternité » mise en relief par Jacques Seebacher à partir de la lecture des Contemplations. Ces deux œuvres sont à rapprocher, comme le fait Agnès Spiquel, suivant en cela Hugo, mais aussi à différencier, surtout en ce qui concerne la représentation du poète lui-même. La figure du poète, création de son imaginaire, change : Hugo devient grand-père. Si le premier recueil est fondé sur le deuil, l’absence de la fille, le second se construit sur la surabondante présence des petits-enfants ; de même, le je du poète, d’« éclaté » qu’il était dans Les Contemplations, devient unifié et total dans L’Art d’être grand-père, et capable d’endosser les voix des petits, enfants et peuple. Cela constitue le fondement de sa nouvelle légitimité, à vocation démocratique, sa voix n’étant plus légitimée par l’exil, comme elle l’a été pendant vingt ans. Agnès Spiquel poursuit ainsi également, en les nuançant, les travaux de Ludmila Charles-Wurtz (Poétique du sujet lyrique dans l’œuvre de Hugo, 1998) : elle affirme que l’énonciateur du recueil de 1877 est « réel » et non fictif : il prend appui sur le Hugo politique de l’époque et sur sa fonction réelle de père et de grand-père. Ce livre, précis et bien mené, donne une image claire de la représentation de la figure de Hugo en « aïeul », à la fois grand-père et titan, et de ses fonctions poétique et politique, indissolublement liées.
Jacob. Max Jacob, portraits. Dessins et notices réunis par Anne-Marie Conas et Michèle Touret (Presses universitaires de Rennes, 2002, 119 p., 13 €). Il y a lurette, les éditions Marval proposaient, avec un notable sens de l’à-propos, une collection de recueils de portraits photographiques d’écrivains. L’idée était excellente, qui permettait d’apprécier de belles grandes têtes d’écrivains (Beckett, Faulkner, Genet, Joyce, Duras, etc.). Mais la série a fait long feu et c’est regrettable. Les fétichistes, ainsi que le quidam dépourvu-d’inspiration-lorsque-le-moment-de-faire-un-cadeau-fut-venu, y auraient trouvé de quoi produire de jolis petits plaisirs. Ils se rabattront donc sur le volume concocté par Anne-Marie Conas et Michèle Touret, où sont recueillis cinquante portraits dessinés ou peints d’un des artistes et poètes les plus « people » de son temps : Max Jacob. Daté des alentours de 1894, le premier document est touchant : il montre l’étudiant Jacob croqué par un dessinateur ambulant. Également intéressant, cet autoportrait de jeunesse daté de 1898. Parmi les artistes : un nommé Picasso, puis Carlo Rim, le protéiforme Pierre de Belay, Depaquit, Oberlé, Derain, Augsbourg, Soulas, Gallien, Jacob lui-même, Modigliani et d’autres. Les documents iconographiques sont accompagnés de quelques lignes de Michel Décaudin, André Cariou (à qui l’on peut faire la confidence suivante : Georges Augsbourg, dit Géo ou Géa Augsbourg, n’est pas un inconnu : il est mort en 1974 et figure sagement dans le Bénézit), Michèle Touret, Hélène Henry (à qui l’on a le regret d’annoncer que Jules Depaquit est mort à Balan, près de Sedan) et Isabelle Klinka-Ballesteros. Jouisseurs voire sybarites, on se prend à imaginer que la série qui s’était ouverte sur un Apollinaire, portraits (1996) établi par Michel Décaudin prendra de l’ampleur, et de Salmon, Jouve, Saint-Pol-Roux, Milosz, Cingria, etc., etc., etc., nous dévoilera bientôt les compilées binettes.
Jeunesse. Marc Soriano, Guide de la littérature pour la jeunesse (Delagrave, 2002, 568 p., 29 €). La réédition de cet ouvrage de référence classique est à la fois bienvenue et problématique. Soriano, décédé en 1994, avait lui-même mis en chantier une vaste révision de son œuvre, qu’il n’a pu achever. Fallait-il dès lors publier un travail incomplet ou, pire, le faire compléter par d’autres, au risque de perdre l’unité de pensée qui caractérisait l’ancienne édition ? Estimant qu’il existe d’autres guides récents de qualité, l’éditeur a opté pour une solution minimale : rendre accessible le texte de 1974 aujourd’hui épuisé, tel quel, coquilles et bourdons compris (page 85, un héros de Berquin achète un vieillard et met un violon à l’hospice). Avec cet inconvénient que, contrairement à l’édition originale qui se voulait accessible à tous et notamment aux parents, il s’agit désormais d’un outil de référence pour spécialistes, qu’il faut parfois savoir replacer dans son contexte historique. Plus ennuyeux : il risque fort de fourvoyer grandement les parents qui l’auraient pris pour un ouvrage récent ; ils n’y trouveront évidemment rien sur la littérature enfantine des trente dernières années et parcourront des développements parfois datés. Certes, Soriano reste un de ceux qui ont pensé cette littérature avec le plus de finesse, d’ampleur et de nuance, et ce n’est pas rien. Il n’a jamais été happé par le militantisme des uns, par le systématisme des autres ; jamais non plus on ne le voit rejeter un mode d’expression jugé par beaucoup comme inférieur, comme la bande dessinée, ou des réalisations esthétiquement médiocres, comme les romans d’Enyd Blytton (on pourrait ajouter à présent Harry Potter), parce qu’il ne les envisage pas dans l’absolu du jugement esthétique, mais du point de vue de leur fonction et de leur usage. Tous les articles sont marqués par la même générosité, le même esprit d’ouverture, qui en facilite la découverte et surtout l’utilisation, car il s’agit toujours d’éducation in fine. Pour autant, le non-spécialiste ne sera plus aussi à l’aise avec ce texte qu’il pouvait l’être dans les années 70 car, au-delà des œuvres, Soriano nous parle d’une société complètement disparue avec ses références et ses débats. Les articles consacrés à l’école et à l’enseignement du français sont ainsi totalement décalés : non seulement ils font référence à une école autoritaire, centrée sur l’écrit et la culture, qui n’a rien à voir avec la nôtre, mais ils appellent de leurs vœux des réformes dont l’application concrète est loin d’avoir répondu aux attentes légitimes de tous ceux qui voulaient il y a trente ans changer l’école. Même décalage concernant la délicate question de la spécificité d’une littérature pour les filles ou les garçons, traitée à partir d’études forcément obsolètes. Enfin, le succès même du créneau commercial « Jeunesse » a changé la donne : ainsi la question de « l’identification », bien évaluée par Soriano à l’époque, prend une tournure nouvelle avec la segmentation de la production par cibles de plus en plus précises, et l’apparition des livres-cas formatés par les psychologues. Soriano espérait que le développement des études enfantines (notamment du côté de la psychologie, de la sociologie, de la pédagogie de la lecture) permettrait de mieux « adapter » les livres aux enfants grâce à l’orientation préalable par des équipes de spécialistes : on peut douter qu’il eût apprécié l’effroyable appauvrissement qu’entraîne la multiplication, et pas uniquement dans la littérature anglo-saxonne, des cahiers des charges archi-directifs conçus par les « spécialistes de l’enfance ». Comment avait-il perçu ces évolutions, jugé ces débats contemporains dans les centaines de pages rédigées en vue de la nouvelle édition ? On ne le saura pas, et on regrette que ce travail si précieux soit condamné à rester inédit.
Judex. Arthur Bernède, Louis Feuillade, Judex (Fayard, 2002, 520 p., 20 €). L’œuvre d’Arthur Bernède est à nouveau un petit peu disponible. Fayard y a mis les moyens en rééditant successivement en format courant (et non de poche) les classiques de cet auteur populaire, soit Belphégor, Surcouf, Vidocq. Il est vrai que l’actualité cinématographique a beaucoup aidé. Préface comme on aimerait en lire plus souvent d’Annie Besnier, collaboratrice duRocambole.
Kaplan. Denys-Louis Colaux, Nelly Kaplan, portrait d’une flibustière (Dreamland, 2002, 160 p., 29,50 €). Livre-hommage très illustré sur la Rimbaud-en-jupons qui sema l’émoi parmi les Surréalistes de la première heure, démondemidinisés sur le tard par l’allure et le caractère de la splendide jeune fille. Denys-Louis Colaux, lui, a consacré un véritable livre d’amoureux à cette Léonie Aubois d’Ashby. Poète, romancière, scénariste, égérie, cinéaste, journaliste, etc., etc., Nelly Kaplan a bien mérité d’échapper à tous les classements pour l’histoire. L’album consacre des images et des textes à certaines de ses rencontres : Abel Gance, Breton, Picasso, Antonioni, Chou-en-Lai, Soupault, Mandiargues et Michel Drucker. Cherchez l’erreur. Si, si, il y en a une.
Labiche. Labiche, Le Voyage de Monsieur Perrichon, édition de Bernard Masson (Folio Théâtre, Gallimard, 2002, 145 p., s.p.m.). La préface insiste à juste titre sur les rapports de la célèbre comédie de 1860 avec son époque : dans le décor du premier acte, la Gare de Lyon, à Paris, Bernard Masson voit « l’entrée fracassante de la civilisation industrielle dans l’univers de la comédie ». Il se demande si le voyage de l’empereur à la Mer de glace a un lien avec le passage qu’y fait Perrichon quelques mois après. Mais le préfacier souligne aussi les nombreuses réminiscences du répertoire classique, surtout du Mariage de Figaro. Annexes utiles, mais on regrette l’absence d’une étude de l’accueil critique de la pièce.
Lamartine. Correspondance d’Alphonse de Lamartine : 1830-1867, volume 5, 1847-1849 (Champion, 2002, 808 p., 105 €). Tambour battant : tel est le rythme de parution de cette édition de la correspondance complète de Lamartine (maître d’œuvre : Christian Croisille). Ce cinquième volume présente les lettres retrouvées pour la période qui va de 1847 à 1849, c’est-à-dire de la publication de l’Histoire des Girondins (grand succès de librairie) à celle du premier volume de l’Édition des souscripteurs. Entre ces deux événements, la Révolution de février 48 qui instaure la République et porte Lamartine au pouvoir, pour une aventure politique qui sera brève. L’appareil critique donné à cette correspondance reste d’une qualité soutenue. Intéressante lettre du 15 septembre 1849 de Prosper Enfantin à Lamartine, avec la réponse hâtive du poète.
Lautréamont. Loïs Nathan, Le Scripteur et ses signifiants en six Chants, ou le miroir brisé de Maldoror : sémiotique pour Lautréamont (Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2002, 242 p., 20 €). Lecteur, tourne tes talons en arrière et non en avant, si tu ne possèdes pas à fond les « concepts venant de la linguistique, de la philosophie, de la psychanalyse, de la sémiotique littéraire, ainsi que quelques outils empruntés aux mathématiques », comme le titre de cet ouvrage t’en avertit honnêtement quoique de manière peu limpide. Disciple de Jean Peytard (abondamment cité), l’auteur manie cet imposant éventail de disciplines dans l’espoir de comprendre le projet de Ducasse, qu’elle croit pouvoir définir comme recherche de l’identité dans la multiplicité, motivée par l’amour. Pour y parvenir, elle se livre à une description minutieuse, à l’aide des outils empruntés aux discours susnommés, des principaux moments des Chants, sans aucune référence à autre chose – ni à la biographie (cela va de soi), ni à Poésies (c’est plus surprenant). Parvient-elle, ce faisant, à « caractériser l’écriture ainsi que sa raison d’être » (conclusion) ? L’écriture, peut-être, si l’on parvient à s’y retrouver dans le jargon technique manipulé avec une notable absence de légèreté. Quant à la raison d’être de tout ceci, disons qu’elle demeure aussi opaque à la fin qu’au début. Mais pourquoi Loïs Nathan aurait-elle réussi là où tout le monde a échoué ?
Lebrun. Alfred Eibel, Michel Lebrun. Témoignages (Éditions Hors Commerce, 2002, 232 p., 18 €). De l’aveu même de son auteur, ce livre de témoignages est une Traversée de Paris sans Bourvil ni Gabin mais avec l’un des plus fameux auteurs et connaisseurs du roman policier français : Michel Lebrun (pseudonyme de Michel Cade, 1930-1996). Au long des rues et au fond des troquets, Alfred Eibel a convoqué les amis, connaissances et lecteurs les plus éminents (Jean-Hugues Oppel, René Réouven, Jean-Pierre Schweighauser, Patrice-Henri Manem, Francis Leroi, etc.) du créateur de L’Almanach du polar et de Loubard et Pécuchet. Tous rappellent le parcours, les bons et les moins bons moments de cet homme assurément fraternel, qui signait parfois ses chroniques Wolfgang Amadeus Polar. Émerge cette nécrologie synthétique : « Il a gagné des millions, il a tout dépensé, il a fait la fête, il est sorti avec des femmes. Il pouvait vivre de presque rien. Sa machine à écrire, sa tête, ses copains, son petit verre de vin. […] Il allait fouiner chez les bouquinistes du square Brassens. Il adorait Chester Himes, il avait interviewé sa veuve à Alicante. Il possédait une capacité de travail énorme. Et s’il aimait rigoler, il ne cessait de penser à son travail, à son boulot. Il avait horreur du métro. Il adorait le bus. Il prenait des taxis. » Où l’on découvre encore que Michel Lebrun, comme Robert Giraud et Robert Doisneau, appréciait l’encore authentique bistroquet nommé Le Vin des rues (rue Boulard, dans le quatorzième). C’est pas rien. Bien complet d’une bibliographie, enrichi en coquilles – mais sans table des matières ni même de sommaire (ne parlons pas d’un index) –, cet ouvrage est une pièce de base dans la bibliographie du polar à la française, un document de départ essentiel pour retrouver le fil d’un auteur important, d’un érudit fameux qui n’aura droit qu’à un strapontin dans les dictionnaires. On parie ?
Librairie. Jacques Plaine, Souvenirs d’un libraire (Cherche-Midi, 2002, 148 p., 15 €). L’auteur égrène des anecdotes, mélancoliques ou savoureuses, sur son expérience de libraire à Saint-Étienne. La philosophie souriante de l’auteur a son charme. Ainsi ces lignes sur la collection bilingue Guillaume Budé, à laquelle recouraient en douce les lycéens lorsqu’une version latine leur était infligée : « Au cours des soixante-dix ans d’existence de la librairie, cette collection a fait le tour complet du magasin : à droite, à gauche, devant, au fond, enfin plus tard au premier étage. Il m’est facile, aujourd’hui, d’évaluer l’âge d’un Stéphanois en lui demandant de préciser l’endroit où, dans sa jeunesse, il allait chercher ce soutien pédagogique gracieux. » La préface est de Paul Fournel.
