Livres reçus

Arnauld. Iulia Dondorici, Céline Arnauld, la dadaïste oubliée. Genre et migration dans l’histoire des avant-gardes littéraires, Paris, Classiques Garnier, 2025, 26 €. « Je suis riche dorée cruelle et fière comme les rubis du rêve / Je peux rivaliser avec la fortune opaline des doges », écrivait Céline Arnauld dans Heures Intactes (1936). Cette affirmation, rétrospectivement, résonne comme un désir de se mesurer à l’oubli et d’escompter la pérennité de son œuvre. Après des années de négligence, l’appel semble enfin avoir trouvé écho. L’œuvre et la figure de Céline Arnauld suscitent aujourd’hui un regain d’intérêt, ouvrant ainsi de nouvelles perspectives de recherche, à l’instar de l’ouvrage récent de Iulia Dondorici, Céline Arnauld, la dadaïste oubliée. Genre et migration dans l’histoire des avant-gardes littéraires. Qui était véritablement Carolina Goldstein, alias Céline Arnauld (Călăraşi, 1885/1886 – Paris, 1952) ? Une interrogation qui, à ce jour, reste ouverte, tant le parcours littéraire de l’auteure demeure encore largement méconnu. D’origine juive roumaine, Arnauld s’établit à Paris dans sa jeunesse, où elle participe pleinement aux initiatives culturelles d’envergure internationale. Elle devient ainsi une figure centrale de l’effervescence expérimentale et créative des premières décennies du XXe siècle, marquées par l’« esprit nouveau » d’Apollinaire. Artiste prolifique à la plume singulière, Céline Arnauld publie en 1914 son premier recueil de poème La Lanterne magique, suivi en 1919 du roman poétique Tournevire, un texte qui se distingue par son style inspiré des univers circassiens. En février 1920, elle signe son manifeste littéraire avant-gardiste « Ombrelle Dada » et fonde la revue Projecteur. Cette période voit son entrée dans le mouvement dadaïste, dont elle devient une figure incontournable, et inaugure une phase intense de son activité littéraire. Parmi les ouvrages publiés à cette époque, on rappellera Poèmes à Claires-voies (1920), Point de mire (1921), et Guêpier des diamants (1923).
Ces quelques titres ne sont que des repères au sein d’une œuvre bien plus vaste et diversifiée. Cependant, malgré son rôle central au sein du groupe Dada, le « Rimbaud des Demoiselles », comme l’appelait Louis Aragon en 1920, a été longtemps négligée, voire oubliée. Pourquoi une auteure de premier plan, protagoniste de nombreuses actions collectives, auteure de textes programmatiques a-t-elle été effacée de l’historiographie et de la critique des avant-gardes ? Une question qui a conduit Iulia Dondorici à entreprendre dans son ouvrage une analyse approfondie de l’œuvre et de la place de Céline Arnauld dans l’histoire littéraire. En s’éloignant de la tendance réductrice qui associe systématiquement Céline Arnauld à son mari, Paul Dermée, en la cantonnant au rôle de simple collaboratrice, cette étude mérite d’être saluée pour son effort qui vise à valoriser la singularité de l’auteure et l’originalité de son œuvre. Malgré les défis inhérents à la recherche bio-bibliographique, marquée par la perte irrémédiable de certains documents et les obstacles subséquents à une reconstitution fidèle du parcours biographique et littéraire de l’auteure, l’analyse de Dondorici s’appuie sur une grande variété de sources, dont quelques-unes inédites, offrant ainsi un éclairage novateur. Des documents visuels, tels que des photographies, ainsi que des sources écrites – correspondances, articles de revues et récits d’autres écrivaines – viennent éclairer et attester l’activité d’Arnauld, la constitution de son réseau d’amitiés intellectuelles et ses projets. Cependant, l’ouvrage de Dondorici ne se limite pas à une simple redécouverte ; il pose également un défi à l’historiographie. Sa démarche consiste en effet à réintégrer Céline Arnauld dans le récit historique et critique des avant-gardes, en s’inscrivant pleinement dans l’objectif de repenser l’histoire littéraire à travers les biographies et les œuvres jusqu’ici omises. Une ambition qui répond à l’appel formulé en 1990 par la chercheuse américaine Susan Suleiman (Subversive Intent, Harvard University Press, 1990) qui proposait de réévaluer l’histoire artistique à partir de trajectoires intellectuelles et d’œuvres longtemps négligées.
S’appuyant sur les travaux de Pierre Bourdieu, Iulia Dondorici mobilise les outils de la sociologie littéraire, en particulier la notion de champ littéraire, pour examiner les dynamiques internes des groupes dadaïstes et surréalistes. Elle les envisage non seulement comme des mouvements artistiques, mais aussi comme des contextes sociaux où, loin de promouvoir l’émancipation des femmes, des mécanismes d’exclusion et d’invisibilisation ont souvent été reproduits et renforcés. Tout au long de son ouvrage, la chercheuse utilise les termes « Dada/dadaïsme » et « surréalisme » à la fois comme des labels permettant d’examiner l’activité et la production littéraire des acteurs du champ, et comme des concepts critiques visant à définir ces mouvements d’avant-garde. Dès lors, Dondorici adopte une double perspective : elle analyse d’une part l’articulation des concepts et des étiquettes associées aux avant-gardes et, d’autre part, les relations complexes entre les positions des écrivains dans le champ littéraire et leur inscription, a posteriori, dans l’histoire littéraire. C’est ainsi que Dondorici parvient à éclairer les tensions subtiles qui traversaient les mouvements, en insistant particulièrement sur le genre et la condition d’immigré comme des facteurs essentiels qui ont interagi pour façonner les trajectoires des artistes marginalisés. Ce faisant, se révèle également le positionnement singulier de Céline Arnauld, dont l’originalité apparaît d’autant plus marquée au sein de ces dynamiques. Protestant contre toute forme d’étiquette, Arnauld n’a cessé d’imposer sa voix singulière et ses propres révolutions esthétiques. Si elle était dadaïste, c’était selon une interprétation personnelle qui rivalisait avec celle de Tzara et sa vision du mouvement. Exclue du surréalisme, mais profondément enracinée dans l’héritage du surréalisme apollinarien, Arnauld propose sa propre révolution esthétique, le « Projectivisme », qu’elle définit clairement dans ses deux textes programmatiques, Avertissement aux lecteurs et Diorama. Loin d’être conçu comme un « isme » parmi les « ismes », le Projectivisme se présente comme un véritable projet de recherche appelant à la solidarité entre artistes et écrivains – « Nous ferons tous une chaîne solide, la chaîne projectiviste » – et visant une création poétique fondée sur la logique du rêve, qui puise sa matière dans les profondeurs de l’âme. De la bouche du poète projectiviste, tel un prophète, « sort le flot des vérités et le secret de l’avenir du monde ».
Bien que l’ouvrage se consacre à une analyse approfondie du champ littéraire des années 1920-1930, marqué par les querelles entre ses principaux acteurs, notamment Tzara et Breton, il en résulte parfois une marginalisation de Céline Arnauld, dont la figure se trouve quelque peu dispersée dans un discours plus générique. L’attention portée à ses œuvres reste, en ce sens, relativement modeste. Des analyses plus capillaires, des hypothèses plus audacieuses et des exégèses plus novatrices de l’œuvre de Céline Arnauld, auraient sans doute permis d’approfondir la richesse de son écriture qui s’étend de la prose à la poésie. Néanmoins, il est indéniable que cet ouvrage représente une étape fondamentale dans la réhabilitation de Céline Arnauld et qu’il ouvre la voie à de futures recherches susceptibles de combler cette lacune. Nous saluons ainsi la parution de l’ouvrage de lulia Dondorici, qui reconnaît la place cruciale d’Arnauld dans le panorama des avant-gardes littéraires, et nous incite à reconsidérer une bonne partie de l’historiographie littéraire, en particulier du début du XXe siècle, du côté des invisibilisés. L’espoir est désormais permis : que Céline Arnauld, longtemps ignorée, cesse d’être qualifiée de « dadaïste oubliée » et trouve enfin la place qui lui revient dans les études littéraires.

