Livres reçus
Amérique latine. Émilien Sermier, Diamétralement modernes. Poètes francophones d’Amérique latine, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2025, 22 €. Basée sur l’identité de trois notions en fait très différentes, langue, nation et culture, la division entre littéraire française et littératures francophones est une double mutilation de la littérature en langue française. Elle instaure des hiérarchies qui n’ont pas lieu d’être, car malgré toutes les bonnes intentions le titre de « francophone » reste un label de second choix. Elle appauvrit aussi le pôle de ce qui se nomme « domaine français » proprement dit, en l’isolant des dynamiques plus larges rétives à toute classification nationale. Les mentalités changent, sans aucun doute, mais elles ne changent que très lentement et les zones aveugles sont toujours considérables. Déjà auteur en 2023 d’une remarquable étude des poètes modernistes pratiquant le roman à un moment où le roman n’était pas en odeur de sainteté dans les milieux d’avant-garde (Une Saison dans le roman. Explorations modernistes d’Apollinaire à Supervielle (1917-1930)), Émilien Sermier ouvre ici le dossier formidable de la francographie, qui désigne le choix de la langue française par des auteurs et autrices, en l’occurrence d’Amérique latine dans la première moitié du 20e siècle, dont le français n’est pas la (seule) langue maternelle, mais qui optent pour cette langue dans le but de créer une autre forme de modernité. Le français, alors, n’est plus la langue de Molière ni du Parnasse, même si le sens de l’histoire de la langue et de la littérature françaises est toujours très vif, mais celle d’Apollinaire, de Cendrars, de Breton et d’autres contemporains.
Émilien Sermier interroge chacun des termes de ce projet de recherche sur la francographie. La chronologie d’abord : il se concentre sur la génération passée par Paris dans la période entre la génération des Isidore Ducasse et Jules Laforgue (l’un et l’autre nés en Uruguay, mais vite transplantés en France) et la refonte complète de la géographie littéraire après la Seconde Guerre Mondiale, qui voit le remplacement de Paris par New York comme centre mondial de la vie culturelle et éditoriale. S’agissant de la francophonie latino-américaine au sens plus étroit du terme, le déplacement s’est fait aujourd’hui au profit du Québec, les échanges transatlantiques se faisant ici intracontinentaux – on est loin de l’époque où les rapports Nord-Sud se limitaient aux courses à pied entre Montmartre et Montparnasse.
L’espace ensuite : à la différence, certes toute relative, de l’intérêt récent pour la littérature post-coloniale en langue française qui se focalise sur les anciennes colonies africaines ou caraïbes, Diamétralement modernes ouvre la littérature française à des zones a priori non francophones, où le choix du français ne se pense pas en termes de « majeur » versus « mineur », au sens de Deleuze et Guatarri et leur analyse des voix subalternes à l’intérieur d’une langue dominante, mais en termes de « moderne » versus « ancien ». Le français des auteurs français d’avant-garde est mis à contribution comme un outil permettant de lutter contre les lourdeurs et la censure des littératures et des milieux littéraires en langue espagnole ou portugaise (il en ira tout autrement quelques décennies plus tard, après le modernisme brésilien et le boom latino-américain, qui l’un et l’autre diminuent l’intérêt stratégique du français).
Enfin, la notion de motivation, dont l’examen révèle bien des surprises. Les raisons de la francographie sont en effet aussi diverses que les parcours des individus, qui constituent tout sauf un « groupe ». La plupart des écrivains du corpus de Diamétralement modernes ne se sont pas connus, ou à peine : Jules Supervielle (à qui Émilien Sermier n’a pas tort d’ajouter aussi le nom de Saint-John Perse), Alfredo Gangotena, Gloria Alcorta, Vicente Huidobro, César Moro, Sérgio Milliet – pour la période centrale de l’étude, dont l’épilogue se penche aussi sur deux autrices de la mouvance surréaliste de l’après-guerre, Nelly Kaplan et Alejandra Pizamik. Les lectures de Sermier déploient un éventail très riche de rêves, d’illusions, d’échecs, de repentirs, d’entêtements, de confrontations, de réconciliations, de fidélités, d’abandons, de solitudes, de fusions et bien souvent de combinaisons de desseins tantôt recherchés, tantôt subis. La gamme est large : on choisit le français pour toutes sortes de raisons (esthétiques, psychologiques, politiques), on s’y rallie à l’occasion ou durablement et de manière militante ou quasi clandestine, on écrit en français à Paris ou ailleurs, même chez soi, on combine l’écriture en français et celle en d’autres langues, on écrit avec mais aussi contre le français, par exemple pour y importer des formes et des valeurs absentes de la production hexagonale, certains vont même jusqu’à écrire en français dans leur langue maternelle (on pense alors en français, on écrit en portugais ou en brésilien), enfin on peut être francographe et parfaitement intégré à la vie parisienne sans cesser d’être perçu comme latino-américain.
Les leçons à tirer de Diamétralement modernes sont nombreuses. Le livre d’Émilien Sermier signifie, avec d’autres bien entendu, la faillite de toute approche de l’histoire littéraire, si ce n’est de la littérature tout court, en termes nationalistes. Non que les pays et les nations n’existent plus aujourd’hui – il suffit de penser à ce que Johan Faerber dans son livre éponyme de 2021 appelle « le grand écrivain, cette névrose nationale » -, mais le maintien de ce cadre d’analyse ne peut que falsifier les réalités du terrain. Les exemples du livre, qui donne une grande place aux trajectoires individuelles, rappellent aussi la difficulté de dissoudre le travail des artistes dans quelque nouvelle théorie générale des échanges inter – ou transnationaux – qu’il est capital de compléter toujours par une réflexion sur le volet intra-national, lié à des clivages sociologiques, régionaux, mais aussi linguistiques). Passer mécaniquement du nationalisme au transnationalisme d’inspiration postcoloniale, pour nécessaire que soit ce changement, risque de remplacer un filtre exclusif par un autre et nous interdit de comprendre avec toute la finesse requise aussi bien les grandes lignes que les détails de la « littérature-monde » francographe, puis de la place de cette francographie dans l’espace global de la chose littéraire dominé par les grands conglomérats de la communication qui imposent l’appropriation de la culture par l’économie et l’idéologie des industries culturelles. En ce sens, le temps « perdu » à pratique la microlecture de textes « oubliés » est un acte de résistance, un premier pas vers la libération des mille et une voix censurées par la dictature du plus grand nombre.
Frick. Louis de Gonzague Frick, Sédentaire citoyen d’Haussmannie. Poèmes choisis, édition d’Anne-Françoise Bourreau-Steele et Stephen Steele, Bibliothèque de littérature du XXe siècle, n° 56, Classiques Garnier, 2021, 465 p., 45 €. À la fois originales et méconnues, la vie comme l’œuvre de Louis de Gonzague Frick (pas de tirets, s. v. p. !) méritent de susciter des travaux biographiques et critiques. C’est à quoi se sont attelés depuis un certain temps deux hardis chercheurs, Anne-Françoise Bourreau-Steele et Stephen Steele. On leur devait déjà un volume de grand intérêt, Louis de Gonzague Frick dans tous ses états (Classiques Garnier, 2017), très riche en informations diverses. Et voici qu’ils nous livrent un large choix de poèmes, sous un titre reprenant un vers de l’auteur de Girandes : Sédentaire citoyen d’Haussmannie. Un tel choix est on ne peut plus opportun, car la poésie de Frick – qui publia en tout treize plaquettes – n’avait jamais été rassemblée. Le poète avait, il est vrai, publié en 1929 une sorte d’anthologie de ses vers précédents, intitulée Poetica ; mais ses douze autres plaquettes, tirées souvent à petit nombre, demeuraient très difficiles à trouver. De surcroît, Frick ne s’était pas soucié de reprendre un grand nombre de poèmes qui demeuraient enfouis dans de petites revues ou journaux, et que les deux « éditeurs » ont heureusement su recueillir ici.
