EN SOCIÉTÉ
Bulletins et revues
Alain. Bulletin de l’Association des Amis d’Alain, n° 89, juin 2000 (La Menuiserie, 52 passage du Bureau, 75011 Paris). « Propos d’un normand » sur la pédagogie républicaine : voilà comment on pourrait sous-titrer ce bulletin qui réunit des textes d’Alain de 1906 à 1934 sur l’éducation en France, telle qu’elle est et telle qu’elle devrait être, ainsi qu’un aperçu du parcours du maître – exemple vivant et frappant de ses théories, ou de l’importance des humanités dans la formation de sa pensée philosophique. Les textes réunis ne sont pas inédits (l’Institut Alain est en train de publier l’intégralité des Propos d’un normand), mais ils sont mis en lumière de manière nouvelle. Ce numéro constitue une sorte de manuel de savoir-penser pour les enseignants de lycée, avec qui les Amis d’Alain souhaitent un rapprochement : mais si les pensées d’Alain sont énoncées de manière claire – pédagogique – et dans un style parfois décrié, leur contenu semble un peu daté et appartient à la fin de ce dix-neuvième siècle qui n’en finit pas.
Apollinaire. Que vlo-ve ? Bulletin international des études sur Guillaume Apollinaire, n° 12, octobre-décembre 2000 (60 rue de Fécamp, 75012 Paris). Au sommaire, un érudit article d’érotique transcendantale d’Antoine Fongaro consacré à l’unicorne de la sixième strophe de « L’Ermite » (Alcools), une mise au point d’Helmut Werner sur Les Exploits d’un jeune don Juan comme « traduction libre [c’est le cas de le dire] ou adaptée » d’un ouvrage érotique allemand par Apollinaire, des informations diverses sur des texticulets plus ou moins inédits du même, etc. Parmi les informations finales, de savoureuses « traductions » anglaises trouvées sur le moteur de recherche Alta Vista (exemple : Apollinaire à la Santé = Apollinaire with health ; je ne me sens plus moi-même = I don’t smell myself anymore). Le rédacteur anonyme de la notule se demande comment traduire dans ces conditions « il n’y a plus qu’à tirer l’échelle ». Histoires littéraires est fière de contribuer, dans la mesure de ses faibles moyens, à une œuvre de crétinisation nécessaire. Suggérons par conséquent une formule élégante, à la fois sobre et de bon goût : there is no more to shoot the ladder.
Bucher (Jeanne). Supérieur Inconnu, n° 19, octobre-décembre 2000 (9 rue Jean-Moréas, 75017 Paris). Dans cette revue d’inspiration surréaliste, fondée par Sarane Alexandrian en 1985 et reprenant un projet avorté d’André Breton, on trouve, à côté de poèmes et de textes de création, de substantiels dossiers intéressant l’histoire littéraire. Citons ceux sur Michel Fardoulis-Lagrange (n° 3), Gherasim Luca (n° 5), Georges Hugnet (n° 7), Camille Bryen (n° 8) et Joyce Mansour (n°9). Ce numéro se signale par un riche dossier sur « Celle qui sort de l’ombre, Jeanne Bucher ». Personnalité hors série, Jeanne Bucher (1872-1946) est d’abord évoquée par sa petite-fille Muriel Jaër dans un long article précis et documenté, qui constitue un vivant portrait. On a ainsi une idée plus exacte de cette femme qui était surtout connue par sa galerie et par son action en faveur de l’art contemporain. Ce fut sa véritable vocation, et la liste des artistes qu’elle soutint est éblouissante : Miró, Braque, Picasso, Gris, Ernst (dont elle édita deux livres), Masson, Tanguy, Picabia, Mondrian, Giacometti, Lipchitz, Chirico, Vieira da Silva, mais aussi Bauchant et Lurçat, Motherwell et Tobey. Soutien qui alla même, dans le cas de Kandinsky et de Staël, à une aide matérielle et morale qui se révéla indispensable. Mais il y avait, dans la vie de cette femme énergique, un drame caché. Issue d’un milieu alsacien étriqué, où elle avait passé une enfance malheureuse, Jeanne Bucher s’était mariée en 1895 avec le musicien Fritz Blumer (dont elle divorcera en 1920). Se place alors un événement qui est la véritable révélation de ce dossier : la folle passion qui, de 1900 à 1906, l’unit au poète Charles Guérin, lequel lui écrivit près de 2000 lettres d’amour. En 1907, Jeanne Bucher s’imposera de renoncer à cette liaison avec Guérin, qui mourut peu après d’une méningite. Il s’agit là d’un aspect de sa vie que l’on ne connaissait guère et qui est illustré par des lettres et des poèmes de Guérin, ainsi que par des extraits du Journal intime de Jeanne Bucher – tout cela inédit. Amour aussi violent que tourmenté, qui fut pour Guérin une torture et hâta probablement sa mort. Quant à Jeanne, non moins torturée, elle ne put jamais se consoler. Près de trente ans après la mort de Guérin, elle lui écrivit une lettre pour lui dire que leur amour « avait nourri un autre amour plus puissant, plus vaste, qu’elle avait dirigé vers l’Art, vers les artistes, vers les autres » (M. Jaër). L’intérêt de tous ces documents est vif, comme celui des photographies illustrant le dossier, qui comprend des lettres inédites de Rilke à Jeanne Bucher.
Caillois. Europe n° 859-860, novembre-décembre 2000, Roger Caillois. Depuis sa mort en 1978, Roger Caillois a suscité beaucoup d’études et de numéros de revues. Ce numéro d’Europe, organisé par Odile Felgine, est riche. Entre beaucoup d’autres, Laurent Jenny renouvelle la question de Caillois et du Surréalisme par un parallèle éclairant entre Dali et Caillois ; Marina Galletti précise la place de Caillois dans le groupe Acéphale. Claude Pérez montre que la Naturphilosophie et le romantisme allemand n’ont jamais été totalement conjurés par ce rationaliste. L’étude la plus inattendue est celle d’un physicien, Vincent Fleury, qui, grâce à des découvertes postérieures à la mort de Caillois, corrobore ses intuitions sur la fascinante dendrite. Il eût été sensible à cet hommage. Deux réserves : les inédits publiés ici n’ont guère d’intérêt, hormis le fragment d’un Jules César que Stéphane Massonet relie au Ponce-Pilate de 1961. Surtout, on s’attriste de voir, au seuil d’un numéro réussi, réimprimer trois pages de platitudes de Jean d’Ormesson.
Colette. Antagonismes. Cahiers Colette n° 22, 2000 (Société des Amis de Colette, Mairie, 89520 Saint-Sauveur-en-Puisaye). Trois volets dans ces cahiers : inédits, témoignages et études. Parmi les premiers, trente-trois lettres ou cartes postales adressées par Colette, « sa vieille amie », à Renaud de Jouvenel, fils d’Henry, entre 1922 et 1952, et un ensemble d’articles rédigés par Colette et parus dans Marie-Claire entre 1939 et mai 1940 : « Les conseils d’une femme gourmette et gourmande », « Le Courrier du cœur ou Colette conseillère conjugale » – textes légers, futiles, mais dignes d’intérêt pour le regard porté par une femme moderne sur la société d’avant-guerre. Les témoignages de Marcelle Auclair (créatrice de Marie-Claire en 1937), Maurice Martin du Gard et Paul Léautaud évoquent leur rencontre avec la femme plus qu’avec l’écrivain. Plus intéressante est l’étude de Marine Rambach, dont l’analyse des principales critiques littéraires de Le Pur et l’impur (intitulé Ces plaisirs jusqu’en 1941) montre l’évolution des mentalités dans la société française des années trente à nos jours. L’ouvrage, qui reçut un accueil très réservé lors de sa parution en 1931 – la question morale était alors au cœur de la critique –, est pratiquement oublié les années suivantes pour être finalement réhabilité dans les années 70 avec le développement des mouvements féministes et la libération sexuelle. Si le livre est passé aujourd’hui du statut de « livre maudit à celui de texte phare », la polémique est toujours présente et Marine Rambach regrette l’absence de cette référence dans nombre d’études et de travaux universitaires. L’ensemble des critiques parues dans la presse en 1932 sont reproduites intégralement. À noter l’article de Marguerite Boivin commentant les principaux discours du capitaine Colette, candidat républicain aux élections cantonales de 1880. La Société des Amis de Colette vient également de publier, de Marguerite Boivin, La Maison de Sido, préface de Claude Pichois.
Courier. Cahiers Paul-Louis Courier, n° 7, mai 2000 (Société des Amis de Paul-Louis Courier, 3 rue des Cigognes, 37550 Saint-Avertin). Défense et illustration de Courier : le « pamphlétaire et épistolier français » du Petit Robert (1995) est – affirme l’éditorial du secrétaire général de ses Amis, Jean-Pierre Lautman – un « auteur véritable ». Dont acte dans ces Cahiers ? Il semble malheureusement que non : le style du pamphlétaire gagnerait à être étudié en tant que tel. Car si l’on connaît sa vie (une biographie, dont une partie est reproduite ici, est due à J.-P. Lautman) et ses amis de l’époque (François Haxo, auquel un article est consacré), on connaît mal son œuvre. Que dire du long article, traduit de l’italien, de Vittore Collina sur « La Pensée politique dans les pamphlets », sinon qu’il recense les thèmes de Courier sans en aborder le style. A vos plumes et, comme le dit le texte de la troisième de couverture, emprunté à Courier lui-même (Pamphlets des pamphlets) : « Laissez dire, laissez-vous blâmer, condamner, emprisonner, laissez-vous pendre, mais publiez votre pensée. Ce n’est pas un droit, c’est un devoir… »
Daudet. Le Petit Chose. Bulletin de l’Association des Amis d’Alphonse Daudet, n° 83, 1er semestre 2000 (Mairie, 13990 Fontvieille). Le bulletin s’ouvre sur un article de Bernard Paire sur Charles-Marie Lefebvre, qui aurait été le modèle du Sous-préfet aux champs, une des plus célèbres de ces Lettres de mon moulin que Paul Arène a signées du pseudonyme Alphonse Daudet. Une étude sur « Le Poète et la poésie dans Le Petit Chose », signée Silvia Disegni. Un compte rendu de la vente de la collection de Philippe Zoummeroff à Drouot, au cours de laquelle furent dispersés d’importants manuscrits de Daudet et des livres provenant de la bibliothèque de Julia Daudet. Enfin, deux études : « L’Écriture remède de la douleur » par Michel Branthomme, et « Daudet, romancier d’une vision entropique de la réalité » par Roland Audigier.
Dumas. Cahiers Alexandre Dumas, n° 27, 2000, Alexandre Dumas : 1870, l’entrée dans l’éternité (Château de Monte-Cristo, 1 avenue Kennedy, 78560 Le Port-Marly). Très intéressante livraison. Autour de la dernière photographie connue du romancier, prise à Madrid et dont la plaque a été acquise récemment par la Société des Amis d’Alexandre Dumas, ont été rassemblés différents textes mettant en exergue ce document iconographique. Cette photographie montre le vieux Dumas, méditatif et concentré, semblant dicter un récit à une jeune fille écrivant sur un guéridon. Articles de journaux, lettres, inventaire après décès constituent l’essentiel de ce bulletin dont l’intérêt ne faiblit à aucune page. Une documentation souvent inédite et toujours parfaitement présentée. La Société des Amis d’Alexandre le grand s’est donné pour buts de « rassembler les amis français et étrangers fervents de la personnalité et de l’œuvre de Dumas père […], se consacrer à la connaissance de la vie et de l’œuvre de l’écrivain, à la diffusion de ses ouvrages par le moyen de publications et conférences ». Objectif atteint.
Fourier. Minaria helvetica, La Forge de Montagney-Franche-Comté, n° 20, 2000 (Société suisse d’histoire des mines, Schweizerische Gesellchaft für historische Bergbauforschung, Naturhistorisches Museum, Abteilung Mineralogie, Augustinergasse 2, CH-4001, Basel, Suisse). Une curiosité que ce numéro principalement dû à des historiens spécialistes de la mine. Si l’on creuse, on découvre deux articles – très biographiques et sensiblement sur le même sujet – de membres de l’Association d’études fouriéristes venus se joindre à ceux de l’Association des Amis de la Forge de Montagney. Le rapport ? Fourier a voulu réaliser son projet utopique de colonie sociale à Condé-sur-Vesgre : ce projet, annoncé dans Le Phalanstère du 15 novembre 1832, est activement soutenu par un groupe de militants de la première heure (dès Le Traité d’association domestique-agricole paru en 1823), dont deux femmes de lettres, liées au directeur de la Forge de Montagney, Nicolas Gauthier : Clarisse Vigoureux (sa fille) et Clarisse Coignet (nièce de la précédente). La première, figure marquante du fouriérisme, a participé à la création du Phalanstère (son fils, Paul Vigoureux, n’est qu’un prête-nom) et a écrit un livre en réponse à Lamennais,Parole de Providence, paru en 1834. La réalisation concrète du phalanstère n’eut jamais lieu ; il reste la littérature de ces deux militantes.
Gautier. Bulletin de la Société Théophile Gautier, n° 21, 1999 (Université Paul-Valéry, Route de Mende, 34199 Montpellier). Livraison dense, qui donne les textes d’un colloque (organisée par la Société Théophile Gautier et le Centre d’études romantiques et dix-neuviémistes de l’Université Paul-Valéry) qui s’est tenu à Maisons-Laffitte en juin 1999 sur le thème « Héritiers et héritage de Théophile Gautier ». On retiendra surtout une étude de Catherine Caviglio-Faivre d’Arcier sur le vicomte Charles de Spœlberch de Lovenjoul et l’édition des Poésies complètes de Gautier ; « Gautier, voyant du Symbolisme » par Loïs Cassandra Hamrick ; « Villiers lecteur de Gautier » par Sarga Moussa ; « L’Héritage de Théophile Gautier en Belgique : l’esthétique de La Jeune Belgique » par Marcel Voisin ; « Théophile Gautier, les pompiers et la fin du siècle » par Wolfgang Drost. Dans un avant-propos, François Brunet évoque les événements et les réactions qui se produisirent à la mort de Gautier : tout en précision et en justesse. Ce n’est pas le cas de l’étude sur Heredia, « disciple ou rénovateur de la transposition d’art de Théophile Gautier » : le nom du poète des Trophées est constamment orthographié avec les deux accents aigus qui crispaient celui qui le portait.
Gide. Bulletin des Amis d’André Gide, n° 128, octobre 2000 (La Grange Berthière, 69420 Tupin et Semons). Ce numéro est presque entièrement consacré à la réalisation d’un travail des Gidiens : la mise au point d’un CD-Rom de l’édition génétique des Caves du Vatican par Alain Goulet et Pascal Mercier, qui signent chacun deux articles dans cette livraison. Le support multimédia s’imposait pour cette première édition génétique électronique réalisée en France (selon Alain Goulet) : les résultats de sa longue recherche prennent place sur un support propre à contenir tous les états du texte sur divers matériaux, facile à consulter et à mettre à jour. Pascal Mercier livre les premiers bilans que permet le CD-Rom : les variantes de la dernière étape de rédaction de Gide (entre les Cahiers et la première mise au net) et la liste de tous les personnages de cette « sotie », avec les modifications d’un état du texte à l’autre. Une curiosité en fin de bulletin : le « Calcul du degré de la créativité artistique chez Mallarmé, Gide et Valéry » par Eugène Michel, selon des formules mathématiques élaborées. On s’en doute, Gide l’emporte. Enfin, d’une grande utilité pour les intéressés, les tables et l’index 1998-2000 des bulletins 117 à 128.
Goncourt. Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, n° 7, 1999-2000 (Société des Amis des frères Goncourt, 6 rue du Moulin de la Pointe, 75013 Paris). Un numéro plantureux avec des documents de premier ordre : les lettres de Paul Alexis à Edmond, d’abord. Ils se sont rencontrés chez Flaubert dès 1876. Alexis se met en frais pour séduire le Maître dont il sera plusieurs fois l’adaptateur au théâtre, en collaboration avec Méténier. Relations difficiles puisque Goncourt connaît bien l’indéfectible amitié qu’Alexis porte à Zola. Ces lettres sont bien mises en perspective par Silvia Disegni, qui fait d’abord d’Oscar Méténier un commissaire de police, avant de le rétrograder pertinemment dans une note de la page 40 (il n’était que le « chien » du « quart d’œil »). Pierre-Jean Dufief livre ensuite la correspondance Goncourt-Montesquiou : les flatteries de l’aristocrate sont évidemment d’une autre nature que celles de l’ami Trublot. Montesquiou a des arguments qui vont droit au cœur du bibliophile. Savoureux moment où Goncourt sollicite un des mythiques exemplaires des Chauves-Souris qu’il veut faire relier de « vélin blanc » par Pierson et orner d’« un croqueton » de Whistler (c’est finalement La Gandara qui décorera la reliure d’un portrait de l’auteur). Des études stimulantes et une riche glane de miscellanées goncourtiennes.
Guérin. L’Amitié guérinienne. Bulletin périodique des amis des Guérin, n° 179, été 2000 (Route de Prades, 81220 Saint-Paul-Cap-de-Joux). Cette livraison vaut surtout par les tableaux généalogiques de la famille de Guérin du Cayla depuis le milieu du XVIe siècle, établis et présentés par Louis Albarel. On y trouve aussi la suite de l’étude d’Antoinette et Jacques Sangouard sur « Musique et danse autour d’Eugénie et Maurice de Guérin ». Les auteurs ont établi la liste des morceaux composés par Eugénie, essentiellement des cantiques et des romances, et espèrent la découverte, dans des archives privées, de nouveaux manuscrits musicaux des Guérin. Les compositeurs que les Guérin et leurs relations de Gaillac, d’Albi, et de Lisle-sur-Tarn appréciaient étaient « Chopin pour les valses, Dussek et Steibelt sur les sonates ». Sur le dernier nommé, on rappelle qu’il est présent dans César Birotteau, ainsi que dans les Mémoires d’Outre-tombe. On appréciera le souci du détail iconographique, puisqu’un piano d’époque est photographié dans cet article nourri d’érudition et de connaissance parfaite de la vie provinciale sous la Monarchie de juillet. Une liste des compositeurs cités et une table des exemples musicaux relevés dans les archives disponibles complètent le travail de M. et Mme Sangouard. Comme à l’accoutumée, le bulletin se termine par la bibliographie guérinienne, avec le rappel de l’ouvrage de Mme Huet-Brichard, Maurice de Guérin, imaginaire et écriture, dont le prix excessif peut dissuader les éventuels lecteurs.
Guide. Guide Nicaise des Associations d’Amis d’auteurs (Librairie Nicaise, 2001, 254 p., 150 F). La librairie Nicaise (Boulevard Saint-Germain, Paris) publie un guide essentiel pour ceux qui s’intéressent aux amis d’auteurs. L’avant-propos de J.-E. Huret souligne cette nécessité, car un guide aussi spécialisé n’existait pas. L’éditeur a choisi l’ordre alphabétique par auteur : l’amateur et le chercheur atteignent ainsi directement leur objet, à qui est dédiée une ou deux associations. Chaque fiche comporte adresse, personne à contacter, activités de l’association. Grâce à cet outil, les recherches, universitaires ou autres, peuvent être facilitées. Le guide met en contact deux mondes qui ne se côtoient pas souvent. Mais que de possibilités, en réalité ! L’association d’amis, souvent en province, constituée de passionnés, érudits ou amateurs, parfois liée à une maison d’auteur, recèle des informations biographiques ou bibliographiques précieuses, voire un fonds d’archives inexploré. J.-E. Huret esquisse ainsi une « petite sociologie » des associations d’amis (183 auteurs pour 210 associations), dont le rôle patrimonial est également de plus en plus reconnu. Ce lieu (virtuel) de réunion des associations qui ont été exposées fin novembre 2000 à la librairie Nicaise sera complété par un site Web mis à jour régulièrement et consultable gratuitement sur le site des éditions Gallimard. Actuellement, il n’est pas encore disponible. Mais la version papier, oui.
Han Ryner. Les Messages de Psychodore. Bulletin de liaison du Cercle Han Ryner, n° 89 et 90, septembre 2000 (BP 312, 73103 Aix-en-Savoie). Silence et dors.
Houellebecq. Les Amis de Michel Houellebecq, n° 5, novembre 2000 (122 rue de Javel, 75015 Paris). Petit bulletin de 16 pages agrafées, mais qui est loin d’être dépourvu d’intérêt. Par-delà les discussions sur l’œuvre de Houellebecq, on a ici quelque chose qui change agréablement de tant de bulletins de « sociétés d’amis » et qui est assez nouveau : les articles sont en majorité dus à des « non professionnels », entendez de simples lecteurs, d’origine apparemment diverse et qui ont tenu à témoigner de leurs réactions face à l’œuvre du romancier-poète. C’est ainsi que G. Le Gousse écrit : « Le rôle des écrivains n’étant plus d’enfermer le réel dans une passivité plus ou moins conformiste, mais de le changer activement, et ce par la diffamation : peut-on encore parler ici de littérature ? » Nombreuses critiques contre la joyeuse société capitaliste libérale, qui constitue notre « bel aujourd’hui »… Parfois, de curieux dérapages. Ainsi : « Dans son livre Les Aventures de la liberté, Bernard-Henri Lévy démontre magistralement que les procès staliniens et les insultes fascistes, visant à néantiser autrui, ont leurs racines chez les surréalistes ». Staline et Mussolini, ces ingénus, nous avaient donc caché qu’ils s’étaient inspirés de Breton ! Peut-être serait-il bon, cependant, de ne pas trop croire sur parole (c’est le mot) les gourous médiatiques et de potasser non pas l’histoire littéraire, mais l’Histoire tout court ? D’un entretien avec Houellebecq, cette réplique : « Oui, seules les classes moyennes m’intéressent, en fait. Les pauvres et les riches ne m’intéressent pas, ni les artistes ». De l’humour aussi, çà et là, comme dans cette lettre d’un lecteur : « Si Houellebecq me lit, qu’il sache à nouveau que je regrette de ne pas avoir assumé ma première rencontre avec lui, pour cause d’ivresse ». L’auteur des Particules élémentaires saura-t-il résister au succès ? Quoi qu’il en soit, son œuvre est là et semble susciter, à elle seule, plus de réactions et de discussions que les moutures dont les Sollers, Orsenna, d’Ormesson et autres Grandes-Têtes-Molles-Très-Parisiennes s’obstinent à nous régaler.
