Livres reçus
Antisémitisme. Alexis Nouss & Atinati Mamatsashvili (dir.), Littérature et antisémitisme en temps de guerre. Les écrivains face à la propagande et à la persécution, Presses Universitaires de Provence, 2024, 20 €. Ce livre, réalisé avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah et de la Fondation du Camp des Milles, examine les interactions variées entre rhétorique antisémite et discours littéraire, observables durant la Seconde Guerre mondiale et les années qui ont précédé et/ou suivi le conflit. Dans l’avant-propos, Alain Chouraqui présente l’histoire du Camp des Milles et situe la journée d’études dans la double visée du site, à savoir la commémoration ainsi que l’éducation et la sensibilisation sur les crimes génocidaires qui, hélas, n’appartiennent pas qu’au passé. L’introduction précise que l’objectif du livre a été de rassembler des réflexions qui permettent de mieux saisir comment la littérature s’est positionnée face au contexte socio- historico-politique très particulier de la Seconde Guerre mondiale, marqué par un antisémitisme fulgurant et par des événements qui, de toute évidence, dépassent les limites de l’humainement dicible et compréhensible. Que fait et que peut faire la littérature dans un tel contexte ?
La première partie, « Phénoménologie de l’antisémitisme », réunit des articles qui réfléchissent sur le lexique de l’antisémitisme et de l’exclusion. Tiphaine Samoyault cherche à établir l’évolution de la notion d’« indésirable » qui, dans ces années troubles, d’un sens large référant aux demandeurs d’asile de nationalités diverses, mais souvent allemands, en vient à désigner plus particulièrement les Juifs, avec toutes les situations absurdes d’internement de réfugiés politiques et/ou juifs que cela implique, sans parler des déportations qui ont eu lieu par la suite. Cette problématique est étudiée à travers le cas même du Camp des Milles, en laissant la parole à quelques-uns de ceux qui l’ont connu (Lion Feuchtwanger, Alfred Kantorowicz, Walter Hasenclever), et se nourrit enfin d’une analyse de l’œuvre de Charlotte Salomon intitulée Vie ? ou Théâtre ?. Béatrice Gonzalés-Vangell se penche ensuite sur une republication de quelques textes polémiques de Louis- Ferdinand Céline, envisagée par Gallimard en 2018, projet que d’aucuns ont pu percevoir comme problématique. Cet événement lui sert de point d’accroche pour proposer dans la suite de l’article une histoire de l’antisémitisme, destinée à faire saisir les particularités de ce discours de la haine afin de savoir comment mieux contrer, mais aussi tirer parti de ce discours, historique et/ou actuel, aujourd’hui, pour sensibiliser aux mécanismes du discours antisémite. À travers une étude de la figure biblique de Judas et du mythe du Juif errant, la chercheuse trace l’histoire d’une essentialisation qui mène graduellement d’un antijudaïsme religieux à un antisémitisme racial et raciste. Enfin, Atinati Mamatsashvili se base sur l’approche sociologique du spatial, élaborée par Martina Lôw, pour réfléchir à ce que disent les représentations de l’espace en littérature à propos de la place que (ne) peut (pas) occuper celui qui est rendu « autre » par le discours antisémite, et surtout sur la façon dont les représentations spatiales peuvent faire contre-pied à ce discours d’exclusion. La chercheuse étudie à cette fin entre autres Le Temps Mort (1944) d’Aveline, Abraxas (1938) d’Audiberti, le poème « L’étoile jaune des Juifs » de Max Jacob, et un article, « La grande pénitence allemande » (1937), de Dorgelès.
La deuxième partie du livre, « Résistances à l’antisémitisme », rassemble des articles qui montrent que la littérature n’est pas forcément complice de la propagande antisémite mais peut aussi être anti-antisémite. Alexis Nuselovici (Nouss) s’interroge sur la complicité de la littérature avec l’antisémitisme pour mieux montrer que la littérature ne fait pas nécessairement faillite face aux persécutions et peut aussi offrir un discours alternatif. Ce principe est disséqué à travers deux cas de figures, celui de Jean Malaquais et celui de Paul Celan. L’œuvre de ce dernier est souvent interprétée en France sous l’influence de la philosophie de Heidegger alors que la lecture de « Hüttenfenster » proposée dans cet article montre que Celan a écrit davantage contre – qu’en accord avec — le philosophe allemand. Analyser comment certains auteurs ont pensé le pouvoir des mots et les mécanismes d’une certaine rhétorique antisémite promue par le nazisme, c’est ce que se propose de faire Arvi Sepp en étudiant La Haine (1933) de Heinrich Mann, Lingua Tertii Imperii (1947) de Viktor Klemperer, et Troisième nuit de Walpurgis (1952) de Karl Kraus. Enfin, Magdalena Wolak étudie la réception quelque peu polémique de la figure de Jan Karski en Pologne en fonction de (l’histoire de) l’antisémitisme dans le pays. Elle se penche sur les diverses réactions vis-à-vis des rapports et des notes du diplomate résistant Jan Karski, de son livre Story ofa Secret State (1944), de l’interview avec celui-ci dans le film Shoah de Claude Lanzmann, et du roman de Yannick Haenel Jan Karski. Ainsi, l’article examine la place de ce témoignage dans la mémoire collective polonaise.
Les articles réunis dans la troisième partie du livre, « Discours antisémites dans les années de guerre », se concentrent sur les manifestations de l’antisémitisme du côté des antisémites. Sergueï Fokine et Olga Voltchek étudient les modalités du débat soulevé entre Brasillach, Céline et Drieu la Rochelle, fascistes/collaborateurs et/ou antisémites notoires, au sujet de la place de Proust, auteur juif, sur la scène littéraire française, dans une discussion qui, en fin de compte, semble surtout porter sur l’idée d’une littérature française tenue pour « pure ». Sont étudiés sous cet aspect les « Relectures de Proust », article publié par Brasillach dans Je suis partout le 12 février 1943, ainsi qu’une lettre de Céline à Lucien Combelle à ce sujet datant également du 12 février 1943, et des extraits du journal de Drieu la Rochelle de l’année 1943. Shinya Shigemi fouille ensuite les archives sur la période de guerre afin d’étudier les périodiques parus légalement sous l’Occupation. Confrontant la revue Confluences, sujette à la censure et aux interdictions, et les revues de tendance antisémite L’Action française et Je suis partout, cet article se penche sur les « tensions entre éditeur et occupant » (p. 116) afin d’étudier les modalités des publications légales face à la censure ainsi que les frictions entre des parutions d’orientations différentes.
