LIVRES REÇUS
Absinthe. Benoit Noël et Bastien Loukia, Sur les ailes de l’absinthe, voyage en 24 dimensions, préface d’Aude Fauvel, BVR éditions, 2021, si, 96 p., 19 euros. Difficile de classer ce volume de grand format ! Ce n’est ni une BD ni un roman dessiné, mais un long texte illustré retraçant depuis l’origine l’histoire de l’absinthe. Passant de l’étoile absinthe à la fée verte, Benoit Noël résume dans des bulles ou sous forme de dialogue entre les protagonistes les épisodes marquants de l’aventure de l’absinthe, à travers des illustrations de Bastien Loukia. Les dessins qui illustrent ce volume sont désarmants. De couleurs très vives, ils oscillent entre un art naïf marqué par le psychédélisme et un réalisme parfois enfantin. Les pages consacrées à Paul Verlaine, inspirées par la célèbre photographie au verre d’absinthe, sont sans doute les plus réussies de l’album, en raison de leur réalisme. Apparaissent au fil des pages d’autres personnages bien connus dont les relations avec l’absinthe sont légendaires, comme André Gill ou Alphonse Allais (on regrettera cependant l’absence totale d’Alfred Jarry, pourtant bien digne d’y figurer…). Les 24 voyages sont analysés (sorte de notes de bas de pages si l’on veut) en fin de volume, donnant des précisions sur ces voyages. Livre inclassable donc, mais d’une lecture agréable.
Baudelaire. Patrick Labarthe (dir.), Baudelaire et ses autres, Genève, Droz, coll. « Histoire des idées et critique littéraire », 2023, 600 p., 45 CHF. Coordonné par l’éminent baudelairien Patrick Labarthe, auteur notamment de l’incontournable Baudelaire et la tradition de l’allégorie (1999), cet ambitieux volume regroupe les textes de 24 contributions issues d’un cycle de conférences organisées à l’université de Zurich en 2017 pour célébrer le 150e anniversaire de la mort du poète. Affirmons le d’emblée, dans un paradoxe tout baudelairien, l’origine circonstanciée – Labarthe ayant tenu à « laisser chaque collaborateur aller librement dans son sens » (p. XXVI) – qui aurait pu être une faiblesse, fait toute la force d’un ouvrage structuré en quatre parties cohérentes autour de la problématique de l’altérité. Surtout, l’hétérogénéité du volume est revendiquée comme la méthode analogique permettant de renouveler l’approche d’une œuvre « qu’on ne saurait réduire à l’unité fallacieuse d’une doctrine » (p. X). Mû donc par l’ambition de restituer la « polyphonie énonciative » (ibid.) de cette poésie, le volume explore sa double résonance spectrale : il s’agit de « porter l’attention la plus extrême aux vestiges des voix disparues, celles des poètes dont le spectre hante l’espace de cette œuvre » (p. X-XI), mais aussi d’en étudier « le rayonnement sans pareil » (p. XI). Pour souligner « la diversité de la réception du poète » (p. XXVI), la préface propose enfin une synthèse aussi pertinente qu’utile des grandes étapes de la réception de Baudelaire depuis Rimbaud ou Mallarmé jusqu’à l’apport philologique plus récent de Claude Pichois, en passant par les lectures contrastées de Thibaudet, Sartre, Bataille ou Blin.
C’est la résonance de « l’écho baudelairien » (p. 45) dans son époque qu’interroge d’abord la première partie. Antoine Compagnon sonde l’écho contemporain du rapport complexe qu’entretient Baudelaire à la critique journalistique en analysant trois attributs nécessaires (l’athlétisme, la camaraderie et l’éreintage) à la survie éditoriale du poète-critique au XIXe siècle ; tandis que Jean-Claude Mathieu, dans une lecture prosodique très attentive des Fleurs du mal, traque comment les multiples résonances internes du mot « écho » creuse l’abîme sonore et symbolique de ce recueil. Les autres contributeurs étudient « la résonance Baudelaire » (p. 65) produite par l’écho diffracté, subjectif et moderne, de poètes du passé dans son œuvre. Dans une lecture d’inspiration benjaminienne lumineuse et resserrée de poèmes des Fleurs du mal, John E. Jackson démontre que Baudelaire procède à une intériorisation de la réalité par le corps, y compris le corps mort, et conclut que dans « Un voyage à Cythère », « le poète va s’identifier […] avec le pendu […] dont les mutilations du corps déchiqueté ne sont plus dès lors que la figuration allégorique » (p. 20). Résonant subtilement avec celle de Jackson, la contribution de Jacqueline Cerquiglini-Toulet souligne que l’apport de Villon à l’œuvre baudelairienne, notamment via le motif du pendu de sa célèbre ballade médiévale, est moins directement intertextuel que spectral. C’est aussi la question de la spectralité, mais cette fois du je lyrique dépersonnalisé du poète, qu’explore Aurélie Foglia en scrutant tour à tour incertitude de l’énonciation, valse des pronoms personnels, ou encore vaporisation du moi et des objets sous l’effet des drogues. Dans une lecture prosodique très informée des Fleurs du mal, Olivier Pot montre quant à lui comment Baudelaire, désormais chiffonnier chansonnier de la modernité urbaine réinvestit notamment forme et contenu de la chanson de la Renaissance, alors que Béatrice Guion, par une étude informée du contexte éditorial des Pensées contemporain à Baudelaire, réévalue la résonance angoissée et vertigineuse de ce texte pascalien dans sa poésie.