Jammes. Touny-Lérys à Francis Jammes : Correspondance. Bulletin de l’Association Francis Jammes n° 31, juin 2000 (Maison Chrestia, 7 avenue Francis Jammes, 64300 Orthez). Animée par Michel Haurie, l’Association Francis Jammes est active. Hospitalière aussi, car la Maison Chrestia, à Orthez, réserve le plus cordial accueil aux visiteurs et aux chercheurs. Tout en rassemblant un fonds d’archives considérable et d’un grand intérêt (manuscrits, lettres, livres, articles de presse, documentation, etc.), elle publie régulièrement des bulletins monographiques. Le dernier rassemble les lettres inédites de Touny-Lérys à Jammes, correspondance hélas à sens unique, car les réponses du poète d’Orthez demeurent introuvables. Est présenté ici un ensemble de lettres échelonnées de 1900 à 1936, comportant cependant une lacune entre 1911 et 1927. Le gros de ces lettres se situe avant 1914, quand le jeune Touny-Lérys s’affirmait comme l’admirateur et le disciple de Jammes, à qui l’unissait le goût d’une vie bucolique et simple. De nombreuses lettres sollicitent la collaboration de Jammes aux revues Gallia et Poésie, ou son aide pour publier des vers au Mercure de France, puis tentent d’obtenir une préface de lui à La Pâque des Roses (1909). Féru de Samain et de Charles Guérin, Touny-Lérys est un représentant de cette « Renaissance provinciale » (Michel Décaudin) qui se manifesta aux alentours de 1905 et prit ses distances avec le Symbolisme finissant. Intimiste, il l’est tout naturellement, avec des accents qui rappellent aussi, parfois, le Barbusse des Pleureuses. Toutefois, il n’avait ni la sensualité de Jammes, ni sa malice. Celui-ci, ayant, dans sa préface à La Pâque des Roses, qualifié d’« inhabile » la poésie de son fervent admirateur Touny-Lérys, dans une lettre, s’empare de cet adjectif pour le revendiquer et le justifier longuement. Considérations qui firent peut-être sourire Jammes, dont il est regrettable qu’on ignore les réponses, car elles tempéraient peut-être par quelques grains de sel les déclarations prolixes du poète de Gaillac. Peut-être aussi était-il parfois impatienté par les incessantes demandes dont celui-ci l’accablait. Cette correspondance constitue néanmoins un intéressant document pour mesurer l’influence de Jammes, qui fut aussi profonde que variée, puisqu’elle s’exerça aussi bien sur un Touny-Lérys que sur des poètes comme Fargue, Levet et Larbaud. Et, puisque nous parlons de Jammes, souhaitons qu’on donne enfin un jour la correspondance – d’un tout autre registre – qu’il échangea avec Charles Guérin, correspondance dont l’Association Francis Jammes, sauf erreur, conserve une copie établie par Yves-Gérard Le Dantec.
Mallarmé. Bulletin des Amis de Stéphane Mallarmé, n° 2, octobre 2000 (Musée Mallarmé, 4 quai Mallarmé, 77870 Vulaines-sur-Seine). On ne trouvera dans ce bulletin ni articles ni documents, mais une bibliographie très fouillée (dont un ouvrage paru chez Boombana Publications, à Mount Nebo, Australie !), des publications touchant Mallarmé parues depuis fin 1998, y compris en anglais. Plus pointu encore, une liste des publications à paraître – ceci pour les spécialistes haletants d’impatience – ainsi que des thèses récentes. La liste des « projets en cours » peut intéresser au-delà du cercle étroit des mallarmistes. Des avis de recherche et un mot sur une exposition pour boucler le tout. Le rédacteur du bulletin, Gordon Millan, demande aux lecteurs de fournir des idées sur l’avenir de cette publication à mallarmé@cg77.fr
Matricule. Matricule des Anges, n° 32, 2000 (BP 225, 34005 Montpellier Cedex 1). Le Matricule des anges a multiplié cette année ses participations à la vie littéraire : animations de débats (salons du Livre, de la Revue, de Montreuil et d’ailleurs), organisation de lectures, etc. C’est signe de bonne santé. Le journal poursuit aussi son activité critique, qui le fait parfois considérer comme magazina non grata par quelques institutions éditoriales. En ce qui concerne l’histoire littéraire, on a lu des articles, des portraits ou des entretiens consacrés à Maurice Magre, Jeanne Tripier, Armand Lunel, René Godenne (anthologies des nouvelles du XIXe siècle), Alfred Delvau (par René Fayt), Georges Hyvernaud, Jacques Besse, Denton Welch, Pierre Louÿs (par Robert Fleury), Hubert Juin, Erik Satie (par Ornella Volta), Jean de La Varende, Charles Nodier, Jules Huret, Pierre Jourde, Georges Perin (par Catherine Boschian). La rubrique consacrée aux égarés et aux oubliés proposait des pages sur Marcello-Fabri, René Allendy, Maurice Dekobra et Michel Lebrun. Les présentations d’éditeurs ont mis sous les feux de la rampe Jean Le Mauve, Michel Chandeigne, Olivier Cohen, Gérard Pfister. Fermez le ban.
Milosz. Cahiers de l’Association Les Amis de Milosz, n° 39, 2000 (6 rue José-Maria de Heredia, 75007 Paris). Connaissez-vous Milosz ? L’interrogation de l’éditeur des Cahiers, André Silvaire, est toujours d’actualité. Heureusement, l’association des Amis de Milosz, menée par Janine Kohler, apporte avec cette nouvelle livraison des éléments de réponse aux néophytes. Après les inédits, passage presque obligé des bulletins des associations d’amis, un article de Stanley M. Guise, tiré de sa thèse, analyse les sources spirituelles de Milosz, de Gœthe à Swedenborg, en passant par la Bible ou la Kabbale : dès l’article suivant (en réalité une allocution prononcée lors de la commémoration de la mort de Milosz en mai dernier) se pose la question des limites d’une telle recherche, trop intertextuelle… Quand on connaît le mysticisme de l’auteur, comment évaluer les sources de sa connaissance, objectivement ? Plus objectif, et plus tangible, l’usage nationalisant de Milosz, évoqué à deux reprises : il transparaît à travers le discours de l’ambassadeur de Lituanie en France, lors de la même cérémonie de mai 2000, et il contamine la réception de l’auteur dans les années 20 et 30, révélant le désintérêt des critiques lituaniens et leur esprit partisan, qui leur fait souvent réduire l’œuvre à la question de l’identité nationale. On peut toujours se rattraper en lisant les deux nouvelles anthologies de poésie française, signalées en dernière partie, qui intègrent (enfin) Milosz : celle de Michel Décaudin en Poésie Gallimard et celle de Michel Collot en Pléiade.
Naturalisme. Les Cahiers naturalistes n° 74, 2000, « L’écriture naturaliste » (BP 12, 77580 Villiers-sur-Morin). Une livraison dense mais contrastée des Cahiers naturalistes, centrée sur l’esthétique naturaliste. Ce n’est pas dans cette série de textes issus d’un colloque ontarien de 1998 que l’on rencontrera les réflexions les plus riches, en dépit de sujets prometteurs (les contraintes de la série, la structure parasitaire, la récurrence des personnages chez Zola, la reprise de l’incipit dans les nouvelles de Maupassant). Force est de constater que trop d’auteurs s’arrêtent en route, rechignant à tirer eux-mêmes quelque sens de leurs observations pertinentes, tandis que d’autres s’élancent imprudemment sans prendre la peine de définir leurs concepts (celui de « série » notamment, pourtant singulièrement productif en notre siècle, sans revenir même sur son rapport à la paralittérature, méritait mieux qu’une définition provisoire jamais remaniée). C’est sans grand plaisir qu’on prend connaissance de certaines conjectures psychologisantes sur le paradigme de l’enfant unique dans la vie et l’œuvre de Zola, avec surprise qu’on voit d’aucuns confondre leurs propres images et les textes pour broder sur l’importance d’un personnage, Tante Dide, qu’on s’acharne à trouver central pour de mauvaises raisons, à l’instar d’ailleurs du personnage de l’enfant, maltraité dans un autre article. On retiendra néanmoins, dans cette série de réflexions inabouties, l’article de Robert Lethbridge sur la dimension résiduelle de Pot-Bouille, qui démonte finement l’entreprise zolienne d’adultération générique dans cet opus décalé des Rougon-Macquart. Et c’est au sein d’une autre série, celle des Villes, que Jacques Noiray et Michel Gosmes sont allés, pour leur part, chercher la matière de textes décisifs produits hors colloque, l’un consacré à l’imaginaire de la politique dans Paris, l’autre sur le statut de la science. Singulier par sa méthode et son objet, le travail que Jean-Marie Seillan consacre aux interviews de Huysmans tranche également sur l’approximation de certaines études. La section des études historiques, pour sa part, marche toute seule, avec de nombreuses lettes inédites, une étude de René-Pierre Colin sur l’éditeur Savine, une autre de François-Marie Mourad sur Zola lecteur de Napoléon III. Il nous semble que les grandes réussites de ce volume prouvent a contrario l’échec relatif d’une démarche bien parcellaire qui consiste à bêcher un coin de texte point trop fréquenté en espérant y dégotter le génie des trésors herméneutiques cachés, pour parodier Michelet. C’est au contraire dans la précision de l’analyse de détail historique d’une part, dans l’ampleur assumée de fortes études de « constructions imaginaires » d’autre part, que se tracent les voies les plus sûres, et ce numéro des Cahiers naturalistes y entraîne parfois avec un certain bonheur.
Paulhan. Société des lecteurs de Jean Paulhan, bulletin n° 23, octobre 2000 (2 rue de Fleurus, 75006 Paris). Dans son dernier numéro – qui a paru peu de temps avant la disparition de Roger Judrin –, la Société des lecteurs de Paulhan présente un compte rendu détaillé de l’Assemblée Générale du 27 mai précédent, qui s’est tenue chez le peintre Michel Faublée. Elle fait état de l’accueil reçu par les correspondances parues de Paulhan (avec Marcel Arland ou Jean Giono) et de l’état d’avancement de celles à paraître (avec Franz Hellens, Georges Perros, André Pieyre de Mandiargues, Jean Dubuffet ou Yolande Fièvre). Par ailleurs, ce bulletin fait l’inventaire détaillé des récentes éditions et rééditions d’ouvrages de Paulhan, ainsi que des thèses qui lui sont consacrées et du Colloque de Cerisy, « Paulhan : Le Clair et l’Obscur ». Claire Paulhan fait le bilan des travaux de l’Imec sur l’année écoulée. On apprend la publication en 2001 de la correspondance Paulhan-Max Jacob, à laquelle travaillent Ann Kimball (qui a publié la correspondance Cocteau-Jacob) et Patricia Sustrac, et en 2002, du premier volume de la correspondance Paulhan-Joë Bousquet, par les soins de Paul Giro qui annonce aussi une biographie de Bousquet. Le prochain Cahier Jean Paulhan consistera en la correspondance entre ce dernier et Jean Guéhenno, présentée et annotée par Jean-Kely Paulhan. Enfin, on lira avec plaisir les « amusettes » et l’étonnante lettre qu’a adressée récemment à Paulhan « [s]a vieille amie Rachel ».
Péguy. L’Amitié Charles Péguy, n° 91, juillet-septembre 2000 (12 rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris). On compterait sur les doigts d’une main, et encore, les écrivains français prêts aujourd’hui à mourir pour leur patrie. Sans doute parce qu’il n’y a plus de patrie, ou parce qu’il n’y a plus d’écrivains. Le 1er août 1914, un homme quittait pourtant sans regret ses manuscrits pour rejoindre ses conscrits : « Ce que je vais voir est tellement plus important que tout ce que j’ai écrit : je vais assister à de tels événements que ce que j’écrirai, au retour, dépassera tout ce que j’ai fait jusqu’ici ». Cet homme, « parti là-bas comme un fou » (Jacques Copeau), ne reviendra pas. Péguy meurt le 5 septembre 1914 au champ d’honneur, dressé seul, face à l’ennemi, défiant la mitraille (ainsi le montre une bande dessinée des Trois Couleurs, intitulée « Un admirable exemple : la mort du poète »). La légende du Poète-mort-au-champ-d’honneur est immédiatement installée : « le voilà sacré », écrit Barrès dans L’Écho de Paris du 17 septembre. L’Amitié Charles Péguy rassemble les dernières lettres du fondateur des Cahiers de la Quinzaine avant sa mort au front, à la veille de la bataille de la Marne. Il faut se replacer dans l’esprit du temps pour comprendre l’impatience de Péguy à en découdre avec les « barbares » prussiens. Cette impatience se redouble néanmoins dans son cas d’un désir mortifère d’accomplir l’Œuvre, commencée en littérature, d’un don intégral de soi à la Patrie. Les lettres émouvantes, quoique laconiques, retranscrites dans ce bulletin (plusieurs sont inédites), laissent entrevoir l’issue fatale que se prépare en secret le chantre de Jeanne d’Arc : « je périrai peut-être, je ne crèverai pas ». Nombreux documents en annexe sur les derniers jours de Péguy et la cristallisation du mythe de sa mort.
Pourrat. Cahiers Henri Pourrat, n° 17, 2000 (Bibliothèque municipale, 1 boulevard Lafayette, 63001 Clermont-Ferrand). Cette livraison consacrée aux amitiés suisses de l’écrivain fait la part belle à la correspondance Pourrat-Ramuz, à laquelle on a essayé de rendre une cohérence en republiant aux côtés de vrais inédits un certain nombre de lettres éparpillées dans des publications difficiles d’accès. Quelques échanges épistolaires entre Pourrat et Roud, ou encore Pourtalès, complètent la section documentaire du volume. On trouvera en outre des fragments inédits de Pourrat présentés par Michel Lioure, ainsi qu’une série de trois études consacrées à Ramuz (« Ramuz et le Haut-Valais »), à Gustave Roud, et au voyage en Suisse de Pourrat.
Proust. Bulletin Marcel Proust, n° 50, 2000 (Société des Amis de Marcel Proust et des Amis de Combray, 4 rue du Docteur-Proust, 28120 Illiers-Combray). Pour le cinquantenaire de leur bulletin, la Société des Amis de Proust s’est surpassée. Après un rappel des principales publications et initiatives de cette association (par Jean Milly, directeur du bulletin), la livraison contient plusieurs textes inédits : « Deux pastiches retrouvés » par Luzius Keller, qui reproduit deux parodies inconnues du style de Goncourt ; un descriptif de la donation Gustave Tronche, qui fut l’administrateur commercial de la NRf de 1912 à 1921 et échangea une importante correspondance avec Proust (articles de Florence Callu et Mireille Naturel). Étude de Cynthia J. Gamble : « Quel a été le véritable rôle de Marie Nordlinger dans l’œuvre traductrice de Marcel Proust ? » Les rédacteurs de ce bulletin n’ont pas banni les clins d’œil, car ils ont reproduit une page de l’adaptation en bande dessinée d’À la Recher- che du temps perdu par Stanislas Brézet et Stéphane Heuet, qui est du même ordre de réussite que les adap- tations cinématographiques de Volker Schlöndorff et Raoul Ruiz (un article du bulletin, peu favorable, est consacré au film de ce dernier). Une bibliographie proustienne de l’année 1999 par Eric Férey et Mireille Naturel.
Rimbaud. Bulletin Auberge verte, n° 1 à 4, juillet-octobre 2000 (128 rue Lamarck, 75018 Paris). Depuis ses origines, vers 1983, l’Auberge verte rend d’importants services aux chercheurs rimbaldiens et verlainiens, et aux amateurs de quelques autres auteurs affectionnés par l’aubergiste nullement verdâtre Rémi Duhart : Artaud, Genet, Nouveau. Malgré quelques avanies (comme une récente inondation), l’Auberge verte survit et d’année en année s’améliore, comptant parmi ses bénéficiaires presque tous les grands spécialistes rimbaldiens des vingt dernières années. L’Auberge verte est l’aboutissement d’un travail de longue haleine : si l’entraide des chercheurs a permis à Rémi Duhart d’acquérir de nombreuses publications, bien d’autres ont été achetées, au fil des années, au terme de sacrifices personnels (il ne s’agit pas d’un centre subventionné). On comprend ainsi, même si la formulation est critiquable, que Rémi Duhart précise que l’Auberge est « ouverte aux chercheurs et fermée, résolument fermée aux curieux ou curieuses, touristes et autres pépères et mémères en tous genres » (livraison n° 1). Le bulletin est-il l’œuvre de Rémi Duhart ? Oui et non. Comme Rimbaud, Rémi Duhart a pu bénéficier du soutien d’AlcideBAVa, le bien-nommé (pseudonyme utilisé dans la lettre du 15 août 1871 à BAnVille). Il s’agit d’une publication haute en couleurs (chaque bulletin de quatre pages est polychrome, sur des papiers de couleur chaque fois différente), dans tous les sens déréglés. Avec ses commentaires parfois acerbes portant sur la manière dont les acteurs ou réciteurs traitent la poésie de Rimbaud qui s’expliquent par la vocation d’acteur de Duhart (ceux qui l’ont vu dans une mise en scène de Pour en finir avec le jugement de Dieu d’Artaud ont mesuré la démesure de ses qualités d’acteur), le bulletin ne manque pas de vigueur. Il cogne à bras raccourcis sur l’Association des Amis de Rimbaud, ce qui est regrettable lorsque les attaques portent sur certaines personnes qui, de manière désintéressée, ont maintenu en vie cette association. Sinon, le bulletin donne de nombreuses informations, bibliographiques notamment, des documents inédits (comme une lettre de Bouillane de Lacoste à Pierre Petitfils) et un test mensuel intitulé « Coin du petit ignorant(e) » où certaines questions reçoivent des « réponses » discutables (le titre Bateau ivre sans article défini ne se justifie pas par un témoignage de Delahaye, mais par le texte donné par Verlaine dans Les Poètes maudits ; dire qu’Angélo était la pièce préférée de Rimbaud, c’est supposer que Delahaye était en mesure de donner sur ce point des informations fiables, etc.). Il n’empêche que ce petit bulletin, avec son ton allègre et ses « blagues », avec ses hommages à Pierre Petitfils (l’un des principaux donateurs de documents importants) et ses renseignements bariolés, intéressera de nombreux rimbaldophages, particulièrement ceux qui, avides d’aveux, apprendront que « Claudel […] fait chier debout » Rémi Duhart… ou Alcide Bava ?
Rivière et Alain-Fournier. Bulletin des Amis de Jacques Rivière et Alain-Fournier n° 97, 4° trimestre 2000, Rimbaud et Laforgue lus par Jacques Rivière et Alain-Fournier (31 rue Arthur-Petit, 78220 Viroflay). La présente livraison fournit, avec quelques recensions, le texte d’une conférence que Rivière a consacrée à Rimbaud et Laforgue, préfacé par Michel Baranger, ainsi qu’un article détaillé mais synthétique de Xavier Martin Laprade sur la « présence de Jules Laforgue dans la correspondance entre Jacques Rivière et Alain-Fournier ». Dans la conférence de Rivière, la juxtaposition des deux poètes se fait au profit de Rimbaud. Si Rivière a choisi de réunir des propos portant sur Rimbaud et sur Laforgue, c’est visiblement parce que si « Laforgue s’adresse à nous », « R. est qqun qui ne s’adresse pas à nous ». Rivière voudrait présenter à son public un poète qui, précisément, se moquerait du public. Le texte édité ne correspond sans doute pas toujours à ce que Rivière a dit à son public (« D’ailleurs je suis persuadé que vous ne laisserez pas influencer votre jugement sur son œuvre par des cons »). Naviguant entre les réductions symétriques des détracteurs du poète et des hagiographes (Isabelle Rimbaud, Berrichon et Claudel), Rivière favorise plutôt le mythe disséminé par ces derniers, à la fois par son écoute un peu trop complaisante des affabulations de Berrichon (par exemple, ce bébé Arthur qui, dès sa première heure d’existence, « rampe, rieur, vers la porte de l’appartement ») et par sa lecture en grande partie métaphysique des Illuminations (parmi lesquelles Rivière range les vers dits de 1872, par une illusion d’optique inévitable à cette époque), lecture sans doute influencée par celle de Claudel (Rimbaud, « mystique à l’état sauvage »). Malgré ces défauts, la conférence de Rivière a été une source d’idées nouvelles : on sait que son analyse d’un « motif de la brèche » a permis une perception nouvelle des aspects réflexifs de l’univers des Illuminations, même s’il a sans doute limité l’intérêt de son intuition en y voyant l’expression d’une brèche mystique dans la réalité quotidienne perçue par Rimbaud. Une grande partie de cette conférence, prononcée le 6 décembre 1913 au Théâtre du Vieux-Colombier, avait déjà été publiée (Jacques Rivière, Rimbaud. Dossier 1905-1925, édité par Roger Lefèvre en 1977). On lira toutefois avec intérêt le texte complet. Pour Laforgue, l’apport est plus mince, le poète paraissant servir en partie de repoussoir : Rivière ne cache pas sa préférence pour Rimbaud.