Littérature. Jean-Philippe Domecq, Qui a peur de la littérature ? (Mille et une nuits, 2002, 260 p., 12 €). Jean-Philippe Domecq avait publié il y a dix ans sous son vrai nom, dans Esprit, une « lettre » où il s’en prenait en détail et de manière véhémente aux mœurs du milieu journalistico-littéraire français de l’époque : narcissisme, complaisance, renvois d’ascenseur, oubli de la littérature et de ses valeurs. Pourtant précis, l’article n’avait suscité aucun écho. Il le réédite aujourd’hui, en y joignant un essai (réédité lui aussi) sur les « quatre figures de l’intimidation culturelle aujourd’hui », ainsi que quelques articles d’« admiration » parus dans diverses revues ces dernières années. En relisant Critiques littéraires à la dérive dix ans plus tard (on l’avait lu à l’époque), on ne peut manquer de constater sa validité toujours actuelle. Même si le prétexte en était la rentrée littéraire de 1992, toutes les rentrées ultérieures sont passibles des mêmes jugements et offriraient matière aux mêmes observations. Depuis l’invention du journalisme, il faut le redire après tout le monde, rien n’a changé. Les façons de faire ou défaire des réputations décrites avec une féroce précision par Balzac dans Illusions perdues ont toujours des praticiens aujourd’hui, même si l’on fait rarement, comme Lucien, sous trois noms différents, trois articles brillants sur le même livre : après l’éreintement, un encensement, puis un article juste-milieu. Cynisme, opportunisme, trafics d’influence, admiration mutuelle intéressée sont toujours à l’ordre du jour, sauf rares exceptions, et restent les moteurs de ce qui passe pour vie littéraire : le pouvoir vénéré, la nullité portée au pinacle, le copinage généralisé, aussi bien à la télé qu’à la radio et dans ce qui reste de suppléments littéraires des grands journaux. Si Pierre Lepape (étrillé naguère par Jean-Philippe Domecq) a disparu, Josyane Savigneau et sa monomanie sollersophile sont toujours là pour placer le nom du Grand Écrivain dans tous ses articles, sans aucune exception. Philippe Sollers, qui ne sera sans doute jamais pour la postérité ce que Josyane Savigneau veut à toute force faire croire dans son entreprise de marketing permanent, restera en revanche comme un cas exemplaire permettant d’illustrer la permanence sur deux générations des vices d’un milieu qu’il manipule avec maestria. Mais qui s’en soucie ? Les dénonciations de Jean-Philippe Domecq peuvent-elles avoir le moindre effet sur des personnages recouverts, comme on le disait naguère de Reagan, du téflon de la notoriété et du pouvoir éditorial ? Pour justes que soient ses critiques, il faudrait qu’il ait lui-même le contrôle de quelques solides outils de la machine éditoriale et journalistique – mais cela est par définition inconcevable. Il faudrait, à défaut, qu’il ait une plume brillante, le talent assassin ou l’invective énorme et brûlante, pour au moins se faire remarquer – mais ce n’est pas le cas non plus. Le monde littéraire étant ce qu’il est, la vertu sincère et la critique pratiquée sans vénalité par Jean-Philippe Domecq n’ont donc aucune chance de changer quoi que ce soit. Il reste à penser, sans illusion, qu’il lui sera compté cependant d’avoir tenté de sauver l’honneur.
Lorrain. Jean Lorrain, Mes expositions universelles (1889-1900), édition établie et présentée par Philippe Martin-Lau (Champion, 2002, 434 p., 60 €). On doit à Philippe Martin-Lau la première édition, depuis près de cent ans, d’un choix de Pall Mall et autres articles journalistiques de Lorrain. C’est bien, mais c’est aussi frustrant. Le thème choisi – les deux grandes Expositions à Paris de 1889 et de 1900 – est une bonne idée, mais l’ensemble des chroniques choisies manque de cohérence. En se voulant riche dans ce choix, le livre en devient difficile à lire. Certes, on dispose des textes de Lorrain sur le « Grand Bazar » de 1900 (publiés pour la plupart par Lorrain lui-même dans ses Poussières de Paris), certes, on dispose également des textes de 1889, mais on en a parfois trop ou pas assez. Expliquons-nous : certaines chroniques ne devaient pas être coupées, et d’autres n’avaient pas leur place dans le volume. Reproduire cinq lignes sous le seul prétexte que le mot exposition est cité est une étrange méthode. Un peu d’élagage aurait permis plus de cohérence. Journaliste aguerri par une quinzaine d’années de pratique, Lorrain était passé maître dans l’art de décrire un lieu, une ambiance, sans parler de ces chroniques dialoguées qui restituent le brouhaha des salles d’exposition ou des pavillons. Lorrain redonne mieux qu’un autre ces bribes de conversation que l’on plaquerait volontiers sur les premiers films, muets bien sûr, qui sont conservés sur cette exposition. Très rapidement présentée (« Jean Lorrain est né au début des années 1880 » [sic], « Grâce aux articles qu’il insère régulièrement dans le Courrier français (1884-1887) » [raté : Lorrain n’y débute qu’en novembre 1886 avec son célèbre article sur Rachilde]), l’édition est établie en suivant un mode chronologique et dotée d’un index et de repères bibliographiques sur les Expositions universelles. Les notes se divisent en deux catégories : celles concernant les expositions et les autres ! Les premières, intéressantes, témoignent de recherches sérieuses (il est vrai qu’il existe nombre de guides et de catalogues des Expositions de 1889 et 1900, très riches et bien illustrés). Pour les autres notes, c’est consternant : des alignements de notices du Bénezit, du DBF, de dictionnaires historiques, etc. On ne voit pas du tout l’intérêt de donner une biographie de Maupassant sans dire un seul mot sur ses relations avec Lorrain. Résumer en neuf lignes la vie et l’œuvre de cet écrivain (et la moitié de la notice consiste en l’énumération de ses principaux ouvrages) laisse pantois lorsque l’on sait que Lorrain et Maupassant étaient pays ou qu’ils faillirent se battre en duel. De telles notes ne sont le plus souvent jamais mises en rapport avec le sujet, et c’est bien dommage. La note sur Louis XVI de la première chronique en est l’exemple-type : douze lignes de biographie royale pour éclairer ce passage difficile à comprendre : « Le 14 avril, une fête Louis XVI, est annoncée à la Bastille. »
Louise Michel. Christine Ribeyreix, Louise Michel, quand l’aurore se lèvera (La Lauze, 2002, 261 p., 20 €). Biographie inutile, sans notes ni documents nouveaux. La bibliographie laisse rêveur. Circulez !
Mac-Nab. Maurice Mac-Nab, Poèmes mobiles. Œuvres complètes, préface et notes de François Caradec (L’Atelier des brisants, Collection Le Chat Noir, 2002, 314 p., 25 €). Un livre très attendu, et dont l’édition ne déçoit pas. Certains des poèmes de Mac-Nab sont bien connus, parus dans diverses anthologies, mais ses deux recueils de poésies et de monologues en prose – Poèmes mobiles (1885), Poèmes incongrus (1887) –, ainsi que ses deux albums posthumes de chansons étaient peu accessibles. Pour cette édition qui fera référence, François Caradec a rassemblé de nombreux textes parus uniquement en revue. Dans sa préface érudite et vivante, il reconstitue le milieu chatnoiresque, celui des Hydropathes, Hirsutes et autres Fumistes, où est née cette poésie, parnassienne dans sa forme et orale dans ses effets. Il rapporte les singularités du personnage dans sa courte vie (né en 1856, Mac-Nab est mort en 1889, de tuberculose). La plus saillante est que cet aristocrate qui vivait comme un petit employé à l’Hôtel-de-Ville a pu passer pour un révolutionnaire, alors que ses textes se moquent de ces derniers (ainsi la chanson Le Grand Métingue du Métropolitain). Malgré tout, Mac-Nab fut révolutionnaire à sa manière : qui oserait aujourd’hui se moquer des fœtus en bocaux, des boiteux et des culs-de-jatte ? Son style est un stylet : ses mots font mouche dans ses poèmes, chansons et monologues. Modulant la tendresse et la cruauté, ils entraînent souvent le lecteur dans leur « chute ». Les monologues, plus courts et plus efficaces que ceux de Charles Cros, expriment une ironie amère et un humour très noir. Ils tiendraient très bien la scène de nos jours. On appréciera particulièrement un monologue sur l’incommunicabilité au téléphone, et une « thèse de médecine » inédite, Du Mal aux cheveux et de la gueule de bois (1890). De même, les chansons pourraient être reprises, car elles sont données ici avec leur partition. Mac-Nab est aussi très moderne dans son utilisation du collage à base de réclame (les Poèmes mobiles ont pour modèle les « poêles mobiles »). Certaines de ses rimes mimant le langue populaire (prince/vingince) anticipent celles d’un Queneau. Reste une question : pourquoi le responsable de la collection Le Chat noirn’a-t-il pas publié cette œuvre dans la collection de poésie, ouverte à plus vaste public, qu’il dirige aux éditions Gallimard, où il avait présenté une anthologie des poètes du Chat noir ? Est-ce parce que Mac-Nab n’est pas un auteur « sérieux » ?
Mallarmé. Serge Bismuth, Manet et Mallarmé : vers un art improbable (L’Harmattan, 2002, 271 p., 23 €). Rien de la dissertation convenue dans ce livre diablement intelligent, nourri d’une culture variée, convaincu et détaché – au point d’admettre qu’il n’y a peut-être dans le rapprochement qu’il propose entre Mallarmé et Manet que coïncidence. Mais alors, une coïncidence fructueuse, comme toutes les figures du rire et du hasard dont il poursuit les traces dans les œuvres, dans leur réception (ou les refus qu’elles suscitent), dans les pensées ambiguës de leurs auteurs. Le « spontanéisme » du peintre (le terme est de Manet) sert de fil conducteur à travers un siècle de modernité esthétique, jusqu’à Buren compris. Bourré de citations diverses (mais on s’étonne qu’il ne réfère à peu près, quant à Manet, qu’aux travaux très anciens de Tabarant), l’essai n’en est pas moins personnel et original, comme son auteur, à la fois enseignant, artiste et typographe. Dans ce dernier rôle, on se serait d’ailleurs attendu à plus de mesure dans l’usage de l’italique, dont il n’avait pas vraiment besoin pour faire passer le sens de ses analyses.
Maupassant. Joël Malrieu présente Bel-Ami de Guy de Maupassant (Gallimard, 2002, 213 p., 7 €). Dans une collection dont la vocation pédagogique impose de faire tenir sous un volume limité des morceaux choisis, un essai, des extraits de documents divers et une bibliographie, Joël Malrieu s’efforce d’argumenter pour soutenir sa lecture très personnelle de Bel-Ami, où l’accent est mis sur la déconstruction du personnage romanesque de tradition réaliste par Maupassant. Le roman n’en est un qu’« en trompe-l’œil », Duroy « un personnage vide » en perte d’identité au milieu d’une « indéfinition générale ». Joël Malrieu en conclut à la « modernité extrême » de Maupassant, du coup rapproché du Flaubert de Bouvard et Pécuchet et du James de L’Image dans le tapis. La perspective est intéressante et bien argumentée, même si l’on peut regretter que la dimension sociale et politique de l’oeuvre se trouve ainsi expédiée aux oubliettes.
Modernité. La Modernité après le post-moderne, sous la direction d’Henri Meschonnic et Shiguehiko Hasumi (Maisonneuve et Larose, 2002, 199 p., 25 €). Rassemblant les actes d’un colloque qui a eu lieu à Tokyo en novembre 1996, cet ouvrage collectif est le fruit d’une réflexion commune menée, dans le cadre d’échanges entre l’Université de Paris-8 et la Faculté des arts et des sciences de Tokyo, sur un problème dont l’actualité critique et épistémologique ne se dément jamais et qui ne cesse de soulever débats et polémiques : celui de la modernité dans son rapport, tendu, conflictuel, avec l’idéologie du post-moderne, définie sommairement comme un discours qui annonce, sur fond d’hégélianisme, la fin de l’Histoire, la ruine des systèmes, l’écroulement des idéaux, en un mot la clôture du sens – et qui, de ce fait, renvoie la modernité à sa propre caducité, tout se passant comme si l’ère du moderne avait eu lieu, une fois pour toutes. Le titre du présent volume invite à opérer un décentrement qui dénonce une espèce d’historicisation réductrice au profit des historicités et des différences. La question est abordée sous un angle résolument pluridisciplinaire qui permet de rendre compte, avec force et clarté, des enjeux et des stratégies que recouvrent les notions antagonistes mises en présence. Car il s’agit d’abord de dresser à nouveaux frais le constat d’un conflit typique des sociétés submergées par le règne de la communication et les nouvelles technologies. D’où la confrontation et le croisement des cultures française et japonaise, approchées dans leur cycle évolutif respectif et envisagées comme des pôles à la fois distants et proches autour desquels s’est théorisée – à la lumière d’une modernisation technique et industrielle accélérée – une pensée de l’histoire, une éthique du devenir collectif, une théorie des esthétiques et des discursivités. S’il est vrai que la modernité – rapportée à une certaine philosophie du progrès – n’échappe pas à un inévitable processus de périodisation historique (l’ancien/le moderne), il est tout aussi attesté qu’elle relève d’une activité – une pratique et une théorie – qui témoigne de l’inscription d’un sujet (individuel-collectif) dans un présent qu’il contribue à transformer, à rendre présent à lui-même. On mesure par là que l’approche tentée dans ce volume tient ensemble la littérature, la théorie et la poétique du langage, les arts en général, l’anthropologie, la sociologie, l’histoire et la philosophie de l’histoire, la politique et la philosophie politique, bref toutes les pratiques et activités par lesquelles le sujet se risque et se pense comme invention continue et plurielle de modernité(s). Les contributions signées Meschonnic, Satoshi, Rancière, Kôzô, Dessons, Hasumi, offrent, parmi d’autres, l’illustration pertinente d’une telle diversité. A l’hétérogénéité de la notion répond la variété des problématisations et des discours critiques ; les contributions que renferme cet ouvrage situent, chacune à sa manière, le problème dans des domaines d’application et des champs conceptuels multiples. Mais toutes s’emploient à révéler les limites de l’imposition post-moderne, acte de confiscation éthique et brouillage théorique. Malgré une nécessaire disparité de points de vue et d’analyses, le volume, des plus stimulants, maintient ouvert l’horizon de la réflexion. Il tire sa cohérence d’un point de fuite que chacun doit concourir à éclairer.
Muller. Henry Muller, Trois pas en arrière (La Table ronde, 2002, 287 p., 8,50 €). Délectables, ces souvenirs enjoués de ce collaborateur des Éditions Grasset, mort en 1980, qui fraya avec des Mauriac, des Chardonne, des Cocteau et autres Montherlant, sans être jamais dupe des travers de ces grands hommes. C’est souvent drôle, parfois bouffon, en tout cas plein d’une lucidité qui n’égratigne pas. Pas d’index des noms cités, dommage.