L’auteur d’Oddiaphanies était, on le sait, un très grand propriétaire de mots. Cependant, sauf en certains cas où il entasse comme à plaisir les vocables rares et les néologismes, une telle caractéristique ne nuit point à la lecture de sa poésie : « Un pur hanap, ô marasquin, / M’attend au seuil du labyrinthe, / Distingues tu la coloquinte / Cependant qu’une lourde plainte / Soulève un collier de sequins. » On peut, il est vrai, trouver plus coriaces des vers tels que : « Dans une recrudescence de schizophrénie / mon sosie parle d’exonirose et de la / frayeur d’être inquiné par une physocèle… ». Il y a en effet chez Frick, un côté ludique, bien plus que fantaisiste, et qui le fait jongler avec certains mots, ou se placer sous l’invocation de figures tutélaires imaginaires telles qu’Hypnobate de Libulle ou Ossa-Poila-Maups. Certains poèmes jouent avec les vocables et les registres de langue : « Plus agile que tel lapin du même nom, / Où des mistonnes cachinnatoires / Extravaguent sur des planches très natatoires […] ». D’autres fois, on se croirait presque proche d’Apollinaire : « Tu passes devant les cafés bariolés / On y jacasse à qui mieux mieux plus de sept langues, / Laisse, tour de Babel, monter des flots dorés / La très-saline et sempiternelle harangue». Les quatrains de Trèfle à quatre feuilles (1915), eux, sont une longue litanie d’offrandes lyriques, où défilent les noms de tous les amis du poète : Salmon, Royère, Mac Orian, Roinard, Apollinaire, Billy, Allard, La Vaissière, Carco, Tailhade, Durtain, Deffoux, etc., etc. Mais Frick ne se limitait point aux poètes de la mouvance symboliste ou fantaisiste : dans Statures lyriques (1955), on peut lire un poème sur Roger Gilbert-Lecomte, et un autre sur Artaud : « Fier Antonin Artaud, à la grande déroute, / Je demeurais meurtri de ton atroce mal, […] / Devant ton front choisi par le dieu du Délire ». On n’oubliera pas non plus les poèmes en prose, dont certains ne sont pas négligeables, tel l’étonnant Enchiridion de Jaldabaoth, gentilhomme australasien, publié dans La Phalange du 20 décembre 1911. Au total, la lecture de cet ouvrage fait se rendre compte que la poésie de Frick n’est nullement aussi monotone et absconse qu’on aurait pu le croire. Il possède au contraire plusieurs registres, dont il sait habilement jouer. Au fil des pages, on découvre ainsi un authentique poète, qu’il n’est évidemment point question de surfaire, mais qui a son timbre propre et dont on peut goûter la grande fantaisie, même lorsqu’elle s’exprime en termes singuliers. Cet ample choix de poèmes est très opportunément complété par plus de 200 pages de notes bibliographiques et documentaires fort précises. Le volume se ferme sur une bibliographie, un index des noms, et une table des titres et des incipit. Un minuscule regret : on aurait pu nous reproduire, au lieu d’un seul poème, l’intégralité du Calamiste alizé, qui n’en compte que cinq. Hâtons-nous d’ajouter que le travail d’Anne-Françoise Bourreau-Steele et Stephen Steele, a, outre toutes ses réelles qualités, le grand mérite de remettre à l’honneur, et de faire découvrir à de nombreux lecteurs, la poésie de Louis de Gonzague Frick, « Membre fondateur des Anciens du 269e de ligne et rhapsode officiel de ce régiment de fer ».
Hugo. Jordi Brahamcha-Marin, La Réception critique de la poésie de Victor Hugo en France, 1914- 1944, Rennes, PUR, « Interférences », 2025, 25 €. Conçu comme une synthèse complémentaire à la thèse soutenue en 2018, l’ouvrage s’attache à analyser la manière dont « Hugo poète » et « la poésie de Hugo » deviennent objets d’un discours critique en France au sein d’un contexte historique marqué par un paradoxe central. En effet, alors que le début du XXe siècle entérine l’image d’une gloire littéraire incontestée de Victor Hugo, l’étude de sa figure politique révèle, en parallèle, la persistance de tensions idéologiques qui vont à rebours « d’une vénération hautement consensuelle » (p. 8). S’appuyant sur les méthodes de l’histoire littéraire, Jordi Brahamcha-Marin construit un parcours en cinq temps, qui, au-delà des enjeux propres au cas hugolien, éclaire les mécanismes par lesquels le XXe siècle « invente ou réinvente le XIXe siècle à son propre usage » (p. 9), et ce faisant questionne sa relation à l’héritage romantique.
Le premier chapitre, préambule indispensable à l’analyse, distingue deux types de réception : patrimoniale et politique. La perspective chronologique permet de saisir comment, entre 1914 et 1944, les tentatives de patrimonialisation de Hugo se heurtent à des entreprises concurrentes de repolitisation, menées tant par la gauche que par la droite. Se dessine ainsi une cartographie critique largement tributaire des clivages idéologiques : « plus on va vers la gauche, plus on aime Hugo » (p. 68). On apprécie d’emblée dans ses premières pages la manière dont l’auteur nuance toutefois cette équation, en rappelant l’existence d’une hugophilie de droite, incarnée par des figures telles que Maurice Barrés, et en soulignant la porosité des frontières entre patrimonialisation et politisation, souvent entremêlées. La question de la généricité, volontairement laissée en suspens dans un premier temps, est abordée de front dans le deuxième chapitre. Le chercheur démontre que, pendant les trois décennies à l’étude, Hugo « est principalement reçu comme un poète (p. 71), consolidant ainsi sa place de chantre absolu dans l’imaginaire collectif. Trois facteurs principaux expliquent cette prééminence du « Hugo poète » : la centralité accordée à la poésie comme forme littéraire archétypale, la persistance de l’usage générique du terme « poète » pour désigner l’écrivain dans son ensemble – héritage du romantisme -, et enfin, la conviction que la production poétique représente la part la plus accomplie de l’œuvre hugolienne. Ces conclusions sont loin d’être intuitives, en ce qu’elles viennent contredire les analyses sociologiques de Pierre Bourdieu, en insistant sur la dimension démocratique et antiélitiste de la poésie, dont la transmission est largement assurée par le système scolaire dès le début du XXe siècle.
Les chapitres suivants proposent un changement d’échelle et adoptent une approche plus micro-analytique, recentrée sur les textes. Le troisième chapitre identifie les grandes thématiques critiques associées à Hugo. On y retrouve le « Hugo poète de l’enfance et de la famille » (p. 120), figure valorisée par l’école républicaine, mais aussi la difficulté persistante à reconnaître Hugo comme « poète de l’amour » (p. 128), en raison d’une suspicion récurrente d’insincérité. L’auteur met également en lumière l’apport décisif de la critique suisse (Viatte, Béguin, Raymond), qui renouvelle la lecture de l’œuvre hugolienne en insistant sur ses dimensions mystiques, religieuses et philosophiques. Dans le même esprit, le quatrième chapitre analyse la hiérarchisation des recueils poétiques opérée par la critique. Sans surprise, les œuvres de l’exil – Les Châtiments, La Légende des siècles, Les Contemplations – dominent largement le panthéon hugolien. Mais l’auteur souligne aussi la fortune inattendue, à partir des années 1930, de recueils posthumes tels que Dieu ou La Fin de Satan, en dépit du discrédit qui frappe généralement la production tardive de Hugo, souvent associée à un affaiblissement intellectuel consécutif à son attaque d’apoplexie.
Le cinquième et dernier chapitre prend du recul pour interroger la place de Hugo dans l’histoire littéraire telle qu’elle se construit entre 1914 et 1944. L’analyse le situe tour à tour au regard des grands courants esthétiques (romantisme, classicisme, modernité) et au sein du panthéon intime des écrivains. S’ensuit une galerie de portraits critiques éclairante, qui révèle les relations complexes qu’entretiennent les écrivains du premier XX’ siècle avec la figure tutélaire de Hugo : fascination ambivalente chez Paul Valéry, hugophilie assumée chez Louis Aragon, ou célèbre mot désabusé de Gide, « Hugo – hélas ! », dont l’analyse précise dissipe bien des contresens. La conclusion, modeste et réflexive, revient sur les lignes de force du travail, tout en assumant les limites inhérentes à toute entreprise de synthèse. Jordi Brahamcha-Marin nous invite ainsi à rester vigilant face aux schématisations induites par l’étude des grandes postures critiques, et reconnaît le parti pris méthodologique consistant à privilégier les discours les plus féconds, au détriment d’un matériau critique plus marginal, mais révélateur de la diversité des réceptions.