La quatrième et dernière partie du recueil est consacrée aux « Représentations de Juifs » par des auteurs juifs. Maxime Decout réfléchit, à travers une analyse de la voix narrative, des personnages et de l’emploi de la tragédie, sur la façon très (voire trop) subtile dont Irène Némirovsky semble se réapproprier les stéréotypes antisémites dans son roman Les Chiens et les Loups (1940). Enfin, Bêla Tsipuria analyse l’œuvre de l’écrivain juif géorgien Gerzel Baazov, en se focalisant sur les années 1930, afin de réhabiliter ses riches représentations de la vie et de la culture juives en Géorgie et de remettre en lumière cet auteur, victime des épurations soviétiques sous Staline. Ce qui frappe à la lecture de tous ces articles, c’est que la référence aux temps actuels n’est jamais loin dans cet ouvrage collectif. Travail de recherche et appel à la prise de conscience se réunissent dans ce livre pour venir seconder le travail éducatif et mémoriel fait au Site-mémorial du Camp des Milles.
Chateaubriand. Jacob Lâchât, Le Passé sous les yeux. Chateaubriand et l’écriture de l’histoire, Paris, Vrin/Editions de l’EHESS, 2023, 335 p., 28 € Dans cet ouvrage, tiré de sa thèse de doctorat, Jacob Lâchât nous convie à un voyage dans l’œuvre de Chateaubriand, de l’Essai sur les révolutions aux Mémoires d’outre-tombe, au prisme de l’histoire et de l’historiographie. En six chapitres, Lâchât retrace le cheminement de Chateaubriand dans son appréhension de l’histoire. Les liens entre l’écrivain et une discipline qui s’autonomise et se constitue tout au long du premier tiers du XIXe siècle sont en effet nombreux et changeants au fil des époques. En adoptant une démarche chronologique, Lâchât met en lumière les évolutions que connaissent la réflexion et l’écriture chateaubrianesques, dépassant largement la seule mention du nageur entre deux fleuves. Au-delà de la seule métaphore, il s’agit pour Lâchât d’interroger la manière dont Chateaubriand envisage et représente l’histoire, dans une perspective plus large, afin de resituer l’auteur au sein des débats et des réflexions méthodologiques de son époque.
Le premier chapitre se penche sur la notion de « tableaux » présente notamment dans l’Essai sur les révolutions. Pour la saisir au mieux, Lâchât replace la vision de Chateaubriand au sein d’une longue histoire des idées, qui ne se limite pas au siècle précédent : il inscrit la notion dans une perspective bien plus large, en remontant jusqu’à l’Antiquité. Ainsi, la réflexion de Chateaubriand sur le « tableau », et la manière dont il met lui-même en œuvre cette catégorie, sont finement analysées par Lâchât. Le deuxième chapitre est consacré à la tension qui existe entre érudition et imagination. À un moment où l’histoire est surtout récit érudit, Chateaubriand revendique pour l’écriture des Martyrs, puis de son Itinéraire de Paris à Jérusalem, l’importance de l’imagination. Cette dernière permet en effet d’« exprimer une nostalgie d’une vision du passé qui ne serait pas entravée par le poids du savoir ». Mais comprendre une civilisation disparue, ou différente, ne peut se faire sans une appréhension des mœurs, ainsi que le démontre de manière très convaincante le troisième chapitre. Ce sont alors les récits de voyage qui permettent à Chateaubriand de penser l’existence des peuples dans l’histoire, infléchissant notamment les conceptions de Voltaire et de Montesquieu. Des mœurs, l’ouvrage passe à la politique, dans un quatrième chapitre intitulé « Les usages politiques de l’histoire ». Il s’agit ici de montrer comment l’écriture de l’actualité et l’écriture de l’histoire se mêlent dans les écrits politiques publiés entre l’Empire et la Restauration, hybridation qui ne cessera dès lors de caractériser l’œuvre de Chateaubriand. L’historien confronté au pouvoir napoléonien se double ainsi d’un moraliste, chargé de faire le partage entre bien et mal, voire d’un juge. Lâchât montre en effet que Chateaubriand refuse l’égalité qui existerait entre présentation des faits et impartialité : « L’examen strict et consciencieux des faits n’empêche aucunement de prendre position, ni de s’indigner, ni d’adopter le style véhément de l’orateur ». Par sa diversité générique, l’œuvre de Chateaubriand aborde différentes manières d’écrire l’histoire : sa réflexion va s’intensifier à partir de la Restauration, à un moment où l’histoire devient une réalité quotidienne par la multiplication des événements importants, mais aussi un enjeu politique majeur, dans le cadre d’un retour à la monarchie, et le marqueur d’un positionnement idéologique dans le champ scientifique. À partir de 1815, l’œuvre de Chateaubriand témoigne d’une réflexion de l’auteur sur sa propre place dans l’histoire, en tant qu’acteur et écrivain : comment être certain de trouver la bonne distance ? Pour Chateaubriand, il faut considérer les événements dans le temps long de l’histoire, représenter « l’actualité politique comme si elle appartenait déjà à l’histoire, comme si elle était déjà de l’histoire ». Dans son cinquième chapitre, Lâchât présente un Chateaubriand « face aux historiens », c’est-à-dire dans ses rapports avec des historiens qui participent d’un renouveau de la discipline au cours des années 1820-1830. Il s’agit pour l’écrivain, dont débute l’édition de ses Œuvres complètes, d’indiquer explicitement où il se situe face à un goût de l’histoire toujours croissant — qui se traduit par l’importance de la discipline dans le champ scientifique, et plus largement culturel du temps — et face à de nouvelles pratiques historiographiques. Lâchât montre alors à quel point la publication de ses Œuvres complètes est déterminante dans la manière qu’a Chateaubriand de se désigner comme historien. Ces Œuvres complètes sont aussi un témoignage des évolutions de sa pensée sur l’histoire. Le sixième et dernier chapitre, « L’histoire en personne » évoque les Études historiques et Mémoires d’outretombe pour analyser les relations de Chateaubriand avec les historiens autour de 1830, et la posture nouvelle qu’il choisit finalement d’adopter : « Face aux vents nouveaux de l’histoire moderne, Chateaubriand finit par reléguer le problème de l’historiographie au rang de “question oiseuse” et s’en remet à la personnalité de l’historien ». C’est ce refus de la prise de position dans le champ historiographique qui peut expliquer l’importance du « moi-histoire » dans les dernières œuvres de Chateaubriand, et le choix de la forme des mémoires.