La deuxième partie est consacrée principalement à l’étude de l’ambivalente « empathie de quelques grands esprits avec Baudelaire : Barbey, Huysmans, Valéry, Drieu » (p. XVIII). Sont ainsi réunis quelques grands spécialistes de ces auteurs, également fins lecteurs du poète du XIXe siècle. Les deux premières contributions explorent les rapports du poète critique d’art à la peinture de son époque. Alors que Christine Peltre analyse ce qui sépare la conception orientaliste du poète coloriste de l’« Orient moderne » représenté par les peintres des Salons tels que Chassériau ; Julien Zanetta traque dans les écrits théoriques de Baudelaire les éléments critiques des deux travers qu’il reproche aux peintres de son époque, à savoir « le doute en peinture » et l’éclectisme. Par une étude croisée de la correspondance et des articles de presse de Barbey d’Aurevilly et de Baudelaire, Pierre Glaudes révèle d’abord les affinités électives des deux auteurs antimodernes, avant de montrer comment, en dépit d’une émulation réciproque à l’éreintage d’auteurs honnis, leur connivence s’effrite : Barbey en vient à reprocher à Baudelaire les litanies d’un satanisme cabotin, alors que ce dernier ne finit par voir dans le Connétable des lettres qu’une girouette oscillant entre catholicisme rigoureux et défroque libertine. Bertrand Marchai synthétise quant à lui l’usage que Huysmans fait de Baudelaire dans À rebours, à savoir l’élaboration d’un discours critique, d’une poétique (celle du roman condensé en poème en prose) et de doubles ambigus du poète (Moreau/Degas ; Flaubert/Goncourt). Michel Jarrety et Jean-François Louette explorent quant à eux les rapports complexes qu’entretiennent respectivement Paul Valéry et Drieu La Rochelle à Baudelaire. Si Valéry émet quelques critiques aussi subjectives que négatives sur la versification des Fleurs du Mal. Jarrety montre surtout que le poète sétois s’intéresse en fait assez peu à un poète dont il fait surtout un prédécesseur du symbolisme mallarméen. Par une étude poussée de l’intertextualité baudelairienne dans deux romans de Drieu, Louette montre comment plusieurs motifs baudelairiens ambivalents (prostitution ou décadence, par exemple) imprègnent l’éthique et l’esthétique du romancier fasciste.
La « troisième partie tourne essentiellement autour du Spleen de Paris » (p. XXVIII), dont Jean- Michel Adam retrace d’abord avec érudition l’histoire éditoriale complexe. Il démontre comment la logique sérielle de prépublication des poèmes en prose dans les journaux aboutit bien à la genèse d’un véritable recueil à la logique rhapsodique et combinatoire mûrement réfléchie par Baudelaire. Les trois contributions suivantes s’inscrivent dans une fructueuse perspective comparatiste. Filip Kekus confronte les notions de « fantaisisme » nervalien et de « bohémianisme » baudelairien dont il montre qu’elles se font écho pour esquisser la modernité d’une poétique impressionniste de « la sensation démultipliée » : ivresse (métaphorique) et imagination brouillent conjointement les frontières poreuses entre rêve et réalité ; celle de Dagmar Wleser analyse comment l’appropriation baudelairienne de la marionnette, qui en vient « à allégoriser l’usure d’un certain prolétariat urbain » (p. 361), se démarque de l’héritage marionnettiste romantique d’Hoffmann et de Kleist, tandis que la contribution d’Aurélie Leclercq explore comment la singularité imprévisible de l’événement informe la poétique baudelairienne. L’érudite approche historique de Paolo Tortonese lui permet de resituer la théorie baudelairienne du comique, tributaire du satanisme romantique, dans la longue tradition chrétienne de condamnation du rire, alors que l’approche philologique de Christoph Gross le conduit à réévaluer le rapport de Baudelaire au Parnasse par l’étude détaillée d’une strophe ajoutée aux célèbres « Bijoux ». La partie se clôt sur une contribution de Dominique Combe qui montre comment Baudelaire évince Sainte-Beuve et érige Aloysius Bertrand en précurseur oublié pour mieux se proclamer véritable inventeur du poème en prose.