Bonnières. Patrick de Bonnières, Robert de Bonnières. Vie et tourments d’un homme de lettres «fin de siècle », coll. « Romantisme et modernités», n° 206. Honoré Champion, 2023, 442 p., 48 €. Il arrive que certains travaux d’histoire littéraire, écrits par des auteurs qui ne sont ni des spécialistes ni des universitaires, constituent des documents du plus vif intérêt, surtout lorsqu’ils ont pour objet des écrivains ou des figures peu connues. Tel était, par exemple, l’excellent livre du Dr Robert Fleury sur Pierre Louÿs et Gilbert de Voisins (1973), vraie mine d’informations et de documents inédits. Aujourd’hui, c’est Patrick de Bonnières qui nous offre cette étude exhaustive sur son arrière-grand-oncle, l’écrivain et journaliste Robert de Bonnières de Wierre (1850-1905). On pourrait penser, a priori, que l’auteur aura su mettre à profit les archives familiales ; or, celles-ci sont extrêmement lacunaires, la plupart des papiers de l’écrivain ayant étrangement disparu après sa mort. Pour suppléer à ce manque, Patrick de Bonnières s’est donc attelé à de très vastes recherches, aussi bien dans les mémoires et souvenirs des contemporains, que dans les archives, la presse de l’époque et les correspondances de ceux qui avaient connu son arrière-grand-oncle. Sa documentation est ainsi impressionnante, et nous vaut une étude biographique des plus complètes. Ce genre de travail portant sur un écrivain peu connu, mais qui eut son heure de célébrité, surtout en tant que journaliste, a le grand avantage d’éclairer non seulement celui qui en est l’objet, mais toute une époque (celle qui va de 1870 à 1905), dans sa variété et sa complexité. Très tôt, Bonnières se lie avec Vincent d’Indy et Anatole France, ainsi qu’avec des politiciens comme Jules Grévy. Il fréquente ensuite Leconte de Lisle et Flaubert, puis publie des poésies (médiocres, disons-le). Après avoir donné quelques études érudites, il entre dans la presse, et signe Janus au Figaro des chroniques remarquées, aussi bien politiques qu’intellectuelles et sociales, affirmant des opinons conservatrices, et qu’il dose souvent d’ironie et de poivre satirique. Il les réunira plus tard sous le titre de Mémoires d’aujourd’hui {3 volumes). Ami de Maupassant et de Bourget, il fréquente toutes les célébrités de l’époque. En 1885, il publie Les Monach, roman de mœurs israélites, satirisant surtout la haute bourgeoisie. L’année précédente, il avait épousé Henriette Arnaud-Janti, qui sera pour beaucoup dans son succès parisien et mondain. Une partie de la renommée de Bonnières viendra en effet de son salon très fréquenté, que tenait les lundis sa femme. On y rencontrait les célébrités politiques, mondaines, littéraires et artistiques de l’époque, puis toute la jeune génération d’écrivains : Louÿs, Tinan, Gide, Henri Albert, ainsi que des aînés comme Heredia, Régnier, Barrès, Taine ou Brunetière. Henriette de Bonnières avait des allures de créature préraphaélite et botticellienne, comme on le voit par les portraits que nous ont laissés d’elle divers peintres, et non des moindres (Renoir, J.-E. Blanche, Forain, Tissot, Helleu, Besnard). Bonnières, lui, aimait la peinture et en collectionnait (Degas, Renoir, Cézanne, Fragonard, Guardi). Un voyage aux Indes lui inspira son second roman, Le Baiser de Maïna (1886). Il fréquente alors le grenier d’Edmond de Goncourt, et ne manque pas le Festival de Bayreuth : un homme à la page. Son troisième roman, Jeanne Avril (1887), est l’étude mondaine d’une jeune fille moderne (l’héroïne n’a cependant rien à voir avec la célèbre danseuse immortalisée par Toulouse-Lautrec), roman qui connaît le succès. Mais il y avait chez Bonnières une sorte de névrose, et sa femme finira par se révéler phtisique. Leur train de vie de plus en plus dispendieux va les obliger à vendre des propriétés et des biens. Épuisés par leur vie mondaine trépidante, Bonnières et sa femme voient leur santé décliner, et les dettes s’accumuler. Les voici ruinés, et Bonnières, de plus en plus déprimé, finit par mourir, seul et abandonné, en avril 1905. Sa femme le suivra trois ans plus tard. Trajectoire finale mélancolique d’une vie qui fut très remplie, et mit Bonnières en contact avec les milieux les plus divers et un nombre considérable de ses contemporains. Ce livre si documenté a, nous l’avons dit, le mérite de dépasser son sujet même – mérite qui n’est pas aussi commun qu’on le croit.

Cioran. Emil Cioran, Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, édition établie par Nicolas Cavaillès, Gallimard, 2024, 305 p., 21 €. S’étalant sur une soixantaine d’années, ces lettres couvrent pratiquement toute la carrière littéraire de Cioran. Les correspondants en sont très divers, même si l’on observe la fréquence de certains noms, souvent roumains : Aurel Cioran, Bucur Tincu, Petru Comarnescu, Mircea Eliade, Constantin Noica, Jeni Acterian, Armel Guerne, Wolfgang Kraus et Friedgard Thoma (nous reviendrons sur cette dernière). Cioran a lui-même souligné combien la lettre, et ce qu’il appelle la « manie épistolaire », sont « un événement majeur de la solitude ». D’où l’importance qu’il attachait à cette pratique, et que démontre bien ce volume. Adressées à des amis roumains, les premières lettres, qui datent d’avant-guerre, sont souvent prolixes : le jeune Cioran s’y cherche lui-même et détaille ses tourments, en se définissant comme semblable à « un vaurien indolent qui se pique de mélancolie et qui joue la contemplation existentielle ». Déjà, certaines idées de la maturité se font jour : « Seuls les états anormaux sont féconds ». Sa passion pour la mystique et la musique, aussi, qu’il affirmera jusqu’à la fin : « Tout ce qui n’est pas poésie, mystique ou musique est trahison ». On est cependant un peu surpris de le voir éreinter le pamphlet d’Ionesco, Nu [Non] : « […] cette nullité intellectuelle et morale. […] j’ai eu l’impression d’être tombé dans des toilettes de campagne ». Et voici que s’exprime avec force un sentiment qui prend figure de complexe : « En tant que Roumain, je ne peux être qu’un raté en Occident, et en Roumanie qu’un pessimiste ». On s’explique ainsi qu’il ait désespéré de son pays, et soit même arrivé à voir dans la Garde de fer « la dernière chance de la Roumanie ». Une fois installé à Paris, il s’en détachera totalement, même s’il se plaignait d’être envahi de Roumains de passage, lui apportant des nouvelles de son pays et de sa famille. Cela ne l’empêchera pas de souligner, en 1966, le dédain affiché en Occident pour tout ce qui vient des pays de l’Est: « L’incuriosité y est totale pour des épreuves subies ailleurs ». Cela rejoint ce que Toyen déclarait à Radovan Ivsic : « Ils ne comprendront jamais ! ». En plein règne du structuralisme, Cioran ne craignait pas d’écrire des Occidentaux : « Ce sont des spectres raffinés, qui manquent de réalité, de statut métaphysique, parce qu’ils sont usés dans tous les sens du mot. Regardez-les : ils sont incapables de parler d’autre chose que de langage. » La psychanalyse n’est pas non plus épargnée : « Mais qu’attendre d’une époque où la psychanalyse a le statut d’une religion ? » Il mesure ainsi le déclin de la France et « le crépuscule d’une grande culture, la dégradation de la vitalité d’un peuple, la panique lucide d’une société. Un pays sans jeunesse, sans ambition et sans préjugés. […] Ils ont réussi à se persuader qu’ils étaient malheureux, opprimés, exploités, alors qu’ils sont pour la plupart atteints de ces infirmités inhérentes à la suralimentation. » Une série de lettres à sa compatriote Jeni Acterian atteste qu’il se sentait très proche