L’ouvrage de Jacob Lâchât est donc une traversée chronologique de l’œuvre de Chateaubriand dans ses évolutions et tensions, voyage éclairant servi par un propos toujours limpide. Mais, plus encore, Le Passé sous les yeux. Chateaubriand et l’écriture de l’histoire possède deux autres qualités non négligeables. Ces six chapitres offrent un panorama plus général de la question de l’écriture de l’histoire : ils resituent Chateaubriand dans les débats de son temps, mais aussi face à ses prédécesseurs, parfois anciens. Tacite, Bossuet, Voltaire, Montesquieu, Condorcet, Guizot, Mignet et Michelet, entre autres, sont ainsi convoqués pour souligner la spécificité de la démarche de Chateaubriand. De plus, à partir du cas particulier de Chateaubriand, Lâchât met en évidence les profondes mutations que connaissent la discipline historique et le statut de l’historien au début du XIXe siècle, dénouant ainsi ce qui pourrait apparaître comme un renoncement de Chateaubriand à l’écriture historienne : « Et si Chateaubriand déclare en 1849 à son secrétaire Marcellus ne pas “être historien”, c’est que ce statut s’est institutionnalisé ou, à tout le moins, qu’il caractérise désormais une modalité savante de l’écriture de l’histoire. “Être historien”, à cette époque, n’a plus le même sens qu’en 1797, au moment où le jeune auteur de l’Essai sur les révolutions nourrissait encore l’ambition d’en devenir un ». La force de l’ouvrage de Lâchât est de mettre en lumière les écritures de l’histoire, notion elle-même historique, chez Chateaubriand, révélant ainsi la grande richesse de cette œuvre.
Goncourt. Robert Kopp, Le Paris des Goncourt, Paris, Éditions Alexandrines, « Le Paris des écrivains », 2023,158 p., 11 €. Emprunté aux mots de Coriolis — peintre en quête de modernité et d’originalité dans Manette Salomon (1867), — le titre de l’avant-propos pointe d’emblée l’ambivalence du rapport des frères Goncourt à la capitale : « J’aime trop Paris… ce gueux de Paris ». Ce petit volume, dernier né de la collection « Le Paris des écrivains » des éditions Alexandrines, renseigne en effet avec finesse sur cette tension qui traverse la relation d’Edmond et de Jules avec la ville. Il offre un regard croisé sur un Paris entre réel et fiction, entre scènes instantanées issues de leur Journal et décors de leurs romans ou de leurs œuvres historiques. La plume à la fois plaisante et précise de Robert Kopp, éminent spécialiste des Goncourt et éditeur du Journal et des œuvres historiques chez Robert Laffont, accompagne le lecteur. Que l’on soit familier ou non de la vie ou des écrits des Goncourt, le livre est accessible grâce à un paratexte utile (repères biographiques associés aux lieux marquants pour les Goncourt ; point sur les éditions principales des œuvres et mention des travaux de référence ; index des lieux cités) et grâce à sa structure globalement chronologique. En dépit des analepses et prolepses inévitables lorsque l’on traite plus de soixante-dix ans de vie parisienne, les chapitres suivent à peu près les étapes qui jalonnent le parcours personnel et artistique d’Edmond et de Jules. La description des lieux et des milieux qu’ils ont fréquentés révèle leur enracinement profond dans Paris : ainsi que le note Robert Kopp, la capitale est « comme l’air qu’ils respirent », un air à la fois maladif et vital, écœurant et exaltant. À travers cette relation intime des Goncourt avec l’espace parisien, représentative de certaines pensées de l’époque, le livre de Robert Kopp nous donne également à voir le récit d’un demi-siècle d’histoire : histoire de la ville (travaux, intégration des faubourgs, expositions universelles, etc.), histoire des genres littéraires et des pratiques culturelles (notamment le théâtre), histoire du champ littéraire (lieux de sociabilité, oppositions et continuités de pensée, etc.).
Si l’aîné est né à Nancy, les deux frères grandissent dans un Paris qui fait d’eux « des émigrés du XVIIIe siècle », notamment grâce aux moments passés avec leur tante Nephtalie de Courmont, âme du siècle passé qui les emmène chez les marchands d’art et de curiosités à Ménilmontant ou le long du faubourg Saint-Antoine. Leur statut de « contemporains déclassés » est renforcé par les évènements de 1848, qui les éloignent de tout intérêt politique, et par leur refus de faire carrière, ou plutôt par leur volonté de « ne rien faire », après la mort de leur mère. Installés dans le quartier sulfureux de Notre-Dame de Lorette, les Goncourt affûtent leur regard sur ce qu’ils nomment « Les Lèpres modernes » en publiant des physiologies et s’engagent dans l’arène journalistique. Écrivant notamment de la critique théâtrale en début de carrière, ils ne se tiendront jamais loin du théâtre qui a une place centrale dans leur approche de la littérature. Malgré les échecs commerciaux de leurs pièces — à condition qu’ils parviennent à les faire jouer, comme c’est enfin le cas au Théâtre — Libre dans les dernières années de la vie d’Edmond — ils sont conscients que le théâtre est le meilleur moyen de se faire un nom dans une ère de démocratisation des plaisirs. Tiraillés entre dédain pour ce public conformiste et désir de reconnaissance, les deux hommes sont également friands de divertissements populaires comme le cirque ou les bals (au nord de Paris ou à la Closerie des Lilas), qu’ils sondent en partie pour nourrir leurs romans, et dont la nature canaille a au moins le mérite de rompre avec les conventions bourgeoises. Qu’elles émanent du pouvoir en place ou de la production littéraire, ces conventions poussent ensuite les Goncourt à prendre congé du journalisme au profit de la recherche documentaire. Dans leur Histoire de la société française pendant la Révolution et leur Histoire de la société française pendant le Directoire, ils s’intéressent aux mœurs de la fin du XVIIIe siècle en se focalisant sur Paris, et étudient non seulement la déchristianisation de la ville mais surtout la vitalité des salons. Poussant eux-mêmes les portes des salons parisiens de leur époque — dont celui de la Princesse Mathilde, cousine de l’empereur — Edmond et Jules n’y trouvent pas la distinction et la conversation qu’ils pensent caractéristiques du XVIIIe siècle, et investissent, comme pour compenser cette absence, l’espace de sociabilité qu’est le restaurant. Pour pallier l’isolement de l’homme de lettres au XIXe siècle et le manque de reconnaissance du public, les Goncourt participent aux dîners Magny ; seul Edmond ira chez Brébant pendant le Siège de Paris ou bien au café Riche pour « les dîners des Auteurs sifflés » avec Flaubert, Zola, Daudet et Tourgueniev. En 1885, Edmond fonde le Grenier dans la maison d’Auleuil que son frère et lui avaient achetée peu avant la mort de Jules en 1870, pour fuir les bruits de la rue Saint-Georges. Promettant assez de décentrement quant à la ville remuante et venimeuse, le Grenier accueille tout de même tous les dimanches le souffle de Paris. Les expositions universelles, qui ont changé la capitale en « babel d’industrie » à quatre reprises du vivant d’Edmond (1855, 1867, 1878, 1889), sont aussi l’occasion de prendre le pouls d’une époque qui leur semble courir à sa perte, ce qui se manifeste notamment aux yeux de l’aîné à partir du tournant de 1870. Pour vivre son deuil, Edmond se raccroche à l’entreprise diariste en observateur de la vie quotidienne avant et pendant le Siège de Paris, puis pendant la Commune et la Semaine sanglante, livrant un témoignage riche et précieux (atmosphère des rues, circulation des informations, pénuries alimentaires, fuite des personnalités, etc.).