Musique. Françoise Balard, Geneviève Straus : biographie et correspondance avec Ludovic Halévy, 1855-1908 (CNRS éditions, 2002, 448 p., 30 €). Figure centrale de la mondanité durant près d’un demi-siècle, fille du musicien Halévy et veuve de Bizet, amie de Degas, de Proust et de bien d’autres, Mme Straus méritait bien une étude. La précédente biographie d’elle par Chantal Bischoff (1992) étant un peu trop imprécise, on pouvait espérer que celle de Françoise Balard y remédierait. De fait, on y trouve une chronologie bien plus sûre et plus détaillée. Malheureusement, cette biographie est trop linéaire, trop à ras du sol. Souvent, même, elle ne fait que doubler, voire paraphraser, la correspondance Straus-Halévy publiée ici. D’ailleurs, cette correspondance n’est vraiment intéressante qu’à partir de 1880 ; on aurait pu se dispenser de reproduire les lettres de Geneviève enfant et jeune fille. Autre raison diminuant notablement l’intérêt : comme nous en avertit Françoise Balard, Ludovic Halévy a détruit toutes les lettres un peu personnelles de sa cousine Geneviève, notamment celles relatives à ses problèmes conjugaux et à la mort de Bizet. Autant dire que nous n’avons que le triste résultat d’un écrémage : aucune missive pour 1873, 1874 et 1875 ! Malgré cela, les lettres contiennent des notations intéressantes (par exemple sur la Commune ou l’Affaire Dreyfus). On y trouve également, comme un refrain, la comptabilité très détaillée des droits d’auteur (posthumes) de Bizet, qu’Halévy communique jusqu’à sa mort à sa cousine avec une régularité et une précision quasi maniaques. En filigrane de tout cela se dégage, mais pas toujours très nettement, le portrait d’une femme à la fois très sociable et secrètement blessée, qui sombrera dans les angoisses et les insomnies, et qui, en art et en littérature, était finalement de goûts prudents. Françoise Balard s’exagère un peu l’intérêt de cette correspondance, dont elle possède une partie des originaux. Comme ses contemporaines, Mme Straus savait trousser un billet ou écrire une lettre, mais l’essentiel d’elle-même et de son esprit n’était point là, sinon dans son activité mondaine d’animatrice de salon. N’est-il pas également un peu naïf de croire que, pas plus que ses lettres à Halévy, celles à sa tante Mme Léon Halévy pouvaient refléter toute sa vie ? Si écrire était à l’époque une sorte de devoir social et familial, il ne s’ensuit pas, loin de là, que chaque lettre était effusion ou confidence ; aussi les lettres à Mme Léon Halévy font-elles surtout entendre un aimable badinage familial. De même, faut-il croire que, comme l’affirme une note, Mme Straus témoignait « dès l’enfance de la recherche qu’elle apportait au choix de son papier à lettres » ? Comme si, dans ce milieu de riche bourgeoisie, choisir un papier de couleur orné de ses initiales n’était point, à l’époque, une règle, presque une obligation, pour une jeune fille ! L’annotation aurait pu être plus poussée (George Moore et Édouard Dujardin ne semblent pas avoir été identifiés). Signalons, à titre anecdotique, que la cantatrice Tarquini d’Or, dont il est question dans une lettre de 1892, deviendra Mme Aristide Bruant, et que l’auteur de Rue Saint-Vincent filait doux devant cette redoutable moitié.
Nadeau. Maurice Nadeau, Serviteur ! Un itinéraire critique à travers livres et auteurs depuis 1945 (Albin Michel, 2002, 423 p., 22, 90 €) ; Maurice Nadeau, Une vie en littérature. Conversations avec Jacques Sojcher (Complexe, 2002, 178 p., 14,80 €). Il n’y a « plus de critiques, mais des auteurs de comptes rendus, de portraits, le plus anecdotiques possibles », constate Maurice Nadeau dans l’entrevue qu’il avait accordée à Histoires littéraires et dont il reproduit des extraits en conclusion de cette anthologie représentative de son propre « itinéraire », qu’il a intitulée Serviteur !. À quoi il pourrait ajouter : « il y a moi », et depuis plus de cinquante années ! Lui qui n’est « ni philosophe, ni sociologue ni esthéticien ni psychanalyste ni linguiste » – et l’on pourrait encore ajouter à la liste bien des étiquettes refusées – apparaît à travers ce choix comme le lecteur par excellence de ce large demi-siècle qui va de Trotsky à Houellebecq. La juxtaposition de ces deux noms ne paraît incongrue que parce que notre époque est parvenue à totalement isoler la littérature de son contexte historique et politique. Tel n’est pas le cas pour Maurice Nadeau, qui tient au contraire à souligner la place que l’action et la réflexion militantes ont occupée dans son parcours et dans sa perception des œuvres. Quand il rappelle comment la rencontre avec Pascal Pia a fait basculer sa vie, on comprend qu’au-delà de la séduction par l’homme, il y avait aussi l’appel irrésistible d’un milieu où journalisme, littérature et politique se nouaient en un seul combat. Lire l’époque et l’écrire aussitôt pour désigner ce qui s’y passe d’inouï, telle est la vocation que l’ex-normalien devenu journaliste et éditeur poursuit encore aujourd’hui, sismographe sans égal par l’étendue de ses curiosités, la précision de ses observations, la générosité de son accueil. Il est à peu près partout, toujours, le premier à savoir dire ce que des quasi-inconnus nous réservent. On demeure confondu à la lecture des notes souvent prophétiques que Maurice Nadeau a consacrées à Miller, à Beckett, à Klossowski, à Bataille, à Queneau, à Leiris, à Limbour, à Robbe-Grillet. Aucune esbroufe, pas de rhétorique, des mots directs, informés, nets, sans aucune des facilités ni des petites compromissions stylistiques du journalisme ordinaire. Leur modestie sans affectation fait la grandeur morale de ces actes publics de reconnaissance à l’égard de la grandeur littéraire. Il y a de la vertu, au grand sens classique du terme, dans cette passion sceptique pour son temps. Il faut aussi un certain courage pour dire en même temps son admiration pour Beckett et pour Gide ou Martin du Gard, ces derniers oubliés ou dédaignés par les lecteurs d’aujourd’hui. La constance de l’attention, l’attachement sans compromis à tout ce qui remue la langue, la forme, mais aussi l’humanité, tout cela soutenu dans la durée par le refus de faire carrière, dessine une figure dont la singularité ne peut que frapper. Une figure où nous retrouvons aussi des valeurs qu’on peut croire disparues, celles d’un milieu dont la plupart des acteurs se sont éclipsés, pour qui « littérature » n’était pas un vain mot. Il s’en défendra, évidemment, mais comment Maurice Nadeau pourra-t-il échapper au destin que chacune de ses pages lui prépare ? Témoin actif et lucide des multiples époques traversées en trois-quarts de siècle, il en est un peu le Saint-Simon, parce qu’il est attentif aux hommes, mais aussi le Sainte-Beuve, parce qu’il en a tout lu. Saint Nadeau – il va protester – mais il l’aura cherché en se voulant ainsi le « serviteur » de son temps. En même temps que Serviteur !, paraît aux éditions Complexe un volume d’entretiens de Maurice Nadeau avec Jacques Sojcher : il y évoque sa carrière, ses rencontres, ses admirations, ses choix et surtout ses refus, par lesquels, on le sait, se caractérise le mieux le métal d’une personnalité.
Nerval. Le « Faust » de Goethe traduit par Gérard de Nerval, édition présentée et annotée par Lieven D’Hulst (Fayard, 2002, 470 p., 20 €). Cette édition du texte intégral de la version de 1840 de la traduction de Faust par Nerval est un petit bijou. Précédé d’une présentation dont on pardonnera le style bien universitaire tant le propos ouvre des perspectives intéressantes – en substance : l’œuvre de Nerval doit plus qu’on ne le croit aux différentes traductions du Faust sur lesquelles Gérard a travaillé tout au long de sa vie –, le texte est accompagné d’un apparat critique détaillé et présente l’ensemble des variantes des éditions précédentes que Nerval a données du premier Faust, en 1827 et 1835, ainsi que celles de la version abrégée des deux Faust publiée en 1850. Si l’on connaît bien le premier Faust, écrit par Goethe en 1808, que le jeune Gérard, germaniste néophyte, a entrepris de traduire avec ferveur dès 1827, le deuxième, écrit en 1831, est moins fréquenté. Cette suite plus philosophique et poétique que dramatique, où Faust et Méphistophélès traversent les époques historiques et mythiques en quête d’un absolu ontologique, passionne Nerval. Son caractère original, réfractaire à tout système génétique, le pousse même à écrire dans sa traduction de 1840 un « examen analytique » qui, comme il l’explique lui-même, « reli[e] entre elles les grandes parties qui se correspondent, [et qui] explique les scènes d’intermède et d’action épisodiques, fort diffuses et fort obscures pour les Allemands eux-mêmes ». Plus encore que la redécouverte de ce deuxième Faust, l’édition de Lieven d’Hulst permet de comprendre comment cohabitent et s’entrecroisent chez Nerval les qualités poétiques et dramatiques de l’écrivain et du traducteur. La reprise en vers de passages en prose, et vice versa, au long des différentes versions, les retouches successives montrent à quel point cette traduction accompagne le parcours littéraire de Nerval, et l’on se demande si cette fameuse traduction de Goethe n’est pas l’œuvre maîtresse du romantique français. De là à en faire une des causes principales des problèmes psychiatriques de Nerval, il y a un pas que l’on se sent tenté de franchir tant ce défi littéraire semble posséder Gérard. Reste à traduire et à éditer correctement le Faust « primitif » (Urfaust) que Goethe composa entre 1773 et 1775, et la boucle sera bouclée.
Opéra-comique. Raphaëlle Legrand, Nicole Wild, Regards sur l’opéra-comique. Trois siècles de vie théâtrale (CNRS éditions, 2002, 290 p., 25 €). Quand deux musicologues content l’histoire de l’Opéra-Comique. L’ouvrage est bellement illustré – portraits de chanteurs, affiches, décors – et constitue une très instructive et très distrayante promenade au royaume de Favart. Chronologie (1607-1990) des principaux événements de la salle de spectacle pour laquelle furent écrits Pelléas et Mélisande de Debussy et la Carmen de Bizet. Index des noms cités. Un livre de référence.Paris (I). Jacqueline Baldran, Paris, carrefour des arts et des lettres 1880-1918 (L’Harmattan, 2002, 270 p., 23 €). Rien de neuf dans cette compilation rapide dont les citations sont souvent de seconde main, mais des idées admises éculées qui n’ont plus cours depuis longtemps (les amis qui ne comprennent rien aux Demoiselles d’Avignon, Apollinaire qui pâlit en entendant Cendrars dire Les Pâques chez les Delaunay). Des erreurs : Salmon entraînant Apollinaire à La Closerie des lilas, où il fait la connaissance de Jarry. Des fantaisies chronologiques : Les Soirées de Paris en 1903, Paul Fort âgé de 33 ans « vers 1903 » Des coquilles : certaines courantes, Valloton, Rémy (de Gourmont, bien sûr), d’autres plaisantes comme Banju ou Nadard. Et ainsi de suite. Tout cela est léger, léger.
Paris (II). Marie-Claire Bancquart, Paris « fin-de-siècle ». De Jules Vallès à Remy de Gourmont (Éditions de la Différence, 2002, 414 p., 28,50 €). Réédition remaniée de ce travail pionnier paru en 1979, sous le titre de Images littéraires du Paris « fin-de-siècle ». La bibliographie a été mise à jour, et l’iconographie, modifiée. Dirons-nous que nous regrettons un peu toutes les belles photographies sépia qui illustraient la première édition ? Ne nous plaignons pas, cependant : quatre cahiers en couleurs en reprennent certaines et en rassemblent d’autres, dont des peintures peu connues de Lépine, Caillebotte, Harpignies, Forain, etc. Excellente idée que d’avoir remis dans la circulation cette étude très complète, qui avait le grand mérite, voici plus de vingt ans déjà, d’associer des écrivains connus (Huysmans, Zola, Maupassant, Claudel) à d’autres alors peu explorés (Tinan, Poictevin, Céard, Dujardin, Rosny, etc.). Les analyses de l’auteur montrent comment Paris fut, pour bien des écrivains, une totalité mouvante, souvent déconcertante, et qu’il s’agissait de saisir dans ses métamorphoses : une capitale en plein changement urbain, déjà remodelée par Haussmann et qui concentre en elle la modernité préconisée par Baudelaire. Marie-Claire Bancquart a le mérite de bien connaître l’époque et sa littérature, et d’en proposer une vision qui s’attache, sans jamais perdre de vue les textes ni le fait littéraire, à préciser la manière dont tant d’écrivains si divers vécurent, sentirent et virent Paris. Intelligence, sensibilité et érudition se conjuguent parfaitement dans cet ouvrage qui abonde en formules justes, en développements critiques de grand intérêt. Bref, une excellente étude, qui, par l’ampleur de ses vues, constitue une véritable « Poétique de la ville fin-de-siècle », poétique dont Marie-Claire Bancquart avait déjà donné, en 1973, l’indispensable complément, avec son Paris des Surréalistes.
Pataphysique. L’Auvergne insolite. Petit guide pataphysique, sous la direction de Pascal Sigoda (Au signe de la Licorne, 2002, 250 p., 32 €). Un ouvrage traversé de personnages insolites et pittoresques, avec une flopée de notices biographiques où l’on se plait à frétiller comme une vieille carpe diaime : le père Hébert, « modèle » d’Ubu et professeur de physique en Auvergne ; le poète et candidat Francisque Tapon-Fougas ; le dessinateur vagabond Alphonse Courson ; le conventionnel Jacques-Antoine Dulaure, qui, dans une Réclamation d’un citoyen contre la nouvelle enceinte de Paris, condamna l’octroi par ce vers extraordinaire : « Le mur murant Paris rend Paris murmurant » ; l’énigmatique Léonce Guyot-Montpayroux, dont les mémoires de Georges Cavalier dit Pipe-en-bois tracent un portrait à l’acide ; le frère Joseph, qui fut le professeur de Fidel Castro au collège de la Salle à La Havane ; Claude Bonnay, dit Ramadah Ier, roi des Malgaches ; le « député fou » des années 30 Philibert Besson, précurseur de l’euro ; Mme Richenet-Bayard, auteur d’un Chant national et patriotique des Arvernes pour rendre hommage à Vercingétorix le jour de l’inauguration de son monument à Clermont (selon l’auteur, la description que fait Sénèque de l’éruption du Vésuve et de la destruction de Pompéi est en fait le récit de la destruction d’Alésia… va comprendre, Jules !) : « Alésia, ville antique, célèbre par l’action / Tu fus le berceau des Égyptiens en émigration / Ta montagne volcanisée a englouti / Trois générations d’hommes ensevelis ». Intéressante étude sur l’affaire de Glozel. Une notice sur Christian Poncelet et ses fameux « insolivres ». Pascal Sigoda, l’auteur de cette Auvergne insolite, fait remarquer que, sur les cent dix faux Louis XVII surgis sur la planète, dix sont apparus en terre auvergnate, dans la zone Thiers-Ambert-Viverols. Magnifique iconographie dominée par, en frontispice, un vrain-lucasien et paranadariste portrait peint de Jarry par le Douanier Rousseau, trouvé en 2002 à Clermont-Ferrand où il était jusqu’alors utilisé, comme il se doit, pour obturer une cheminée condamnée. Clermont fait rire.