Roman populaire. Le Rocambole. Bulletin des amis du roman populaire, n° 10, printemps 2000 (23 rue de Léon, 78310 Maurepas). Animé par des chercheurs, des collectionneurs et des universitaires qui ont en commun une passion illimitée pour la littérature populaire dans tous ses aspects, Le Rocambole, vaillant « bulletin des amis du roman populaire », de petit format mais dense typographiquement parlant, en est à son dixième numéro. Celui-ci est consacré aux éditions Pierre Lafitte. On y trouve la biographie du fondateur de cette maison (par Juliette Dugal), ainsi qu’une étude sur « Pierre Lafitte, l’éditeur d’Arsène Lupin et de Maurice Leblanc », par Robert Bonaccorsi et Jean-Luc Buard. Deux études plus « théoriques » prolongent ces articles documentés : une lecture de La Dame à la hache de Maurice Leblanc (par Isabelle Casta), et une source tératologique du Fantôme de l’Opéra présentée par Alain Chevrier. Comme dans les numéros précédents, une rubrique explore les éditions et les journaux où florissaient le roman feuilleton et les contes et nouvelles. Le « Catalogue des publications Pierre Lafitte à 3 fr. 50 » et de « La Nouvelle Bibliothèque », établi par Jean-Luc Buard, est une mine pour le spécialiste et donne à rêver à l’amateur. La rubrique sur les illustrateurs, créateurs trop oubliés, rend hommage à Marcel Le Coultre. Un riche attirail de « Chroniques » fait écho à l’actualité des publication et des manifestations. Enfin, un conte de Guy de Téramond, « L’Homme qui marchait dans les nuages » (1911) apporte une dernière touche de science-fiction.
Verne. Bulletin de la Société Jules Verne n° 35, 3e trimestre 2000, L’Affaire Pont-Jest (29 chemin de Saint-Prix, 95250 Beauchamp). Cette livraison est presque exclusivement consacrée à l’affaire Pont-Jest. Ce littérateur bien oublié, ancien officier de marine reconverti dans le journalisme et le roman, grand-père maternel de Sacha Guitry, s’appelait René Delmas de Pont-Jest. Il accusa Verne de plagiat avec sonVoyage au centre de la terre. Une teigne, ce Pont-Jest. Au lendemain de la Semaine sanglante, il avait publié dans Le Figaro une série d’articles haineux sur les Communards réfugiés en Angleterre, ce qui lui avait valu d’être sérieusement menacé par l’un d’eux (Lissagaray) devant son domicile londonien d’Arundel Street. Le présent bulletin fait le point sur l’affaire Verne/Pont-Jest et publie la correspondance échangée à ce propos entre Hetzel, Pont-Jest et Verne. Il y eut procès et jugement : Pont-Jest fut débouté.
Vigny. Bulletin de l’Association des Amis d’Alfred de Vigny, n° 29, 2000 (6 avenue Constant-Coquelin, 75007 Paris). Ce numéro témoigne de la vitalité des études consacrées à Vigny. On note en particulier trois articles contenant des documents inédits. Deux concernent la création du More de Venise à la Comédie-française : Barry Daniels expose des découvertes sur les décors de Cicéri créés pour l’occasion ; Jacqueline Razgonnikoff étudie l’échange de lettres entre le baron Taylor et son directeur de la scène pendant les répétitions. On comprend mieux ce qui se joua alors, moins de six mois avant Hernani. Janet McLeman-Carnie analyse la rencontre parisienne de l’auteur de Cinq-Mars avec Walter Scott, en 1826. Parmi les autres contributions, une étude de Sophie Marchal sur Vigny et Mme Ancelot, et une synthèse de F.Y. Bril sur Vigny et les musiciens, qui ne résout malheureusement pas l’irritante énigme de la contribution du poète au Benvenuto Cellini de Berlioz. On s’étonne que la couverture mentionne les « Amis de Alfred de Vigny » : par commodité typographique ?
[Patrick Besnier, Alain Chevrier, René-Pierre Colin, Thierry Gillybœuf, Jean-Pierre Goldenstein, Jean-Paul Goujon, Vincent Laisney, Jean-Pierre Lassalle, Jean-Jacques Lefrère, Muriel Louâpre, Steve Murphy, Isabelle Pawlotsky, Sandrine Raffin, etc.]
LIVRES REÇUS
Partagés entre l’enthousiasme et l’accablement, les lecteurs des ouvrages de l’automne apportent ici la preuve que les sciences humaines – si l’on accepte d’y ranger l’histoire littéraire – sont tout sauf mortes, puisque leurs produits peuvent déchaîner des passions. Les auteurs de ces comptes rendus, sans se concerter, montrent qu’on peut s’enflammer pour un livre érudit et bien fait, tandis que la déception rend impitoyable le jugement d’un travail racoleur et bâclé. Si se contenter d’apprécier les livres selon des principes découragerait tout le monde, les considérer sur le seul critère des émotions qu’ils suscitent conduirait à l’obscurantisme. On verra une fois de plus que la meilleure critique combine l’émotion et l’éthique. C’est avec une indignation d’essence morale qu’on reproche aux éditeurs, inlassablement, de ne pas donner d’index ou d’être chiches sur l’iconographie. C’est par goût de la vertu qu’on demande aux universitaires de ne pas publier n’importe quoi et de ne donner des colloques que ce qui mérite d’être imprimé. Mais c’est avec une vraie reconnaissance qu’on accueille les travaux utiles, sobres, bien écrits et présentés. Au nom de la prétendue « crise des sciences humaines », des margoulins mettent sur le marché rossignols et rogatons. Pourtant, un vrai public existe, curieux, informé, exigeant, capable de lire jusqu’à la dernière note de bas de page et de fustiger le moindre errement…
Comptes rendus
Archéologie. Le Livre des Égarés (Plein Chant, n° 69-70, 2000, 280 p., 120 F). Sous la houlette d’Eric Dussert et d’Edmond Thomas, une vingtaine d’« obstinés fouineurs », au dire des préambulanciers, s’appliquent à faire partager leur goût pour les fouilles archéologiques d’auteurs (peut-on toujours dire des écrivains ?) du XIV° au XX° siècle. Egarés ? mais par qui ? Par les éditeurs, les libraires, les bibliothécaires, les auteurs de manuels d’histoire littéraire et par la force des choses : il ne leur a manqué que le nombre et surtout la qualité de lecteurs exigés par la postérité. Et encore : certains n’étaient-ils pas de ceux que la Société des Gens de Lettres, qui répartissait les droits de reproduction de leurs feuilletons dans la presse, appelait ses grands reproducteurs ? Delphi Fabrice, auteur de plus d’une centaine de romans, certains en collaboration avec Jean Lorrain ou Oscar Méténier, et notamment une Notre-Dame de la Butte que connaissent les flâneurs de l’avant-siècle et d’Isidore Ducasse, n’est pas un « oublié » ni un « dédaigné ». On peut en dire autant d’Harry Alis (Hara-Kiri a été récemment réédité) ; de Senancour (Oberman est un best-seller réimprimé à tour de bras durant plus d’un siècle). Et que dire de Ferdinand Bac dont les innombrables dessins de petites femmes (elles le firent vivre au jour le jour et jusqu’à la veille de ses quatre-vingt-dix ans) ont fait un peu négliger les livres de souvenirs (une partie de son Journal vient d’être publiée). D’autres ont créé autour de leurs œuvres des sortes de sociétés secrètes : André Lebey dont les poèmes maçonniques sont recherchés pour la forme triangulaire des recueils ; Paul Masson par des yoghis qui n’ont pas encore fini de compter les avatars de Lemice-Terrieux à l’écriture multiple et même posthume ; Victor Barrucand, parce qu’on ne peut pas oublier un anarchiste promoteur du « pain gratuit », ni l’éditeur d’Isabelle Eberhardt, si maladroit fût-il. Tous leurs écrits méritent-ils d’être intégralement réimprimés ? Non, bien sûr, à l’exception peut-être des Versiculets d’Alfred Poussin d’une étonnante fraîcheur. Tel est donc le sort de ces Egarés : demeurer à jamais perdus si personne ne vient leur tendre la main au bord du puits. Après le temps de l’hydrologie et de la recherche des sources qui fut celui des années 50-60, voici peut-être venu celui des archéologues, érudits chercheurs et curieux, ou peut-être tout simplement halbrans, comme disait Alfred Jarry. Cela nous vaut ce recueil d’histoires et d’historiettes littéraires. Chacun découvrira dans le sommaire une ou plusieurs raisons de lire Le Livre des Egarés : Pierre Bresuire (M.-H. Tesnière) ; Victor Barrucand (E. Dussert) ; Bernard de Bluet d’Arbères (J.-F. Valcanges) ; Delphi Fabrice (E. Walbecq) ; André Lebey (A. Derval) ; David Ferrand (A. Dhermy) ; René Martin-Guelliot (B. Baillaud) ;Charles Dassoucy (W. Carisdall) ; Senancour (J.-L. Moreau) ; Robert de la Vaissière (J.-P. Goujon) ; Alfred Poussin (M. Pakenham) ; André Gillon (M. Bauland) ; Paul Masson (W. Théry) ; André Renaudin (O.-N. Forgues) ; Harry Alis (J.-D. Wagneur) ; Ferdinand Bac (L. Joseph) ; Gustave-Arthur Dassonville (F. Grappeur).
Balzac. Florence Terrasse-Riou, Balzac, le roman de la communication, lettres, silences dans La Comédie humaine (Sedes, 2000, 158 p., 160 F). Ceux qui aiment les livres rigoureusement construits et vigoureusement écrits trouveront là de quoi les satisfaire. Il y a toutes les garanties du sérieux universitaire : la marque SEDES, le patronage du GIRB, une couverture grisâtre, une police minuscule – nulle illustration, il va sans dire – et des titres incluant invariablement le mot « idéologie » : « Dialogues, coquetteries, hypocrisies et idéologie », « Les infortunes de la duchesse de Langeais ou idéologie dans le boudoir », « Signe et idéologie », « Fissures et polyphonies idéologiques », etc. Le propos du livre ? S’intéresser, après Éric Bordas dont on pouvait penser qu’il avait épuisé le sujet, à un « Balzac linguiste » sous l’angle de la communication. Que vient faire cette notion jakobsonienne dans La Comédie humaine, qui donne son titre si disgracieux à l’ouvrage ? L’auteur répond dès la première page : « L’idée d’une communication balzacienne doit s’entendre très largement, au sens où ce sont des schémas de pensée identiques qui retracent la circulation physique des personnages balzaciens et celle de leurs messages ». Cette explication est peu rassurante dans la mesure où le concept de communication, devenu, de l’aveu même de l’auteur, un fourre-tout, permet de ratisser large et d’englober une infinité de phénomènes qu’il serait jamais venu à l’idée de qualifier de « communication ». Florence Terrasse-Riou se pose ensuite des questions concrètes, pertinentes peut-être, mais quelque peu incongrues par leur formulation même : « Comment la province communique-t-elle avec Paris ? Comment les aristocrates du boulevard Saint-Germain communiquent-ils avec la noblesse d’Empire ? », etc. La réponse est de passer en revue, chapitre après chapitre, toutes les « situations de communication » de La Comédie humaine. Il ne manque que les schémas avec les flèches. Le jargon est omniprésent, qui mêle la prose pseudo-scientifique (Sokal et Briquemont semblent avoir encore de beaux jours devant eux) au style richardien (Jean-Pierre Richard est abondamment cité). Ce qui donne des morceaux de ce genre :
Ce qui toujours intéresse Balzac, c’est de raisonner en termes de définition de réseaux. Explorer la plus ou moins bonne fluidité des différents canaux possibles, désigner au contraire les passages impossibles : pour conduire ses héros comme pour restituer leurs paroles, l’écriture balzacienne défriche des itinéraires, balise des îlots de reconnaissance et dresse des plots de connexion [sic]. La géographie s’y lit en termes politiques, la politique s’élabore en carte géographique. Dans les deux cas, la géopolitique se noue dans les interdits, les faux pas, les dysfonctionnements, autant de lieux du texte où l’investissement idéologique est le plus complexe.
Parler de La Comédie humaine comme un directeur commercial parle d’une gamme de téléphones portables est curieux. Florence Terrasse-Riou aurait-elle confondu communication et télécommunication ? Une fois encore, la métaphore se révèle le pire ennemi du chercheur en littérature, surtout quand son emploi est « croisé » avec un discours scientifique.
Baudelaire. Charles Baudelaire, Nouvelles lettres, présentées et annotées par Claude Pichois (Fayard, 2000, 125 p., 89 F). Plus de soixante lettres inédites en librairie, voilà ce que rassemble, avec d’autres documents de la main du poète, ce petit volume. Petit ? Il ne l’est guère, tout comme Les Fleurs du Mal, que par son épaisseur matérielle. À le lire, on y découvre que certaines lettres sont du plus vif intérêt et que d’autres contiennent des passages ou des jugements frappants. La chasse a été longue, qui a conduit Claude Pichois sur la piste de lettres inconnues, qui se trouvaient en des lieux aussi divers que la Pologne ou… le Musée du Louvre ! Comme dans toute recherche de ce genre, les captures sont parfois inégales ; mais à quel point certains brefs billets sont-ils éclipsés par la série des cinq lettres à Armand Fraisse, par telle lettre abrupte à Buloz, ou par la longue lettre à Manet, écrite de Bruxelles et complètement inconnue ! Mieux que de nous apporter des « révélations », ces nouvelles lettres – qui s’étalent chronologiquement de 1854 à 1866 – permettent de préciser certains points de la vie ou de la personnalité de Baudelaire. C’est ainsi qu’une lettre à A. de La Fizelière confirme, comme le souligne Claude Pichois, que Baudelaire avait une connaissance assez précise de la pensée de Fourier. Les lettres à Jules Desaux et les documents joints montrent par ailleurs à quel point le poète s’employa à faire secourir Guys, en faveur duquel il multiplia les interventions au Ministère, vantant au très officiel Desaux « un homme d’un mérite aussi extraordinaire ». Particulièrement remarquables sont les cinq lettres au lyonnais Armand Fraisse, qui prouvent en quelle estime Baudelaire tenait cet excellent critique, l’un des rares à avoir écrit sur ses œuvres des articles pleins de justesse et de pertinence. À propos de Soulary, Baudelaire lui confiait : « J’avais retrouvé dans son ouvrage plusieurs préoccupations semblables aux miennes, non seulement dans le choix des sujets, mais aussi dans les images ». Ailleurs, des précisions sur Les Paradis artificiels, ou ces réflexions sur La Genèse d’un poème de Poe : « Je crois que Poe a exagéré, par une espèce de fatalité, son goût pour l’ordre. Mais la méthode, qui exige avant tout un plan rigoureux, est excellente ; elle permet, non seulement de commencer par la fin, mais même de travailler simultanément à toute les parties ». On relèvera aussi ce jugement mitigé, adressé au même Fraisse : « Mon ami D’Aurevilly dit souvent des énormités ; c’est l’esprit le plus brillant et le plus charmant, mais comme tous les gens éloquents, il lui arrive souvent de confondre l’abondance avec l’art ». Une certaine confiance paraît régner dans les échanges épistolaires avec Fraisse, à qui Baudelaire déclarait : « J’ai une très profonde horreur de la candeur dans l’exercice du métier littéraire, parce que le genre humain n’est pas un confesseur, et qu’infailliblement l’homme de lettres candide sera dupe, à moins qu’il ne soit un charlatan obscène comme J.-J. Rousseau ou George Sand ». Toutefois, la sincérité du poète admettait certains accommodements. C’est ainsi que nous le voyons parler à Fraisse de son voyage « dans l’Inde » comme s’il eût réellement parcouru ce pays… On lira aussi sa longue lettre de 1865 à Manet, dans laquelle il évoque ses embarras d’argent et s’entremet pour la vente de son portrait par Courbet, que possède son ami Poulet-Malassis. La description qu’il fait de ce tableau à présent célèbre mérite d’être citée : « Le personnage, habillé d’une robe de chambre rouge, assis sur un canapé rouge, travaille sur une table rouge. L’effet est assez surprenant ». Baudelaire force un peu la note, et probablement aussi lorsqu’il ajoute : « J’ai oublié de vous dire que le tableau est de Courbet, – et du Courbet non dépravé ». On retrouve aussi, dans ce paquet de lettres, les humeurs de Baudelaire. D’une insolente ironie, bien caractéristique, est la lettre à Buloz de 1854 (elle aussi totalement inédite), par laquelle il propose des vers pour la Revue des Deux Mondes. Loin d’être obséquieux avec le Grand Lama, le poète fait montre d’une impatience qui sonne comme un défi : « Mon livre de poésie ATTEND depuis bien des années que les Revues veuillent bien en mettre quelques fragments en lumière. Mais il paraît – ce que je ne comprends pas, – que ma poësie est parfaitement répulsive, – vous-même autrefois avez eu soin de m’en instruire ». Et il n’hésite pas à terminer sa lettre par une provocation, demandant à faire partie du jury d’un concours littéraire organisé par la revue : « Ce serait une garantie d’impartialité. Votre Commission sera trop raisonnable ». Rien que pour de telles déclarations, il faut parcourir ce recueil, lequel, de surcroît, montre une fois de plus qu’aucune découverte sur Baudelaire ne saurait être indifférente. Certaines phrases contenues dans des lettres révélées ici sont même tellement saisissantes qu’elles auraient pu se trouver dans Fusées ou dans Mon cœur mis à nu. C’est là un cordial qui en vaut bien d’autres. Toujours précise, l’annotation de Claude Pichois se fait à l’occasion piquante, ainsi : « 6, rue Rameau, tout près de la vraie Bibliothèque Nationale […].»