Cet itinéraire temporel que retrace Robert Kopp met en valeur l’importance de la ville dans le façonnement de l’idéologie des deux frères, à la suite du numéro 27 des Cahiers Edmond et Jules de Goncourt paru en 2022, qui traitait des visages et de la place de Paris dans les œuvres goncourtiennes. En les suivant pas à pas dans leurs habitudes quotidiennes et dans leurs lieux de vie, on comprend que la capitale a une dimension symbolique et identitaire forte. D’une part, l’ethos des deux écrivains s’édifie autour de la parisianité, marque de civilisation et de distinction opposée au milieu provincial qu’ils voient comme abrutissant et étriqué. D’autre part, leurs valeurs prennent racine dans le microcosme parisien (petite presse, bohème, salons bourgeois, cafés intellectuels…), dont le dynamisme les stimule et les bouscule tout à la fois. Les évolutions architecturales, techniques, économiques, éditoriales et littéraires, etc. sont une source d’inspiration, mais également une source d’angoisse pour les deux frères, très critiques de l’esprit démocratique et de l’industrialisation qui « américanisent » la ville de leur enfance. C’est pourtant dans ce Paris de plus en plus fourmillant, qui devient leur terrain de chasse, que se forme leur vision esthétique résolument moderne : appuyée sur des documents humains et des choses vues, leur écriture refuse l’étude systématique et globalisante à la Zola pour conserver à la vie son instantanéité, son mouvement et son hybridité. S’ils perçoivent l’effervescence fiévreuse de la ville comme un symptôme de la décadence, ils connaissent et aiment aussi profondément ce Paris comme le seul espace où l’artiste, au tempérament mélancolique et nerveux, peut vivre et créer.
La Jeunesse (Ernest). Christian Gury, Ernest La Jeunesse. Le dernier boulevardier, Paris, Non Lieu, 2024, 223 p., 16 €. Vous voulez écrire la biographie d’un auteur dont vous ne connaissez rien, ou pratiquement rien ? Aucun problème : avec Gallica, Internet et les moteurs de recherche, des centaines et centaines de citations vont vous tomber toutes rôties, et il suffira de faire du copié-collé, pas foulé. Telle est bien la manière dont est constitué ce livre : sur 195 pages, rien que des centaines et des centaines de citations à la queue leu-leu, fusillant le lecteur d’un incessant tir groupé, où se faufilent de laconiques commentaires de l’auteur. Impossible d’arrêter ce frénétique moulin à café, qui moud des citations et vous les recrache à perte de vue. Même si l’auteur indique en note la référence de chaque citation, cette interminable mosaïque cache mal l’absence de véritables recherches biographiques et littéraires. Ainsi, il n’est, sauf erreur, rien cité des poèmes de La Jeunesse, dont certains sont assez prenants, ni encore moins de ses chroniques littéraires du Gil Blas, qui sont loin d’être inintéressantes. Ne cherchez pas non plus une analyse détaillée des livres de La Jeunesse : ils ne sont évoqués qu’à travers quelques citations d’autres auteurs, ce qui aura apparemment dispensé Christian Gury de les lire : pourquoi se fatiguer, en effet ? Au passage, quelques jugements assez cocasses : « Gourmet, fouineur, l’érudit Pascal Pia […] ». Bref, la vie et l’œuvre de La Jeunesse sont uniquement et constamment vues à travers ce que les autres en ont dit, notamment les souvenirs de son secrétaire Charles de Richter, qui sont pillés sans aucune retenue ni contrôle. De cette incessante pluie de confettis, le lecteur ne retient que l’image d’un Ernest La Jeunesse éminemment pittoresque et bohème, habillé à l’as de pique, collectionneur de breloques, éternel habitué des cafés du Boulevard, et faiseur de bons mots : de quoi faire rêver les concierges et les journalistes en mal de copie. Et voilà un livre de plus dans la bibliographie d’un auteur qui en compte déjà trente-huit, ce qui est assurément flatteur. Alors que de solides et sérieuses biographies ne trouvent point d’éditeur (nous pourrions en citer plusieurs, entre autres une d’Édouard Dubus et une de La Raucourt), ce potage, ou plutôt cet immense patchwork, est publié avec le sourire. C’est vraiment merveilleux.
Leduc. Alison Péron, Littérature, genre, poétique : l’exemple de Violette Leduc, Paris, Honoré Champion, 2024, 330 p., 50 €. L’œuvre littéraire de Violette Leduc (1907-1972) a été marquée, de sa conception à sa réception, par la lecture que Simone de Beauvoir en a faite et proposée. La grande préface que Beauvoir a rédigée pour La Bâtarde (1964) afin de sortir de l’ombre l’autrice éprouvée par la mise au pilon et la censure de ses premiers romans L’Asphyxie (1946), L’Affamée (1948) et Ravages (1955), a posé les jalons d’une interprétation existentialiste. Dans cette préface, Beauvoir soutient que l’autobiographie de Violette Leduc montre « qu’une vie, c’est la reprise d’un destin par une liberté ». Ainsi a été créée « la Bâtarde », figure autobiographique scandaleuse dont l’autorité littéraire coïncide avec l’affirmation de son illégitimité. Vu à travers ce prisme, l’acte d’écrire chez Violette Leduc semble triompher du destin social et des déterminismes de genre, de classe et de sexualité qui pesaient sur la lignée de femmes seules et pauvres dont l’écrivaine était issue. Si les livres de Violette Leduc devancent, à plus d’un titre, les mouvements de libération des années 1970, l’interprétation existentialiste ne paraît pas suffire à mettre au jour leur caractère pionnier.