La dernière partie se penche sur l’horizon poétique de l’œuvre baudelairienne : Peter Frôhlicher esquisse une suggestive poétique du ciel dans Les Fleurs du mal qui résonne avec celle proposée par Henri Scepi dans son récent essai Baudelaire et le nuage (2022), alors que Patrick Suter réévalue les liens entre nature et art chez le poète dans une lecture d’inspiration benjaminienne. Les deux dernières contributions se tournent enfin vers l’horizon des langues étrangères. Stefano Prandi explore la réception des Fleurs du mal dans la poésie italienne de la seconde moitié du XXe siècle, tandis qu’Anthony Mortimer retrace les deux moments Baudelaire (Swinburne, T. S. Eliot) de l’appropriation britannique de sa poésie, avant d’expliciter quelques défis que pose ce texte au traducteur des Fleurs du Mal.
Ce bel ouvrage aurait pu s’appeler Spectres de Baudelaire : il montre à quel point cette poésie spectrale continue, comme le suggère la postface de Jean-Paul Avice, de hanter lecteurs avertis ou non du poète. Le judicieux choix d’inclure six illustrations dont quatre portraits de Baudelaire, confèrent en outre une aura fantomatique au livre : intensité et angoisse percent dans un regard ironique que le poète semble adresser au lecteur devant l’éternité. Il serait impossible de vanter si brièvement toutes les qualités d’un volume collectif qui saura intéresser aussi bien spécialistes, étudiants ou amateurs d’une œuvre dont il nous rappelle combien elle reste capitale pour comprendre, ou simplement vivre, notre époque.
Drieu la Rochelle. Pierre Drieu la Rochelle, Trois Lettres aux surréalistes, Gallimard, Les cahiers de la nrf, 2024, 156 p., 17,50 €. La photographie de Man Ray portée en frontispice de l’ouvrage annonce la couleur : on y voit Breton sur la gauche et Drieu sur la droite, dos-à-dos, tels deux duellistes au pistolet prêts à en découdre. De fait, Trois lettres aux surréalistes reprend les pièces principales à verser au dossier de la rupture entre Drieu la Rochelle et ses amis surréalistes, à savoir les textes publiés par Drieu entre août 1925 et juillet 1927, dans La NRF et Les Derniers Jours, textes dans lesquels il expose les motifs d’un éloignement qui deviendra fracture irrémédiable. S’y ajoute, en annexes, un ensemble de lettres et articles qui documentent utilement les alentours de l’affaire. Dans sa préface, précise et bien informée, Bertrand Lacarelle rappelle à quel point Drieu fut, au départ, bien davantage qu’un simple compagnon de route du surréalisme et combien cette proximité devait à l’affection qui le liait à Aragon. La rupture n’en sera que plus amère et violente. On le sait, c’est sur la conception de l’engagement que viendront, en effet, se fracasser la proximité intellectuelle et l’amitié : dans ces lettres, le propos de Drieu tourne entièrement autour d’une conception de l’action incompatible avec toute espèce d’engagement politique formel. Pour lui, « L’art est une action. L’artiste exerce les mêmes qualités morales que l’homme d’action ». Autrement dit, l’artiste ou l’intellectuel n’est plus à sa place dès lors qu’il considère que son activité proprement artistique ne se suffit plus à elle-même et qu’elle doit trouver un prolongement dans l’adhésion à telle ou telle chapelle politique. C’est à ce titre qu’il voit dans le rapprochement des surréalistes avec le PC une trahison des idéaux rimbaldiens qui animaient le mouvement à ses débuts. Cette dénonciation, qui prend des accents tour à tour touchants ou acrimonieux, mais qui n’est jamais dénuée de hauteur, il la prononce quelques mois avant le ralliement effectif des surréalistes au PC et quand on connaît la suite, on ne peut qu’en reconnaître la justesse. Mais il faut aussi rappeler qu’au mi-temps des années trente, adhérant au PPF de Doriot, ancien cadre du PC, Drieu la Rochelle fera très exactement ce qu’il avait reproché aux surréalistes quelques années auparavant. Un choix de solitude, un choix dépité sur lequel il ne reviendra jamais.