Camus-Pia. Albert Camus-Pascal Pia, Correspondance 1939-1947, présentée et annotée par Yves Marc Ajchenbaum (Fayard/Gallimard, 2000, 154 p., 120 F). Correspondance évidemment très attendue, mais qui laisse parfois un peu sur sa faim. Expliquons-nous. Le préfacier avertit honnêtement qu’il s’agit d’une « correspondance lacunaire ». On n’y trouve en effet que 47 lettres, dont 17 de Camus et 30 de Pia. Surtout, le relevé détaillé de cette correspondance – telle qu’elle est publiée – montre qu’en réalité, il ne s’agit pas souvent d’échanges à proprement parler. Aucune lettre de Camus entre décembre 1940 et décembre 1942, plus aucune lettre de Pia à partir de l’été 1943… On a donc, chronologiquement, une série de lettres de Pia, puis une série de lettres de Camus. Difficile, dans ces conditions, d’y voir un dialogue. Yves Marc Ajchenbaum explique ces vides par le fait que Pia, « à partir de l’été 1943, a craint d’être arrêté » et « a préféré brûler l’essentiel de sa correspondance ». Il est très probable, en effet, que Pia se soit vu obligé de brûler des lettres, mais on constate que figurent ici cinq lettres écrites par Camus en 1943 et qui ont apparemment survécu. Plus encore, il est curieux que manquent précisément toutes les réponses de Camus aux lettres que lui écrivit Pia en 1941 et 1942 sur L’Etranger. Peu après la mort de Pia, un libraire parisien de ses amis racontait avoir vu jadis chez celui-ci un exemplaire de L’Étranger et un du Mythe de Sisyphe sur grand papier, dédicacés et truffés de nombreuses lettres de Camus, exemplaires que Pia aurait, à la fin de sa vie, vendus à l’amiable. Impossible, bien entendu, de dire s’il s’agit d’une légende, ou si c’étaient précisément là les lettres qui manquent. Par ailleurs, est-il bien sûr que Camus ait « conservé l’essentiel des lettres de Pia » ? Aucune lettre de celui-ci, répétons-le, après décembre 1943, soit pendant toute la période de Combat. Même si, à partir de fin 1943, Camus et Pia résidaient tous deux à Paris, on reste un peu perplexe, car on a du mal à croire que le second n’ait, jusqu’à leur rupture en 1947, plus jamais écrit au premier. On excusera cette mise au point préalable, qui nous a semblé nécessaire à cause de l’impression parfois déconcertante que donnent les trous de cette correspondance telle qu’elle se trouve éditée. Et, par la force des choses, cette édition met l’accent davantage sur Pia que sur Camus, dont les lettres sont moitié moins nombreuses que celles de son ami. Mais faut-il s’en plaindre ? On voit ici de quel dévouement sans bornes Pia fit preuve pour aider Camus, lui trouver un travail, voire un gîte, le réconforter, et – last but not least – faire publier par Gallimard rien moins que L’Etranger, Le Mythe de Sisyphe et Caligula. Sa sollicitude s’étendait aussi à ses autres amis, puisqu’une lettre de mai 1942 nous apprend qu’il réussit à faire placer Ponge au Progrès à Bourg-en-Bresse. La première lettre retrouvée de Pia étant extrêmement tardive (février 1941), les sept lettres de Camus qui ouvrent le recueil sont, par force, des monologues. Pia parti pour Paris, Camus s’est retrouvé aussi seul que démuni : « je m’ennuie comme un rat mort », écrit-il début 1940 d’Oran, où il subsiste en donnant des cours particuliers de philosophie. En fait, le cœur du volume est formé par une série de lettres de Pia échelonnées de février 1941 à décembre 1942. Outre les efforts que déploie inlassablement Pia pour améliorer le quotidien de son ami, et les nouvelles de leurs amis communs journalistes, ces lettres, souvent longues et denses, roulent sur deux sujets distincts : un projet de revue que voulait lancer Pia, et ses tentatives – couronnées de succès – pour faire accepter par Gallimard les manuscrits groupés de L’Étranger, Caligula et Le Mythe de Sisyphe. Dans cette dernière tâche, Pia fit preuve d’une activité extraordinaire, à la mesure de l’estime et de l’amitié qu’il avait pour Camus. Il fit lire ces manuscrits à (entre autres) Paulhan et Malraux, et informa ponctuellement Camus des réactions de ceux-ci, allant même jusqu’à recopier, dans ses lettres, leurs réponses. La réaction, à chaud, de Malraux est notamment très intéressante à lire, tout comme le sont les commentaires qu’y ajoute Pia pour combattre ou désamorcer les objections qui y étaient faites aux textes de Camus. Résultat : L’Étranger fut accepté d’avance par Gallimard, grâce aux interventions, suggérées par Pia, de Paulhan et Malraux auprès de Gaston Gallimard. Pia, qui connaissait le caractère de ce dernier, n’hésite pas à avertir Camus que Gaston est « radin » et qu’il a « par nature, la bienveillance plutôt mollassonne ». Les lettres de Pia abondent également en brèves notations sur ses préférences littéraires, fort variées. Au détour d’une lettre, on relève par exemple ce jugement : « Gertrude Stein, une Américaine pleine d’humour ». Ou bien, à propos d’une revue : « Fontaine distillait pourtant plus de tisanes que de vin d’Algérie ». Ses dégoûts aussi s’y trouvent nettement affirmés, à l’occasion. Du premier numéro de la N.R.f. de Drieu, il déclare : « Le Chardonne y est d’une bassesse qui soulève le cœur. Le reste est proprement nul ». À propos de l’article d’Émile Henriot sur L’Etranger, ces deux phrases : « Je n’avais jamais douté que M. Henriot fût un con. Il a tenu à confirmer cette opinion ». Mais c’est sans doute à propos du projet avorté d’une grande revue qui devait s’appeler Prométhée que l’on voit le mieux ses capacités et ses goûts. Pour cette revue, qui devait en quelque sorte remplacer ou supplanter la N.R.f. pro-allemande de Drieu et à laquelle il voulait associer Camus, Pia s’était énormément remué, écrivant des dizaines de lettres pour solliciter des collaborations, mais aussi trouver un imprimeur et du papier. Il était ainsi parvenu à réunir un sommaire étonnant : Daumal, Ramuz, Jouve, Bataille, Lhote, Prévert, Schwab, Valéry, Mauriac, Guéhenno, Malraux, Martin du Gard, Bousquet, Cingria, Calet. Même impression pour les nécrologies qu’il avait prévues, afin, disait-il, d’« enterrer convenablement les morts honorables » : Joyce, Freud, Bergson, Saint-Pol-Roux, Sherwood Anderson. On se dit que Pia eût sans doute davantage excellé, et d’une manière plus personnelle, à Prométhée qu’il ne le fit à Combat. Mais, découragé par les obstacles administratifs et autres qu’il rencontra, il renonça à son projet de revue et confiera à Camus, fin 1942, qu’il songeait à rentrer à Paris « pour y faire de la librairie d’occasion ». Au fil de ces lettres se manifeste une ironie intermittente, qui n’épargne pas toujours le destinataire. À propos de Bergson, Pia déclare ainsi à Camus : « On ne doit pas prendre sans vert un homme comme vous qui déjeune chez Kierkegaard, dîne chez Heidegger et soupe chez Husserl, et fréquente par surcroît des dévots de Pontigny comme Grenier ou Heurgon ». Plus tard, il se plaira à penser que, si Camus eût vécu, il se serait sans doute consacré non à la philosophie, mais à animer quelque Vieux-Colombier, car le théâtre était sa véritable passion. Un autre intérêt de ces lettres est de montrer à quel point Pia savait rester lui-même au milieu de tous les désastres quotidiens de cette époque particulièrement noire de la « drôle de guerre » et de l’Occupation. Ni plaintes ni confidences détaillées, cependant, mais parfois, çà et là, un bref soupir, ainsi en mars 1941 : « J’en ai plus que marre et de P[aris-] S[oir] et de Lyon ». Puis un trou complet des deux côtés entre octobre 1943 à novembre 1945, date à laquelle se situe une lettre un peu irritée de Camus, qui montre clairement à quel point des tiraillements existaient déjà à propos de Combat. Présage de leur rupture ? La dernière lettre est constituée par la réponse de Camus, d’un laconisme tout administratif, à la lettre de démission de Pia. Mais le livre ne se termine point là, et on fera un sort particulier aux quatre lettres publiées en annexe, datant de 1978-79, soit plus de vingt ans après la rupture. Herbert Lottmann ayant publié en 1978 une biographie de Camus, Pia, qui l’avait renseigné, fut extrêmement surpris d’y lire qu’il avait été, pour Camus « son meilleur ami puis son pire ennemi ». Il le fit savoir sur-le-champ à l’auteur, lequel lui répondit tranquillement qu’il s’agissait là d’une « poetic license » (sic). Deux mois après, Pia décida d’envoyer à la veuve de Camus copie de ses deux lettres à Lottmann, avec un petit mot. Dans une de ces lettres, il écrivait justement que son départ de Combat était dû à « un peu de dégoût et beaucoup de lassitude ». Surprenante était la formule par laquelle il s’adressait à Francine Camus : « Chère ancienne amie ». Dans sa très noble réponse, celle-ci l’assure qu’il s’était trompé sur son mari, qui éprouvait vraiment pour lui de l’admiration et de l’amitié : « pour le reste, nous mourrons tous avec nos énigmes et nos secrets et notre nostalgie – pour moi du moins – d’une transparence impossible ». Qui sait si Pia ne reprochait pas surtout au Camus d’avril 1947 de s’être complètement mépris sur son caractère et donc de ne l’avoir jamais connu ni compris ? On pourrait le penser, en voyant combien, dans sa seconde lettre à Lottmann, il souligne que « Camus a certainement éprouvé beaucoup plus d’amitié pour Jean Grenier, ou pour Claude de Fréminville, ou pour d’autres encore, qu’il n’en a ressenti pour moi ». Un mot sur l’édition, à présent. La préface de Yves Marc Ajchenbaum, strictement limitée à la période 1938-1947, qui est celle de l’amitié Camus-Pia, est fort bonne dans sa sobriété, car elle dit l’essentiel. En va-t-il pareillement de son annotation des lettres elles-mêmes ? Nous n’oserions l’assurer. Plus historien du journalisme que spécialiste de la littérature, l’éditeur commet certaines erreurs. Ainsi, note 4, p. 20, où il écrit que Perceau et Fleuret ont publié « dans les années 30 » leur répertoire de l’Enfer – lequel avait paru, avec aussi la signature d’Apollinaire, dès 1913. Page 28, la note 1 aurait pu préciser que le personnage de Triplepatte venait de Tristan Bernard. Des précisions s’imposaient par ailleurs pour les Cahiers de Barbarie, comme pour Louis Gillet, Jean Wahl, Raymond Schwab, Daumal, Ribemont-Dessaignes, etc. On est par ailleurs étonné de voir que l’annotateur ignore l’usage du calendrier perpétuel pour la datation des lettres. P. 137, il se borne à déclarer qu’une lettre datée « Vendredi 3, 1943 » doit « dater de l’été 1943 », alors qu’il est facile de voir que c’est justement en septembre 1943 que le 3 tombait un vendredi. De même p. 143, la lettre datée « Lundi » ne peut en aucune façon être, comme il est noté, « du 15 ou 16 novembre [1945] », jours qui, cette année-là, étaient respectivement un jeudi et un vendredi. Pour finir, on retiendra de Pia ce trait, qui le peint assez bien. En 1943, en sérieux danger d’être arrêté par les nazis, il déclarait à une amie : « Si je suis arrêté, je veux juste le Baudelaire de la Pléiade. »
Cocteau. Serge Linarès, Cocteau. La ligne d’un style (Sedes, 2000 ; 224 p., 160 F) ; Jean Touzot, Jean Cocteau. Le poète et ses doubles (Bartillat, 2000, 300 p., 149 F) ; Francis Ramirez, Christian Rolot, Jean Cocteau, l’œil architecte (ACR, Courbevoie, 2000, 336 p., 580 F). Les études sur Cocteau se multiplient et, loin de se répéter, apportent de l’homme et de l’œuvre une image renouvelée, enfin dépouillée des complaisances et des partis pris, cocteauphobies ou cocteaulâtries, qui l’ont falsifiée pendant des décennies. On n’en retiendra ici que trois, les plus récentes, et aussi les plus significatives. Décapantes sont les pages où Jean Touzot, prenant le contre-pied de Jean Marais qui parlait dans son dernier livre de « l’inconcevable Jean Cocteau », va débusquer ces « Autres » mystérieux que le poète disait avoir été. Il le décrit en « tête d’affiche et tête de Turc », stratège de la réussite tout en s’en défendant. Il épluche ses souvenirs, relevant contradictions et impossibilités : le « scandale » de Parade démesurément amplifié, les réunions musicales chez le grand-père Lecomte chronologiquement impossibles, les variations sur la prétendue fugue de Marseille s’enjolivant avec le temps, et ainsi de suite. Il ne s’agit pas cependant de prendre Cocteau en flagrant délit de mensonge pour le dénigrer, ni de célébrer complaisamment ce mensonge qui dit toujours la vérité (nous l’a-t-on assez souvent assénée, cette formule, en guise d’explication !). Bien au contraire. L’écoute critique de Jean Touzot conduit à la description d’un processus d’« automythographie », autrement dit de création par l’auteur de sa propre légende. Est ainsi mise en évidence une dimension de l’imaginaire de Cocteau qui, comme Cendrars, Max Jacob et bien d’autres, instaure sa propre vérité. Cocteau ne cesse de se projeter dans un autre lui-même et de donner, privilège du poète, la « prééminence » aux « fables ». Une telle analyse a pour conséquence de substituer à la prétendue légèreté désordonnée de la vie de Cocteau une singulière cohérence existentielle qui assume variations et apparentes contradictions. Toutes proportions gardées, la démarche est analogue dans le livre de Linarès. Les reproches de facilité, de dispersion, de course au succès qui pèsent sur une œuvre dont l’abondance multiforme n’est plus à dire, sont écartés pour laisser place à une enquête qui, prenant le poète au mot, cherche en lui le travailleur, le maître des formes, fait la part de l’artisan qu’il prétend être et du poète inspiré, suit dans l’œuvre les lignes de forces du « bloc qu’elle forme », selon ses propres paroles. S’en dégage la constante d’une esthétique qui est aussi une éthique, la ligne d’un style. Toute l’œuvre est dans ses cheminements parfois obscurs, mais parfaitement balisés par Linarès, une quête de l’identité et un dévoilement des mystères du monde. Reste que le pouvoir des modes d’expression n’est pas à la mesure des ambitions de la poésie (d’où une insatisfaction qui conduit à en expérimenter toujours de nouveaux) et que l’homme se retrouve avec lui-même, aux prises avec l’apparence et le mensonge (encore lui). Le poète a conscience de ses limites, en vain multiplie ses doubles et n’attend que dans la mort un épanouissement et une consécration. Constance et signification d’une difficulté d’être chez Touzot, volonté de composition qui ordonne et gouverne toute l’œuvre chez Linarès, la direction de recherche et l’effort pour envisager Cocteau, tout Cocteau, comme il le souhaitait, rapprochent ces deux livres dans une étape nouvelle de la critique. Jean Cocteau l’œil architecte est tout différent, mais on y reconnaîtra aisément un prolongement des réflexions engagées. C’est en premier lieu un beau livre à voir, avec ses quelque 300 illustrations. C’est aussi une approche de l’homme et de l’œuvre où reparaissent les problématiques de l’être et de son double comme de l’unité sous-jacente à la diversité de la création (signe que nous touchons là à des points essentiels). Elle débouche sur une étude de l’image, par laquelle Cocteau veut rendre visible l’invisible et exprimer l’indicible, ce qui est pour lui la fonction du poète ; nous nous acheminons ainsi vers le cinématographe, l’écriture qui, ajoutant à l’image le verbe et le mouvement, répond le mieux à ses vœux, mais ne suffit pas à réaliser les ambitions du poète, ni à réduire sa dualité. L’ouvrage ne lui en est pas moins consacré pour moitié. Il constitue la meilleure analyse de l’œuvre cinématographique de Cocteau en même temps que la meilleure base de travail avec ses documents et sa chronologie qui rectifie de nombreuses erreurs.
Collectionneurs. Philippe Rongiéras, Pour le plaisir. Soixante ans entre les tableaux et les livres (Édition du Haut-Pavé, 2000, 238 p., 180 F). La vanité des collectionneurs valant souvent, pour leurs captures, celle des pêcheurs et des chasseurs, on pouvait craindre le pire. Eh bien, pas du tout : nous avons ici un nonagénaire en pleine forme, qui sait éviter le catalogue, toujours fastidieux. Son livre, plein d’anecdotes intéressantes, de digressions charmantes, voire piquantes, rappelle parfois La Maison de la vie de Mario Praz. Goûts très éclectiques, d’ailleurs : sanguines de Watteau, Mlle Colombe par Fragonard, Füssli, Custine dessiné par Delacroix, aquarelles de Daumier, Jongkind et Cézanne, tissus coptes, portrait du Fayoum, Fleuret par Dufy et Salmon par Modigliani, nu de De Staël, icônes biélorusses, une Vague de Courbet, un Lièvre de Chardin, un album d’estampes russes entièrement enluminé par Kandinsky, etc. Quelques livres, au hasard : le Ronsard in-folio de 1623 annoté par Sainte-Beuve ; le Recueil du Cosmopolite de la duchesse de Berry, avec serrure (!) ; Los Caprichos de Goya, exemplaire de l’artiste, dans sa reliure d’origine, avec un dessin et une lettre ; des fragments du manuscrit d’Oberman avec onze lettres de Senancour à son éditeur ; un volume de Fourier entièrement réécrit par l’auteur dans les marges ; le Livre d’or offert à Paganini par la ville de Gênes, truffé d’autographes ; un Wilde avec envoi de l’auteur et de Beardsley à Jarry, etc. De splendides curiosa, dont une série de reliures à décor érotique ayant appartenu à Mme de Pompadour, et le manuscrit de Thémidore orné de dessins libres de Saint-Aubin. Il est aussi question de diverses correspondances que Philippe Rongiéras – c’est, bien entendu, un pseudonyme – prétend inédites : missives de Bernanos à une religieuse belge, sœur Éponine, que tourmentait la chair ; copieuse série de lettres, émaillées de désopilants dessins libres, de Maupassant à son « Hadji » Albert de Joinville ; lettre d’amour de Toulouse-Lautrec à Suzanne Valadon ; une « volumineuse et très passionnée correspondance intime de Mermoz à un jeune homme » ; confidences très libres de d’Annunzio à la marquise Casati, sur une Parisienne qu’il qualifie de « monstre de luxure » ; correspondance de Freud avec un médecin anglais ; lettres de Pouchkine à une comtesse, etc. Que citer encore ? Des billets lestes de Flaubert à Jeanne de Tourbey ; de violentes missives de Strindberg à une actrice ; une lettre de Huysmans, qui termine sa préface à Gamiani et déclare regretter « les flûtes implorantes des crapauds que j’entendais sur les bords de la Senne », etc. Et que dire du manuscrit de l’Ode to a Nightingale de Keats et de la partition autographe des Lieder eines fahrenden Gesellen de Mahler, avec envoi à son inspiratrice Johanna Richter ? Tout cela est mentionné sans trémolos par l’auteur au cours de cette longue promenade nonchalante dans sa bibliothèque-musée, dont il précise n’avoir donné qu’un « petit aperçu ». Cette collection semble peu connue. La position de son propriétaire est d’ailleurs un peu contradictoire. D’une part, il en offre un « aperçu » qui fait saliver, d’autre part, il déclare n’éprouver aucune envie d’introduire chez lui des « journalistes et autres curieux ». Serait-ce pour se protéger des ayants droits et héritiers des écrivains ou des peintres ? Philippe Rongiéras, qui a peut-être eu des expériences malheureuses, semble ressentir quelque animosité contre ces gens, qu’il n’hésite pas à qualifier de « machines à sous dignes de Las Vegas » et de « tiroirs-caisse ambulants » (sic). Particulièrement intéressant est le passage où l’auteur, qui se fait gloire de n’avoir « jamais mis les pieds dans une vente aux enchères », narre comment il en était arrivé, pour damer le pion aux libraires et aux marchands, à appointer comme rabatteurs des chercheurs et des universitaires, afin d’avoir un accès direct auprès des héritiers d’écrivains ou de collectionneurs, auquels il proposait de racheter à l’amiable certaines pièces. Dans le dernier chapitre, on lit la savoureuse histoire d’une diplomate américaine polyglotte, qui, après la chute du mur de Berlin et en pleine perestroïka, serait parvenue, à coups de dollars généreusement distribués aux conservateurs, bibliothécaires et douaniers, à sortir tranquillement de Russie une pleine mallette de dessins de maîtres et d’autographes anciens, tous judicieusement choisis sur place, dont un ensemble de poèmes inédits de Lermontov. N’aurait-elle point été commanditée elle aussi, qui sait ? En tout cas, ce qu’on entrevoit sur les coulisses de certaines bibliothèques et musées de Saint-Pétersbourg, Moscou, Kiev, etc., est affligeant. Pour le reste, les réflexions de Philippe Rongiéras ne manquent point de piquant. À propos d’un recueil de dessins de maîtres sur la danse ayant appartenu à La Guimard, il note : « La mode actuelle de l’opéra me fait bien rire. Voir des gens écouter, pendant trois heures d’horloge ou plus, du Massenet ou du Donizetti, la tête dans les mains, immobiles et sérieux comme des papes, cela est assez croquignol [sic]. À l’époque de Stendhal et de Balzac, on allait à l’Opéra pour bavarder ou pour flirter, saluer ses amis et prendre des nouvelles, puis entendre çà et là un air ou une cavatine en passant, mais certes pas pour s’y ennuyer religieusement, raide comme un piquet dans son fauteuil. Aujourd’hui, même nos ministres ne peuvent pas couper à une telle corvée ». On regrette l’absence d’index, et il est aberrant que l’éditeur n’ait pas inclus un cahier d’illustrations.
Flaubert. Caroline Franklin Grout, Heures d’autrefois, Mémoires inédits. Souvenirs intimes et autres textes, textes établis, présentés et annotés par Matthieu Desportes (Publications de l’Université de Rouen, 1999, 256 p., 140 F). « Gustave Flaubert par sa nièce Caroline Franklin Grout » indique la couverture de cette publication, avec un petit portrait en vignette de Gustave Flaubert et un long portrait en pied de Caroline. Il est assurément utile de publier ainsi les textes des « Mémoires » de Caroline, pour donner à lire de manière complète ce qui a été jusqu’à maintenant une sorte de référence brouillée dans l’histoire de la connaissance de Flaubert. L’éditeur choisit de publier en premier des textes inédits qui constituent les derniers mémoires rédigés par Caroline Franklin Grout : textes non destinés à la publication, d’ailleurs, qui s’étirent sur une période allant de 1905 à 1926. Ces textes de Caroline (« Mes mémoires… » indique le premier d’entre eux) n’ont pas de prétention littéraire, assurément, et retracent ce que pouvait être l’univers Flaubert de son enfance (« Je suis née dans les larmes… »), passent en revue les familles paternelle (les Hamard) et maternelle (Cambremer de Croixmare et Flaubert), donnent des bribes de liens, de souvenirs aussi (« Sous la colline de Canteleu, dans le lointain, une mince ligne de peupliers indiquait notre jardin près de la maison blanche… »), racontent des « petits voyages au bord de la mer », des anecdotes (ainsi de « l’amitié extrême et admirative » de Caroline pour Flavie Vasse Saint-Ouen, qui elle-même « aimait [l’oncle Gustave] d’un amour sans espoir »). Les récits de voyage occupent une place importante, et l’on aperçoit un univers timidement nomade, en Prusse, en Norvège et en Suède, avec le mari Commanville (la brièveté du récit concernant le voyage de noces en Italie désigne crûment la désillusion immédiate). Voyage en Angleterre également, chez la mère de Juliet Herbert, l’institutrice anglaise de son enfance (que Flaubert également allait voir, mais rien n’en est dit ici). Caroline évoque aussi son travail de peintre, brièvement, par allusions à ses « maîtres », Gérôme et Bonnat. Tout cela respire une certaine tristesse et surtout donne le sentiment que l’on a frôlé banalement des moments intéressants comme, par exemple, dans l’évocation qui est faite de « Don José Maria de Heredia », à sa mort, en 1905. Mais peut-être y a-t-il un niveau des choses qui est celui de leur indéfectible platitude. L’atmosphère qui vibre là semble s’y maintenir. Les « Mémoires » rencontrent également, mollement, le tumulte du monde, comme en ces notes de 1914, dans la cohue d’un train vers la Suisse : « J’eus alors le sentiment très profond et très net des douleurs qui commençaient et qui allaient se continuer pour tant et tant d’êtres humains ». L’éditeur publie à la suite de ces « Mémoires » le texte des « Souvenirs intimes » publié en 1910 et 1926 dans l’édition Conard de la Correspondance (le manuscrit n’en a pas été retrouvé). Ce texte déjà publié était difficile à trouver. Le récit de la vie et de la carrière de Flaubert y est sommaire, admiratif et respectueux sans doute, mais étrangement factuel, et souvent imprécis, tout en soulignant l’importance d’une intimité commune (« Nous voici donc ensemble comme jadis, et les causeries reprennent plus abondantes, plus profondes, plus intimes encore qu’au temps de mon enfance… » : c’est en 1875, dans le malheur et la faillite), et en proposant quelques propos généraux sur le sacrifice que fit Flaubert de sa vie à la « Littérature ». Si l’on rapporte, sur de nombreux points, ce « témoignage » à celui de Maxime Du Camp, on peut s’étonner que Flaubert ait été si vaguement et si arbitrairement « interprété » par ceux qui voulaient construire leur propre place par leur « témoignage » sur le grand écrivain. Pourtant, dans leur entrelacs, ces « témoignages » (on peut ajouter tout ce que les Goncourt ont écrit sur Flaubert, plus incisif, sans doute) constituent bien, presque malgré eux, une sorte de présence inaltérable de l’écrivain, qui les surplombe. Cette édition, avec les nombreuses notes qui démultiplient les témoignages et les commentaires, peut utilement aider à approcher ce temps où la figure de l’écrivain s’édifie par ailleurs, d’elle-même, si fortement indépendante, en faisant entrevoir l’atmosphère d’une époque des lettres, vue par Caroline de façon myope, sans compréhension aucune de ce qui se joue alors véritablement.
