En société
Artaud. Europe, n° 873-4, janvier-février 2002, Antonin Artaud (352 p., 18,30 €.). L’auteur des Cenci, demande en ouverture Évelyne Grossman, « nous est-il devenu lisible, perceptible […] hors annexion idéologique, hors canonisation […], hors répétition mimétique » ? La vingtaine d’articles réunis ici, en écho à un précédent dossier spécial de la revue (1984), montre la vigueur des lectures actuelles et incite à répondre par l’affirmative à la question. À quelques rares exceptions, l’ensemble suscite en effet un intérêt soutenu, avec notamment quatre lettres à Hartung et Picasso, et un entretien où Derrida, l’un des lecteurs « considérables » d’Artaud, si l’on en juge par l’impact de ses textes, revient sur ses interventions (notamment la conférence du Moma qui paraît ces jours-ci) et évoque l’évolution d’un dialogue difficile, mais non « incompossible ». Europe s’acquitte intelligemment de l’exercice imposé que constitue le témoignage des créateurs contemporains, parce qu’au lieu de chercher à centrer le propos sur Artaud lui-même, il nous est donné à saisir comment des pratiques singulières en sont venues à le rencontrer, à la tangente, à partir de préoccupations propres. Le cahier de portraits du poète proposé par le plasticien Ernest Pignon-Ernest est ainsi replacé (E . Grossman) dans la pratique de l’art de la rue proposé par le dessinateur, et dans le cadre de l’installation pour laquelle ils furent conçus, à Ivry même : ce qu’on prenait pour une banale représentation ou une citation s’avère le signe d’un dialogue théorique profond. De la même façon, trois entretiens, avec Romeo Castellucci, André S. Labarthe et Marc Chalosse, font entendre quelle part, ni centrale, ni négligeable, ces trois démarches, respectivement théâtrale, cinématographique et musicale, ont donnée récemment au poète. Il faut ajouter à cet ensemble un article du metteur en scène Pierre-Antoine Villemaine, sur un théâtre conçu par Artaud comme une « inertie qui marche ». Peu des autres textes esquivent la difficulté, herméneutique, éthique ou esthétique, de la non-œuvre d’Artaud, mais loin de ressasser certaine palinodie finalement stérile à ce sujet, ils creusent le problème dans différentes directions. Ainsi Camille Dumoulié, rappelant que le poète classait les critiques au rang des succubes qui l’accablaient, paraît-il d’abord condamner rudement tout commentaire, par quoi le sang vital de l’œuvre glisse aux égouts, via « les canaux et les filtres de la pensée courante (anthropologie, sémiologie, narratologie, psychanalyse […] structuralisme et marxisme) » ! Mais c’est pour mieux proposer quelques règles d’une critique « vivifiante » : lire « au pied de la lettre, de façon non métaphorique », repérer l’humour, fuir l’apitoiement, etc., qui dénoncent avec justesse paresses intellectuelles et poses vides. Nous retiendrons en particulier les contributions de Jacob Rogozinski, qui tente une lecture non figurative des textes où Artaud se dit déjà mort, Jonathan Pollock, qui montre la possibilité d’une réception ironique des énoncés contradictoires, et Anne Tomiche, qui poursuit l’exploration plurilingue des glossolalies, tandis que d’autres articles proposent des comparaisons avec Beckett, Bataille, Jarry et le théoricien et dramaturge polonais Witkiewicz. En marge de ce gros dossier, on a regretté de ne pas pouvoir consulter le texte original en regard des poèmes adaptés de l’angais, de l’allemand, etc., que la revue propose dans le cahier de création, mais on a apprécié la traduction d’aphorismes de l’Italien Carlo Dossi (1849-1910) : son présent ressemblait au nôtre puisqu’il note qu’« autrefois les romanciers racontaient des histoires ; aujourd’hui, ils se racontent ».
Belgique. Le Mensuel littéraire et poétique, n° 301, 15 avril 2002 (cité Fontainas, B-1060 Bruxelles). Le Mensuel a dépassé le cap des 300 numéros, ce qui n’est pas rien. Avec un tirage de 14 500 exemplaires, sans doute s’agit-il du seul périodique capable de diffuser aussi largement les dernières nouvelles de la poésie. Où trouve-t-on ailleurs les comptes rendus des derniers recueils parus ? Parfois simples notes de lecture (mais c’est déjà beaucoup pour un genre oublié des critiques), ces recensions peuvent aussi tendre vers l’étude plus approfondie. Le numéro 301, par exemple, traite, en un paragraphe, d’un recueil d’Anne-Marie Beeckman et, en une page très dense, de Demeurant de Titus-Carmel. Quelques romans sont également commentés, pas de ceux dont sont pleins les grands journaux, tout comme quelques livres d’art importants. Une moitié de la revue est consacrée à la présentation d’écrivains qui font l’objet de séances au Théâtre-Poème de Bruxelles, dont beaucoup de contemporains présents sur place pour l’occasion. Les Bruxellois lettrés ou curieux n’ont pas à s’inquiéter de savoir où passer leurs soirées : rien que pour le mois de mai, plus de vingt séances étaient prévues.
BnF. Chroniques de la Bibliothèque nationale de France, n° 18, mars-avril-mai 2002, Victor Hugo, Gustave Le Gray. Les Chroniques de la BnF prennent de plus en plus l’aspect d’un magazine : l’illustration est reine et les textes souvent rapides. Ce numéro profite ainsi de l’exposition Le Gray pour reproduire quelques-unes de ses photographies, dont une double-page centrale occupée par La Flotte française en rade de Cherbourg, admirable document de 1858. Départ oblige, Jean-Pierre Angrémy a droit à une dernière interview (« je regrette de partir maintenant ») accompagnée d’une photo soigneusement posée pour projeter une image mêlant détermination hautaine et désinvolture calculée. C’est un peu la même impression que donne Hugo en couverture du numéro dans un portrait en pied, bras croisés, superposé à une marine de Le Gray. Riche d’événements divers, le bicentenaire fournit la matière de nombreuses nouvelles, toutes accompagnées de documents iconographiques de qualité. Moins convenues, les informations sur le projet de Bibliotheca universalis ou sur « L’Afrique sur Gallica » soulignent que la BnF est aussi le lieu d’une recherche branchée sur les préoccupations contemporaines. Invitée du Salon du Livre, l’Italie est également présente dans les collections italiennes de la BnF, évoquées par leur directeur, Vito Castiglione Minischetti. Michel Deguy, dans un dialogue avec Alain Lance, parle de poétique, objet de rencontres qui auront lieu jusqu’en 2003 sur le site François-Mitterand. Jean-Jacques Kupiec parle de physique en marge d’un colloque qui rappelle que la BnF n’intéresse pas que les littéraires. Initiative intéressante, les représentants des lecteurs (un pour le Haut-de-jardin et un pour le Rez-de-jardin) ont eux aussi la parole et s’en servent pour redire les frustrations et les revendications exprimées par les usagers de la bibliothèque, depuis le prix du café jusqu’au problème des attributions de place ou des horaires d’ouverture. Diverses informations d’une grande importance pour les chercheurs sont regroupées à la fin : ainsi de l’annonce de la réunification des catalogues informatisés, celle de la fusion du catalogue des estampes et des photos dans Opaline et Opale, l’institution de la carte unique pour photocopie et impression, etc. Figurent en dernière page les informations pratiques. Ajoutons qu’il existe une version Internet des Chroniques (www.chroniques.bnf.fr) dont on regrettera que l’iconographie n’y soit reproduite qu’en petits formats d’assez basse définition – mesure anti-piratage, sans doute.
Camus. Société d’études camusiennes, bulletin d’information, n° 62, avril 2002 (10 avenue Jean-Jaurès, 92120 Montrouge). Douze pages : annonces de colloques, références bibliographiques, échos. En outre, une utile synthèse du récent colloque « Albert Camus et les chrétiens. Une provocation », qui s’est tenu près de Francfort en novembre 2001.
Coin de table. Le Coin de table. La Revue de poésie, n° 10, avril 2002, Notre Victor Hugo (11 bis rue Ballu, 75011 Paris). « Hugo est encombrant. Un poète doit laisser respirer », écrit insolemment Bernard Delvaille en réponse à la circulaire (« Quel est votre Victor Hugo ? ») du Coin de table. Selon son principe de prédilection, le Coin fait défiler une tablée de poètes devant la question du trimestre, l’amusant dans ce type d’exercice étant d’observer les stratégies des uns et des autres, pour répondre ou ne pas répondre, platement ou avec malice, par le pastiche, l’anecdote personnelle ou l’analyse. L’ensemble se lit sans déplaisir, il faut croire que le sujet mord encore, ou encombre si l’on veut. On signale également un article illustré de documents en fac-similé sur Hugo et laRenaissance littéraire et artistique d’Émile Blémont, ainsi qu’une chronique consacrée à l’évolution des palmarès de poètes entre 1902 et 2000, brève mais intéressante. En fac-similé, pour les abonnés, une lettre de Juliette à Victor. Message personnel : bien qu’ayant jeté leur gourme depuis belle lurette, les collaborateurs d’Histoires littéraires remercient Le Coin de leur reconnaître suffisamment d’indépendance d’esprit pour mériter encore l’appellation, un peu paternaliste et grondeuse, de « jeunes gens »…
Fondane. Cahiers Benjamin Fondane, n° 5, 2001-2002, Fondane et Chestov devant l’Histoire (Société d’études Benjamin Fondane, 30 rue Gramme, 75015 Paris). Toujours la même richesse en études et textes inédits ou peu connus. Consacrée à « Fondane et Chestov devant l’Histoire », la première partie de ce cahier reproduit notamment un texte de Fondane paru en revue en 1939, et assez prophétique, même en notre an 2002 : « C’est lorsqu’on décide qu’il est indigne de l’homme d’avoir de petits vices et qu’on supprime le droit légal à boire de l’alcool que l’ivrognerie et le gangstérisme s’emparent de la nation ; c’est lorsqu’on décide que la société doit pouvoir se passer de cette misérable institution qu’on appelle la prostitution que l’on suscite sur une vaste échelle le trafic quasi officiel de la chair humaine ; c’est lorsqu’on élève une Société des Nations qui se doit de supprimer à jamais toute guerre que l’on assiste au plus inusité viol de pactes, de paroles et de simples droits, à la préparation de la guerre totale. » Suit une série d’études sur Images et livres de France (1922), recueil récemment traduit en français, montrant combien le jeune Fondane était nourri d’une double culture, roumaine et française. La française finira par l’emporter, et Fondane ne fera guère d’exception que pour Eminescu, le grand poète national roumain, lequel, de formation exclusivement germanique, était presque indemne de toute influence française. Les variations de Fondane vis-à-vis de Gide sont étudiées par O. Salazar-Ferrer : favorable au début, Fondane finit par changer d’opinion à partir de 1929 et faire ensuite de nettes réserves sur l’évolution qui avait conduit Gide du christianisme au communisme. Non sans lucidité, il y voyait une sorte de compensation extérieure à l’affaiblissement du génie créateur de l’écrivain (on pourrait d’ailleurs se demander si Gide a jamais été vraiment un créateur). Le même Gide était assurément sincère lorsqu’il écrivait dans son déconcertant Journal, en 1932 : « Je viens de dévorer en deux jours le livre de Knickerbocker sur le Plan Quinquennal » (sans doute pour imiter Ronsard, qui voulait lire l’Iliade en trois jours). Dans son « Fondane lecteur de Proust », S. Guez montre dans le premier un critique sensible avant tout à la discontinuité du second, à son art de la digression. Parmi les textes inédits de Fondane reproduits ensuite, il faut citer, outre des lettres à sa famille, un intéressant hommage à Théophile Gautier, paru en Roumanie en 1922. Après avoir fait justice des remarques aigres-douces, sinon peu flatteuses, faites par Gide au sujet de l’admiration professée par Baudelaire pour Gautier, Fondane définit ce dernier comme « un épicurien et un palimpseste païen, mais un païen étrange ». Plus loin, ce jugement : « Gautier pouvait être un maître pour Baudelaire, en aucun cas un précurseur ». À la fin du numéro, comptes rendus, informations et bibliographie. On le voit, il y a toujours à glaner, voire à méditer, dans ces Cahiers Fondane, tant la pensée critique de celui-ci reste à découvrir. Et l’on ne pourra que s’étonner que l’auteur de Rimbaud le voyou n’ait jamais, sauf erreur, figuré aux sommaires de la N.R.f. Il est vrai que ce sien livre avait été refusé par Gallimard.
Gide. Bulletin des Amis d’André Gide, n° 133, janvier 2002 (La Grange Berthière, 69420 Tupin-et-Semons). Sous la jaquette austère de ce BAAG, on trouve de nombreux documents utiles ou étonnants : la correspondance Gide-Rougemont, centrée sur des questions religieuses et présentée de façon documentée, quoiqu’un peu décousue, par Henry de Paysac ; une « causerie » publiée par Gide dans les Nouvelles littéraires pour accompagner la sortie du film réalisé par Marc Allégret, Voyage au Congo ; une lettre de Jean Lionnet à Gide en réponse de l’envoi de L’Immoraliste ; la poursuite de la publication du Journal inédit de Robert Levesque, ainsi que des dossiers de presse de Gide. Mais c’est surtout par la qualité de ses études que se distingue ce numéro, à commencer par l’article consacré par Pierre Masson au couple moteur chez Gide que constituent la servitude volontaire et la liberté. Au chapitre « Réseaux et influences », on s’informera du texte gidocentrique d’André Ruyters, Le Souper chez Lucullus, ou de la lecture de l’œuvre gidienne par René Crevel ; la plus inattendue de ces influences étant, en sens inverse, celle de Jules Renard, qu’Eugène Michel essaye de replacer, un peu trop rapidement, dans le contexte de la rivalité du Mercure de France et de la NRf. Une piste qui mériterait d’être explorée plus avant.
Grive. Les Amis de la Grive, n° 164, 15 mars 2002, Fagnes : Apollinaire et Cie (16 rue Kennedy, 08000 Charleville-Mézières ; 97 p., 8 €). Tout cela est bien codé. La Grive fut une revue ardennaise de renom, dont une association entretient l’esprit et la mémoire. Les Fagnes sont un plateau marécageux de l’Ardenne belge aux nombreuses légendes. Apollinaire leur consacra un poème, souvenir des semaines passées à Stavelot en 1899. Quant à la Cie, elle groupe en brèves évocations Rogissart, Dhôtel, Jarry et Julien Torma. Parmi les contributions, donnons une palme à Christian Libens pour ses évocations d’un Apollinaire imaginaire, et à Georges Schmits qui nous révèle les peintres de cette étrange région.
Hugo. L’Écho Hugo, bulletin de la Société des Amis de Victor Hugo, n° 1, octobre-décembre 2001 (133 boulevard Raspail, 75006 Paris ; 95 p., abonnement : 20 €). Ce bulletin compte parmi ses « membres actifs » des personnalités telles que « M. Claude Allègre, professeur d’université, ancien ministre », « M. Gérard Berliner, auteur-compositeur de chansons », « M. Charles Blanc, chirurgien-dentiste », « Mme Yvonne Caillere, adjointe au maire de Fougères », « M. André Lazare, agent commercial », « Mme Lepoutre, institutrice », « M. Luc Plamondon, auteur [sic] », « M. André Renoult, poète » (la liste s’étend sur six pages). Ledit bulletin se félicite, par la voix enthousiaste de sa présidente (Marie Hugo), de la création d’une association qui se donne pour ambition « d’initier, de provoquer, de soutenir, toute création dont la graine reposerait dans l’orbite de Hugo ». Il ressemble, par son format et sa mise en page, à un mémoire de maîtrise et donne quelques informations sur l’actualité hugolienne (adaptations musicales, disques, expositions, conférences, lectures, spectacles vivants, Internet, etc.). Dans l’ensemble, le niveau des contributions (articles et comptes rendus) est assez consternant (comme l’« étude » de Danièle Gasiglia-Laster, « Que sont devenus Gringoire, Clopin et Frollo ? De Victor Hugo à Plamondon et Cocciante »). Le bicentenaire était l’occasion de fonder une grande revue (L’Année hugolienne ?). Au lieu de cela, il accouche d’un fanzine de collège.
Maupassant. Maupassant 2000 (Amis de Flaubert et de Maupassant, Hôtel des Sociétés savantes, 190 rue Beauvoisine, 76000 Rouen ; 355 p., 20 €). Ce gros numéro rassemble, sous la houlette de Louis Forestier, les actes de colloques organisés à l’occasion du 150e anniversaire de la naissance de Maupassant. Beaucoup de propos de circonstance, d’anecdotique, voire de polémique (Georges Normandy en prend pour son grade), mais aussi de quoi nourrir les réflexions des chercheurs. Le volume compte huit chapitres : Miromesnil, les romans, le théâtre, la poésie, la correspondance, les adaptations cinématographiques, la réception des œuvres, et des documents. Cette dernière section propose une mise au point sur le cadre historique de Boule de Suif (Daniel Fauvel), la présentation et le fac-similé de lettres inédites et illustrées à Albert de Joinville (Christophe Oberle). Curieusement, la section la plus riche nous a semblé, très subjectivement, celle consacrée à la poésie de Maupassant, qui pose, par le truchement d’Yvan Leclerc, cette question inattendue : « Maupassant, poète naturaliste ? ». Mais on pourra lire aussi un point de vue (courroucé) de Thierry Poyet sur la postérité de Flaubert et Maupassant dans l’enseignement des lettres, une note sur Maupassant et la Comtesse Potocka (Philippe Dahan) et surtout des reproductions de lettres à cette dernière, présentées par la directrice de la Bibliothèque de Rouen qui en est propriétaire. Jouons, pour finir, les grincheux : le choix d’un papier glacé et l’abus du gras produisent des effets déplorables, de nombreuses pages de notre exemplaire étant gâtées de dépôts intempestifs d’encre de la page opposée.
Mirbeau. Cahiers Octave Mirbeau, n° 9, 2002 (Société Octave-Mirbeau, 10 bis rue André-Gautier, 49000 Angers ; 343 p., 23 €). Presque entièrement rédigés, comme chaque fois, par Pierre Michel, ces Cahiers Octave Mirbeau comprennent trois parties : des Études, des Documents et une Bibliographie. On peut trouver remarquable qu’il se trouve quelqu’un, de par le vaste monde, pour passer du temps à écrire un article de 36 pages sur « La temporalité dans L’Abbé Jules » (sic), mais l’ensemble témoigne d’une dynamique de recherche efficace, à mettre au crédit de l’animateur du bulletin.
NRf. Nouvelle Revue française, avril 2002, n° 501 (5 rue Sébastien-Bottin, 75007 Paris ; 352 p., 15 €). Curieux, ce titre de dossier, « L’Avenir de la fiction », comme si cet avenir posait un problème. À voir les contributions, on dirait surtout que, parti pour un dossier sur la littérature de genre, motivé par la publication d’extraits de la correspondance de Dashiell Hammett, Michel Braudeau a délayé son sujet pour pouvoir y associer quelques écrivains en vue. Passons donc sur M.G. Dantec, qui ne parvient pas, malgré toute son énergie, à s’extirper de sa propre logorrhée (« transvestir » le terrorisme général « vers une métapolitique de la transfiguration », n’est-ce pas), pour lire plutôt Houellebecq – eh oui –, qui revient trop brièvement sur la S.-F., littérature philosophique et poétique, entre deux provocations (il s’agit de soutenir une réputation). Annie Le Brun propose une réflexion lumineuse sur le gothique, donnant au passage une belle définition de toute littérature de genre : « ce qui s’était formulé dans ces livres ne pouvait l’être ni ailleurs ni autrement ». Laclavetine, très inspiré (« le réel il n’y a que ça de vrai »), explique comment le roman policier américain put servir de refuge aux amateurs de fiction pendant la dictature formaliste, tout en s’interrogeant sur ce que notre époque peut offrir de révélations esthétiques aux jeunes romanciers. Citons encore Michel Le Bris, qui lui répond (« inventer la réalité ») au détour d’une célébration du roman noir et de la science-fiction ; citons Patrick Raynal aussi, sur la Série noire bien sûr. Il faut mentionner également, hors dossier, deux textes sur Senghor, de Salah Stétié et Yvan Mécif. En somme, un numéro très réussi, puisqu’il suscite autant la réflexion qu’il appelle la critique, voire la controverse – même si on se surprend à méditer sur le penchant de la NRf pour le décousu, voire le patchwork hétéroclite, qui caractérise les essais et chroniques (Ian McEwan, Alberto Manguel, Simon Leys) plus ou moins digestes, en ouverture.
Péguy. L’Amitié Charles Péguy, n° 97, janvier-mars 2002 (12 rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris ; 122 p.). Sous le titre de Péguy et les protestants, c’est un riche ensemble autour d’un sujet épineux et difficile. Les articles traitent surtout de diverses « amitiés protestantes » de Péguy (le pasteur Roberty, Paul Seippel, Edmond Bernus) éclairées par des documents inédits ; plusieurs articles synthétiques les replacent dans l’évolution religieuse de Péguy et dans son temps. Dans les varia, Jean Bastaire essaie de comprendre l’origine d’un texte apocryphe de Péguy qu’il est curieusement devenu à la mode de lire aux enterrements.
Proust. Bulletin d’informations proustiennes. 32, publié par l’Institut des textes et manuscrits modernes (Rue d’Ulm, 2002, 168 p., 26 €). C’est Sodome et Gomorrhe qui, agrégation oblige, constitue le cœur de ce dernier numéro du BIP. Voici l’intertexte biblique – et de La Divine Comédie dans un article intéressant de Marie Miguet-Ollagnier –, le personnage de Charlus et le partage des deux univers des invertis et des gomorrhéennes minutieusement analysés. On signalera une étude de Francine Goujon, qui montre que le parallèle facilement identifiable entre Vautrin et Charlus cache un jeu hypertextuel plus complexe où Morel se fait la « dernière incarnation », critique, de Lucien, et un texte programmatique de Nathalie Mauriac-Dyer qui propose un modèle de transcription semi-diplomatique des cahiers de Proust, permettant de distinguer « les différentes lignes d’écriture cohabitant sur une même page, et les différentes « masses » qu’elles génèrent ».
Rollinat. Bulletin de la Société « Les Amis de Maurice Rollinat », n° 40, 2001 (Mairie d’Argenton, 36200 Argenton ; 54 p.). Comme morceau de bravoure, un article de Christian Bobin sur « Proust et l’esprit fin de siècle ». Suite de la rubrique « Maurice Rollinat vu par la presse », avec cinq articles parus en 1879 (deux textes d’Émile Goudeau dans Les Hydropathes) et en 1881 (trois textes, dont un article de Barbey d’Aurevilly dans Lyon-Revue). Le reste : vie de l’association, le prix de poésie Maurice-Rollinat, échos et nouvelles.
Vives Lettres. Vives Lettres, n° 12, Ethiques de l’écriture XIXe et XXe siècles, textes réunis et présentés par Michèle Finck et Gisèle Séginger (Université Marc-Bloch, 2001, 243 p., 12,20 €). Suite du numéro de 2000 consacré à « Éthique et littérature ». Une collection d’articles inégaux sur un vrai « marronnier » de la modernité. Guest stars : Stendhal, Nerval, Flaubert, Du Camp, Zola, Mallarmé, Joyce, Nathalie Sarraute, Louis-René des Forêts. Hélas, tout cela fait un peu « dîner de têtes ».
[Patrick Besnier, Michel Décaudin, Jean-Paul Goujon, Jean-Louis Jeannelle, Vincent Laisney, Jean-Jacques Lefrère, Muriel Louâpre, Michel Pierssens, Jean-Didier Wagneur, etc.]
Livres reçus
Comptes rendus
Balzac. Lucien Dällenbach, Mosaïques (Seuil, « Poétique », 2001, 182 p., 20,50 €). Qu’on se le tienne pour dit, la mosaïque nouvelle est arrivée : « la mosaïque et le mot mosaïque sont dans l’air du temps ». Les mosaïques « obsède[nt] nos représentations et nos discours », elles « pullule[nt] », elles « sont légions », elles « n’en fini[ssen]t pas de croître et de se multiplier ». C’est pour comprendre « son potentiel de séduction et sa prodigieuse énergie », son « pouvoir d’attraction » et ses innombrables emplois contemporains que Lucien Dällenbach propose ici une généalogie le conduisant jusque dans les domaines liés de l’art, de la littérature et de la politique. Une telle entreprise serait seule susceptible de dévoiler le fonc-tionnement, les ressorts et les ressources de – parlons comme Balzac cité par l’auteur – ce « mot à la mode ». S’il se constitue, en effet, autour d’une tension signifiante entre le fragment et la totalité, l’hétérogène et l’homogène, ce mot désigne tantôt, au sens propre, « l’unité de l’ensemble », l’uniformité, la totalité ; tantôt, au sens figuré, « la discontinuité de ces composants », le discordant, l’imperfection. Dès lors, l’étude de la métaphore devient l’archéologie d’une lutte entre le propre et le figuré, et celle des valeurs qui leur sont affectées. De ce point de vue, l’essentiel ne concerne pas les matériaux de la mosaïque, leur rareté ou leur polychromie (qui pousseraient du côté du « minéral » et du « géométrique », de « l’artificiel » et de l’« inerte »). Ce qui constitue la mosaïque en « enjeu théorique majeur », voire en « modèle épistémologique et culturel », et ce qui explique sa victoire sur ses concurrents les plus proches – salmigondis, pot-pourri, melting-pot, salade russe et macédoine (ces deux derniers disent bien la part du politique en jeu ici) – autant que sur quelques modèles antérieurs – la marqueterie, le kaléidoscope, le fragment, le collage, le patchwork, le puzzle (des années 1960-1970) –, c’est la souplesse avec laquelle elle semble résoudre la question de l’unité et de la pluralité, de la discontinuité, des rapports entre l’ensemble et ses parties, entre le tout et la nature de ses constituants. Totalité ouverte (ouverte même au recyclage et à tous les matériaux), non hiérarchisée, elle couvre d’une légitimité acquise sous le signe de l’unité et de la plénitude les pratiques esthétiques modernes qui ont promu la rupture et la discontinuité au rang d’idéal, et celles du kitsch post-moderne. Sans chercher à « induire l’histoire à partir de la structure », Lucien Dällenbach met en lumière la profonde ambivalence de la figure de la mosaïque ; il étudie le tourniquet de ses dévalorisations (la mosaïque est jugée excentrique et négative, en art comme en politique, au XVIIIe siècle), de ses promotions (au XIXe siècle, par les Romantiques, par Balzac, par George Sand dans un roman au titre emblématique, Les Maîtres mosaïstes), de ses valorisations (par la modernité), de sa revitalisation (par l’informatique). La réflexion de Lucien Dällenbach ne s’arrête pas à la recherche des causes qui ont fait de la mosaïque la métaphore aujourd’hui « la plus innovatrice et la plus envahissante ». Dans un dernier chapitre intitulé « Une esthétique de la mondialisation », l’auteur tente d’identifier les besoins auxquels répond la « duplicité » de la mosaïque, puisqu’elle sait « être simultanément tout et son contraire ». En ce qu’elle « opère une synthèse de l’hétérogène », en ce qu’elle « totalise l’unité et la discontinuité, l’uniformité et la diversité, l’harmonie et le disparate », la mosaïque est, à l’heure de la globalisation, « le meilleur instrument du caractère intégrateur de l’idéologie », mais elle demeure aussi, du côté de l’utopie, « porteuse d’une promesse démocratique ». Les Balzaciens seront heureux du statut accordé dans cette ample réflexion portée par une plume allègre et vive, douée d’un sens certain de la formule, à l’auteur de La Comédie humaine : « le plus grand et le plus lucide mosaïste de toute l’histoire de la littérature ; […] son œuvre pivotale anticipe comme nulle autre les problèmes dont ont hérité les Modernes et auxquels nous confrontent, de manière plus aiguë encore, les défis post-modernes de la mondialisation ». Ils pourront chicaner tel détail ou tel lapsus [ainsi, par exemple, la belle formule du romancier cherchant à embrasser « tout le pêle-mêle de la civilisation » est issue de la seconde préface du Père Goriot – on la cherchera en vain dans celle du Livre mystique (p. 105) ; la « grande lettre programmatique » dans laquelle Balzac décrit, à l’intention de Mme Hanska, le sens et le plan de la future Comédie humaine est du 26 octobre 1834 et non du 22 novembre 1834 (p. 104, note 6) et pas davantage de 1828 (p. 109) ; Le Chef-d’œuvre inconnu date de 1831 et non de 1837, même s’il est vrai qu’il a été beaucoup réécrit cette année-là pour son insertion dans les Études philosophiques ; la description de la boutique Sauviat du Curé de village (p. 58) se trouve dans le Pléiade de La Comédie humaine au tome IX (p. 641 et non p. 31) ; l’opposition naguère proposée, dans le domaine des études génétiques, par Louis Hay concerne l’« écriture à processus » et l’« écriture à programme » (et non « procédure », p. 61), mais ils ne bouderont pas leur plaisir. Lucien Dällenbach n’est-il pas l’un de ceux qui ont fait le plus, et le mieux, pour en finir avec les anathèmes et l’incompréhension des néo-romanciers et de quelques prétendus « Modernes » qui n’ont jamais vu à quel point les traits de l’esthétique qu’ils promouvaient – le fragmentaire et le discontinu, le détail et l’hétérogène, l’autoréflexivité et l’inachèvement, l’hybridité et le mélange des genres, le recyclage et l’oxymore, etc. – sont typiquement balzaciens ? On peut même penser que c’est de cette ancienne fréquentation et de sa persévérante défense de l’auteur de La Comédie humaine que la « première idée » de ce bel ouvrage lui vint. Et la première idée d’un livre, disait Balzac, est « une chimère qui sourit ».