Morhange. Pierre Morhange /Marie-Claire Bancquart, revue Europe, juin-juillet-août 2024, n°1142-1143-1144, 368 p., 22 €. Pour qui voudrait découvrir ou redécouvrir Pierre Morhange, ce numéro d’Europe constitue sans aucun doute un indispensable. Un peu plus de cinquante années après sa disparition, la figure de ce poète essentiel s’estompe et son œuvre n’est même plus disponible, à l’exception de La vie est unique, son premier recueil publié chez Gallimard en 1933. Depuis le carré Seghers donné par Franck Venaille en 1992, aucune contribution majeure n’est venue rappeler à quel point la voix de Morhange fut à la fois singulière et forte. C’est à la réparation de cet injuste oubli que s’attache Jean-Baptiste Para avec une ferveur d’autant plus grande que Morhange fut un compagnon fidèle de la revue Europe. Divers analyses et documents d’archives viennent ainsi rappeler dans un premier temps ce qui caractérise cette singularité bouleversante et menacée de Morhange. La référence qui revient le plus souvent sous la plume des contributeurs, et notamment celle de Jacques Borel, est le Livre de Job car la poésie de Morhange ne souffrait aucun compromis ni chichi rhétorique, aucune concession au pouvoir hypnotique de l’image si cher aux surréalistes : elle était un cri, l’émanation d’émotions si fortes devant la souffrance de vivre qu’elles devaient trouver une expression, âpre, directe, mais reconnaissable entre toutes, des vers taillés dans la pierre. Le choix de poèmes repris au cœur de ce numéro donne d’ailleurs une idée précise de ce que fut la poésie de Morhange qu’il s’agisse de ses œuvres les plus célèbres et les plus douloureuses comme Hôtel Lutetia 44, Berceuse à Auschwitz ou de ces chansons plus apaisées que Morhange écrivit dans ses dernières années. Des témoignages viennent compléter l’hommage. Celui de Luc Boltanski revient sur l’homme que fut Morhange, celui de Jean Frémond et Gérard Macé – plus dispensable – sur le professeur de philosophie en lycée. Enfin, ce dossier consistant, agrémenté de documents photographiques rares ou inédits, s’achève sur une page moins connue mais pourtant essentielle du parcours intellectuel de Morhange. Jean-Baptiste Para, encore lui, documente, avec toute la rigueur et la précision nécessaires, l’engagement de Morhange comme animateur de revues dans les années 20-30, aux confluences bien agitées du surréalisme, de la métaphysique et du marxisme. La revue Philosophies (fondée en 1924 avec Georges Politzer, Henri Lefebvre et Morbert Guterman) est à juste titre mise en exergue à travers la reproduction de quelques articles – notamment « La Ville du Mans est un personnage de Shakespeare », très drôle – ou le récit par François Leperlier de la rencontre entre Pierre Morhange et Lucie Schwob, alias Claude Cahun, autour d’un projet de numéro spécial consacré à son oncle, Marcel Schwob. En complément du dossier Morhange, cette livraison d’Europe s’attache à l’œuvre de Marie-Claire Bancquart (1932-2019) sans doute plus tranquille et plus sage, une autre façon d’habiter en poésie.