Paulhan. Jean Paulhan, Entretiens à la radio avec Robert Mallet (Gallimard, 2002, 154 p., 7 €). Le décès, survenu le 4 décembre 2002, du recteur Mallet, fait inopinément de ce petit livre la dernière publication « anthume » affichant son nom. Chronologiquement, c’est en fait l’une des premières, puisque l’idée en dériva, en 1952, du succès de ses entretiens radiodiffusés avec Paul Léautaud en 1950. Sans avoir voué la voix nuancée, précieuse, presque féminine de Paulhan au même succès que l’ermite de Fontenay-aux-Roses avait dû aux rires suraigus et au sans-gêne de ses propos « cyniques », ces entretiens avec ce Père Joseph de l’édition française sont un passage indispensable. Déjà parus deux fois : d’abord dans les Œuvres complètes au Cercle du Livre précieux en cinq volumes (1968), puis dans une édition de poche conforme à la révision sévère du texte par Paulhan parue en 1970 dans la collection Idées sous le titre Les Incertitudes du langage, ces entretiens bénéficient avec la présente édition, qui reproduit le texte de la deuxième, d’un papier moins précaire et d’un encollage satisfaisant (qui dit que le progrès n’existe pas ?). Il est heureux que cette introduction, des plus vivantes, à une vision subtile du rapport des lettres et des choses, volontiers teintée de naïveté feinte ou véritable, se retrouve ici, enfin, à la portée de tous. Si l’on sait le rôle pivot que joua Paulhan chez Gallimard comme « directeur de conscience » ou aiguilleur de tant d’auteurs fameux, rôle dont, année après année, témoignent depuis 1984 les volumes de correspondances dédiées (le dernier avec Jean Guéhenno – dommage que la plupart de ses lettres à Audiberti se soient perdues), on connaît trop peu le philosophe et le patient chercheur qui, quarante ans durant, fut en quête d’une « clé de la poésie » dont les Fleurs de Tarbes avaient livré le premier tour – la clé paulhanienne est assez complexe puisque l’auteur a mis tant de temps à l’ouvrager. Comme sur Bergson, la clarté de la phrase, la « belle écriture » ont jeté sur Paulhan un soupçon commun à l’heure où l’incompréhensibilité passe pour gage de profondeur. Elle ne paraît qu’en filigrane dans les réponses d’un humour si caractéristique qu’il fait à Mallet dans ces propos, donnés ici à lire en continu (une division en chapitres n’eût pas nui). Or Paulhan s’est plaint parfois qu’on impute à humour ce qui, chez lui, relève essentiellement d’une vision originale, dont paradoxalement la subtilité coopère à réaffirmer la candeur de base. Un exemple, datant de son adolescence : dans une rédaction portant sur un défilé militaire, il s’était extasié sur l’ordonnance, surprenante à ses yeux novices, de cette belle manifestation qu’il redoutait chaotique. Son prof l’avait taxé d’humoriste de mauvais aloi, or il était sincère. C’est généralement le cas chez ce philosophe à côté que Benda qualifiait de « danseur » : ses remarques déroutantes, à la façon des dits d’un maître zen, traduisent ordinairement un jugement des plus aigus et éclairants. Il fait voir en beau ce qu’on voit souvent en noir. Si les écrivains aiment cancaner les uns sur les autres, s’ils jouent à être méchants, c’est à son sens par besoin de distraction, car « personne n’a autant que l’écrivain besoin d’être distrait de son travail – il faut qu’il y songe, mais il faut aussi qu’il l’oublie… » Ces entretiens font paraître le côté lumineux de Paulhan, ils ne donnent guère idée de son côté obscur au sens le moins plaisant (cf. par exemple Lignes de Vie d’Etiemble). Quoi qu’il en soit, Paulhan est comique et intelligent plus souvent qu’à son tour. Cela devrait suffire à le recommander toujours.
Photographie. Daniel Grojnowski, Photographie et langage (José Corti, 2002, 386 p., 20 €). Profil bas pour ce joli Corti, au titre trompeur, car il y est bien peu question de langage, même photographique, et beaucoup d’usages écrits de la photographie. La ligne de force du volume pourrait être l’utilisation inattendue de la photographie, comme métaphore, motif ou preuve, dans des projets relevant de l’idéalisme, de la croyance en un au-delà du visible. Il aurait d’ailleurs sans doute gagné à mieux dégager cette question, car le rapport de l’écrit et de la photographie étant un sujet plutôt fréquenté en ce moment, il devient difficile de se contenter d’un florilège d’articles variés et toujours habiles, mais assez inégaux en intérêt et en originalité – et qui n’évitent pas toujours les répétitions. Après une bonne entrée en matière sur la photographie comme métaphore, la section « fictions » s’enlise ainsi un peu dans « quelques histoires de photographie » ; les textes de la section « informations » s’apparentent trop à un cours d’introduction à la lecture de l’image de presse. Quant aux « théories » qui referment le volume, elles sont à son image plaisantes et trompeuses, puisqu’il s’agit d’un intéressant retour sur les travaux de deux théoriciens, Barthes et Benjamin, qui ressemble davantage à une lecture des œuvres qu’à un essai de rethéorisation à partir des lectures et emplois abondants qui ont pu en être faits (on a même le sentiment qu’il s’agit d’extirper le texte de Barthes de sa visée théorique pour le restituer au biographique). On portera au crédit de l’auteur l’anthologie de poche qui rassemble à la fin des extraits trop brefs de textes peu connus de littérateurs se rapportant à l’impression photographique, et la section « Visions » qui propose un point très intéressant sur deux cas de cristallisation d’un savoir scientifico-fantasmé (les optogrammes, impressions quasi photographiques conservées post-mortem par la rétine et les photographies spirites dont il a été par ailleurs récemment question dans Histoires littéraires). Dans la longue section consacrée à l’illustration photographique, on retrouvera une lecture fouillée de deux romans emblématiques de cette technique, Bruges-la-morte et Nadja (avec une belle coquille-néologisme, page 168 : une photo que des lignes « cadrillent »), et un chapitre plus théorique qui ne parvient pas à convaincre, du fait du glissement permanent entre la question de l’illustration d’une œuvre et celle du recours spécifique à l’illustration photographique, et qui aurait gagné à mieux prendre en compte le contexte idéologico-littéraire dans lequel divers écrivains sont amenés à s’exprimer sur la photographie, ce qui aurait évité de gauchir les positions des uns et des autres, même dans le but de faire de Rodenbach, et à son corps défendant, un innovateur majeur. En somme un ouvrage stimulant, mais par intermittences, qui jette des éclairages d’intensité variable dans l’immensité sombre d’une vaste question.
Picabia. Pierre de Massot, Francis Picabia (Seghers, 2002, 192 p., 18,50 €). Rectifions tout de suite une grosse coquille : l’éditeur n’est point Seghers, mais Slatkine Reprints… Tout au moins pourrait-il l’être, car ce volume n’est que la reproduction pure et simple de la monographie publiée par Pierre de Massot en 1966 chez le même éditeur. On peut donc trouver un peu fort qu’on n’en ait point mis à jour la bibliographie : il existe tout de même deux tomes d’Écrits de Picabia, parus chez Belfond en 1975-78, ainsi que des inédits posthumes comme les Lettres à Christine (1988). L’éditeur semble d’ailleurs avoir eu quelque remords, puisqu’un prospectus joint aux exemplaires de service de presse signale justement la récente réédition des Écrits chez Mémoire du Livre. Mais cette feuille n’est point destinée au lecteur lambda, lequel ne dispose ici que d’une bibliographie s’arrêtant en 1965… Cela dit, l’étude du témoin privilégié de Dada et de la vie de Picabia que fut Pierre de Massot tient la route. Brève et dense, d’un style parfois légèrement précieux, elle est centrée sur la production poétique du peintre, faisant totalement abstraction du Picabia d’avant 1917, lequel, curieusement, commença par être un peintre post-impressionniste sans grande originalité. Il en va bien autrement dans ses poésies, bien que ce soit sans doute dans ses proses, et surtout dans ses textes de revue, que Picabia ait donné toute sa mesure d’anarchiste et de provocateur. Entre Tzara et Breton, et bien plus proche de son ami Satie que de Breton, il joua, par son humour dévastateur, un rôle essentiel. À cet égard, une solide biographie de Picabia serait du plus vif intérêt pour l’histoire littéraire et artistique du XXe siècle. La grande rétrospective Picabia présentée au Musée d’art moderne de la Ville de Paris fin 2002 et début 2003 suscitera-t-elle ce genre de travail ? Il faut le souhaiter, pour la science.
Pipe-en-bois. Georges Cavalier, La Commune à Nouméah, édition établie et présentée par Jean-Luc Debry (Séguier, 2002, 67 p., 12 €). Retrouvé chez les descendants d’un certain Pierre Pirotte, communard condamné à la déportation, ce vaudeville en un acte avait été écrit à la fin de l’année 1871 et créé le 1er janvier 1872 dans ce Fort Boyard où furent détenus quelques centaines de Communards avant d’être transformé en décor pour jeux télévisés. Georges Cavalier, auteur de cette Commune à Nouméah (avec un h), s’était fait connaître dans les dernières années de l’Empire sous ce surnom de Pipe-en-bois que lui valait un physique assez disgracieux. Dix jours après la première représentation de sa pochade (qui fut « mise en scène » par Henri Rochefort lui-même), Cavalier voyait sa peine d’emprisonnement commuée en dix ans de bannissement. Il trouva refuge en Belgique et mourut prématurément. Littérairement, le vaudeville n’est pas un chef-d’œuvre de première grandeur, mais il décroche souvent le sourire (« il fait une rude soif. Je prendrais bien quelque chose, ne fût-ce que l’Hôtel de Ville ») et constitue un document révélateur sur les espoirs et les inquiétudes des Communards en attente de leur déportation pour la Nouvelle-Calédonie. Précisions que La Commune à Nouméah fut représenté en juin 2002, plus de cent trente ans après sa création, à l’espace Louise-Michel. Forcément.
Plagiat. Littérature et nation. 27. Le plagiat littéraire, textes réunis par Hélène Maurel-Indart (Université François-Rabelais de Tours, 2002, 371 p., 12,20 €). Recueil des actes d’un colloque, cet ouvrage se propose de penser un objet quelque peu fuyant, aux contours toujours flous – le plagiat littéraire –, et de faire le tour d’une question – l’histoire et la théorie du plagiat. L’entreprise vaut par sa dimension pluridisciplinaire, puisque écrivains lésés, juristes, historiens et littéraires s’efforcent, chacun selon des voies et des méthodes différentes, de cerner des procédures d’imitation inscrites dans le temps et soumises, depuis peu d’ailleurs, aux législations qui protègent les œuvres dites « originales ». Autrement dit, les textes réunis dans ce volume se répartissent en deux domaines : celui des formes et des pratiques, abordées d’un point de vue diachronique ou synchronique, et celui de la légalité des pratiques, dans un état de droit, mettant en présence le discours des spécialistes du droit et la parole des auteurs pillés. Dans quelle mesure la confrontation de ces deux domaines est-elle susceptible de modifier, voire même d’invalider, des positions théoriques parfois rigides qui confinent au dogmatisme, à l’aveuglement ou, plus simplement, à l’ignorance ? Telle est la vraie question, que ces actes ne posent pas. La « transdisciplinarité » annoncée dans l’introduction de l’ouvrage se résume en fait à une juxtaposition statique de communications, entre lesquelles manquent les passerelles, les échanges. Il est regrettable que les débats n’aient pas été publiés ; ils auraient sans doute porté au jour les enjeux profonds et les contradictions réelles soulevés par la question du plagiat. Plus que jamais, comme c’est hélas la règle dans ce genre de publications, prévaut l’impression d’étanchéité : chaque article vaut pour lui-même et se soustrait habilement au projet de théorisation minimale promis par Hélène Maurel-Indart dans l’introduction. En savons-nous plus, le volume une fois refermé, sur la notion de plagiat, « entre imitation, démarquage, contrefaçon, pillage ou jeu d’écriture » ? Certes non ; mais nous avons beaucoup appris par exemple sur Proba, Saint-Simon, Baudelaire, Verne, Claudel… toujours virtuellement ou réellement plagiaires. Rares sont les communications qui tentent le « saut » théorique, exception faite de celle de Jean-François Jeandillou, spécialiste de la question, il est vrai. En revanche, les interventions des auteurs pillés sont éclairantes ; elles relèvent l’intérêt général de l’ouvrage, notamment par ce fait qu’elles rappellent, directement ou non, le gouffre qui sépare la question du plagiat littéraire abordée et traitée par des « théoriciens », et le problème du plagiat vécu par un écrivain et, à juste titre, éprouvé comme un vol. La partie intitulée Les auteurs face à la justice mérite qu’on s’y attarde. La clarté fait défaut à ce recueil, où la platitude de l’introduction (qui n’est autre que la reproduction d’un discours d’accueil) n’est pas même compensée par un effort final de synthèse.
Plaisanteries. Jean-Paul Delamotte, Innocentes plaisanteries : dossier de Rien ne presse (La Petite Maison, 2002, 70 p., 15 €). On savait de Jean-Paul Delamotte qu’il est un opiniâtre défenseur des lettres australiennes et l’animateur d’un « Atelier littéraire franco-australien » (dit « Alfa ») dont les éditions La Petite Maison sont l’émanation. On ignorait en revanche son humour et son goût de la pochade. C’est autour de son livre Un bienfait des dieuxdédié à son ami Jacques Chirac et de ses tentatives de le faire accepter par l’éditeur Bernard de Fallois que Jean-Paul Delamotte a fourbi cet opuscule vengeur et effervescent composé de missives imaginaires (ou pas) et de réponses imaginaires (ou pas) à Pierre Viansson-Ponté, Dominique Jamet, Bernard Pivot, Christian Bourgois – auxquels il reproche délicatement leur ignorance des sujets dont ils causent – ou à André Rollin qui, lui, ne cause de rien et à qui il décerne le Brevet d’indifférence littéraire. Plaidoyer pro domo, ce livre est aussi l’occasion de brosser un tableau de la façon dont certains personnages de l’édition traitent les « auteurs » ou leurs promoteurs. C’est aussi l’occasion de corriger certains propos diffamants contre les Australiens qui ont eux aussi, eh oui, d’excellents écrivains, à commencer par Paul Wenz.