Gide. Jean Lambert, Gide familier, nouvelle édition revue, augmentée de lettres inédites (Presses universitaires de Lyon, 2000, 213 p., 110 F). « Nouvelle édition revue, augmentée de lettres inédites » d’un ouvrage paru en 1958. Ce sont des souvenirs sur Gide écrits par son gendre (mot qui enchantait l’auteur de L’Immoraliste, lequel devait trouver cela « tout à fait saugrenu »). À vrai dire, Lambert, qui épousa Catherine Gide en 1946 (il en divorcera plus tard), ne connut l’écrivain que de 1946 à sa mort en 1951 : témoin privilégié, mais témoin d’un Gide âgé, avec toutes les manies et faiblesses qui en découlent. On se dit aussi que cette situation familiale aura sans doute empêché l’auteur de nous livrer certains souvenirs trop personnels ou trop intimes. Parfois, on reste carrément sur sa faim. Ainsi : « J’aurais beaucoup à écrire ici sur nos conversations […], mais il fait trop beau temps ». Étrange désinvolture de la part de quelqu’un dont nous apprenons qu’il a laissé un volumineux Journal intime inédit – mimétisme gidien ? – dans lequel il lui suffisait de puiser pour enrichir et compléter ce livre de souvenirs. Même son de cloche à une autre page : « Je répugne de plus en plus à noter nos conversations, dont certaines, ces derniers temps, ont été de grand intérêt ». À quoi bon, dans ces conditions, entreprendre un tel livre ? Ces aveux, ces réticences, pour gidiens qu’ils puissent être, sont passablement déconcertants pour le lecteur, qui a un peu l’impression d’être floué par le mémorialiste. Malgré cela, on trouve çà et là des notations intéressantes. Ainsi, dès l’avant-propos, Lambert remarque qu’il y avait chez le Gide nobélisé « une curiosité sensuelle à peine diminuée ; mais sans plus le moindre débat quant à sa légitimité », et poursuit : « Il savait simplement qu’elle comportait des risques, car la vraie curiosité est active et peut vous entraîner très loin. Mais, et c’est plutôt là qu’était sa déficience : cela n’allait jamais très loin ». Pour mieux cerner son modèle, Lambert procède par de longues évocations de ses demeures : la rue Vaneau, et aussi Cuverville, où il s’attarde sur « tout ce que cette maison représentait de continuité dans la décence et le respect des conventions ». Au passage, à propos d’un déjeuner rue Vaneau, est souligné combien une telle intimité « n’était pas seulement rare, mais exceptionnelle », et combien Gide avait aussi tout un « côté XIXe siècle ». L’écrivain est par ailleurs décrit comme en proie à une bougeotte permanente, qui lui permettait à la fois de ne s’attacher nulle part et de travailler n’importe où. Quelques rares notations sur l’œuvre de Gide, sur les romans duquel Lambert fait des réserves (« il habite trop continûment son œuvre »). Nulle idolâtrie d’ailleurs, l’auteur ne se privant pas, par exemple, de noter à propos de l’Introduction au Théâtre de Gœthe de Gide, « la tendance des grands écrivains vers la banalité » (mais Valéry ne se vantait-il pas d’avoir écrit sur le même Gœthe ou sur Proust sans les avoir jamais lus ?). On trouvera également de discrètes notations sur les goûts « déconcertants » – mieux vaudrait dire l’absence de goûts – de Gide en peinture. Pour le reste, on voit l’écrivain au quotidien, passionné de cinéma, ne ratant jamais une séance où qu’il fût, et se promenant aussi partout avec son Virgile : curieuse image de l’homme de lettres professionnel, qui ne peut renoncer à ce bagage humaniste et académique. L’humour n’est cependant jamais bien loin, comme dans cette anecdote sur un berger de Taormina fréquenté par Gide, lequel confia à Lambert « que son élan avait été coupé par l’odeur de chèvre qui accompagnait ce descendant des bergers de Théocrite ». On en vient à penser que, si Gide avait pu lâcher plus souvent la bonde à cet humour et à son tempérament facétieux, nous aurions sans doute eu des œuvres un peu moins compassées que La Symphonie pastorale. Autre trait, bien épinglé par Lambert : « À vrai dire, il aimait assez qu’on le photographie ». C’est un fait que la plupart des photographies que nous avons de Gide, et ce dès son adolescence, montrent une coquetterie certaine à poser devant l’objectif – sans parler de ses chapeaux, capes, foulards, bonnets, bérets, et tout un attirail vestimentaire rien moins que simple, faisant parfois penser à De Max. Curieuse aussi, et bien révélatrice, l’obsession qu’à la fin de leur vie, Claudel et Gide avaient l’un de l’autre et qui est rappelée à plusieurs reprises par Lambert : « Son obsession majeure, pendant la fin de sa vie, aura été Claudel ». Elle est amusante, l’anecdote qui montre Claudel brandissant une crêpe flambée en s’écriant : « C’est ainsi que grillera Gide en Enfer ! » En appendice, divers documents sans grand intérêt : Les Nourritures célestes, pastiche par Jean Lambert ; une note de Martin du Gard ; des lettres reçues par l’auteur lors de la première édition du livre (voir cependant celles de Levesque et de Yourcenar). Coquilles : p. 56, Comailles doit prendre un m supplémentaire, tandis que p. 125, il faut enlever un h à Nathalie Barney, et, p. 82, un accent àViélé-Griffin. Ce livre parfois malicieux est surtout à prendre comme un document sur l’homme Gide, sa présence et son rayonnement personnel, aspect qui perdurera peut-être davantage que nombre de ses œuvres.
Histoire. L’Histoire dans la littérature, études réunies et présentées par Laurent Adert et Éric Eigenmann (Droz, 2000, 349 p., 248 F). Les actes de ce colloque des jeunes chercheurs de la « relève universitaire suisse en littérature » ont pour origine un constat aussi juste que fécond : « Une réévaluation des relations entre Histoire et Littérature paraît […] souhaitable, à d’autant meilleur titre que le discours historiographique a lui-même beaucoup changé entre-temps, si bien que faire de l’ »histoire littéraire » ou de l’ »histoire de la littérature » aujourd’hui ne revient pas nécessairement à reconduire les projets positivistes du siècle passé, ni à oublier les enseignements de l’analyse formelle des œuvres ». On ne saurait dire mieux ! Même si on peut regretter l’absence de perspective théorique générale, due à la formule du colloque universitaire qui impose une discontinuité préjudiciable à l’approfondissement de la question, il faut reconnaître l’intérêt d’un bon nombre des contributions du recueil. Yasmina Fœhr-Janssens et Wagih Azzam proposent quelques fondements pour une histoire littéraire du Moyen Age : à cette époque, l’attribution d’une œuvre à un auteur, sa datation, son titre, son inscription dans une chronologie absolue ou relative – opérations classiques de l’élaboration d’une histoire littéraire – n’ont rien de certain. Plutôt que de tenter de réduire ces incertitudes, il y aurait certainement intérêt à tirer parti de cette résistance en prenant en compte la relativité de ces catégories et en acceptant l’idée que les discours que nous élaborons à partir des œuvres reposent, en partie, sur une fiction : « fiction d’un savoir historique, fiction d’une œuvre ». La contribution de Christopher Lucken montre qu’à l’époque médiévale, l’opposition entre « histoire » et « fable » reposait sur la distinction entre voir (l’historien est un témoin oculaire) et entendre ; deux régimes qui, pourtant, ne cessent de se confondre. C’est en suivant les fils de ces deux pôles à travers l’Histoire de Lusignan que C. Lucken met en évidence « le mécanisme fabulateur qui gouverne l’écriture de l’histoire qui sert à fonder un lignage ou une nation ». Alexandre Dauge-Roth s’interroge sur les récits des camps de concentration, pris entre la « contextualisation historique des récits des camps » (mis en évidence par les travaux d’Annette Wieviorka) et la « textualisation de l’histoire des camps par ces récits » (dont témoigne Jorge Semprun : « Seul l’artifice d’un récit maîtrisé parviendra à transmettre partiellement la vérité du témoignage »). L’ambivalence de cette littérature vient de ce qu’elle « renvoie à l’événement passé autant qu’au présent à partir duquel le témoin cherche à établir une certaine relation avec son expérience passé, en vue de l’inscrire dans la scène symbolique de ceux auxquels il s’adresse ». Dominique Kunz et Adrien Gür explorent l’inscription très subtile de l’histoire dans la poésie de Jacottet et de Bonnefoy pour le premier et d’André Frénaud pour le second : l’œuvre de Frénaud est ainsi montrée comme l’exemple d’une parole poétique qui démasque et rejette toutes les téléologies historiques. Jacques Berchtold examine la place des mémoires historiques entre le roman et l’histoire dont ils contribuent à effacer les frontières. Philippe Moret étudie le genre de la maxime et Jérôme David valorise l’énonciation propre aux romans créolisants de Raphaël Confiant et de Patrick Chamoiseau, notamment à partir de la figure du « conteur », maître de la parole créole. Françoise Dubor ressuscite le genre du monologue dramatique en vogue à la fin du XIXe siècle et qui donne à voir la bêtise, « versant dysphorique du progrès » propre à cette société bourgeoise. Signalons enfin les études de Patrick Suter sur Le Génie du lieu de M. Butor et de Marta Garaion sur l’influence de la photographie sur l’écriture de l’histoire. Pour L. Adert et É. Eigenmann, ces contributions visent à montrer que l’histoire « se vit et se parle, s’écrit et se lit, tributaire d’un processus de communication complexe qui, entre tradition et invention, engage profondément la responsabilité de ses participants. Elle demeure avant tout le lieu troublant d’un dialogue avec nous-mêmes, à travers le temps. »
Laforgue. Jules Laforgue, Œuvres complètes, tome III (L’Age d’homme, 2000, 1387 p.). « Tout est à faire, tout est à refaire ! Une édition complète et définitive s’impose » : tel était le cri du cœur du genevois François Ruchon, auteur, en 1924, de la première thèse consacrée au poète des Complaintes. Annoncée depuis 1980 par L’Age d’Homme, l’édition monumentale édifiée par les meilleurs experts – Jean-Louis Debauve, Mireille Dottin-Orsini, Daniel Grojnowski et Pierre-Olivier Walzer, avec la collaboration de Maryke et Clarisse de Courten et Michèle Hannoosh – vient de s’achever sur la publication du troisième et dernier tome, qui est consacré à la critique littéraire et la critique d’art, Berlin, la cour et la ville, « Feuilles volantes », le dernier volet de l’Œuvre graphique et, en annexe, des addenda et corrigenda des tomes précédents, une bibliographie et l’index de l’ensemble. Le tout est enrichi par quantité d’inédits, notamment plusieurs lettres de Laforgue à sa sœur Marie et une lettre de Paul Bourget adressée à Laforgue en 1882. Les éditeurs ont consulté tous les autographes qui leur étaient accessibles. L’importance de l’effort se mesure à la lecture de l’article « À propos des manuscrits de Jules Laforgue » publié par Jean-Louis Debauve dans la Revue d’histoire littéraire de la France en 1964 et son introduction (« À la recherche des manuscrits de Jules Laforgue ») à ce dernier volume d’Œuvres complètes. Jamais titre n’aura été tant justifié. On dispose désormais de la totalité, ou peu s’en faut, du contenu de la fameuse valise confiée par la veuve du poète à Teodor de Wyzewa. L’histoire du destin posthume des papiers du poète est véritablement passionnante, car elle fut pleine d’embûches. De l’ordre a été mis dans cet amas de documents et de la manière la plus scientifique (papier, encres, déchirures des pages arrachées des carnets), le tout annoté de manière exemplaire, au point que l’on est presque surpris, à la lecture de la note 4 de la page 1020 (« Laforgue cite ici, avec une coupure, un passage du chapitre XX du roman de Stendhal : Le Rouge et le Noir ») de ne pas apprendre quelle édition possédait le poète et quel était le numéro de la page en question ! Berlin, la cour et la ville, dernier ouvrage revu par Laforgue, est très bien présenté et annoté par le regretté Pierre-Olivier Walzer (mort quelques semaines après la parution de ce troisième tome), qui n’avait pas peur d’affronter l’importante bibliographie engendrée par le sujet ; des comparaisons intéressantes sont données dans un appendice avec des Notes sur l’Allemagne, la plupart inédites. Cette partie est importante, et d’approche heureusement renouvelée. On se réjouit aussi de voir enfin groupée la critique littéraire écrite par le poète, ainsi que celle sur l’art, qui joua un rôle majeur dans la vie de Laforgue. Le plan du volume est simple et logique : textes publiés du vivant de l’auteur ; textes publiés après sa mort, suivis de neuf inédits. Mireille Dottin-Orsini traite de Laforgue artiste et collectionneur, de son rôle auprès de Charles Ephrussi et la Gazette des Beaux-Arts, de sa réaction à l’art allemand, de son goût artistique et de son esthétique. Son intérêt pour les Impressionnistes (Ephrussi en possédait plusieurs toiles, et un sien cousin berlinois en avait une petite collection) est à remarquer, mais Laforgue était également attiré par d’autres formes artistiques : les eaux-fortes de Klinger, la sculpture polychrome, les cires d’Henry Cros et la variété étonnante employée par Raffaëlli. Mireille Dottin-Orsini, dont le recueil de Textes de critique d’art de Laforgue parut il y a douze ans, a remanié son introduction et amendé son annotation (par exemple, elle notait en 1988 : « Klinger se fixe à Paris de 1883 à 1886 » ; cela donne aujourd’hui : « Il fait des séjours à Paris de 1883 à 1884 »). Les autres chapitres de ce troisième tome bénéficient également d’appareils critiques exemplaires. On doit ainsi à Jean-Louis Debauve, maître d’œuvre de ces Œuvres complètes, l’édition canonique de Laforgue. Il serait injuste de ne pas rendre hommage à la mémoire des regrettés Pascal Pia et David Arkell, dont les apports à ce travail furent prépondérants.
Laforgue (bis). Daniel Grojnowski, Jules Laforgue. Les Voix de la complainte (Rumeur des Ages, 2000, 99 p., 80 F) ; Pierre Loubier, Jules Laforgue, L’Orgue juvénile. Essai sur Les Complaintes (Seli Arslan, 2000, 174 p., 138 F) ; Hubert de Phalèse, La Forgerie des Complaintes de Jules Laforgue (Nizet, 2000, 158 p., 90 F) ; Henri Scepi présente les Complaintes de Jules Laforgue (Gallimard, 2000, 256 p., 52 F) ; Henri Scepi, Poétique de Jules Laforgue (PUF, 2000, 262 p., 148 F). Les Complaintes de Laforgue se trouvant au programme de l’Agrégation pour l’année 2000-2001, on comprend que Daniel Grojnowski ait intitulé Les Voix de la complainte un livre qui dépasse, par son intérêt, le cadre spécifique des Complaintes. L’auteur avait déjà publié, en 1988, un Jules Laforgue et l’« originalité », dont on ne peut que souligner… l’originalité critique. Le présent livre, quoique composé d’articles (dont certains en cours d’impression ailleurs), constitue une réflexion d’ensemble, où l’étude de l’importance de La Chanson du petit hypertrophique pour la poétique des Complaintes est séduisante. Les Agrégatifs profiteront allégrement de la mise au point consacrée au problème de l’oralité (où l’auteur rejoint les recherches de Jean-Pierre Bertrand et Henri Scepi), et tout amateur de Laforgue plongera avec délices dans l’étude de « La Logique du recueil », où Daniel Grojnowski éclaire un sujet que l’on a pu très largement enténébrer. Quelques broutilles à relever, notamment dans le chapitre consacré au monologue intérieur de Laforgue à T.S. Eliot, où une citation en anglais est très coquilleuse (p. 65) et une traduction poétique d’une liberté que l’on peut juger excessive (p. 66). Deux précisions accessoires, dont la seconde ne concerne pas le livre : 1° Verlaine n’avait pas tout à fait oublié la tradition des complaintes dans Romances sans paroles, puisqu’il a failli donner comme épigraphe à l’une des romances une citation de la Complainte du Juif-Errant. 2° Même les meilleurs commentateurs de la Complainte des cloches ont pensé à tort que Laforgue ne connaissait pas sa géographie : s’il emploie l’expression « en Brabant », alors que le poème porte la localisation « Dimanche, à Liège. », c’est en citant l’une des strophes les mieux connues de la Complainte du Juif-Errant (« Un jour, près de la ville / De Bruxelles, en Brabant […] »), complainte plus visiblement ciblée dans la Complainte du Pauvre Chevalier-Errant et vendue un peu partout, en Brabant « Et ailleurs » (la localisation vague de cette note en bas de page de Laforgue est en effet une parodie de réclame). Par son traitement complexe, sinueuse et parfois ludique des questions abordées, l’étude de Pierre Loubier ne sera probablement pas l’un des points de référence principaux des agrégatifs, mais ce sont là des considérations d’utilité éphémère… On saura gré à l’auteur d’avoir produit un essai inventif, fondé sur une recherche personnelle sérieuse (peu d’erreurs, mais c’est André et non pas R. Gill qui a écrit La Muse à Bibi – simple coquille peut-être, mais nous aimerions mieux y voir un lapsus dans le style des mécanismes associatifs abordés par le livre, superposant au caricaturiste la caricature qu’était le « théoricien » René Ghil). Le titre de Loubier s’explique par le vers « Et l’Orgue juvénile à l’aveugle improvise. » de la Complainte du Sage de Paris, ou plus précisément découle de l’interprétation paragrammatique de Jean-Pierre Richard, suivant laquelle ce vers offre une instanciation autobiographique de cet énoncé à valeur générale par la dissémination du nom même de l’auteur « Et l’ORGUE JUvéniLE à L’AVeugle improvise. » Laforgue n’ayant guère suscité d’explorations psychanalytiques approfondies, le livre représente un ajout à la critique laforguienne d’autant plus stimulant que par ses complaintes du fœtus de poète ou des pubertés difficiles, comme par ses dévotions plus ou moins ambivalentes (sérieusement humoristiques ou comiquement graves) à l’inconscient, l’œuvre de Laforgue fait de la sexualité – de fantasmes, frustrations et phobies érotiques – une préoccupation centrale. On conçoit bien l’intérêt d’une lecture freudienne d’une œuvre imprégnée de la conception de l’inconscient du philosophe allemand Hartmann, aussi bien que d’une perception plus ou moins personnelle et idiolectale du bouddhisme. L’exploration ouvre de nombreuses portes et même si l’on peut trouver contestables certaines affirmations, comme lorsque l’auteur affirme que l’« inaptitude au récit » est « propre au mélancolique ». Même si l’auteur aurait pu utilement définir les convergences et divergences entre l’inconscient hartmannien et son homologue freudien, on accordera une place importante à cet essai qui multiplie les mises en perspective et les recoupements, suivant avec acuité l’intertextualité interne, l’autoréférentialité des Complaintes, puisant astucieusement dans toutes les ressources de la langue laforguienne (par exemple du côté des associations rimiques : « Jupe rime souvent chez Laforgue avec le dupe du vivre dupe […]. Mais les plis de la jupe sont aussi ceux des linceuls de la zone polaire. […] »). Épatante entreprise collective que cette équipe nommée Hubert de Phalèse, qui parvient à fournir aux mêmes agrégatifs, dans des délais à peine concevables, des publications concertées et utiles, dont la spécificité est le recours aux moyens informatiques. Après une introduction pertinente qui montre la justification de ce type de travail, le volume présente des « Repères historiques et littéraires », un chapitre « Lexicométrie et vocabulaire », un « Parcours thématique », puis la section habituelle « Glossaire concordance ». Compte tenu des impératifs de publication rapide, on concevra les limites linguistiques et encyclopédiques du glossaire (pour quadrige, il aurait été utile d’expliquer le contexte mythologique – Hélios, Phaeton ; pour Charenton, il aurait été utile de rappeler, après Jeanne Bem, que ce fut le lieu d’incarcération de Sade, nom très pertinent s’agissant de la très sadique Complainte des blackboulés ; pour ribotte, dont l’édition Pierre Reboul enlève un t, des précisions portant sur le flottement orthographique de l’époque auraient été utiles). On peut aussi trouver parfois un peu mécanique le traitement informatique de recoupements thématiques entre Les Complaintes et d’autres œuvres, comme lorsque, pour Baudelaire, les sept thèmes communs repérés (désespoir, ennui, idéal, nostalgie, poète, sensibilité, spleen) n’incluent pas la mélancolie, alors que celle-ci tend à subsumer plusieurs des thèmes communs : c’est l’une des difficultés du croisement trop rapide de la lexicométrie et de la thématique, le signifiant primant parfois trop sur l’examen des signifiés. On trouvera en revanche utile le dictionnaire des rimes des Complaintes. Les rimes en -oir permettent le repérage rapides des allusions parodiques à Harmonie du soir de Baudelaire, et les rimes en -ule, mettent en relief des allusions à Crépuscule du soir mystique de Verlaine (crépuscule-circule-renoncules dans Complainte des voix sous le figuier boudhique) et surtout à un poème de Coppée (« trouve ridicule […] Quand bave notre crépuscule. », Complainte des pubertés difficiles reprend irrésistiblement et zutiquement la fin du Banc : « La retraite s’éteindre au fond du crépuscule. / Et je n’ai pas trouvé cela si ridicule ». Laforgue avait déjà mis Coppée en boîte dans les parodies de ses premiers poèmes connus, que l’on a parfois pris pour des pastiches innocents. Si le présent volume laisse parfois le chercheur sur sa faim, ses qualités se trouvent non seulement dans de nombreux détails lexicographiques et stylistiques, ou dans les problématiques proposées, mais aussi dans la qualité de synthèses (portant aussi bien sur les diérèses du poète que sur des aspects de l’énonciation ou de la représentation des religions) qui permettront aux agrégatifs un accès intelligemment balisé au monde hétéroclite des Complaintes. Les agrégatifs trouveront encore dans le volume Henri Scepi commente Les Complaintes de Jules Laforgue un bon point de départ pour leurs lectures des Complaintes, les « problématiques » les plus importantes y étant développées avec érudition et brio. Comme d’autres livres de la collection, celui-ci est caractérisé par ses qualités pédagogiques : le style est alerte et clair, avec des formules frappantes, et accessible à tout lecteur de Laforgue, étudiant ou amateur. L’auteur examine d’une manière élégamment synthétique le contexte historique, biographique et culturel des Complaintes et, sur les pas notamment de J.-L. Debauve, D. Grojnowski et J.-P. Bertrand, situe la polyphonie constitutive du recueil dans ses rapports à la tradition des complaintes, aux productions des cénacles, groupes et cabarets, et à l’histoire de la poésie depuis le Romantisme. Avec des passages convaincants portant sur la structure du recueil et les postures d’énonciation adoptées, ce livre est la meilleure introduction aux Complaintes. Henri Scepi, qui a déjà publié un volume sur Les Complaintes et une édition des Moralités légendaires, apparaît comme un des spécialistes capable d’expliquer des aspects complexes de l’œuvre de son poète d’une façon claire. Poétique de Laforgue : ce titre promet peut-être un peu plus que le livre ne rend. Sa première phrase étant l’indice d’un petit glissement sémantique : « La fin du XIXe siècle est communément présentée comme une période d’intense turbulence poétique ». En gros, l’aire de la poétique se limitera à l’exploration du poétique (la poétique des Moralités légendaires n’étant pas prise en considération). D’autre part, le traitement de la versification de Laforgue est parfois discutable : c’est sans doute un symptôme à la fois de l’état général des études laforguiennes (Laforgue a bien moins profité d’études métriques sérieuses que Mallarmé, Verlaine ou Rimbaud) et des difficultés théoriques présentées notamment par Les Complaintes, où, d’un poème à l’autre, le degré de métricité (et la poétique) varie considérablement. Il est difficile de parler, par exemple, d’« ensemble de mètres homogènes (décasyllabes) » tout en soutenant que les trois décasyllabes en question sont césurés 5-5, 4-6 et 5-5 (les schémas 5-5 et 4-6 étaient jugés incompatibles par les poètes classiques et romantiques), de même qu’il est difficile de parler d’« un contexte métrique informé par les patrons 6/6 et 7/5 (ou 5/7) » : cette démultiplication supposée de schémas différents ne permet pas d’assigner une métricité innovatrice à ces vers, mais tend à suggérer l’absence de véritable césure et une périodicité affaiblie ou inexistante. Mais le livre contient des remarques fines sur les objectifs sémantiques de Laforgue lorsque le poète maintient, malgré de fortes discordances, la césure 6e dans des alexandrins. Ce livre constitue la meilleure présentation d’ensemble de la poétique de la production en vers de Laforgue : presque toutes les questions fondamentales pour une compréhension de la poétique de la poésie laforguienne reçoivent ici des réponses précises.