Colette. Julia Kristeva, Le Génie féminin, tome 3, Colette (Fayard, 2002, 622 p., 24,30 €). Tout est dit dans le titre de ce dernier tome de la trilogie de Julia Kristeva sur le « génie féminin », dont l’étude des œuvres de Hannah Arendt et de Mélanie Klein constituaient les deux premiers tomes : l’art de Colette « impose et démontre que le plaisir lui-même est possible si et seulement s’il comprend la volupté en même temps que son prolongement dans un alphabet qui s’écrit comme une chair du monde. Ces valeurs se sont affirmées dans la vie et dans l’œuvre de Colette comme un “gai savoir”, enchantant les uns et désolant les autres. » Mais cette annonce, plutôt attrayante, laisse très vite place à un certain malaise. La chair du monde de Colette laisse un arrière-goût assez triste. L’étude commence sur l’inévitable chapitre biographique, intitulé : « Une vie ou une œuvre ? », aborde l’écriture en mettant en valeur Les Vrilles de la vigne, évoque la figure de Sido, traite, dans un intéressant chapitre, de la dépression, de la perversion et de la sublimation, parcourt toutes les variations de l’amour – des hommes et des femmes ou entre femmes –, admet – nous arrivons au moment de la guerre – qu’il faut parler « un peu de politique, quand même » et se termine sur un jeu de chassés-croisés entre Colette, Proust et Balzac. Trois Colette ne cessent de se croiser : la première est cette très forte personnalité abondamment décrite par les biographes et à laquelle Kristeva consacre ses pages les plus pertinentes, montrant que, pour elle, « le chemin de la perversion n’est qu’un chemin vers l’infantile » et qu’elle parvient à convertir la face archaïque de l’infantile – l’inceste mère-enfant – en une face sublime – une immersion dans l’Être. Il y a ensuite une Colette, magicienne du langage, pour laquelle Kristeva fait preuve d’une grande prédilection, décrivant, à de nombreuses reprises son goût pour l’écriture charnue de Colette (« les mots insolites de Colette me surprennent toujours, et j’assume toute mon humilité d’immigrée face à sa langue dont elle s’affirme l’irrévocable maîtresse, et plus encore mon étrangeté face à cet univers même que ses vocables rares ou abscons, telles les clés brillantes d’une magicienne du verbe, me font miroiter »). Mais c’est lorsqu’il est question de Colette, personnage public, que s’instaure un certain malaise. On ne sait comment prendre les explications quelque peu gênées que Kristeva donne dans le chapitre III, « Un peu de politique, quand même », de l’antiféminisme de Colette (elle explique sa caricature des suffragettes, à qui il manque, selon Colette, « un charme qu’elles dédaignent, et pourtant très féminin, qui serait fait d’incompétence, d’embarras, de silence… », de cette manière : « Sous des accents traditionalistes, c’est le “charme” que Colette tente de sauver – contre la société de consommation et de surproduction »). Il en va de même pour la « politique de l’autruche gourmande » de Colette pendant la guerre : Kristeva voit dans ses textes « une sorte de résistance du goût qui est, en somme, la variante colettienne de l’orgueil national », un « repli défensif », certes « plus proche de Pétain que de De Gaulle », mais où elle décèle « un véritable culte de la France ». Si l’étude apporte beaucoup sur la connaissance de la sexualité féminine, notamment, dans un chapitre de synthèse, « L’Œdipe biface », Julia Kristeva se trouve souvent devoir faire tenir ensemble – difficilement – une écrivaine à l’écriture jouissive et une femme attachée à une « certaine France » : on peut trouver Michel del Castillo plus à sa place sur ce terrain.
Flaubert. Gustave Flaubert, Œuvres de jeunesse. Œuvres complètes, I, édition présentée, établie et annotée par Claudine Gothot-Mersch et Guy Sagnes (Bibliothèque de la Pléiade, 2001, 1667 p., 58 €). Les affaires posthumes de Flaubert se portent bien, et même de mieux en mieux si l’on en juge par deux signes qui ne trompent pas : la cote des autographes et la vitalité des entreprises d’édition. Une lettre connue à Louise Colet se vend 12 000 euros et une autre, parce qu’il y est question du scandale de Madame Bovary, pas moins de 35 000 euros ! Quant aux nouveaux chantiers éditoriaux, ce premier volume de la Pléiade en concrétise la dynamique en inaugurant une série qui deviendra évidemment incontournable. Les cinq volumes annoncés couvriront toute la carrière de Flaubert dans le détail (il faut aller à la page LXXVI de la « Note sur la présente édition » pour trouver cette information). La grande innovation résidera cependant dans la publication simultanée de cette édition en collection de poche (Les Mémoires d’un fou, Novembre, les voyages sont ainsi déjà disponibles en Folio-Classique). Après les grandes étapes représentées par l’édition Quantin de 1885 en huit volumes, celle de Louis Conard en 1910 et l’édition du Centenaire à la Librairie de France dans les années 20, la dernière entreprise d’édition des œuvres complètes remontait aux années 1970, au Club de l’Honnête Homme, en seize volumes. Quant à la correspondance, c’est toujours l’édition Pléiade de Jean Bruneau qui fait référence, elle aussi, avec ses quatre volumes parus (jusqu’à l’année 1875). Il ne manque plus désormais, pour compléter le tableau, qu’une biographie monumentale comme on les aime à nouveau aujourd’hui – mais Flaubert a-t-il eu ce qu’on appelle « une vie » et tout ce qu’il importe d’en savoir n’est-il pas entièrement dans sa correspondance, « préface à la vie d’écrivain », la seule qu’il voulait vivre ? Il reste que Flaubert, avec son immense accumulation d’archives préservées à peu près intactes depuis son âge le plus tendre, permet de tenter de répondre à une question qu’on ne se posait plus guère après la tabula rasa structuraliste : comment devient-on Gustave Flaubert ? Il y eut, à partir de 1880 et jusque dans les années 20, une grande vague de travaux universitaires sur « la jeunesse » de tel ou tel écrivain, posant en vis-à-vis de toute une série de recherches sur la « carrière » de tel ou tel autre. Notre époque férue de jeunisme et de « littérature pour la jeunesse » va-t-elle s’intéresser à nouveau au mystère des origines et vouloir surprendre ces bifurcations imprévisibles qui font le tri entre des gribouillages sans avenir et une oeuvre future ? Ce serait reposer la question de la genèse des œuvres d’une façon nouvelle et faire servir la génétique des textes à des fins quelque peu négligées. Verra-t-on fleurir les thèses sur la jeunesse de Butor, de Robbe-Grillet ou de Volodine ? On perçoit tout ce que comporte encore d’incongru une telle interrogation – et pourtant le volume d’œuvres de jeunesse de Flaubert qu’offrent Claudine Gothot-Mersch et Guy Sagnes (disparu avant d’en voir l’aboutissement) permet d’en saisir le sens et la portée. En soi, les dissertations et pensums divers du jeune Gustave ne sont pas passionnants, les éditeurs en conviennent. Mais le simple fait de pouvoir suivre l’évolution de sa maîtrise de la langue, des formes narratives, des ressources rhétoriques, des rapports entre dialogue et récit, de l’équilibre entre histoire et fiction – voilà qui vient accroître considérablement l’intelligibilité du processus créateur chez quelqu’un qui s’est efforcé depuis son enfance de ne rien faire tout à fait comme tout le monde. Il est intéressant, bien sûr, de pouvoir suivre la trace de telle ou telle image, de telle scène, de telle figure depuis les premiers essais jusqu’à Bouvard et Pécuchet, mais il est passionnant de pouvoir comprendre comment Flaubert en vient à manipuler l’adjectif et le passé simple. Ici, les travaux de genèse déploient toute leur efficacité en faisant se compléter les techniques mises au point dans un cadre comme celui de l’Équipe Flaubert de l’ITEM, et le souci plus traditionnel de saisir ce qui fait que l’oeuvre à venir se trouve préfigurée dans les brouillons de l’écolier. Les deux responsables de ce volume se répartissent assez bien ces deux perspectives. Il en résulte un ensemble très généreux en notices, notes et variantes (plus de 400 pages), dans une tradition que l’on croyait désormais bannie du format Pléiade, jugé il y a peu trop universitaire et trop prolixe en détails oiseux (exemple résiduel : la note 1 de la page LXXXI où l’éditrice remercie avec effusion la personne qui lui a trouvé un livre qu’elle cherchait en vain, dit-elle – et qu’elle aurait d’ailleurs pu trouver sans chercher beaucoup dans au moins une demi-douzaine de bibliothèques anglaises, à commencer par Oxford). Des textes comme Novembre ou la première Éducation sentimentale méritaient bien un effort important et l’on s’y attendait : les éditions antérieures en disaient trop peu. C’est peut-être moins le cas pour les récits de voyage et l’on pourra disputer pour savoir si Claudine Gothot-Mersch a bien fait de considérer son annotation comme un moyen d’enrichir la connaissance du voyage au XIXe siècle en général au moins autant que comme celui de suivre le seul Flaubert en Corse et en Italie. Une place distincte de celle des « œuvres » reconnues comme telles est faite à des textes regroupés sous le titre « l’Atelier de Flaubert » dans des Appendices. On y trouvera, entre autres, divers « scénarios » anciens mais pas les « prétendus poèmes de jeunesse » de Flaubert, à propos desquels Claudine Gothot-Mersch ne manque pas de stigmatiser la légèreté (pour ne pas dire plus) avec laquelle les marchands les attribuent au futur grand homme quand il ne s’agit en fait que de textes écrits par d’autres et recopiés par lui. Peut-être cette mise au point calmera-t-elle les amateurs. Cette nouvelle édition des œuvres complètes affiche l’ambition de sortir enfin de la tradition éditoriale instaurée par l’édition Conard il y a un siècle : à en juger par ce premier volume, pour l’instant, tout va bien.
Fondane. Benjamin Fondane, Images et livres de France, traduit du roumain par Odile Serre (Paris-Méditerranée, 2002, 212 p., 19,82 €). « Je n’ai pas connu la littérature française […] – je l’ai vécue. » Écrivant cela, Fondane était non seulement sincère, mais exact, ainsi que l’atteste ce livre qui rassemble des articles publiés en Roumanie en 1920-21. Né en 1898, ce critique de vingt-deux ans y fait preuve d’une étonnante maturité, parlant tour à tour de Baudelaire, Huysmans, Maurras, Mallarmé, Jammes, Gourmont, Gide, Maeterlinck, Thibaudet, Renan, Amiel, mais également, ce qui est plus audacieux, de Claudel, Proust et Rouveyre. En bon critique, Fondane choisit aussi d’exclure, et on remarquera qu’il n’est point question ici des deux auteurs les plus exportés alors à l’étranger : Loti et France. Il aime par ailleurs à revenir sur certains écrivains comme Jammes, Gide et Gourmont. À propos de Baudelaire, Fondane déplore très justement que les nouvelles éditions des Fleurs du Mal parues après 1917 ne comportent plus la préface de Gautier, véritable « chapitre d’histoire littéraire, et surtout de sensibilité litéraire ». De Huysmans, il loue le style, tandis qu’il reproche à Tailhade de manquer de personnalité dans ses souvenirs. Maurras le retient plus longtemps, et il lui opposera Gide : « Maurras, appelé comme docteur au chevet du malade monarchique, ne peut que constater la mort. Mais Maurras en connaît les causes. Il pense que le judaïsme, la démocratie, la Réforme, le romantisme… » L’article sur Mallarmé s’attache à définir le paradoxe d’un poète essentiellement parnassien qui régna sur les Symbolistes : « Mallarmé, au lieu d’être guillotiné le premier, fut le monarque de la nouvelle révolution et son théoricien. » Deux articles sont consacrés à Gourmont, qui occupe ainsi une place privilégiée et en qui Fondane voit « la figure française la plus ample depuis Renan » et surtout un « créateur de valeurs esthétiques » – jugement qui, à l’époque, était aussi celui d’un Pound. Très novateur est l’article sur Proust, surtout pour la date de 1921, et en Roumanie… En fait, Fondane est surtout sensible à son art si particulier, qu’il définit comme étant celui de la digression. Semblable remarque sera faite à la même époque par Suarès, qui reprochera à Proust d’être un auteur « incongru ». Moins extrême, Fondane fait cependant quelques réserves : « Proust n’est pas de ces écrivains qui donnent des “sensations volumineuses”. C’est quelqu’un qui semble avoir souffert d’un contact énorme avec des sensations de cet ordre, et son œuvre n’est qu’une résultante, son émotion diffuse, l’heure du crépuscule. Ce n’est pas l’image qui suggère ; mais l’émotion qui est suggérée par l’image probable. » Avec Gide, Fondane semble plus à l’aise (il s’en éloignera plus tard) et analyse avec pénétration Paludes et La Symphonie pastorale. Toutefois, il ne pouvait alors, et pour cause, connaître Si le Grain ne meurt, ce qui explique qu’il ait pu noter : « Le bonheur sensuel est condamné. Non par la morale de Gide : par sa physiologie. La morale de Gide est supérieure à sa physiologie. » Ce livre appellerait bien d’autres remarques, qui, toutes, souligneraient la lucidité critique de Fondane, ainsi lorsqu’il définit Amiel comme « un maniaque de l’impuissance », ou bien remarque que Stendhal est peut-être le seul exemple « de grand écrivain qui se soit réalisé autrement que dans le style ». Cette même lucidité lui faisait privilégier certaines valeurs et, dans la génération 1890-1920, préférer Gourmont à Maurras, et Gide à Barrès. La traduction d’Odile Serre semble correcte, mais on s’étonne de la voir écrire, page 31 : « Une édition de Baudelaire dans « La renaissance du livre », avec une préface d’Henri de Régnier. Une autre dans la Librairie des bibliophiles avec une préface de Gustave Kahn. »
Intertextualité. L’Intertextualité, textes choisis et présentés par Sophie Rabau (GF Flammarion, 2002, 253 p., 8,23 €). Portrait de la littérature en espace ou en réseau, et du poéticien en arpenteur, cette anthologie théorique dessine la géographie d’une notion à laquelle elle donne toute sa portée. De proche en proche, par étoilements et distinctions, dans l’intention de pousser le concept à son maximum de signification et dans le choix d’en établir l’étendue plutôt que d’en préciser les subdivisions, c’est une théorie ferme du littéraire qui se trouve formulée, explicitement dirigée contre les récits linéaires d’engendrement historique des œuvres. L’intertextualité permet de se représenter le monde des œuvres comme une bibliothèque à parcourir et où construire des trajets plutôt que comme un ensemble de fleuves à remonter, et propose « une herméneutique qui se passe de l’idée d’écoulement temporel ». Le choix de textes dresse d’abord une généalogie très nette de la notion, histoire du concept et de ses fonctions, de Kristeva et Barthes à Riffaterre et Genette, et archéologie de son contenu, de la représentation antique de l’activité mimétique jusqu’aux développements de Bakhtine sur le dialogisme en passant par les débats classiques sur l’originalité et la topique de Curtius. Fidèle à l’inspiration structurale de son objet, Sophie Rabau construit, au cours des commentaires successifs et dans le petit dictionnaire notionnel qui clôt l’ouvrage, une véritable cartographie théorique de l’intertextualité en précisant les rapports qu’elle entretient avec des notions corrélées, ou en rappelant la façon dont elle s’est construite en réactions amendables à l’égard d’autres objets, depuis les précurseurs de l’intertextualité que sont les idées de source, d’influence, de topos, en passant par les concepts qu’elle oblige à remodeler : autorité, originalité, propriété, valeur, jusqu’à ce qui sert de pierre d’angle à tout l’ouvrage : la notion de « texte possible », et la vision des pratiques d’écriture, de lecture, et d’activité critique qui en résulte. Une représentation générale de la littérature, de l’histoire, et du rôle des interprétations est donc livrée d’entrée de jeu, et c’est cette décision qui fait la portée, théorique et polémique, de l’ouvrage. L’introduction au choix de textes prend position pour une herméneutique active ; on préférera donc à toute tentative de classification formelle des modes d’intertextualité (allusion, citation, parodie, etc.), une mise en lumière plus globale de ce que l’intertextualité oblige à repenser, en termes d’histoire et de théorie littéraire : une histoire non linéaire, non prévisible, non déterministe s’y construit dans les rapports entre les textes, selon des phénomènes de réversion – Molière qui fait relire Plaute, ou La Fontaine Esope – où l’on retrouve la logique de ce que Pierre Bayard a récemment rappelé comme le « plagiat par anticipation », que Sophie Rabau décrit ici comme « anxiété du futur », en réponse provocante à la problématique des sources : grâce à Homère, je comprends Joyce, mais grâce à Joyce, Fénelon ou les frères Cohen, je comprends mieux Homère ; le sens s’établit dans la promotion de l’acte de lecture et de transformation textuelle, au point que l’auteur propose malicieusement sa propre récriture, en S+7, de l’épisode des Sirènes. Pour autant, elle ne néglige pas ce que cette configuration borgésienne de l’espace littéraire (un paradigme borgésien pour une fois pris au sérieux, et pas seulement au plaisir, dans l’ensemble problématique de ses implications), ou ce que cette disposition du récit critique selon des formes contemporaine et alinéaires de narration, ont de problématique pour ce qui touche au statut de l’auteur et à la consistance de la référence ; ces points de difficulté théorique demeurent, mais s’éclairent dans une prise en compte originale, par la réflexion critique, des questions juridiques : autorité, plagiat, localisation du geste créateur.
Littérature française. Pierre Brunel, Où va la littérature française aujourd’hui ? (Vuibert, 2002, 288 p.,20 €). Cet ouvrage est une nouvelle édition augmentée et paraissant sous un nouveau titre de La littérature française aujourd’hui, éditée initialement en 1996 et épuisée. Oui, où va la littérature française aujourd’hui ? Mais aussi comment va-t-elle et, il le faut bien, d’où vient-elle ? À toutes ces questions, Pierre Brunel répond avec science et connaissance, ouverture d’esprit, sens de la comparaison entre les formes esthétiques, picturales et surtout musicales, avec pertinence, impertinence et humour, sans négliger le sens de la formule. Le propos comporte ses risques : décrire plutôt que tenter de comprendre et d’organiser ; repérer ce qui est radicalement nouveau et oublier la prégnance des modèles anciens très vivaces dans un univers du goût qui tend à privilégier ce qui marque une rupture, une volonté d’originalité ; déplorer la disparition des formes ambitieuses et d’une littérature qui conquiert les grands espaces publics ; cultiver la nostalgie et conclure à la disparition de la littérature. Pierre Brunel échappe à (presque) tous ces risques en en prenant un autre : celui d’une lecture personnelle de la littérature française récente, qui ne se prive pas de notations sur tel auteur et ses prétendues nouveautés (minimalisme, ressassement, etc.). Le ton est donné : le critique est aussi un lecteur qui s’adresse à d’autres lecteurs. La littérature observée ne se limite pas à ce qui est aujourd’hui encensé : Jacques Laurent et Claude Simon, Philippe Sollers et Claude Bonnefoy, Koltès et Prévert, Beckett et Blondin… Si les risques sont pris, le livre n’est pas d’humeur. Après une réflexion sur la littérature aujourd’hui, depuis la fin de la guerre, sous l’égide de deux figures majeures, Sartre et Lindon, deux questions fondent l’ouvrage : l’une porte sur les conditions propres à la littérature contemporaine, la parole littéraire, la lettre, le mot, le texte aujourd’hui, l’autre porte sur le rapport entre tradition et nouveauté, comme marques formelles, mais aussi comme valeur dans le monde littéraire (mais pas seulement) d’aujourd’hui. L’organisation repose sur des phénomènes littéraires comme le mouvement, plus ou moins diffus et théorisé, accompagné de discours théorique ou polémique, comme le Nouveau Roman, le groupe des Hussards, sur des distinctions génériques même si elles sont interrogées, comme la poésie, le théâtre, ou sur l’émergence de pratiques, de notions ou de débats plus ou moins clairement théorisables comme l’écriture féminine, la notion de crise, de fin de siècle, de moderne ou de postmoderne. L’organisation échappe très heureusement à une stricte répartition par genres et même interroge la pertinence des catégories génériques aujourd’hui, notamment à propos du théâtre ou à propos du récit tant dans la poésie que dans le roman. On peut regretter que l’ordre diachronique ne soit pas plus explicite : de la Libération aux toutes récentes périodes, les moments de la littérature sont visibles mais restent implicites. On peut regretter que certains auteurs, certaines oeuvres bénéficient de longues analyses, et que d’autres ne soient qu’évoqués : tout choix est nécessairement injuste. Jacques Laurent ou Michel Déon prennent bien de la place, mais le dernier Aragon n’en prend guère. Mais au moins ces analyses entraînent-elles à nouveau vers les textes. C’est bien ce qu’on attend d’un tel ouvrage. C’est une banalité que de dire que, dans le domaine des études littéraires, comme dans toute étude sur des faits humains, la proximité de l’objet de la recherche et du chercheur produit des effets de brouillage de la perception, des enjeux qui dépassent à la fois l’objet et le sujet. C’est encore plus vrai quand l’objet est proche dans le temps et l’espace. Cet ouvrage n’échappe pas à cette difficulté, l’énonce et l’aborde, se nourrit des réflexions récentes sur la littérature contemporaine et sur nos catégories d’analyse. Il importe que la lecture se transforme en discours et s’organise en propositions articulées, nécessaire contrepoids aux successifs oublis, à l’indifférence attentiste qui abandonne le champ à la place publique et à la « littérature à l’encan ».
Paris. Karlheinz Stierle, La Capitale des signes. Paris et son discours, traduction de l’allemand par Marianne Rocher-Jacquin, préface de Jean Starobinski (Maison des sciences de l’Homme, 2001, 630 p., 42,68 €). Professeur de littératures romanes et de théorie de la littérature à l’Université de Constance, Karlheinz Stierle est spécialiste de Nerval, de Pétrarque et de la littérature sur Paris. L’édition originale de cet ouvrage ayant paru en 1993, il aura fallu presque dix ans pour que cette étude traverse le Rhin. Si La Capitale des signes représente le type parfait de l’ouvrage d’histoire littéraire, cette parution retardée et discrète ne présage rien de bon sur la santé éditoriale du secteur essais de l’édition française. La problématique du livre tourne autour de la constitution de Paris comme mythe littéraire. Une question que l’on peut définir globalement comme l’émergence de la ville comme totalité et texte à déchiffrer, liée à la dynamique qui va la métamorphoser du statut de « grande ville » à celui de « capitale » à l’âge de la modernité. Cette approche est évidemment soutenue par une bibliographie qui offre de nombreuses références à la littérature sur Paris (physiologies, tableaux, romans et poèmes) provenant des corpus français, allemand et européen. Si le titre annonce une approche sémiologique, la problématique est néanmoins construite selon quatre directions. La première se situe dans le prolongement de Walter Benjamin, de son Baudelaire et de Paris, capitale du XIXe siècle. La seconde, hélas moins connue en France, renvoie aux travaux de Hans Blumemberg, dont l’ouvrage principal, La Lisibilité du monde, n’a pas été traduit. On citera enfin Roger Caillois pour ses analyses sur la ville du Paris balzacien et, plus évident, le Roland Barthes des Mythologies et du Système de la mode. Comme le souligne Jean Starobinski dans son introduction : « Stierle déchiffre la formation et les transformations d’une conscience de la ville, inséparable de la conscience de soi des écrivains ». C’est tout d’abord l’examen de la préhistoire de cette conscience avec, au XVIIe siècle, Boileau, et surtout La Bruyère, « le premier à avoir compris la grande ville comme lieu des réalités codées symboliquement ». Sémiologue de l’âge classique, La Bruyère met en valeur la « lisibilité » de la ville et va fonctionner comme la référence jusqu’aux Lumières. La ville va se constituer progressivement comme « totalité », comme livre, comme texte à lire (métaphore que le Structuralisme a de nombreuses fois posée). Devenue ville européenne, elle est la « capitale » par excellence, dans la mesure où, comme l’écrit Montesquieu, « les voyageurs cherchent toujours les grandes villes, qui sont une espèce de patrie commune à tous les étrangers ». Rousseau, « promeneur solitaire au centre du monde moderne », vit « l’expérience de l’aliénation du moi dans la société moderne », Diderot, avec Le Neveu de Rameau, Hegel, avec sa géniale analyse de la conscience divisée, amènent à Louis-Sébastien Mercier qui est pour Stierle « le premier à avoir conscience de la totalité que constitue la grande ville » et à la percevoir en tant qu’étrangeté et lisibilité. Mais la part la plus importante de l’ouvrage est l’analyse de 1789 à 1860. L’auteur ménage une place de choix à la littérature sur Paris. Inutile de décliner ici Tableaux de Paris, Français par eux-mêmes, les anecdotes parisiennes telle Flora, habituée du cabinet de lecture de la rue de Condé, grisette caraïbe et baudelairienne, chantée par de nombreuses physiologies pour son « chien » fou. Avec cette littérature, la ville devient le sujet de sa propre conscience et se constitue comme mythe. Karlheinz Stierle se situe dès lors dans la continuité de l’analyse benjaminienne, via Baudelaire et les Surréalistes, d’une ville pleine d’« électricité mentale ». Il explore les thématiques du flâneur, des passages, de l’omnibus, des physiologies et des panoramas, tout en mettant l’accent sur l’importance de Heine et de son Lutèce. Mais le morceau de choix reste les rapports de Paris et de la littérature ; Balzac qui fait du « drame de Paris, le centre de son roman » ; une mutation qui se poursuit avec le Hugo de Notre-Dame de Paris, Les Mystères de Paris de Sue et Les Mohicans de Paris de Dumas. Poe n’est pas en reste, qui fait l’objet d’un chapitre inspiré, « Détective dans la jungle des signes urbains » ; ni bien évidemment Baudelaire, considéré comme l’aboutissement de l’« histoire originaire » du mythe de Paris. Mais la grande qualité de cet essai « à l’allemande », pourrait-on dire, est l’aisance avec laquelle l’auteur concilie rigueur méthodologique et multiplicité des sources, et fait preuve de qualités stylistiques qui, bien soutenues par la traduction française, font de ce livre l’un des plus exaltants parus ces derniers mois.