Noailles. Marie Laure de Noailles, Journal d’un peintre, suivi de Lettres provençales. Essais, Paris, Seghers | 7L, 2024, 344 p., 25 euros. « [LJ’art est plus long que le temps » : cette phrase, glissée sans emphase au détour d’une page du Journal d’un peintre, pourrait résumer l’élan sous-jacent de l’ensemble du recueil. À travers une succession de fragments critiques, de souvenirs éclatés, de portraits impressionnistes et de rêveries provençales, Marie Laure de Noailles compose une méditation discontinue sur ce qui résiste au passage – le regard, les œuvres, les figures d’aujourd’hui et d’autrefois, les mythes. Connue surtout comme mécène et figure mondaine des avant-gardes, elle fut également artiste et autrice, attachée à préserver ce que le temps emporte. La réédition récente de ses textes par les éditions Seghers et 7L, sous l’impulsion du centre d’art villa Noailles, participe d’un même geste : tirer son œuvre littéraire de l’oubli. Après La Chambre des écureuils en 2023, cette nouvelle publication rassemble Journal d’un peintre (publié en 1966 chez Julliard) et les Lettres provençales (parues en 1957 à Toulon dans tirage discret), dans une édition soignée qui mise autant sur la qualité matérielle du livre que sur la revalorisation d’une parole singulière. Le volume est précédé d’une courte note de l’éditeur, sans appareil critique.
Ce recueil composite, où les formes (journal, critique d’art, lettre) s’entrelacent librement, déjoue les catégories attendues. Ni traité d’esthétique, ni journal intime, ni fiction, il se tient à la lisière : entre observation et rêverie, entre instant et mémoire. Plutôt qu’une suite de textes disjoints, il faut y voir une traversée oblique de l’Histoire et de l’histoire personnelle, où l’écriture devient elle-même un mode de résistance – à l’oubli, à la disparition, à la neutralisation.
Le recueil s’ouvre sur Journal d’un peintre, lui-même composé de trois ensembles distincts : le journal proprement dit (écrit entre 1964 et 1966), suivi de« Couleur du temps » (1945-1946) et des « Portraits » (1961-1964). Malgré ce morcellement, cette première partie se déploie autour d’un même axe : penser l’art dans son rapport au temps. Dès les premières pages de Journal d’un peintre, l’autrice installe une tension ironique entre ce qui est et ce qui n’est plus. Sous sa plume, la querelle des Anciens et des Modernes ne se rejoue pas : elle se détraque – ou se parodie doucement. Vasari devient contemporain de Bardot, chez Sagan renaît l’acuité de Benjamin Constant, Vuillard est le premier des narratifs figuratifs. Cette torsion des chronologies, portée également par un subtil jeu de pastiches, a valeur de programme : l’art ne se laisse pas enfermer dans une linéarité historique, ni dans une logique de progrès. Face à l’usure du contemporain, Noailles oppose un rapport plus libre, plus sensuel à l’art, puisé dans les valeurs tactiles de Berenson. Ce qu’elle dénonce, ce n’est pas la modernité artistique en soi, mais sa progressive institutionnalisation dans les années 1960 : une avant-garde devenue doctrine, décor de magazines ou posture. Elle moque la répétition, la vacuité du geste, la disparition de l’humour. Les figures du passé qu’elle convoque par glissement d’époque ne valent pas comme modèles, mais comme points d’ancrage du regard. L’écriture, ici, ne commente pas l’art, elle l’accompagne dans le temps, l’inscrit dans une durée sensible, hors des découpages canoniques. L’art est ce qui traverse, ce qui reste, ce qui résiste. Et l’écriture en est le relais.
Dans « Couleur du temps », écrit à la sortie de la guerre, le temps n’est plus plié, joué, mais blessé, hanté. L’histoire récente affleure au fil des œuvres qu’elle convoque : le visage supplicié d’Oradour chez Masson, les bouches de métro encombrées de Moore, le saint Sébastien perforé de Mantegna. Elle se manifeste aussi dans ce qu’enregistre son regard : musées vides, lèvres closes sur l’indicible. « Il n’est rien de plus méconnu en art que la pudeur », écrit-elle. Noailles voit dans le retrait une forme d’expression plus éloquente que le maniérisme affectif de Greuze, plus bruyante que les Walkyries de Wagner ou que la saturation des écrans sonores. Elle reconnaît cette tension silencieuse chez Debussy ou Cézanne : des œuvres qui savent s’interrompre, où le silence devient vacarme.
« Portraits » réunit sept textes consacrés à huit contemporains de Marie Laure de Noailles : Marcel Schneider, Félix Labisse, Lucien Coutaud, Georges Auric, Jacques Février, Sherban Sidéry, Jean-Louis Curtis, Jean Dutourd et Lucien de Gennes. Chaque tableau esquisse une rencontre, où s’exprime un rythme de pensée et de parole. La forme dialoguée, présente dans la majorité des textes, permet à l’autrice d’apparaître sans s’imposer, de se faire entendre par détour. Plus qu’un exercice panégyrique, chacun de ces portraits devient pour elle une manière d’entrer dans la temporalité d’autrui, de capter une inflexion, un lien. Ce mouvement vers l’échange annonce la seconde partie du recueil. Au fil de la lecture, la voix de Marie Laure de Noailles semble s’approcher : d’abord en retrait, puis dans l’écoute, bientôt dans une énonciation plus solitaire.
En 1923, elle s’installe à Hyères, dans la désormais célèbre villa du clos Saint-Bernard. Dans les Lettres provençales, pourtant, la ville n’occupe qu’une place marginale. L’autrice cherche moins à reconstituer une géographie vécue qu’à composer une Provence d’imagination, faite de bribes savantes et de récits glanés. Paysage mental plus que biographique, cette Provence est habitée de vers en langue d’oc, de traditions minorées et de folklore réactivé – l’ensemble regroupé sous diverses rubriques thématiques: paléontologie, astronomie, météorologie… L’érudition mobilisée est flottante, ludique, disjointe. Noailles y assemble son propre cabinet de curiosités. La Provence qu’elle donne à lire est mythologique, burlesque, intérieure. Villages, villes, paysages deviennent autant de prétextes narratifs : un territoire peuplé de sorcières, de centaures et de soucoupes volantes. Peu à peu, un monologue hétéroglotte se dessine : la voix de Noailles ne s’expose pas, mais circule – dans les ruptures, les variations, les ellipses. L’intertextualité érudite croise les savoirs populaires, les fragments de mémoire rencontrent les curiosités locales. C’est là, peut-être, que l’intimité se joue : non dans l’aveu, mais dans une présence en creux, une manière d’habiter discrètement ce qui est énoncé.
La réédition de ces textes donne à lire une parole longtemps reléguée, assignée à un autre rôle – celui de mécène. La structure retenue – Journal d’un peintre suivi des Lettres provençales – fait apparaître, par strates successives, une subjectivité qui point sans jamais se livrer totalement, dans un rapport au monde fondé sur la digression et l’ironie. Ce que cette voix rappelle, c’est ce que l’époque n’a pas su entendre : «On fortifiait les petites filles mais on n’écoutait pas à table ce qu’elles avaient à revendiquer». C’est peut-être avant tout cela que le recueil accomplit : un geste de reprise, une manière de faire résonner, dans un autre temps, ce qui avait été tenu à distance. « [L]’art est plus long que le temps », écrivait Noailles.
L’écriture aussi.