Ponge. Francis Ponge, Œuvres complètes, tome II, édition publiée sous la direction de Bernard Beugnot (Gallimard, Pléiade, 2002, 1850 p., 76 €). La parution du premier volume des Œuvres complètes de Ponge avait été justement célébrée. Le deuxième volume mérite la même réception, pour la qualité du travail éditorial et l’intérêt de son appareil critique. La partition des Œuvres en deux volumes correspond à un tournant dans la vie et dans la carrière de l’auteur, aux alentours de 1965, justement souligné par Bernard Beugnot. Le poète des choses fait en effet intervenir de plus en plus d’éléments biographiques dans ses écrits et semble parallèlement puiser de plus en plus dans ses tiroirs, reprendre des textes déjà abondamment travaillés, mais aussi répondre de plus en plus fréquemment à la commande. On perçoit quelques réticences voilées mais significatives dans l’introduction de Bernard Beugnot à cette seconde phase de l’œuvre, où Ponge est devenu, volens nolens, quelque chose comme un poète officiel. Ce qui n’entache en rien cependant la qualité des textes de plus en plus nombreux répondant à la sollicitation des peintres, ni sa généreuse réaction à l’effervescence créatrice des « jeunes » de l’époque, comme Philippe Sollers ou Denis Roche. Ponge est désormais un classique, pour le meilleur et peut-être pour le pire, avec la menace d’une momification scolaire, la fraîcheur de la démarche si bien en phase avec les grandes années d’agitation de 1960 à 1980 risquant, comme elles, une muséification précoce. Notons que le souci de minutie des éditeurs pousse parfois le bouchon un peu loin : la chronologie des années 1966 à 1988 (date de la mort de Ponge) devient pléthorique. Il n’était peut-être pas indispensable de savoir avec qui et à quelle heure dîne Ponge certains jours ou qui passe lui dire bonjour. On appréciera en revanche le caractère souvent exhaustif des notes, particulièrement intéressantes quand elles offrent des précisions sur les artistes qu’il commente. Parmi les coquilles inévitables dans un tel foisonnement onomastique, rendons leur patronyme exact à Betsy Jolas (la fille d’Eugène, le poète des Mots déluge) et à l’ex-président américain Ronald Reagan.
Prose. Crise de prose, sous la direction de Jean-Nicolas Illouz et Jacques Neefs (Presses universitaires de Vincennes, 2002, 150 p., 19 €). On connaît le mythe mallarméen, d’où toute modernité sort : il a fallu la mort de Victor Hugo pour que s’affirme un nouvel ordre littéraire. Poursuivant brillamment le récit, ce recueil prend le parti de la prose et montre qu’elle s’institue au XIXe siècle en pulvérisant les critères génériques ou rhétoriques, jusqu’à sa distinction d’avec le vers. L’avènement de la modernité devient celui des valeurs que draine la prose : indifférence à la dignité des objets, exigence critique, hostilité aux règles, liberté inédite, polyphonie intrinsèque. Ces études mettent en place différents « moments de prose » et construisent un véritable récit de conquête : l’histoire littéraire est aussi faite de ces sortes de triomphe. Côté roman, l’ouverture des possibles déplace les enjeux mêmes de la représentation ; Philippe Dufour souligne les bouleversements de Révolution dans l’imaginaire de la langue, et les profits qu’en tire Hugo dans une véritable politique de la prose qui « exaspère le conflit des mots » ; Anne Hershberg-Pierrot explore l’autonomie de la prose chez Flaubert, règne du mot et de la justesse formelle, prise au sérieux du quotidien ; un article de Jacques Neefs compare les entreprises de Baudelaire et de Flaubert dans l’instauration d’une prose répondant à une exigence d’incarnation du mouvement de la pensée, qui puisse donner netteté au multiple, profondeur à la différence, chance à l’égalité ; bref, la prose est la forme de l’expérience moderne. Côté poème, en revanche, c’est l’histoire d’un déclin : on assiste à une vaste migration de la poésie dans la prose, par exemple dans ce genre qu’Yves Vadé nomme l’oratorio littéraire ; le moment nervalien est décrit par Jean-Nicolas Illouz comme une sorte d’ultime point d’équilibre ; Michel Sandras décèle dans le poème en prose une fiction critique du XXe siècle qui manifeste surtout la part de décision de lecture qu’il y a dans la définition moderne du poétique. Toutes ces régions semblaient bien arpentées, mais en élisant la prose comme moment et comme forme forte, ce travail collectif est le premier à en désigner les véritables lignes d’organisation.
Proust. Marie-Agnès Barathieu, Les Mobiles de Marcel Proust (Septentrion, 2002, 350 p., 28 €). On s’en voudrait de faire le difficile devant la virtuosité et l’érudition. L’auteur se propose de relire la Recherche à la lumière d’un thème assez inattendu : celui des déplacements et des moyens de locomotion – bicyclette, calèche, landau ou avion – qui peuplent le roman. Cette réduction thématique est compensée par un travail d’interprétation qui permet de considérer d’un œil neuf les questions traditionnelles que soulèvent Jean Santeuil et la Recherche, notamment celles de l’homosexualité et des phénomènes de déclassement. Le dépliement des signes qui entourent l’usage des moyens de locomotion dans cette œuvre permet de mettre en évidence la complexité du texte proustien. Ainsi, la bicyclette qu’Albertine pousse devant elle devient-elle un moyen privilégié d’accéder à l’univers gomorrhéen : signe de modernité, elle indique chez l’héroïne un geste de transgression des genres. C’est de même en voiture que le héros prend progressivement conscience de sa vocation : « Dans une première voiture, l’on voit naître un écrivain : c’est à la vue des clochers ; leurs lignes libérées, devenues mobiles, tracent les lignes d’écriture métaphorique. Dans la seconde voiture, l’on voit naître un chercheur : c’est dans la descente d’Hudimesnil ; trois arbres, comme trois points d’interrogation obsédants, indiquent la voie à suivre. Dans une troisième, juste après la matinée Guermantes (et avant la visite du baron), l’on voit mourir un mondain : il ne sera pas une pythonisse mais un créateur. À la descente d’une quatrième (ou peu après), l’on voit naître le romancier de la Recherche : c’est après une promenade en voiture et dans ses souvenirs, et après deux rencontres qui le ramènent encore au passé ; il se heurte au pavé dans l’hôtel de l’avenue du Bois et tout s’enchaîne ; le dandy est enfin cet écrivain qu’il rêva d’être, qu’il douta d’être, et qui, de déplacement en déplacement trouva sa vocation : narrer sa recherche du temps. » On le voit, c’est non sans forcer sa démonstration que l’auteur établit des rapprochements entre les différentes étapes de la vocation du narrateur. Les Mobiles de Proust a l’intérêt de lier étude des pratiques socio-historiques du déplacement et analyse de la lettre même du texte, mais ceci au prix d’analyses lentes, faites à grands renforts de références intellectuelles pesantes et sans dégager de thèse précise sur le texte de Proust. L’intérêt de la démonstration tient plus aux liens établis entre deux séries sémiotiques – l’une relevant de l’histoire culturelle, la seconde composée de l’analyse détaillée de certains passages de l’œuvre – qu’elle n’offre les deux qualités qu’on pourrait attendre d’une étude de la Recherche : une synthèse présentant un intérêt pédagogique ou un regard véritablement novateur, apportant sur le texte un ensemble d’informations précises. Au final, on reste réservé sur le rendement d’un tel travail interprétatif.
Pyrénées. Jean-Pierre Thomas, Pau. Mémoires en images (Alan Sutton, 2002, 127 p., 19 €) ; Jean-François Ratonnat, La Vie d’autrefois dans les Hautes-Pyrénées (Éditions Sud-Ouest, 2002, 187 p., s.p.m.). En juillet 1840, Lamartine, qui venait de conduire son épouse à Bagnères-de-Luchon, découvrit la ville de Pau et la qualifia de « plus belle vue de terre comme Naples est la plus belle vue de mer ». À travers quelques dizaines de cartes postales d’autrefois, cet album invite à une promenade dans la ville béarnaise que connurent Vigny, Toulet, Ducasse et quelques autres écrivains. Sur une carte postale apparaît le ministre bibliophile Louis Barthou, dont le lycée de la ville porte aujourd’hui le nom. Des Basses-Pyrénées aux Hautes-Pyrénées, la frontière n’est marquée que par une ligne de pointillés sur la carte des départements : l’ouvrage de Jean-François Ratonnat fait découvrir la région où vécurent – plus ou moins longtemps – des écrivains comme Derème, Jammes, Ducasse, Gautier, Tailhade, sans oublier un Michel Abadie que les biographes de Jules Laforgue connaissent bien.
Queneau. Queneau en verve. Mots, propos, aphorismes, présentation et choix de Jacques Bens (Horay, 2002, 122 p., s.p.m.). La collection qui paraissait chez Pierre Horay au début des années 70 reparaît sous un nouvel habillage. Jacques Bens, avec la bénédiction de Queneau, était allé glaner quelques bons morceaux parmi les œuvres de son vieux complice. L’un et l’autre ont disparu, mais l’étrange musique de Queneau est toujours là, rarement drôle, mais avec toujours de drôles de sous-entendus, plus audibles aujourd’hui peut-être où l’on en sait bien plus long sur les complexités d’un écrivain qui a rarement pris la vie du bon côté. « Y a pas que la rigolade, y a aussi l’art », rappelait-il dans Zazie. La citation est là, bien entendu, utile à méditer en un temps où l’Oulipisme triomphant fait beaucoup dans la rigolade et un peu moins dans l’art.
Rachilde. Regina Bollhander Mayer, Eros décadent : sexe et identité chez Rachilde (Champion, 2002, 180 p., 33 €). Autant le dire tout de suite, on regrette que, de son programme titulaire, Regina Bollhalder Mayer ait davantage développé l’aspect « Eros décadent » (titre un brin poncif qui n’augure guère de révélation originale) en délaissant trop la question du sexe et de l’identité. Ce qui pourrait ressembler à une critique est surtout un regret, car cette thèse remaniée à bon escient est un travail solide, qui explore sans omission flagrante les territoires de la sexualité littéraire fin-de-siècle telle qu’elle s’exprime dans le corpus rachildien, ce qui nécessitait une bonne connaissance de l’œuvre comme de son contexte littéraire. On est facilement lourd dans les entrelacs arachnéens des décadents, mais ce n’est jamais le cas de Regina Bollhalder Mayer, dont on apprécie la netteté, la précision. Toutefois, c’est justement parce que l’auteur présente bien l’Eros décadent chez Rachilde, cite des textes pertinents et parfois peu connus, les met à juste titre en relation avec ses contemporains littérateurs ou théoriciens, qu’une frustration se développe chez le lecteur qui attend une thèse plus ferme sur, disons l’identité sexuelle et littéraire, effleurée souvent, traitée jamais. Il aurait fallu sans doute plonger un peu dans l’appareil critique des gender studies pour réussir à sortir d’une lecture inféodée aux concepts et à la pensée même du discours décadent ou rachildien en particulier. Les deux maigres pages de conclusion évoquent une écriture prisonnière des stéréotypes masculins, une Rachilde misogyne pour exister comme homme de lettres : souhaitons que ce soit la pierre de touche de futurs travaux, qui viendront compléter les lacunes de celui-ci.
Ramuz. Charles-Ferdinand Ramuz, Vendanges, préface de Claude Louis-Combet (Séquences, 2002, 94 p., 12 €). Grand amateur de récits de voyage, M. Moreau, imprimeur de Rezé, est aussi un éditeur fervent de Ramuz. Depuis 1987, ce sont plus d’une dizaine de titres qui ont vu le jour chez lui. Sous les auspices de Bachelard, Claude Louis-Combet propose aujourd’hui une lecture de Vendanges, texte issu des Œuvres complètes du Suisse mais qui valait bien une édition à part. « Vendémiaire d’enfance retrouvée », Ramuz conte ses vendanges et leurs fêtes, le Rhône, les montagnes et la fabrication du vin, en décrivant la répartition des tâches entre hommes et femmes qui éclaire la topographie de la maison où se déroulent des opérations aussi traditionnelles que codées. « La place des hommes est ailleurs, écrit Claude Louis-Combet. Elle se tient, magnifiquement, dans la cave, autour du pressoir et des cuves. L’évocation de ce lieu, radicalement magique et sacré, n’est pas sans évoquer les forges souterraines de Niebelungen. » Sous la plume de Ramuz, le temps file sur le ruban de Moebius. « On vivait comme dans la Bible ; j’ai connu Noé et ses fils. […] J’ai connu Noé vivant, je l’ai vu. »
Reclus. Joël Cornuault, Elisée Reclus, géographe et poète (Fédérop, 2002, 78 p., 10 €). J. Cornuault réédite ici un livre paru en 1995. Il a lui-même entre-temps fait paraître un Élisée Reclus, étonnant géographe (1999), l’un des nombreux signes récents qui permettent d’affirmer que l’écrivain est en passe d’être redécouvert, là où le géographe a bien sûr quelque peu vieilli – mais son sentiment de la nature où se rejoignaient appréhension poétique, rigueur scientifique et attention humaniste peut parler aux sensibilités écologistes d’aujourd’hui. On peut voir en lui un Michel Serres du XIXe siècle lorsqu’il évoque, dans Histoire d’un ruisseau, « les sinuosités et les remous » dans un style proche de celui de Serres parlant de turbulences dans son essai sur Lucrèce.
Revues littéraires. Les Revues littéraires au XXe siècle, textes rassemblés par Bruno Curatolo et Jacques Poirier (Presses universitaires de Dijon, 2002, 254 p., s.p.m.). Issus d’une table ronde (1998) et d’un colloque « Un siècle de revues : histoire des idées et création littéraire » (2000) organisés à l’Université de Bourgogne, les articles rassemblés (sur la couverture : « recueillis ») par les deux éditeurs parcourent quelques revues littéraires marquantes du siècle dernier. Aucune problématique ne fait converger des réflexions aimables et parfois superficielles : certains collaborateurs racontent leurs souvenirs, d’autres invitent le public à collaborer à la prochaine livraison de leur périodique, d’autres enfin feuillettent la collection léguée par leurs prédécesseurs. On retiendra donc l’« Ouverture » du volume où Yves Peyré et Jacqueline Pluet donnent une synthèse des axes de la recherche actuelle sur la revue littéraire, et quelques travaux précis comme ceux que consacrent Daniel Maggetti à la revue romande Écriture ou René Godenne aux revues de nouvelles.
Rilke-Rodin. Rainer Maria Rilke, Kitty Sabatier, Cher Maître. Lettres à Auguste Rodin (Alternatives, 2002, 96 p., 19,50 €). On éprouve quelque gêne à parler d’un tel livre, car on sent bien que l’enthousiasme pour le texte proposé est sincère. On regrette cependant le caractère fragmentaire de cette correspondance et l’absence de notes, qui rendent cette publication inférieure à celle des éditions de La Bartavelle parue il y a quelques années, malgré la qualité des illustrations de Kitty Sabatier. En 1902, le jeune poète Rainer Maria Rilke écrivit à Auguste Rodin pour lui faire part de son intention de rédiger une étude sur son œuvre (les éditions La Part commune ont édité ce texte l’an passé). Cette rencontre, qui était un peu celle du feu et de la glace, exerça une influence déterminante sur Rilke, opérant tel un éblouissement, une révélation et une nécessité. Elle répondait à la recherche d’un maître, et Rodin lui révéla une technique rigoureuse, la vertu du travail accompli dans la patience et la solitude. Il transparaît, à travers ces lettres qui s’échelonnent de 1902 à 1913 – malgré une brouille en 1906 –, que la question essentielle que semble poser Rilke à Rodin est : « Comment faut-il vivre ? ». À quoi le sculpteur répond inlassablement, à travers l’exemple de son art : par le travail. La leçon peut paraître banale, mais cette doctrine de vie fut décisive pour Rilke, en ce sens que la patience du travail, selon les propres mots de Rodin, enseigne l’énergie et « donne la jeunesse éternelle, faite de recueillement et d’enthousiasme ». Cette inflexible leçon de discipline artistique ressort mal de cette édition de « vulgarisation ». Le malentendu qui règne autour de Rilke pourrait se prolonger : d’aucuns voient en lui un gentil « prophète » à la manière de Khalil Gibran, ou pis encore, de Paolo Coelho !