Queneau. Raymond Queneau, Aux confins des ténèbres. Les fous littéraires (Gallimard, Cahiers de la NRf, 2002, 430 p., 23 €). Mai 2002 est à Queneau. Dans le sillage du deuxième volume des Œuvres complètes (romans 1940-1946, du Chiendent à Pierrot mon ami) et de l’album, parus ensemble à la Pléiade, voici exhumé ce livre si célèbre et si méconnu. On ne le confondra pas avec les Fous littéraires d’André Blavier, défunt directeur des archives Queneau à Verviers, livre plus vaste dont une nouvelle édition parue en 1998 fut louée ici-même. Les fous littéraires ici répertoriés, tous français du XIXe siècle, sont la dernière version de l’Encyclopédie des sciences inexactes refusée par Gallimard puis par Denoël en 1934. Il va des quadrateurs du cercle, à commencer par le divin Lucas, aux utopistes du meilleur des mondes possibles. Il rappelle par là les savoureux Bords (1963). On sait que LesEnfants du Limon ont recyclé une partie de la matière de ce livre effrayant, au moins pour l’éditeur, qui le relègue ici encore dans une collection documentaire. Le lecteur aura plaisir à trouver au bout du livre dix pages vierges aptes à contenir l’index dont l’éditeur lui a réservé la tâche. Quand il suffit de presser une touche pour établir un index, Gallimard crie « pouce ! » Trop faciliter le travail du lecteur finirait par le décourager de lire. En principe, le livre est savant, le lecteur ignorant : sinon pourquoi le second perdrait-il son temps à feuilleter le premier ? Le malheur du lecteur commence quand, par exception, il sait quelque chose. C’est ainsi qu’il perd confiance dans les éditions les mieux annotées. Si de plus savants se trompent sur des évidences faciles, qui croire ? Dans les Œuvres poétiques de Queneau (livre paru à la Pléiade en 1998), un poème page 271 s’intitule « Les Dimanches haïs favorisent la poésie ». L’annotateur, sachant que la poésie commence avec l’inversion des termes, des rôles, s’empresse page 1283 de saisir cette occasion de stipuler que la chanson Je hais les dimanches a pour parolière Florence Véran et pour mélodiste Aznavour. Le lecteur qui sait l’inverse sursaute. Sachant qu’il ignore par ailleurs tant de choses, il se demande si, mieux informé, il ne sursauterait pas à toutes les notes. Bouvard et Pécuchet commence. Fasciné depuis toujours par l’Erreur, Queneau voulait lui consacrer un volume de l’encyclopédie de la Pléiade, qui ne vit pas davantage le jour que le(s) volume(s) mathématiques qu’on pouvait penser que Queneau eût dû patronner avec une particulière dilection. Avouons que, même bornée à un seul tome, une publication de 2000 pages vouées à encyclopédiser les maths offre tant de possibilités de coquilles et de bévues que l’esprit scrupuleux, effaré, recule. Le fou littéraire, lui, ne recule pas. C’est Hercule. L’immensité de la tâche le surexcite. Il décide de reprendre les choses ab ovo. C’est le principe du charme de ses abondants ouvrages, parfois promoteurs d’une future grandeur. Quand Brisset décide de plonger l’homme dans la mare originelle et de retrouver dans ses dires l’esprit du coassement, il présage Lacan, voisin de Queneau aux cours phénoménaux de l’hégélien Koyré. Quand Wronski, génie que Valéry (lettre à Gide du 27 avril 1892) alignait avec Mozart et Vinci, refonde et refond les athématiques, il faut, pour l’accompagner dans ses méandres algorithmiques, une passion, une folie presque égales aux siennes. Page 375, Queneau loue un peu Wronsky (sic ; au contraire du sky russe, le ski polonais ne prend pas d’y ; Balzac aussi écrit Wronsky), mais c’est à propos du coup d’État du 2 décembre 1851 que, dans son Épître secrète à S.A. le prince Louis-Napoléon, président de la République, le créateur du Messianisme avait conseillé à Badinguet. Ni Wronski ni désormais Brisset ne correspondent au critère donné plus tard par Queneau pour cerner ceux qu’il préférait dès lors nommer les « hétéroclites » : « Ni maîtres ni disciples. » Des disciples, Wronski en eut toujours, et Brisset est assez contagieux pour avoir rameuté à « sa science de Dieu », fort au-delà du cercle lacanien, tous ceux pour qui « le cristal de la langue » fait sens. Si la lecture continue de ce livre n’est pas celle d’un roman, rien d’étonnant : même brève, une encyclopédie est faite pour demeurer sous la main et être consultée à bon escient. À ce titre, ce volume vaut bien mieux que ce que l’auteur lui-même en a dit. Inutile de conseiller un Queneau à qui connaît déjà Queneau. Pour les autres, Les Fous littéraires ne sont pas forcément le meilleur portail. Mais tout curieux y trouvera sa provende.
Radio. Les Écrivains hommes de radio (1940-1970), communications et documents écrits et sonores réunis et présentés par Pierre-Marie Héron (Publications de l’Université Paul-Valéry, 2001, 260 p. + 2 CD, 35 €). En novembre 2000, Montpellier accueillait les protagonistes d’une journée d’étude consacrée à l’histoire littéraire de la radiodiffusion française en mettant l’accent sur les « années Gilson » – Paul Gilson (1904-1963), directeur des programmes de la RTF, journaliste, poète, essayiste, cinéaste et dramaturge – et en les illustrant d’interventions relatives à Jean Tardieu, Georges-Emmanuel Clancier, François Billetdoux, Frédéric-Jacques Temple et Jean Amrouche. La lecture de ces actes est intéressante, d’autant que le champ de recherche qu’ils couvrent est prometteur. En 1969 déjà, Marcel Sauvage avait consacré une anthologie aux Poètes de l’ORTF, signalant ainsi qu’ils y avaient trouvé une place de choix. Après qu’André Velter a édité sa propre anthologie issue de son expérience d’homme de radio, Orphée Studio (1999), l’intérêt pour ce média coïncide avec un renouveau enthousiasmant de la littérature-à-haute-voix dont les manifestations sont d’année en année plus nombreuses. Ce printemps, par exemple, trois anthologies publiées en parallèle par Bernard Noël, Zéno Bianu et Nicole Brossard sous le titre générique de Poèmes à dire témoignaient de l’importance de la littérature orale contemporaine, de la vivacité de la pratique des lectures publiques et de l’importance des ondes, voire des enregistrements, non plus seulement comme documents d’archives mais aussi comme source d’inspiration et d’innovation pour les essayeurs de voix. Depuis Artaud jusqu’aux vocalistes contemporains (Armand Gatti, Jean-Pierre Verheggen, Serge Pey, par exemple) en passant par Henri Pichette ou les Lettristes, on ne peut manquer de s’attarder sur les figures de Gilson et de Tardieu, maître bienveillant du « Club d’essai » évoqué ici par Robert Prot, espace d’expérimentation où se sont croisés Armand Robin, André Obey ou Jean Lescure. Il y a peu, Jean-Clarence Lambert avait salué l’action du Club d’essai dans un petit livre, Visite à Jean Tardieu, où il mettait en exergue le rôle moteur de ce dernier dans la mise en valeur de la poésie expérimentale. Ironie de l’histoire : le 30 décembre dernier, un continuateur de Tardieu, René Farabet, était débarqué sans ménagement des fameux Ateliers de création radiophonique. Riche ensemble d’entretiens (Billetdoux avec Agathe Mella, Enquête sur la diction poétique de 1956-1957 avec les réponses de Paulhan, Mandiargues, Gracq, Claudel, Cassou, Tzara, Ponge, Bachelard, etc.), de documents (Jean Tardieu, « Le Club d’Essai et son apport à l’effort culturel de la RTF, 1956, etc.), d’essais (Bernard Grenié étudie le rôle des stations régionales de la RTF) et de « phonographies », Les Écrivains hommes de radio constitue un ensemble où chercheurs et praticiens des ondes nourrissent parallèlement la connaissance des faits et des dates, et la réflexion sur le rôle de la radio dans la littérature. Prime délectable : deux cd-audio appellés à devenir des « collectors » : on y entend Éluard, Claudel et Supervielle, lecteurs à l’ancienne, bien conscients de graver dans le marbre de la cire leur Haute Poësie (ennuyeux), Reverdy à la voix très inattendue, Fargue épatant de naturel. On y écoute encore Gilson, puis des poèmes de lui lus par Pierre Fresnay, Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault, Jacques Prévert, Jean Marchat et une Emmanuelle Riva bien sirupeuse et démontrant qu’une lecture peut déformer un poème. Clancier, Billetdoux, Temple occupent le second disque dont l’un des trésors est l’entretien avec Jeanne-Yves Blanc, la marraine de guerre d’Apollinaire. Des comme ça, on en redemande. Pour patienter jusqu’à la prochaine émission.
République. René Rémond, La République souveraine. La vie politique en France 1879-1939 (Fayard, 2002, 435 p., 23 €). Troisième volume de l’histoire de la vie politique en France depuis 1789 que nous donne René Rémond, à qui on doit par ailleurs des ouvrages devenus classiques sur les droites en France ou l’anticléricalisme. Précisons tout de suite qu’il ne s’agit nullement d’une Histoire événementielle ou chronologique, mais d’une synthèse, doublée d’une réflexion sur la vie politique de notre pays durant la Troisième République, dont l’auteur remarque que c’est le plus long régime qu’ait connu la France. C’est aussi une sorte d’inventaire, examinant tour à tour le système électoral, le Parlement, les libertés publiques, les partis, etc. Écrit dans une langue claire et précise, ce volume part de 1879, « césure absolument capitale » : la démission de Mac-Mahon met un terme, jusqu’en 1940, à l’instabilité des régimes politiques. Même si l’instabilité des ministères est, en revanche, un trait caractéristique – et bien connu – de la Troisième, l’auteur s’est proposé une vue plus large, visant à « saisir les constantes du fonctionnement de la vie politique ». Bien des faits paradoxaux sont ainsi soulignés : une certaine défiance pour la démocratie directe ; l’exclusion totale des femmes (qui n’auront le droit de vote qu’en 1944) de la vie politique, exclusion d’ailleurs davantage appuyée par la gauche anticléricale que par la droite catholique ; l’exclusion, également, des militaires, qui ne sera levée qu’en 1945 ; la suprématie totale du Parlement par rapport à l’exécutif, ce qui entraîne un déséquilibre souvent fâcheux des pouvoirs, les députés ne se privant point de renverser à leur gré des ministères. Au passage, l’auteur constate que les polémiques actuelles ont donné à l’Affaire Dreyfus « une importance disproportionnée », jugement qui n’est peut-être pas dénué de pertinence. Dans cette excellente et perspicace synthèse, on aurait peut-être souhaité, en revanche, une place faite à certaines personnalités, voire de rapides portraits de certains grands acteurs de la vie politique d’alors, qui ont tout de même marqué leur époque. Marqué en bien ou en mal, d’ailleurs, car certaines carences ou faiblesses ne sauraient être passées sous silence : comment un Deschanel, par exemple, a-t-il pu arriver jusqu’à la magistrature suprême ? Que dire aussi du blanchiment général des accusés du scandale de Panama ? Il est vrai que la Cinquième République a connu elle aussi de tels exploits… Voilà qui peut néanmoins faire s’interroger sur ces institutions républicaines si célébrées. L’auteur, il est vrai, ne semble pas enclin à porter des jugements sévères, ce qui est peut-être conforme à l’objectivité de l’historien, mais risquerait, qui sait, de rendre parfois un peu abstraite l’Histoire elle-même, qui, autant que d’institutions, est aussi le fait d’hommes. N’aurait-il pas été éclairant de citer aussi, çà et là, les jugements portés sur le régime par certains écrivains comme Barrès, Tailhade, Daudet, Céline ? Semblablement, le chapitre sur « les antiparlementaristes » nous semble passer un peu vite sur les anarchistes : Vaillant n’avait-il pas lancé sa bombe à la Chambre ? À propos, petite confusion, dans l’Index, entre Édouard Vaillant et Auguste Vaillant. Des événements de politique extérieure comme Fachoda ou Agadir auraient également pu être davantage soulignés, en raison de l’émoi qu’ils provoquèrent dans la vie politique d’alors. On excusera ces remarques, qui, loin d’être des critiques ou même des réserves, sont de simples réflexions : le grand mérite de ce livre est en effet de dépasser toute polémique ou toute courte vue, pour expliquer et, par là même, fournir matière à réflexion. En ce sens, il est remarquable.
Revues. La Belle Époque des revues 1880-1914, sous la direction de Jacqueline Pluet-Despatin, Michel Leymarie et Jean-Yves Mollier (Imec, 2002, 440 p., 43 €). Les « petites » revues de la Grande Époque méritaient bien ce gros pavé : n’est-ce pas dans ce grouillant microcosme que s’est inventée toute la culture du temps et que se sont essayés au style tous ces « jeunes » (Gide, Valéry, Proust, etc.) dont quelques-uns sont devenus de vrais auteurs ? Olivier Corpet le souligne dans un avant-propos : « Les revues attirent enfin les historiens. Et l’histoire des revues commence à s’écrire. » Il ne manquait pas de travaux sur le sujet depuis vingt ans, mais il est vrai que le mouvement s’accélère (la Revue des revues y est pour quelque chose) et que la nature de la recherche se modifie depuis qu’elle bénéficie des méthodes de travail des historiens, virtuoses de l’archive et du traitement des vastes séries, attentifs à des réalités trop ignorées des purs « littéraires » : tout ce qui relève de la technique, des conditions matérielles, des publics, de la dynamique des groupes et des interactions sociales en général. On peut toujours aimer les petites revues fin-de-siècle pour leur singularité, l’excentricité de certains de leurs animateurs ou le pittoresque bohème de la vie littéraire qu’elles animent et reflètent, mais elles sont aussi la clé qui ouvre à une connaissance beaucoup plus approfondie de milieux et de destins très complexes, creuset de la culture de toute une époque extraordinairement riche. On ne peut donner ici qu’une idée de ce que présente ce volume qui ne se veut pas une simple juxtaposition de mini-monographies mais bien un panorama des différentes problématiques ouvertes à la recherche. Une section intitulée « L’Espace des revues » étudie ainsi les aspects plutôt sociologiques de la question, à commencer par la difficulté qu’il y a à « recenser les revues » : Jean-Charles Geslot et Julien Hage décrivent ici leur démarche et leur visée, la constitution d’une banque de données beaucoup plus complète et précise que les inventaires existants. Jean-Yves Mollier, dont les travaux sur l’histoire de l’édition font autorité, étudie de son côté « la revue dans le système éditorial », témoin de la « complexification du métier d’éditeur » (mais est-il bien sûr que le Genonceaux de la p. 47 s’appelait Paul ?). Un autre ensemble s’attache aux « hommes de revue et stratégies d’écrivains », avec des articles sur Mirbeau (Pierre Michel, évidemment), Gide, Jean-Richard Bloch (rarement étudié – Michel Trebitsch), Daniel Halévy (Sébastien Laurent – auteur d’une récente biographie). « Revues et société » examine des sujets rarement traités : les revues et la question religieuse (Jacques Prévotat), le flirt des petites revues avec l’Anarchie (Philippe Oriol), la « mouvance modérée », très influente mais peu considérée (Gilles Le Béguec), les revues syndicalistes (Michel Piegenet), sans oublier les revues féminines et féministes (Françoise Blum) ni les revues satiriques (Bernard Tillier). Nos lecteurs s’intéresseront peut-être moins à tout ce qui traite des revues scientifiques, en quoi ils auraient tort, tant il y a à découvrir d’inattendu du côté des revues d’économie, d’urbanisme ou de droit. Enfin, la richesse de la production parisienne ne doit pas faire oublier que la prolifération des revues entre 1880 et 1914 est un phénomène paneuropéen, ce que la section « Une Europe des revues » permet de mieux saisir grâce aux articles de Paul Aron (la Belgique), d’Alain Clavien (la Suisse), de M.-L. Goergen et C. Trautmann-Waller (l’Allemagne), de D. Cooper-Richet (l’Angleterre), de Carlos Serrano (l’Espagne). En bref, cet ouvrage forme un remarquable outil de travail et constitue un point de départ indispensable pour tous les chercheurs qui voudront s’engager dans l’étude de la vie littéraire au tournant du XXe siècle et au-delà. Une « orientation bibliographique », à compléter par les références mentionnées dans les notes, fait le point sur l’état présent des travaux. Un index des noms de personnes ainsi que des titres de journaux et de revues exclut malheureusement les références données dans les notes. C’est regrettable, car le petit effort supplémentaire que cela aurait nécessité aurait encore accru la valeur de l’ouvrage.
Saint-Simoniens. Études saint-simoniennes, sous la direction de Philippe Régnier (Presses universitaires de Lyon, 2002, 387 p., 27,50 €). La « famille » des chercheurs en saint-simonisme, pour vaillante qu’elle soit, n’est pas extrêmement fournie et ses efforts n’ont toujours pas abouti à faire de ce mouvement l’une des « références culturelles courantes » ; c’est du moins ce que constate Philippe Régnier dans son introduction à ce volume, non sans une trace de découragement. Il aurait bien tort de désespérer, lui, l’infatigable propagateur de la connaissance des saint-simoniens, si l’on en juge par la qualité et l’intérêt des textes produits par l’équipe XIXe de l’unité de recherche « Littérature, idéologies, représentations aux XVIIIe et XIXe siècles » (CNRS-Université Lumière Lyon-2) qu’il réunit et présente ici. Ces quatre cents pages offrent en fait un exemple de ce que peut apporter de connaissances nouvelles une recherche authentique qui allie la rigueur documentaire et l’ampleur des perspectives, qu’elles soient historiques, sociales ou littéraires. On sait, ou l’on croit savoir, tout ce que la culture (au sens large) du XIXe siècle doit à Saint-Simon, à ses adeptes, à ses émules, orthodoxes ou dissidents. On ne le sait cependant pas avec assez de précision, tant la rencontre de vagues stéréotypes (la banque, les chemins de fer, l’association, l’industrie) et de patronymes ridicules (Enfantin, Bazard, etc.) a contribué à détourner l’attention en l’amusant de facilités. Rien de facile au contraire dans la plupart des essais, tous copieux, que nous donne à lire cet ouvrage. Pour ne nous en tenir qu’à ce qui concerne la littérature et l’histoire littéraire, plusieurs de ces études sont à noter. L’intitulé fort sobre de l’article de Jean-Michel Gouvard, « Le Problème du langage dans Le Livre nouveau des Saint-simoniens », pourrait faire croire à quelque dissertation obscure sur des questions opaques. Dans cette explication de l’« archilangue » rêvée par les saint-simoniens, on trouvera en fait une mise au point éclairante sur la problématique très complexe des rapports entre théorie linguistique et poétique du vers au XIXe siècle, appuyée sur une impitoyable érudition qui n’étonnera pas, venant du savant auteur de Critique du vers (2000). L’article de Stéphanie Dord-Crouslé sur « Saint-Simon, Bouvard et Pécuchet : représentation d’une idéologie » se fonde sur le riche dossier génétique laissé par Flaubert (S. Dord-Crouslé est aussi l’éditrice de Bouvard et Pécuchet chez Garnier-Flammarion). Les lignes que ce dernier consacre au saint-simonisme ne sont que la partie émergée de l’immense amas de notes et de brouillons où le sujet occupe de fait une place bien plus importante. L’étude du processus génétique permet ici de saisir bien plus que le sens des quelques lignes finalement retenues par Flaubert : ses convictions, son évolution, les enjeux de son entreprise se trouvent suivis à la trace, jusqu’à révéler ce que peut être pour lui la représentation. Sarga Moussa, de son côté, en spécialiste des récits de voyage en Orient, s’attaque à Maxime du Camp. Son essai s’appuie de manière originale à la fois sur le Voyage en Orient (où l’on retrouve Flaubert) et sur les Mémoires d’un suicidé pour mettre en évidence l’impact profond et durable de la rencontre des saint-simoniens sur Du Camp, malgré les tentatives ultérieures de celui-ci pour le réduire. Ces Mémoires prennent du coup un nouvel intérêt, que leur dénie généralement l’histoire littéraire. On ne reprochera à l’auteur que son abus du soulignement, pratique que l’on croyait disparue avec les années 70. Aussi instructifs que soient ces articles, c’est cependant celui que consacre Bärbel Plötner à Émile Souvestre qui réserve le plus de surprises. « Entre la Bretagne et Paris, la genèse saint-simonienne d’un romancier républicain : Émile Souvestre au tournant de 1830 », fondé sur une recherche d’archive particulièrement fouillée, fait le portrait de cet écrivain prolifique et oublié, à cheval sur la vie bretonne et la vie parisienne, militant saint-simonien et régionaliste fervent, homme de progrès et de tradition tout ensemble, entre Lycée armoricain et Revue des Deux Mondes, et dont les multiples entreprises permettent d’apercevoir avec beaucoup de précision ce qu’il en a été de l’activité intellectuelle et éditoriale en province au XIXe siècle, sur le cas très spécial que constituait la Bretagne. On ne négligera pas non plus l’étude de Marie-Laure Aurenche sur « L’Égypte contemporaine dans le Magasin pittoresque entre 1833 et 1870 ». L’importance de cette création d’Édouard Charton, qui y œuvra cinquante ans, n’a pas échappé aux historiens de l’édition comme aux spécialistes de la culture du XIXe siècle, savante ou populaire. La présence de l’Égypte dans la revue est massive et bien représentative de ce que plusieurs générations d’intellectuels, de politiciens, de financiers et de militaires ont investi dans cet Orient qui les comprenait. Les saint-simoniens n’ont pas manqué de s’en mêler et Charton à leurs côtés. Fort riche, y compris par l’iconographie, cet article fait attendre avec intérêt l’ouvrage qu’annonce M.-L. Aurenche sur Édouard Charton et l’invention du « Magasin pittoresque ». Des articles moins directement littéraires sont cependant à signaler, comme celui de Loïc Rignol et Ph. Régnier sur Victor Courter de l’Isle, qui traite en fait, comme le dit son sous-titre, des « enjeux de savoir et luttes de pouvoir au XIXe siècle », ou comme celui de Michel Espagne sur Gustave d’Eichtal et la pensée juive entre idéalisme allemand et christianisme. Ph. Régnier décrit les « photographies étranges » qui ferment le volume comme la « preuve sensible de l’existence du saint-simonisme ». Si c’est le cas, il faut considérer les essais qui les précèdent comme la preuve intelligible de l’existence d’une recherche qui mérite la plus grande attention.
Surréalisme. André Breton, Le Surréalisme et la peinture, réédition revue et corrigée (Gallimard, Folio Essais, 2002, 560 p., s.p.m.) ; Thierry Aubert, Le Surréaliste et la mort, quelques perspectives, L’Âge d’Homme, 2001, 320 p., 21,34 €). Le hasard objectif nous fournit deux entrées de biais dans le Surréalisme, la première, par un des fondateurs, conduite à travers de stupéfiantes images ; la seconde, par un critique contemporain, apporte une perspective nouvelle : la question de la mort comme pierre d’achoppement d’une pensée qui exalte les pouvoirs humains, amour, désir, liberté. L’ouvrage de Breton est une réédition – augmentée – dans un format de poche (c’est-à-dire avec des illustrations en noir et blanc uniquement, quel dommage !) de son livre sur la peinture surréaliste comprenant des textes qui s’échelonnent de 1928 à 1965, permettant une traversée de l’histoire tumultueuse du Surréalisme à travers ses grands peintres, Ernst, Masson, Tanguy, Miro, Picabia, etc. Breton traite aussi du « triomphe de l’art gaulois », des Symbolistes, des « Naïfs », de « l’art des fous ». Le texte initial commence par l’éloge du regard comme « puissance d’illusion », il critique l’imitation du monde extérieur au profit de l’émergence d’un « modèle purement intérieur » que Breton rapproche de celui que Lautréamont, Rimbaud et Mallarmé ont révélé aux poètes. Comme ces derniers, Picasso, vers 1909, portant à son degré suprême « l’esprit d’évasion », a inventé « un continent futur ». Breton fait du parcours de Picasso le précurseur de celui du Surréalisme. Les éloges ont une grande force, mais les passages polémiques sont aussi réjouissants que l’étaient pour Breton ceux des critiques qu’il fustigeait. C’est ainsi que, selon Breton, Matisse et Derain, qui ont perdu l’état de grâce après la première Guerre mondiale, se soumettent à l’ordre en se répétant. Quant à Chirico, s’il « prenait figure de sentinelle sur la route éperdue des Qui-Vive » entre 1910 et 1917, il a cédé ensuite à « l’abdication et aux reniements ». Ce qui touche peut-être le plus aujourd’hui, c’est l’énergie de ces pages, même si elle implique la partialité. Max Ernst, par exemple, qui a inventé de nouveaux rapports entre les choses et imaginé de nouvelles métamorphoses, a ainsi ouvert de « nouvelles possibilités de vivre, de vivre libre, à cela peut-être tient son humanité profonde ». En 1939, Breton célèbre un tableau de Masson parce qu’il « tient » à côté du journal de chaque jour ; les textes du Surréalisme et la peinture « tiennent » toujours… Pour Thierry Aubert, le problème de la mort se pose au nœud de contradictions de la pensée surréaliste entre le principe de réalité, lié à la sclérose rationalisante qui nous rappelle notre finitude, et le désir le plus profond de dépasser nos limites individuelles. Si, pour résoudre cette contradiction, le Surréaliste se tourne vers l’imaginaire seul, il risque de s’abîmer dans l’illusion en éludant la question de l’inéluctable fin. Breton a sollicité la dialectique freudienne entre Eros et Thanatos afin de « renouer avec une parole qui éclaire l’individualité sur elle-même et qui se saisisse en l’occurrence de la mort ». La méthode du critique privilégie l’étude des « œuvres vives » car elles laissent affleurer l’inconscient, en parcourant un vaste corpus qui va des textes fondateurs des années 20 à Sur le champ d’Annie Le Brun (1967). L’auteur distingue deux conceptions de la mort : la mort comme anéantissement liée à l’espèce et la mort surréelle, qui correspond à l’affranchissement par l’individu de sa limitation existentielle. Dans ce cas, la mort apparaît dans les thématiques du suicide, du crime, de la cruauté ; elle occupe une place voisine de celle du hasard objectif, comme « catalyseur de la surréalité ». L’humour noir inscrit l’écriture au cœur même de la mutation surréaliste du phénomène de la mort : « l’horreur suscitée par le néant est utilisée comme ferment de la surréalité. »
Notes de lecture
Actrices. Sylvie Jouanny, L’Actrice et ses doubles. Figures et représentations de la femme de spectacle à la fin du XIXe siècle (Droz, 2002, 442 p., s.p.m.). Essai sur l’évolution de la place occupée par l’actrice dans l’imaginaire à la fin et au début du XIXe siècle, basé sur les mémoires et romans de comédiennes, écrits par elles-mêmes ou des nègres (Sarah Bernhardt et Marie Colombier), les romans populaires et surtout les œuvres romanesques de Zola, d’Edmond de Goncourt, Villiers de l’Isle-Adam, Rodenbach, Proust ou Claudel. Sans oublier l’analyse intéressante de quelques images fondatrices (La Fanfarlo, Aurélia, Sylvie), curieusement placée en fin de volume, l’auteur démontre les liens qui unissaient le théâtre et le désir, le théâtre et la vénalité, ainsi que la dialectique de la pudeur et de l’impudeur.
Allais. Alphonse Allais, À se tordre, présentation par Daniel Grojnowski (GF Flammarion, 2002, 251 p., 5,80 €). Cette édition de quarante-cinq contes du Chat noir réunis en volume en 1891 (Ollendorff) est dédiée à « François Caradec / G.M.O.G.G. / sans qui Alphonse Allais / ne serait pas entré / au Panthéon des Lettres. » C’est bien le moins. Avec son équipement de « présentation, dossier, notes, chronologie, bibliographie », sans oublier quelques variantes, les scholiastes ont de quoi voir venir en attendant… le volume de la Pléiade ?
Amour. Michel Brix, Eros et littérature : le discours amoureux en France au XIXe siècle (Peeters, Belgique, 2001, 432 p., 47,48 €). Une solide étude du spécialiste de Nerval sur l’archéologie du sentiment amoureux au XIXe siècle. Maladie de la jeunesse, l’amour puise loin ses références, notamment dans le pétrarquisme néoplatonisant du XVIe siècle. Mais le XIXe imposera de nouveaux paradigmes. Michel Brix étudie Stendhal, Balzac, Nerval, Baudelaire et Flaubert. De l’incompatibilité de l’amour archaïsant ravalé à la littérature industrielle à une autre forme laïque de l’amour naissent ici tout à la fois la vision de la modernité et de la place affectée à l’écrivain.
Aragon père. Louis Andrieux, Souvenirs d’un préfet de police, préface de Jean-Paul Morel (Mémoire du livre, 2002, 456 p., 25 €). L’édition originale des souvenirs de préfecture (de police) de Louis Andrieux (1840-1931), papa très naturel de Louis Aragon, avait paru, en deux tomes, en 1885 chez Jules Rouff et Cie. Une préface malicieuse, un index des noms cités (absent de l’édition originale) et de courtes notices de Jean-Paul Morel sont les atouts de cette réédition. Pour l’amateur des dessous peu connus de la vie politique sous la Troisième. Dommage que le géniteur du rimeur le plus doué du groupe surréaliste en taise autant qu’il en dit.
Archives. Les Français et leurs archives, actes du colloque au Conseil économique et social (Fayard, 2002, 224 p., 20 €). Organisé par l’association « Une Cité pour les archives », dont l’objectif est de sensibiliser l’opinion publique et les pouvoirs publics à l’urgence d’une politique de conservation et de communication des archives nationales ambitieuse, et secondé par Le Monde et France-Culture, ce colloque peut paraître sacrifier la réflexion aux impératifs de médiatisation qui s’imposent à nos lobbyistes de la préservation du patrimoine. Le début n’est qu’un ballet de personnalités : Lionel Jospin, Valéry Giscard d’Estaing, Pierre Messmer, Catherine Tasca… On se félicite, on se congratule, on se donne la parole et on s’applaudit à en oublier les petits fours qui n’ont pas dû manquer, si l’on en juge par la liste des organisations et des personnalités qui sont remerciées. Le tout se termine par une vaste enquête savamment disséquée, mais dont les révélations – il s’agissait d’évaluer le rapport que les Français entretiennent avec leurs archives – sont relativement limitées : rassurez-vous, nos chers concitoyens sont persuadés de l’enjeu représenté par les archives, dont ils se font, c’est là que se trouve la révélation, une idée plus que vague. Et pourtant, on aurait tort de s’arrêter aux fastes mondains de l’événement : l’intervention de Régine Robin sur le personnage de l’archiviste, assez décalée, est pleine d’intérêt, et Georgette Elgey évoque de manière passionnante le cas des archives orales (signalons sur ce point la somme de Florence Descamps, L’Historien, l’archiviste, le magnétophone. De la constitution de la source orale à son exploitation). Maurice Vaïsse démonte quelques clichés en montrant que, dans certains cas, les témoignages des acteurs historiques peuvent s’avérer plus fiables que les documents d’archives. Marie-Paule Arnauld, directrice du Centre historique des Archives nationales, dresse un bilan, rapide mais intéressant, des conditions d’exercice actuelles et s’emploie, elle aussi, à combattre quelques idées reçues, dont la plus indéracinable est certainement celle des archives interdites. Voici ce qu’elle nous apprend sur le sujet : « au Centre historique des Archives nationales, parmi les 100 kilomètres linéaires de documents conservés, 6 % environ seulement ne sont pas librement accessibles. En 2000 ont été instruites 734 demandes de dérogation portant sur plus de 3500 articles et une centaine seulement a été refusée. » Les organisateurs du colloque ont enfin eu l’heureuse idée de confier la présidence de la séance sur « Les Archives : représentations et réalités » à Pierre Nora, qui met en perspective le phénomène d’hypertrophie mémorielle dont participe, même de manière critique, le mouvement initié par l’association « Une Cité pour les archives ».