de celle-ci et pouvait lui parler à cœur ouvert. À partir des années 50, Cioran, qui a commencé à publier en français, correspond avec certains écrivains : Paulhan, Mauriac, Jünger, Supervielle, Bonnefoy. Mais c’est avec Armel Guerne que les liens épistolaires seront les plus intenses et les plus confiants, comme en témoignent de nombreuses lettres recueillies dans ce volume. Cioran se détache par ailleurs un peu de son vieil ami Eliade, à qui il reproche un trop grand « amour de la science ». À signaler également la correspondance assez nourrie avec l’écrivain autrichien Wolfgang Kraus, où nous épinglerons cette définition du surréalisme : « une dégénérescence théâtrale du romantisme allemand ». Cioran, qui n’a jamais cru à l’Histoire (ce en quoi il rejoignait Valéry), « ce défilé grotesque de faits divers et de catastrophes », se persuade de plus en plus que son époque ressemble étonnamment à la fin de l’Empire romain : « […] à l’époque de l’infiltration du christianisme, Rome ne devait compter que soixante mille Romains proprement dits, pour une population d’un million d’habitants. Les autres étaient des travailleurs immigrés… ». On connaît par ailleurs son mot devant Notre-Dame : « Quand je pense que dans cinquante ans, cela sera une mosquée ! ». Il faut faire un sort particulier aux lettres à Friedgard Thoma, qui datent de 1981, soit des dernières années de l’écrivain. Si l’on voulait oser un mauvais jeu de mots, on pourrait dire qu’il s’agit non pas du démon de midi, mais du démon de minuit. Ayant reçu une lettre de cette jeune « admiratrice », Cioran se prit d’affection, puis de passion pour elle, multipliant les agenouillements et les aveux de faiblesse dans ses lettres. Il y eut quelques rencontres, à Paris et ailleurs, mais faut-il parler de liaison ? Probablement pas, et cela ne dura guère que quatre mois (il est vrai que Friedgard Thomas était mariée et avait un fils). Il est malgré tout difficile de ne pas la soupçonner d’arrière- pensées, car il est apparu par la suite qu’elle avait soigneusement gardé copie des lettres qu’elle écrivait à son vieux soupirant. Six ans après la mort de Cioran, en 2001, elle publia en effet sa correspondance avec lui, sous le titre accrocheur (en allemand) de Pour rien au monde. Un amour de Cioran, ce qui donnerait à penser qu’elle entendait monnayer efficacement ses souvenirs. Certains critiques écrivirent alors que, comme disait l’autre, elle avait fait monter le vieux à l’échelle… N’insistons pas sur cette passion crépusculaire du sceptique professionnel que se vantait d’être Cioran. – L’édition est faite avec soin, et le choix des lettres donne un panorama assez représentatif d’un Cioran qui est parfois plus complexe qu’il n’y paraît. Signalons quelques minimes erreurs. P. 253, la lettre étant, sauf erreur, traduite du roumain, il faut sans doute lire : épitaphe, et non épigraphe. Même observation p. 34 : « une thèse […] dirigée par Nae lonescu », et non « chez Nae lonescu ». Une curieuse bourde, note 1, p. 212 : œuvres de Nerval, « choisies, traduites et préfacées par Armel Guerne ». P. 226, Sueho de la hermana : Le rêve de la sœur, et non d’une sœur. P. 275, quatuor de Schumann, plutôt que quartet (la lettre est traduite de l’allemand). Enfin, p. 160, Cioran cite inexactement le titre du livre de Joseph de Maistre, Considérations sur la France. Mais ce ne sont là que de microscopiques broutilles, qu’on hésite à signaler, tant ce livre se révèle prenant.

Journal. Arnaud Bernadet, lan Byrd et Élisabeth Chevalier (dir.), « L’Éthos intime de l’écrivain. Autour du journal et de la correspondance », Études françaises n° 59, 3, septembre 2024. À partir des années 1970, et encore plus nettement depuis une vingtaine d’années, la critique littéraire a peu à peu intégré le journal intime dans le champ des études littéraires, malgré quelques débats portant sur son statut. Les approches se sont progressivement faites moins générales, ouvrant des perspectives transversales et touchant à des aspects particuliers du genre. C’est le cas de I’éthos intime de l’écrivain auquel la revue Études françaises consacre un numéro. Non toutefois que la question soit entièrement neuve : les travaux de Ruth Amossy avaient en effet, dès le début des années 2000, réouvert la lecture du journal à partir de la Rhétorique d’Aristote. Mais ce volume en propose une approche beaucoup plus ample, sur un corpus français et québécois. Les références se sont en effet élargies au-delà des approches linguistiques et intègrent les apports de l’herméneutique du sujet proposée par Michel Foucault. Plusieurs contributions fondent en effet leurs développements sur la fonction éthopoiétique de l’écriture de soi visant à transformer « la vérité en éthos ». La notion de parrhêsia – « la franchise, la liberté, l’ouverture, qui font qu’on dit ce qu’on dit, comme on a envie de le dire » -, étudiée par le philosophe, permet de mieux cerner ce lien qui s’établit entre la vérité et l’éthos. L’écriture de soi est ainsi envisagée ici autant comme une pratique de constitution de soi que comme la transcription d’une expérience par laquelle le diariste se met en scène pour faire adhérer un lecteur potentiel à son discours. Les articles du numéro exploitent l’espace ouvert entre ces deux approches, ou les combinent. Les corpus sont des journaux français largement connus du début du XIXe siècle à la fin du XX’, et trois textes québécois de la seconde moitié du XXe siècle : deux journaux et une correspondance. Dans un déroulé chronologique, une perspective longue se dessine, en même temps qu’une forte diversité de contextes et d’enjeux littéraires.
Les trois premières études portent sur des écrivains français du XIXe et du début du XXe siècle. Jean-Marie Roulin s’intéresse, à partir des manuscrits des Journaux intimes de Benjamin Constant, à la manière dont le corps du diariste se trouve engagé dans sa pratique, et particulièrement le pied, la main et l’œil, organes qui lient consubstantiellement l’être au monde du diariste et sa pratique scripturaire quotidienne. Le pied renvoie à la mobilité du diariste et de son journal, la main à ses formes d’encodage, et l’œil à ses relectures et au secret qu’il conserve sur ce texte. Du Journal de Michelet, on ne retient souvent que son attention aux fonctions corporelles de sa seconde épouse et sa dévotion pour elle, lan Bird en parcourt divers passages dans une tout autre perspective, plus globale, qui ne marque pas de rupture entre l’intime familial et l’intime historique. Le point de vue de Michelet est toujours particulier, mais l’enjeu est universel. Son épouse Athénaïs Mialaret y occupe un rôle déterminant, même s’il est fortement fantasmé. L’homologie entre les espaces et les formes d’intimité, personnelle et historique, tient en effet largement à l’obsession de l’historien pour l’utérus, point dernier de l’intime. Françoise Simonet-Tenant, quant à elle, lit en regard les journaux tenus par deux diaristes femmes des premières décennies du XXe siècle, Catherine Pozzi et Mireille Havet, et leur assez mince production romanesque (une nouvelle, Agnès, pour Pozzi et un roman, Carnaval, pour Havet) pour mettre en évidence la transposition et la consonance de l’intime dans les deux genres, mais aussi les effets de lecture qui restent attachés spécifiquement au journal, dans les ambiguïtés, les approximations, les imperfections de l’écriture immédiate de l’expérience intime. Dans les deux cas, le journal laisse voir, par contraste, un mode de relation à soi, à l’expérience vive, qui échappe à l’affectation de la fiction.