Lyrisme. Gustavo Guerrero, Poétique et poésie lyrique (Seuil, 2000, 221 p., 150 F). Paru en espagnol en 1998, cet essai dense et instructif propose une remontée aux origines des discours sur la poésie lyrique, avant que ce terme ne se voie lié à l’idée d’une expression du moi. Sous le double patronage de Foucault et du Genette de l’Introduction à l’architexte, il livre, de la Grèce antique aux derniers feux néo-classiques, une archéologie des théorisations du genre : ce que Guerrero appelle « l’histoire des échos d’un nom ». Grâce à ce travail, l’auteur montre que la tripartition entre genres épique, dramatique et lyrique, loin de constituer l’énoncé de types englobants idéaux, aura été l’« une des plus grandes mystifications rétrospectives de l’histoire de la poétique ». Il réfute également, exemples à l’appui, le lieu commun qui voudrait qu’il n’y ait pas eu de théorisation de la parole lyrique avant le Romantisme. L’étude regorge de citations et dresse un panorama touffu des textes ayant abordé la question. Guerrero a également le mérite de souligner, dans sa démarche et dans celle des auteurs qu’il étudie – de Platon et Aristote à Batteux et Jones – la fertilité de l’anachronisme, une posture qui permet de déceler dans certaines pensées les prémices d’élaborations esthétiques à venir, et qui surtout constitue un moment essentiel du discours sur les genres, dont la réflexion est tendue entre une conscience de l’historicité de chaque construction critique et la quête d’un paradigme transhistorique – d’où l’identification du genre à un « nom » susceptible de désigner dans le temps des réalités diverses. Le critique rappelle qu’en Grèce, ce nom de lyrique n’est venu que peu à peu se substituer aux termes de melos et melopios, qui définissent chez Platon une poésie accompagnée de musique, voire de danse, trait distinctif souvent repris ensuite malgré la rapide disparition de ce type de performances. Non abordée dans la Poétique d’Aristote, l’idée d’un genre lurikos émerge dans les taxinomies alexandrines : le terme sert alors d’étiquette pour classer des poètes comme Pindare, Sapho ou Alcée, et c’est précisément ce regroupement qui, ouvrant ce corpus à l’imitation, va faire passer le mot de la désignation d’un courant historique à celle d’un genre actif perdurable. Cette modélisation prend place à Rome et sous l’égide d’Horace, mais la transposition a lieu en vertu d’un canon métrico-thématique : le poème lyrique, où domine une tonalité épidictique, chantera en vers éoliens les dieux, les exploits sportifs, « les peines de cœur des jeunes gens et les plaisirs du vin ». Ce patronage prestigieux va imposer le terme à la réflexion littéraire latine et assurer sa transmission aux cultures romanes, non sans que le caractère hétéroclite d’une telle caractérisation ne pose un problème. À la Renaissance, « processus d’appropriation de l’héritage conceptuel de l’Antiquité, on passe sous silence l’altérité de la chose ancienne », et la découverte d’analogies permet de postuler l’identité du présent et du passé, vite décrite comme une filiation. À ce jeu de correspondances, le sonnet devient le site par excellence de la poésie lyrique, tandis qu’en amont et en aval de la tradition antique, les psaumes bibliques et le Canzionere de Pétrarque viennent se rattacher au genre. Guerrero, à partir d’exemples français, italiens et espagnols, montre comment, à travers une série de fertiles erreurs de traduction, la découverte des théories aristotéliciennes assimilant la poésie à l’imitation conduit à une réflexion souvent passionnante pour préserver la validité du genre lyrique, qui semble contrevenir à une telle définition, mais qui, de toute évidence, englobe un vaste ensemble de pratiques de nature poétique. La nécessité de prouver le caractère mimétique de la parole lyrique amène à aborder le contenu de la poésie amoureuse, telle la relation de Pétrarque et Laure, comme une fable : c’est l’inscription de « la classe lyrique renaissante dans le champ de la fiction ». Le poète qui parle en son nom imite, non des actions, mais des affects. Parallèlement, la source de cette reproduction est identifiée à un contenu de conscience, le concetto ou concepto. Or, Guerrero souligne que « dire que la poésie lyrique imite un concepto ou concetto revient, en réalité, à dire qu’elle exprime une manière particulière de connaître et de concevoir » et qu’il y a là une véritable « bombe à retardement ». Peu traitée à l’âge classique, l’écriture lyrique jouera en effet un rôle-clé dans l’effondrement du modèle aristotélicien confronté à la valorisation des émotions individuelles : chez l’Anglais William Jones, à la fin du XVIIIe, elle se voit propulsée au sommet de la hiérarchie poétique et se définit comme le lieu privilégié de l’expression. L’étude, qui s’arrête à l’orée du romantisme, remplit ainsi son objectif, puisqu’elle replace dans une longue histoire la pensée lyrique et permet de saisir l’enjeu des évolutions et des reconstructions rétrospectives qui suivront. On regrette toutefois que l’auteur, dans sa conclusion comme dans le passage pourtant brillant où il décrit la manière dont la seconde rhétorique a vu sa littérarité remise en cause par l’avènement du canon aristotélicien, ne fasse aucune allusion aux polémiques, souvent vives, qui ont opposé ces trente dernières années les tenants d’une vision du lyrisme comme expression de soi et leurs détracteurs textualistes – par exemple autour de Nioques ou de la Revue de littérature générale (qui a consacré un dossier à « La mécanique lyrique ») : ce silence permet à Guerrero d’écrire que « notre idée et notre pratique de la poésie – c’est-à-dire de la poésie lyrique, désormais la seule poésie – est le fruit de cet extraordinaire moment de confluence qui se produit au XVIIIe s » ou que « la littérature moderne continu[e] à recevoir les poèmes comme la révélation d’un discours intérieur et secret ». Or, ces affirmations appellent des nuances. Pour le reste, on ne peut que saluer l’érudition et l’efficacité de cet essai, qui montre comment la construction d’un genre littéraire prend place, évolue et sert diverses stratégies.
Métrique. Jean-Michel Gouvard, Critique du vers (Honoré Champion, 2000, 286 p., 330 F). Troisième livre de Jean-Michel Gouvard (après La Pragmatique en 1998 et La Versification l’année suivante), Critique du vers propose une approche historique et théorique des définitions du vers français, mais aussi une véritable recherche, consacrée surtout au vers post-romantique, et plus particulièrement à l’œuvre poétique de Verlaine. Ce livre se recommande à l’attention de ceux qui s’intéressent à l’histoire des formes poétiques, en particulier au XIXe siècle. Partant à la fois de descriptions du vers des XVIIe et XVIIIe siècles et de théorisations modernes (Mazaleyrat, Lusson, Roubaud), Jean-Michel Gouvard offre une critique de théories accentuelles de la métrique française, en insistant sur la valeur d’analyses fondées sur la centralité, pour le vers métrique français, du syllabisme. S’appuyant aussi à l’occasion sur la poésie espagnole (dimension utile et bien à sa place dans la collection « Métrique française et comparée »), l’auteur dégage avec force la spécificité syllabique de la versification française, avant d’aborder – et parfois de peaufiner ponctuellement – l’analyse distributionnelle de Benoît de Cornulier dont on retrouve les préoccupations fondamentales, comme l’étude systématique des positions occupées dans l’alexandrin notamment par les proclitiques, prépositions monosyllabiques, voyelles masculines prétoniques et e féminins. Précisons (puisque l’auteur s’en dispense) que le livre résulte du remaniement d’une thèse soutenue à Nantes en 1994, sous la direction de Cornulier, dans le cadre de son Centre d’études métriques : Recherches sur la métrique interne du vers composé dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Pour une analyse distributionnelle systématique. Si le nouveau titre annonce peut-être un programme trop ambitieux, que le livre ne pourrait réaliser pleinement (défaut cependant peu préoccupant ici : pour La Versification et surtout pour La Pragmatique, l’écart entre contenu et titre était plus important), l’auteur fournit une « introduction à l’analyse métrique du vers français », ou du moins à l’analyse du vers français métrique, suivie d’une série d’« exemple[s] d’application de la méthode distributionnelle ». Au lieu de présenter des « Compléments à la méthode métrico-métrique » (thèse), le volume propose une « Critique de la notion de “e” féminin chez Cornulier », mais il s’agit d’une version légèrement amendée, en s’appuyant notamment sur des articles de Marc Dominicy, de la méthode distributionnelle que Cornulier a qualifiée, avec un brin d’autodérision, de « métrico-métrique ». Ces amendements susciteront de nouveaux débats. L’un des apports principaux du livre est le grand nombre de volumes de poésie dont les alexandrins ont été étudiés d’une manière cohérente, grâce notamment à l’informatique : non seulement Banville et Coppée, mais Autran, Chatillon, Déroulède. D’où la possibilité de périodiser avec une précision jusqu’alors inconcevable l’émergence de techniques qui, à la longue, déboucheront sur la déversification. Si cette chronologie sera à nuancer et préciser au gré des nouvelles recherches, on est en mesure ici, pour la première fois, de suivre pas à pas les innovations de Baudelaire, de ses contemporains et de ses disciples. Sans doute faudra-t-il revenir sur des points de détail : le premier vers dit « indiscutablement F6 » de Rimbaud : « Forêts, soleils, rives, savanes ! – Il s’aidait » (Les Poètes de sept ans), résulte d’une erreur de lecture traditionnelle du vers, qui ne comporte pas le mot rives, avec un e féminin en sixième position, mais rios. Un problème analogue affecte le premier vers F6 attribué à Verlaine par l’auteur : le vers « Mon rêve s’abouche souvent à sa ventouse » résulte d’une erreur manifeste, puisque, comme le font apparaître toutes les éditions principales du poème depuis sa première publication en 1923, il faut lire s’aboucha (le vers se trouve du reste dans les tercets du Sonnet du trou du cul composés par… Rimbaud). En l’absence d’éditions critiques de l’œuvre de Coppée ou de Lacaussade, il est difficile de repérer d’autres erreurs, dues aux insuffisances des éditions, mais pour Rimbaud tout au moins, il aurait été utile de vérifier certaines leçons compte tenu du nombre de manuscrits devenus accessibles en 1998, grâce aux ventes Hugues et Guérin, qui ont été les ventes plus importantes de manuscrits rimbaldiens depuis 1957. Pinailleries à part, le lecteur de la poésie des années concernées trouvera, outre des découvertes et des notations descriptives utiles, une étude de l’œuvre poétique de Verlaine et des pistes de recherches plus larges, comme lorsque l’auteur montre, chez Coppée, la montée en puissance entre 1864 et 1868, des alexandrins non-prototypiques, suivis d’une retombée spectaculaire dès 1869. Du point de vue de l’évolution de l’alexandrin, Coppée opère une volte-face que l’on a pu considérer comme une régression et on peut s’appuyer sur les analyses fournies par Jean-Michel Gouvard pour formuler des interrogations historiques d’un autre ordre, pour demander notamment, comme le faisait Verlaine en juillet 1871, si cette métamorphose formelle n’était pas le corollaire du conservatisme idéologique désormais affiché par Coppée. Pour ceux qui s’intéressent à la métamorphose de l’alexandrin, mais qui répugnent à se livrer à des calculs fastidieux – après ramassage préalable ! – portant sur les 335 622 alexandrins pris en considération par Jean-Michel Gouvard, ce livre représente désormais un point de référence. Par son caractère méthodique et son exigence de clarté, il constitue un point d’entrée commode à des débats d’une extrême complexité. Ceux qui étudient la métrique française y trouveront une contribution aux débats en cours et des synthèses historiques de qualité, qui constituent un élément en faveur de la reproductibilité des méthodes d’analyse présentées par Cornulier depuis la fin des années 1970.