Audiberti. Audiberti, poète, romancier et dramaturge, actes du colloque du centenaire de la naissance d’Audiberti, 1999, textes réunis par Jeanyves Guérin (Champion, 2002, 273 p., s.p.m.). Guère accrocheur, le sujet fourre-tout de ce colloque : on sent l’Université hésitante quant à la nécessité de fonder des études audibertiennes, comme le note honnêtement en introduction Jeanyves Guérin. Ceci explique que les auteurs présents viennent d’horizons particulièrement divers. De là le charme du volume, et la difficulté du compte rendu. Michel Autrand démontre la prééminence du principe de discontinuité dans la dramaturgie audibertienne, et c’est sous le signe de la discontinuité que se placent également ces communications, pour le pire et le meilleur, avec des éclairages souvent très ponctuels, parfois trop étroits, et qui ne dialoguent guère entre eux. Analyses poéticiennes (l’incipit par Annick Bouillaguet, la clausule par Gérard-Denis Farcy, le genre épique pour Christine Van Rogger-Andreucci, la narrativisation de l’écriture théâtrale par Alain Beretta), ou plus théoriques (le « théâtre abhumaniste » par Marie-Claude Hubert, « l’abhistoricisme » par François Noudelmann) côtoient des lectures thématiques (la rencontre amoureuse, l’histoire, l’anglicisme). Quelques ouvertures diablement intéressantes sur les relais littéraires d’Audiberti : la référence obsédante à Victor Hugo (Agnès Spiquel), l’appui stratégique sur Paulhan (Claude-Pierre Perez). Plus un certain nombre de textes dont on ne parlera pas, faute d’en avoir saisi la cohérence parfois, la pertinence souvent.
Aymé. Marcel Aymé, Nouvelles complètes (Gallimard, Quarto, 2002, 1366 p., 25 €). Le volume réunit dans l’ordre chronologique de publication – lequel correspond en l’occurrence à celui de la rédaction –, les contes et nouvelles d’Aymé l’inégal, dont on célèbre en sourdine le centenaire de la naissance (29 mars 2002). Les illustrations originales des Contes du chat perché sont reproduites – initiative heureuse, car elles font véritablement partie de l’œuvre. Bonne occasion de relire ces récits alertes et adroitement enlevés. En annexe, une « Vie et œuvre » qui emprunte l’essentiel de son contenu à l’album Marcel Aymé de la Pléiade, paru il y a un an. L’ensemble est sobre et bien ficelé, comme on l’attend de cette collection.
Bac. Ghislain de Diesbach, Un prince 1900. Ferdinand Bac (Perrin, 2002, 384 p., 23 €). En mettant à profit des manuscrits autobiographiques inédits, l’auteur a produit une bonne biographie du personnage inclassable que fut Ferdinand Bac, faux dilettante, vrai artiste, Saint-Simon sucre-sel des salons de la Troisième République – et petit-fils fortement présumé de Jérôme Bonaparte, roi de Westphalie. La vie de Bac n’est pas de celles qui se résument en quelques lignes, d’autant que l’intérêt de sa biographie tient pour beaucoup dans les personnages hors du commun avec lesquels il fraya (ô ses « échanges » avec Robert de Montesquiou !). Si Ghislain de Diesbach ne se montre pas un biographe taraudé par le souci de donner toutes les références de ses dires – à moins que les souvenirs de Bac aient été sa seule source –, son art de cerner une personnalité en quelques lignes est établi (il n’a pas été pour rien le biographe de Proust). Un reproche pourtant, qu’il convient peut-être d’adresser autant à l’éditeur qu’au biographe : un cahier d’illustrations supplémentaire, qui eût reproduit des dessins de Bac, n’eût pas été pour déplaire, de même qu’un d’index des noms cités (ils sont nombreux). La publication des souvenirs inédits de Bac serait la bienvenue. On compte bien un peu sur Ghislain de Diesbach pour ce volume.
Balzac. Anne-Marie Baron, Balzac ou les hiéroglyphes de l’imaginaire (Champion, 2002, 212 p., 14,50 €). Le hiéroglyphe, modèle d’une mimesis parfaite ; Champollion, déchiffreur historique qui ouvre la voie à Balzac sémiologue de la société ; l’Égypte enfin, tout l’Orient condensé en un monde imaginaire miroir des origines. On s’imagine embarqué à la recherche d’une littérature d’images, d’une littérature en images, que l’auteur dit poursuivre dans deux directions, le réseau des images primitives d’une part (l’image-idéogramme évoquant les images de l’inconscient exhibé dans le rêve) et le rapport à la matérialité de l’écriture d’autre part – graphie, typographie, étymologie, blasons et double sens ésotériques. Et on se retrouve à pêcher des images somme toute fort ordinaires (le mendiant, le sauvage, le génie monstrueux ou la femme sans cœur) avec une minuscule épuisette psychanalytique. Certes, par sa connaissance des œuvres, Anne-Marie Baron propose des synthèses bien faites (sur le cratylisme balzacien notamment) – bien que toujours rapides – sur les images récurrentes sous la plume de Balzac. Mais on regrette souvent que la méthode choisie l’amène à faire de chaque thème, fût-il omniprésent dans la littérature contemporaine, un révélateur de la singularité psychologique de l’écrivain (elle-même principalement bâtie sur la douleur infligée par l’indifférence maternelle). Il nous a semblé que la démonstration s’affaiblissait du fait de ce manque de recul, comme du fait de la confusion entretenue sur les valeurs respectives des termes image primitive, hiéroglyphe ou symbole : on aurait aimé en savoir plus sur la nature de ces images, davantage que sur leur contenu, qui ne faisait pas mystère. De sorte qu’il reste à la critique balzacienne un grand livre à écrire.
Baudelaire. Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu, édition établie par Claude Pichois (Droz, 2001, 125 p., s.p.m.). Véritable dalle mortuaire par son imposant format (36 x 26 cm), cette édition diplomatique est un monument dressé à ce que Vigny eût appelé « la majesté des souffrances humaines ». Elle offre en effet la particularité de présenter, en page de droite, la reproduction photographique du manuscrit autographe, et, sur celle de gauche, sa transcription. On peut ainsi suivre, sur l’admirable écriture même de Baudelaire, les mouvements de sa réflexion, les sursauts de sa colère et « les ondulations de [sa] rêverie ». Et cette lecture n’est pas innocente : comme le souligne d’emblée Claude Pichois dans son introduction : « Voici l’un des textes les plus explosifs des lettres françaises, un chef-d’œuvre de violence et de virulence, d’une nouveauté tranchante. » Très dense, cette introduction retrace la genèse du texte, conçu dès 1859, mais qui appartient bien à la dernière période créatrice de Baudelaire. Celui-ci, incomparable poète de la concentration dans ses Fleurs du Mal, est arrivé ici à une concentration identique, peut-être encore plus frappante par l’aspect fragmentaire de son écriture. Il y a là comme le condensé d’une vie et d’une pensée, et toutes les affirmations de Baudelaire, pour péremptoires qu’elles semblent être, ne sont paradoxales que pour ceux qui ne se sont pas donné, comme lui, la peine de réfléchir, d’observer et de méditer. « Une inquisition de l’intelligence sur le secret du cœur » : la si belle formule de Suarès sur Les Fleurs du Mal ne pourrait-elle pas être reprise et élargie, à propos de Mon cœur mis à nu ? Qu’il invective George Sand ou Voltaire, se gausse de la religion du Progrès, condamne le commerce, médite sur le Dandy ou affirme la nature démoniaque de l’homme, Baudelaire se révèle un moraliste classique, qui ne veut être dupe de rien et entend bien voir à nu non pas tant lui-même que l’être humain tout entier, dans son corps comme dans son cerveau. Mais c’est aussi et surtout du Baudelaire et, loin d’un La Bruyère ou d’un Joubert, ces fragments feraient songer aux Pensées de Pascal – un Pascal qui aurait médité à la fois de Maistre et Sade. On se souvient aussi du commentaire aigu qu’en avait proposé Jean José Marchand en 1970 (Sur « Mon cœur mis à nu »), en essayant de montrer combien les propos de Baudelaire donnent, aujourd’hui plus que jamais, à réfléchir. Telle pensée de lui n’anticipe-t-elle pas sur l’anarchisme secret d’un Valéry : « Je comprends qu’on déserte une cause pour savoir ce qu’on éprouvera à en servir une autre. » Mais on n’en finirait pas de développer toutes les suggestions que peut inspirer Mon cœur mis à nu. « Fragments », avons-nous dit, mais le mot est-il bien approprié ? À relire ce livre, on est au contraire frappé par son étonnante unité, comme si Baudelaire avait su imprimer à chaque note un tour aussi définitif, aussi plein, aussi profond, que celui des alexandrins des Fleurs du Mal. « Alchimie de la douleur », tel est bien le caractère fondamental de ce bréviaire si intime, dont le pessimisme forcené est une bénédiction en ces temps si « corrects ». Après cette superbe édition, dont l’annotation est aussi discrète que précise, il ne nous reste plus à souhaiter que Claude Pichois nous en donne une analogue de Fusées.
Beauvoir. Christine Delpy, Sylvie Chaperon, Le Cinquantenaire du « Deuxième Sexe » (Syllepse, 2002, 523 p., 38 €). Il est étonnant de constater la vitalité des études sur Beauvoir dans les milieux universitaires anglo-saxons ; elle rend flagrant le discrédit qui pèse sur elle dans les études littéraires en France. Ce colloque a donné lieu à 130 communications pendant cinq jours. Soixante articles sont rassemblés en un volume qui servira certainement de référence sur la question, en raison de la présence de témoins comme Gisèle Halimi, Yvette Roudy, Claudine Monteil, Françoise d’Eaubonne, Dominique Desanti, Lise London, et des études consacrées à la traduction et à la réception du Deuxième Sexe dans de nombreux pays. On déplore cependant le désintérêt pour la dimension littéraire du texte. Un seul article, celui des époux Fullbrook, est consacré à cette question ; il est d’une indigence époustouflante.
Bernanos. Paul Gordan, Mon vieil ami Bernanos (Cerf, 2002, 82 p., 12 €). Comme Pascal les mouches, Bernanos attire les moines. Bénédictins, Dominicains alternent dans ses parages fervents. Du bénédictin Gordan, les éditions du Cerf donnent ici trois conférences réunies en Allemagne en 1983 sous le titre Freundschaft mit Bernanos. Second Bénédictin avec qui ait pratiqué l’écrivain – le premier fut Dom Besse, son directeur de conscience de 1910 à 1920 –, le sympathique Dom Paul narre ici ses rencontres avec le fier moustachu au peu catholique parcours. En 1943, Bernanos siège au Brésil, à La Croix des Âmes (Cruz das Almas). Il fait au moine que Dieu lui envoie le meilleur accueil. « Sans la foi, il n’aurait pas pu vivre une minute, ni avoir une seule pensée, ni remuer un doigt. » D’où un humour, une vitalité (assez communes chez les saints et les sages) dont bénéficie une compassion universelle qui s’étend jusqu’à Hitler (relire Les Enfants humiliés) ou à Luther, thème d’un travail qu’il rédige à cette époque et dont, lisant le début à son visiteur, il est lui-même « ému presque jusqu’aux larmes ». De son côté, Paul Gordan lui enseigne le sens de la théologie du renouveau charismatique, où le peu de goût du romancier pour l’abstraction ne lui faisait voir jusque là qu’un pédantisme. Le catholicisme de Bernanos est à bien des égards à l’antipode de celui, bien plus herméneutique, de Claudel dont les lectures de la Bible ont fait l’objet d’un énorme tome paru en 1998. Si Gordan ne convertira personne à son ami Bernanos, les Bernanosiens auront plaisir à le retrouver dans ces pages vite lues.
Bloy. Léon Bloy, Le Pal, préface de Patrick Kéchichian (Obsidiane, 2002, 160 p., 18 €). Réédition en fac-similé d’une des œuvres les plus acides de Bloy, avec cet inoubliable et atroce portrait de « l’hermaphrodite prussien », le journaliste Wolff. Préface concise mais replaçant le texte dans son histoire. Le tout tient dans la poche.
Bott. François Bott, Dieu prenait-il du café ? Portraits littéraires du XIXe siècle (Le Cherche-midi, 2002, 162 p., 14 €). Chroniquettes impersonnelles et d’une platitude absolue sur quelques écrivains du XIXe siècle. Importante densité de phrases convenues à la page. L’auteur a longtemps dirigé Le Monde des Livres. Échelle tirée.
Cadou. Michel Manoll, René Guy Cadou (Seghers, Poètes d’aujourd’hui, 2001, 256 p., 12,20 €). Réédition d’un livre de 1954 avec, comme seule mise à jour, une liste des « Œuvres de René Guy Cadou publiées depuis 1951 » – pas même ajoutée à la table des matières. On trouvera des images plus récentes du poète de Louisfert dans un catalogue d’exposition, Itinéraires Hélène et René Guy Cadou (Éditions du Conseil général de Loire-Atlantique, 2001, n.p., s.p.m.) et dans l’Hommage photographique à René Guy Cadou, de Christian Renaut (Blanc Silex et Alizés, 2001, n.p., 25 €.).
Caminade. Présence de Pierre Caminade. Var et poésie 2 (Edisud, 2001, 324 p., 13,70 €). Voilà un collectif en apparence bien régional(iste), voire – anathème ! – provincial, qui porte sur un poète dont on avoue, penaud, n’avoir jamais entendu parler, et que l’on a ouvert comme on s’attelle à un pensum. Or – et ainsi avons-nous été châtié pour notre mauvais esprit – on en sort intéressé. Comme l’écrit François Solesmes, « dans le paysage littéraire, quelques arbres souverains ne font pas une forêt : il y faut encore un riche tissu végétal. Pierre Caminade participait à celui-ci ». De fait, cet écrivain (1911-1998) a côtoyé notamment le groupe de Carcassonne, les Surréalistes, Claude Cahun (leur amitié fait l’objet d’une étude), et le Nouveau Roman. Sportif, épicurien, il a inspiré le héros du Repos du guerrier de Christiane Rochefort, et, « poète dans la cité », a marqué fortement les villes où il a résidé. Une fois dépassé un début qui fait craindre l’hagiographie laborieuse d’un auteur érigé en spécialité locale (d’autant que l’on tombe d’abord sur un texte de Caminade « écrit pour le plan guide de La-Seyne-sur-Mer » qui nous a semblé bien médiocre et dont on comprend mal qu’il soit ainsi mis en valeur), ce n’est pas le moindre mérite de l’ouvrage que de restituer la vie culturelle de Montpellier avant-guerre, avec ses cercles de théâtre et de cinéma d’avant-garde (intéressants articles de François de La Bretèque sur ce thème, et de Caminade lui-même, sur la réception de Cocteau), de décrire la montée de l’étudiant à Paris, ou encore, plus tard, le climat des conférences de philosophie organisées à La Seyne, les réseaux qui se tissent entre artistes, les rivalités des journaux varois, etc. Les textes de Caminade (poèmes, romans et essais critiques, soit une trentaine de titres entre 1932 et 1999) accordent une large part à la sensualité, et l’influence de Valéry, à qui l’auteur consacra un ouvrage, y est sensible pour la pensée comme pour l’expression (« ma main rêve et polit / Le sein adolescent d’une heure insaisissable / […] Et sur ta profondeur passive à s’émouvoir / [le soleil] prélude à l’incendie où mes forces abusent » (1957). L’essentiel du recueil est formé d’études de l’œuvre : quelques-unes sont superficielles ou surannées, d’autres proposent davantage un témoignage qu’une analyse, mais on lira notamment les contributions de Jacques Body, Christine Lombez et Jean-Max Tixier. Pour finir, avant une bibliographie et autres annexes, une brève anthologie permet de découvrir des textes de factures et de dates variées. Certains mériteraient d’être plus amplement diffusés, qu’il s’agisse de poèmes ou de proses, particulièrement « Aube » (1967), texte dominé par une longue et étonnante phrase qui glisse de la description de poissons que le locuteur vide à celle d’une lente scène sexuelle : comme le souligne Dominique Noguez, le procédé par lequel ce passage même est rendu insensible, est étonnant.
Camus (Renaud). Renaud Camus écrivain (Peeters, 2002, 171 p., 18 €). Les 28 et 29 avril 2000, quelques jours après le début de l’« affaire Camus », un colloque, prévu depuis longtemps, se tenait à l’Université de Yale autour de l’œuvre de Renaud Camus. Le présent volume en publie les actes. Le tumulte de l’« affaire » marque certaines contributions (surtout celle de L.A. Schehr, consacrée aux « Paroles déplacées »), mais c’est bien l’écrivain qui est le sujet central ici – un écrivain remarquable et trop méconnu en France, l’un des rares à maintenir une fidélité à l’esprit d’avant-garde des années 70, époque de ses débuts. Le colloque rend justice à divers aspects d’une œuvre complexe et souvent difficile. Particulièrement stimulante est l’étude de Frédéric Canovas, « Villa Médicis : variations sur un même lieu », qui analyse la rencontre entre Camus et Hervé Guibert à travers le Journal romain de l’un et L’Incognito de l’autre. À noter aussi les deux articles de Jan Baetens, maître des études camusiennes, et un entretien, primitivement destiné à la revue Genesis, qui clôt le volume.
C’est une blonde. Larousse de Paris (Larousse, 2001, 360 p., 44,21 €). Le Larousse de Paris est appelé à devenir un jour, comme ses prédécesseurs, un objet de documentation. Toutefois, page 232, inutile de chercher le palais du Bardo dans le parc Montsouris (il a brûlé en 1991), ni page 147 qui a donné son nom à la Villa Léandre (c’est, paraît-il, un « humaniste montmartrois »). Philippe Delerm étant occupé ailleurs à préfacer le Journal de Léautaud, Larousse lui a préféré Jean-Claude Brialy (« Arletty m’a dit »).
Chanson. Philippe Jadin, Charles Langhendries, Jean Sablon, le gentleman de la chanson (Pirot, 2002, 304 p., 20 €). Une biographie de Jean Sablon a-t-elle sa place ici ? Vous qui passez sans me voir, Je tire ma révérence, si ce n’est pas de la littérature, qu’est-ce que c’est ? Et de l’histoire : son père, Charles Sablon, est l’auteur en 1913 d’une valse, Bonsoir m’amour, dont la mélodie est reprise en 1917 par la Chanson de Craonne ; et sa sœur, Germaine Sablon, l’amie de Joseph Kessel, est la première à chanter à Londres en 1943 le Chant des partisans. Une biographie riche de détails, suivie d’un excellent Petit Dictionnaire des noms propres cités, près de 600 personnages dont on ne trouve que difficilement trace ailleurs.
Chateaubriand. Céleste de Chateaubriand, Les Cahiers de madame de Chateaubriand, présentation de Jean-Paul Clément (Perrin, 2001, 266 p., 19,80 €). Madame de Chateaubriand avait de l’esprit, de la concision, et de cette pointe de mordant qui fait merveille dans les portraits. Elle ne se prive pas d’exercer son ironie, souvent acide, sur les experts en intrigues politico-financières, sur les petites coteries, les opportunismes tardifs, comme sur tous ceux qui refusent de reconnaître les mérites de son mari, au premier rang desquels les Bourbons, qui servent curieusement de faire-valoir à Bonaparte. Davantage qu’un point de vue domestique (et bigot !) sur un grand homme et son temps, les cahiers de Céleste ont aussi servi de réservoir de souvenirs – voire de phrases et d’observations – à son écrivain de mari, ce qui justifie pleinement la réédition qu’en donne Jean-Paul Clément. S’appuyant sur la précédente édition (1909) de Ladreit de Lacharrière, il en éclaire doublement la compréhension au fil de plus de 500 notes, en donnant d’abondants éléments de contexte historico-biographique et en multipliant les rapprochements avec les écrits de Chateaubriand lui-même. En dépit de leur aigreur, de leur étroitesse de vue, on lira donc avec intérêt ce « cahier rouge » (mémoire sur les années 1804-1815, dans lequel Chateaubriand mémorialiste a volontiers puisé) et avec indulgence le « cahier vert » (chronique plus décousue des années 1815-1844). À méditer en toute époque : « Si la sottise nous a conduits où nous sommes, où est la force pour nous retirer ? »
Chroniques. Marc Weitzmann, 28 raisons de se faire détester. Chroniques littéraires (Stock, 2002, 317 p., 19,15 €). Titre trompeur. Porte-plume conforme. Position critique fluctuante. Opus inutile. Suivant !
Colette (I). Œuvres. tome IV, édition publiée sous la direction de Claude Pichois et Alain Brunet (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2001, 1664 p., 68,50 €). Quatrième et dernier tome de Colette dans la collection, ce volume rassemble les principaux livres publiés de 1940 à 1954 : Julie de Carneilhan, Journal à rebours, Le Képi, Gigi, Paris de ma fenêtre, L’Étoile Vesper, Le Fanal bleu, etc. Installée au Palais-Royal, Colette est alors l’objet d’honneurs croissants, et Claude Pichois et Alain Brunet peuvent noter qu’en 1949, « l’embaumement commence ». Si sa production, souvent suscitée par son mari Maurice Goudeket – artisan de la publication des Œuvres complètes en quinze volumes, de 1948 à 1950 –, semble s’épuiser un peu, cela tient peut-être en partie à l’âge de l’écrivain, née en 1873 et qui, depuis sa jeunesse, n’avait cessé d’écrire. Il n’empêche qu’elle avait encore de la ressource, comme on le voit ici par de nombreuses pages. Surtout, Colette reste elle-même et parvient à captiver lorsqu’elle se laisse aller à ses souvenirs, ou bien évoque fleurs ou paysages. Elle est cette chose si rare : un œil qui voit, sent et enregistre. Il n’est que de lire, dans Journal à rebours, ce qu’elle dit de Sido et la guerre de 1870, de Fès ou bien du salon de Mme de Saint-Marceaux. Même chose pour la création romanesque proprement dite, comme le montre, par exemple, le premier récit du Képi, sorte de drame rapide, où l’écrivain a exprimé une vision désenchantée de l’amour et des êtres. Colette avait le sens de la fatalité des passions, et de certains désastres. Chez elle, la sensualité, très vive, semblerait parfois, au détour de quelques pages, se nourrir et s’enrichir d’un certain fatalisme secret, ou plutôt d’une sorte de pessimisme actif, qui est naturel aux paysans attachés à la terre et à qui les choses de la vie en ont beaucoup fait voir : Colette n’était pas pour rien la fille de Sido. De là aussi l’opinion souvent peu flatteuse qu’elle a de l’homme, et sa préférence, dans ses livres, pour des protagonistes féminines. Mais un certain lyrisme finit par prendre le dessus, comme le montre ici l’admirable Nudité, véritable poème à la gloire du corps féminin, par ailleurs texte peu connu et que cette édition a le mérite de reprendre. Une grande partie du pouvoir du style, chez Colette, ne tient-il pas justement à cette rêverie où la sensualité gouverne l’imagination ? Au fond, en écrivain-née, elle n’aura jamais parlé que d’elle-même. Colette est sans doute un auteur (le vilain mot !) bien plus divers et plus complexe qu’on ne le croit ; mais, par-delà cette diversité même, presque tout ce qu’elle a écrit possède une qualité dont les plus grands ne sont pas toujours pourvus : la vie. C’est ce qui lui aura permis de ne pas tomber dans le Boulevard ou dans la littérature industrielle ; c’est aussi ce qui rend si attachant ce volume qui réunit ses dernières œuvres. Ce tome IV donne par ailleurs l’occasion de souligner tout le mérite de ses deux maîtres d’œuvre et de leurs collaborateurs : préface substantielle, se gardant de toute hagiographie comme de toute approximation, bibliographie très fournie, richesse extrême des notes, où l’on glanera quantité d’informations et de précisions, non seulement sur Colette et ses œuvres, mais sur toute l’époque 1890-1950 : littérature, arts, société, etc. À cet égard, les quatre tomes des Œuvres forment, tant par les préfaces (celle du tome I est une des meilleures évocations qui soient de la Belle Époque littéraire) que par les notes, une véritable mine, et ont bien mérité de l’histoire littéraire.
Colette (II). Graciela Conte-Stirling, Colette ou la force indestructible de la femme (L’Harmattan, 2002, 382 p., 30 €). Curieuse approche psycho-sociologique de Colette et rapprochements incongrus de son œuvre avec celles de Duras, Gide, Proust et Sarraute. Consternant.
Critique. Pierre Siméon, Rois de la critique (La Petite Babel, Namur, 2002, 185 p., 24 €). Cet ouvrage très ironique a une origine assez curieuse, explique l’auteur : retrouvant chez ses parents une collection de vieux journaux français et belges, il a eu l’idée d’en parcourir les feuilletons littéraires, dus à de célèbres critiques d’alors. Il en a tiré un florilège de lieux communs, de jugements erronés et partisans, et surtout de billevesées dont la lecture fait sourire, notamment à propos de Ionesco et de Beckett. On y trouve, entre autres Aristarques, les belges Adrien Jans et Marcel Lobet, ainsi que, côté français, Robert Kemp (bravement qualifié de « roi de la critique » par un obscur auteur qui lui dédicaça un sien chef-d’œuvre, dédicace reprise ici en fac-similé), Pierre-Henri Simon et Bertrand Poirot-Delpech. On sait que ces deux derniers finirent par décrocher la timbale de l’Académie française, sans doute à cause des vigoureux coups de brosse à reluire prodigués à certains immortels dans leur feuilleton hebdomadaire du Monde des livres. Est-il bien sûr que la tradition s’en soit perdue ?
Dekobra. Philippe Collas, Maurice Dekobra, gentleman entre deux mondes (Séguier, 2001, 510 p., 23 €) ; Maurice Dekobra, Les Courtisanes (Séguier, 2002, non paginé, 23 €). Biographie à la désinvolture sympathique d’un des romanciers les plus vendus en son temps – des millions d’exemplaires, plus fort que tous les Beigbeider et les Jardin d’aujourd’hui. En ce début de vingt-et-unième siècle, Dekobra garde un (tout) petit public, qui apprécie le côté kitsch de ses livres, son savoir-faire aussi. Le personnage fut un véritable mythe, on l’a un peu oublié : d’innombrables admiratrices le talonnaient dans tous les pays, mais sa vie privée est restée assez opaque et son célibat persistant n’a pas manqué de faire jaser. L’histoire littéraire a-t-elle eu en lui son Rudolph Valentino ? La Madone des sleepings reste le titre le plus connu de Dekobra, mais il faut citer, pour le plaisir, d’autres titres, qui sentent bon la librairie de gare : L’Homme qu’elles aimaient trop, La Bacchanale inachevée, Don Juan frappe à la porte, Les Turquoises meurent aussi, Written with lipstick, Le Sabbat des caresses, La Volupté éclairant le monde, Les Femmes que j’ai aimées, etc. Chez le même éditeur paraît simultanément un album de dessins du romancier, dont le titre explicite parfaitement le sujet : Les Courtisanes. Ces dessins représentent des dames qu’apprécierait Bérurier, pas San-Antonio.
Delay. Pour fêter Florence Delay. Collectif autour de Jean Échenoz et Jacques Roubaud (Presses de la Sorbonne nouvelle, 2001, 105 p., 9 €). Une académicienne qui n’a que des amis, tant parmi les universitaires que parmi les écrivains, ce n’est pas si fréquent. Voilà qui justifie ce mince et élégant volume, certes un peu plus léger que riche, mais où « la Sorbonne épouse la littérature vivante », en l’honneur de cette Jeanne d’Arc qui ne brûle que de l’amour des œuvres. On en retiendra surtout deux contributions : « La Matador » de Francis Marmande et « Tenez vous droit » de Jean Échenoz. Peut-être aussi, dans la contribution de Jacques Roubaud, la révélation que celui-ci eut un grand-père auteur de pièces de théâtre, lesquelles furent détruites par sa fille. Exemple à méditer.