Pauvert. Palimugre éditeur. 1946-1948, bibliographie établie par Patrick Fréchet., s. L, s. e« 26 p., 2024. Il arrive parfois que, dans notre petit monde globalisé, d’indispensables travaux bibliographiques se publient à un nombre infime d’exemplaires et hors commerce. Tel est le cas de cette savante bibliographie des premières éditions de Jean-Jacques Pauvert, à l’enseigne du Palimugre. Dans son autobiographie, La Traversée du livre. Mémoires (Viviane Hamy, 2004), Pauvert s’est expliqué sur ce nom bizarre, qu’il inventa lui-même et qui lui plut. L’aventure des éditions du Palimugre fut en fait assez courte, car elle ne dura que de 1946 à 1948, et ne donna lieu qu’à 15 ouvrages. Ceux-ci se trouvent ici recensés avec la plus grande précision par Patrick Fréchet : dimensions, nombre de pages, tirage, date d’impression, etc. On admire l’allant de Pauvert, qui, au départ, n’avait que 20 ans… Son premier livre reflète toute l’actualité de l’immédiate après-guerre : Sartre, Explication de l’Étranger [de Camus]. Du même Camus, en 1947, Prométhée aux enfers. Les prédilections de l’éditeur se révèlent par contre dans ses deux Sade : Idée sur les romans (1946) et Oxtiern ou les Malheurs du libertinage (1948) : prélude aux éditions de Sade dans lesquelles Pauvert se lancera un peu plus tard. L’éditeur réussit par ailleurs à apprivoiser Montherlant, encore suspect à cette époque d’épuration, et dont il publiera pas moins de trois ouvrages : Sur les femmes (1946), Il y a encore des paradis (1947) et Pasiphaé (id.). Signalons également Marcel Aymé, Le trou de la serrure (1946), Raymond Queneau, Connaissez- vous le chinook ? (id.), André Malraux, L’Homme et la culture artistique (1947), André Gide, L’Arbitraire (id.) et Violette Leduc, L’Affamée (1948). Dans le domaine de l’érudition, 1948 voit paraître un inédit de Flaubert, Lettres inédites à Maxime du Camp, Me Frédéric Fovard, Mme Adèle Husson et « l’excellent Monsieur Baudry », un joli petit volume mitonné par Auriant. Plus inattendue, si l’on peut dire, la pièce d’Alphonse Allais, Le pauvre bougre et le bon génie (1946). Et l’éditeur lui-même ne s’oublie pas, puisqu’il publie deux textes de lui : Deux articles (1947), dont un sur la liberté de l’esprit et la situation politique. Beaucoup de ces textes avaient, précise le bibliographe, déjà été publiés ailleurs, soit en volume, soit en revue. Telles quelles, ces quinze publications montrent que Pauvert avait choisi de s’adresser souvent à de grands écrivains de l’époque. Il fit ainsi l’apprentissage de son métier d’éditeur, et a raconté dans ses Mémoires que, lors de sa première visite à Montherlant, celui-ci, voyant bien qu’il n’avait aucune expérience du métier, l’envoya illico au tabac du coin acheter deux feuilles de papier timbré, pour établir un vrai contrat ! Cette bibliographie nous apprend également que Pauvert songea à créer une revue intitulée Le Palimugre, mais le projet tourna court. Autre projet avorté, celui de toute une série de livres annoncés et jamais parus, dont Patrick Fréchet dresse la liste, et qui montre un réel éclectisme : Rebell, Montherlant, Barrés, Forneret, Gaboriau, Mme Leprince de Beaumont, Ann Radcliffe, Renan et Schiller. Soigneusement imprimée par et chez l’auteur, cette petite plaquette, illustrée en couleurs de toutes les couvertures des ouvrages recensés, constitue un précieux instrument d’histoire littéraire et, comme dirait Alphonse Allais, doit donc se trouver dans les mains dignes de ce nom.
Proust. Mihail Sébastian, La correspondance de Marcel Proust, traduit du roumain et présenté par Laure Hinckel, Non Lieu, 2023, 158 p., 12 €. Voici une véritable résurrection. En effet, parue en Roumanie en 1938, cette étude de Mihail Sébastian non seulement n’avait jamais été traduite en français, mais était, sauf erreur, demeurée inconnue de tous les critiques et bibliographes de Proust. Il aura donc fallu attendre trois quarts de siècle pour qu’elle nous soit révélée. Il est vrai, objectera-t-on, que le roumain est une langue peu parlée en dehors de la Roumanie. Soit, mais ce silence et cet oubli prouvent surtout l’incuriosité des critiques, qui sont souvent aussi moutonniers que chauvins. Bien documentée, l’étude de Sébastian est remarquable de finesse et de perspicacité. Certes, l’auteur ne pouvait connaître que les 1 200 lettres alors publiées, tandis que l’édition Kolb de la Correspondance compte à présent 21 volumes. Il ne pouvait non plus connaître Jean Santeuil, publié en 1952. Peu importe : la plupart de ses remarques