Nodier. Charles Nodier, Infernaliana, Bordeaux, L’Arbre vengeur, 2024, 192 p., 18 €. La récente parution d’ Infernaliana aux éditions de L’Arbre Vengeur est une nouvelle pour le moins réjouissante, d’autant plus qu’elle offre l’occasion de redécouvrir cet ensemble de récits fantastiques sur « du papier béni et recyclé, par les impénitents techniciens de [l’imprimerie polonaise] la drukarnia OZGraf lors du rigoureux hiver 2024 tandis qu’au dehors soufflaient des vents pires que l’année passée ». Cette discrète mention, glissée à la dernière page de l’ouvrage corrobore l’attente d’une lecture macabre. Elle est annoncée par une élégante couverture blanche, rouge et noire qui évoque sans doute les histoires de fantômes, de sang et de mort à venir. En guise d’illustration, la représentation graphique d’un verre dans lequel flotte le dentier aiguisé d’un vampire manifestement déjà repu, témoigne d’une édition de son temps. Elle intervient précisément vingt ans après la précédente, chez À Rebours et non cinquante-huit ans comme semble le suggérer la présente en faisant uniquement référence à celle de Belfond, édition dirigée par Hubert Juin en 1966. Au fil des rééditions, il est pourtant regrettable de constater la transmission d’une erreur d’attribution à laquelle celle de L’Arbre Vengeur n’échappe pas. Cette dernière a choisi de publier à nouveau la préface d’Hubert Juin, malgré la controverse scientifique autour de la parenté d’Infernaliana, malgré l’enquête exhaustive menée par Jacques-Remi Dahan. Dans sa préface, Hubert Juin reconnaissait déjà que le fait d’apposer le nom de Charles Nodier sur la couverture d’Infernaliana relevait d’un choix avant tout arbitraire : « chacun, ici, tranchera la querelle suivant son goût particulier, et son jugement vaudra mille démonstrations », déclarait-il. Depuis 1966, certains critiques se sont effectivement penchés sur la question, démontrant rigoureusement la non-parenté de Charles Nodier et la présente édition avait donc tout intérêt à convoquer une nouvelle préface. Mais la méprise est ancienne et elle a rendu tenace la conviction qu’elle a fait naître : il avait suffi que les initiales Ch. N*** se retrouvent sur la couverture du manuscrit original des Infernaliana en 1822 pour que l’ouvrage soit attribué à l’écrivain Charles Nodier, qui bénéficiait alors d’une certaine popularité. L’attribution s’était retrouvée dans plusieurs catalogues, malgré la méfiance de certains contemporains de l’époque : le bibliographe Joseph-Marie Quérard considérait « douteuse » cette « indication inscrite dans divers catalogues », le libraire Pigoreau prévenait : « n’allez pas cependant vous laisser abuser par les initiales du nom de l’auteur, et vous imaginer que ce livre soit sorti de la plume qui nous a donné Jean Sbogar», et La Quotidienne évoquait déjà en 1822 une « petite supercherie de librairie». Puis, le doute s’est atténué pour un grand nombre de critiques du XXe siècle convaincus de la parenté de Nodier et parmi lesquels on compte Jean-Luc Steinmetz, Daniel Sangsue ou encore Hubert Juin, lequel a largement contribué, par le biais de sa préface, à diffuser son intime conviction et à figer ce malentendu dans les esprits pour de nombreuses décennies. La lecture de sa préface donne en effet l’impression que la parenté d’Infernaliana ne saurait revenir à nul autre que Charles Nodier, puisqu’« il avait été opiomane, était épileptique et souffrait d’une affection psychasthénique qui le menait de certaines formes de la frénésie à certains états neurasthéniques incontestables ». Par ailleurs, c’était « un illuminé » et 1822 avait été « une année fort triste pour lui ». Hubert Juin ajoute ensuite une série d’arguments fort controversables, que Gérald Meyer s’emploie d’ailleurs à déconstruire dans sa recension de l’édition de 1966 et au terme de laquelle il dénonce un Hubert Juin s’étant cru « autorisé à attribuer, sinon tout le volume, du moins un certain nombre de ces contes, à l’auteur de La Fée aux miettes ». Un certain nombre des histoires d’Infernaliana sont en effet empruntées à divers auteurs : Dom Augustin Calmet, Nicolas Lenglet Dufresnois, Pétis de la Croix, mais également Jan Potocki. Hubert Juin leur concède la parenté de certaines histoires mais, à ses yeux, Nodier demeure le compilateur de l’ouvrage : « recopiées, certes ! mais élues », transigeait-il. Dans son article « Infortunes des initiales, ou Charles Nodier mystifié », Jacques- Remi Dahan apporte en 2008 le fin mot de l’histoire, d’une part en démantelant l’argument des initiales auquel Juin se rattachait si fort. Nodier avait recours à plusieurs combinaisons d’initiales pour signer, C. N., Ch. N., lui permettant « d’avouer ET de désavouer simultanément certains écrits selon les circonstances ». D’autre part, il présente certains passages épistolaires dans lesquels Nodier nie tout bonnement avoir eu une quelconque part à Infernaliana, qu’il appelle « une sotte compilation » et au sein desquels il dénonce enfin le véritable responsable de cette confusion : le littérateur Jacques-Albin-Simon Collin de Plancy, l’accusant d’avoir « eu l’impudence de placer sous [s]es initiales et de vendre sous [s]on nom, dans un temps où [s]on nom val[a]it quelque chose. ». Dahan montre que l’accusation est bien possible, car on doit à Collin de Plancy deux compilations analogues à Infernaliana, et celui-ci aurait également illustré son Dictionnaire infernal avec des extraits tirés d’Infernaliana « comme s’il puisait à bon droit dans son propre fond ». La supercherie de Collin de Plancy aura au moins permis d’octroyer une postérité décente à cet ensemble de courtes histoires de revenants et de créatures démoniaques, des histoires pourtant « pauvres d’imagination et pauvres de forme » déplorait Gérald Meyer. Elles se présentent en effet comme une succession d’anecdotes si peu développées que la peur n’a guère le temps de s’installer. Le format court, le rythme trépidant et la description sommaire des personnages participeraient peut-être à décrédibiliser un surnaturel faussement effrayant, afin d’en révéler toute l’absurdité, permettant alors de justifier l’avertissement énoncé en préambule : « Il est étonnant que des êtres raisonnables aient pu croire si longtemps que des morts sortaient la nuit des cimetières pour aller sucer le sang des vivans [sic], et que ces mêmes morts retournaient ensuite dans leurs cercueils. ». Et malgré cette inconsistance narrative, la lecture d’Infernaliana étanche cette soif d’étrange et de sordide, qui parfois nous saisit et qui justifie sans doute le plaisir d’accueillir la parution de cette réédition.
Personnage. Émilie Pézard et Antonia Zagamé, Le Personnage romanesque au miroir du lecteur. Procédés et formes de l’identification, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2024, 301 p., 28 €. Cet ouvrage collectif, dirigé par Émilie Pézard et Antonia Zagamé, explore avec rigueur la question de l’identification du lecteur au personnage romanesque, en croisant approches historiques, théoriques et analytiques. Issu de travaux pluridisciplinaires, il articule des réflexions nourries par les théories de la fiction, la sociologie de la lecture, offrant ainsi un panorama riche et nuancé.
L’introduction insiste sur l’expérience de l’identification comme phénomène central de la lecture ordinaire, longtemps suspectée d’abolir la distance critique, mais envisagée ici comme un jeu et un outil d’émancipation. Le volume s’attache à éclairer la puissance pragmatique de la littérature à travers ce prisme. Le lecteur oscille entre reconnaissance de soi dans le personnage et influence du personnage sur son identité : un double mouvement que l’ouvrage illustre de façon convaincante.