L’ouvrage d’Alison Péron entreprend de relire l’œuvre de Violette Leduc par un autre biais, celui du « travail de langue » (Péron, p. 231) et de la « performativité de l’écriture » (p. 189). La chercheuse montre qu’en écrivant, l’autrice bâtarde, fille de domestique et bisexuelle, conclut avec son lecteur un pacte spécifique : moins l’affirmation d’une « liberté » que l’expression d’une marginalité. La marginalité, explique Alison Péron, entretient un rapport particulier avec la norme. Elle « gravite autour de ce centre que représentent les normes du système où elle s’inscrit » (p. 21). Aussi amorce-t-elle un décentrement plus ou moins toléré en fonction de l’écart engendré : « Tant que l’écart qu’elles pratiquent n’est pas trop grand, les minorités marginales ou anticonformistes ont le droit d’exister et sont, d’une certaine manière, reconnues. Dérangent l’accumulation des marginalités et l’éloignement au-delà des marginalités acceptées » (p. 21). Alison Péron renvoie au cercle de Pascal, ce cercle « dont le centre est partout et la circonférence nulle part », à l’image duquel l’écrivaine et théoricienne Monique Wittig a pensé la position du sujet minoritaire. « Le sujet minoritaire peut se disperser en bien des centres, il est par force dé-centré, a-centré » (La Pensée straight, cité par Péron, p. 115). Figure emblématique du lesbianisme radical, Monique Wittig a été marquée, comme Kate Millet et d’autres, par la lecture de Thérèse et Isabelle (1966), texte jadis censuré de Violette Leduc, partiellement repris dans La Bâtarde, qui deviendra dans les années 1970 un modèle d’exploration littéraire de la sexualité féminine et lesbienne. De son vivant cependant, Violette Leduc est restée à la marge du féminisme, doutant jusqu’à ses derniers jours que les femmes puissent créer (Péron, p. 311), ainsi que du lesbianisme, chantant dans La Chasse à l’amour (1973) la virilité de son amant René (p. 299). Comme le notait son biographe Carlo Jansiti, « Violette Leduc n’appartient à aucun clan. Elle est à part, “hors du cercle”, dirait-elle » (Correspondance 1945-1972, Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 2007, p. 12). Son lyrisme est « inclassable » (Péron, p. 77). Ses récits déconstruisent les identités : l’homme et le masculin (p. 244) ; « la-femme » et le féminin (p. 250) ; l’hétérosexualité (p. 262) ; la lesbienne (p. 281). Parmi les auteurs homosexuels que l’écrivaine admirait tels André Gide et Jean Genet, Violette Leduc est encore marginalisée en tant que femme (p. 14). Or il serait réducteur de parler à son propos d’« écriture-femme » ou « féminine » (p. 72).
Le cercle dont « le centre est partout et la circonférence nulle part » est une figure dynamique. À la marge du genre autobiographique, les livres La Vieille fille et le mort (1958), Les Boutons dorés (1958) ou encore La Femme au petit renard (1965) sont mis au centre (multiple) de l’étude d’Alison Péron. L’étude privilégie la profondeur poétique de l’œuvre et le style unique forgé par son autrice, une écriture « du corps » (p. 127) et du « désir » (p. 191) où les événements de la phrase défont et rejouent les représentations : « Je suivais la main, je voyais sous mes paupières une nuque, une épaule, un bras qui n’étaient pas ma nuque, mon épaule, mon bras » (Thérèse et Isabelle, cité p. 138). Chaque phrase de Violette Leduc découvre dès lors une force de création et de subversion propre. Jean-Jacques Rousseau pensait que l’on naît deux fois, « une pour vivre, l’autre pour exister » (cité p. 107) ; pour Alison Péron, Violette Leduc naît et renaît à chaque page : « S’il était possible de renaître une infinité de fois ? » (p. 107). Il en ira ainsi de Ravages, roman censuré en 1954, publié par fragments en 1955 et 1966, réédité récemment, enfin rassemblé (version augmentée, Gallimard, « Hors-série L’Imaginaire », 2023). L’édition de 2023 révèle à l’encre violette une « accumulation » de représentations du genre et de la sexualité très éloignées des normes des années 1950. Alison Péron n’a pas pu en parler, mais sa thèse apporte des éléments qu’il serait intéressant de considérer pour mieux comprendre la spécificité de ce cas de censure éditoriale historique. « Je voulais tout dire, j’ai tout dit » (La Folie en tête, 1970, cité p. 53) a reconnu l’écrivaine dans son autobiographie. Reparu soixante-dix ans après les coupes exigées par l’éditeur, Ravages continue de troubler par son récit décentré et sa poétique brute.
La marginalité n’est ni un choix, ni un symptôme. Pour Violette Leduc, la marge est un lieu d’énonciation, un espace de désir et, pour reprendre un mot de Simone de Beauvoir, le fait d’une « situation ». L’étude d’Alison Péron introduit telle quelle la marginalité de Violette Leduc dans la théorie littéraire. Elle en assume pleinement l’expression mouvante et déroutante à partir d’une approche très littéraire et d’une analyse précise de l’inscription poétique des corps, des sexualités et du vécu dans ses textes. Par là même, la thèse d’Alison Péron révèle le caractère politique du décentrement poétique chez Violette Leduc. Ses livres précèdent et annoncent les théories féministes des XXe et XXIe siècles : la puissance de subversion des savoirs situés ; le renversement du stigmate et les mouvements de fiertés ; les performances queer et leur résistance aux normes. Ils le font à leur insu, sans le rechercher, par « leur force performative, l’une des plus grandes forces politique qui soit » (p. 62). Dans le même mouvement ils se dérobent aux lectures qui chercheraient à les figer. Les livres de Violette Leduc s’ancrent résolument dans la langue littéraire qu’ils décentrent et revigorent. Ils dévoilent d’autres représentations du genre et de la sexualité que celles de leur temps, mais, pour Alison Péron, la « priorité reste le texte et sa puissance poétique, les mots de Leduc plus que ses idées » (p. 105).