Rimbaud. Michel Murat, L’Art de Rimbaud (José Corti, 2002, 492 p., 23 €). Le livre de Michel Murat comble un vide laissé béant par l’exaltation, aussi bruyante que rituelle, du caractère inspiré du génie adolescent et par l’exégèse sans fin de ses thèmes : l’étude de l’art de Rimbaud et des formes poétiques qu’il a expérimentées sur une brève période est ici poursuivie tout au long du livre. Une première partie étudie la libération progressive du vers, puis de la rime, ou plutôt ses différents types, chez Rimbaud (la forme des sonnets est analysée exhaustivement). La seconde partie traite des Illuminations, conçues comme un vrai recueil de poèmes en prose. Les types de disposition, l’étude des alinéas et de la ponctuation (que facilite l’édition des Œuvres par Steve Murphy) sont finement analysés. Quelques pièces sont étudiées de façon plus approfondie. Ce travail culmine sur la question des rapports entre vers et prose, notamment sur les deux textes dits en « vers libres », que l’auteur fait dériver à juste titre de la prose poétique. Cet ouvrage copieux et dense, mais d’une grande lisibilité, est si mesuré et équilibré dans son ton et dans son économie qu’on aurait mauvaise grâce à lui chercher chicane. Cependant, si la bibliographie rimbaldienne semble parfaite, celle sur la métrique est plus limitée, notamment sur la rime et sur le poème en prose. L’absence d’apports nouveaux sur les liens avec les formes des autres poètes romantiques et parnassiens, par exemple à propos des sonnets, s’explique par le fait qu’il s’agit moins d’une enquête d’histoire littéraire que d’un travail de mise au point pédagogique. L’ouvrage rendra service aux étudiants…
Roman populaire. Vittorio Frigerio, Les Fils de Monte-Cristo : idéologie du héros de roman populaire (Pulim, 2002, 358 p., 30 €). Vittorio Frigerio n’a pas attendu la panthéonisation de Dumas pour étudier l’œuvre du grand Alexandre. Comment s’improviserait-on d’ailleurs spécialiste des 301 tomes de l’édition Calmann-Lévy ? Les chercheurs en roman populaire sont d’effrayants boulimiques, mais leur estomac insatiable n’empêche pas leur cerveau de réfléchir. En témoigne ce gros essai qui surprendra les amateurs : ne s’attache-t-il pas à débusquer derrière le romanesque spectaculaire de Dumas une basse continue idéologique qu’il rapporte entièrement à Stirner ? Son étude, solide et bien menée, se concentre sur Monte-Cristo en y voyant « l’exemple le plus achevé de représentation fictionnelle de ce moment historique particulier de la sensibilité individualiste », l’accent étant mis plus particulièrement sur la question de l’éducation et de la formation d’un personnage prototypique du héros de roman populaire, non pas révolutionnaire mais « homme contre » – « le surhomme comme héros romantique volontaire ». L’ouvrage décline ce thème (pour parler en clichés d’aujourd’hui) : l’individu et les institutions, l’individu et les autres, l’individu et son pouvoir, etc., et finit – sans conclure – par une excursion chez Paul Féval, Jules Verne, Maurice Leblanc et Gaston Leroux. Également écrivain, Vittorio Frigerio est aussi l’animateur de la revue électronique Belphegor : http://etc.dal.ca/belphegor/ (l’adresse donnée en quatrième de couverture est inexacte).
Roman volé. François Nourissier, Roman volé (Gallimard, 2002, 123 p., 3 €). On connaît l’histoire : en juillet 1994, l’auteur s’est fait voler, à l’aéroport de Marseille, une mallette contenant le manuscrit de son dernier roman, inédit et dont il n’avait pas fait de double. Il s’était beaucoup investi dans ce roman, d’un ton assez nouveau chez lui, nous dit-il, par la part belle qu’il faisait à l’érotisme (au passage, de très intéressantes réflexions sur ce sujet en littérature). Le récit débute donc par l’évocation de ce vol, puis aborde les conséquences psychologiques de cette brusque dépossession. Mais, bien vite, l’auteur est conduit à réfléchir sur sa propre solitude en général : celle révélée par le vol, celle d’un séjour en clinique, ou encore celle de l’écriture même. Deux mois après, le manuscrit sera miraculeusement retrouvé, mais l’écrivain choisira finalement de ne point le publier. Faut-il regretter cette décision ? Non. Au lieu de publier un simple roman de plus (pardon !), François Nourissier a donné là un livre bien autrement attachant, et bien plus révélateur de son auteur que n’aurait pu l’être le roman dérobé. Il y a en effet quelque chose de très prenant dans ce ton direct et sans apprêt, dans cette réflexion sur soi, qui rejoint sans cesse l’écriture : « L’écriture est le seul pouls où j’entende encore battre mon cœur. » Cette même réflexion fait aussi jaillir des souvenirs d’enfance, restitués avec, çà et là, une vibration déchirante à la Fargue qui les rend poignants : « les fêtes toujours un peu tristes de l’enfance, les femmes en noir, la peur de la guerre, la hantise de fixer le passage inexorable du temps… » Dans ce petit livre inclassable, parfois secrètement frôlé de l’aile de la poésie, on entend une voix qui parle et s’interroge : cela n’a l’air de rien, mais c’est assez rare. On se dit aussi que François Nourissier pourrait écrire un livre encore plus fort et plus beau, et de plus longue haleine, s’il osait – s’il choisissait un jour de mettre en pratique la méthode Cocteau : s’asseoir devant une rame de papier et écrire sans préméditation, confession, essai ou roman, peu importe, en se perdant vraiment dans l’écriture. « Perdre / mais perdre vraiment / pour laisser place à la trouvaille… » (Apollinaire) Et ne serait-ce pas aussi l’occasion de nous dire ce qu’il avait tenté d’exprimer dans le fameux roman volé ? Il prendrait ainsi, par l’écriture, sa revanche sur le destin : belle leçon aux enfants perdus…
Sainte-Beuve. Sainte-Beuve, Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme, nouvelle édition revue et corrigée par Gérald Antoine (Eurédit, 2002, 302 p., 65 €). L’affiche du spectacle, État critique, où le crâne d’un homme se consume comme une chandelle, recouvre encore les murs du métro parisien : Sainte-Beuve, incarné sur scène par Gérard Jugnot, est réduit à séduire Adèle Hugo pour compenser sa disgrâce naturelle et, selon l’expression du texte de présentation de la pièce, « sa différence d’écrivain raté ». Malgré la formidable biographie intellectuelle de W. Lepenies (Sainte-Beuve, au seuil de la modernité, 2002) et l’essai vigoureux de Michel Crépu (Sainte-Beuve. Portrait d’un sceptique français, 2001), l’auteur de Volupté ne se dégage que difficilement de la gangue de lieux communs négatifs que le XXe siècle, prenant le contre-pied de son aîné, lui avait adressés : l’ampleur de l’œuvre critique est perçue comme une preuve d’impuissance littéraire, l’éclectisme et le sens beuvien de la nuance vu comme un refus d’engagement et une peur de la nouveauté. « Chaque jour, j’attache moins de prix à l’intelligence », écrivait Proust au seuil de son Contre Sainte-Beuve, en désignant sa cible : la raison circonspecte et froide du critique, déployant pour comprendre l’œuvre littéraire une interprétation pragmatique et globalisante du fait littéraire et refusant l’autonomie de la sphère esthétique. « Caméléon des œuvres qu’il scrute, mais c’est tout », comme disait de lui Barbey d’Aurevilly, Sainte-Beuve est au mieux l’indice des goûts d’un demi-siècle, au pire un monstre de réflexivité, une sorte d’anti-écrivain que le Romantisme aurait sécrété malgré lui et dont l’intelligence consumerait la sensibilité. Malgré le vœu de Proust, préconisant de sauver au moins « les vers d’un critique », l’œuvre proprement littéraire de Sainte-Beuve a été emportée par l’anathème porté sur les Lundis : par un ironique retour des critères de jugement beuviens, cette entreprise de jeunesse que constitue la Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme (1828) a été ainsi jugée insincère et faussement autobiographique, comme si l’historien et le théoricien pouvaient disqualifier a posteriori le poète. Formule pourtant originale d’une œuvre « totale », composée d’un court roman biographique, d’un long recueil poétique et de quelques pensées prétendument retrouvées, le Joseph Delorme fut lu comme la parodie affadie des poncifs du premier Romantisme (la vie malheureuse d’un jeune poète finissant par se suicider) et la compilation d’influences multiples et hétérogènes (Lamartine, les poètes lakistes anglais, etc.). La première manière de défendre l’œuvre, adoptée par Gérald Antoine, dont l’imposant appareil documentaire reprend une première édition critique datant de 1951 (sans tenir guère compte des travaux intervenus entre-temps et en négligeant en particulier la thèse de D. Madelénat, Orientations étrangères chez Sainte-Beuve), consiste à en défendre la subtile originalité stylistique : un goût pour une poésie à la fois matérielle et symboliste annonçant Baudelaire et un raffinement combinatoire faisant date dans l’histoire du vers. On gagnera alors de faire du Joseph Delorme une œuvre de « la veille », pour reprendre une formule bien ambiguë de l’auteur des Fleurs du Mal. Mais les lecteurs de Borges, J. Marías ou Jean-Benoît Puech que nous sommes accorderaient pourtant à cette supercherie oubliée une autre vertu : celle de constituer, quelques années avant Louis Lambert de Balzac (1832) ou Elie Mariaker de Boulay-Paty (1834), l’un des plus beaux exemples d’auteur « supposé » de la littérature française. En faisant du bovarysme esthétique et de l’impersonnalité de cette vie « sous pseudonyme », non un travers mais un coup de génie, Louis Lambert serait alors à lire comme un jeu spéculatif où l’hypothèse d’auteur permettrait de penser une question dont nous partageons avec Sainte-Beuve l’obsession : celle de l’originalité.
Saint-John Perse (I). Colette Camelin, Joëlle Gardes Tamine, La « Rhétorique profonde » de Saint-John Perse (Champion, 2002, 240 p., 38 €). Colette Camelin et Joëlle Gardes Tamine expliquent d’emblée leur projet : elles explorent l’œuvre de Perse en lui appliquant les catégories traditionnelles de la rhétorique. D’abord perplexe face à cette approche, le lecteur en mesure progressivement la pertinence, dans un mouvement d’ensemble qui glisse de la langue du poète, « belle parole », puis « parole séparée » travaillée par la question du sublime et du sacré, à une interrogation sur la figure de l’auteur ainsi construite, « grand rhétoriqueur » mais surtout noble caractère, le recours à la notion d’éthos ayant le mérite de dépasser les considérations convenues sur les manipulations biographiques et textuelles auxquelles Perse s’est livré dans le volume de la Pléiade, pour aborder ce dernier en tant que stratégie discursive et partie intégrante de l’œuvre. Si elle ne prétend pas à l’originalité, la démarche des deux critiques a donc une indéniable efficacité. Elle restitue la cohérence de la trajectoire de Perse et en souligne les traits stylistiques les plus saillants, sans pour autant passer sous silence l’évolution et les hésitations de l’auteur de Vents. Finement informée, l’étude rappelle le rôle de la rhétorique dans l’enseignement secondaire, confronte le vocabulaire de Perse aux nomenclatures de mots poétiques du XIXe siècle, traque les intertextes scientifiques, rapproche la hiérarchie classique des styles et l’expérience plurilingue d’Alexis Léger, signale les traquenards de la correspondance, ou débusque des jeux de mots savants en se plongeant dans les définitions des termes. Selon les besoins, les deux critiques utilisent avec maîtrise lexicologie, génétique, stylistique et informations sur les lectures de Perse (notamment les dictionnaires). Des chapitres attendus, et bien connus des Persiens, tels que le rapport aux savoirs ou les collages, se voient abordés de manière disséminée, ce qui permet de mettre en valeur d’autres traits, qu’ils concourent à tisser, et qui, montre l’étude, sont précisément justiciables d’une conceptualisation rhétorique. Ce choix méthodologique rend tous ses fruits dans l’analyse du Pléiade comme « discours [qui] construit le locuteur comme le locuteur le construit » : on comprend que Perse « pastiche » l’édition universitaire, tout en brouillant les pistes, selon une « stratégie de la seiche » qui lui sert à travailler non plus tant à son œuvre qu’à la réception de celle-ci dans la France des années 60, et qui peut-être, suggèrent les deux auteurs, doit même se lire comme un dispositif de devinettes, adressées à la critique ultérieure et ainsi vouées à assurer la reprise constante des lectures. On signalera que, bien qu’issu de l’espagnol, le mot « placer », qui désigne une mine d’or, n’est pas un emprunt au même titre que les termes d’« Alienne » ou « désécration », importés directement de l’anglais, puisqu’il existe déjà dans la langue littéraire française, notamment dans un vers célèbre de L’Union libre de Breton, qui lui compare le sexe de la femme aimée. D’autre part, certaines propositions de rapprochement intertextuel laissent dubitatif, notamment le lien suggéré entre Anabase et l’un des Nonsense songs d’Edward Lear, fondé sur le motif du sage violent en haut de la montagne : la figure semble trop commune pour asseoir la mise en regard (elle se trouve, par exemple, dans Ainsi parlait Zarathoustra, et Nietzsche est du reste immédiatement évoqué par la suite de l’étude). Ces réserves ne sont que de détail. L’étude, nerveuse et stimulante, constitue une bonne synthèse de l’œuvre et de ses enjeux tout en défendant une lecture propre convaincante, et elle s’adresse avec autant de pertinence aux spécialistes qu’aux néophytes.
Saint-John Perse (II). Colette Camelin, Joëlle Gardes-Tamine, Catherine Mayaux, Renée Ventresque, Saint-John Perse sans masque. Lecture philologique de l’œuvre (La Licorne, 2002, 416 p., 22,50 €). Les auteurs de ce volume ont constaté une désaffection pour les écrits du poète (baisse des ventes, absence des cours et concours universitaires). Il est devenu illisible, nous dit-on, et la raison principale se trouverait dans l’édition de la Pléiade : on sait que, cas unique, l’auteur fut seul responsable de tout le volume, rédigeant à sa guise l’appareil critique. Perse s’y montra tel qu’en lui-même, faussaire, menteur, vaniteux, truqueur de dates et de textes. Le résultat fut un texte figé dans une vérité absolue qui décourage la critique et la lecture. Les responsables du volume nous donnent les éléments d’une contre-édition de la Pléiade : elles ont étudié les manuscrits et les premières éditions, vérifié la chronologie, commentent et s’interrogent en toute liberté. Le travail est considérable ; l’avenir nous dira s’il met un frein à la désaffection pour l’œuvre de Saint-John Perse. La lecture de ce volume n’est pas très aisée, puisque nous avons l’annotation sans les textes (un double système de renvois à la Pléiade et à la collection Poésie tente de compenser ce défaut). Surtout, malheureusement, on se heurte à un problème typographique : beaucoup de mots sont coupés en deux par un trait d’union mal venu. Cela vous a un petit air heideggerien pas désagréable au début : écri-vain ou déclara-tion (p. 4), mais on se lasse à la longue : terri-blement, intelli-gence, etc.