Les deux articles suivants sont consacrés à des manuscrits québécois. La correspondance de Jeanne Lapointe, étudiée par Mylène Bédard, nous introduit dans la modernité littéraire québécoise des années 1940 et 1950 et nous livre les échos des relations fortes et directes qui s’établissent entre Lapointe et ses correspondants, intellectuels et écrivains, et particulièrement ses correspondantes. La liberté d’affirmer des avis parfois tranchés se combine, chez l’épistolière, à une grande réserve intime : la parole est pour elle d’autant moins contrainte que l’échange demeure à distance de la confidence, que le dialogue n’est pas parasité par la curiosité ni par la sentimentalité. Stéphanie Bernier s’intéresse, elle, au « Journal du Bord du Lac » (1966-1976) du poète Alfred Des Rochers, qui peut se lire comme un journal de deuil de l’épouse récemment disparue. De fortes similitudes sont d’ailleurs perceptibles entre le recueil poétique, Élégies pour l’épouse en-allée que compose le diariste à cette époque, et son journal, soulignées par l’organisation chronologique du recueil qui semble redoubler le journal de deuil. Il s’agit de dire et répéter la perte, de chanter la douleur en chantant le paysage mais aussi, dans le même mouvement, de repousser sa propre mort.
Dans la contribution suivante, Louis-Daniel Godin lit, à partir de références psychanalytiques, Le Mausolée des amants d’Hervé Guibert au prisme du ratage. Ce journal du dernier quart du XXe siècle, préparé pour une publication posthume, tresse aveu intime et récit romanesque : l’impudeur y est constante et revendiquée – mais l’aveu est reporté à une époque où le diariste ne sera plus. Le fantasme s’y développe comme la forme donnée à un désir infini dont le verso serait le ratage. Le journal permet de consigner à la fois l’infini du désir et l’expérience du réel qui impose celle de l’échec, au point que le mouvement du désir se révèle désir de ratage.
Le dernier article confronte encore une fois l’éthos poétique à son pendant diaristique, cette fois-ci chez la poétesse Marie Uguay, morte d’un cancer en 1981. Elisabeth Chevalier distingue le mode de relation du poème – intime et impersonnel – et celui du journal porté par une forme d’insatisfaction, par le regret de ne pouvoir produire une œuvre poétique pleine, juste. Dans la solitude de l’écriture intime et au fil de l’évolution de la maladie, le journal construit un éthos tragique. L’écriture quotidienne met en mots la vie, l’impuissance de la diariste contre la maladie, et l’affirmation de ce discours impossible et nécessaire.
Dans la diversité de ces textes et de ces approches, l’éthos se révèle bien au cœur du geste d’écriture intime et, de fait, au cœur de la lecture du journal. Celui-ci ne présente pas une trame narrative comme le roman ni une image chargée de sensations comme le poème : les confrontations de l’éthos diaristique avec celui du roman ou du recueil poétique permettent de mieux identifier les particularités du premier. Dans le récit sans événements du journal où l’amour, le deuil, la maladie, mais aussi la vie quotidienne, la réflexion intellectuelle ou l’écriture de l’œuvre littéraire imposent leur rythme, leurs discours et leurs silences, une image de soi, consciente ou non, s’impose au lecteur, que l’on peut rattacher à la parrhêsia foucaldienne. L’effet du discours intime sur le lecteur tient à la vérité sur soi qui l’anime ; il s’agit toujours de transcrire l’expérience vive, au risque éventuellement de l’impudeur. La question du caractère littéraire ou non du journal qui transparaît ici ou là dans le volume est sans doute alors de pertinence limitée : à partir du moment où le diariste prend le risque de tenir un discours vrai, le journal publié offre à la fois une expérience existentielle irrécusable et une forme langagière à cette expérience.
On peut regretter que l’étude de la correspondance soit aussi marginale dans ce numéro, avec une seule contribution. Or l’éthos épistolaire est très différent, finalement, de celui du journal du fait des modes de communication de chacun des genres. Un autre volume serait nécessaire pour en déplier les dimensions.

Michon. « Dans le courant des Deux Beune », Cahiers Pierre Michon, n°2, octobre 2024, Presses universitaires de Rennes, 270 p., 25 €. Pierre Michon est un auteur généralement bien servi par ses commentateurs. Un peu trop parfois. C’est l’impression que donne ce deuxième numéro des Cahiers Michon. Il convenait sans doute de saluer la publication des Deux Beune ; l’auteur est si rare et sait si bien se faire attendre que chaque nouveauté constitue un événement en soi – on le constate en parcourant la liste très longue des publications et manifestations qui ont accompagné la sortie des Deux Beune au printemps 2023. Mais, à bien y regarder, la moitié des pages qui grossissent ce volume ne sont pas nouvelles, soit qu’il s’agisse de textes de Michon déjà connus, soit qu’il s’agisse d’articles déjà parus… ou commentant des articles déjà parus. Au cœur de ce volume figure toutefois une bonne douzaine de contributions souvent substantielles et pour le coup inédites ou presque. La première, d’Agnès Castiglione, est une étude génétique qui s’avère d’autant plus nécessaire qu’il faut remonter quarante années en arrière pour comprendre d’où viennent les Deux Beune, quarante années durant lesquelles ce projet littéraire, d’abord intitulé L’Origine du monde, a suivi des chemins souterrains que l’étude des carnets et brouillons de Michon permet de reconnaître et dont La Grande Beune, en 1996, ne constituait finalement qu’un point d’étape. La reproduction d’un grand nombre de manuscrits et tapuscrits donne à cet égard une idée du travail accompli pour polir le langage et aboutir au mince volume de 150 pages donné par Verdier en 2023. Suit un passage en règle à la moulinette freudienne par Laurent Fourcaut ; histoire d’eaux, roman des fentes géologiques et des grottes utérines, les Deux Beune se prêtent, en effet, d’assez bonne grâce à l’exercice. Celui-ci a cependant ses limites et l’on se doute que Michon, en convoquant tout le « bataclan » analytique (Œdipe, castration…) se joue, non sans malice, de ce type d’approche : c’est du reste l’idée qui transparaît dans les contributions de Yann Mével et François Berquin, l’un soulevant la question du grotesque et l’autre de la dérision pour aller vers une lecture au second degré du roman qui convainc davantage. Autre contribution significative, celle de Philippe Berthier, lecteur attentif du Grand Meaulnes, tout comme Michon, qui voit dans le petit instituteur des Deux Beune une sorte de François Seurel perverti : Philippe Berthier montre ainsi comment la littérature vient s’inscrire dans un juste-avant de la béance ouverte par l’assouvissement final du désir sexuel, ce qui nous ramène au cœur des questions d’écriture. Un article de Patrick Marot sur la métaphore vient clore utilement l’ensemble avant que ne débute le chapitre des salutations, recueil d’hommages plus ou moins réussis à « l’écrivant considérable ». Parmi ces salutations, on notera « Les sept scènes romaines » de Patrick Wald Lasowski qui met en place un jeu de miroirs très évocateur entre Michon, Quignard, Bonnefis et Lyotard. Le lecteur peu pressé et amateur de plaisanterie pourra également lire la lettre de Dolorès Lyotard qui, pétrifiée par l’admiration, explique sur dix longues pages qui pèsent et qui posent pourquoi elle n’écrira pas sur Michon. Écrire qu’on ne peut pas écrire, il est vrai que personne n’y avait pensé.