Des Forêts. Dominique Rabaté, Louis-René des Forêts. La voix et le volume (Corti, 2002, 264 p., 20 €). Cet ouvrage est la réédition – mise à jour après la mort de Louis-René des Forêts en décembre 2001 – de la plus imposante monographie consacrée à l’auteur du Bavard, dont Dominique Rabaté, professeur à l’Université Bordeaux-III, fut l’un des proches. Considérée comme l’une des plus significatives de la littérature française du XXe siècle par sa confrontation à la tentation du silence, l’œuvre de Des Forêts est ici l’occasion d’un essai consacré à l’histoire littéraire de la seconde moitié du siècle dernier, qui serait à penser en termes de voix énonciative, dont le critique se propose d’explorer les inflexions (la densité, le volume) et les tentations contradictoires (l’aphasie, le lyrisme). Proche de Blanchot, Des Forêts n’a en effet cessé, tout au long de sa vie d’écrivain, de se mesurer à la question d’une parole capable non seulement de dire le monde mais surtout d’interroger sa propre pertinence. L’acquisition du langage entraîne de façon irrémédiable la perte de l’innocence (c’est autour de ce douloureux constat que s’articulent Les Mégères de la mer) et la lucidité de l’écrivain le conduit à prendre conscience des limites de tout discours, condamné à l’extinction (ce dont Ostinato est sans doute l’exemple le plus achevé, puisque le parcours de ce texte, du projet annoncé dans les années 70 jusqu’à son édition « suspensive » chez Gallimard en 1997, en passant par les différents états publiés par la N.R.f., montre comment l’écrivain a, jusqu’au bout, reporté l’épreuve de l’établissement de la parole). Dominique Rabaté montre la façon dont l’univers composite et polymorphe de Des Forêts tente de déjouer les ruses du discours pour fonder une écriture dont la substance ne serait pas altérée par l’entropie du verbe, une sorte de langage conjurant le « désastre » pour mieux témoigner de son urgence et de sa nécessité. « Engagé dans une entreprise sans retour, l’écrivain se voit contraint de continuer à jouer mais à un jeu qui ne saurait avoir de gagnant, tant est aiguë sa conscience que le langage ne peut triompher de la mort, tant est vive sa lucidité de la vanité fondamentale de l’écriture. »
Ducasse. Bernard Marcadé, Isidore Ducasse (Seghers, Poètes d’aujourd’hui, 2002, 238 p., 12,20 €). Récemment relancée, la célèbre collection créée par Pierre Seghers renouvelle une partie de son fonds : elle a repris le Musset de Philippe Soupault, mais son Lautréamont de 1946 cède la place à cet Isidore Ducasse : le changement de titre enregistre un acquis de ces dernières années, une mise à distance du mythe. Bernard Marcadé privilégie une approche « moderne » de Ducasse : le texte seul importe, la biographie et les origines intellectuelles sont laissées de côté. L’essentiel de la présentation est une lecture éclairée de constantes citations des Chants et d’une poignée de commentateurs, au premier chef de Maurice Blanchot. Le résultat n’est pas très nouveau et donne même le sentiment de déjà lu, mais il n’a rien de caricatural, contrairement au livre de Marcelin Pleynet dont Marcadé donne, pourrait-on dire, une version réussie. Quant à l’anthologie – extraits des Chants et texte des Poésies –, principe de la collection, elle pouvait avoir un sens en 1946, mais aujourd’hui où prolifèrent les éditions de Ducasse, on voit moins son utilité.
Dumas (I). Alexandre Dumas, Antony, édition de Pierre-Louis Rey (Gallimard, Folio Théâtre, 2002, 191 p., 4,50 €). « Alfred Leroux, de Lens, 22 ans, convoitait Mlle Mathilde Huleux, 23 ans, de Pont-à-Vendin. Elle lui résistait, il l’assassina. » Que Félix Fénéon ait pu bâtir en 1906 une de ses « nouvelles en trois lignes » sur la dernière tirade d’un drame de 1831, fait toucher du doigt l’empreinte vigoureuse laissée dans la mémoire du siècle par cetAntony flamboyant des grandes heures du drame romantique. Pierre-Louis Rey, qui présente ce texte, en souligne les vertus sans en masquer les outrances et donne, selon les usages de la collection, un aperçu des représentations du drame de Dumas jusqu’au XXe siècle. Si le texte a un peu vieilli, le sombre héros qui hanta les rêves des jeunes gens des deux sexes n’a rien perdu, lui, de son potentiel de séduction. Les lofteurs n’ont qu’à bien se tenir.
Dumas (II). Alexandre Dumas, Viva Garibaldi. Une odyssée en 1860, présentation et notes de Claude Schopp (Fayard, 2002, 610 p., 25 €). Du 1er janvier au 3 octobre 1862, Alexandre Dumas publiait dans son hebdomadaire Le Monte-Cristo ce vaste montage de ses souvenirs sur Garibaldi et sur l’épopée des Chemises rouges (à laquelle, on le sait, participa l’auteur d’Antony). Le texte n’avait jamais paru en volume. Claude Schopp nous le propose sous un nouveau titre un peu clinquant (le titre exact est Une Odyssée en 1860) dans une édition annotée qu’éclaire en outre un dictionnaire des personnages mentionnés, d’Edmond About à Vincenzo Zurlo, et un index des noms de lieux. Chronique historique et impressions de voyage se côtoient harmonieusement, et l’on retrouve avec plaisir toutes les qualités de Dumas. Les lecteurs de ses œuvres napolitaines, et surtout de l’admirable San Felice, savent combien l’inspirait le Royaume des Deux-Siciles. La haine qu’il manifesta contre les Bourbons trouvait son origine dans l’amour filial, puisque Dumas considérait que son père avait été empoisonné par le roi Ferdinand. Cela nous vaut au chapitre XVIII cette phrase splendide : « Il y a longtemps que, de même qu’Hernani était en guerre avec Charles-Quint, je suis, moi, en guerre avec le roi de Naples. »
Dumas (III). Alexandre Dumas, Causeries, préface de Michel Arrous (Maisonneuve et Larose, 2002, 345 p., 18 €). Tant qu’à rééditer Dumas, autant le faire bien. C’est ce que fait Claude Schopp depuis plusieurs années. Ses Causeries familières (parues en 1997) sont un modèle en la matière, tant du point de vue de la présentation que de l’annotation. On ne peut pas en dire autant de ces Causeries dont la préface est expéditive (une page – ce qui n’empêche pas l’auteur d’étaler son nom sur la couverture) et pauvre (une idée – Dumas est l’inventeur du genre de la « causerie »). Le texte, reproduit en fac-similé et donc dépourvu de notes, est constitué de neuf causeries, conformes au principe de plaisir littéraire énoncé par Dumas lui-même (« amuser et intéresser, voilà mes seules règles ») : on y glane des anecdotes sur Eugène Sue, la genèse de Monte-Cristo, la première rencontre de l’auteur avec Hugo sur le boulevard du Temple « dans la baraque d’un homme qui montrait un squelette de sirène », etc. Rien ne relie toutes ces causeries, si ce n’est un ton propre à Dumas, un discours à mi-chemin entre l’oral et l’écrit, entre la voix et la lettre, qu’il faudra un jour sérieusement analyser.
Dumas (IV). Alexandre Dumas, Pauline, édition établie par Anne-Marie Callet-Bianco (Folio classique, 2002, 241 p., 4,50 €). Cent quatre-vingt-deux pages de texte, soixante pages de préface et de notes, le vieux lecteur de Dumas n’a pas l’habitude de ce rapport numérique 3/1, honorable pour l’auteur comme pour l’éditeur, excellent pour les étudiants, nullement contrariant pour les autres. Pauline, roman de 1838, est l’un des premiers de l’auteur d’Antony (que Folio republie aussi), romancier tardif. Il l’enchaîne à ses impressions de voyage En Suisse, où la mystérieuse Pauline se dessinait dans l’ombre de son ami « Alfred de Nerval » – rien à voir avec Gérard, simple clin d’œil au poète encore inconnu qui fut de ses premiers collaborateurs. Entre réalité et fiction, une transition floue bien dumasienne. Autre influence : celle du roman noir style Melmoth, à l’histoire romantique d’amours étrangement contrariées. Plus près du Château d’Eppstein que des romans historiques, Pauline commence fort, puisque l’héroïne sort d’avoir été enterrée vive… C’est un peu le sort de ce roman oublié, qu’on peut d’autant mieux se réjouir de trouver alerte et vif. Bravo si l’actualité du Panthéon le ramène sur nos berges.
Duras. Midori Ogawa, La Musique dans l’œuvre littéraire de Marguerite Duras (L’Harmattan, 2002, 303 p., 24,40 €). Pourquoi ne signaler nulle part que ce livre est issu d’une thèse ? Le fait est-il infamant ? La plupart des critiques universitaires ne commencent-ils pas par là ? Sans aller jusqu’aux extrémités parfois ridicules des acknowledgments à l’américaine, il ne serait pas sans intérêt de savoir que le durassien Alain Goulet, de l’Université de Caen, fut le directeur de celle-ci – c’est du moins ce que l’on peut déduire d’elliptiques remerciements. Cela permettrait également de passer en connaissance de cause et avec philosophie sur quelques contorsions théorico-lexicales propres au genre. Elles sont ici modérées, reconnaissons-le, mais il y a quand même quelque ironie à voir juxtaposées la langue si souvent fluide et nue de Duras, et celle de la thésarde qui la paraphrase savamment. Exemple (passons sur la syntaxe) : « Ce que met en évidence d’emblée Nathalie Granger, c’est l’accentuation sur la nature communicative de l’élément musical. Il n’est nullement exagéré de constater que l’écrivain fait de cet aspect l’enjeu du texte en le posant comme le véhicule central du déroulement textuel. Pour reprendre l’expression de Duras, la musique “opère le passage” » ! Cela dit, l’auteur propose un parcours qui ne manque pas d’intérêt. Plutôt que de dérouler un fil thématique unique qui traverserait toute l’œuvre, Midori Ogawa centre sa lecture sur des groupes de textes qu’elle examine à chaque fois à partir d’un point de vue particulier sur la manière dont la musique y opère, au sens fort. L’idée est bonne car elle fait percevoir avec force la constance de ce point d’orgue et la diversité des choses touchant la musique ou touchées par elle dans la recherche de Duras quand elle frôle la dangereuse et lancinante question des origines. Le piano et la voix en sont deux instruments qui forent chacun à sa façon. On peut accepter ou non la retraduction psychanalytique de tout ceci que propose (sans excès) Midori Ogawa mais, à tout prendre, l’essai se laisse lire, andante, ma non troppo.
Écoles. Yves Stalloni, Écoles et courants littéraires (Nathan Université, 2002, 172 p., s.p.m.). La machine pédagogique ne connaît pas de répit. Le marché demeure disposé à absorber sans faiblir le produit des veilles de dévoués fantassins postés sur le front. Après les genres littéraires en 2001, Yves Stalloni traite les écoles littéraires en 2002. Que nous réserve-t-il pour 2003 ? Reconnaissons que son livre n’est pas plus mauvais qu’un autre, que les étudiants y trouveront, de la Pléiade à l’Oulipo (en 150 pages), des fiches toutes faites et des digests point trop convenus. Chicanera-t-on l’auteur sur des détails ? Que les actes d’un colloque aient été « recueillis et publiés par A. Colin en 1974 » fera sourire. Certains fronceront le sourcil en lisant que Tailhade, Rodenbach, Mikhaël, Lorrain sont globalement des « écrivains mineurs », tandis que Baju serait le fondateur d’« une véritable école littéraire ». Comme il se doit dans ce genre d’ouvrage, on passe vite, et les ambitions se résolvent sans traîner en pur name-dropping – témoin le long index. Une exception : l’Oulipo, pour lequel Yves Stalloni paraît avoir une certaine tendresse jusqu’à considérer les livres de Roubaud comme des « œuvres estimables ». On jugera à cet adjectif du ton général du livre, mélange de tiédeur et d’éclectisme, d’ailleurs exposé dans la dissertation inaugurale sur l’histoire littéraire, d’où il ressort que le meilleur des principes est de ne pas en avoir. La bibliographie renvoie naturellement à force ouvrages des maisons Nathan, Bordas, Dunod ou A. Colin – encore lui.
Érotisme. Théophile Gautier, Lettres à la Présidente et Poésies érotiques, édition établie, présentée et annotée par Thierry Savatier (Champion, 2002, 252 p., s.p.m.). Les curiosa ne sont plus depuis belle lurette le secret des « amateurs » émoustillés par le luxe clandestin qui rendait précieuse la rencontre de diverses transgressions, des mots pour les dire, des belles images pour les figurer et du beau papier pour les coucher. Aujourd’hui, c’est l’habillage sévère d’un éditeur universitaire qui enveloppe le délictueux produit de la complicité de Gautier et de la Présidente – complicité partagée avec tout le très artiste milieu réuni par ce « brave homme de femme » que fut apparemment Apollonie. Réhabilitée avec érudition par Thierry Savatier, la voilà donc redevenue présentable, « femme moderne », intelligente et désintéressée, et d’ailleurs plutôt fidèle à son amant. Quant à Gautier, fort ambigu, l’enquête de Thierry Savatier présentée dans son introduction laisse deviner en lui un érotomane plus cérébral qu’actif, dont l’esthétisme fondamental amène le lecteur d’aujourd’hui à porter plus d’attention, dans la Lettre d’Italie comme dans les poésies, à leur virtuosité linguistique qu’aux « gravelures » qu’elles contiennent. La personnalité des partenaires, la qualité de l’écriture, l’étrangeté des fantasmes mis en circulation avec ou sans l’aval de Gautier sont ici mis en lumière avec une très grande précision, fruit de vingt ans de recherche, dans le sillage de Perceau et de Pia. La Lettre d’Italie, dans ses deux versions, s’accompagne de 95 notes, c’est dire ! On saluera également le labeur de recherche condensé dans les vingt pages de la « tentative de bibliographie des œuvres érotiques de Théophile Gautier ». En annexe, les illustrations n’ont malheureusement pas la qualité graphique que méritait « la divine nudité », mais un index bien complet permettra de repérer tous ceux (et toutes celles) qui ont trempé d’une manière ou d’une autre dans ces « cochonneries » inspirées.
Fantastique. Roger Bozzetto, Le Fantastique dans tous ses états (Publications de l’Université de Provence, 2001, 247 p., 24,39 €). La mode est à l’effet. Après l’effet de réel (Roland Barthes), l’effet de fiction (Mireille Calle-Gruber), l’effet biographique (Dominique Viart), l’effet de genre et j’en passe et des meilleurs (effets), voici « l’effet fantastique », qui consiste à penser le fantastique sans le fantastique, le genre sans le genre, le résultat émotif sans la cause textuelle. Le « sentiment de fantastique » pourrait ainsi exister en dehors des codifications thématiques (analysées par exemple par Castex) ou des formes énonciatives particulières proposées par la célèbre thèse de Todorov sur « l’hésitation du lecteur » : il serait co-inventé par le lecteur (Roger Bozzetto invoque notamment les analyses de Daniel Arasse sur la culture de réception) et s’appuierait sur une définition d’ordre anthropologique de genre, fondée sur la notion de « monstration » proposée par Denis Mellier (pour lequel le fantastique serait une forme d’exhibition ostentatoire du signifiant). L’intérêt évident de cette vision englobante de la question – qui permettrait par exemple de penser un fantastique non narratif (le « fantastique pictural » ou « iconique ») – ne parvient pas à dissimuler le disparate de l’ouvrage de Roger Bozzetto, qui évoque une compilation d’articles ou de cours à peine réécrits, absence de rigueur et d’organisation qui conduit trop souvent l’enquête sur la diversité « protéiforme » du genre à se dissoudre, malgré la richesse de nombre de ses intuitions, dans un commentaire scolaire d’une certaine banalité.
Fargue. Léon-Paul Fargue, Les Vingt Arrondissements de Paris (Fata Morgana, 2002, 96 p., 14 €). « Du Lion de Belfort qui protège les catacombes, l’avenue Montsouris s’en va jusqu’au parc où les pavillons étrangers dressent leurs asiles de silence et d’étude, les uns couverts du lierre anglo-saxon, les autres stricts et mignards comme le jardin japonais. En contraste, presque parallèle, l’avenue d’Orléans mène à une porte de Paris, et c’est un mélange d’immeubles récents, de boutiques qui se modernisent, de petites voitures maraîchères. Une porte qui ouvre sur la banlieue comme un paysage modèle de Rousseau, fils de ce quartier où le bonheur est encore de ce monde. » C’est toute la tendresse farguienne, si personnelle, si tangible, que l’on retrouve dans cette évocation des vingt quartiers de Paris en chapitres très courts – « le jeu de l’oie de Paris ». Pour cette littérature, on donnerait tous les Houellebecq du monde. Portrait de Fargue et vignettes de Géa Augsbourg. Tiré à cinq cents exemplaires sur un vergé ivoire de haut goût.
Fénéon. Correspondance de Fanny et Félix Fénéon avec Maximilien Luce, édition établie par Maurice Imbert (Du Lérot, 2002, 52 p., 18,29 €). Cette correspondance, qui s’étend sur une cinquantaine d’années, concerne surtout la « petite cuisine » des marchands de tableaux, entre un peintre néo-impressionniste du quotidien et le critique d’art de la Revue blanche. On se serait attendu à ce que ces lettres fussent plus consistantes, tant les deux hommes avaient d’affinités, de leur amitié commune pour Seurat et Pissarro jusqu’à l’évolution de leurs convictions politiques. Fénéon, qui s’engagera dans le mouvement anarchiste dès 1880, s’éloignera de l’idéal libertaire pour se déclarer volontiers communiste ; Luce se lia très tôt avec les milieux socialistes, à l’époque où il était inscrit à l’Académie Suisse, dans l’atelier de Carolus Duran – sans jamais se montrer doctrinaire dans sa peinture. Leur sensibilité commune et leur lucidité enthousiaste devant les mouvements culturels et artistiques de leur temps les rapprochaient dans le domaine esthétique. Quand il fut nommé directeur artistique de la galerie Bernheim Jeune, Fénéon s’efforça de révéler et soutenir de nombreux peintres post-impressionnistes et pointillistes à travers le Bulletin de la Vie artistique. Luce était l’un de ces artistes. On attendait donc davantage de cette correspondance.
Flaubert. Florence Emptaz, Aux pieds de Flaubert (Grasset, 2002, 323 p., 19 €). Ouvrage étonnant que celui-là, et même renversant, si l’on veut poursuivre le jeu auquel nous invite l’auteur tout au long d’un essai qui fait trébucher les certitudes en surprenant Flaubert et son lecteur à contre-pied. Toute l’œuvre sortirait d’une « impasse orthopédique » ici minutieusement fouillée pour en révéler tous les tenants et aboutissants, depuis les savoirs médicaux du temps qui firent la carrière du père jusqu’aux « redressements » stylistiques qui obsédèrent le fils. Tout ce qui cloche dans le corps, dans la langue et dans l’âme forme un extraordinaire répertoire de « mauvaises postures » explorées avec pénétration et décrites avec talent. On a peine à croire que ceci fut une thèse. Si c’est bien le cas, quel modèle ! On applaudit des deux pieds – pardon : des deux mains.
France. Olivier Germain-Thomas, La France en paroles (Albin Michel, 2002, 92 p., s.p.m.). Pour illustrer un lot de photographies choisies sans autre point commun que leur originalité, l’auteur a fait appel à des co-auteurs illustres ; De Gaulle, Gide, Camus, Michelet, Bossuet, Sartre, etc. Pour Mauriac (non retenu par l’auteur), la France, c’était un coin de terre qui existe et que nous ne connaîtrons jamais, où le petit Rimbaud voyait tous les homicides et toutes les batailles.
Gary. Nancy Huston, Tombeau de Romain Gary (Babel, 2002, 108 p., 6 €). La version de poche d’une brève évocation des différents avatars de Roman Kacew, par une romancière talentueuse et chez un éditeur consciencieux, ne convainc pourtant guère. Est-ce le ton, le tutoiement, le mélange de facilité et d’effets insistants ? Un peu de tout cela sans doute. Aussi laissera-t-on de côté les critiques qui s’adressent au genre lui-même, entre conférence à bâtons rompus et dialogue intime, pour souligner les qualités d’une intuition souvent lumineuse – en regrettant qu’en dépit de sa connaissance des œuvres et des biographies antérieures, l’auteur fasse la part trop belle à une sorte de pensée imaginative : à son tour, elle « invente » Gary, au lecteur de suivre. Il suit d’autant moins que l’éditeur, soucieux de limiter le nombre de notes, a choisi de reléguer en fin de volume, après les notes, un absurde index des citations… lequel, n’ayant pas été révisé pour l’établissement de l’édition de poche, s’avère fautif pour les deux tiers de ses références.
Gautier. Martine Lavaud, Théophile Gautier, militant du romantisme (Champion, 2001, 640 p., 102,14 €). On a failli renoncer à la lecture de ce pavé dont l’introduction pertinemment qualifiée de générale n’élabore aucun projet, et dont la table des matières déguise à peine une conception patchwork que recouvre mal le thème du militantisme. On aurait eu tort, car si le sujet est insuffisamment élaboré, l’ensemble reste de qualité, et fort intéressant. Il s’agissait donc, en réaction à l’habituelle dévaluation d’écrits jugés alimentaires, marqués par la compromission, de présenter une vision d’ensemble du Gautier polémiste, journaliste et critique, selon trois axes affichés, la polémique anti-bourgeois, le monde moderne, la poétique du regard (« le militantisme aboli », selon le titre vague de cette partie). Comme en une succession d’articles, Martine Lavaud propose des éclairages variés et novateurs sur des sujets restreints, par exemple le rôle du Figaro comme défouloir des petites bandes romantiques (avec un intéressant aperçu de la satire figaresque des « femmes saucialistes »), ou la définition du romantisme de Gautier par le biais de la critique, à la fois littéraire (l’hugolâtrie, passion du « romantisme mâle ») ou artistique (Delaroche, imposteur du Romantisme). D’autres questions, moins attendues, donnent lieu à des analyses convaincantes, telle cette « esthétique des transports » qui dessine nettement une polarisation « chemin de fer » contre « aérostat », le souffle poétique de celle-ci contrastant avec l’écorché trop matériel de la musculeuse locomotive. La troisième partie nous a paru moins cohérente, rassemblant des études d’égale tenue mais peu articulées entre elles, sur les relations de Gautier et du Parnasse, sur la permanence de l’esthétique grotesque dans Mademoiselle de Maupin et Fracasse, ou sur le discours antisémite de Gautier, entre autres. En somme, on ne peut que recommander cette thèse, singulièrement difficile à résumer du fait de son caractère profus, et où l’on apprendra beaucoup sur Gautier et son environnement culturel, mais qui aurait peut-être gagné à être divisée, sinon allégée pour la publication.
Génétique. Louis Hay, La Littérature des écrivains. Questions de critique génétique (José Corti, 2002, 430 p., 25 €). Louis Hay a réuni pour ce volume des articles écrits entre 1967 et 2000, et couvrant l’ensemble de ce champ encore à circonscrire de la critique génétique : il met en évidence les principes sur lesquels se fonde cette technique de lecture critique des manuscrits d’écrivains et donne des exemples précis d’analyse génétique, sur l’incipit et l’explicit de différents textes, ou sur des écrivains comme Christa Wolf, Gide et Heine. C’est dans ses réflexions sur les « Pratiques » que le critique s’avère le plus intéressant, déployant de manière magistrale les différentes techniques disponibles pour établir de manière rigoureuse les étapes d’un projet littéraire. Cependant, le chapitre consacré à l’édition génétique montre très clairement que les généticiens ne sont pas encore parvenus à unifier les codes qu’ils utilisent et à offrir à l’ensemble du public universitaire des transcriptions parfaitement accessibles des manuscrits d’écrivains.
Genette. Gérard Genette, Figures V (Seuil, 2002, 354 p., 25 €). Plus de 35 ans après la parution du premier volume, voilà Figures V, entouré d’un bandeau vert de l’éditeur sur lequel on peut lire « Morts de rire » – clin d’œil à l’un des cinq essais qui composent ce recueil où Genette s’interroge sur le comique, non sans ravir le lecteur à nouveau par sa clarté démonstrative et par un goût inattendu pour l’humour et le nonsense. Le problème des genres est au centre de ce volume très libre dans sa forme. Qu’est ce qui les définit et qu’est-ce qui les fait apprécier par un lecteur ? À commencer par la critique où Genette, dans une ouverture lucide, revisite ce que l’on a appelé la « nouvelle critique », non sans en souligner les contradictions et en rendant hommage au travail de Roland Barthes et de Jean-Pierre Richard. « L’Art en question » pose la question du statut de la définition de l’art contemporain, et le livre se referme sur un grand texte sur Chateaubriand. Genette a été l’un des auteurs initiatiques des années 70 ; s’il est devenu aujourd’hui un classique, c’est parce qu’il a exploré en précurseur les terres inconnues du texte, du paratexte ou de l’intertexte. Avec ce nouveau recueil, il s’impose comme une grande figure de la critique littéraire.
Gide. Alain Goulet, André Gide, écrire pour vivre (José Corti, 2002, 352 p., 22 €). Au vu d’un tel titre, on peut se dire : encore un de ces recueils d’articles réunis et reliés tant bien que mal les uns aux autres dans une préface destinée à répéter ce que les articles nous apprendront plus longuement afin de nous persuader de la cohérence du propos et du bien-fondé de l’entreprise de compilation. Pourtant, dans ce cas, le résultat, malgré les inévitables répétitions, est convaincant : c’est qu’Alain Goulet est un des meilleurs connaisseurs de l’œuvre de Gide ; il suffit, pour s’en persuader, de lire son article sur la figure obsédante de la mort d’un enfant que l’œuvre littéraire et militante de Gide vise à racheter. Voyez aussi l’étude sur la mise en abyme, dont Alain Goulet donne une lecture extrêmement fouillée, et surtout le chapitre « Leçons d’écriture : les manuscrits des Caves du Vatican » sur les avant-textes accumulés pendant la composition de cette œuvre qui a duré plus de quinze ans et dont le critique a récemment donné une édition génétique sous forme d’un cédérom. De Paludes aux Nouvelles Nourritures, c’est toute l’œuvre de Gide qui est analysée avec précision.
Gilbert-Lecomte. Cédric Demangeot, Roger Gilbert-Lecomte (J.-M. Place, 2001, 126 p., 10,67 €). Essai suivi d’un copieux choix de textes. Très dense, l’essai liminaire ne sacrifie à aucune des modes jargonnesques du moment ; il se situe d’emblée au cœur même du débat du Grand Jeu et reste centré sur son sujet. Chose rare, également, il ne s’étale ni ne prolifère aux dépens de l’écrivain étudié : en 40 pages très informées se trouve défini ce qui donne un ton si particulier à tout ce qu’a écrit Gilbert-Lecomte. Cédric Demangeot s’attache d’abord à cerner le simplisme qui unit, au lycée de Reims, Lecomte à Daumal et Vailland : les concepts de rire et de désordre s’y joignaient déjà aux paradis artificiels. Quant au Grand Jeu, l’auteur en souligne l’aspect éminemment destructeur, voulu et assumé comme tel, tout comme le fut aussi la débâcle du mouvement, en 1930-1932. Le premier numéro du Grand Jeu avait proclamé : « Nous, nous ne formons pas un groupe littéraire, mais une union d’hommes liés à la même recherche. » L’union dura peu ; qu’importe ? La recherche fut celle d’un absolu, et l’on est frappé par la logique désespérée qui présida à l’entreprise, laquelle ne fut pas sans inquiéter un temps Breton. Que dire aussi de l’échec même de Gilbert-Lecomte, ce lent suicide qu’il chercha dans la drogue ? Sa saison en enfer dura trente-six ans et s’acheva à l’hôpital, après un séjour à la Santé. Durs et sans concessions, ses poèmes accompagnent ici cette évocation de son destin et de son œuvre. Ils voisinent avec un choix de proses et de lettres à Vailland, Daumal, Rolland de Renéville, qui, eux aussi, sont à l’image même de l’auteur de Tétanos mystique. Bonne bibliographie. Jolie maquette, nombreuses illustrations, prix modique.
Giono (I). Jacques Chabot, La Vie rêvée de Jean Giono (L’Harmattan, 2002, 84 p., 9,90 €). Jacques Chabot propose une sorte de contre-biographie, postulant la supériorité du « mythe personnel » de Giono, de sa vie rêvée d’écrivain, sur la vérité biographique à laquelle a accès l’historien : « Giono étant donc l’écrivain mythique à qui M. Jean Giono a donné un état-civil et une certaine expérience de la vie nécessaire et suffisante pour qu’il ait envie de la changer, c’est avec lui que je dialogue. Depuis la mort de l’autre, en effet, qui n’était quelqu’un que de son vivant, il résume en lui toute leur vérité, disons l’autre réalité qui leur survit dans cette façon détournée de dire les choses de la vie en forme de fables. » Après avoir exposé l’enfance et la jeunesse de l’écrivain, l’auteur explore ainsi les légendes et les mythes par lesquels il a construit cette vie rêvée : figure de l’artiste maudit ou figure d’Ulysse, d’Orphée ou d’Œdipe, c’est tout un kaléidoscope de mythes personnels qui est est donné à contempler.