Salacrou. Jean-François Massé et Thierry Rodange, Salacrou, une vie de théâtre. Biographie (Alteredit, 2002, 340 p., 22 €). Heureusement que le titre précise qu’il s’agit d’une biographie ! Le lecteur aurait pu croire que c’était une nouvelle causerie à la mode de Pierre Bellemare… L’honnêteté exige de préciser qu’on n’accuse nullement les auteurs de ne pas s’être informés et documentés, ce serait injuste (l’information est abondante, et un petit cahier iconographique, comprenant malheureusement de nombreuses photos tramées, complète le texte). Les Salacroutiens, s’ils existent, peuvent donc sans crainte parcourir cet ouvrage à la gloire de leur auteur. Nous lui reprochons réellement deux choses : sa méthode et son style. La méthode, parce que fondre dans une sorte de roman des références et des citations ne fait pas une biographie, mais un produit hybride où la fantaisie côtoie l’information. Le plat déroulement de ce roman exclut toute prise de recul, efface les lignes de force d’une vie, sans parler de l’œuvre. Quant aux apports créatifs de la « fantaisie », leur productivité reste limitée : « Les rencontres se multiplient, masculines pour ouvrir l’esprit, féminines pour le bien-être du corps ». Venons-en au style, très « Jean-François et Thierry racontent… ». Les narrateurs, qui semblent assis chacun sur une épaule de leur vieux copain Armand, font dans le naïf et gros sabots. « Et puis, le 3 septembre, la guerre est déclarée. Terrible ! Epouvantable ! » (p. 154). Du reste, tout cela est plutôt réjouissant à lire, quoique pas nécessairement sur 339 pages. Saluons pour finir l’audacieux apport de l’éditeur, qui a dû se dire finement que rien ne valait un emballage séduisant pour vendre un produit approximatif. Et il a orné la couverture d’un tableau de Bernard Buffet !
Sarah Bernhardt. Noëlle Guibert, Chez Sarah Bernhardt dans les théâtres parisiens (Lunes, 2002, 71 p., 11,50 €). Coédité avec le Secrétariat d’État au tourisme, ce petit guide paraît dans une collection intitulée « Une femme, un lieu », qui compte déjà un Chez Colette à Saint-Sauveur-en-Puisaye, un Chez Alexandra David-Neel à Digne-les-Bains et un Chez Joséphine Baker au château des Milandes. Bel effort iconographique. En fin de volume, des « propositions d’hébergement » pour les touristes fans de la grande Sarah.
Sarraute. Simone Benmussa, Entretiens avec Nathalie Sarraute (La Renaissance du livre, 2002, 280 p., 19 €). Cet ouvrage est une réédition revue et augmentée (d’une introduction et d’une bibliographie mise à jour) des entretiens publiés en 1987 par Simone Benmussa dans son Qui êtes-vous Nathalie Sarraute ? Quinze ans après, lesdits entretiens conservent leur intérêt. Simone Benmussa, qui a monté plusieurs pièces de l’auteur de L’Usage de la parole, connaît suffisamment son interlocutrice pour lui épargner la batterie de questions banales que des générations d’étudiants et de professeurs béats lui ont posées pendant plus de vingt-cinq ans dans toutes les universités du monde. Ici, ce sont des questions précises, presque scrupuleuses, qui poussent Sarraute dans ses retranchements, la forçant à préciser un peu plus ce qu’elle a voulu faire. Tropismes, sous-conversation, quête de la sensation, tout y est analysé, « décomposé » (pour reprendre un mot que Sarraute affectionnait) avec tact et méthode. Excellente révision pour qui aurait un peu oublié son Ère du soupçon… Entre ces discours sur le discours littéraire, des souvenirs personnels, des témoignages sur l’histoire littéraire du siècle dernier. Un exemple : sa passion inconditionnelle et solitaire pour Proust à l’époque où Sartre éreintait l’auteur de La Recherche dans Les Temps modernes : « Je me rappelle quand Portrait d’un inconnu a paru, un journaliste est venu m’interviewer, je crois que c’était pour les Nouvelles littéraires. J’avais dit que l’œuvre de Proust avait été pour moi un grand bouleversement, que je l’avais lu en 1924 et qu’elle avait fortement marqué ce que je pensais de la littérature. Celui qui m’interrogeait m’a dit : « Écoutez, cela serait mieux pour vous qu’on ne le sache pas. » » Après la guerre, on n’aimait guère les romanciers qui « coupaient les cheveux en quatre […] ; les explorations psychologiques ne valaient pas un clou ».
Schwob. Agnès Lhermitte, Palimpseste et merveilleux dans l’œuvre de Marcel Schwob (Champion, 2002, 568 p., 88 €). L’étude d’Agnès Lhermitte, reprise d’une thèse, s’inscrit dans le sillage des travaux de Jean de Palacio sur l’époque décadente, conçue comme un moment presque autonome dans l’histoire de la littérature française. On en connaît la proposition : entre le dernier Baudelaire et l’Art nouveau, les « Décadents », incapables d’une authentique création, se seraient consacrés à une réécriture globale et orientée du fond mythologique et merveilleux de notre culture, fascinés par une candeur qu’ils se seraient acharnés à pervertir en d’innombrables tératologies textuelles. Marcel Schwob, qu’Agnès Lhermitte invite à considérer comme le plus brillant pasticheur et compilateur de sa génération, aurait à ce titre entrepris « une perversion systématique » des « hypotextes » constitués par les Mille et une nuits, les Contes de Perrault et l’eschatologie chrétienne. L’originalité du prosateur se trouverait dans les « modalités d’appropriation » de ses lectures : écarts, torsions, déplacements, parodies dessineraient un « merveilleux pervers ». C’est l’inventaire, souvent bien informé, des sources livresques de l’auteur des Vies imaginaires qui constitue l’intérêt de cet ouvrage. Car, si l’on en applaudira la richesse philologique, on pourra en contester les choix méthodologiques (une conception postmoderne de l’intertextualité, attribuée par l’auteur à Michael Riffaterre, qui confine à faire du monde un simple « hypotexte ») comme les présupposés interprétatifs qu’ils servent : une vision psycho-pathologique d’un auteur « palimpseste » et d’une époque « érudite », et donc, selon Agnès Lhermitte, « sans véritable nouveauté ». L’intertextualité n’est pas une maladie fin-de-siècle, mais un processus intrinsèque à toute œuvre littéraire. S’attacher au « Schwob réécrivant » ne saurait donc interdire de percevoir la portée esthétique et herméneutique d’une œuvre dont le XXe siècle a montré l’immense productivité. Il apparaît à ce titre quelque peu injuste d’en limiter l’héritage à la préciosité de quelques « charmants décalés » et de quelques « petits livres d’esthètes ».
Stendhal (I). Stendhal, Voyages en Italie : illustrés par les peintres du Romantisme (Diane de Selliers, 2002, deux volumes, 292 et 420 p., 330 €). Sans doute le plus gros et le plus bel ouvrage qui ait été déposé dans la boîte aux lettres d’Histoires littéraires depuis la fondation de la revue. Les deux volumes de cette édition reproduisent plus de trois cents peintures datant du début du XIXe siècle et quarante-cinq tableaux plus anciens admirés par Stendhal au cours de ses promenades dans Rome. L’ensemble donne au texte des Voyages en Italie une dimension picturale pleine d’une beauté un peu tragique. Une réussite étonnante. L’édition n’est pas à la portée de tous les carnets de chèque, mais l’effort financier est à conseiller sans réserve à tous les Stendhaliens. Le carton enserrant les deux tomes contient également un fascicule incluant les notes sur le texte de Stendhal et différents index (noms de personnes et de personnages, noms de lieux de d’œuvres). Préface de Philippe Berthier.
Stendhal (II). Stendhal, Écrits érotiques (Éditions Blanche, 2002, 94 p., 13,50 €). Voici, jeté sous le regard du passant hâtif et négligent, un ensemble de fragments dépareillés, extraits de la Correspondance et du Journal de Stendhal, et approximativement datés de la période allant du 12 floréal an IX au mois d’avril 1835. Il y est question, beaucoup, de femmes qui se refusent et se donnent, de jeux de séduction, d’étreintes manquées, d’aventures « spermatiques » ratées ou réussies : reliefs d’une érotique dont on peine à discerner les contours, à reconstituer la genèse, à comprendre même le langage, tant les notes, anecdotes, souvenirs et réflexions diverses touchant aux affaires du sexe, qu’un auteur a consignés pour son usage personnel ou échangés avec tel de ses correspondants – Mérimée, par exemple – perdent de leur pertinence et de leur saveur à être décontextualisés, dévitalisés. Car cette plaquette – frauduleusement intitulée Écrits érotiques, marquant par là l’acte d’une révélation qui se veut sinon scandaleuse, du moins un tant soit peu sulfureuse – manque son objet. Elle n’apporte rien qui soit de nature à surprendre, ou plus modestement à éclairer, le lecteur moyennement informé, lequel n’ignore pas l’existence des lettres et des pages du Journal qui montrent un Stendhal à la fois enclin à tenir en haleine, sous le fouet d’une écriture alerte, son propre désir, et soucieux d’analyser, de mettre à distance et de démonter patiemment les phénomènes de l’amour sous l’angle d’expériences vécues ou rapportées qui lèvent le voile sur les réels débats du cœur et du corps. Ce dont témoigne avec éclat – mais dans un registre différent – De l’Amour (1822), ouvrage qui mêle aux vertus du traité, les accents de la confession autobiographique (déguisée) et les détours inattendus de la fiction romanesque. Les quelques pages publiées aujourd’hui par les éditions Blanche doivent être réinscrites, pour être comprises, dans le tissu complexe – parce que vivant – d’une écriture qui s’emploie à travailler l’intime en un jeu incessant de déplacements, de dissimulations, de réverbérations trompeuses. En quoi l’érotique stendhalienne tient ensemble, entre autres pièces de l’échiquier brouillé, le Journal, les lettres, La Vie de Henry Brulard,Armance, De l’Amour… Comment faire l’économie de ce dispositif complexe où se décide le geste continu d’une création de soi au miroir informant de l’amour ? La maigre anthologie Écrits érotiques, loin de favoriser d’une quelconque manière l’intelligence de ces textes prétendûment clandestins, les rend opaques, voire même plus impénétrables qu’ils ne le sont par leur caractère elliptique naturel, leurs lacunes méditées, leur cryptage savant. Nus, trop nus, ces fragments « très crus » – comme l’indique la note de quatrième de couverture – méritaient d’être mieux servis : réarticulés, mis en perspective, ils auraient peut-être rehaussé d’un peu de sens ce florilège appauvri et évité, sans doute, les erreurs d’attribution qui s’y trouvent. Ainsi, parmi d’autres bourdes, la lettre capitale du 23 décembre 1826 – à laquelle toute bonne lecture d’Armance doit se ranger – est attribuée à… Mérimée ! De toute évidence, ce volume sans valeur a choisi de tourner le dos aux exigences minimales qui incombent ordinairement au métier d’éditeur.
Suarès. André Suarès, Œuvres. 1. Idées et visions (1897-1923) ; 2. Valeurs (1923-1948), édition établie par Robert Parienté (Robert Laffont-Bouquins, 2002, 1002 et 981 p., 27 € chaque volume). Republier Suarès est une entreprise bienvenue, disons-le d’emblée. Malheureusement, cette édition en deux volumes est conçue de manière si incohérente qu’il n’est pas sûr qu’elle ne desserve point l’auteur du Voyage du Condottière. Essayiste incomparable, qui haussa souvent la critique au niveau de la création littéraire, Suarès est également l’auteur d’œuvres qui ne sont pas destinées au grand public et ne doivent être lues que comme un complément ou un supplément au reste, qui est déjà considérable. Nous ne songeons point ici à ses poèmes ou à ses pièces de théâtre, assez difficiles à défendre, et qui, d’ailleurs, ne sont point repris dans cette édition. Mais était-il bien opportun de nous donner plus de cent pages d’un livre inédit intitulé Le Paraclet et qui ne peut que dérouter la plupart des lecteurs ? Surtout, ce texte, tel qu’il figure ici, est incomplet, le manuscrit en ayant été absurdement dispersé. Plus grave encore, peut-être, le fait que d’autres textes ne sont que partiellement repris : d’abord, les Lettres d’un solitaire sur les maux de ce temps, dont Robert Parienté nous prévient qu’on ne trouvera que « les passages les plus significatifs » (sic). Disons-le tout net : vu la grande rareté de ces quatre petites plaquettes jamais reprises, pourquoi en faire du hachis pour lecteurs pressés ? Mieux eût valu n’en rien donner. Quant à Sur la Vie, les trois tomes s’en retrouvent ici réduits à 123 pages : certains chapitres ont été déplacés et intégrés dans d’autres sections de l’édition ; d’autres, ayant déjà été repris dans le choix en deux volumes rassemblé par Michel Drouin chez Gallimard, ne pouvaient, nous prévient-on, être repris. Même problème de copyright pour Le Voyage du Condottière, réédité en 1996 en Livre de Poche, et remplacé ici par une quinzaine de pages inédites sur Venise, trop fragmentaires. Et que dire de Trois Grands Vivants, triptyque démembré, dont cette édition ne contient que deux volets sur trois ? De Présences, réduit de 21 à 14 chapitres ? Aussi bien le copyright n’est-il point seul en cause : il y a aussi les goûts de l’auteur, qui semblent étrangement fluctuants. Pourquoi en effet rééditer intégralement Poète tragique (d’ailleurs excellent essai sur Shakespeare) et réduire à 45 maigres pages cette somme qu’est Voici l’Homme, l’un des livres essentiels de Suarès ? Celui-ci n’eût pas manqué de foudroyer de ses anathèmes Robert Parienté, qui a voulu justifier cette ahurissante compression en « estimant qu’à côté des ouvrages donnés ici in extenso, il était utile, et nullement sacrilège, de reproduire des extraits de livres qui, en leur temps, comptèrent beaucoup pour Suarès, même s’ils n’eurent pas le moindre succès. » Nullement sacrilège, un tel « digest » ! Une phrase de Suarès nous revient justement à l’esprit, dans laquelle il se comparait tristement à « un Grec invité à dîner sur les ruines de sa maison ». On ne saurait mieux dire. Cette mise au point nous a semblé impérieusement nécessaire, non pas, soulignons-le, pour priver le lecteur de son plaisir, mais tout simplement pour l’engager à une prudence extrême devant une telle dispersion et un tel tronçonnement. Que l’on s’attache à faire connaître l’œuvre de Suarès, c’est fort bien, encore que cette œuvre ne soit sans doute pas destinée à rayonner de façon très étendue, ce qui, d’ailleurs, ne présage en rien de sa valeur, qui est souvent très haute pour ses parties critiques ; mais il eût été préférable d’en respecter la structure et l’ordonnance, et de ne point la concasser comme du nougat.