Les contributions s’attachent à diverses périodes et genres. Vincent Jouve rappelle la complexité des mécanismes identificatoires en les reliant à la tripartition freudienne (Moi, Surmoi, Ça), tandis que Véronique Larrivé souligne le rôle des récentes avancées des neurosciences dans la compréhension de l’empathie fictionnelle. D’autres chapitres interrogent les variations historiques de l’identification, du roman grec ancien (Michel Briand) aux fictions de science-fiction et fantasy (Simon Bréan), en passant par les romans parodiques des XVIIe et XVIIIe siècles (Stéphane Pouyaud) ou encore Gomorra (Étienne Boillet). L’ouvrage se distingue par l’attention qu’il porte aux formes paradoxales ou ambivalentes de l’identification, mises en lumière par plusieurs contributions. Ainsi, Yen-Mai Tran-Gervat analyse la «folie par identification romanesque » dans les fictions des siècles classiques, en montrant comment la satire quichottique dénonce les dérives d’une identification excessive tout en continuant d’en exploiter le ressort comique. Côme de la Bouillerie explore le rôle des figures héroïques comme Caton ou Brutus, conçues pour refléter un idéal du lecteur, mais toujours prises dans un jeu ambigu entre admiration, ironie et distance. De même, Antonia Zagamé éclaire les situations de « sympathie illusoire » où le lecteur partage les émotions d’un personnage tout en gardant une conscience aiguë de l’issue tragique. Anne Hanotte-Zawisklak, quant à elle, insiste sur l’importance des premières impressions textuelles qui modèlent la possibilité même de l’identification. Enfin, Alix Tubman-Mary montre comment la posture du lecteur averti se construit contre une identification aliénante, au profit d’une appropriation plus critique et libératrice des figures romanesques.
La réflexion sur les récits autobiographiques s’enrichit également de la contribution d’Anne Strasser, qui éclaire la réception du personnage autobiographique. Son analyse des glissements entre auteur, narrateur et personnage – qu’elle regroupe sous le terme de « figure » – révèle los tensions entre fidélité au vécu et invention de soi. Elle montre comment le pacte autobiographique favorise une lecture fondée sur une empathie intense, mais jamais dépourvue de distance réflexive
L’ouvrage se distingue par l’attention portée aux lectures réelles : l’enquête dirigée par Françoise Lavocat révèle la dimension affective et mémorielle de l’attachement aux personnages. Plusieurs études, comme celles de Marie Parmentier sur La Femme de trente ans ou de Brigitte Diaz sur les lettres à George Sand, montrent combien les lecteurs projettent leurs propres blessures ou aspirations dans les figures romanesques ou autobiographiques.
Ce volume offre une contribution précieuse, en combinant analyses théoriques et études de cas, à la compréhension des modalités et des enjeux de l’identification dans la lecture. Il illustre combien ce processus, loin d’être un simple abandon au texte, participe d’une dynamique de construction de soi, oscillant entre immersion, distanciation, admiration et critique.
Régnier. Henri de Régnier, Paray-le-Monial, La République des lettres, 2022, 86 p., 13 €. Voici une publication inattendue et bienvenue ; jusqu’à présent, si l’on excepte L’Altana ou la vie vénitienne, les rééditions de Régnier ont pour l’essentiel porté sur ses contes et ses romans. On retrouve ici un essayiste et un mémorialiste de grande qualité. Ce petit livre inaugurait en 1926 la jolie collection des éditions Émile-Paul, « Portrait de la France », publiée sous la direction de Jean- Louis Vaudoyer. Dans une présentation élégante, les auteurs des trente-quatre volumes parus jusqu’en 1929 évoquaient une ville ou un «pays» auquel leurs noms sont encore souvent attachés : on y retrouve Giono à Manosque, Mauriac à Bordeaux, Mac Orlan à Brest… L’une des curiosités de la collection est de compter à côté de ce Paray-le-Monial un Deauville dû à Pierre de Régnier (et le contraste des villes choisies par le père et le fils est tout un programme !). Depuis, le livre n’a été repris que dans un volume composite paru en 1929 au Mercure de France, joint à Lui ou les femmes et l’amour et à Donc… Régnier conjugue ici l’évocation de Paray-le-Monial avec son histoire familiale. La première partie, un peu austère, est une promenade dans la ville et son histoire, un parcours depuis la « Maison des Poupons » jusqu’à la basilique romane clunysienne ; il insiste sur l’importance de la dévotion au Sacré-Cœur et surtout sur les pèlerinages qui jouèrent un grand rôle dans le sursaut patriotique après 1870 : il donne un portrait haut en couleurs du « général baron Athanase de Charette, l’héroïque et glorieux soldat de Loigny et de Patay », qui « jouissait d’une sorte de popularité sacrée » : enfant, Régnier le vit passer dans une procession. Mais c’est dans la suite du volume qu’il atteint ce qui l’intéresse vraiment : Paray-le-Monial est la ville de sa famille maternelle et, enfant, il y fit de nombreux séjours. Ce qui frappe surtout le lecteur, c’est la liberté et même la fantaisie de Régnier, trop souvent dissimulées sous l’apparence austère qu’en donnent ses portraits. De cette fantaisie témoigne ainsi la très longue citation des Mémoires de Saint-Simon qui ouvre ex abrupto le livre : une page et demie consacrée à « l’étrange singularité » de Bouchu – et la figure de ce Bouchu inconnu traverse ensuite tout le livre. À plusieurs reprises l’auteur se défend d’écrire des « souvenirs d’enfance » mais c’est pourtant bien ce dont il s’agit – certes, ce n’est pas l’expression d’un « moi » personnel, mais le souci de retrouver à partir de quelques détails modestes les traces d’un monde disparu : un meuble ancien, une singularité vestimentaire, un rite social, les conduites extravagantes de son arrière-grand- mère, toutes choses dont (comme il le souligne) Régnier a nourri plusieurs de ses romans, en particulier Les Vacances d’un jeune homme sage. Les vieilles demeures familiales recèlent aussi des bibliothèques aux ressources peu communes : les œuvres complètes du cardinal de la Luzerne, le Traité d’hydraulique de M. de Belidor « dont les planches faisaient mes délices autant que celles du Traité d’architecture de Blondel, dont je possède encore les dix volumes reliés en veau ». Grand amateur de recherches généalogiques (en témoignent deux très longues notes labyrinthiques à propos de quelques figures ancestrales), Régnier excelle dans l’évocation des extravagances légères de ce monde provincial. Mais Paray-le-Monial est surtout un livre de dévotion filiale écrit dans le contrecoup de la mort de sa mère survenue en juin 1924. Il lui consacre une page touchante et il est probable que la commande par Émile-Paul d’un volume consacré au portrait d’une ville est survenue peu de temps après cette mort, ce qui aura conduit le poète au choix de Paray-le-Monial : la commande d’éditeur se transformait ainsi en une méditation très personnelle. Dans cette optique, on reprochera à la nouvelle édition l’absence de la dédicace à la mémoire de la mère disparue qui ouvre le livre en rappelant, comme une pierre tombale, qu’elle naquit Thérèse-Adélaïde-Adrienne du Bard de Curley à Paray-le-Monial et que la famille s’inscrivait dans l’histoire de la ville. En fin de volume, l’éditeur propose une brève notice qui rappelle les grandes lignes de la vie et de l’œuvre de Régnier, mais sans du tout replacer Paray-le-Monial dans la chronologie : la date de publication du livre n’est pas même mentionnée.