Giono (II). Roger Foulon, Jean Giono, poète des Hauts-Pays (La Renaissance du Livre, 2002, 64 p., 6 €). Roger Foulon propose de remonter aux sources de l’onirisme gionien. C’est le Giono d’avant Giono qu’il donne à voir, en établissant ce portrait du jeune homme en « pré-écrivain ». Nourri de ses lectures classiques, de Homère à Cervantès, que son imaginaire transfigure, Giono est l’auteur d’une épopée géorgique dont la modernité s’imprègne de sa propre expérience humaine de la Grande Guerre. Partant, sa Provence n’est pas seulement le territoire de l’homme et de l’œuvre, elle est aussi une re-création du monde.
Hugo (I). Michel Cadot, Victor Hugo vu par les Russes (Maisonneuve et Larose, 2001, 58 p., 5 €). Ce petit volume, qui donne envie d’en savoir davantage, rassemble les jugements admiratifs de Dostoïevski à Tolstoï, en passant par ceux, féroces et inattendus, de Pouchkine et Tourgueniev.
Hugo (II). Jean-François Kahn, Victor Hugo. Un révolutionnaire suivi de L’Extraordinaire métamorphose (Fayard, 2001, 950 p., 28 €). L’essentiel de ce livre (775 pages) est la reprise sous le même titre, L’Extraordinaire métamorphose, d’un ouvrage paru au Seuil en 1984, « relu et corrigé », mais pas, semble-t-il, en ce qui concerne la bibliographie, qui ne comporte qu’une référence postérieure à cette date (le Journal de Delacroix). Les autres quelque 170 pages sont une manière de pamphlet, tantôt sympathique par son enthousiasme, tantôt irritant pas ses complaisances, sur le thème de Hugo « impensable déjà en son temps », « impossible aujourd’hui », venant « toujours trop tôt », mais toujours « présent ».
Hugo (III). Lorsque l’enfant paraît… Victor Hugo et l’enfance, sous la direction d’Evelyne Poirel (Somogy et Musée Victor-Hugo de Villequier, 2002, 144 p., 35 €). « Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille / Applaudit à grands cris […] » : c’est aussi ce que l’on peut faire après lecture de cet album joliment illustré et réunissant diverses études sur le thème « Hugo et l’enfance » – un thème très présent dans l’œuvre en prose ou rimée de l’auteur de L’Art d’être grand-père, qui a su insuffler à une Cosette ou à un Gavroche un souffle de vie assez fort pour faire passer ces sobriquets dans le langage courant. Le volume contient un arbre généalogique de la famille Hugo, qui indique même les derniers nés parmi les descendants directs du poète. Ils ne sont pas bien vieux : Marie Hugo est née en 2000 et Théodore Hugo l’année suivante (on pardonnera le côté Gala de ce compte rendu). À découvrir aussi l’étonnante maison de poupée, œuvre de Hugo et de Louise Bertin, qui fut construite vers 1832-1833 dans une boîte en carton divisée en casiers. Destinée aux enfants du dramaturge d’Hernani, cette petite merveille – qui comprend cuisine, bibliothèque, salle de billard – fut entièrement exécutée avec des cartes à jouer découpées, coloriées et pliées avec soin. Page 112, les Rimbaldiens seront intéressés par la reproduction d’une caricature d’André Gill représentant Hugo en lion et intitulée « Là-bas, dans l’île ». Mais ce dessin ne parut (dans La Lune rousse) qu’en 1878 : trois ans après que Rimbaud ait cité ce « Là bas, dans l’île » d’un poème de Banville dans une lettre à son ami Delahaye.
Hugo (IV). Victor Hugo, La Légende des siècles, préface de Claude Roy, édition d’Arnaud Laster (Poésie/Gallimard, 2002, 131 p., 10,5 €). On passera sur la « préface » de Claude Roy, montage extrait d’un texte de 1974. Le lecteur devra en revanche lire avec attention l’introduction d’Arnaud Laster, et plutôt trois fois qu’une, vu la complexité du dossier présenté, lequel ne pourra passionner vraiment que les victimes de futurs concours, plus ou moins adroitement appâtées par la promesse de la révélation d’un Hugo « postmoderne ». Pour autant, cette observation d’Arnaud Laster est sans doute profondément exacte et aurait mérité d’être placée en tête de sa présentation plutôt qu’à la fin, et plutôt de manière affirmative qu’en s’en excusant avec un point d’interrogation. En effet : l’œuvre est bien admirable, d’un désordre follement d’aujourd’hui, capable de surprendre à tout bout de vers, et il faut espérer que la jeunesse se laissera séduire. Peut-être même voudra-t-elle plonger dans l’apparat critique où l’on trouve une bonne chronologie de la vie et de l’œuvre, une chronologie des poèmes du recueil (plus complète que celle de Massin), un dossier de réception, ainsi qu’une annotation abondante qui utilise intelligemment, en leur rendant hommage, toutes celles qui ont suivi ou repris l’édition de Paul Berret chez Hachette dans les années 20.
Hugo (V). Michel de Decker, Hugo. Victor pour ces dames (Belfond, 2002, 323 p., 17,60 €). « Une chose est sûre, si Victor Hugo ignorait totalement l’existence de la testostérone, il n’était assurément pas déficient sur ce plan. » On lit cela en haut de la page 204. Le reste : des dialogues inventés et des blagues d’animateur de jeux télévisés. Une perle, en quatrième de couverture : « Sait-on que cet écrivain à l’œuvre immense aima au final plus de femmes qu’il n’écrivit de livres ? » L’auteur de cette Vie amoureuse de Hugo a été scénariste pour la télévision. Ceci a tué cela.
Hugo (VI). Charles Renouvier, Victor Hugo le philosophe, présentation de Claude Millet (Maisonneuve et Larose, 2002, 378 p., 18 €). Le philosophe néokantien Charles Renouvier (1815-1903) a écrit deux ouvrages sur Hugo : Victor Hugo le poète (1893) sur sa technique, et Victor Hugo le philosophe (1900) sur sa métaphysique implicite. Penseur de la République et criticiste, Renouvier passe en revue chez le plus-grand-poète-français-hélas, promu guide et mage par lui-même et par son siècle, le pessimisme de la nature, le dualisme, le messianisme, l’utopisme social, la morale de la pitié, ses opinions philosophiques et religieuses. L’auteur s’appuie sur les œuvres poétiques, surtout finales, qui sont abondamment citées, mais aussi sur les pièces de théâtre et les romans. L’attention du lecteur est parfois mise à l’épreuve, tant ces thèmes sont passés dans le domaine commun, et tant les pages sont reproduites de façon peu nette (mais la couverture est parfaite). Une réédition destinée plutôt à ceux qui s’intéressent à l’histoire des idées qu’à la création littéraire. La préface est éclairante et pourra être complétée par l’ouvrage de Marie-Claire Blais, Au principe de la république. Le cas Renouvier (paru en 2000). À signaler la publication, chez le même éditeur, du Manuscrit d’Hernani, avec un historique de la pièce par Anne Ubersfeld.
Hugo (VII). Charles Muller, Mes rencontres avec Victor Hugo (Nuée bleue, 2002, 222 p., 15 €). Non, il ne s’agit pas d’un inédit du Muller qui signait de merveilleux « à la manière de… » avec son ami Paul Reboux. L’auteur, né en 1909, a été professeur de linguistique – notamment de statistique linguistique – à Strasbourg, et ce petit livre a été écrit en marge de ses activités principales. Il fait en particulier le point sur la mystérieuse plaque apposée au sommet du Donon, qui signale qu’« en ce lieu le V floréal an IX fut conçu Victor Hugo ». L’enquête est amusante et l’hommage au grand homme se laisse lire sans ennui.
Hugo (VIII). Victor Hugo, Le Rhin, préface de Michel Le Bris (La Nuée bleue, 2002, 430 p., 20 €). Là où tout le monde se rue vers l’Orient – même Flaubert, c’est dire ! –, Hugo se contente (si l’on excepte un été basque en 1843) d’une Europe plutôt nordique dont le Rhin concentre tous les mythes et tout le sens. Michel Le Bris, lui, a beaucoup édité Le Rhin, notamment chez Christian Pirot et, déjà, chez Bueb et Reumaux, en 1980 et 1991 – ce dont il n’est fait aucune mention dans cette nouvelle édition, identique aux précédentes avec le même cahier de planches en couleurs et la même préface, toujours allégée de la « conclusion » de Hugo. Aussi sympathique que soit cette présentation avec son lyrisme assez exalté, les chercheurs préféreront l’édition en deux volumes réalisée par Jean Gaudon pour l’Imprimerie nationale en 1985 ou encore l’édition Bouquins annotée par Evelyn Blewer, publiée en 1987 chez Robert Laffont dans les Œuvres complètes (et qui vient également d’être rééditée). À mettre en perspective en lisant parallèlement le Victor Hugo, voyageur de l’Europe de Nicole Savy, paru en 1997, et le chapitre au titre clin d’œil, « Roman-fleuve », que consacre Jean-Marc Hovasse à ce voyage dans sa récente biographie. On comprendra mieux ainsi pourquoi Hugo, dont la poésie voyage dans le temps en embrassant les siècles, n’a parcouru que des parties fort limitées d’un univers qu’il ne cesse par ailleurs de célébrer poétiquement.
Hugo (IX). Victor Hugo, Notre-Dame-de-Paris, préface de Louis Chevalier (Gallimard, Folio classique, 2002, 698 p., s.p.m.). Le moins qu’on puisse dire est que les responsables de cette collection ne manquent pas d’air en remettant sur le marché une édition dont le texte et les notes ont été établis voilà près de quarante ans par S. de Sacy. Nettement plus jeune, la préface de Louis Chevalier n’a que vingt-huit ans. Comme s’il ne s’était rien passé autour de Hugo depuis plus d’une génération… Ont-ils travaillé pour rien, les Hugoliens à qui l’on doit des recherches ayant abouti aux rares publications intéressantes de ce bicentenaire ? Étaient-ils tous mobilisés au point qu’aucun n’ait disposé de la moindre minute pour remettre sous les yeux du lecteur d’aujourd’hui une édition qui lui parle ? Ou faut-il croire que la seule logique à l’œuvre soit celle du tiroir-caisse alimenté par la manne automatique des célébrations nationales ? L’édition Seebacher en Pléiade n’est-elle donc plus utilisable depuis qu’un autre éditeur de collections de poche l’a récupérée ?`
Hugo (X). Jacques Eladan, Victor Hugo, la Bible et la Kabbale (NM7, 2002, 213 p., 18 €). Ouvrage modeste par sa forme et sa présentation, le livre de Jacques Eladan ne manque pourtant pas d’ambition. En présentant une anthologie commentée des textes de Hugo où se marque l’influence biblique, il veut à la fois rappeler l’authenticité du prophétisme hugolien et montrer, à travers lui, comment « la mondialisation ne peut être humanisée, que si elle est sous-tendue par une culture universelle, intégrant les sources bibliques, gréco-latines, européennes et asiatiques, comme celle conçue par Hugo ». Il le fait sans excès de militantisme et sur la base d’une excellente information, comme en témoigne sa bibliographie où, à côté d’essais récents, figurent aussi des études un peu oubliées comme celle de Renouvier sur Hugo philosophe (parue en 1900) ou tel article de la Revue juive de Genève paru dans l’entre-deux-guerres. Jacques Eladan veut ainsi combattre les effets produits par l’« occultation de la Bible » dans l’enseignement, et qui rendent en effet peu compréhensible une bonne partie de la littérature et des idées du XIXe siècle. Il a raison de déplorer la méconnaissance actuelle des sources bibliques, ancienne et profonde, mais c’est à l’ensemble des cultures anciennes qu’il faudrait pouvoir initier à nouveau les lecteurs d’aujourd’hui. Ne nous faisons pas d’illusions en pensant en effet que cette occultation, bien réelle, laisserait toute la place à la culture gréco-latine. La vérité n’est-elle pas plutôt que l’enseignement contemporain a massivement abandonné toutes les références culturelles qui constituaient le fondement de la littérature depuis le XVIe siècle ? Qui pourrait sérieusement soutenir qu’un étudiant moyen d’aujourd’hui sait quoi que ce soit d’un peu précis sur Homère, sur Pindare, sur Virgile, sur Ovide ? Qu’il en connaît assez pour comprendre le dialogue tantôt admiratif et tantôt orageux que tous les écrivains modernes, Rimbaud compris, ont entretenu avec la langue et la culture grecques et latines ? Pour sa part, le livre sans prétention de Jacques Eladan pourrait être une utile initiation aux références bibliques si de multiples coquilles ne dénaturaient bien des noms, des dates et des titres.
Hyvernaud. Georges Hyvernaud, Lettres de Poméranie 1940-1945, édition établie et annotée par Guy Durliat, avant-propos d’Andrée Hyvernaud (Claire Paulhan, 2002, 379 p., 33 €). Le volume couvre cinq années de captivité dans un oflag de Poméranie, d’août 1940 à avril 1945 : on peut y lire de nombreuses lettres d’Hyvernaud à sa femme, accompagnées de photos, cartes, fac-similés et de nombreuses annexes sur la vie dans les oflags, les conférences, les lectures, les journaux, le théâtre, la presse, les évasions, les sanctions… Ces lettres, riches d’informations sur une existence d’ennui et d’attente, sont cependant plus que de simples documents sur la vie des officiers prisonniers de guerre : Hyvernaud est un grand lecteur, il parle de ses activités intellectuelles à sa femme (autant que la censure allemande le permet) : la vie littéraire, les nouvelles de France, ses lectures, ses conférences fournissent la matière de ses lettres. Cette édition participe de la redécouverte de la littérature des prisonniers de guerre, trop longtemps occultée par celle qui sortit de la Résistance et des camps de déportation. Une bibliographie d’Hyvernaud accompagne cette édition dont les notes sont d’une grande précision sur la vie dans les camps de prisonniers et sur la vie littéraire en France pendant l’Occupation.
Internet. Patrick Rebollar, Les Salons littéraires sont dans l’Internet (PUF, 2002, 218 p., 20 €). Il faut remplir deux conditions pour trouver son bien dans l’ouvrage de Patrick Rebollar : être un papivore notoire et un opposant déclaré à Internet. Option facultative, être un lecteur d’Histoires littéraires, tant l’essai est écrit comme un « Propos » bien de chez nous, sur le ton de la conversation (celle du XXIe siècle, bien sûr). Les internautes aguerris trouveront que le propos n’alimente guère une réflexion déjà engagée ailleurs tous azimuts, et regretteront que le parti-pris de la forme conversationnelle ait conduit Patrick Rebollar à ne mentionner qu’une poignée d’auteurs, occultant l’existence des autres. Que les internautes passent donc leur chemin, car il s’agit surtout de conquérir tous ceux qui croient à tort que la technologie ne sert qu’elle-même, et de convaincre les rétifs chercheurs de la pertinence d’Internet en rapprochant ce phénomène honni de celui, nettement plus sorbonnocompatible, du salon. Si le rapprochement est valide, il cache mal ses arrières-pensées stratégiques – brossons l’érudit dans le sens du poil –, tant le chapitre consacré aux salons s’articule peu aisément aux autres. Le titre véritable de l’ouvrage aurait dû être « l’esprit de conversation », car tel est bien la perspective qui fédère les différentes parties, et de ce point de vue, le « misinternaute » a de quoi changer d’avis, pour peu qu’il se laisse entraîner dans la conversation à bâtons rompus que lui propose Patrick Rebollar. La force de l’ouvrage est en effet de prendre en compte l’intérêt théorique des nouvelles technologies (listes de discussion, forums, courriel, Internet, et notamment pour ce dernier, textes en ligne) mais aussi et surtout leurs usages concrets, leurs limites, leurs perspectives. L’usage systématique de notes renvoyant à des sites web renforce l’impact du propos en témoignant de la richesse et de la diversité des ressources internetiques (depuis l’article tout frais du matin de Libé, jusqu’à la mince plaquette d’Elisée Reclus numérisée par les bons soins de Gallica). La démonstration est particulièrement réussie en ce qui concerne les « listes » (rappelons que l’auteur est modérateur de la liste de discussion LITOR – Littérature & Ordinateur), dont les modalités de fonctionnement sont finement étudiées, ainsi que les stratégies d’utilisation qu’elles autorisent. Une trentaine de pages sont consacrées pour finir à une judicieuse sélection commentée de sites et de listes utiles aux chercheurs. Une observation de bon sens pour finir : les nouvelles technologies ne se dresseront contre les Humanités qu’à proportion de l’incapacité des littéraires à en influencer le cours.
Jouhandeau. Lettres de Marcel Jouhandeau à Max Jacob, édition critique par Anne S. Kimball (Droz, 2002, 136 p., 27,81 €). Vingt-trois ans après les Lettres de Max Jacob à Marcel Jouhandeau, Anne S. Kimball fait paraître celles de Jouhandeau à Max Jacob. Une chance : Max Jacob a (vraisemblablement) donné ces lettres au jeune Michel Manoll, admirateur de Jouhandeau (il les a tout de même vendues à la Bibliothèque nationale en 1951), alors que l’inventaire de Mme Persillard à Saint-Benoit, après le départ de Max Jabob, ne laisse guère d’espoir de voir apparaître les autres lettres qu’il a reçues de ses correspondants et de ses amis. Celles de Jean Cocteau, par exemple, lui avaient été (heureusement ?) volées. Les petites frappes qui ont grugé le trop tendre Max ont atteint aujourd’hui l’âge de la respectabilité et n’ont peut-être plus rien à vendre. Ce petit livre est naturellement à placer à côté des lettres de M.J. à M.J., paru chez le même éditeur en 1979.
Lamartine. Correspondance d’Alphonse de Lamartine, tome IV, 1842-1846, textes réunis, classés et annotés par Christian Croisille (Champion, 2001, 784 p., 105,19 €). Cette édition de la correspondance complète du poète avance tambour battant, et tous les volumes sont irréprochables de rigueur et de précision. Ce tome IV s’ouvre sur une lettre du 3 janvier 1842 (adressée à Valentine de Cessiat) et se clôt sur un fragment de missive envoyée le 24 décembre à Laurent-Antoine Pagnerre. La plus courte du recueil est ce billet à Victor-Charles Chaix d’Est-Ange, qui ne bouleversera pas l’histoire littéraire : « Je serai donc à une heure chez vous. / Lamartine. » L’époque 1842-1846 est importante dans la biographie du poète : le député de Mâcon se range dans l’opposition parlementaire et fonde le journal Le Bien public, l’écrivain entreprend la rédaction de l’Histoire des Girondins, dont le succès va lui permettre d’effacer les dettes qui ont empoisonné jusqu’alors son existence. Comme il est d’usage dans cette série, des notices sur les destinataires des lettres sont données en fin de volume. Index des noms cités, bien sûr, apparemment complet et fiable d’après quelques sondages rapides.
Larbaud. Valery Larbaud, Lettres de Paris pour le New Weekly mars-août 1914, traduit de l’anglais par Jean-Louis Chevalier, introduction et notes d’Anne Chevalier (Gallimard, 2001, 140 p., 12,50 €). Des billets hebdomadaires, une « image partiale et militante » de la vie parisienne, selon le mot du préfacier. De fait, il y est question de Barrès, Gide, Péguy, non d’Apollinaire ou Cendrars, de la N.R.f. et de la Revue hebdomadaire, non des Soirées de Paris ou de Montjoie !, de Carrière ou des Impressionnistes, non de Delaunay ou d’Archipenko. Ces vingt-et-un articles n’en nourriront pas moins agréablement notre vice impuni en nous apportant quelques reflets de l’ultime avant-guerre. Mais est-ce bien Larbaud qui écrit Jacques Dalcroze ?
Lieux visités. Sur les pas des écrivains. Balade en Seine-et-Marne (Alexandrines, 2002, 249 p., 16,50 €). Dans cette région arrosée par deux fleuves, un parcours qui fait découvrir le Saint-Cyr-sur-Morin de Mac Orlan, le palais épiscopal du Bossuet à Meaux, le Vulaines-sur-Seine de Mallarmé, le Barbizon d’André Billy, le Brinville de Marcel Arland, le Fontainebleau de Milosz et même le Crécy-la-Chapelle, lieu houellebecquien des Particules élémentaires (notice de Dominique Noguez). On découvre avec curiosité ces habitations d’écrivain, mais on est peu convaincu par la place accordée aux logements d’un Christian de Bartillat (luxueux) ou d’un Éric Holder, quand le Lagny de Bloy ou le Grez-sur-Loing de Strindberg et de Stevenson sont passés sous silence.
Louÿs. Jean-Paul Goujon, Pierre Louÿs (Fayard, 2002, 872 p., 40 €). Parue initialement en 1988 aux Éditions Seghers-Pauvert, cette biographie va connaître une seconde vie grâce à la collection des Éditions Fayard. Ses qualités sont connues : une érudition précise, fondée sur la consultation d’innombrables lettres et manuscrits inédits disséminés dans les collections privées et publiques. L’ensemble dessine un portrait irrévérencieux par sa fidélité même au modèle. La vie de Louÿs apparaît comme une étonnante célébration permanente du sexe et du texte, du raffinement de la chair et du vers, de l’esprit de collection et du désir de connaître. On y voit Louÿs coller les poils du pubis de ses maîtresses sur fiches, puis collationner, avec non moins de précision maniaque, les poètes du XVIe siècle. D’étonnantes correspondances rythment son parcours, avec son frère d’abord, mais également avec les femmes et nombre de ses contemporains, de Gide à qui il envoie une carte de vœux pour célébrer la Saint-Barthélémy, à Tinan, Valéry, Wilde, Farrère et bien d’autres. Confidences littéraires et érotiques, projets personnels, voyages, passions en tous genres : l’homme est curieux de tout et aime partager ses découvertes. L’ensemble ne fait peut-être pas bon ménage avec la morale, mais il s’entend fort bien avec la littérature. Jean-Paul Goujon raconte avec allant et sa fascination pour Louÿs est contagieuse. Deux regrets : d’abord que le statut de la présente édition ne soit pas précisée en regard de la précédente (revue, corrigée, amplifiée ?), ensuite que les multiples fonds d’archives ne soient pas détaillés dans une bibliographie systématique des sources utilisées (au moins pour ce qui regarde les collections publiques, un effort de dévoilement aurait pu être fait). Celui qui découvre Louÿs à travers cette biographie pourra déplorer également la relative minceur des analyses de textes, souvent remplacées par des qualificatifs (« l’admirable Pervigilum mortis… »), mais on admettra que les 872 pages de l’ouvrage n’avaient pas à être multipliées ad libitum.
Mallarmé. Christophe Van Rossom, Mallarmé, facile ? (La Renaissance du livre, 2002, 71 p., 6 €). Cet élégant petit livre fait partie d’une collection reprenant des conférences données aux Midis de la poésie de Bruxelles. Il ne renouvelle sans doute pas la question de la difficulté mallarméenne, comme pourrait le suggérer le titre, mais vise à convaincre les lecteurs effarouchés par son hermétisme supposé que Mallarmé vaut le détour, ou le mal qu’on se donne pour le lire. Point d’histoire littéraire ici, ni d’ailleurs de spéculation théorique, mais une conférence grand public qui prend la forme d’une présentation vaguement chronologique, ponctuée de morceaux choisis, poèmes ou extraits de lettres, et aussi de quelques approximations et d’erreurs (vénielles). Cela valait-il qu’on en fît un livre ? Pourquoi pas, si ce livre peut convaincre des lecteurs récalcitrants qu’il faut apprendre à lire Mallarmé comme il faut « passer par le solfège pour entrer dans la musique ». À noter, par ailleurs, la parution du catalogue de l’exposition Matisse qui s’est tenue jusqu’au 14 juillet 2002 au Musée Mallarmé de Vulaines-sur-Seine. Ce catalogue est un bel objet, avec ses reproductions de Matisse et ses pages partiellement non coupées qui facilitent paradoxalement la « visite ».
Mann. Heinrich Mann, L’Écrivain dans son temps : essais sur la littérature française (1780-1930), traduit et présenté par Chantal Simonin (Presses universitaires du Septentrion, 2002, 212 p., 20,50 €). D’autant plus francophile qu’il avait des comptes à régler avec son pays, défenseur des valeurs républicaines au point de choisir l’exil en 1933, Heinrich Mann plonge dans le « grand siècle » de la littérature française (aux frontières extensibles de Laclos à Soupault) pour y trouver des compagnons, des modèles, voire des consolations. C’est la raison pour laquelle les biographies intellectuelles qui constituent ce recueil ont toutes un air de famille, qu’elles aient été originellement une préface de commande ou un essai longtemps pensé, qu’elles remontent à 1905 ou à 1931. Dans ce portrait de famille idéal, trônent donc les auteurs de prédilection, lus avec beaucoup de finesse (Laclos, Stendhal, France), les monstres sacrés traités avec moins de bonheur, et pas toujours avec indulgence (Balzac, Hugo), puis un couple étrange formé par Sand et Flaubert – qui donne l’occasion à Heinrich Mann d’exhiber des idées plutôt affligeantes sur les qualités féminines. Et Zola enfin, qui se taille la part du lion, sans qu’il soit ajouté grand-chose à ce qu’on sait de cet auteur, ce qui est somme toute un bon point pour Mann, à qui font défaut 70 ans de revival critique de l’homme de Germinal. La traductrice prévient en introduction que la langue de Mann est souvent pénible à la lecture : on en déduit que sa traduction est très réussie.
Marti-Hugo. Carmen Suarez Leon, José Marti et Victor Hugo : au carrefour des modernités, traduit de l’espagnol par Jacques-François Bonaldi (Le Temps des cerises, 2002, 195 p., 14 €). L’étude des médiations culturelles entre la littérature française et celles d’Amérique du sud sont encore rares et il faut féliciter cet éditeur qui a permis la traduction en France de cet ouvrage. Le Romantisme français a bien évidemment essaimé en Amérique hispanique, et ce au moment même où se constituaient les littératures nationales. L’auteur étudie les rapports entre Hugo et l’écrivain cubain José Marti – des rapports qui ne sont pas seulement d’influence mais bien plus de réflexion, de traduction de l’expérience hugolienne (esthétique, politique) outre-atlantique. Se dégage de cette thèse qui s’installe au « carrefour des modernités », une autre approche de l’œuvre hugolienne bénéficiant de l’intelligence critique de Marti ; tous les deux s’opposèrent à la doxa et fondèrent un autre rapport au politique et à la littérature. D’une modernité à une autre, en quelque sorte.
Mémoires. Philippe Labro, Je connais gens de toutes sortes (Gallimard, 2002, 341 p., 19,50 €). Sous l’invocation d’Apollinaire, une suite de portraits publiés dans la presse au cours des années 70, 80 et 90, suivis chacun d’une relecture d’aujourd’hui. De Kennedy à Mitterrand, de Modiano à Platini, de Woody Allen à Rocard, de Melville à Lazareff, c’est toujours la même acuité du regard, la même pertinence incisive des questions, la même sensibilité à l’autre, le même recours au correctif éclairant.
Michaux. Henri Michaux, l’écriture de pensée, textes réunis et présentés par E. Grossman, A.-E. Halpern et P. Vilar (Farrago, 2001, 186 p., 18,50 €). Variations sur Michaux écrivain-penseur, réflexions sur les rapports entre pensée poétique et pensée théorique, les articles de ce volume dressent un portrait très homogène du poète – où revient souvent, imprévue, l’affiliation à Montaigne – même si penser, peser, essayer y deviennent parfois des verbes intransitifs. Plusieurs études (Jean-Claude Mathieu, Pierre Vilar, Evelyne Grossman) et un poème de Roger Dadoun s’intéressent au lien entre la situation corporelle et la représentation de la pensée, avant tout saisie comme mouvement, déséquilibre, inclination (c’était aussi d’ailleurs l’assiette de Montaigne). Un autre groupe de textes (Jérôme Roger, Michel Sandras, Anne-Elisabeth Halpern, Edoardo Costadura, Marta Segara) évalue les productions de savoir et l’invention théorique propres au texte poétique, dans leurs rapports avec la philosophie contemporaine. Olivier Gallet et Brigitte Ouvry-Vial mesurent la distance et les échanges des textes mescaliniens au discours clinique. Robert Bréchon clôt le recueil sur un beau geste généalogique, qui décrit en Michaux un moraliste, et l’incarnation fragile et moderne de l’antique figure du « sage ».
Mimésis. La Mimésis, textes choisis et présentés par Alexandre Gefen (GF Flammarion, 2002, 247 p., 7,77 €). Se pliant au principe de cette nouvelle collection, proche du « reader » des étudiants américains, Alexandre Gefen a rassemblé 44 textes théoriques et littéraires sur une notion qui suscita bien des polémiques. D’Aristote à Maupassant, de Corneille à Breton, de Hegel à Genette, cette sélection aborde l’activité mimétique elle-même, sa mobilisation par chacun des genres, avec notamment le motif de l’ut pictura poesis, ses apologies totalisantes et ses remises en cause. Chaque texte est précédé d’une brève présentation : elle ne saurait replacer dans leur contexte argumentatif des extraits parfois très denses et, à l’origine, fortement insérés dans une démonstration ample, mais l’anthologie n’a-t-elle pas précisément vocation à briser l’unité des œuvres pour suggérer d’autres liaisons ? Une introduction, un dictionnaire des termes-clés et une bibliographie bien commentée complètent l’ensemble.