Perret. Jacques Perret — Gus Bofa, L’oiseau rare suivi de Le Tourangeau de Winnipeg, Châteaulin, Locus Solus, 2024,160 p., 22 e. Édité avec un soin manifeste, cet élégant volume cartonné sous geltex inaugure chez Locus Solus la série intitulée « La plume qui dessine », une collection destinée à présenter des projets de collaboration entre illustrateurs et écrivains ou à en exhumer de plus anciens. On commence donc avec L’Oiseau rare de Jacques Perret. Des nouvelles de ce recueil publié chez Arc-en-ciel en 1947, les éditeurs n’en retiennent que deux — L’Oiseau rare et Le Tourangeau Winnipeg —, celles-là mêmes qui furent illustrées par Gus Bofa pour le tirage limité de 1952. Perret n’est pas encore sorti du purgatoire où l’ont mis ses prises de position politiques pendant la guerre d’Algérie et l’on a sans doute un peu oublié quel conteur et quel styliste il fut. Avec L’Oiseau rare, il donne toute sa mesure dans un art consommé de la volute verbale et la mise en scène de situations hésitant, dans un frémissement très singulier, entre réalisme et fantasmagorie. Bourlingueur et notamment passionné de voile, Perret n’a pas son pareil pour nous embarquer avec les gens de mer, perdants magnifiques au verbe haut et à la destinée tragique, quelque part entre Lord Jim de Conrad et le réalisme poétique de Grémillon dans Remorques. L’autre nouvelle, récit d’une saison de moisson en Amérique du Nord, est peut-être plus anecdotique, même si l’anime un sens aigu de la gouaille et du farfelu. Mais ce qui donne à ce volume un lustre tout particulier, c’est évidemment la reproduction des quinze eaux-fortes de Gus Bofa qui accompagnaient l’un et l’autre récit. Le papier cotonneux choisi par l’éditeur met pleinement en valeur la profondeur charbonneuse des clairs-obscurs de l’artiste et la qualité des reproductions souligne la vivacité d’un trait parfaitement en phase avec le phrasé de Perret. Le cahier documentaire qui suit les nouvelles, extrait du fonds Bofa de la galerie Michel Lagarde à Paris, est également digne du plus grand intérêt : il présente pour la première fois un choix d’une petite trentaine de croquis, dessins et estampes préparatoires, inédits qui sont autant de témoignages supplémentaires du génie graphique de Gus Bofa.
Rimbaud. Rimbaud, Œuvres complètes. Édition établie par André Guyaux avec la collaboration d’Andréa Cervoni, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2023,1168 p., 64,50 €. Réédition, à l’occasion du 150e anniversaire d’Une saison en enfer, d’une édition publiée en 2009. Selon une tendance qui prévaut de plus en plus, cette édition se présente sous l’ordre chronologique. Elle comporte deux grandes sections : Œuvres et lettres 1868-1875 et Vie et documents 1854-1891. On voit que la correspondance se trouve ainsi distribuée dans deux sections distinctes, la première constituant ce qu’on pourrait appeler les débuts et la vie littéraire de Rimbaud, le terminus ad quem étant les Illuminations. Se trouvent ainsi refondues et surtout modifiées les précédentes éditions en Pléiade de Rolland de Renéville et Mouquet (1946, puis 1954) et d’Antoine Adam (1972). Comme le signale André Guyaux, ces deux éditions incluaient des textes attribués à Rimbaud « qui ne le sont plus aujourd’hui ». Par ailleurs, au début de notre siècle sont apparus des textes inconnus : une nouvelle version de Mémoire en 2004 et la prose Le Rêve de Bismarck en 2008. Cerise sur le gâteau, la réédition de 2021, et aussi la présente réédition, donnent en supplément une lettre inédite de Rimbaud à Jules Andrieu, révélée en 2018. D’autres part, ont été éliminés les titres abusivement donnés par de précédents éditeurs à des séries de poèmes : Recueil Demeny, Cahier de Douai, Recueil Verlaine. On peut ainsi lire d’un trait la production poétique de Rimbaud de 1870 à 1873, suivie d’Une saison en enfer et des Illuminations. S’étalant de 1870 à 1875, le premier volet de la correspondance inclut aussi quelques lettres adressées à Rimbaud : Izambard, Forain, Verlaine. (On sait qu’il n’a pas été retrouvé de lettres antérieures à 1870, et la lecture de L’œuvre et le visage d’Arthur Rimbaud de Petitfils fait tristement mesurer combien de lettres et encore plus d’œuvres de Rimbaud se sont perdues ou ont été détruites). Embrassant toute la vie de Rimbaud, la seconde section, presque entièrement constituée de lettres (certaines, adressées à Rimbaud, sont imprimées en corps plus petit), déroule une sorte de biographie, scandée d’utiles rappels chronologiques. On y trouve également des pages d’un cahier de brouillon de 1865, le dossier de l’affaire de Bruxelles en 1873, des extraits du journal de Vitalie Rimbaud. À la lecture, les deux grandes sections de l’édition, loin d’opérer une solution de continuité, se complètent parfaitement, tout en faisant naturellement un sort particulier à l’œuvre elle-même (poésies et proses). Précises et fournies, les 245 pages de notes et variantes renferment tous les commentaires souhaitables sur l’origine des manuscrits, leur localisation actuelle, les difficultés ou les allusions qu’ils présentent, etc. André Guyaux remarque avec raison que, pour la quasi-totalité de l’œuvre (à l’exception d’Une saison en enfer), nous ne disposons pas d’une version imprimée, ce qui oblige tout « éditeur » de Rimbaud à la prudence, et à rendre compte « des corrections, mots ou lettres biffés ou ajoutés » figurant dans les manuscrits. (À propos de l’Album zutique, il est indiqué qu’il figure dans la collection Latécoère, — sur laquelle il y aurait beaucoup à dire, — mais on peut se demander s’il y figurerait toujours, et n’aurait pas été vampirisé par un libraire qui y a eu accès). Les notes donnent également des éclairages nouveaux sur certaines parties de l’œuvre, ainsi sur les vers latins de Rimbaud, importants à la fois par leur thématique et par leur rhétorique. Pour les poèmes, il a été fait appel à la bibliographie critique la plus récente — du moins à la plus pertinente, car on sait que la bibliographie sur Rimbaud est quelque chose de monstrueux par sa prolifération en tous sens. On doit par ailleurs louer cette édition de nous faire grâce de toutes les interprétations tourneboulées, qui faisaient de Rimbaud un initié de première force, rompu à tous les secrets ésotériques et magiques. Mais ce volume appellerait bien d’autres commentaires, et il faut nous borner. Concluons en disant que la formule adoptée pour cette édition est novatrice, et permet de mieux saisir le déroulement de la création de Rimbaud tout comme les étapes de son existence. Tout le livre montre également que, de l’œuvre comme de la biographie de Rimbaud, André Guyaux et Aurélia Cervoni ont une connaissance sûre et solide. Une très complète Bibliographie précède une utile Table des titres et des incipit.