Rostand et Gérard. Rosemonde Gérard, Edmond Rostand, préface d’Olivier Aubriet, Kilika éditions, Bayonne, 2024, 212 pages, 18 €. Les nombreux amateurs d’Edmond Rostand seront heureux de disposer du témoignage publié en 1935 par celle qui fut son épouse. Ce n’est pas une biographie de i’auteur de Cyrano – ne serait-ce que parce que Rosemonde Gérard « ne parle pas une seule fois d’elle-même » (résume son fils Maurice), ce qui est évidemment impossible et la conduit tantôt à des ellipses gênantes, tantôt à une idéalisation factice de la vie du couple (« les souvenirs de la vivante féerie dont je fus l’humble et enthousiaste assistante »). Tenant à rester la « femme gouvernante », selon l’expression d’Olivier Aubriet, qui s’emploie dans sa préface très documentée à rétablir une vérité plus complexe (en particulier le naufrage du couple à partir de 1910), Rosemonde fait la modeste – au lieu d’expliquer le rôle essentiel qui fut le sien auprès de son mari, rôle dont témoignent leur abondante correspondance et quelques manuscrits retrouvés. Dans les années qui suivirent la mort du poète en 1918, elle s’occupa de la publication de divers inédits (La Dernière Nuit de Don Juan et la version remaniée de La Princesse Lointaine) et des vers non recueillis en volume (Le Vol de la Marseillaise et Le Cantique de l’Aile). Lorsqu’en 1928 et 1929, dix ans après la mort du poète, parurent deux livres sur Rostand, de Pierre Apestéguy et de Paul Faure, il eût été utile et nécessaire que Rosemonde Gérard fasse entendre sa voix véritable, alors qu’elle se contenta d’une succession de chapitres attendus un peu délayés (en particulier sur la création de Cyrano de Bergerac) avec un abus d’adjectifs laudateurs : dans le seul chapitre IX, on trouve « triomphale carrière », « extraordinaire poème », « étincelante scène », « adorable invention», «éblouissante Journée d’une précieuse », «admirable sonnet», «magistrale traduction »… Si elle apporte des inédits (d’un intérêt variable), elle le fait sans beaucoup d’ordre et sans esprit critique. Rosemonde Gérard disposait d’autres documents inédits, qu’elle évoque au chapitre V sans en donner un seul vers ! Nous aurions tout de même préféré lire ces œuvres demeurées inconnues (sauf erreur de notre part), plutôt que les pages célèbres qu’elle cite comme la « leçon d’histoire » de L’Aiglon ou des tirades de Cyrano. Mais le reproche majeur qu’on peut lui adresser est d’avoir refusé d’expliquer le rôle qui fut le sien dans la création des pièces ; sans doute ne le pouvait-elle pas, prisonnière d’un rôle délibérément assumé du vivant de son mari. Mais en 1950, quinze ans après la publication, Rosemonde Gérard reconnaissait son insatisfaction dans une interview aux Nouvelles littéraires en avouant : « ce livre, je ne le trouve pas bien ». En dépit de ce qu’il a d’insuffisant, son témoignage reste pourtant utile. Cette nouvelle édition offre l’avantage d’une iconographie abondante et souvent peu diffusée ; on regrette en revanche que les citations souffrent fréquemment d’une mise en page qui ne respecte pas la disposition des alexandrins.
Rostand. Edmond Rostand, La Dernière Nuit de Don Juan, édition de Bertrand Degott, Gallimard, « Folio théâtre », 2024, 260 p., 9 €. Un peu plus d’un siècle après la création scénique posthume de 1922, voici un double retour bienvenu de La Dernière Nuit de Don Juan : sur la scène grâce à la Comédie-Française, qui a présenté la pièce dans son Studio au mois de juin 2024 et en librairie grâce à cette édition procurée par Bertrand Degott. Celui-ci souligne dans la préface comment les années 1895-1910 virent la création d’une étonnante série de versions théâtrales de Don Juan, dont Mille et quatre. Première don juanerie » de Jean Richepin, Le Marquis de Priola d’Henri Lavedan (qui obtint un très grand succès), L’Homme à la rose d’Henry Bataille ou encore Les Scrupules de Sganarelle d’Henri de Régnier. Le projet de Rostand allait dans le même sens que la plupart de ces œuvres, en pratiquant une mise en crise du personnage du séducteur doublée, chez Rostand, d’élans d’une critique aux accents déjà féministes de « L’éternel féminin, ouvrage masculin ». Dans un décor vénitien sans lourdeur décadente, où Don Juan erre « seul au milieu de la forêt des âmes », on retrouve avec plaisir la verve de Rostand, son érudition moqueuse et la fantaisie des rimes dans les dialogues du héros avec le Diable déguisé en montreur de marionnettes.
Dès 1902, il parlait de ce Don Juan à son grand ami de la Comédie-Française, Charles Le Bargy, qui dès lors ne cessa de le lui réclamer. Dix ans après l’acteur espérait pouvoir créer la pièce lors de ses adieux à la Comédie-Française – mais Rostand ne parvint à l’achever ni pour cette représentation de gala qui eut lieu en juin 1912, ni par la suite alors que la pièce fut plusieurs fois annoncée et même distribuée, comme en témoigne la correspondance de Le Bargy avec les époux Rostand. C’est que le poète s’enfonçait dans la neurasthénie – puis ce fut la guerre ; à sa mort brutale en décembre 1918 la pièce restait inachevée. Rosemonde Gérard se chargea d’en établir une version jouable – publiée en 1921 avant d’être créée l’année suivante à la Porte-Saint-Martin, jumelée avec la première pièce de Rostand, Les Romanesques. Mais en la circonstance La Dernière nuit de Don Juan se trouva privée des interprètes prestigieux (Le Bargy et de Max) pour lesquels elle avait été écrite et qui avaient donné leur accord. L’interprète choisi, Pierre Magnier, comédien apprécié entre autres dans le rôle de Cyrano, fut à peu près unanimement jugé très insuffisant. Ce naufrage n’est pas sans rappeler – mais en beaucoup plus radical – l’échec de Lucien Guitry dans Chantecler, comme si après la mort de Coquelin, Rostand n’avait plus d’interprète capable de rendre justice à ses grands rôles. Au lieu de José Maria Sert qu’il voulait, les décors furent confiés à l’illustre (mais vieillissant) Lucien Jusseaume, sans doute été invité en souvenir de son beau décor du dernier acte de Chantecler. Le choix de George Barbier pour les costumes, en revanche, préludait à la tentative d’imposer quelques années plus tard un Rostand « art déco », en confiant à Erté La Princesse lointaine. Malgré le soin apporté à la production de 1922, ce fut un échec, avec seulement quarante représentations. Les rares rééditions de la pièce ont suivi le texte de 1921 que Bertrand Degott a pu corriger et amender en s’appuyant sur une large documentation inédite : pages retrouvées d’un manuscrit aujourd’hui dispersé, carnets de travail de Rostand, correspondance avec Le Bargy. L’édition propose en outre un dossier iconographique tiré des carnets, un ample panorama de la critique lors de la création et une annotation abondante. En annexe, une anthologie des versions contemporaines (Richepin, Lavedan, Bataille…) permet de replacer dans son contexte la version de Rostand.
Roud. Gustave Roud, Petit Traité de la marche en plaine précédé de Adieu et Feuillets, Chêne- Bourg, Genève, éd. Zoé, « Zoé poche », 2025, 208 p., 10,50 €. « Tout ce qu’écrivent les poètes est poésie », écrivait Pierre Louÿs. Une nouvelle preuve nous en est donnée par ce volume de Gustave Roud, publié par les vaillantes éditions romandes Zoé. En effet, Roud était fondamentalement poète, et sa prose nous en offre le témoignage incessant – à ceci près qu’il ne s’agit nullement, faut-il le préciser ? de poèmes en prose, mais d’un langage exigeant, qui s’incorpore sans effort toutes les ressources de la poésie. La vision se trouve saisie dans son immédiateté et sa complexité, servie par une sensibilité qui capte instantanément la figure diverse du monde, et la restitue dans l’écriture. Au rebours de tant d’écrivains trop vantés, il n’y a pas chez Roud de lutte entre le sentiment ou la vision, et la langue ; il a parfaitement trouvé sa forme. Vue par lui, la nature n’a rien de descriptif ou d’anecdotique. Elle se rapproche au contraire de celle qui se joue dans les Illuminations de Rimbaud. Si le style est la forme que prend une vision du monde, alors il est permis d’entendre un écho rimbaldien dans ces lignes de Roud : « C’est un pays sombre et triste ; la route vous guide par des courbes douces au regard dans une auberge revernie. O le vin aigre, les cigares étouffants ! Mais il y a un beau ciel clair et gris sur les collines. L’église aiguë de C. crève le moutonnement des verdures. Tout près de moi bouillonne une source de lait dans le canal. » Mais, comme le note Nicolas Bouvier dans sa postface, il y a souvent quelque chose de tragique au cœur de toutes ces évocations. « Il suffit d’une seule présence ajoutée pour faire vaciller tout cet ensemble, et […] ouvrir à l’âme la plus mortelle des angoisses ». Tout en s’absorbant dans la nature, l’écrivain découvre sa propre solitude (qui se fait jour, notamment, dans les deux Dialogues de la fin), et le pressentiment de la mort. Le ton se fait alors plus grave. On découvre aussi, çà et là, comme un malaise, dû au fait de ne pouvoir approcher et connaître davantage Aimé, ce moissonneur qui l’attire et dont il admire le corps solide et les gestes sans apprêt. Pris de scrupule, il note : « ce geste de surprendre une vie comporte toujours, au moment même où il s’accomplit, un instant de secrète angoisse ». Angoisse, ce terme revient de loin en loin dans les écrits de Roud, comme pour en indiquer la secrète tonalité, par-delà les enchantements et les épreuves de la « marche en plaine ».