restent, aujourd’hui, pertinentes. Ainsi, lorsqu’il souligne que la correspondance montre parfaitement comment s’organisa l’architecture de La Recherche : « Le problème de l’architecture proustienne est définitivement résolu et, à cet égard, la correspondance nous livre des témoignages admirables de la lucidité avec laquelle le romancier a maîtrisé et gardé sous son contrôle l’ensemble de son ouvrage. » Particulièrement remarquable est le chapitre intitulé « Sources et “clés” », où l’auteur démontre que certains passages de la correspondance ont été repris, mais modifiés et transposés, dans La Recherche. Les quatre ou cinq exemples qu’il en donne sont extrêmement convaincants. Et, mettant en relation une lettre où il est question d’Anatole France et d’Haussonville, avec un passage de la Recherche faisant intervenir cette fois-ci Swann et Bloch, Sébastian peut à bon droit s’écrier : « En voilà, une clef que personne n’aurait eu l’idée d’essayer. » Il y a là une possession à la fois de la correspondance et de la Recherche, qui mérite tous les éloges, surtout si l’on songe aux conditions et à l’époque où fut rédigée cette étude. Et l’analyse, remarquons-le, s’y dérouie sans nul pédantisme, et toujours d’une manière aussi fluide que précise. Non moins intéressante est l’étude que fait l’auteur de la « Stratégie littéraire », concernant la publication de la Recherche : « Marcel Proust est l’agence de presse de sa propre célébrité », résume-t-il, tout en notant au passage que Proust s’occupe de la diffusion de ses livres « avec une puérilité désarmante ». Ainsi, aussi bien pour le Prix Goncourt que pour sa Légion d’honneur, « Proust a montré le même mélange de vanité et de puérilité tout à fait inattendu de la part d’un homme qui avait une conscience si précise de son destin aussi grand que tragique ». Bien d’autres remarques pourraient être faites, par exemple à propos de la mère de Proust, dont Sébastian souligne qu’il faudra attendre la mort de celle-ci, pour que l’œuvre trouve son véritable commencement. Plus généralement, il note à la première page de son étude : « la correspondance était pour lui [Proust] non seulement son seul contact avec le monde, mais aussi un vrai mode de vie ». Peut-être Proust préférait-il en effet ce genre de contact avec le monde… — Par contre, il est permis de ne pas suivre Sébastian lorsqu’il assure p. 44, qu’il faut voir « une plaisanterie » dans les gigantesques compliments que Proust adresse à pleine louche à des gens titrés, comme Montesquiou et Anna de Noailies. Que nenni ! Ce n’est pas calomnier l’écrivain, que de dire que certaines de ses lettres à ce genre de personnages sont au contraire un indécent léchage de pieds. On veut bien croire qu’il n’était évidemment pas dupe de ce qu’il leur écrivait, ainsi lorsqu’il faisait quasiment d’Anna de Noailies la plus grande poétesse de tous les temps. L’excellent critique qu’était Proust y abdiquait malheureusement toute lucidité, pour donner non pas dans les amabilités fondantes (ce qui serait sans conséquence), ni même dans la simple obséquiosité, mais dans des tonnes de flagorneries éperdues. Sébastian n’a pas vu, ou plutôt n’a pas voulu voir, l’insincérité flagrante de nombre de lettres de ce genre, et c’est là le seul reproche qu’on pourrait adresser à sa très éclairante étude. En ce qui concerne la traduction et l’édition, on doit complimenter Laure Hinckel, qui a notamment pris soin de compléter les références aux éditions de l’époque données en note par Sébastian, en y ajoutant celles de l’édition Kolb de la correspondance et de l’édition « Quarto » de la Recherche. Parue en 1938, cette étude restée si longtemps inconnue constitue véritablement un livre pionnier, dont la lecture se révèle stimulante.
Rimbaud. Alain Oriol (éd.), Fac-similé de l’édition originale d’Une saison en enfer, Toulouse, 2023, 56 p., 16 € ; Alain Bardel, Une saison en enfer ou Rimbaud l’introuvable. Fac-similés de l’édition originale, précédés d’un essai, Toulouse, Presses universitaires du midi, 2023, 195 p., 20 €. L’automne 2023 aura été rimbaldien. Le goût des anniversaires, particulièrement prononcé quand il s’agit des auteurs patrimoniaux, qui s’était exercé en 2021 avec Baudelaire dans le domaine poétique, a favorisé de nombreuses publications autour des 150 ans d’Une saison en enfer, la seule œuvre qu’ait publiée Rimbaud, et qu’il a datée d’« avril-août, 1873 ». Parmi ces publications, la plus émouvante, sans aucun doute, est le fac-similé proposé par Alain Oriol, détenteur d’un exemplaire original qui a servi de modèle à cette entreprise passionnée. La quatrième de couverture commerciale, située avant la quatrième du fac-similé à proprement parler, en définit ainsi l’ambition : « La présente édition, façonnée comme l’originale, réalisée dans un papier similaire, au même format et dans la même pagination, est la première qui puisse être considérée comme une “reproduction à l’identique”. »