Roman policier. Le Frisson métaphysique du roman policier, sous la direction d’Estelle Jardon, préface de François Guérif, Éditions de l’Université de Lorraine, 2024, 204 p., 20 €. « La métaphysique est indéfinissable en tant que réalité de l’existence et le mot lui-même échappe à toute définition, mais il peut être illustré », écrivait Nicolas Freeling. Ces quelques mots qu’Estelle Jardon rappelle en introduction permettent de saisir le fil conducteur des contributions qui nourrissent ce recueil d’articles : parce qu’il met en scène la confrontation directe de l’homme avec la mort et le mal, le roman policier, quand bien même il serait un genre populaire, induit un vertige métaphysique qui n’est pas pour rien dans la volupté qu’on peut retirer de sa lecture. Encore faut-il s’entendre sur la délimitation du genre. Il ne sera question ici que d’« authentiques romans policiers », prévient Estelle Jardon, de ceux qui font de la métaphysique par surcroit et même à l’insu de leur auteur, et non de ces romans policiers métaphysiques plus ou moins parodiques, autoréflexifs, postmodernes et trop conscients d’eux-mêmes, qui plaquent une trame policière sur d’autres enjeux littéraires ou philosophiques. Ceci posé, le recueil débute sur un article de Michèle Cohen-Halimi qui revient sur Le Roman policier, un essai de Siegfried Kracauer rédigé dans les années vingt, mais qui ne fut publié qu’en 1971, bien après la mort de son auteur. Dans cet ouvrage inspiré par Georg Lukâcs et Max Weber, Kracauer envisage le roman policier comme l’expression littéraire d’une société où le triomphe de la rationalité et du désenchantement du monde aurait provoqué une sorte d’effondrement métaphysique. Le prolongement ultime du genre s’incarnerait alors chez Dostoïevski, où le coupable est abandonné à lui-même et où il n’y a même plus de détective ou de policier pour rétablir un semblant d’ordre social. À moins de considérer que l’absence de métaphysique est une métaphysique en soi, on voit que l’approche de Kracauer décryptée par Michèle Cohen-Halimi laisse peu de place à l’examen des relations entre métaphysique et roman policier. C’est donc à la contre-épreuve de cette analyse inaugurale que s’attachent les contributions qui suivent. Reprenant le genre à ses débuts, c’est-à-dire depuis Edgar Allan Poe et The Murders in the Rue Morgue, alternant études de cas et réflexions plus larges, les auteurs du recueil offrent à relire un vaste corpus de classiques (Christie, Chesterton, Hammett, Chandler et consorts) pour s’attacher à mesurer la saveur particulière des différentes sortes de frisson métaphysique que procure, via le récit policier, la proximité immédiate avec la violence, la mort et la quête de vérité. À l’exception des pages consacrées par Annie Bourguignon à Henning Mankell et de la contribution de Dominique Meyer-Bolzinger, qui propose une incursion dans le roman policier de langue française, ce corpus demeure presque exclusivement anglo- saxon (près de la moitié des articles du recueil sont d’ailleurs en anglais et non traduits, de même que les citations). Les articles d’Isabelle Rachel Casta et Suzanne Bray s’aventurent toutefois du côté des manuscrits de la Mer morte, avec Ellery Queen, et des « thrillers juifs », avec Konop et quelques autres, proposant des vues d’autant plus originales que la plupart des romans policiers habituellement étudiés sont le fait d’auteurs chrétiens, au moins implicitement. Au regard de cette dernière remarque, on voit quelles perspectives nouvelles s’ouvrent aux amateurs de récits policiers et à leurs commentateurs ; aller voir ce qu’il en est des relations entre thriller et métaphysique sur d’autres territoires : Japon, Chine, Inde, par exemple, les terres de polar encore inexplorées ne manquent pas.
Rouet. Gustave Roud, Petites notes quotidiennes (ou presque). Journal 1933-1936. Préface de Pierre Bergounioux. Chêne-Bourg (Suisse), éd. Zoé, 2024, 301 p., 12 €. Désespérément peu connu en France, le Suisse Gustave Roud (1897-1976) est un vrai poète, doublé d’un excellent prosateur. Les éditions Zoé, qui avaient déjà publié en 2022 ses Œuvres complètes, nous offrent ici un large choix de son Journal. Il s’ouvre sur les prodromes et la mort de la mère de l’écrivain, ce qui oblige l’écrivain à faire le point en regardant autour de lui. Peu sociable, Roud préfère souvent contempler la nature plutôt que les êtres, et se voit en proie à ce qu’il appelle « isolement et communion tout ensemble ». Certains jours, il se sent même envahi par le « sentiment d’une destinée irrémédiablement perdue » et de son « déclassement ». Et il note : « Je sais maintenant que chaque chose, chaque être est toujours sur la frange de l’abîme où il disparaîtra, que ce monde est le monde du sursis ». Néanmoins, les occasions d’exaltation ne manquent point. D’abord, la musique, qu’il écoute très souvent à la radio ou joue sur son piano, avec une nette préférence pour Bach et les lieder de Schubert. Puis la nature autour de Carrouge, au sein de laquelle il s’immerge presque chaque jour par de longues promenades. Il y trouve un véritable soulagement mêlé de désespoir : « Je me jette dans le paysage comme on plonge au fort d’une rivière, avec le désir de m’abandonner, de me laisser perdre et porter je ne sais où par une force déchaînée qui jouerait aveuglément avec mon lucide abandon ». Très ferré en botanique, il nomme sans hésiter les noms de toutes les fleurs qu’il rencontre. Une touche de couleur lui suffit pour évoquer certains détails : « Plus haut, avant Bressonnaz, il y avait beaucoup de ces mûres bleues qu’un automne ancien, j’avais cueillies dans le brouillard aux berges du canal de Morat ». Voici un paysage esquissé, presque à la Soutine : « Vent terrible où les arbres se renversent et se débattent comme des noyés — et qui me soulève corps et âme — comme toujours. Lumière des nuages. L’herbe bleuit aux pentes des collines autour du rose faux des terres labourées et des toits de tuiles ». Ailleurs, ce sont deux paysans « en train de charger un char de gerbes — couleur d’or un peu pâle — contre la belle haie vert sombre où frissonne un sauie comme cent mille poissons d’argent ». Et cette évocation si pure d’un ciel étoilé : « Orion, c’était toujours Orion au-dessus du noyer nu comme une parole de feu inexorablement allumée, quand j’ouvrais les volets de la chambre une dernière fois avant la nuit, après avoir enlevé de dessus la table les bouquets et les plantes fleuries loin du courant d’air glacé ». On ne s’étonnera donc point que les quelques évocations de séjours à Paris, ce désert d’hommes, se caractérisent par un extrême laconisme. Au passage, l’esprit critique de Roud lui fait noter : « Au lit, je relis Giono. Complètement à