Ce volume contient Adieu (1927), premier texte publié par l’écrivain. Suit Feuillets, puis Petit Traité de la marche en plaine suivi de Lettres, dialogues et morceaux. Adieu est peut-être la clef de toute l’œuvre. Les fleurs, les herbes, les arbres, les moissonneurs y sont rendus à leur « naïve innocence », que vient tarauder le lancinant sentiment de la solitude et de la mort. C’est aussi un adieu à Aimé, rendu à son « naïf bonheur »… Rien de pédant ni de didactique dans le Petit Traité de la marche en plaine. L’auteur y récuse d’abord à la fois la vitesse et le mirage des sommets alpins. Règle d’or de la marche : « L’absence de précaution est la seule précaution à prendre ». Mieux vaut marcher seul, et se fixer un rythme de marche, pour laisser le paysage pénétrer en soi : «Un cri de grillon me pique, le vert profond des feuillages sur moi ruisselle comme une pluie, ma main est une touffe de luzerne ». Pour le marcheur qu’est Roud, il s’agira d’explorer « ce pays presque inconnu qui monte du Léman vers le nord et touche d’autres lacs ». Et la simple vue des plaques indicatrices des villages déclenche toute une rêverie sur leurs noms : Mussy, Dommartin, Prévauloup, Hermenches… Il faut alors se livrer à un échange avec le monde : « rouvre tes yeux avec délices sur ce lieu que tu pensais n’exister point au monde. Voici la place et les chantes petites filles, la route vers les champs où résonne encore le pas des chevaux disparus. Respire parmi la poussière cette odeur de sève et de miel et celle des jardins fatigués, et sous ta main enfin voici battre ton cœur sans hâte… » Persistante magie de ce texte inépuisable et de ses prolongements.
Écrivain de race, Roud s’affirme parfaitement maître de son langage. Nulle approximation, nul remplissage. Tout est intense, dense et pur. Chaque page de lui distille un philtre, qui, comme dirait Barbey d’Aurevilly, « suffit pour noyer toute une tête humaine dans un océan de rêveries ». Assurément, tout ce qu’a écrit Gustave Roud ne pourrait être signé par quelqu’un d’autre : grand critère, jugement sans appel. Son œuvre solitaire est à l’image de lui-même, ce qui lui donne cette qualité exceptionnelle, qui vous frappe dès qu’on l’aborde. Roud n’a écrit que pour lui, mais son exigence et la force de sa vision font que son œuvre s’impose comme une des plus durables, des plus vivaces et des plus nourrissantes de la littérature romande, et même francophone. – Un mot enfin sur l’édition, dont la réalisation matérielle est parfaite, avec sa couverture si évocatrice reproduisant une carte d’état-major des lieux hantés par l’écrivain ; l’annotation est discrète et pertinente. – Au détour d’une page, le nom du village d’Estavayer nous évoque soudain Charlotte de Stavay (= d’Estavayer), « délicieux séjour », fille d’honneur de Catherine de Médicis et célébrée par Lasphrise dans un brûlant sonnet. Et sans doute Gustave Roud devait-il se redire à lui-même la chanson populaire romande sur les fillettes d’Estavayer, qui enchantait Raymond Roussel : Beau château feuillé…
Surréalisme. Yvonne Duplessis, Surréalisme et paranormal. L’aspect expérimental du surréalisme, JMG éditions, 2025, 274 p., 22,50 €. Décédée en 2015 à l’âge de 105 ans, Yvonne Duplessis avait soutenu sa thèse sur le surréalisme en 1945, avant de se tourner très vite vers la parapsychologie, en participant notamment aux expériences sur la télépathie menées par l’Institut métapsychique international. Cette double casquette l’avait conduite à publier en 2002 une synthèse sur les rapports du surréalisme avec la parapsychologie, ouvrage repris cette année, centenaire oblige, sous une couverture nouvelle et dans une version lestée par un nombre invraisemblable de coquilles. Que les surréalistes, et tout particulièrement André Breton, aient manifesté un intérêt constant pour les recherches métapsychiques de leur temps est une évidence sur laquelle il n’y a pas à revenir. Dans certaines de leurs intentions comme dans les dispositifs expérimentaux qu’ils mirent en place tout au long de leur histoire (écriture automatique, sommeils hypnotiques, jeux collectifs, usage de stupéfiants…), les surréalistes se trouvèrent en effet confrontés à des phénomènes psychiques qui semblaient ne relever ni de la psychologie ni de la psychanalyse. À bien des égards, leurs questionnements sur lesdits phénomènes rejoignaient donc ceux des métapsychistes et il n’est pas très étonnant qu’ils aient cherché à s’en rapprocher. Cette confluence entre surréalisme et métapsychique trouva son illustration la plus flagrante dans les expériences de vision paroptique auxquelles se prêtèrent certains membres du Grand Jeu, séquence qu’Yvonne Duplessis avait elle-même largement documentée dans les Dossiers H consacrés à René Daumal en 1993. Nonobstant, le point de vue adopté par l’autrice pour envisager son sujet pose problème. Au lieu de se positionner en historienne des idées pour analyser la nature des échanges entre surréalistes et métapsychistes, elle procède à des comparaisons qui suggèrent tout bonnement qu’en se tournant plus résolument vers la science du paranormal, les surréalistes auraient trouvé ce qu’ils cherchaient. Son analyse de « L’un dans l’autre », jeu dont les règles sont rappelées dans Perspective cavalière, est, parmi bien d’autres, un exemple typique de cette conception complètement biaisée du projet surréaliste. À la suite de Breton, Yvonne Duplessis relève ainsi que, sur les centaines d’énigmes posées dans le cadre de « L’un dans l’autre », pas une ne reçut de réponse fausse. Pour elle, l’explication de ces résultats tient en un mot : la télépathie. Or, comme l’a montré Philippe Gréa dans un article de la Revue romane de 2010, « L‘un dans l’autre » est un jeu qui repose sur le décryptage de métaphores filées in absentia, un domaine dans lequel des poètes du calibre de Péret ou Breton lui-même avaient une expertise qui dispense de recourir à l’explication télépathique. Au fil des pages, finit donc par s’installer l’idée que le surréalisme n’est qu’une version artistique plus ou moins bricolée de la parapsychologie et qu’il n’a même d’autre utilité que d’en affermir la légitimité. La conclusion présentée en fin d’ouvrage est on ne peut plus explicite à ce sujet : « Être surréaliste, c’est donc de toute façon, ne plus se refuser à penser en métapsychiste (ou en parapsychologue). De sorte qu’il ne reste plus qu’à ceux qui demeurent sceptiques envers l’une ou l’autre attitude ou de les nier toutes les deux à la fois, au moins de les tenir à mépris ou, si l’on tient à l’une des deux, de les admettre ensemble. Or s’il est facile, encore de nos jours, pour une grande partie du public, de répudier le supranormal avec les arguments habituels qui ramènent ses tenants à des simulateurs habiles ou leurs résultats à de simples coïncidences, il est plus difficile, en revanche, de rejeter avec dédain le surréalisme. » Pourtant, s’intéresser aux investigations des métapsychistes ne signifie pas qu’on adhère à leurs hypothèses ou leurs finalités ni qu’on souscrive à leurs résultats, pas plus que, dans un autre registre, s’intéresser à l’ésotérisme n’implique la croyance en une transcendance quelconque. On peut y voir avant tout un mode de pensée alternatif, une fenêtre ouverte sur l’imaginaire qui fournit au poète matière et dynamique à son inspiration. André Breton en est un cas emblématique, lui qui, au grand dam d’Yvonne Duplessis, ne se départit jamais de sa curiosité pour la métapsychique, tout en restant extrêmement prudent sur ce qu’il fallait en penser, en particulier en ce qui concerne ses velléités scientifiques et rationalisatrices.