Memento mori. Le Dernier Portrait, Catalogue de l’exposition au musée d’Orsay, 4 mars-26 mai 2002 (Réunion des musées nationaux, 2002, 237 p., 37 €). On ne peut accuser le musée d’Orsay, en cet an de grâce 2002, de manquer de suite dans les idées. Le Dernier Portrait vient naturellement après l’exposition À fleur de peau. Le moulage sur nature au XIXe siècle, qui ferma ses portes le 27 janvier, sans autre incident qu’un doigt (de plâtre) de cassé. Cette nouvelle exposition, dirigée par Emmanuelle Héran, va plus loin parce que le corpus comprend tableaux, dessins, estampes, lithographies, photographies, et parce que l’étendue géographique est plus vaste (divers pays européens et Amérique). Toutes les classes sociales sont représentées, des têtes couronnées aux ouvriers polonais immigrés, tant le désir de conserver l’image d’un être chéri s’est développé au cours des siècles. De nos jours, cet état des choses a changé ; grâce à un simple appareil de photo, nos albums sont remplis de souvenirs des vivants ; autrefois, en raison du coût, le dernier portrait était souvent le premier. Désormais, nous faisons de notre mieux pour éloigner la mort. Comme rares sont ceux qui meurent à la maison, entourés des leurs, la veillée mortuaire a pratiquement disparu, même dans la France profonde. Pourtant, la mort nous assaille visuellement de toutes parts : impossible d’ouvrir un journal ou de regarder le petit écran sans voir des images de mort violente. Cet aspect a été éliminé de l’Exposition, mais l’effet de saisissement n’en subsiste pas moins, surtout en contemplant les photographies de bébés ou de jeunes enfants, ou le masque amaigri et douloureux de Géricault qui le fait ressembler à une victime de la pandémie sidéenne. Comme nous savons tous que la Faucheuse nous guette, pourquoi ne pas, à notre tour, devenir thanatologue ? Tel le masque, la photographie ou un autre procédé, le catalogue nous en donne amplement les moyens. On peut, comme n’importe quel Parisien du XIXe siècle, visiter la Morgue pour voir l’« Inconnue de la Seine », beau mythe d’une Mona Lisa noyée, sujet de plus d’un roman, ou contempler les têtes d’hommes célèbres quelques heures après leur mort : Frédéric II, Schiller, Beethoven, Chopin, Wagner, Rousseau, Mirabeau, Marat, Napoléon I (et III), Courbet, Hugo, Thiers, Gambetta, Verlaine, Gide, sans oublier une série impressionnante de photographies de Rodin sur son lit de mort, et le chef-d’œuvre de Nadar : Hugo illuminé pour la dernière fois, presque auréolé. Les tableaux sont tous frappants, de la Jeune Femme sur son lit de mort (1621) de l’École flamande, à Léon Cogniet, Paul Delaroche, l’émouvant portrait de la première femme de Monet, habillée de sa robe de mariée, et un Gauguin que les musées nationaux n’ont pas voulu acquérir en 1941. On trouve aussi Munch, le peintre suisse Ferdinand Hodler et les « Totenmaskes » d’Arnulf Rainer. Si les expositions, comme la vie, sont transitoires, elles laissent plus qu’un souvenir : le petit monument qu’est un catalogue. Celui-ci, rédigé par huit spécialistes, est remarquable par l’analyse des courants sociaux, des mœurs, des légendes, des pratiques, des mises en scène, de l’attrait d’un sujet qui, pour beaucoup, est tabou : ne parlons pas de la pluie, il se mettra à pleuvoir ; ne parlons pas de la mort…
Monde. Romuald Fonkua, Essai sur une mesure du monde au XXe siècle : Édouard Glissant (Champion, 2002, 323 p., s.p.m.). Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, le monde européen, selon la formule de Valéry, « sait qu’il n’est plus la mesure du monde ». Auschwitz, Hiroshima et le Goulag ont parachevé les horreurs de la guerre ; les esclavages et les colonisations ont détruit le reste du monde. Comment un Antillais, issu d’une société marquée par l’esclavage et la colonisation, peut-il, vers 1960, prendre « la mesure du monde » ? Puisque les concepts forgés par l’Occident pour mesurer le monde ne sont pas universalisables, Glissant invente un nouvel ordre du discours scientifique fondé sur une science « antillaniste », qui emprunte ses concepts aux fondements des sciences humaines occidentales ; ainsi la pensée de l’histoire affronte l’expérience de l’esclavage, « la souffrance comme mesure de l’histoire », la psychiatrie des Antilles est forgée à partir de la réalité sociale antillaise dans sa complexité. L’auteur analyse les fondements intellectuels de la pensée et de l’esthétique de Glissant : la phénoménologie enseignée par Jean Wahl, l’ethnologie de Leiris, la théorie critique de l’École de Francfort, le Divers de Segalen, les rhizomes de Deleuze, la fiction selon Faulkner. Le grand poème de Glissant, Les Indes, est éclairé par une confrontation avec le Christophe Colomb de Claudel et le Cahier d’un retour au pays natal de Césaire ; dans Les Indes, la quête pure de l’ailleurs, rêvée par le navigateur européen, aboutit à la découverte des Antilles dans leur réalité par le voyageur nègre ; le Nègre a prouvé sa capacité à conquérir des espaces nouveaux. Ainsi les Indes apparaissent-elles comme un espace qui permet de repenser la place des peuples dans le jeu du monde. À partir des figures de l’errant, du « voyageur du dedans », Glissant suggère la possibilité pour les peuples autrefois découverts et mis en esclavage d’inventer un autre monde, de rêver à un autre monde qu’ils seraient seuls susceptibles d’imaginer ; et d’imaginer à leur tour une vision totale du monde fondée sur leur expérience du Divers. La dernière partie de l’essai porte sur l’écriture de Glissant comme « mise en écriture des opacités du monde », puisque l’Autre demeure opaque et le monde irréductible à des « idées claires et distinctes ». Il n’a pas échappé à Romuald Fonkoua que le lien établi par Glissant entre bâtir une poésie et bâtir une nation, une communauté, demeure problématique. En effet, la fiction tend à se développer aux dépens du réel : « Entrer dans le monde que mesure l’œuvre de Glissant, ce n’est donc pas entrer dans le monde. C’est entrer en Glissantie », conclut Romuald Fonkua.
Naturalisme. Alain Pagès, Le Naturalisme (PUF, Que sais-je, 2002, 127 p., s.p.m.). Le directeur des toujours instructifs Cahiers naturalistes fait le point sur son objet de prédilection dans la troisième édition de ce petit essai (la première date de 1989). Il en serait à son onzième mille, ce qui suffirait à confirmer le fameux « Naturalisme pas mort » que télégraphiait Paul Alexis à Jules Huret voici plus d’un siècle. Une introduction d’à peine une page permet de mesurer le chemin parcouru par l’histoire littéraire depuis quelques années puisqu’Alain Pagès y définit en quelques lignes une façon de voir les choses qui mériterait d’être méditée. En réponse à la question « Qu’est-ce que le Naturalisme aujourd’hui ? » (et notons bien cet « aujourd’hui » qui met fin à tout un essentialisme traditionnel), il met de l’avant trois notions passablement novatrices malgré des apparences anodines : 1° « C’est d’abord une bibliographie », c’est-à-dire tous les textes, grands et petits, oubliés ou retenus par la « mémoire culturelle » ; 2° « C’est ensuite une chronologie », entendons « un faisceau de relations biographiques et sociologiques » ; 3° « C’est enfin un discours » – tout ce qu’ont dit les contemporains et tous ceux qui ont suivi pour juger et critiquer les textes. L’ensemble forme un « espace littéraire » dont on comprend qu’il n’a pas grand chose à voir avec ce qu’appelait ainsi Maurice Blanchot. Espace ouvert à des explorations de ce qui ne peut plus se réduire à quelques « théories » schématiques ou à quelques œuvres canoniques (le « naturisme » y est annexé). D’ailleurs, Alain Pagès ouvre très largement le temps du Naturalisme : de 1865 (la bataille de Germinie Lacerteux – rappelons qu’il a lui-même écrit une Bataille littéraire, parue en 1989) à 1903 (premier pèlerinage de Médan et publication du « vingt ans après » de Huysmans). Dans ce qu’il expose à la suite de cet énoncé, on retiendra surtout les chapitres sur « Les Individus et les groupes » et sur « La Réception du Naturalisme » dans la mesure où y apparaissent des acteurs ou des actants rarement évoqués dans les synthèses habituelles. Une chronologie, de sobres notices biographiques et une bibliographie complètent cet intelligent vade-mecum.
Nemo. Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, texte intégral, illustré par Didier Graffet (Gründ, 2002, 249 p., 19,90 €). Superbe, splendide édition du plus célèbre récit de Verne. Didier Graffet, ancien élève de l’école Émile-Cohl, est l’auteur des 300 illustrations. Ces dernières n’ont pas la beauté magique des illustrations de l’édition Hetzel – la chose était impossible –, mais l’ensemble est plein de charme et de rêve. Un peu d’enfance retrouvée, dans ce livre de grand format où le vert et le bleu dominent. Raymond Roussel aurait-il aimé ?
Orsay. 48/14. La Revue du musée d’Orsay, n° 14, printemps 2002. Après un descriptif des dernières expositions du musée (le réaliste américain Thomas Eakins ; Le Dernier Portrait : Mondrian ; Kupka) et de ses dernières acquisitions (une Étude pour la « Chasse au tigre » du surtout de table du duc d’Orléans de Barye, la peinture de Grands Chênes d’un anonyme, une photographie de Daumier sur le toit de son atelier, la sculpture d’Un gueux de Maurice Maignan, Paysage de la Martinique, huile de Charles Laval, Les Hêtres de Kerduel, huile de Maurice Denis, des dessins d’Henry Cros), les études dominantes de cette livraison sont consacrées à Kupka, le dessinateur de L’Assiette au beurre, et à l’Italie de plusieurs écrivains (Bourget, Zola, Jarry, Gautier, Barrès). Comme toujours, qualité parfaite des reproductions.
Oulipo. Oulipo. Abrégé de littérature potentielle (Mille et une nuits, 2002, 64 p., 2,50 €). Queneau, que d’eau a coulé sous le pont Mirabeau depuis la première révélation publique de l’Ou.Li.Po. ! Une sorte de Dom-Tom du Collège de ‘Pataphysique, quoique ce dernier, « ex nulla parte », à l’instar de la Pologne de Jarry, mais à ne pas confondre, depuis donc un certain dossier des Lettres nouvelles réalisé par Paul Fournel en 1972, Clefs pour lalittérature potentielle. Abrégé « à l’usage des néophytes et des grands débutants », signature collective, soixante pages d’initiation à la « littérature sous contrainte » ou combinatoire, rien à redire. Et combien de rétifs « apparents » se sont ralliés, plus ou moins officiellement, ou « raccrochés »… depuis sa fondation – première pierre : le 24 novembre 1960. L’Ou.Li.Po. lui-même n’a pas manqué de faire des petits, côté littérature policière, peinture, musique, photographie, BD, reprenant, pastichant ou parodiant le fameux « système des Beaux-Arts ». Un seul point d’histoire continue de nous chagriner : voyons, « ouvroir », de qui vient l’appellation ? Albert-Marie Schmidt, le dernier des membres cités – Fatalité de l’ordre alphabétique ? – a bien failli passer à nouveau à la trappe. Nous renvoyons les curieux au recueil de ses Études sur le XVIe siècle (1967), qui faisait suite à sa thèse magistrale sur La poésie scientifique en France au XVIe siècle (1939), où figure le témoignage pourtant précis de Raymond Queneau : « Cofondateur en 1960, avec François Le Lionnais et moi-même, de l’Ouvroir de littérature potentielle dont il avait trouvé la dénomination [c’est nous qui soulignons], Albert-Marie Schmidt en était l’un des membres les plus actifs. » L’anonyme collectif ne dispense pas de l’hommage.
Perec. Claude Burgelin, Georges Perec (Seuil, 2002, 256 p., 20 €). Cet ouvrage déjà ancien demeure une bonne introduction à l’œuvre de Perec. De la critique d’honnête homme, qui cherche simplement, platement, à faire saisir la valeur d’une œuvre sans construire de thèse, sans chercher à exhiber sa propre subtilité herméneutique : seul importe le désir de faire partager son amitié pour un homme et une œuvre, au risque de ne se montrer ni spirituel ni brillant. Le souci de discrétion ne justifie pas en revanche que la bibliographie n’ait pas été actualisée depuis la première édition.
Photographie (I). Philippe Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie. Enquête sur une révolution invisible (Éditions Jacqueline Chambon, 2002, 383 p., 27 €). Philippe Ortel analyse la littérature du XIXe siècle, du Romantisme à la littérature fin-de-siècle, à la lumière d’un médium nouveau : la photographie. Si le retentissement de ce nouvel art visuel sur la peinture a souvent été étudié, la « révolution invisible » de la photographie sur la littérature n’avait été qu’à peine abordée. Il étudie des objets divers qui vont de l’optique romantique des panoramas (Victor Hugo et Notre-Dame de Paris, La Comédie humaine), au pictorialisme, en passant par la métaphore de la chambre noire, l’utopie photographique, la photographie et la modernité. On retrouve les textes les plus connus sur le daguerréotype (Lamartine, Balzac), la réaction élitiste des écrivains (Baudelaire, les Goncourt), ceux qui ont frayé avec elle (Nerval, du Camp et Flaubert, Zola), le personnage du photographe (Alphonse Daudet dans Le Nabab). L’étude des retombées de cette technique sur la description et même les techniques littéraires constitue l’apport le plus substantiel : un chapitre, Poème en prose et photographie, les romans « en négatif » de Céard, les rapports entre autobiographie et radiographie. On appréciera les points de vue souvent neufs apportés dans l’analyse de poèmes connus (Cros évidemment, mais aussi Verlaine, de façon souvent aventurée, voire Rimbaud). Les citations de « L’Art photographique, poëme didactique et historique », publié par Auguste Renard dans La Lumière (1858), seront pour beaucoup une découverte. Mais la base de données littéraires pourrait être facilement élargie. Au plan théorique, le recours à une discipline semi-sociologique comme la médiologie (Régis Debray) s’imposait, et cet outil s’avère fécond. La réfutation que l’auteur fait des thèses de Walter Benjamin sur l’aura et la reproductibilité technique, tranche sur tant de travaux qui sortent leur artillerie « critique » dès lors qu’il est question de la représentation photographique. On peut cependant regretter que ce livre semble composé d’un patchwork d’études diverses. Si l’on a peine à suivre certaines d’entre elles, toutes sont stimulantes. Au total, un livre original, qui ne devrait pas tarder à déclencher l’apparition d’autres travaux dans le même champ interdisciplinaire.
Photographie (II). Anne de Mondenard, La Mission héliographique. Cinq photographes parcourent la France en 1851 (Éditions du Patrimoine, 2002, 320 p., 69 €). Ces cinq photographes, qui avaient nom Gustave Le Gray, Édouard Baldus, Hippolyte Bayard, Henri Le Secq et Mestral, avaient été mandatés pour prendre des clichés d’édifices historiques – églises, châteaux, théâtres antiques – répartis dans différentes provinces. Cette « mission héliographique », lancée par la Commission des monuments historiques que présidait un certain Mérimée, passe pour avoir été la première commande publique collective de l’histoire de la photographie. La Commission voulait une documentation de qualité pour son choix des monuments à restaurer. Anne de Mondenard, qui est historienne de la photographie et chargée du fonds de photographies anciennes à la Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, a doté l’ouvrage de notices qui éclairent l’épopée des cinq pionniers. C’est précis, documenté, rigoureux. Quant aux clichés retenus, ils sont d’une beauté froide qu’accentue l’absence voulue de toute figuration humaine.
Proust (I). Dominique Bussillet, Marcel Proust du côté de Cabourg (Cahiers du temps, 2002, 176 p., 12 €). On lira dans Libération : « Le cas Bourg. Longtemps, Dominique Bussillet s’est levée de bonne heure pour écrire ce mini-livre, vite lu, ouste, prouste. Garçon, une madeleine, et sans faux col, hein ! » Dans Le Monde : « Kaléidoscope en noir et blanc sur ce monomane acrobate et textualiste que fut Proust. Voir l’éditorial que lui consacre Philippe Sollers dans ce numéro. » Dans Le Figaro : « Du côté de Cabourg. Petite monographie qui séduira tous les amateurs de Proust. L’auteur, qui habite Ouistreham, a eu l’excellente idée de republier les articles parus dans la presse cabourgeoise au temps des séjours du célèbre auteur de La Recherche. Le récit n’est pas sans rappeler le ton d’un Michel Déon ou d’un Jean d’Ormesson. » Que pourrait ajouter Histoires littéraires ?
Proust (II). Stéphane Houet, avec la collaboration de Marcel Proust et Stanislas Brézet, À la Recherche du temps perdu. À l’ombre des jeunes filles en fleurs, volume 2 (Delcourt, 2002, 48 p., 12 €). Une bande dessinée inspirée de La Recherche. Les Proustiens intransigeants feront la fine bouche et auront tort : le degré de trahison est pour une fois des plus « acceptables ». Les auteurs ont évité le grotesque du classique « Les Misérables. Un grand film. Scénario de Victor Hugo ». Bien au contraire, le respect du texte cité a été le souci de l’illustrateur. Les « bulles » elles-mêmes sont extraites de l’œuvre de Proust. Un reproche : la physionomie du « narrateur » présente un nombre d’expressions bien réduit, et des yeux éteints. Pourtant, le regard de Marcel !
Reclus. Élisée Reclus, Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes et autres textes, anthologie présentée par Joël Cornuault (Premières Pierres, 2002, 211 p., 22 €). Drôle de recueil. Le titre, d’abord, trompe son monde avec son faux-air de post-romantique écolo (un plaidoyer pour le végétarisme confirme un instant cette tendance) ; les groupements d’articles, ensuite, aux intitulés énigmatiques, peinent à donner une cohérence, et pour cause, à l’incroyable éclectisme de Reclus. Heureusement, Joël Cornuault présente fermement chaque texte, adoucissant les transitions et guidant son lecteur au bout de ce recueil, sans coup férir. Il faut dire que le paysage change à chaque instant, sous l’effet de l’éparpillement de la curiosité du géographe, cherchant à étreindre le monde sous tous ses aspects, des villes modèles au calendrier chrétien, en passant par l’esprit de la jeunesse ou le vocabulaire vernaculaire relatif aux reliefs montagneux… Il faut lire, notamment, cette belle leçon inaugurale d’un cours de géographie comparée, évoquant les paradis perdus ou à venir que se construit toute société humaine, « en saillie comme des clous d’or sur le pourtour de la planète, depuis les montagnes du Nippon jusqu’à l’Eldorado du Nouveau Monde ». Tout Reclus est là, une débauche de connaissances, des observations toujours fines et inspirées, fondues en une idée par la sensibilité. On ne sait trop en l’ouvrant ce qui va nous y intéresser et l’on en ressort charmé comme d’une rencontre imprévue.
Restaurant. Joëlle Bonnin-Ponnier, Le Restaurant dans le roman naturaliste : narration et évaluation (Champion, 2002, 585 p., 88 €). Le sujet n’était pas large, le traitement l’est encore moins – en deux coups de cuiller à pot, « restaurant et narration », « restaurant et évaluation » (où la dyade récit/idéologie remplace le couple fond/forme). L’auteur ne nous fait grâce d’aucune recension et estime le travail accompli lorsque chaque morceau du corpus a pu être distribué dans une grille de lecture préétablie (les catégories développées par Philippe Hamon, qui hante littéralement ce texte, du sous-titre à la bibliographie ; celles dues à Genette ; le bon vieux schéma actanciel, etc.). À chaque page ou presque, des italiques viennent maladroitement souligner des phrases jugées incontournables, au risque de mettre en exergue la banalité du propos. On espère qu’il s’agit d’une thèse, ce qui dédouanerait un peu l’auteur de la responsabilité de ce dépiautage textualiste forcené.
Reverzy. Jean Reverzy, Œuvres complètes, édition établie par Jean-François Reverzy (Flammarion, 2002, 922 p., 26 €). Trois romans en quatre ans, de 1954 à 1958, ont fait la renommée de Jean Reverzy, mort en 1959 à quarante-cinq ans. S’y ajoutent des recueils posthumes, projets de romans, articles, écrits autobiographiques. On est saisi par l’intensité de la vie de ce médecin et de son œuvre. C’est, à l’époque du Nouveau Roman, un « au-delà du roman », comme l’a dit Maurice Nadeau. Rarement l’expérience de la maladie et la menace de la mort, la « psychologie des agonisants », selon le titre initial du premier roman, Le Passage, ont été décrites avec une telle rigueur clinique, dans une expression de plus en plus dépouillée, créatrice d’un climat obsessionnel pour le lecteur. Une préface et des notices de Jean-François Reverzy, des repères bibliographiques et biographiques éclairent cette œuvre à la fois atypique et révélatrice de son temps, que son auteur définissait avec une lucidité tragique en écrivant : « Quand j’ai voulu devenir écrivain, il a fallu que je me crée de toutes pièces un univers intérieur à partir de mon néant, pour le projeter sur le néant de la littérature. »
Roman (I). Stéphane Lojkine, La Scène de roman. Méthode d’analyse (Armand Colin, 2002, 256 p., 20 €). Ce n’est pas rien que de vouloir, dans un livre à destination pédagogique, repenser globalement l’histoire des représentations, en installant au cœur des études littéraires une catégorie nouvelle et transcendante aux genres et aux rhétoriques du discours. C’est l’objectif, ouvertement ambitieux, de l’ouvrage de Stéphane Lojkine, La Scène de roman, qui, sous couvert de proposer une méthodologie de la lecture fondée sur l’étude de l’inscription des codes picturaux dans la trame narrative, cherche à démontrer comment l’histoire de la culture serait marquée par une subversion progressive « du modèle textuel » par un modèle « iconique ». Située au carrefour de la peinture et du théâtre, la scène serait le « médium vers lequel tous les arts convergeraient », puisqu’elle « prépare la culture [contemporaine] de l’image » ; elle répondrait « à une crise générale de la représentation, qui se traduit par la décadence et la dissolution d’une culture du mythe et de l’épopée », et qui conduiraient les scènes romanesques à devenir au cours des siècles « le noyau fondamental et unique à partir duquel se construit le roman, voire l’œuvre toute entière ». Cette thèse, qui ne cache pas sa dette envers Debray, Lacan, Kristeva ou Derrida, est appuyée par une dizaine de commentaires composés – classiquement tripartites – de Chrétien de Troyes à Nathalie Sarraute, d’innombrables dessins (qui voudraient schématiser l’espace concret et symbolique des passages étudiés) et un appareil conceptuel importé de la sémiologie comme de l’histoire de la peinture et de la photographie (« écran », « dispositif scénique », « dimension scopique »). En chaque point de la culture, cherche à démontrer Stéphane Lojkine, les scènes trahiraient un conflit entre le visuel, c’est-à-dire, pour l’auteur, le réel, et les structurations discursives du signifié, qu’elles « déconstruiraient ». Même si l’on accepte le langage conceptuel de Stéphane Lojkine, dont la complexité et la spécialisation étonnent dans un ouvrage destiné à des étudiants, on s’étonnera d’une telle dramatisation de l’histoire du roman, dans laquelle on peut apercevoir autre chose que le naufrage sans cesse recommencé du discours narratif sur l’écueil du visible.
Roman (II). Baptiste-Marrey, Éloge du roman sous forme de lettres à quelques lectrices réelles ou imaginaires (Fayard, 2002, 367 p., 20 €). Au détour de ses notes éparses, Baptiste-Marrey se vante d’avoir un jour vendu un ouvrage à son éditeur sans en avoir écrit la première ligne : il est tentant d’imaginer qu’il s’en est tiré en brochant ce paresseux recueil de vagues lettres aux allures de journal littéraire. On s’égarerait à chercher ici des réflexions originales ou simplement un peu élaborées – comme si on fournissait au lecteur de suffisantes pépites pour lui laisser le soin d’y ciseler lui-même une pensée ! –, sauf à affectionner le genre moraliste-toujours-profondément-humain.
Romantisme (I). Le Romantisme. Anthologie, présentation et dossier par Sylvain Fort (GF Flammarion, 2002, 112 p., 3,30 €). L’idéologie gnan-gnan, déjà présente dans les manuels scolaires du secondaire, gagne l’édition de poche : prolifération de notes redondantes (catastrophique dans la collection « Classiques de Poche »), multiplication des couvertures racol(hid)euses – ravage du packaging littéraire – et édition d’anthologies « light ». Ici, peu de textes, ce qui est un comble pour une anthologie, et beaucoup d’explications simplistes, étant entendu que « l’adolescent mondial » auquel, semble-t-il, est destiné le volume, ne comprend rien et qu’il faut tout lui expliquer. Le malheur, c’est qu’à force de vulgariser, on devient vulgaire, et cette anthologie est vulgaire dans tous les sens du terme : par l’illustration de sa couverture (faire appel à un illustrateur « professionnel » quand on dispose de la riche iconographie romantique), par les innovations dérisoires de la maquette (pagination sur le côté de la page – on croit sans cesse avoir affaire à une note égarée dans la marge ou à une numérotation de ligne), par son organisation qui ressert le plan réchauffé des « grands thèmes » romantiques : le Moi, l’Amour, la Nature et le Rêve. On voit aussi réapparaître le vieux cadavre refroidi du « préromantisme » et l’incontournable « Préface deCromwell » (et rien, naturellement, sur Les Pensées de Joseph Delorme ou la préface des Études françaises et étrangères d’Émile Deschamps ; pas le temps, pas de place, pas connu, surtout). Passons sur les erreurs (dans les dates, dans les notices biographiques, dans la reproduction des textes, dans les résumés de synthèse), ce sont autant de fautes recopiées dans les manuels universitaires. Éditeurs ! ne vous épuisez pas à rendre à tout prix « sympathique » la littérature, elle n’a pas besoin de cela !
Romantisme (II). Modernité et romantisme, textes réunis par Isabelle Bour, Éric Dayre et Patrick Née (Champion, 2001, 400 p., 68,60 €). Les actes de colloque sont une denrée normalement consommée par fragments, et le critique astreint à en lire tous les articles, s’il en éprouve quelque humeur, doit garder à l’esprit le caractère atypique de cet exercice et signaler son incompétence à juger certaines interventions, particulièrement lorsqu’elles parcourent la vaste carrière que la littérature comparée donne à ses ébats. Le même critique, au cas où il aurait tenté en vain de comprendre certains textes, saura aussi se méfier de lui-même et leur ménager la possibilité d’être accessibles à de plus doctes et de plus sages : il ne dira donc pas qu’on n’y entend goutte, ou s’il le dit, il faut comprendre que lui, du moins, n’y a rien compris. Or donc, voici un volume, issu de débats tenus en 1997, qui s’organise autour des trois questions du sujet, des lieux romantiques et du couple « traduction et politique ». La référence a beau être à L’Absolu littéraire, on s’étonne de la quasi absence au sommaire de spécialistes de la question du Romantisme français (et Hugo dans tout ça ?). Signalons toutefois, dans la première section, deux articles sur Baudelaire, Kant (D. Combe) et Hegel (A. Hirt), et une étude de M. Reid sur Flaubert héritier du Romantisme. Dans la seconde, P. Née explore les déceptions de l’ailleurs, et M. Collot, qui rappelle que l’adjectif romantique est apparu dans la langue pour qualifier un paysage, réfléchit sur ce thème comme lieu constitutif d’une sensibilité européenne où le Romantisme soumet le sujet peintre ou poète à une identification lyrique avec le monde. Dans la troisième enfin, J. Rancière définit le romantisme comme la « fictionnalisation de sa propre pureté », et J.-M. Devésa étudie à la lueur de cet héritage les parcours de Péret et Breton. À l’opposé de ces textes viennent ceux que nous n’avons pas ou guère compris. Nous pensions que l’adjonction de préfaces synthétiques à chaque section, outre celle de doubler commodément le nombre d’articles signables par chaque coorganisateur, aurait une fonction de balisage ; on en sort assommé de références : certaines pages qui enfilent auteurs, notions et problématiques, et où la fréquence des noms propres évoque l’annuaire, ressemblent à une parodie de commentaire sportif du type « voici Kant qui fait la passe à Lessing que contourne habilement “Staël [qui] va déplacer Aristote”, aaah ! mais “Schlegel va le contester violemment”, et ballon à Coleridge, Schelling, et Poe à Baudelaire », etc. Plus sérieusement, l’ultime section fait réclamer, ô ironie, une traduction et une politique de transmission pédagogique, sinon de correction linguistique, face à des énoncés comme « détermination nationelle », « ce qui se partage, c’est un principe de prosaïcité, voire de trivialité – on pourrait même dire d’anecdoticité dont le sens réside dans ce qu’il ouvre à une caractéristique, car c’est par l’apparemment inessentiel que se déchire, ou s’ouvre l’inapparence de l’essentiel » (?), sans oublier notre préféré, « expose[r] aux agissements du xénonyme l’idiome du retranchement d’estance » – une formule que nous comptons bien mâchonner longuement avant d’en user la saveur. Pour parler cet étrange langage, un peu de « soustractivité » n’aurait sans doute pas fait de mal face à ces interventions : elles déparent l’ensemble et mettent en cause sa crédibilité.