Mirbeau. Octave Mirbeau, Études et actualités, « Ami des arts et des artistes, source d’inspirations… », n° 5, 2024, Éditions du Petit Pavé, Les amis d’Octave Mirbeau, 2024, 503 p., 26 €. Avec le soutien des Éditions du Petit Pavé et sous la direction de Pierre Michel qui coordonne l’ensemble du volume – richement illustré comme à l’accoutumée -, ce numéro propose une série d’études, des créations, des documents et des témoignages. Il comprend également une bibliographie des études mirbelliennes les plus récentes ainsi que des notes de lecture et des nouvelles diverses. Cette variété frappante à la lecture qui, parfois est susceptible d’égarer le lecteur, n’en demeure pas moins un choix éditorial doublement justifié. D’une part avec la volonté d’enrichir les études mirbelliennes sur un plan universitaire. D’autre part avec le désir d’ouvrir l’œuvre de « l’imprécateur au cœur fidèle » à la société contemporaine et à ses acteurs autres que spécialistes.
Du côté des études, dans « L’abbé Jules, impossible ascète schopenhauerien », Arthur Ouvrard confronte le personnage de roman à la philosophie pessimiste en partant de la lecture par Mirbeau des Pensées et fragments d’Arthur Schopenhauer traduit par Jean Bourdeau en 1880. À partir de la thématique de l’amour démystifié, l’article considère la manière de regarder le monde qui entoure l’écrivain et le philosophe, en s’attachant à mettre au jour un être humain pétri de contradictions parti à la recherche d’un idéal que l’esprit conçoit comme le terme d’une (im)possible perfection. Patrick Bougeard, dans « La Boîte de Pandore. Une lecture des 21 jours d’un neurasthénique », s’intéresse à un roman où, au-delà d’une unité de composition problématique, l’interprétation se fait par l’intermédiaire de considérations liées à la spatialité : clôture et déplacements sont envisagés sous l’angle des personnages qui, confrontés aux espaces, donnent à voir les « turpitudes de l’humanité ». Cette humanité ne va pas sans l’animalité chez Mirbeau comme en témoigne la lecture d’Amel Abderrahmane à propos de Dingo : « Un récit au carrefour des genres ». L’auteur questionne la manière de faire roman en prenant appui sur le dernier récit de Mirbeau qui met en scène le portrait de l’artiste en jeune chien. En envisageant les questions liées au genre de ce roman (récit hybride, fable, autofiction, satire sociale), et en s’intéressant à la préface proposée par Pierre Michel (« De la fable à l’autofiction »), Abderrahmane considère la représentation d’un réel que Mirbeau « transfigure ».
Dans le volume, l’exploration romanesque cède ensuite la place à une réflexion d’Antoine Juliens sur la « Terreur au Grand Guignol. La douche écossaise avec André de Lorde et Octave Mirbeau. » Les considérations historiques sur un théâtre connu pour la mise en scène d’histoires macabres se mêlent à d’autres analyses en lien avec la représentation d’un sentiment : celle « d’un grand mystère de la peur » incarné par deux hommes de lettres présentés comme des « augures de la peur ». Il est question de regarder ce que le théâtre cherche à incarner sur scène tout en justifiant le choix d’une démarche comparatiste : adaptation de de Lorde avec André Heuze du roman Le Journal d’une femme de chambre en 1931 et traitement de la folie, deux éléments parmi d’autres servant à la réflexion croisée menée par Juliens. Au-delà des dramaturges, il est question d’interroger ce que le théâtre met en scène, ce qu’il « exorcise », ce qu’il « questionne », ce qu’il révèle de nous-même au fond, une sorte de peur « méphistophélique » que chaque représentation vient « réenclencher », donnant ainsi au théâtre une dimension indéniablement tragique.
Des considérations théâtrales, on en vient ensuite à celles sur les amitiés d’artistes. Marie- Hélène Prouteau s’intéresse à Vincent Van Gogh et Émile Bernard. En retraçant la rencontre entre les deux hommes, leurs échanges sur l’art et leur correspondance, Prouteau éclaire le lecteur sur la nature d’une relation. C’est également le cas dans l’article consacré à Camille Claudel et Mirbeau. Par l’intermédiaire de « Trois lettres inédites de Camille Claudel » Reine-Marie Paris considère ce que Pierre Michel a développé dans le Dictionnaire Octave Mirbeau: l’écrivain féru d’art, observateur averti du travail de « grands et sincères artistes ». Ces amitiés épistolaires se poursuivent ensuite avec Mirbeau et Geffroy dans « Une amitié scellée par l’amour de l’art ». Patricia Plaud-Dilhuit organise sa réflexion autour de ce qui sépare et réunit les deux hommes – fréquentation du Grenier d’Auteuil autour d’Edmond de Goncourt. Ce lien établi à travers les nombreux exemples auxquels fait appel Plaud-Dilhuit, Annie Rizk cherche à l’explorer en considérant cette fois « deux esprits libres » en la personne de Mirbeau et de Colette. Le lecteur, surpris de prime abord par un tel rapprochement et par l’angle d’approche choisi – des textes de Colette à l’anarchisme littéraire de Mirbeau -, découvre ensuite une succession de considérations : mariage bourgeois, anticonformisme, genre et sexualité. L’article vise avant tout à justifier une démarche désireuse d’établir des connexions sur ce qu’est être un écrivain, question qui débouche, au fond, sur la difficulté à établir l’évidence anarchiste du côté de Colette, de l’aveu même de l’auteure lorsqu’elle considère la notion de « génie » directement reliée à un ordre biologique : « La notion d’anarchisme, pertinente pour le premier, l’est beaucoup moins pour la seconde. »
C’est sur cet article que se termine la partie « Études », laquelle laisse place à une rubrique nouvelle : celle des « Créations ». Cette partie du volume fait appel à une autre manière de parler de Mirbeau, de prolonger son œuvre aujourd’hui. Philippe Barbier, Corinne Taunay et Dona- Mosaïste, tous trois artistes s’accordent « en toute liberté » le droit de parler de Mirbeau. Barbier par exemple, nous propose, à la manière des cursus universitaires en écriture et création, un portrait de l’homme de lettres en « animal politique » et un « dialogue imaginaire ».
Outre les « Créations », le volume nous offre comme à chaque fois une série de documents : des lettres inédites d’Octave Mirbeau commentées par Pierre Michel et qui viennent compléter l’édition du tome IV de la Correspondance générale aux éditions du Petit Pavé en 2022. Parmi elles, une lettre de Mirbeau à Villepreux à propos des Lettres de ma chaumière et une autre à Edmond Cousturier après la parution du Calvaire. Cette correspondance met en évidence la réception du texte mirbellien, tout en ouvrant la voie à de nouvelles perspectives : la relation Mirbeau / Feydeau. Hormis les lettres écrites par Mirbeau, mentionnons la présence de deux lettres de Clemenceau à Mirbeau attestant de l’intérêt porté par l’homme politique aux pièces de Mirbeau : Les Mauvais bergers, Les Affaires sont les affaires, Le Foyer. Ce dernier texte fait d’ailleurs l’objet d’un article rédigé par Agnès Elthès : « Autour du Foyer en Hongrie ». Clemenceau apprécie en Mirbeau « le penseur, l’écrivain, l’homme d’action » avec lequel il a noué une amitié. Cet éloge de l’homme de lettres apparaît aussi chez Anatole France dans les considérations de Sylvie Le Gratiet à propos d’une vente de la maison Alde au musée Eugène Carrière en 2021: l’album Aux victimes de la guerre russo-japonaise, un Comité d’artistes comprenant des documents autographes dans la reliure (une lettre d’Anatole France à Mirbeau et la réponse de ce dernier). Au-delà des documents, il y a aussi des « Témoignages ». Éclectiques, ces derniers interrogent la réception de l’écrivain : « Pourquoi lire Mirbeau » (Pierre Michel), « Le Calvaire à Singapour » (Yann Perron), « Lisa Martino en Célestine » (Daniel Villanova) à l’occasion des représentations du Journal d’une femme de chambre en 2022.