Disons-le sans détour : l’ouvrage en main, l’affirmation est pleinement vérifiée. Car, quelle expérience ! Le lecteur, même lorsqu’il n’ignore pas la désastreuse histoire de cette unique expérience éditoriale de Rimbaud, même lorsqu’il est averti des singularités de cette édition, entre autres les nombreuses pages blanches que comporte la plaquette originale, même lorsqu’il est informé des coquilles qu’elle renferme (sans même évoquer les guillemets sur lesquels s’ouvre Une saison en enfer, jamais refermés), ce lecteur sera assurément frappé de surprise par le frêle objet dont il se sera saisi. Son format très réduit, tout d’abord, 12 cm x 18 cm pour ce fac-similé ; la minceur de la plaquette, dont les éditions abondamment annotées des œuvres complètes de Rimbaud, les plus répandues, nous ont éloignés ; et puis son étrange outillage typographique, qui renouvelle en particulier la lecture d’« Alchimie du verbe », ce texte central de notre modernité poétique : la perception visuelle de l’anthologie de sept poèmes en vers que comporte la section en est tout à fait modifiée. L’ensemble, d’une qualité matérielle exemplaire, est donc une réussite, sans aucun « couac » : une expérience de lecture directe, fascinante, tactile autant que visuelle. C’est ce parti pris de fidélité typographique à l’édition originale qu’adopte l’essai que le même Alain Bardel, complice d’Alain Oriol pour le fac-similé, bien connu des rimbaldiens pour l’excellent blog qu’il anime depuis plus de vingt ans (abardel.free.fr), consacre à Une saison en enfer (Une saison en enfer ou Rimbaud l’introuvable), en proposant une formule critique originale. Le lecteur y trouvera en effet un essai (p. 9-96) sur l’« espèce de prodigieuse autobiographie psychologique » dont parle Verlaine dans Les Poètes maudits, suivi de fac-similés de l’édition originale (pages de droite) annotés (page de gauche), ou plutôt commentés à chaque point de résistance du texte. L’essai est conçu comme une introduction aux grands enjeux de l’œuvre, qui, sans négliger ses prédécesseurs, ne s’embarrasse pas d’un trop encombrant appareil de bas de page. À la progression habituellement retenue dans les ouvrages critiques portant sur Une saison en enfer, celle qui s’attache successivement à l’élucidation de chaque section (et que l’on trouve dans les livres de Yoshikazu Nakaji, Combat spirituel ou immense dérision ?[Corti, 1987], de Yann Frémy, Te voilà, c’est la force ! [Garnier, 2009], ou plus récemment, d’Alain Vaillant, Une saison en enfer de Rimbaud ou le livre à la « prose de diamant » [Champion, 2023]), Alain Bardel préfère une structuration en diptyque : après avoir synthétisé les éléments de genèse nécessaires à la compréhension du projet de l’œuvre (en particulier, la lettre dite « de Laïtou », adressée en mai 1873 à Ernest Delahaye, qu’avait en son temps analysée en détail le regretté Yann Frémy), il examine d’abord la question autobiographique, avant de revenir sur des questionnements existentiels structurants. Ce choix, qui a le mérite de la clarté, offre au lecteur une bonne entrée pédagogique dans l’œuvre, un accompagnement à la compréhension, en particulier, de son vertigineux travail énonciatif, auquel Alain Bardel applique une belle image, lorsqu’il rapproche le questionnement rimbaldien de l’identité du « “labyrinthe de miroirs” » de La Dame de Shanghai, d’Orson Welles. À ce titre, l’approche d’« Alchimie du verbe », où Alain Bardel discerne deux voix, celle du « fou » et celle du « sage » (p. 34-36), reprenant ainsi une tradition de glose qu’avait magistralement nourrie Steve Murphy dans Stratégies de Rimbaud (Champion, 2004), retient l’attention, de même que les approches, nombreuses, des sections de « Mauvais sang ». Les pages consacrées à « Mauvais sang » [VII] (p. 31-34 et p. 39-40) donnent également un excellent aperçu de la méthode adoptée, patiente, proche de la lettre du texte, soucieuse de suivre toutes les volte-face du « combat spirituel » du locuteur et prenant l’exact contrepied de celui qui, dans « Alchimie du verbe », affirme avoir « réserv[é] la traduction » de ses productions en vers.