côté. Fausse grandeur, ou faussée par le style affreusement facile et faussement (littérairement) familier ». Vivant eux-mêmes au sein de la nature, les paysans le fascinent, et il se sent irrésistiblement attiré par la beauté virile de certains d’entre eux, avec lesquels il se lie d’amitié toute platonique. En tout premier lieu, Olivier, « rasé et tondu de frais, la moustache coupée, d’une beauté et d’une jeunesse inouïes, d’une netteté, d’une franchise de traits et d’expression splendides ». Sa silhouette de faucheur appliqué parcourt sans cesse toutes ces pages : « Avant de repartir faucher le dernier champ, Olivier allume une pipe sur le banc vert, à côté de moi, tandis qu’une poule convalescente picore du maïs — si beau que je désespère de jamais le saisir avec des mots, dans un poème ». « Olivier — si beau dans sa chemise écarlate, quand il plonge au bassin ses bras nus ». Au milieu de ces bonheurs constants, Roud note, avec une étrange naïveté, le « désagrément d’une sorte d’hostilité du regard de sa femme [d’Olivier] dont je n’arrive pas à deviner la cause ». Malgré de très fréquentes rencontres et conversations avec Olivier, Roud sent bien qu’il ne pourra jamais réaliser sa passion, ni échapper à « une espèce de solitude absolue — la [s]ienne ». Parallèlement, il est captivé par certaines visions : « Tout le jour, vu des torses nus, puissants, splendides ». On ne sait pas assez que Roud était un photographe aguerri, et l’éditeur a eu la bonne idée de reproduire au fil du livre un certain nombre de ses photos : nombreux portraits d’Oliver, autoportraits de l’écrivain, un paysan au torse nu, portraits de sa mère et de ses tantes, sa maison à Carrouge, les lieux qu’il aimait, etc. Mélange d’émerveillement et de mélancolie, le livre laisse parfois un goût doux-amer, avec ce besoin permanent et souvent inassouvi qu’a Roud d’échapper à sa propre solitude. Il l’a du reste très lucidement reconnu en écrivant : « Mais c’est toujours la contradiction où ma vie se brise : une pureté ne peut être pour moi qu’un désert d’ennui, une fois retombé le premier élan qui m’en peint la beauté ». Il corrige cependant : « Je crois que ce que le cœur a aimé — ne peut disparaître, — à une éternité des choses aimées ». L’édition est sobrement annotée avec précision, surtout pour les mots du vocabulaire paysan et local. Une petite tache, cependant : ia préface de Pierre Bergounioux, bavarde et digressive, avec son début si lourdement pédant, qui mêle la Mésopotamie, Philippe II, Descartes, Hobbes, la Chine, tout et n’importe quoi. Mais il suffit de la sauter, pour s’immerger à loisir dans la prose si sensible et poignante de Roud.
Tchicaya U Tam’si. Boniface Mongo-Mboussa, Tchicaya U Tam’si, Vie et œuvre d’un maudit, Riveneuve, « Pépites », 2023, 156 p., 10,50 €. La biographie littéraire en tant que mise en récit d’une vie et d’une œuvre est un exercice périlleux et le choix du genre de l’essai ajoute encore à la difficulté. Boniface Mongo-Mboussa est conscient de cet écueil et, dans Tchicaya U Tam’si, vie et mort d’un maudit, il critique notamment le « cliché littéraire » qui fait du poète congolais une sorte de « Rimbaud noir » (p.34). Cette expression calquée sur l’Orphée noir de Sartre servait de titre à une autre biographie du poète congolais, celle de Joël Planque, qui est ici critiquée en creux. Contrairement à son prédécesseur, Boniface Mongo-Mboussa s’appuie sur une documentation extrêmement riche, issue en parties des archives familiales de Tchicaya, et il n’hésite pas, c’est l’un des points saillants de cet essai, à mettre en scène sa propre expérience et sa sensibilité de lecteur.
Responsable de la réédition des œuvres de Tchicaya U Tam’si dans la collection « Continents noirs » de Gallimard, l’auteur de cet essai a contribué à façonner une image du poète qui, sans n’être qu’un voyant rimbaldien, apparaît à de nombreuses reprises comme un prophète viscéralement attaché à la terre natale qu’il a quittée à l’âge de seize ans. Tchicaya U Tam’si, vie et mort d’un maudit est une très bonne introduction à l’œuvre du poète, mais on pourra regretter que certains éléments, évoqués au détour d’une ligne, ne soient pas plus développés, peut-être parce qu’ils ne correspondent pas tout à fait à la lecture qui est proposée. Ainsi, on pourrait citer le cas du recueil inédit L’eau à contrejour (p.113) qui n’est pas inclus dans les œuvres complètes et qui semble par moments contredire l’affirmation selon laquelle l’œuvre est « nourrie par une seule obsession : le Congo » (p.94). La nouvelle « Léon le verni », par exemple, se déroule aux puces de Saint-Ouen et ne met en scène aucun personnage identifié comme congolais. Le poème « la Source », publié de manière posthume dans La Revue Noire, n’est, quant à lui, même pas présent dans la bibliographie (p. 155-156), alors que sa vision provocatrice du pays natal aurait apporté une nuance intéressante au nationalisme du poète qui déclare : « Chiez sur la terre qui vous a vu naître, cela ne la fertilisera que mieux. »
Parmi les documents qui enrichissent le récit de la vie de Tchicaya, lettres et extraits du journal intime du poète offrent une entrée unique dans l’intimité du créateur. Cette matière si particulière permet à Boniface Mongo-Mboussa de dresser le portrait d’un poète humain capable de s’engager auprès de Lumumba au Congo, mais jaloux de Wole Soyinka lorsque ce dernier obtient le prix Nobel (p.115). Le dernier chapitre, consacré à la relation avec un autre grand écrivain congolais, Sony Labou Tansi, est symptomatique de cette méthode. La rivalité amoureuse entre les deux hommes qui est évoquée ajoute une dimension humaine à leur querelle, mais elle risque sans doute de minimiser et de rendre triviale une fracture plus idéologique entre les deux auteurs.
La première édition de cet essai, en 2014, avait pour titre un extrait d’un vers de Tchicaya : « le viol de la lune ». Neuf ans plus tard, le livre est republié avec une appellation plus sobre — vie et mort d’un maudit — qui annonce plus clairement le projet critique et biographique. Le texte de Boniface Mongo-Mboussa, par sa brièveté, frustre le spécialiste qui voit se succéder des pistes prometteuses, mais trop rapidement explorées. L’essai laisse affleurer, par moments, toute la richesse des archives rassemblées par le biographe, et on se prend à rêver d’une biographie augmentée, ou d’une édition génétique des brouillons du poète, dont certains ont été exposés à Pointe-Noire en 2015… Il n’en demeure pas moins que cet ouvrage est un témoignage important et une porte d’entrée dans l’œuvre foisonnante de Tchicaya U Tam’si.
Anaïs Frantz, Jean-Paul Goujon, Jean-Philippe Guichon,
Pierre Leroux, Alice Mugierman, Blandine Poirier, Ruth Peeters.