La lecture de ce numéro 5 d’Études et actualité offre aux lecteurs, sous l’apparente diversité des sujets abordés, une nouvelle occasion de se (re)plonger dans la vie et l’œuvre d’un auteur auquel Pierre Michel a consacré une vie entière de chercheur, comme en témoigne le principal intéressé dans ce numéro : « C’est en décembre 1966 que j’ai déposé, à la Sorbonne, mon sujet de thèse sur Octave Mirbeau, la première en France […] » Nous mesurons en 2024 l’apport de Pierre Michel aux études mirbelliennes. Qu’il en soit remercié et que chaque lecteur puisse y puiser çà et là la matière de réflexions toujours renouvelées au prisme d’un XXIe siècle encore confronté à bien des « Turpitudes sociales ».

Opium. Éric Walbecq, Paris opium, Paris, Éditions L’échappée, « Paris perdu », 2024, 416 p„ 29 €. Paris opium, le dernier opus d’Éric Walbecq, paru dans la collection Paris perdu, nous entraîne comme un guide touristique alternatif dans les fumeries d’opium de la Belle Époque. Derrière les arabesques de sa typographie et des fleurs de pavot qui ornent sa couverture, il s’agit bien d’un ouvrage d’érudition, à la fois littéraire et historique, que nous livre ici le bibliothécaire de la BnF. La consommation d’opium à Paris, moins connue que celle de villes portuaires telles que Toulon ou Brest, est copieusement documentée par l’auteur à travers une recension commentée de textes. Sans chercher à transposer dans ce cadre le concept d’anthologie littéraire des Écrits stupéfiants (2019) de Cécile Guilbert, l’auteur s’appuie plutôt sur les écrits journalistiques de l’époque et l’étude de l’apparition de l’opium sur scène pour cartographier sa diffusion dans la capitale et sa pénétration dans l’imaginaire.
L’ouvrage gravite autour de la réédition commentée de L’opium à Paris (1907) de Delphi Fabrice (1877-1937), épigone de Jean Lorrain, journaliste, ainsi qu’auteur de roman et de théâtre. Après une introduction contextuelle et biographique, le texte restitué nous plonge dans les allées hallucinées de la consommation d’opium et nous balade au milieu de la faune hétéroclite des opiumanes, intoxiquée dans ses volutes de fumée bleue. À celle-ci se mêle tout un petit monde médiatico-littéraire. Des bouges prolétariens des bas-fonds aux salons damassés du Tout-Paris, la fée brune étend son emprise sur tous les milieux de la société sans oublier les écrivains. Et, comme il n’y a jamais loin des transes (pseudo-)mystiques aux misères de l’addiction, le reportage de Fabrice louvoie, dans une crudité fin-de-siècle, entre les Contes d’un buveur d’éther et L’Assommoir, tout en citant régulièrement Baudelaire, qui nous guide dans les paradis artificiels comme Virgile dans la Comédie.
Le livre de Delphi Fabrice, ainsi que les textes de Willy, Colette, d’autres, et les précisions que Walbecq y ajoute, constituent une intéressante contribution à l’étude des réseaux médiatico- littéraires, parallèlement aux correspondances ou aux groupes éditoriaux. Sans prétendre à une analyse sans doute hasardeuse de « réseaux toxicomanes », le livre suggère néanmoins une communauté, sinon une circulation de pratiques. La juxtaposition du texte de Fabrice et du complément sur Colette manque un peu de liaison, mais peut-être est-ce aussi une manière d’éviter l’écueil d’une présentation trop cohérente et certainement fantasmée d’un Paris littéraire tout entier réuni dans l’opiomanie. À cet égard, la prudence nous est dictée par Colette elle-même, lorsqu’elle évoque en 1911 deux « “fervents de la drogue” – empoisonnés moins par l’opium, que par la littérature » (p. 390). L’extrait est révélateur de la puissance de l’opium (et de la drogue en général) sur l’imaginaire de l’époque, conscientisé depuis le naturalisme à l’observation de la misère sociale et attiré par la décadence et le symbolisme dans les régions des ailleurs inhumains et vaporeux. À cet égard, l’exemple des réunions occulto-opiomanes de Stanislas de Guaita ne manque pas d’intérêt.
La valeur de cet ouvrage réside donc à la fois dans le tableau précis qu’il nous dresse de la consommation d’opium dans le milieu parisien et de sa portée dans les réseaux de sociabilité.
Toutefois, certains textes de la partie médiane, entre Fabrice et Colette, paraîtront d’un anecdotisme qui siéra sans doute mieux à l’historien qu’au littérateur, et nous regretterons l’absence d’une bibliographie générale nous permettant de retrouver facilement les ouvrages mentionnés. Saluons néanmoins l’originalité de la démarche et le travail de bénédictin fourni.

Parnasse. Le Parnasse contemporain. Recueil de vers nouveaux (1866), sous la direction d’Henri Scepi et Seth Whidden. « Bibliothèque du XIXe siècle », 114, Classiques Garnier, 2024, 721 p., 52 €. La publication, en 1866, du Parnasse contemporain constitue un événement capital de notre XIXe siècle littéraire. Autant dire qu’une édition critique s’en imposait depuis longtemps : il faut donc féliciter Henri Scepi et Seth Whidden de s’y être, avec divers collaborateurs, attelés. Il en est résulté un copieux volume de plus de 700 pages, qui s’ouvre sur une substantielle et précise préface de Yann Mortelette, notre meilleur connaisseur du Parnasse, auquel il a consacré un ouvrage de référence (Fayard, 2005). Suivent tous les poèmes inclus dans chacune des 18 livraisons hebdomadaires, qui s’échelonnèrent du 3 mars au 30 juin 1866. Nous est ainsi donné à lire Le Parnasse contemporain tel qu’il fut publié par livraisons. Et chaque livraison est suivie d’une notice critique très fournie.
Comme le souligne Yann Mortelette, Le Parnasse contemporain est un recueil fort éclectique, qui rassemble des poètes très divers sous la houlette de Catulle Mendès et de Louis-Xavier de Ricard, soutenus par l’éditeur débutant Alphonse Lemerre. L’absence de Hugo, ainsi que la première place accordée à Gautier, montrent bien la tendance adoptée : l’art pour l’art. Il n’empêche que l’on ne saurait trouver de dénominateur commun entre Leconte de Lisle et Coppée, Dierx et Heredia, Antoni Deschamps et Verlaine, Arsène Hôussaye et Mallarmé, Villiers de l’Isle- Adam et Luzarche. Mais, comme l’écrivait Pascal Pia, « le Parnasse aura été une des grandes gares parisiennes du XIXe siècle ». Et dans une gare, il y a toutes sortes de gens. De là le caractère hétéroclite de ce « manifeste déguisé » (Y. Mortelette). À lire tous ces poèmes, ce qui frappe en effet, ce n’est pas tant leur diversité que leur extrême disparité poétique. Cela nous conduit à de véritables sommets, puis à une honnête médiocrité, et finit par verser fréquemment dans l’inconsistance, voire, pour quelques-uns, dans une abyssale niaiserie. Autant dire que le désir de renouveau affiché par le recueil n’est souvent qu’un leurre, qui nous vaut un nombre respectable de pauvretés et de sujets de dessus de pendule. Par contre, l’impassibilité revendiquée par les Parnassiens est partout respectée, à l’exception de « Les Scaliger » de Heredia, qui vitupère l’occupation autrichienne de Vérone. En ce qui concerne les textes eux-mêmes, ils sont consciencieusement annotés, avec un recours fréquent aux variantes et aux manuscrits autographes. On y apprend, par exemple, que le célèbre « Le Cœur de Hialmar » de Leconte de Lisle tire sa source d’un recueil de traductions de Xavier Marmier. Est en revanche un peu déconcertante cette note fâcheusement scolaire du même poème : « Le premier et le troisième vers sont des trimètres iambiques et riment l’un avec l’autre ». Confidence pour confidence : nous nous en étions aperçus. Dans les notices elles-mêmes, on retiendra d’intéressantes précisions sur la réception des fascicules, qui ne furent pas toujours très bien accueillis. On ne peut cependant se retenir de penser que, pour nombre de versificateurs sans intérêt, les commentateurs chargés des notices ont dû se battre les flancs, car il ne pouvait en être autrement.