Ajoutons que ces pages sont manifestement parcourues par les vertus « séminales » (l’adjectif est de Claudel) d’une lecture au long cours, que vérifient les approches de la deuxième partie, sur « L’entreprise du voyant », « La question du travail » et surtout la synthèse proposée sur « L’entreprise de charité ». C’est cette intimité avec le texte de Rimbaud qui permet à Alain Bardel de prendre un parti étonnant, concernant le statut du je dans Une saison en enfer–je que l’on a coutume de distinguer un peu trop soigneusement du sujet empirique, suivant une vulgate critique qui méritait bien d’être débattue, au moment où la notion de « sujet lyrique » montre ses limites : « Certes, le sujet énonciateur ne doit pas être confondu avec le sujet biographique producteur de l’œuvre. Mais celui que nous appelons “Rimbaud” n’est ni le premier, ni le second » (p. 29).
Quant à la partie annotée du livre d’Alain Bardel, elle relève avant tout de la glose suivie, précédée de toutes les informations matérielles sur l’édition originale publiée par l’Alliance typographique, à Bruxelles, 37 rue aux Choux, à l’automne 1873. Les notes informatives que l’on attendrait d’une édition critique le cèdent ici à des notes herméneutiques, embrassant parfois plusieurs paragraphes (au risque, pour certaines d’entre elles, d’une certaine prolixité), pleinement solidaires des élucidations proposées dans l’essai, et qui guideront efficacement les lecteurs, qu’ils soient ou non familier des ellipses, de la densité, des zones d’obscurité de la « prose de diamant ». Nombreux sont les renvois entre les questionnements conduits dans la première partie et ce commentaire par éclats : la réflexion générique peut ainsi, entre autres exemples, être poursuivie à l’occasion d’une note sur la première phrase de « Vierge folle » (« Écoutons la confession d’un compagnon d’enfer », commentée p. 43 sq. et p. 132).
L’essai d’Alain Bardel s’offre donc comme un instrument utile pour une approche synthétique des grands enjeux d’Une saison en enfer, dont la tonalité personnelle gagnera la confiance de ceux qui aiment dans l’exégète, non pas « l’absence des facultés descriptives ou instructives », mais tout au contraire, la clarté et le souci, salutaire, de comprendre.
Souffrance. Manon Amandio, Écrire la souffrance au XIXe siècle. Fédor Dostoïevski, Charles Baudelaire, Edgar Allan Poe, Paris, L’Harmattan, 2023, 334 p. Consacré à la représentation de la souffrance dans les œuvres de Baudelaire, Poe et Dostoïevski, cet ouvrage s’attache aux liens complexes que la représentation de la souffrance, physique et morale, entretient avec l’expérience personnelle de chacun de ces auteurs. Les huit chapitres qui le composent mettent en évidence un réseau d’images, voire de stéréotypes, reflétant un « héroïsme mythique de la souffrance », fondé sur des racines culturelles communes. L’ouvrage témoigne d’une belle sensibilité littéraire et les pistes de lecture proposées, d’inspiration thématique, sont souvent stimulantes. Par exemple le chapitre III, qui relie l’imaginaire de la souffrance à l’esthétique fantastique. Ou le chapitre VI, relatif à l’influence du discours médical sur la représentation de la souffrance, et qui dissèque l’obsession monomaniaque du narrateur de Bérénice, de Poe, pour les dents de sa cousine.
Si les affinités entre Baudelaire et Poe sont évidentes, on peut se demander pourquoi Manon Amandio a choisi de leur adjoindre Dostoïevski : comme elle le relève, rien n’indique formellement que l’auteur des Frères Karamazov ait été influencé par les Histoires extraordinaires ou qu’il ait pu lire Les Fleurs du Mal. Le concept de « comparatisme à rebours » invoqué dans l’introduction suffit il à justifier le rapprochement des trois auteurs ? Peut-être pas. D’autant que les chapitres se présentent comme une juxtaposition d’analyses, qui envisagent la souffrance tour à tour dans l’œuvre de l’un ou de l’autre. Pourquoi ne pas avoir élargi le corpus à d’autres auteurs du XIXe siècle ? L’idée d’une « culture » de la souffrance aurait alors pris tout son sens.
On peut regretter en outre que l’ouvrage n’ait pas suffisamment approfondi la question importante des formes littéraires. Pourquoi les formes courtes, comme la nouvelle et le poème en prose, se prêtent-elles particulièrement à la représentation de la souffrance ? Par les procédés narratifs et stylistiques qu’elles engagent ? Le terme décalage, qui apparaît à la fin du chapitre III, à propos des nouvelles de Poe, et qui suggère que la poétique de la souffrance se place sous le signe de l’écart et la discordance, aurait pu donner lieu à de plus amples développements.
Bertrand Bourgeois, Adrien Cavallaro, Aurélia Cérvoni,
Jean-Paul Goujon, Jean-Philippe Guichon, Eric Walbecq.