Rops. Injures bohèmes. Les Plus Belles Lettres illustrées de Félicien Rops (Somogy Éditions d’art, 192 p. 35 €). Catalogue de l’exposition présentée au Musée provincial Félicien Rops de Namur (15 décembre 2001-24 février 2002), cet ouvrage met en valeur l’art épistolier de Rops et son talent de dessinateur. Outre Mémoire pour nuire à l’histoire artistique de mon temps, Rops avait imaginé une œuvre intitulée Le Journal de Félicien Rops. Notes et croquis, unissant étroitement texte et image. À découvrir les Ropsodies hongroises, et nombres de lettres passionnantes et belles adressées à ses compagnons de la Bohème bruxelloise, Albert Glatigny, Poulet-Malassis, Armand Gouzien, Théo Hannon… Cet ouvrage est très bien édité par Hélène Védrine, Véronique Leblanc et Bernadette Bonnier, index, bibliographie, rien ne manque.
Sagan. Sophie Delassein, Aimez-vous Sagan… (Fayard, 2002, 360 p., 20 €). Non.
Saint-Pol-Roux. Saint-Pol-Roux, L’Arracheur d’heures, version dessinée par Michel Barréteau (Passage Piétons, 2001, 48 p., 9 €). L’éditeur René Rougerie n’a pas ménagé ses efforts depuis trente ans pour faire revivre l’œuvre de Saint-Pol-Roux, épaulé par Gérard Macé puis par Jacques Goorma et Alistair Whyte, annotateurs et commentateurs des très nombreux recueils proposés aux lecteurs. « La gloire est d’être aimé par les enfants de ceux qui nous ont méprisé », disait le poète, cité dans ce petit livre destiné aux enfants et composé à partir d’un extrait (datant de 1895) des Reposoirs de la procession. Chaque page livre quelques lignes de texte environnées d’illustrations foisonnantes, en noir et blanc, mêlant collages à la Max Ernst et réminiscences pop’art, pleines d’engrenages menaçants (il est question d’horloge intérieure liée à la vie et à la mort) et d’insectes peu rassurants.
Sand (I). George Sand, Histoire de ma vie, présentation par Damien Zanone (GF Flammarion, 2001, 2 tomes, 640 et 602 p., 10,20 €). Céline regrettait qu’on ne lût pas davantage les Mémoires de George Sand, où il voyait une sorte de précurseur de Proust. Ici, ce serait plutôt du côté de Rousseau et de Chateaubriand que la présentation de Damien Zanone situe cette autobiographie. Est-ce à dire que l’Histoire de ma vie est digne de prendre place à côté des Confessions et des Mémoires d’outre-tombe ? N’exagérons rien. Commencé en 1847 (la romancière avait alors 43 ans), ce livre sera publié en 1854-55, sous forme de vingt volumes in-octavo : c’est dire sa longueur. De fait, il abonde en digressions bavardes, à propos de tout et de n’importe quoi : les oiseaux, la Révolution de 1789, la rédemption, la pédagogie, l’adultère ou mille autres sujets. En revanche, bien des aspects de la vie intime de Sand y sont gommés : il n’est que de lire ici le récit du fameux voyage à Venise, où le nom de Pagello n’apparaît jamais. Au contraire, un passage est tranquillement intitulé : Travail et solitude à Venise ! L’énorme extension du texte original rendait inévitables, pour une édition de poche, certaines coupures. Divers chapitres ont été sacrifiés et sont dûment signalés comme tels. Sans doute aurions-nous aimé lire ceux sur Delacroix, Sainte-Beuve, Marie Dorval, mais nous nous consolons en voyant que nous avons aussi échappé à des centaines de pages de lettres du père de l’auteur. Il est piquant de voir la créatrice du fameux « style coulant » juger ainsi Stendhal : « homme éminent, d’une sagacité plus ingénieuse que juste […], d’un talent original et véritable, écrivant mal [sic], et disant pourtant de manière à frapper et à intéresser vivement ses lecteurs. » On constate aussi qu’elle s’est astreinte à une grande discrétion sur certains proches, notamment Marie d’Agoult. De même, elle affirme avoir eu, toute sa vie, la plus extrême répulsion pour tout ce qui était indécent ou grivois… Le livre se lit agréablement. Lorsqu’elle oublie son bavardage impétueux et sa prédication louis-philipparde, Sand sait rendre la magie de certains souvenirs ou de certaines impressions : son séjour à Madrid en 1808, les paysages des Landes ou de Nohant, tel salon d’autrefois, etc. Et il y a même quelque chose de pré-proustien dans l’évocation, si profondément sentie, des rêveries dont, enfant, l’auteur était envahie lorsqu’elle songeait à la ronde Nous n’irons plus au bois / Les lauriers sont coupés… Fort attachant est également tout ce que Sand dit de ses parents, de ses années de couvent, du Paris du Premier Empire, de son mari. On lira donc ce livre non pas comme une autobiographie exacte et complète – en est-il ? – mais comme des « mémoires intérieurs » très typiques de leur époque, ce XIXe siècle discoureur et pédagogue qui nous a valu tant de pavés, là où une dame du XVIIIe siècle d’avant Rousseau aurait condensé sa vie et son expérience en un alerte petit in-12. Cette édition est enrichie de notes, d’une chronologie et d’une bibliographie.
Sand (II). Christiane Sand, À la table de George Sand (Flammarion, 2002, 240 p., 35 €). Prenez de splendides photos de Nohant, une belle introduction historique sur papier vanillé, deux cents grammes de reproductions photographiques et documents du passé, soixante grammes de clichés appétissants, une pincée de descriptions romantiques. Une belle palette de recettes appétissantes venues toute droit des cahiers des aïeuls de Georges Sand. Fouettez bien. Vous obtiendrez peut-être la recette qui a permis à George Sand – et aux dames qui l’ont précédée à Nohant – de retenir auprès d’elles de nombreux hôtes, de Flaubert à Chopin. Cet ouvrage entre plume et fourneau est pour les cuisinières lettrées et les littéraires gourmands.
Sarraute. Critique, 656-657, janvier-février 2002, Nathalie Sarraute ou l’usage de l’écriture (Minuit, 2002, 144 p., 11,50 €). Treize articles pour rendre hommage à l’auteur de Tropisme. Sans en renouveler proprement la lecture, ils contiennent des pistes séduisantes : Monique Gosselin-Noat évoque une « moraliste de la modernité » ; Sabine Raffy parle d’un « crime linguistique » que le texte tente de mettre au jour en ayant recours à « la spirale des techniques policières de l’encerclement du coupable » ; Dominique Rabaté souligne l’apparition d’« un imaginaire de la parole absolument inédit » ; Ann Jefferson étudie le battement d’une écriture qui, face à la mort, alterne entre rejointure des choses et déchirure des apparences. Signalons une évocation de l’anglophilie et de l’humour de l’écrivain par sa traductrice Barbara Wright, et une contribution convaincante et argumentée de Philippe Sellier sur Sarraute, Valéry et Pascal. À notre avis, le critique veut toutefois défendre avec trop de cœur le moraliste à qui il a voué sa recherche, ce qui le conduit à occulter la part assumée de mauvaise foi avec laquelle, dans « Paul Valéry ou l’Enfant d’Éléphant », Sarraute reproche au poète d’avoir à son tour attaqué l’auteur des Pensées. Ce n’est pas être exagérément soupçonneux que de penser qu’avec ce texte, la romancière, par delà l’agacement que lui cause l’apothéose institutionnelle de Valéry et jusque sur le terrain de leur commune relation à Pascal, a cherché à prendre ses distances avec un poète et penseur dont nombre de positions sur le langage lui étaient extrêmement proches. Or la fameuse « Variation sur une Pensée » n’est pas juste une « malencontreuse » critique de style ou de rhétorique contre Pascal : elle traque la présence d’une délectation esthétique possible au sein d’une entreprise qui, sans s’y réduire mais avec cet impératif, passe par l’humiliation de l’homme comme de l’auteur, et elle se construit ainsi sur un enjeu autour duquel les trois auteurs se retrouvent bien plus qu’ils ne s’opposent. Enfin, elle n’est pas le seul moment où Valéry se met à l’écoute de Pascal, et leur relation mériterait d’être, elle aussi, remise en son contexte.
Sartre. Germaine Sorbets, « Allô, je vous passe Jean-Paul Sartre… » (Plon, 2002, 182 p., 15 €). Julliard disait : « Au moins quand Mme Sorbets arrive, on le sait : ses éclats de rire retentissent dans tout l’immeuble. » En attestent ces Mémoires d’une secrétaire dérangée espérés par feu son ami Jean Cau. Moins littéraires que ceux de Cau, les croquis de mémoire de Germaine sont encore plus amusants. Un entre cent : sa fille a un devoir sur l’Existentialisme, à définir en dix lignes (l’hilarant commence). « Quelle chance ! » se dit la fille, « une corvée pour Maman » ; Maman la refile à Merleau-Ponty, qui se fend des dix lignes, qui valent à la fille un zéro pointé : « Vous n’avez rien compris! » Merleau, mécontent, téléphone à la directrice. La vie scolaire de Régine devient impossible, Maman finit par l’y soustraire. Il y a des scènes de cinéma, comme quand, le jour du Nobel de Sartre, pressée par quinze paparazzi déchaînés, elle manque choir de sa fenêtre du troisième étage des Temps modernes et doit la vie à un ambassadeur danois opportunément surgi. « Livrée aux fauves », Germaine se jugea telle et s’en réjouit dès son entrée à la revue, dont elle ne tarde pas à devenir l’axe pratique, y assumant toutes les responsabilités que les auteurs déclinent, si bien que c’est elle qui, en 1962 (Gallimard pressé par Malraux ayant alors renoncé à abriter la revue), décide d’en proposer l’édition à Julliard (l’éditeur juste en face). Elle inspire tellement confiance qu’à l’époque de la guerre d’Algérie, les descentes de la police aux Temps modernes se multipliant, une connivence s’établit entre les agents et elle, qui, plutôt que de voir bouleverser ses dossiers, convient, s’il y a matière, de leur désigner ce qu’ils cherchent. – Pourquoi Cau, secrétaire de Sartre de 1946 à 1957, rompit-il en fait ? Comment Merleau-Ponty faillit-il rater le Collège de France ? Pourquoi les crises d’hystérie de Claude Gallimard ? Pourquoi une revue périodique paraît-elle toujours en retard ? Pourquoi un génie sans secrétaire ne s’en sort pas ? Pourquoi vaut-il parfois mieux passer pour la maîtresse d’un philosophe que pour un expert en relations humaines ? Pourquoi la jalousie du Castor ? Ces mystères profonds ou légers sont ici, avec maints autres, alertement expliqués.
Savants. Guy Bechtel, Délires racistes et savants fous (Plon, 2002, 252 p., 19 €). En piste, les faux-savants, les idéologues de laboratoire ! Davantage qu’une enquête sur les « infortunes de la science », Guy Bechtel propose la visite guidée d’un cabinet de curiosités et cherche surtout à étonner, à sidérer, à indigner. Rien pourtant que de très connu dans ces résumés des thèses de Lombroso, Binet-Sanglé ou Bétillon, mais on s’adresse ici au grand public, d’où de nombreuses approximations. Mais pour spectaculaires qu’elles soient, les infortunes de la science n’en méritent pas moins réflexion, et ce n’est pas l’épilogue en forme de logorrhée journalistique sur les sujets de société à la mode (40 pages !) qui pourra prétendre s’y substituer. Du coup, on se demande quel est le but réel de cet ouvrage, où le vulgarisateur un peu pressé s’abrite derrière un historien et dissimule lui-même un polémiste fort partisan.
Siège. Virginie Lehideux-Vernimmen, Le Siège de Paris 1870-1871. Les 141 lettres d’Émile Lehideux à son épouse (Éditions familiales, 2002, 372 p., 56,50 €.). L’auteur publie, commente et annote les lettres que son arrière-grand-père, banquier de son état, adressa par ballon à son épouse Hélène durant le Siège de Paris. Intéressantes informations (prix de la viande) sur le mode d’existence que la grande bourgeoisie mena dans la Capitale assiégée, et sur ses préoccupations au temps où les Boches s’appelaient encore les Prussiens. Des extraits de diverses œuvres contemporaines des lettres sont cités, comme Le Siège de Paris de Francisque Sarcey, le Journal d’Edmond de Goncourt, le Paris assiégé de Jules Claretie, etc. Belles illustrations d’époque, index des noms cités.
Stendhal. Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Stendhal, traduit par Monique Baccelli (Allia, 2002, 107 p., 6,10 €). Si vous cherchez des raisons d’admirer Stendhal, mais que vous n’avez pas envie de le lire, ce petit livre vous sera utile : l’auteur du Guépard commente avec élégance le génie de Stendhal, mais rien de ce qu’il avance n’est très nouveau, l’origine du texte explique pourquoi : il s’agit d’une des conférences que Lampedusa aimait à prononcer dans son palais « devant un public de jeunes gens », venant certainement de la meilleure société palermitaine. Ce pourrait être le point de départ d’un film de Visconti, avec Burt Lancaster dans le rôle du prince-conférencier. Hormis à de telles rêveries cinématographiques, on voit mal à quoi peut servir ce joli volume.
Surréalisme (I). Henri Béhar, Alain Vuillot, Le Surréalisme dans la presse de gauche : 1924-1939 (Paris-Méditerranée, 2002, 345 p., 18 €). Cet épais volume est le résultat d’un dépouillement de la presse réalisé au long des années par des étudiants d’Henri Béhar. Comment les activités et les publications surréalistes étaient-elles reçues dans ces années cruciales par L’Humanité, Commune, Europe ou Marianne ? Seize périodiques, au total, ont été dépouillés. Le résultat est une poussière de textes, parfois de simples coupures, parfois des feuilletons littéraires entiers, comme la superbe « Visite à André Breton » d’Edmond Jaloux parue dans Marianne en 1937. Deux index et une table chronologique des articles cités facilitent l’exploration de cette masse de documents bruts. Des rééditions en fac-similé (comme celle de La Critique sociale de Boris Souvarine) rendent moins utiles certaines parties du volume, mais l’ensemble servira aux chercheurs. Gênantes coquilles, à commencer par Romain Roland (p. 25).
Surréalisme (II). Yvonne Duplessis, Le Surréalisme (PUF, 2002, 128 p., 6,5 €). Publié pour la première fois en 1950, ce Que Sais-Je ? en est à sa 17e édition. Tout l’ouvrage est orienté par la conviction que « l’art des Surréalistes dépasse de beaucoup le plan de l’esthétique, car il veut nous entraîner vers ces minutes inoubliables auxquelles accède l’être dilaté par la passion ou la révélation de la beauté ». Son auteur s’occupe depuis trente ans de « vision parapsychologique des couleurs » et de « dermo-optique », science nouvelle étudiant les « propriétés spectrales de la peau » (« La sensibilité dermo-optique est la capacité de l’homme de réagir à des surfaces colorées, dissimulées à sa vue, placées à quelque distance de ses mains, même sous des écrans transparents ou opaques »). On attend avec impatience la 18e édition.
Surréalisme (III). « Il y aura une fois ». Une anthologie du Surréalisme, établie et présentée par Jacqueline Chénieux-Gendron, préface de Werner Spies (Gallimard Folio, 2002, 718 p., 11 €). Le geste anthologique est une pratique surréaliste forte : prélever, déclasser, reclasser, coller, accoupler, précipiter, reconnaître, et produire par là, comme toute écriture forte, un contexte. Cette anthologie, qui a accompagné l’exposition du Centre Georges-Pompidou, prend modèle sur son objet pour déporter les questions, souvent traitées, de style, de généalogie d’un groupe, ou d’épuisement d’une histoire, vers quelque chose comme une manifestation du Surréalisme, dans « l’esprit d’enfance » et le refus des causalités que dit bien le défaut de suture des anthologies, et l’acte de foi sur lequel celle-ci repose. Ni chronologique, ni topique, ni organisée suivant une logique manifestaire (qui opposerait à des programmes leur réalisation), elle dispose les textes suivant quelques figures actives, en nombre restreint : politique et désir – en court-circuit troublant –, merveille, hasard, jeux de langage, dissidences, Surréalisme en langues étrangères… Un parcours en 98 auteurs et 199 extraits, d’Alechinski à Unica Zürn, où les grands noms n’ont pas une place écrasante et où le choix suit une logique de la surprise (de Breton, par exemple, Arcane 17 plus que les manifestes), une marche confiante qui favorise le surgissement d’images et ne fait pas siennes les requêtes d’évaluation d’un mouvement historique.
Surréalistes. Jean-Luc Rispail, Les Surréalistes : une génération entre le rêve et l’action (Gallimard, collection Découvertes, 2002, 208 p., 13,75 €). Ce petit livre vaut surtout par son iconographie, excellemment choisie et mise en valeur. Le commentaire a été écrit avec pertinence et modestie : à aucun moment, il ne gêne l’image. On aurait aimé un peu plus de Magritte, mais il fallait accorder de la place à chacun. Un bon point pour la collection « Découvertes » de la Sebastien-Bottin’s.
Symbolistes. Patrick McGuiness, Anthologie de la poésie symboliste et décadente (Les Belles-Lettres, 2001, 480 p., 29 €.). Voilà qui est bien sympathique ; et d’accueillir parmi ces soixante-quinze poètes d’authentiques humoristes (Alphonse Allais, Vincent Hyspa, Maurice Mac-Nab et bien sûr Adoré Floupette). Mais pourquoi donc ouvrir tout à trac l’anthologie sur le Poème morne d’Alphonse Allais, sans aucune précaution préfacière ? Dans sa courte préface, Patrick McGuiness cherche surtout les influences des Symbolistes français sur Ezra Pound et T.S. Eliot et « la source de leur modernité ». Les notices biographiques sont étiques. À consommer avec modération.
Tombes. Domenico Gabrielli, Dictionnaire historique du Père-Lachaise (Amateur, 2002, 336 p., 25 €). Visite d’un champ des morts en suivant l’ordre alphabétique. On peut apprécier la bizarrerie de certaines notices (« Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière, poète [sic] ») de ce dictionnaire où tout n’est pas d’une fiabilité absolue (les sculptures entourant la tombe de la famille Errazu ne sont pas de Meusnier, mais de Miguel Blay). Mais la notice que l’auteur donne sur lui-même dans son avant-texte – avec sa photographie, s’il vous plaît – rachète tout. Citons-la, pour le plaisir (on ne rigole pas tous les jours à si peu de frais) : « Domenico Gabrielli. Après des études de droit et d’économie qui le destinent à une carrière diplomatique, il entreprend une licence d’histoire. Le XVIIIe siècle le fascine, l’Empire le captive, l’histoire de sa famille fait le reste. Descendant de Reinhold d’Estourmel qui monta le premier à l’assaut de Jérusalem, d’un ambassadeur d’Angleterre qui représenta François Ier au mariage de Marie de Lorraine avec Jacques V d’Écosse, des Visconti, des Bonaparte et des Sforza, neveu du fondateur de la Congrégation des Filles du Saint-Esprit et d’un cardinal secrétaire d’État au Vatican, apparenté à Bertrand du Guesclin et au cardinal de Richelieu, à Gabrielle d’Estrées et à la duchesse de Portsmouth, favorite de Charles VII d’Angleterre, au marquis de Sade et à Chateaubriand, à Villiers de l’Isle-Adam [sans blague !] et à l’impératrice Élisabeth d’Autriche, il porte tout naturellement [sic] un regard particulier sur l’Histoire tant ses racines européennes sont nombreuses et variées. Une rencontre à Milan en 1990 va décider de sa voie : il devient un amoureux assidu puis un spécialiste du Père-Lachaise, s’investit dans cette nouvelle passion et fonde l’Association internationale du cimetière du Père-Lachaise […]. En 1999, il fonde le Cercle littéraire pour la promotion historique, organise des dîners-conférences, reçoit des auteurs en vogue, programme des visites de résidences d’ambassadeurs et collabore avec la princesse Caroline Murat à l’organisation de concerts de piano. En 2001, il reçoit le Lys d’Or du Mécénat français [etc.] » L’auteur a peut-être composé là une partie de sa future notice nécrologique, mais il s’est aussi exposé à bien des épitaphes lapidaires. Mais il lui sera beaucoup pardonné par sa dénonciation de ce qu’il appelle « la mafia du Père-Lachaise » : pillage, vols, trafics des marbriers qui revendent chez des antiquaires complices des objets pillés sur des tombes abandonnées, bustes, bougeoirs, crucifix, autels, vitraux, etc. Ah ! la Mairie de Paris, décidément…
Töpffer. Correspondance complète de Rodolphe Töpffer, éditée par Jacques Droin, volume I, octobre 1807-juillet 1820 (Droz, 2002. 584 p., s.p.m.). Rodolphe Töpffer est né en 1879. Les lettres (écrites et reçues) de ce premier volume sont celles de la jeunesse, des premières études et du séjour à 20 ans à Paris où Töpffer ne reviendra pas. Correspondance familiale. C’est en 1820 qu’une maladie des yeux, ses « chiens de yeux », le contraint à renoncer à une carrière artistique pour se consacrer à l’enseignement. Mais déjà de petites silhouettes commencent à orner ses lettres… (A suivre).
Vaché. Stéphane Pajot, La Mort de Jacques Vaché : histoire d’un fait divers surréaliste (Éditions d’Orbestier, 2002, 110 p., 12 €). Déconcertante juxtaposition de pièces d’archives (articles de la presse locale, main courante et rapports du commissariat principal de Nantes) et d’un récit romancé aux dialogues imaginaires sur la mort de Jacques Vaché, survenue le 6 janvier 1919 par overdose d’opium. Son ami Breton, qui tenta toujours de faire passer ce décès pour un suicide, écrira : « Sa mort eut ceci d’admirable qu’elle peut passer pour accidentelle. » Sans être sévère ni méprisant, le seul intérêt de cette petite monographie tient en ces pièces d’archives, dont certaines sont publiées pour la première fois.
Vandromme, Sagan. Pol Vandromme, Mémoires : bivouacs d’un hussard (La Table ronde, 2002, 232 p., 17,50 €) ; Françoise Sagan ou l’élégance de survivre (Rocher, 2002, 151 p., 15 €) ; Alain Vircondelet, Sagan : un charmant petit monstre (Flammarion, 2002, 268 p., 18 €). Pol Vandromme, critique littéraire, chroniqueur et essayiste belge est un adepte de la « droite littéraire aristocratique », ce qui signifie qu’il s’est fait une spécialité des écrivains réactionnaires, nationalistes, anti-gaullistes, bref, de ceux que l’on qualifie d’« anarchistes de droite » quand on a le goût de la langue de bois et des formules bêtes. Passons. On attendait qu’il livre des révélations troublantes et des anecdotes salées, en même temps que ses souvenirs sur les hussards et les personnalités de cette époque. Et là, il nous a bien eu : on est déçu de trouver si peu de chose dans ce registre. En revanche, on apprécie à sa juste valeur une belle patte d’homme à plumes et les moments partagés avec Blondin, Aymé, Nimier, etc. Dans le même temps paraissait son Françoise Sagan destiné, selon toute probabilité, à un « public concerné », comme disent les fiches bibliographiques. Et si on en a le goût, le temps ou le courage, sachons qu’existe aussi une Françoise Sagan, un charmant petit monstre par Alain Vircondelet, dont la prière d’insérer vaut son pesant de kleenex : « De l’enfance au triomphe, derrière la vie facile d’une jeune fille gâtée, se révèle une histoire plus romanesque. La solitude, l’angoisse et la peur de la mort rôdent autour d’une femme attachante et douloureuse, gaie et mélancolique, amoureuse infidèle et cherchant le grand amour. Convaincue de l’inutilité d’écrire après Proust mais reste accrochée [sic] à la littérature. » Et re-sic.
Vercors. Vercors, « Le Silence de la mer » et autres œuvres, édition établie par Alain Riffaud (Omnibus, 2002, 1085 p., 25,50 €). Cette édition des œuvres de Vercors, établie par Alain Riffaud, est avant tout une occasion de découvrir d’autres écrits de cet écrivain qu’on ne lit plus beaucoup et qu’on ne connaît que pour un seul titre : Le Silence de la mer. Vercors étant né, jour pour jour, cent ans après Victor Hugo, l’année 2002 marque le centenaire de sa naissance. De son vrai nom Jean Bruller, l’auteur des Visions intimes de la guerre – un ensemble de textes satiriques, aussi subversifs que cyniques – est mort en 1991. « L’œuvre de l’écrivain conserve une actualité certaine à l’aube de ce XXIe siècle, grâce à la portée générale et philosophique de ses textes », écrit Alain Riffaud dans sa préface. Au dessus du panier, La Bataille du silence, souvenirs de guerre (et document de premier plan sur les éditions de Minuit au temps de leur clandestinité), et les dessins extraordinaires de La Danse des vivants. En annexe, le Journal de Vercors, dont Histoires littéraires eut l’an passé la primeur.
Verne. Correspondance de Jules Verne et de Pierre-Jules Hetzel (1863-1886), établie par Olivier Dumas, Piero Gondolo della Riva et Volker Dehs, tome II (1875-1878) (Slatkine, 2001, 324 p., s.p.m.). Un trio de vernologues des plus passionnés et des plus savants poursuit son travail de bénédictin sur les lettres de Jules Verne conservées à la Bibliothèque nationale de France, et sur les copies de ses lettres conservées dans les archives de la librairie Hetzel (rachetée par Hachette en 1914) et constituant depuis peu le fonds Della Riva de la Bibliothèque municipale d’Amiens. C’est un témoignage souvent émouvant sur la collaboration, semaine après semaine, parfois jour après jour, entre l’écrivain et l’éditeur. Hetzel, dont l’image sort grandie de ces deux tomes, tempère le romancier dans ses ardeurs imaginatives et lui rappelle l’horizon de réception de son jeune lectorat. Verne commente ses œuvres en train de s’écrire, ses plans, l’interaction de ses personnages, les scènes-choc, et lutte pied à pied avec son conseiller. Si les difficultés familiales de Verne transparaissent parfois – la santé de sa femme ou son conflit avec son fils Michel (inspirant Un Capitaine de quinze ans) –, la situation politique se lit plutôt en arrière-fond (avec notamment une affaire à propos d’un personnage de juif caricatural dans Hector Servadac). Le troisième et dernier tome de cette correspondance va paraître. Ces volumes, qui intéresseront essentiellement les spécialistes de Verne, ont des prix si rédhibitoires que les bibliothèques de France et de Navarre feraient une œuvre salutaire en acquérant un exemplaire.
Vian. Œuvres de Boris Vian, tome 11 (Fayard, 2001, 1023 p., 34,50 €). La publication des œuvres complètes de Vian se poursuit avec régularité. Le onzième volume contient les paroles des chansons écrites par l’auteur de l’inoubliable Tango interminable des perceurs de coffres-forts et de l’oubliable Je veux bien qu’on me les coupe. Préface très documentée de Nicole Bertolt et Georges Unglik, qui retracent la sinueuse carrière de Vian auteur et interprète de chansons. Les musiques composées par Vian ne sont pas reproduites. « Ne fais pas de littérature / Car c’est ici que nous allons nous séparer. » Boris… où t’as mis ton corps ?
Zola. J.-K. Huysmans, Zola, préface de Charles Ficat (Bartillat, 2002, 124 p., 9 €). Pas de surprise dans ce Zola inconnu au registre des œuvres de Huysmans. Charles Ficat a rassemblé sous ce titre des textes que le second consacra au premier, tous bien connus puisqu’il s’agit des articles repris dans la plaquette Émile Zola et L’Assommoir, complétés d’extraits de Là-Bas et d’À Rebours. Tout au plus aurait-on pu souhaiter une préface un peu plus dense et qui n’adopte pas trop uniment le point de vue de Huysmans : c’est trop peu d’un témoin pour écrire une histoire.
[Paul Aron, Patrick Besnier, Catherine Blay, Claudine Brécourt-Villars, Colette Camelin, François Caradec, Alain Chevrier, Michel Décaudin, Éric Dussert, Alexandre Gefen, Thierry Gillyboeuf, Jean-Paul Goujon, Jean-Louis Jeannelle, Jean-Jacques Lefrère, Vincent Laisney, Muriel Louâpre, Marielle Macé, Bertrand Marchal, Hugues Marchal, Jean-Paul Morel, Jacques Noizet, Michaël Pakenham, Michel Pierssens, Stéphane Vachon, Michèle Touret, Jean-Didier Wagneur, etc.]