Par ailleurs, il ne s’ensuit pas que les poètes soient tous représentés par des vers de leur meilleure veine – à l’exception, on va le voir, de Mallarmé. Tel est par exemple le cas de Banville, dont l’interminable et fastidieux « L’Exil des Dieux » n’est que du sous-Hugo. Des cinq poèmes de Gautier, quatre sont sans intérêt, et seul se sauve « Le Banc de pierre », qu’une note rapproche à juste titre du « Colloque sentimental » de Verlaine. Leconte de Lisle, fidèle à lui-même, rugit, sauf dans sa délicate et prenante « Vérandah ». Quant à Coppée, il faut savoir que c’est là le premier Coppée, qui cultive souvent un romantisme bon enfant et désuet. Confectionnant à l’envi du pseudo-Leconte de Lisle, Mendès nous donne toute une série de poèmes hindous, pleins de beautés diverses, ainsi : « Et roulons doucement comme un char à deux roues / Qui se livre à la pente heureuse du chemin ». Il en va bien différemment avec Baudelaire, dont les 15 poèmes attestent une inspiration soutenue, en dépit de quelque disparate et du fait que rien n’en est inédit. Net contraste avec Sully-Prudhomme, qui oscille de la philosophie primaire de « Le Doute » à l’Antiquité resucée des « Écuries d’Augias », interminable poème ronflant et boursouflé. La loi d’hétérogénéité du recueil produit, dans la 9e livraison, le bizarre accouplement du versificateur Antoni Deschamps et du jeune Verlaine, lequel s’affirme déjà pleinement avec « Il Bacio » et surtout « Mon rêve familier ». Après cette livraison, on assiste à une dégringolade de plus en plus prononcée, avec le zéro absolu de pièces comme « Molière » d’Arsène Houssaye, poète que la notice d’Aurélie Foglia a quelque mal à sauver du néant. Le meilleur, et de loin, du recueil se trouve dans la 11e livraison (12 mai 1866), entièrement consacrée à Mallarmé, lequel réussit à surpasser même la contribution de Baudelaire. Il suffit de citer les titres des poèmes, dont pas un n’est médiocre : « Les Fenêtres », « Le Sonneur », « À celle qui est tranquille » [« Angoisse »], « Vere Novo », « L’Azur », « Les Fleurs », « Soupir », « Brise marine, » « À un pauvre », « Épilogue » [« Las de l’amer repos »]. C’est bien plus qu’une anthologie : une gerbe splendide. Quand on a parcouru l’accablant amas de platitudes entassées dans le reste du recueil, on ne peut que se réfugier dans ce septième ciel de la poésie. À côté de ce sommet ne font toutefois pas trop mauvaise figure les strophes de l’admirable et si peu connu « Hélène » [« Au bord de la mer »] de Villiers de l’Isle-Adam. Mais tous les porte-lyres qui suivent nous laissent généralement choisir entre une implacable banalité et la plus consternante bêtise, le tout sur fond sonore de machines à coudre versifiantes…
Nous nous empressons néanmoins d’ajouter que tous ces néants poétiques ont pleinement leur raison d’être, historiquement comme littérairement : ils font repoussoir. Cela était bien nécessaire, ne serait-ce que pour introduire de la variété dans le recueil. Et les copieuses notices accordées à chaque livraison se justifient tout autant, soulignons-le. Elles nous offrent en effet toutes les informations souhaitables sur des poètes souvent ensevelis sous la poussière. On sait à quel point l’étude des auteurs peu connus et des comparses est indispensable à l’histoire littéraire, pour – en l’occurrence – reconstituer le paysage si complexe que forme Le Parnasse contemporain de 1866. C’est donc le mérite de cette édition que d’avoir mis en lumière ces disparités, et ressuscité pour nous tant de seconds, troisièmes ou quatrièmes couteaux. – Couteaux ? Non pas, mais minuscules canifs !
Petits détails. P. 19, Le Parnasse satyrique est de 1622, et non de 1620. P. 161, écrire : « le poète symboliste Marcel Schwob », c’est reconnaître ingénument qu’on ignore tout de sa vie et de son œuvre. P. 133, à propos des échos de la poésie de Coppée, on aurait pu souligner que celui-ci fut sans conteste le poète le plus pastiché de son époque. Enfin, on ne s’explique pas très bien pourquoi la page de titre ne mentionne pas les noms des 18 collaborateurs (pas moins !), à qui l’on doit les notices (et aussi, peut-être, l’annotation des poèmes ?). Il est difficile de croire, en effet, que ce soit leur modestie qui leur ait fait farouchement interdire que leurs noms soient mentionnés sur le titre.

Régnier. Henri de Régnier, Paray-le-Monial, La République des lettres, 2022, 86 p., 13 €. Voici une publication inattendue et bienvenue ; jusqu’à présent, si l’on excepte L’Altana ou la vie vénitienne, les rééditions de Régnier ont pour l’essentiel porté sur ses contes et romans. On retrouve ici un essayiste et un mémorialiste de grande qualité. Ce petit livre inaugurait en 1926 une jolie collection des éditions Émile-Paul, « Portrait de la France », publiée sous la direction de Jean-Louis Vaudoyer.
Dans une présentation élégante, les auteurs des trente-quatre volumes parus jusqu’en 1929 évoquaient une ville ou un « pays » auquel leurs noms sont encore souvent attachés : on y retrouve Giono à Manosque, Mauriac à Bordeaux, Mac Orlan à Brest… L’une des curiosités de la collection est de compter un Deauville dû à Pierre de Régnier (et le contraste des villes choisies par le père et le fils est tout un programme !). Depuis, le livre n’a été repris que dans un volume composite paru en 1929 au Mercure de France, joint à Lui ou les femmes et l’amour et à Donc… Régnier conjugue ici l’évocation de Paray-le-Monial avec son histoire familiale personnelle. La première partie, un peu austère, est une promenade dans la ville et son histoire, un parcours de la « Maison des Poupons » à la basilique romane clunysienne ; il insiste sur l’importance de la dévotion au Sacré-Cœur et surtout sur les pèlerinages qui jouèrent un grand rôle dans le sursaut patriotique après 1870 : il donne un portrait haut en couleurs du « général baron Athanase de Charette, l’héroïque et glorieux soldat de Loigny et de Patay » qui « jouissait d’une sorte de popularité sacrée » : enfant, Régnier le vit passer dans une procession. Mais c’est dans la suite du volume qu’il atteint ce qui l’intéresse vraiment : Paray-le-Monial est la ville de sa famille maternelle et, enfant, il y a fait de nombreux séjours. Ce qui frappe surtout le lecteur, c’est la liberté et même la fantaisie de Régnier, trop souvent dissimulées sous l’apparence austère qu’en donnent ses portraits. De cette fantaisie témoigne ainsi la très longue citation des Mémoires de Saint-Simon qui ouvre ex abrupto le livre : une page et demie consacrée à « l’étrange singularité » de Bouchu – et la figure de ce Bouchu inconnu traverse ensuite tout le livre. À plusieurs reprises, l’auteur se défend d’écrire des « souvenirs d’enfance », mais c’est pourtant bien ce dont il s’agit – certes, ce n’est pas l’expression d’un « moi » personnel, mais le souci de retrouver à partir de quelques détails modestes les traces d’un monde disparu : un meuble ancien, une singularité vestimentaire, un rite social, les conduites extravagantes de son arrière-grand-mère, toutes choses dont (comme il le souligne) Régnier a nourri plusieurs de ses romans, en particulier Les Vacances d’un jeune homme sage. Les vieilles demeures familiales recèlent aussi des bibliothèques aux ressources peu communes : les œuvres complètes du cardinal de la Luzerne, le Traité d’hydraulique de M. de Belidor, « dont les planches faisaient mes délices autant que celles du Traité d’architecture de Blondel, dont je possède encore les dix volumes reliés en veau ». Grand amateur de recherches généalogiques (en témoignent deux très longues notes labyrinthiques à propos de quelques figures ancestrales), Régnier excelle dans l’évocation des extravagances légères de ce monde provincial. Mais Paray-le-Monial est surtout un livre de dévotion filiale, écrit dans le contrecoup de la mort de sa mère survenue en juin 1924. Il lui consacre une page touchante, et il est probable que la commande par Émile-Paul d’un volume consacré au portrait d’une ville est survenue peu de temps après cette mort, ce qui aura conduit le poète au choix de Paray-le-Monial : la commande d’éditeur se transformait ainsi en une méditation très personnelle. Dans cette optique, on reprochera à cette nouvelle édition l’absence de la dédicace à la mémoire de la mère disparue, qui ouvre le livre en rappelant, comme une pierre tombale, qu’elle naquit Thérèse-Adélaïde-Adrienne du Bard de Curley à Paray-le-Monial et que la famille s’inscrivait dans l’histoire de la ville. En fin de volume, l’éditeur propose une brève notice qui rappelle les grandes lignes de la vie et de l’œuvre de Régnier, mais sans du tout replacer Paray-le-Monial dans la chronologie : la date de publication du livre n’est pas même mentionnée.