Succès. Raphaële Vidaling, L’Histoire des plus grands succès littéraires du XXe siècle (Tana, 2002, 191 p., 24 €). Courtes notices razdespâquerettement anecdotiques sur les baiste-selleurs du grand siècle écoulé : le Voyage, la Recherche, l’Ulysse, l’Amant, l’Étranger, le Meaulnes, la Lolita, etc. L’auteur a un peu abusé du droit de ne pas porter de jugement sur le phénomène du succès littéraire. Les fac-similés de son livre sont en revanche impeccables.
Surréalisme (I). Pierre Grouix, Le Surréalisme (Ellipses, 2002, 128 p., 5 €). Censées lutter contre l’inculture des élèves et des étudiants, ces collections de vade mecum ne la renforcent-elles pas de fait en dispensant du recours aux textes eux-mêmes ? Conscient du danger, Pierre Grouix avertit au seuil de sa brève bibliographie que « la lecture de ces ouvrages ne saurait remplacer le contact direct avec les textes ». Pour avoir quelque efficacité, ce vertueux avis devrait être placé sur la couverture du manuel. Celui-ci a pourtant des qualités : moins sec, moins carré que d’autres, il ne prétend pas à l’encyclopédie et sait éviter la dispersion. Plusieurs coquilles, dont une, catastrophique, à propos de L’Amour fou : Ecurette de Noireuil (pour Ecusette) – et le lecteur est invité à « chercher le calembour » ! Pour l’iconographie, la bibliographie renvoie à de mystérieux « Albums Breton de la Pléiade » actuellement inconnus de nos services.
Surréalisme (II). Michel Meyer commente Manifestes du Surréalisme d’André Breton (Gallimard/Folio, 2002, 192 p., 6,30 €). Comme le veut la collection où paraît cet ouvrage, un essai d’une centaine de pages accompagne une série de morceaux choisis tirés des manifestes successifs, quelques extraits de différents autres textes de Breton et un mince choix tiré de diverses études critiques (dont une seule récente, par Michel Beaujour). Le Surréalisme fut au XXe siècle ce que le Romantisme a été au XIXe, rappelle Michel Meyer. Le voilà donc devenu, inévitablement, matériau pédagogique. Espérons que ce travail, conduit avec honnêteté dans les limites du genre, n’amortira pas le choc que la jeunesse peut encore éprouver à la lecture de textes devenus pour elle bien obscurs.
Tintin. Benoit Peeters, Hergé fils de Tintin (Flammarion, 2002, 512 p., 22 €). Madame Bovary, c’était lui, Tintin, c’est moi, aurait pu dire Georges Rémi, alias Hergé. Une biographie du « créateur de Tintin » de plus ? Oui, mais celle-là est différente. L’auteur, Benoit Peeters, évoque avec subtilité les ambiguïtés de l’inventeur de Tryphon Tournesol (dont un modèle physique pourrait bien avoir été Louis-Pilate de Brinn’Gaubast en ses années bruxelloises), et ses compromissions avec tact. Hergé, qui a toujours cherché à donner l’image d’un créateur à la personnalité et à l’existence « lisses », était en réalité un être tourmenté, complexe, inquiet. Les Dupond et Dupont diraient même plus : tourmenté, complexe, inquiet. Au fait, le docteur Rotule apparaît dans quel album de la geste : Destination lune ? Le Secret de la Licorne ? Coke en stock ?
Typographie. Jean Méron, Orthotypographie. Recherches bibliographiques (Convention typographique, 2002, 350 p., 30 €). Préfacée par Fernand Baudin (la typographie faite homme), cette passionnante bibliographie illustrée comble un paquet de lacunes en recensant non seulement les manuels (en français et partiellement en langues étrangères), mais aussi les ouvrages sur la langue et l’orthographe françaises, la calligraphie et les caractères, ainsi que le livre et son histoire. Le classement chronologique du XVIe au xxie siècle permet de mieux distinguer les époques qui se sont plus (ou moins) penchées sur les sciences de la reproduction de l’écriture (l’époque moderne ne semble guère pressée d’enseigner la typographie aux utilisateurs d’ordinateurs, qui en ont pourtant bien besoin si l’on en juge par la laideur des écrans). De nombreuses illustrations, mais surtout très souvent les cotes de la BnF, ce qui ne fait jamais de mal ; quelques (lourdes) faiblesses en « littérature » : ce n’est pas Raymond Quenot qui a publié Bâtons, chiffres et lettres en 1965, mais Raymond Queneau en 1950 (pour ceux qui voudraient remonter plus loin : le Champ Fleury de Geffroy Tory (1529) a été réédité par la Bibliothèque de l’Image en 1998, et Orthotypographia de Jérôme Hornschuch par les éditions des Cendres en 1997).
Valéry. Paul Valéry, Variété III, IV et V (Folio-Essais, 2002, 853 p., 11 €). Ce second volume vient compléter la réédition en poche de Variété, en réunissant les recueils parus en 1936, 1938 et 1944. On se réjouit d’y retrouver certains des essais les plus considérables de Valéry, avec Questions de poésie ou L’Homme et la coquille, mais aussi la série des discours académiques, les textes sur le cours de poétique, ou les mélodrames Amphion etSémiramis. Mais pourquoi aucune note ni notice pour ces trois Variété ? Il faudra au profane dépasser la moitié du Remerciement à l’Académie française pour savoir que l’éloge porte sur Anatole France, et rien n’indique le lien entre Léonard et les philosophes et l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci. Est-ce pour justifier cette absence que la quatrième de couverture cite un texte où Valéry loue les textes qui résistent au lecteur ? Quelques lignes de présentation contextuelle, tirées des notes de la Pléiade, auraient éliminé une difficulté artificielle.
Vian. Emma Baus, Boris Vian : un jour il y aura autre chose que le jour (L’Esprit frappeur, 2002, 151 p., 3 €). Petite étude biographique pleine d’enthousiasme et de chaleur pour la personnalité et l’univers de Vian. La qualité de l’iconographie n’est pas somptueuse, mais le volume reste sympathique et de lecture agréable. L’éditeur porte bien son nom : Esprit de Boris, es-tu parmi nous ? Si tu es là, frappe un coup…
Villiers de l’Isle-Adam. Jean-Paul Bourre, Villiers de l’Isle-Adam. Splendeur et misère (Belles Lettres, 2002, 190 p., 14 €). C’est sans doute parce que les réunions du groupe de l’Art sans fin se tiennent rue Villiers que l’auteur de Tarzan et moi a eu l’idée d’employer son talent à une évocation du malheureux écrivain. Le fait est mentionné plusieurs fois, entre deux références à « mon ami le poète » X et « mon amie l’écrivain » Y du même groupe, à leur site web, au providentiel article du Figaro qui a mentionné leur cénacle. Et Villiers dans ce gracieux bavardage ? Oh, « évoqué », deci-delà. À défaut d’idées, on a des images, et à défaut de faits, il y a toujours les vagues poncifs. Ah ! la Bretagne terre de légende… On a tort, d’ailleurs, de la croire si arriérée ; dès 1855, le jeune Villiers débarquant à Paris a déjà pu lire dans sa maison natale les volumes des Fleurs du Mal et des Nouvelles extraordinaires. Peu importe, au fond, que la mémoire flanche, d’ailleurs, quand on a de bonnes références, et un brin d’inspiration. Malheureusement, les anecdotes rapportées par Catulle Mendès dans La Maison de la vieille et les coïncidences merveilleuses relevées entre le programme radio du jour et le travail de l’auteur peuvent difficilement en tenir lieu. On pardonne volontiers l’amateurisme et la naïveté aux improvisés biographes, mais la suffisance, la conviction intime que tout ce qui leur entre dans l’oreille ou leur passe par la tête mérite d’être jeté sur le papier sans même transiter par le cerveau, jamais.
Vilmorin. Patrick Mauriès, Louise de Vilmorin, un album (Gallimard, 2002, 96 p., 27 €). Aubade iconographique réussie à Marilyn Malraux. Encore un « livromage » à la pimbêche mondaine aux « réparties éblouissantes » et au « charme confondant », une de celles que Valéry rangeait sans pitié dans la catégorie des emmerderesses. Heureusement, la plastique du livre n’est pas à dédaigner.
Voyages. Roselyne de Ayala, Jean-Pierre Guéno, Les Plus Beaux Récits de voyage (La Martinière, 2002, 228 p., 53 €). Que de prestigieux collaborateurs parmi les « voyageurs » retenus, dont les récits datent d’avant l’ère du courrier électronique et, pour la plupart, d’avant même celle des cartes postales. Sur la page de droite, le manuscrit, parfois illustré de croquis, reproduit en fac-similé ; sur celle en regard, la transcription du texte, un portrait de l’écrivain et une notice. Certes, la transcription est parfois défectueuse (quand Verlaine écrit, dans une lettre à Lepelletier – orthographié ici « Le Pelletier » – « respectability », pourquoi transcrire « respectabilité » ?) ; certes, les notices, surtout celles signées Pierre-Emmanuel Prouvost d’Agostino, sont souvent conventionnelles jusqu’à la caricature, voire risibles (« Qu’on ne me parle plus de ces enfantillages » aurait été, selon l’auteur, un propos de Rimbaud sur son œuvre poétique). L’ensemble n’en constitue pas moins un très chatoyant album de voyage, avec des guides qui s’appellent Chateaubriand, Verlaine, Loti, Segalen, Artaud, Lamartine, Nerval, Flaubert, Giono, Taine, Verne, Rimbaud, Cioran, les Goncourt, etc. La qualité des fac-similés est irréprochable, et là est l’essentiel.
Zola (I). Zola. Livre-catalogue, sous la direction de Michèle Sacquin (BnF/Fayard, 2002, 256 p., 49 €) ; Henri Mitterand, Zola. La vérité en marche (Découvertes-Gallimard, 2002, 176 p., 12 €). Belle réalisation, dans son académisme même, que ce fort Livre-catalogue dirigé par Michèle Sacquin et doté de plus de trois cents illustrations, paru à l’occasion de l’exposition Zola de la Bibliothèque nationale de France. Pour une fois, le travers des catalogues des expositions de la maison, à savoir le déluge excessif de fac-similés de manuscrits, a été contourné avec savoir-faire. L’iconographie est ici de haute tenue, avec des documents peu connus ou rarement reproduits, comme ces étonnants arbres généalogiques des Rougon-Macquart dessinés par Regamey et annotés par Zola, ou celui définissant, à l’aide de couleurs, les influences héréditaires de chaque personnage de la saga, ou encore ces plans et ces schémas tracés par le romancier (la route de Sainte-Roure à la Palud pour La Fortune des Rougon, le périmètre de la place de la Bourse pour L’Argent, le plan des Halles pour Le Ventre de Paris, celui de la maison de la Goutte d’Or pour L’Assommoir, etc). Passionnant chapitre de Jacqueline Carroy sur « Les confessions physiologiques d’Émile Zola ». On trouvera bien sûr, à la page 187, le fac-similé du manuscrit autographe de J’accuse, écrit le plus célèbre de Zola et document-culte aujourd’hui. Est-il le seul auteur de ce texte ? Un Lazare ressuscité prochainement pourrait bien apporter des lumières là-dessus… À signaler la parution, dans la série Découvertes-Gallimard, d’un Zola concocté par Henri Mitterand. Nombre d’illustrations de cet album de poche se retrouvent dans le Livre-catalogue de l’exposition de la BnF, mais leur mise en perspective est radicalement différente. Pas une once de gras dans ce petit volume, fort bien servi par les connaissances du meilleur biographe de l’homme de la « vérité en marche ».
Zola (II). Les Manuscrits et les dessins de Zola (Textuel, 2002, 542 p., 50 € : tome 1, Les Manuscrits originels (1868), introduction de Henri Mitterand ; tome 2, Les Racines d’une œuvre, transcriptions et commentaires des manuscrits originels, par Henri Mitterand ; tome 3, L’Invention des lieux, les dessins des Rougon-Macquart, commentés par Olivier Lumbroso). L’année 2002 ayant été riche en grands hommes (com)mémorables, les Zoliens, gens discrets soucieux, semble-t-il, de ne pas se laisser entraîner par la machine culturo-célébrative, ont opté pour une stratégie radicale mais efficace : des interventions en nombre limité, mais fortes et marquantes. On a déjà eu l’occasion de mentionner la conclusion de la biographie de Zola par Henri Mitterand, du colloque et de l’exposition de la BnF. Et voici que les éditions Textuel referment l’année Zola avec un séduisant coffret à offrir peut-être, à lire surtout : mieux qu’un « beau livre », une bonne action ! Le premier tome présente un fac-similé de ce qui nous est parvenu du « fond primitif » des Rougon-Macquart, entre rêve d’une œuvre et discours de la méthode, que le second volume transcrit et commente. Cet outil déjà riche est complété d’un troisième volume mêlant fac-similés des croquis des Rougon-Macquart et brèves présentations, parfois sommairement contextuelles, d’autre fois plus analytiques, en indiquant la portée. Les Zoliens auront ainsi à leur disposition de quoi rêver et penser, mais ce coffret se destine aussi aux amateurs et aux curieux, en ce qu’il tient en lisière le commentaire, et oblitère, à dessein semble-t-il, les nombreuses voies d’exploration, frayées ou non, de ces croquis. L’ensemble tient ainsi, au prix peut-être d’une certaine autocensure, un équilibre certain entre l’utilité scientifique et la sensibilisation d’un plus large public : c’est beau, c’est rare, et c’est indispensable.
Zola (III). Henri Mitterand, Passion Émile Zola. Les Délires de la vérité (Textuel, 2002, 192 p., 47 €). Henri Mitterand aura bien mérité de la patrie, ces derniers temps, avec tant de livres consacrés à Zola. Centenaire oblige, c’est entendu, mais lorsqu’il s’agit d’ouvrages de cette qualité, hourras pour les centenaires ! La mise en images de cet album Zola renouvelle l’iconographie de l’écrivain en jouant sur les décors et les personnages qui l’entourèrent au cours des grands tournants de son existence. L’auteur a choisi de suivre une ligne biographique, mais en utilisant l’œuvre romanesque comme autant de sentiers latéraux. Une remarque, qui n’est pas un reproche mais une simple observation : très peu de photographies prises par Zola lui-même – et Dieu sait s’il y en a d’intéressantes et de réussies – ont été retenues par le concepteur de l’album. Après quelques tâtonnements, la collection desPassions de cet éditeur touche avec ce Zola sa première grande réussite.
[Matthias Alaguillaume, Paul Aron, Carole Aurouet, Patrick Besnier, Claudine Brécourt-Villars, François Caradec, Alain Chevrier, Michel Décaudin, Éric Dussert, Alexandre Gefen, Thierry Gillyboeuf, Jean-Paul Goujon, Jean-Louis Jeannelle, Vincent Laisney, Jean-Pierre Lassalle, Jean-Jacques Lefrère, Muriel Louâpre, Marielle Macé, Hugues Marchal, Jean-Paul Morel, Jacques Noizet, Michel Pierssens, Sandrine Raffin, Henri Scepi, Anne Simon, Christian Soulignac, Éric Walbecq, etc.]