Zola. Émile Zola, Les Trois Villes, édition de Jacques Noiray, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2025, 1885 p., 79 €. Au tout début des années 1890, Zola, sentant le Naturalisme en perte totale de vitesse, entreprit de mettre sur pied une trilogie romanesque, qui aurait pour cadre, et, pourrait-on dire, comme protagonistes, trois villes : Lourdes, Rome et Paris. Il s’agissait là d’un très gros effort littéraire, qui s’échelonna sur de nombreuses années, et se concrétisera avec la parution successive de Lourdes (1894), Rome (1896) et Paris (1898). L’unité de ces trois romans est assurée par un fil conducteur : le protagoniste en est, à chaque fois, un jeune prêtre, l’abbé Pierre Froment, un rationaliste qui a perdu la foi, et ne la retrouvera pas. Autre caractéristique : au rebours des Rougon-Macquart, l’intrigue de la trilogie est délibérément située dans le monde contemporain. Des trois romans, le plus saisissant est, de loin, Lourdes. Zola s’y confirme comme grand peintre de foules, et il faut lire toutes les pages décrivant le voyage du train spécial qui, de Paris, emporte une armée de malades vers Lourdes. Il y a là, vraiment, des scènes à la Goya, avec ce train qui prend figure d’une véritable Cour des Miracles roulante. Par ailleurs, Zola montre que, chez la plupart de ces malades, c’est bien plutôt un espoir de guérison, que la foi elle-même qui les ramène à la religion. Tout comme le fera Huysmans, Zola ne manque pas de souligner l’énorme désordre qui règne dans la ville (« l’effroyable bousculade de tant de misère et de souffrance »), ainsi que le mercantilisme effréné des commerçants et autres. On est cependant rebuté par des longueurs, notamment les 90 pages qui nous détaillent toute l’histoire de Bernadette (sur qui, d’ailleurs, Zola ne semble pas s’être fait des illusions). À la fin, survient un miracle : la jeune Marie, qu’affectionne Pierre, est subitement guérie. Mais celui-ci, qui rêve d’une religion nouvelle, refuse le surnaturel, et rentre à Paris extrêmement déçu. On sait que Zola s’était documenté sur place : il avait, en 1892, séjourné deux semaines à Lourdes, dont témoignent les notes, très précises et très vivantes, de Mon voyage à Lourdes, donné ici en appendice.
On change totalement de décor avec Rome : Pierre, qui a œuvré, à Paris, dans la charité, voit son livre de catholicisme social, La Rome nouvelle, condamné par l’Index, et décide donc de se rendre à Rome pour se justifier auprès du Pape – démarche hardie, qui sera vouée à l’échec. Rome souffre de grands défauts : d’abord, un long et fastidieux exposé de la doctrine du livre de Pierre. Puis un certain aspect de guide touristique, énumérant impitoyablement toutes les beautés et monuments de la ville. Enfin, les biographies détaillées de certains cardinaux et aristocrates romains, les nombreux détails sur la famille Boccanera : tout cela fait que, à la longue, on finit par sauter des pages. De la ville même, il nous est proposé une image de ruine grandiose, de monde vieillot, où une aristocratie à demi-ruinée vit dans de sombres palais. Pierre est surtout sensible au contraste entre « une race épuisée » et la beauté des paysages. Pour le reste, il se heurte à la hiérarchie vaticane, aux menées de Jésuites, et est constamment dupé par des cardinaux. Le voici victime de ténébreuses machinations, qui le découragent et lui font voir que le Vatican est totalement asservi à l’argent. Finalement, il réussit à obtenir une audience de Léon XIII, qui le tance paternellement, et l’oblige à se rétracter et à renier son livre. Le roman est opportunément complété par le Journal de voyage tenu par Zola à Rome, qui y séjourna un mois et demi fin 1894. La lecture de ce document montre assez les défauts de la méthode de documentation du romancier. À part quelques très rares personnes, il n’a vraiment interrogé sérieusement aucun Romain du peuple ou de la bourgeoisie, et ne semble pas l’avoir cherché autrement. Au contraire, on le voit fréquenter assidûment les salons des grands aristocrates romains, ainsi que les deux ambassades de France (celle auprès du gouvernement italien et celle auprès du Saint-Siège). Bref, une majorité d’officiels romains et français (diplomates, hommes politiques, cardinaux, princes et princesses) : on sait ce que vaut généralement l’aune du « témoignage » de telles gens. Il semblerait aussi que son ami italien Ugo Ojetti se soit parfois diverti à lui décrire une Rome ténébreuse, pleine de comploteurs usant parfois, tels les Borgia, du poison. Tout cela fait que Rome peut nous apparaître comme le roman le moins réussi de la trilogie, car il souffre d’une inflation documentaire à propos d’un monde que Zola, disons le, ne connaissait guère. Mais il est sacrilège d’émettre la moindre réserve sur la méthode de documentation de Zola, laquelle est, bien plus que l’immaculée Conception, un véritable dogme intangible !
Plus vivant et plus complexe, tel est Paris. Pierre Froment, qui passe son temps à secourir les pauvres, est de plus en plus persuadé que le problème social et le problème religieux sont intimement liés. À la fin du roman, on le voit désespérer de la religion, se détraquer et se marier, car il est convaincu de « l’effondrement du vieux catholicisme ». La charité militante qu’il pratique le met en contact avec une certaine société mondaine, dont la futilité, la sécheresse et l’égoïsme le révoltent. Et, dans le roman, la politique devient de plus en plus présente. D’abord, avec l’évocation d’un scandale parlementaire et ministériel, qui rappelle celui, récent, du Panama. Ensuite, avec le personnage de Guillaume, le frère de Pierre, de plus en plus gagné par les idées anarchistes et qui devient le principal complice d’un attentat à la bombe. On retrouve évidemment ici l’écho des attentats anarchistes, qui avaient, les années précédentes, secoué la France. L’évocation de séances houleuses à la Chambre des Députés atteste, là aussi, la maîtrise de Zola dans la peinture des foules en mouvement. Autre avantage de Paris, Zola y mettait en scène une ville qu’il connaissait parfaitement. De là que sa description des lieux et des milieux est très convaincante. L’actualité la plus variée y tient même sa place, puisque des pages nous présentent, sous un autre nom, le cabaret d’Aristide Bruant. Reste que, souvent, les personnages secondaires n’ont guère de personnalité et sont un peu monolithiques : ils incarnent des entités bien plus que des individualités. Avec Paris, la boucle est bouclée : alors que dans Lourdes, Pierre avait vécu la fin de son idylle avec Marie, et que Rome n’était, au fond, que le récit d’intrigues se soldant par un échec complet, le troisième et dernier roman voit Pierre se détacher totalement de la religion, abandonner la soutane et épouser une autre Marie, dont il a un enfant. Tout en signifiant ainsi la faillite de la religion, le livre se clôt par un message messianique on ne peut plus optimiste : Paris est le centre du monde, où, dans le futur, triompheront la vérité et la justice. La trilogie trouve ainsi sa vraie signification.
L’édition de Jacques Noiray mérite des éloges, car elle est à la fois très précise et très complète. Outre le texte des trois romans, se trouvent reproduits, on l’a dit, les Journaux de Lourdes et de Rome, ainsi qu’un ensemble de notes sur Paris. Et, pour chaque roman, des notices et des notes éclairent à souhait les textes.
Jan Baetens, Patrick Besnier, Elise Cantiran, Perrine Decroës,
Jean-Paul Goujon, Jean-Philippe Guichon, Clarisse Neau, Camille Page.