Roussel. Philippe Lapierre, Raymond Roussel et Marcel Duchamp. Enquête sur une gémellité, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2024, 336 p., 26 €. L’idée de « rendre à Raymond ce qui appartient à Marcel » n’est certes pas nouvelle, et Duchamp s’est employé lui-même à rappeler avec une constance – peut-être un peu suspecte – ce qu’il devait à Roussel : une représentation en 1912 d’Impressions d’Afrique en compagnie de Francis Picabia, Guillaume Apollinaire et Gabrielle
Buffet serait la matrice du Grand Verre et partant de ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler l’art conceptuel. Nombreux sont les exégètes qui, depuis les années soixante, se sont attachés à suivre cette piste en cherchant à donner un nom ou un sens aux troublantes ressemblances qu’entretiennent Roussel et Duchamp. C’est à leur suite que s’inscrit très explicitement Philippe Lapierre. Après Raymond Roussel, sa vie son œuvre, séquençage chronologique, fine chronique égrenée 365 jours durant sur Instagram, Philippe Lapierre reprend le principe d’une enquête graphique appliquée à circonscrire les isométries directes et indirectes qui apparaissent quand on met en vis-à-vis Roussel et Duchamp. Il montre ainsi que la fréquentation de Roussel nourrit toute l’œuvre de Duchamp et va très au-delà de ce qu’on pourrait appeler une influence ou une source d’inspiration. La résonance atteint sa plus haute intensité quand, au chapitre VII, l’installation testamentaire de Duchamp, Étant donnés…, devient la neuvième des cages vitrines réfrigérées de Locus solus, suggérant que le gaz duchampien est en fait ce mélange roussellien de résurrectine et de vitalium qui ranime les défunts… Si l’auteur connaît son Roussel sur le bout des doigts et maîtrise parfaitement la bibliographie Duchampienne, c’est surtout, et là réside son originalité foncière, par son intelligence du trait qu’il parvient à nouer les fils de deux destinées artistiques qui pourraient rester parallèles et ne jamais se rejoindre. Il y a d’abord le texte, bien sûr, d’une plai­sante liberté de ton ; l’essai décline ainsi sur seize chapitres les points de convergence entre Roussel et Duchamp, certains déjà bien connus de la critique – l’ingénieur, l’illusionniste, le stra­tège – d’autres plus inattendus – le taxidermiste, le pornographe -. Mais, au-delà du texte, il y a ces quelque 158 dessins à l’encre qui, hommage manifeste à la culture visuelle qui a bercé l’enfance de Roussel et Duchamp à la fin du XIXe siècle, mettent en scène une rencontre féconde quoiqu’elle n’ait jamais vraiment eu lieu : montages et remontages de photographies d’époque, schémas, organigrammes, plans, infographies d’une inventivité débridée, les images viennent fouiller les chausse-trappes, creuser les mises en abyme, dégager certaines perspectives et finalement stimu­ler notre représentation d’une gémellité aussi évidente que difficile à saisir. En témoigne ce facé­tieux double portrait final où Rrose Sélavy prend nonchalamment la place de Charlotte Dufrène aux côtés de Raymond Roussel, parodie d’une photographie Otto bien connue des roussellâtres. À l’instar de ses héros, Philippe Lapierre est un oculiste méticuleux, qui sait changer d’optique quand il le faut, c’est à dire quand la certitude d’avoir compris quelque chose de ce qui se joue entre Roussel et Duchamp se dérobe pour la énième fois et tourne à la frustration. Au terme de l’enquête se dessinent ainsi les trajectoires parallèles de deux ornithorynques, l’un conscient de n’être pas tout à fait seul de son espèce et l’autre pas, deux êtres en exil qui ont finalement changé l’art du XXe siècle.

Urolagnie. Des pisseuses. Par Louis Perceau, Pierre Louÿs, Boucher, Lequeu, Gauguin, & quelques autres encore…, « Livrets d’art », Angoulême, Marguerite Waknine, 2024, 24 p. + cahiers d’illustrations, 10 €. Urolagnie : terme médical et psychanalytique, signifiant érotisation de l’urine. Cette plaquette reproduit deux textes, d’abord les sept poèmes des Pisseuses de Louis Perceau, vers de coupe classique : « Elles viennent par deux, par trois, / Comme les buveurs à l’auberge, / Et dans la tiède nuit, je crois / Sentir comme une odeur d’asperge ». Ces poèmes furent d’abord publiés en 1934, en une plaquette hors commerce, dont Pascal Pia précise: «La plupart des exemplaires […] ont été vendus au cours des soirées du Lapin Agile, à Montmartre, où Perceau allait une ou deux fois par semaine réciter ses Pisseuses ». Le second texte est extrait des Douze douzains de dialogues de Pierre Louÿs, infiniment plus épicés encore que les vers de Perceau. Les protagonistes de ces deux textes sont toutes des femmes, mais, pour les hommes, on ne peut guère citer que la série des Pisseurs peinte par Dubuffet. Remarquable est le cahier d’illustrations de cette plaquette, qui, à côté, de gravures, de dessins et de sculptures, présente un Gauguin de Tahiti peu connu, Tè poipoi, et un superbe Boucher, La Toilette intime. C’est là une belle réalisation des éditions Marguerite Waknine, qui ont déjà publié toute une série de plaquettes de textes rares et curieux, élaborées avec beaucoup de goût, et très variées : Élie Faure, Mozart, Banville, Suarès, Pïcabia, Rabbe, Fleuret, Pozzi, Rollinat, Nodier, Rodenbach, De Bosschère, Tsvetaeva, Ensor, Nouveau, Nadar, Urmuz, Roussel, Crevel, Forneret, Cazotte, etc. Un tel éclectisme mérite d’être salué, et on ne peut que souhaiter longue vie à ce vaillant éditeur hors série, dont le catalogue offre à boire et à manger.

Michel Braud, Patrick Besnier, Jean-Paul Goujon,
Jean-Philippe Guichon, Aurélien Lorig, Martin Michel, Francesca Quey