Pia. Pascal Pia, Feuilletons littéraires. Tome II : 1965-1977 (Fayard, 2000, 937 p., 298 F). Que se dire, en refermant – provisoirement – ce livre, sinon se demander où l’on pourrait trouver, dans la presse actuelle, de pareils articles, alliant la perspicacité à l’érudition, l’indépendance à la rigueur critique ? La réponse ne fait hélas point de doute. Semaine après semaine, Pascal Pia rendait compte, dans Carrefour, des nouveautés en matière de roman, poésie, essai et histoire littéraire. C’est dire qu’il a dû parfois s’astreindre à suivre l’actualité littéraire et à parler de romans qui n’avaient guère d’intérêt ou qu’il trouvait simplement assommants. Comme on le voit en le lisant, il s’en est souvent tiré en racontant le livre, en détachant des citations et en privilégiant tel aspect du roman, sur lequel il donne son opinion. D’un roman de Simone de Beauvoir, par exemple, il souligne en passant la parenté inattendue avec le théâtre d’Henry Bernstein. Parfois, il est plus net encore. À propos de L’Extase matérielle de Le Clézio, qualifiée de « série d’analyses de ses états d’âmes », il déclare de l’auteur : « Sa signature est à la mode. Il n’est pas dit qu’elle conserverait autant d’attraits si M. Le Clézio persistait à ne nous faire grâce d’aucune de ses impressions fugitives ». En revanche, il consacre un grand article à La Disparition de Perec, dont il explique le « procédé » et loue l’auteur, « vêtu de probité malicieuse et de tweed ». La désinvolture de Nimier lui plaît fort, tout comme les romans de Queneau, où il respire « les fleurs d’une rhétorique narquoise ». Même chose pour le talent de conteur d’un Daniel Boulanger. Mais il ne se gêne pas pour indiquer que la satire élaborée par Cohen dans sa fameuse Belle du Seigneur « eût certainement gagné à être moins bavarde » et que « M. Cohen n’est pas enclin à la litote ». Simenon, lui, se voit loué pour « l’aisance avec laquelle il fait, de chacune de ses histoires, un roman du destin », et aussi Mandiargues, « à qui le baroque est naturel ». Envers le Nouveau Roman, sa répugnance n’a jamais faibli, et nous le voyons ironiser au passage sur « divers autres néo-romanciers soporifiques dont les noms m’échappent… ». Si nous avons d’abord évoqué la production romanesque contemporaine, c’est pour mieux souligner à quel point on se méprendrait en ne voyant dans Pia qu’un admirable érudit – ce qui aboutirait infailliblement à le cantonner dans le seul domaine de l’histoire littéraire. On voit au contraire, dans ce second tome, à quel point il exerçait aussi son regard critique sur les écrivains actuels, et pas seulement français : en 1966, il écrivait que Brodsky était « le seul poète que l’URSS ait peut-être à l’heure présente ». Et il faut bien reconnaître que ceux que Pia a voués à la trappe n’ont point ressuscité depuis. D’autre part, on n’a pas assez dit qu’il profitait de ses chroniques pour glisser çà et là des réflexions personnelles, qui, pour discrètes qu’elles soient généralement, révèlent une conception particulière de la vie. Il est par exemple bien révélateur qu’il se soit étendu à loisir sur certains livres parlant de la guerre de 1914-1918 : Thérive, Genevoix, Lanoux. Pour Pia, qui y avait perdu son père, cette guerre fut en effet quelque chose d’inexpiable et qui brisa sa vie, le meurtrissant à jamais. Il ne l’a évidemment pas dit, mais cette tragédie est bien visible entre les lignes de tout ce qu’il dit de cette guerre, même au détour d’une chronique sur Cendrars ou Céline, ou bien lorsqu’il précise qu’Europe – qu’il déclare justement avoir lu en 1917 – « fera toujours honneur à M. Jules Romains ». Ailleurs, ce sont de brèves formules : « les deux ennemis de l’homme libre, la maladie et l’État » ; « Même dans les pays socialistes, ce sont aujourd’hui les technocrates qui ont le dernier mot » ; « l’efficacité des stupéfiants (radio et télévision) dont disposent désormais tous les gouvernements ». Voici, en janvier 1968, un diagnostic des plus lucides sur la société française d’alors : « Tout porte à croire que ces cités concentrationnaires fourniront désormais un nombre croissant de jeunes fugueurs, prêts à voler des voitures pour aller s’ébrouer ailleurs que dans un logement exigu et pour échapper à l’ennui de vivre dans une monotone géométrie de verre et de béton ». Autre constatation, toujours actuelle elle aussi : « L’habitude de la liberté d’expression s’est si bien perdue que nos hommes d’État risqueraient l’apoplexie, s’il leur fallait le matin, au moment du thé, des toasts beurrés et des brioches, recevoir, en guise de salut, des vérités écrites de la même encre que les premiers « Paris » de Léon Daudet ou que les morceaux aristophanesques de Laurent Tailhade ». Ce n’est pas demain, assurément, qu’on lira quelque chose d’analogue à l’article de Daudet sur la mort de Louis Barthou (habitué des maisons de flagellation), article qui commençait par cette phrase : Mettez les martinets en berne ! Et, à l’heure où les revendications régionalistes battent leur plein, on peut savourer ce passage d’un article de 1976 : « S’il me fallait définir ce qu’est l’occitanisme prêché actuellement par des ignorants à une jeunesse désœuvrée, je dirais que c’est une turlutaine ». Dans un autre ordre d’idées, cette remarque : « Si l’on fait un jour une anthologie de la niaiserie, il sera équitable d’y inclure au moins autant de textes d’opéras que de morceaux choisis dans les discours de nos potentats et de leurs ministres ». Pour faire passer ses opinions, Pia ne dédaignait, on le voit, ni l’ironie ni l’humour. Venons-en maintenant à l’histoire littéraire, qui se taille, dans ce volume, la part du lion. Préférences et antipathies s’y trouvent également affirmées, avec clarté mais sans lourdeur aucune. Parfois, il suffit d’une simple petite phrase : les romans de Gide « constituent le plus faible de sa production » ; pour Anatole France : « la plus grande partie de son œuvre était déjà morte lorsqu’il s’en alla ». Ou bien les réserves sont plus détaillées, ainsi pour tel roman posthume de Giraudoux, dont la banalité se voulant spirituelle est comparée à du Sacha Guitry, ou pour Alphonse Daudet, Dorgelès, Péguy. Ce dernier se voit notamment mis sur la sellette à propos de la mort de Jaurès – reproche qui avait été également fait par Céline, lequel traitait Péguy de « provocateur pieux et pépère ». Sur le Surréalisme, Pia était des plus réservés, ce qui lui fait décocher quelques petites phrases qui font mouche : « Rien n’était plus étranger à Valéry que la douce niaiserie qui fait le charme d’un Paul Éluard » ; « l’exemple de facilité donné par Éluard, dont le débit de « poésie ininterrompue » rappelle non pas Castalie, mais les fontaines Wallace ». Il arrive même qu’une ironie dévastatrice triomphe : « La présence, dans ses poèmes, de toutes les herbes potagères et d’un certain nombre de fruits tels que la courge et l’aubergine qui, jusque-là, n’étaient entrés en librairie que par des livres de cuisine, valut à Mme de Noailles d’être regardée comme une réincarnation de Pomone, riche de tout ce que promettent les catalogues de Vilmorin ». Et voici l’estocade finale, à propos des poèmes de l’effervescente Anna : « Leur seule chance de survie, ce serait qu’un sage grammairien, comme Ferdinand Brunot ou M. Grevisse, les introduisît dans un Art d’écrire, où ils pourraient illustrer les chapitres de la redondance et du charabia ». Ces articles permettent également d’établir la liste des préférences de Pia, préférences sur lesquelles il n’a jamais varié. On y trouve d’abord des poètes : Villon (grand et bel article), Baudelaire, Apollinaire, Hugo, Laforgue, Lautréamont, Rimbaud, Cros, Cendrars, Desnos. Encore sa dilection n’empêche-t-elle pas Pia de remarquer au passage, de L’Âne de Hugo, que « l’ensemble du poème est médiocre », ou que l’adolescent Rimbaud fut surtout un redoutable égoïste. En revanche, il laisse percer toute l’estime qu’il a pour le « sensible et fier » Reverdy, ennemi du bruit ; pour l’œuvre si exigeante de Segalen ; pour la poésie de Desnos : « dans le début de Deuil pour deuil de Desnos, a soufflé au moins une fois le vent de l’éternel ». De même, il goûte des poètes moins considérables, mais pour lui pleins de charme : Follain, Salmon, Klingsor, Guiette, Norge. Des Surréalistes, il ne retient vraiment que Desnos et Artaud, disant de ce dernier : « aucun poète ravagé n’a donné, que je sache, de plus saisissantes définitions de ses infirmités ». Parmi les autres écrivains, il privilégie surtout Céline, Villiers de l’Isle-Adam, Léautaud, Larbaud, Roussel, Darien, Fénéon, Bousquet, Allais (« de tous les encyclopédistes, le plus divertissant »), Jouhandeau. Du premier, il affirmera toujours les mérites exceptionnels comme écrivain, et la conviction que la postérité le retiendrait – conviction qui n’était guère, en ces années 60-70, partagée par l’Université et la critique. En revanche, Pia n’est pas enthousiaste de Gide, Suarès, Mauriac, Claudel, Tzara. Plus surprenante, de la part de l’éditeur des Chroniques de Maupassant, est cet aveu : « Je donnerais n’importe quel recueil de Maupassant pour [celui de M. Freustié] ». Quant à Saint-John Perse, Pia a, le tout premier, bien vu que, dans son propre Pléiade, le poète avait truqué certaines lettres de lui, notamment une à Philippe Berthelot, où – en janvier 1917 ! – il annonce la naissance infaillible du communisme léniniste en Chine : « Il eût été vraiment dommage que cette lettre de Pékin fût absente des Œuvres complètes de Saint-John Perse. C’est une des plus belles pièces. Les poètes ont beau s’être flattés souvent d’être prophètes, il serait bien difficile d’en citer un autre qui ait signé et daté de façon précise une aussi remarquable prémonition ». Et les dernières lignes de l’article – qui sont aussi celles de ce volume – épinglent « le Saint-John Perse grisé par sa réussite sociale, et dont l’autobiographie, placée par lui en tête de ses œuvres complètes, abonde en fastes généalogiques qui feront longtemps rigoler les experts ». Sans doute Pia eût-il pu faire la même remarque à propos de l’introduction biographique au tome I des Œuvres de Valéry en Pléiade, où nous est présenté un Valéry qui ne fait que dîner en ville, recevoir des récompenses ou prononcer des discours. Mais toutes les préférences et antipathies de Pia, loin d’être simple humeur, sont toujours sous-tendues par une profonde connaissance des hommes et des œuvres. C’est précisément ce qui lui permet de juger comme il convient les travaux critiques consacrés à tel ou tel écrivain. À propos d’un ouvrage charabiaïsant sur son cher Villiers, et après avoir tourné en ridicule le jargon et les prétentions de l’auteur, il termine son compte rendu par cette phrase : « Il est dommage que Villiers n’ait jamais eu le régal d’un tel commentaire de son œuvre. Il y eût trouvé l’inspiration d’un autre conte cruel ». N’y aurait-il pas, d’ailleurs, une belle étude à faire sur la manière piquante, désinvolte ou pudique dont Pia termine chacune de ses chroniques ? Désinvolture qui est parfois le comble de l’ironie percutante. Parlant d’un livre de Jean Richer sur Rimbaud, où ce commentateur hermétique semble avoir cédé à la manie de chercher toujours midi à quatorze heures, il conclut : « Son essai sur l’alchimie du verbe semble en maints endroits confiner à la parodie de l’érudition. Canular ou pas ? Les paris sont ouverts ». Inversement, Pia en profite pour glisser, au fil d’une chronique, telle précision ou telle hypothèse qu’il croit éclairante. Ainsi, pour les amitiés maçonniques du chancelier Ducasse, qui auraient probablement facilité l’installation à Paris de son fils Isidore. Et les lettres de celui-ci qu’on croit adressées à Verbœckoven, ne sont-elles pas plutôt à Poulet-Malassis ? Et ne faudrait-il pas restituer à Charles Henry telle chronique anonyme attribuée à Fénéon ? Autant d’hypothèses qui, aujourd’hui, se sont changées en certitudes. Il y aurait certes beaucoup à dire sur « l’érudition » de Pia, qui recouvre en fait bien d’autres choses. C’est surtout chez lui une disposition d’esprit, qui lui fait évoquer spontanément, à propos d’un roman d’Henri Thomas, tel vers de Charles d’Esternod, ou bien définir les Valentines de Nouveau en disant qu’elles sont « moins imprégnées de l’odeur de la femme que de relents d’absinthe et de mêlé-cassis ». Poète, avant tout poète, Pia aura refoulé tous ses dons, refusé de laisser une œuvre, mais exprimé dans ses chroniques, feuilles éphémères perdues au vent, une sensibilité à la vie et aux livres, un tour d’esprit à la fois tranché et original, une expérience unique de « liseur » dont on ne retrouve guère l’équivalent que chez un Louÿs, un Fleuret, un Saillet. Et sa parfaite indépendance d’esprit lui aura permis de ne jamais céder aux coteries et mafias qui font la pluie et le beau temps dans le monde littéraire, ni d’être dupe des palmarès et réputations. On s’aperçoit aussi, en parcourant toutes ces chroniques, à quel point il était maître de sa langue et usait d’un style à la fois souple et varié, qui fait merveille dans la litote et le sous-entendu. Rien, chez lui, du journaliste professionnel, sauf peut-être la conception si parfaitement exacte de tout ce qu’il faut calculer pour un article : comment le commencer, le poursuivre et le terminer. Ni longueur ni imprécision ; tout est calibré et dosé, selon l’importance que Pia attribue à l’ouvrage dont il doit rendre compte et selon les points sur lesquels il veut insister. C’est aussi une des leçons qui se dégagent de ce livre, à lire et à relire, car on n’en épuise nullement l’intérêt par une seule lecture. Trente ou quarante ans après, rien n’est à modifier, à retrancher ou à compléter dans ces chroniques. S’y trouve au contraire parfaitement défini, jugé et mis en valeur ce qui restera et ne restera pas de la production littéraire de toute une époque.
Rimbaud. Arthur Rimbaud, Œuvres complètes. Tome I : Poésies, édition critique avec introduction et notes de Steve Murphy (Honoré Champion, 2000, 937 p., 580 F). Consacrer, comme vient de le faire Steve Murphy, un gros ouvrage de plus de 900 pages à une œuvre poétique d’une épaisseur somme toute assez réduite n’est nullement paradoxal. D’abord, parce que la force et le rayonnement d’une œuvre ne se mesurent point à son volume, il est à peine besoin de le souligner. Ensuite, parce que l’œuvre poétique de Rimbaud réclamait depuis longtemps un tel travail, à cause des conditions très particulières et souvent des plus hasardeuses dans lesquelles elle fut publiée petit à petit. Plus encore, les travaux parus sur Rimbaud depuis une vingtaine d’années avaient souvent mis l’accent sur la nécessité impérieuse d’une telle révision critique. C’est même là un problème que les plus sensibles et perspicaces commentateurs ou éditeurs (L. Forestier, P. Brunel, M. Richter, A. Guyaux) n’avaient pas hésité à aborder de front, comme l’avait déjà fait aussi Steve Murphy lui-même dans divers travaux. On ne se plaindra donc pas que la mariée soit trop belle, ni que le nouvel éditeur ait saisi cette occasion de nous offrir, non pas – comme il le souligne d’emblée – un Rimbaud ne varietur (expression à rendre au colonel Godchot), mais les résultats très détaillés de sa vaste et patiente enquête. Cette tâche s’imposait également du fait de l’inflation galopante des éditions de Rimbaud à laquelle on assiste depuis 1980, le dernier exemple – assez déconcertant – étant celle « commentée par Claude Jeancolas », parue en 2000. C’est un fait, aussi, qu’une édition digne de ce nom des seuls poèmes de Rimbaud pose fatalement d’innombrables problèmes : manuscrits, copies, versions imprimées, etc., qu’il faut recenser, contrôler, confronter. Autre tâche, non moins considérable, l’examen attentif des diverses éditions publiées, ainsi que de l’essentiel de la littérature critique sur Rimbaud. À cet égard, le corpus de documents de toute sorte auquel a eu recours Steve Murphy pour son édition est impressionnant. Travail impossible à éluder, bien sûr, mais qui avait quelque chose de décourageant, par les cascades d’erreurs, d’imprécisions, voire de truquages, qu’il faut sans cesse signaler et rectifier. Nombre de ces corrections viennent ainsi gonfler les notes de l’éditeur (on pourrait d’ailleurs se demander pourquoi les quelque 90 poèmes laissés par Rimbaud ont fait à ce point déraper, voire dérailler, autant d’éditeurs et de gens très savants). Dans une copieuse préface (126 pages) intitulée Les Dessous de l’édition des vers de Rimbaud, Steve Murphy s’explique longuement sur les problèmes qu’il a rencontrés, ainsi que sur la méthodologie suivie pour son édition. Il faut lire cette préface pour mesurer à quel point l’éditeur a choisi d’entrer dans le plus extrême détail, au risque d’être parfois un peu touffu, ou bien prolixe dans ses hypothèses. Faute d’être un rimbaldien chevronné, nous n’examinerons pas point par point son argumentation, ce qui, d’ailleurs, exigerait tout un article. Une petite surprise, tout de même, en ce qui concerne le corpus des poèmes : en a été écarté Rêve, inclus, comme on sait, dans une lettre à Delahaye du 14 octobre 1875. Ukase que Murphy justifie ainsi : « il ne s’agit pas d’un poème ». Voilà qui est fort discutable, surtout lorsqu’on choisit – et à juste titre – de reprendre dans son édition la moindre bribe rimbaldienne de l’Album zutique. Ainsi, Vieux de la vieille ! est un poème, tandis que Rêve n’en est pas un ? Une telle exclusion eût sans nul doute fait fulminer André Breton, qui considérait cet « admirable poème » comme « le testament poétique et spirituel de Rimbaud ». Et c’en est bien un, de testament, en forme d’adieu bouffon et désinvolte, ou plutôt de pied-de-nez définitif à la littérature. Il est inconcevable (délicat euphémisme) qu’une édition qui se veut aussi monumentale ait d’office éliminé ce texte extraordinaire, qui, comme l’avait souligné Mario Richter en 1983, montre comme nul autre pourquoi Rimbaud quitta justement la littérature – et peut-être même l’avait déjà quittée lorsqu’il le composa. Faute d’inclure ce poème (nous maintenons ce terme), voilà toute la perspective faussée, et cette édition se termine sur Qu’est-ce pour nous, mon cœur, poème admirable, mais d’une tonalité assez différente (et dont le dernier vers pourrait sans doute constituer une réplique fort rimbaldienne au vers final du Rêve d’un curieux de Baudelaire). Autre remarque : cette édition, basée sur les manuscrits, évite par principe tout éclaircissement et explication des difficultés du texte même. C’est postuler que le lecteur, tout en étant renseigné au maximum sur la signification de la moindre virgule, sait déjà – ou bien ignorera toujours – qui était Dumanet ou Picard, ou ce que signifie fouffes ou larmier, etc. Pour le savoir, il devra en tout cas recourir à une autre édition critique, ce qui, avouons-le, n’est guère commode. Steve Murphy souligne par ailleurs qu’il a voulu, par son édition, ramener l’attention sur les premiers vers de Rimbaud, à ses yeux « dévalorisés » par la critique récente, qui se serait plutôt penchée sur Les Illuminations et les vers « dits de 1872 ». Est-ce bien sûr ? Certes, il ne nous échappe pas que la critique est souvent moutonnière, ni qu’un tel phénomène ne date pas d’hier. On sait par exemple qu’aux yeux de nombre de Symbolistes de la seconde génération (sauf Jarry, Fargue et Louÿs), les Illuminations passaient souvent pour un amas de choses tourneboulées. Inversement, certains auraient tendance aujourd’hui à survaloriser les poésies zutiques, alors que Rimbaud est un poète qui possède plusieurs registres. Mieux encore, ces registres, il savait parfaitement les doser, voire les outrer, et il eût souvent pu dire, comme Ducasse à Poulet-Malassis : « Naturellement, j’ai un peu exagéré le diapason ». D’autre part, il s’en faut de beaucoup que sa production en vers ait toujours le même impact sur le lecteur. Lors de la vente Guérin de 1998 (dont le catalogue mérite aussi de rester célèbre par sa hideuse typographie et sa mise en page véritablement ahurissante), on pouvait légitimement être frappé par la différence de tension poétique existant entre Comédie en trois baisers ou Ce qui retient Nina, et les admirables strophes de Mémoire. Allons plus loin encore : si l’un des deux premiers poèmes était resté inédit et que le manuscrit non signé – ou, pourquoi pas ? signé Mérat – en surgissait soudain, considérerait-on le texte avec la même révérence que celui de O saisons, ô châteaux ? Et ses virgules, tirets et guillemets avec autant de sérieux ? Steve Murphy nous rétorquera qu’il n’a point voulu écrire ici un essai sur Rimbaud, mais seulement éditer le mieux possible tous les poèmes de lui qui nous sont parvenus, et que, de surcroît, rien de ce qu’a écrit l’auteur d’Une saison en enfer ne saurait être indifférent. À la bonne heure ! On constate toutefois que, dans son édition, certains poèmes ont suscité fort peu de notes (Le Buffet, Rêvé pour l’hiver, La Maline, Le Dormeur du val, Le Mal, Rages de Césars, Le loup criait sous les feuilles). Est-ce seulement parce qu’ils ne posaient point de problèmes de texte ou de datation ? Mais, après tout, on peut se consoler en discernant dans un poème comme Comédie en trois baisers une « distanciation parodique » (p. 237) qui en ferait justement tout l’intérêt… Pour le classement des poèmes, Steve Murphy a choisi de les répartir en quatre grandes sections : 1869-1870 ; fin 1870-début 1872 ; poèmes zutiques et para-zutiques (fin 1871-début 1872) ; poèmes de 1872-1873. Il est évident, et l’éditeur ne se l’est point dissimulé, que cette répartition comporte fatalement une certaine marge d’arbitraire. D’une part, la chronologie des poèmes est souvent des plus lacunaires ; d’autre part – et surtout – nous ne disposons que d’une partie seulement des vers que Rimbaud composa et dont un certain nombre sont irrémédiablement perdus (comme le rappelle Murphy lui-même). Cette double lacune empêche ainsi de déterminer, au sein du corpus des poèmes, une véritable chronologie, avec des étapes nettement déterminées et distinctes. Et, à moins de voir resurgir miraculeusement des manuscrits datés ou des poèmes inédits, il risque fort d’en être toujours ainsi. Il est impossible, répétons-le, d’effectuer un classement définitif et inattaquable dans un ensemble qui est, par nature, parfaitement incohérent, pour la simple raison que c’est le hasard seul qui a fait connaître ou resurgir tel poème, et disparaître à jamais tels autres, dont nous ignorerons toujours le texte. Quant à savoir si Rimbaud lui-même conçut un jour le projet d’un recueil régi par un ordre et une architecture bien définis, il faut bien avouer que nous n’en savons rien non plus, ou du moins que nous n’en avons que de vagues indices. Au surplus, qui nous assurerait que le poète n’aurait pas changé d’avis, et même plus d’une fois, au fur et à mesure de la composition de ses poèmes, sur le contenu d’un tel recueil ? N’en va-t-il pas de même, soit dit par parenthèse, pour les Illuminations ? Murphy pense, lui, que « Rimbaud a confié à Verlaine, au moment d’un de ses exils carolopolitains en 1872, la mission de préparer un ensemble pré-typographique ». Hypothèse qui n’est évidemment point impossible a priori, mais qu’on ne saurait prendre pour une certitude, ni même pour une voie de recherche. Outre que Verlaine n’était point un modèle en matière éditoriale, on constate que Murphy est obligé d’ajouter immédiatement : « Il aurait manqué toutefois un certain nombre de poèmes, que Verlaine pensait ajouter ultérieurement ». Lesquels ? Impossible de le savoir exactement, car, comme le remarque le même éditeur à la page précédente, à propos d’une liste de manuscrits de Rimbaud dressée par Verlaine, « la liste montre que le sous-ensemble dont nous disposons est mutilé (des poèmes ont été perdus par la suite) et qu’il était dès cette époque incomplet ». Autrement dit, s’il est parfaitement légitime de mentionner un tel projet, il est peut-être un peu exagéré de lui faire un sort particulier et surtout de tirer des conclusions trop déterminantes de ce qui, malheureusement, ne dépassa point le stade de simple projet. Que dire aussi du fait que, un an seulement plus tard (1873), Rimbaud n’ait pas hésité à inclure certains de ses poèmes, donnés comme des vers « anciens », dans Une saison en enfer ? N’était-ce pas montrer là que l’idée d’un recueil lui était alors bien étrangère ? Baudelaire a beau avoir revendiqué le droit à la contradiction, il est un peu déconcertant de voir Murphy multiplier inlassablement les hypothèses au sujet de ce « recueil Verlaine », tout en affirmant à plusieurs reprises « l’impossibilité de déterminer le contenu exact que Rimbaud lui aurait assigné ». Une des caractéristiques les plus frappantes de cette édition est, on l’a dit, l’examen systématique et extrêmement minutieux qu’elle propose des manuscrits de poèmes actuellement connus. Encore certains, comme ceux détenus par un libraire parisien, restent-ils inaccessibles. À ce sujet, Murphy se montre parfois d’une naïveté inattendue. Ainsi, il rejette formellement l’hypothèse selon laquelle Canqueteau n’aurait montré à Van Bever qu’une partie de ses Rimbaud : « supposition fort arbitraire portant sur la psychologie d’un collectionneur ». Curieuse amnésie éditoriale, car c’est la même « psychologie » qui fait justement interdire depuis cinquante ans la consultation de certains manuscrits ! Pour tous les autres manuscrits connus, nous avons droit à un véritable examen à la loupe. Disposition du titre, orthographe, ponctuation : traits d’union, virgules, points-virgule et points (il est fait grand cas de la « ponctuométrie », théorie inventée par Benoît de Cornulier), accentuation, alinéas et blancs, rien ne semble avoir échappé au regard de l’éditeur. Rien ? Nous avons été un peu surpris de ne pas voir signalé que le manuscrit de Mémoire de la vente Guérin n’est nullement signé A, comme l’affirme étourdiment le catalogue et comme l’imprime cette édition. Tout au contraire, la reproduction en couleurs figurant dans le même catalogue montre que le bas du second feuillet, très endommagé, a été « replâtré » et restauré, ce qui a fait disparaître le reste de la signature, laquelle se lisait probablement A. Rimbaud(au reste, où a-t-on jamais vu Rimbaud signer d’un seul A. ?). En revanche, on nous offre près de cinq pages d’hypothèses sur les virgules de ce manuscrit. Néanmoins, l’examen de tous les autres manuscrits permet à Murphy de lever certains doutes ou, au contraire, d’introduire de nouvelles perplexités. Tel est, par exemple, le cas de L’homme juste, où l’éditeur avoue honnêtement n’avoir pas réussi à déchiffrer les deux mots illisibles des vers 72-73 et n’en propose donc aucune lecture. Une telle prudence est louable. On se souvient que, pour un passage des Pensées de Pascal, on avait longtemps lu : « trognes armées », image superbe, jusqu’à ce qu’un examen attentif du manuscrit révélât qu’il fallait tout simplement lire : « troupes armées ». Une prudence encore plus grande, et qui n’a peut-être pas toujours été observée dans cette édition, s’impose d’ailleurs face à tout manuscrit de Rimbaud. Si le poète fut bel et bien un homme de lettres, désirant longtemps être publié (et faisant imprimer Une saison en enfer), on ne saurait dire pour autant qu’il ait eu une vie de littérateur rangé ou aisé, ni même toujours sobre. De là que nombre de ses manuscrits furent écrits dans des conditions souvent précaires, qui ne permettaient pas toujours une rédaction parfaite. Il n’est pas du tout sûr non plus que Rimbaud se soit toujours plié aux règles en usage pour la préparation d’un manuscrit destiné à l’impression, ni qu’il fût un excellent correcteur d’épreuves. Du moins n’en savons-nous absolument rien, ce qui rend bien imprudente toute supposition allant dans le sens d’un Rimbaud attentif à l’extrême, comme le voudrait ici son éditeur, qui assure que le poète « préparait ses manuscrits avec soin ». Ceux-ci sont au contraire souvent pleins de pièges, ne serait-ce que parce que, comme le rappelle paradoxalement le même Murphy, « il est sans doute inutile de prendre comme prémisse l’infaillibilité orthographique et grammaticale de Rimbaud ». Il n’est donc pas indispensable, par exemple, de rechercher à tout prix une intention profonde dans telle virgule manquante ou bizarrement placée. Reste aussi, ajouterons-nous, à savoir si Rimbaud, à supposer qu’il eût fait imprimer un poème, l’eût exactement laissé tel, en tout point, qu’il se présentait dans son manuscrit. La graphie, dirait Monsieur de La Palice, est une chose, l’impression en est une autre. Autre facteur supplémentaire d’incertitude : la disparité même des manuscrits. Pour tel poème, nous avons par exemple trois manuscrits différents, tandis que pour de nombreux autres, on n’en connaît aucun. Le cas le plus frappant est peut-être Le Bateau ivre, qui, on le sait, n’est connu que par une copie de Verlaine. Impossible, par conséquent, de déterminer si cette copie est fidèle ou non au texte de Rimbaud. Et le destin déconcertant de ses manuscrits – dès 1871, pour certains – nous oblige à nous demander s’il en faisait autant cas qu’on l’assure. Pire encore, on n’a pas tellement l’impression qu’il en ait pris un soin extrême, pas plus au moment où il les rédigeait qu’une fois cette rédaction achevée : il les confie, les laisse au premier ami venu, et semble bien ne s’en être guère inquiété ensuite. Quoi qu’il en soit, il est bien difficile de décider que faire pour des poèmes comme Le Cœur volé dont nous avons trois manuscrits dissemblables (nantis chacun d’un titre différent !). Ces diverses versions peuvent évidemment s’expliquer par le fait que Rimbaud n’avait pas alors sous la main de manuscrit antérieur. Nous n’en sommes guère plus avancés pour autant, et bien malin qui dira quelle version aurait retenu le poète. Comme le soulignait André Guyaux, il n’y a pas de texte « de base ». Tout éditeur se trouve donc confronté à un dilemme : ou bien choisir – de façon nécessairement arbitraire – telle version, ou bien les imprimer toutes. Cette édition « pluriversionnelle » ne pouvait donc qu’adopter la seconde solution. Dans son enquête systématique, Steve Murphy a justement examiné le cas des poèmes de Rimbaud cités par certains de ses contemporains, comme cet extrait des Chercheuses de poux donné par Champsaur en 1882 dans son roman Dinah Samuel. Inévitablement, on se pose la question : d’où venait ce texte, qui présente justement des variantes ? S’agissait-il d’un manuscrit que nous ignorons ? Question évidemment insoluble, mais qui méritait d’être posée. Il en va de même pour la très curieuse publication en 1878, dans The Gentleman’s Magazine, des Petits Pauvres : cinquième version connue, un peu édulcorée, du poème Les Effarés, et qui aurait – peut-être – été communiquée à la revue anglaise par Camille Barrère. Bizarrement, nulle édition n’avait jamais, même en note, reproduit ce texte, dont on peut se demander aussi d’où il venait. Barrère était le fameux ambassadeur français à Rome. Interrogé par Underwood, il se souviendra surtout des disputes entre Verlaine et Rimbaud à Londres… L’histoire des manuscrits de Rimbaud, sans être aussi décourageante que l’odyssée de ceux de Laforgue, est du reste des plus singulières. Elle fait intervenir des personnalités fort disparates : Forain, Demeny, Izambard, Delahaye, Darzens, Berrichon, d’Orfer, Fénéon, Genonceaux, Vanier, Sivry, Kahn, Le Cardonnel, Millanvoye, et – last but not least – Verlaine. Des collectionneurs, aussi, au plumage non moins varié : Dauze, Saffrey, Barthou, Zweig, Lucien-Graux, Guérin, Berès, Hugues. Comment ne pas être frappé par ce qu’Antoine Fongaro a très justement appelé « la négligence, la fumisterie, la malhonnêteté d’à peu près tous ceux qui ont été mêlés à cette lamentable histoire des manuscrits et de la publication des œuvres de Rimbaud » ! On en vient ainsi à se dire que c’est par une sorte de miracle à répétition que les poèmes de Rimbaud nous sont parvenus, tant le destin de chaque manuscrit s’affirme hasardeux, sinon incompréhensible, et surtout, redisons-le, lamentable. Même si elle est souvent assez ardue, et parfois un peu répétitive, la lecture de cette édition n’est pas monotone. On y apprend même, çà et là, des choses fort curieuses. Par exemple, qu’un manuscrit de Fêtes de la faim conservé à la respectable Fondation Bodmer, est un faux : rançon inévitable de la cote extraordinaire de Rimbaud sur le marché des autographes. Plus grave, peut-être, le fait que le seul manuscrit de référence pour l’archi-célèbre Bateau ivre (la copie faite par Verlaine) ait été monté sur onglets à la Bibliothèque nationale d’une manière « regrettable » (entendons : désastreuse), qui « a rendu impossible l’examen de la fin de plusieurs vers de la quatrième page du poème ». On voudrait espérer que pareille mésaventure n’arrivera pas, ou n’est pas déjà arrivée, à la non moins célèbre Lettre du Voyant, préemptée par la même B.N.F. à la vente Guérin. Plus réjouissante, l’anecdote selon laquelle le chansonnier Millanvoye aurait cédé au redoutable bibliophile Barthou les manuscrits de quatre poèmes de Rimbaud « contre un exemplaire de luxe de La Chanson des Gueux de Richepin » (mais Henri Mondor ne promettait-il pas un jour, en échange d’autographes de Mallarmé, d’« opérer gratuitement », à l’occasion, la brave dame qui venait de les lui remettre ?). La recherche des sources des poèmes de Rimbaud a par ailleurs donné lieu, durant la vrombissante année 1991 du centenaire, à une amusante mystification : un article assurant que les deux premiers vers de O saisons, ô châteaux ! seraient la reprise textuelle de deux vers d’un poème de l’obscur Évariste Boulay-Paty, publié dans « l’une des deux éditions à compte d’auteur parues en 1834 ». Même si c’était là confondre Rimbaud avec son contemporain le célèbre kleptomane montevidéen Isidore Ducasse, on peut s’étonner que d’autres canulars de ce genre n’aient point vu le jour à propos du poète de Charleville s’arrivé. Petite erreur p. 486 : Breton n’a pu conseiller Doucet en janvier 1918, car ce n’est qu’en décembre 1920 qu’il est entré en relations avec lui.
Schwob. Sylvain Goudemare, Marcel Schwob ou les vies imaginaires (Cherche-Midi, 2000, 343 p., 139 F). Si, de Gide à Borges jusqu’à Antonio Tabucchi et Javier Marías, la tradition s’est maintenue de piller la riche tombe de l’auteur des Vies imaginaires, la mémoire intellectuelle est aujourd’hui en train de réparer le vilain sort fait par le temps à un écrivain majeur. Objet récemment d’un colloque et de plusieurs travaux universitaires comme d’une bande dessinée (LeCapitaine écarlate), « l’antiquaire juif de la rive gauche », comme l’appelait Thibaudet, voit ses œuvres largement rééditées depuis le travail de pionnier d’Hubert Juin ou des éditions Allia. Deux biographies, au moins, étaient devenues nécessaires. La première, histoire littéraire, aurait pour projet d’ôter l’auteur du Livre de Monelle des mains des collectionneurs et des antiquaires pour rendre le compagnon de Valéry, de Claudel et de Mallarmé à la grande fable de la modernité. Derrière l’introducteur de Stevenson, Whitman, le maître en rêveries de Léautaud et Renard, le traducteur des Élisabéthains, de Thomas de Quincey, l’exégète de Villon, derrière le masque d’Érostrate l’incendiaire, celui de l’érudit polyglotte ou du mari de Marguerite Moréno, se dessinerait l’image d’un grand théoricien de la littérature, ayant confronté, à l’orée de notre modernité, les ambitions universelles du Symbolisme à la fragmentation irréversible des signes et des savoirs. Après les travaux de Mario Praz, de Michel Raymond ou de Jean-Yves Tadié, cette première biographie consisterait à montrer le rôle majeur sur l’évolution de l’art narratif du XXe siècle des « silences du récit », de la narration polyphonique (La Croisade des enfants, enquête historique par croisement de points de vue), de la théorie de la contamination fantastique ou de l’usage poétique du détail. À travers la pratique de l’érudition, du verset, de la forme biographique ou encore du récit d’aventure, comme autant de rêves de renouvellements de l’art romanesque, Schwob retrouverait ses lectures et ses sources, des poètes romains à Robert Browning, comme ses vrais lecteurs et héritiers, d’Antonin Artaud à Pascal Quignard. En refusant de classer les recueils de contes parmi les avatars narratifs de l’esthétique décadente, nous pourrions ainsi lire, sur la longue durée, la tradition d’une écriture de la suggestion et du secret, ou encore une ambition métaphysique préfigurant les « fictions ontologiques » de nos écrivains contemporains. La seconde biographie supposée, histoires littéraires, consisterait à appliquer à son auteur l’individualisme biographique qu’il préconisait pour autrui dans « L’Art de la biographie » : « il ne faudrait sans doute point décrire minutieusement le plus grand homme de son temps, ou noter la caractéristique des plus célèbres dans le passé, mais raconter avec le même souci les existences uniques des hommes, qu’ils aient été divins, médiocres ou criminels ». De Schwob, on évoquerait alors, par allusion et si possible en désordre, la peur des miroirs, la passion des actrices, les déguisements en marin et la voix lancinante, le capharnaüm entre deux étages de la rue de l’Université ou les longs séjours à Valvins, l’amitié offerte à Wilde et à Verlaine, les intestins lacérés par les médecins et les sourcils épilés, le sourire de Rachilde ou la tendresse de Colette, le rêve de l’anarchie et de mémoire universelle, les livres prêtés à Proust ou l’écho de la langue des samoans. À défaut d’y trouver quelque idée que ce soit sur la littérature, on piochera ça et là dans l’étude de Sylvain Goudemare de tels biographèmes. Gâchée par un présupposé fort contestable – que Schwob vécut dans la littérature faute de vraiment vivre – et par une méthode biographique dont la sensiblerie et le psychologisme eussent terrifié l’auteur des Vies imaginaires, qui railla toute prétention à la transparence et à la rationalité en la matière, l’étude abonde néanmoins en informations précieuses. Compilation de lettres, souvent issues d’archives désespérément « privées » ou de témoignages plus ou moins connus, la monographie de ce « libraire d’ancien à Paris » complète fort à propos l’excellent Marcel Schwob de Pierre Champion (1926), disciple et ami fervent de l’auteur du Roi au masque d’or. On trouvera notamment un tableau convaincant des cercles du Mercure de France et de la Revue blanche, une juste peinture de l’attitude de Schwob durant l’affaire Dreyfus et un récit émouvant de la longue et amère agonie d’un écrivain ayant presque cessé d’écrire dans les cinq années ayant précédé sa mort, à l’âge de trente-huit ans. Faisant revivre de nombreuses figures oubliées (Guieysse) ou dédaignés (Byvanck), nous procurant des détails inédits sur les amours avec Vise (qui fut à Schwob ce qu’Ann fut à De Quincey), le récit informé de Sylvain Goudemare est à lire comme un catalogue d’anecdotes et de citations, une collection d’ana et de marginalia. « Univers semblable aux petits flocons de laine que les doigts de l’Africaine éparpillait », la vie de Schwob vaut ici par son invraisemblable diversité. Et, si le biographe « doit avoir le courage esthétique de choisir », selon le vœu de Schwob, parmi les vingt-deux destins diffractés par les Vies imaginaires, on élira sans doute celui de Lucrèce : « Il savait qu’il ne reste de nous aucun double simulacre pour verser des larmes sur son propre cadavre étendu à ses pieds. Mais, connaissant exactement la tristesse et l’amour et la mort, et que ce sont de vaines images lorsqu’on les contemple de l’espace calme où il faut s’enfermer, il continua de pleurer, et de désirer l’amour, et de craindre la mort » (Vie de Lucrèce, poète).
Ségur. Hortense Dufour, La Comtesse de Ségur, née Rostopchine (Flammarion, 2000, 560 p., 119 F). L’auteur restitue l’univers ségurien à travers cette biographie. Cela commence au cœur de la Russie féodale, dans l’immense propriété du comte Rostopchine, ancienne résidence royale du comte Alexis Voronovo : « 28 000 hectares de forêts, de lacs et de prairies […] et tout autour, des villages entiers de serfs ». Là grandit la quatrième enfant des Rostopchine, fille du comte et de Catherine, catholique convaincue, froide et autoritaire. Une enfance heureuse ? Non, selon l’auteur qui, ayant lu Les Malheurs de Sophie et Les Petites filles modèles, évoque la fillette maltraitée par sa mère et en proie aux vexations. Des documents plus fiables font défaut, et la méthode de la biographe est discutable : les écrits de la comtesse de Ségur sont-ils réellement autobiographiques ? L’analyse de l’univers de la fillette comme source d’inspiration future de l’écrivain est intéressante, avec la forêt, espace de l’enfance de Sophie Rostopchine, et le feu évoquant le souvenir de l’incendie de Moscou de 1812 et de celui de Voronovo. Novembre 1816 : Paris (Fédor Rostopchine, fidèle de Catherine II et de Paul 1er, désavoué par ce dernier, exilé sur ses terres de Voronovo, nommé grand chambellan du tsar Alexandre 1er puis gouverneur général de Moscou en février 1812, tombé en disgrâce après l’incendie de Moscou, s’installe en France). Hortense Dufour entraîne son lecteur dans le Paris d’avant Haussmann, la bonne société, les mondanités, la famille de Ségur – univers que Sophie exècre et fuit, décevant son mari qui ne comprend pas cette femme aux mœurs paysannes. La comtesse, épouse d’un futur pair de France, vit alors des années difficiles : délaissée, trompée, malade, dépressive, mère d’une famille nombreuse, elle se réfugie le plus souvent possible aux Nouettes, sa demeure normande, où elle tente de trouver la sérénité auprès de ses enfants. Destin au demeurant assez banal chez cette femme de la haute société de la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Récit détaillé d’une vie à travers l’étude des correspondances et des mémoires de la famille, évocation de la vie quotidienne d’une famille aisée : éducation, instruction, hygiène, santé, alimentation, domesticité, loisirs. On n’apprend pas beaucoup plus que ce qu’ont écrit les auteurs de la collection « La Vie quotidienne au XIXe siècle », mais l’ensemble est riche en anecdotes. Au-delà des faits, l’auteur tente de comprendre comment s’est construit l’univers littéraire de la comtesse, les souffrances de la femme et de la mère devenant autant de sources d’inspiration pour l’écrivain. Par exemple, son horreur de la vie parisienne, thème développé dans Les Deux Nigauds, ou la maternité et l’éducation des enfants : si la comtesse impose à ses héros deux ou trois naissances au maximum, si la présence active de la mère est l’éthique même de l’œuvre ségurienne, c’est parce que celle-ci a souffert de ses grossesses répétées et de l’impossibilité d’élever elle-même ses garçons, que leur père confia dès le plus jeune âge à des institutions religieuses. De là une incompréhension totale entre une mère choyant sa progéniture aux Nouettes et un père mondain, réprouvant les mœurs rurales de sa femme, et qui fit de son mieux pour « sauver ses enfants d’un univers rustique, déplorable à la longue » et les préparer à leurs responsabilités futures. Reconnaissons une certaine impartialité à la biographe qui fait la part des choses entre les responsabilités de chacun. La dernière partie de l’ouvrage est la plus réussie, avec le récit de la naissance d’une vocation littéraire, des relations amicales entre Sophie Rostopchine et Louis Hachette – ou orageuses entre l’écrivain et son éditeur. L’objet de la discorde ? La censure, qui tente d’atténuer la violence de certaines scènes ou de modifier un titre, les illustrations que critique la comtesse. Pour étayer son propos, Hortense Dufour a puisé largement dans la correspondance échangée par l’écrivain avec Hachette ou son gendre, Émile Templier. On découvre une facette intéressante de la personnalité de la comtesse de Ségur : une femme d’affaires, qui se révèle habile négociatrice dans ses contrats et ose affronter le monde des hommes. Grand-mère Ségur, auteur moderne, femme d’avant-garde ? C’est ce que semble affirmer Hortense Dufour à propos de l’émancipation financière de Sophie et de l’évolution de la pensée ségurienne avec La Fortune de Gaspard : désormais, les hommes ne sont plus ces semi-oisifs mondains, mais de jeunes entrepreneurs, dont la réussite passe par le savoir, la connaissance et la compétence, incarnant le triomphe de la bourgeoisie. Romancière moderne, la comtesse apparaît comme précurseur d’une nouvelle littérature. Mais le principal reproche que l’on puisse adresser à l’auteur n’est pas mince : pourquoi n’avoir pas évoqué davantage cet âge d’or de la littérature enfantine ?
Notes de lecture
Aicard. Jean Aicard. Du poème au roman (Edisud, 2000, 173 p., 80 F). L’Université de Toulon a créé il y a quelque temps un centre consacré à l’activité poétique dans le département du Var. En 1998, ce centre a tenu un colloque pour marquer le 150e anniversaire de la naissance de l’auteur des Poèmes de Provence. Le nom de Jean Aicard survit, surtout dans le Midi, grâce aux nombreuses rues, écoles, collèges et lycées baptisées d’après lui, car, de nos jours, on apprend rarement ses poésies dans les écoles primaires, même si Maurin des Maures est toujours disponible en librairie. Pourtant, la consécration de l’Académie française ne rend pas Aicard totalement négligeable. Enfant, il avait connu Lamartine ; jeune homme, il eut l’occasion d’être reçu par Michelet ; il entra en correspondance très tôt avec Hugo ; Rimbaud lui envoya ses Effarés et figure avec lui dans le Coin de table de Fantin-Latour ; Apollinaire lui adressa Le Poète assassiné. Les curieux intrigués par le passage du Journal des Goncourt à la date du 13 août 1895 trouveront dans l’histoire de « La Famille de Jean Aicard » que, pour citer Balzac, All is true (son père, saint-simonien, eut une vie courte mais mouvementée). L’image du père dans le théâtre du poète apparaît notamment dans Le Père Lebonnard créé au Théâtre-Libre. Bien entendu, plusieurs aspects de la Provence sont traités, son paysage, les Poèmes de Provence et une vue d’ensemble, « La Provence en français ». L’amitié d’Aicard avec Aristide Fabre, modèle de Maurin, est bien documentée. Un autre modèle, Michel Reynaud, médecin de la marine qui inspira le personnage du Rinal de Maurin des Maures et de sa suite L’Illustre Maurin, est éclairé à pleins feux. La critique moderne s’exerce avec la ré-écriture vis-à-vis de Vigny et une analyse de « Diamant noir, un roman fin de siècle » démontre que la conception d’Aicard uniquement comme écrivain régionaliste est fausse. Finalement, la question « Aicard est-il un romancier populaire ? » est posée et une réponse affirmative donnée. Ces actes se terminent sur une bibliographie de l’écrivain et des notices biographiques des collaborateurs. Le tout, qui est illustré, attire l’attention sur un auteur qui mérite plus que la lecture d’une plaque de rue.
Barrès. Zeev Sternhell, Maurice Barrès et le nationalisme français (Complexe, 2000, 416 p., 56 F). La réédition des ouvrages de Zeev Sternhell, à présent devenus des classiques, est l’occasion de redonner à la figure aujourd’hui bien éclipsée de Barrès toute la place qu’il eut dans l’histoire des idées politiques de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Zeev Sternhell suit de manière extrêmement minutieuse le cheminement de Barrès et ressuscite les réseaux de discours et d’idéologies de l’époque : l’introduction est à cet égard intéressante ; l’auteur y retrace le faisceau de références intellectuelles qui a dominé dans les années 1890 et a donné naissance à un esprit de révolte nourri de haine contre la démocratie, d’antirationalisme et de néo-darwinisme, dans lequel la pensée de Barrès prend place. Tout l’intérêt de la démarche de Zeev Sternhell est de mettre en évidence la réécriture à laquelle Barrès a procédé à la suite de l’affaire Dreyfus dans ses différents textes ; il s’attache donc aux différentes étapes de la pensée politique de l’écrivain, notamment à son engagement dans le Boulangisme afin de marquer ce qui le sépare de l’image qu’il reconstruira de lui-même et de l’époque après le tournant de l’affaire Dreyfus. L’écart se révèle particulièrement significatif. Nous ne prendrons pour exemple que le thème si essentiel de la question nationale : « Il faut attendre le 21 février 1889 pour trouver dans Le Courrier de l’Est la première mention des provinces perdues ». C’était auparavant la réflexion sociale et le problème du régime qui étaient aux yeux de Barrès prioritaires. Zeev Sternhell cite ainsi un article de janvier 1888 dans lequel Barrès déplorait la renaissance du nationalisme en Europe. Dans Le Voltaire, il exprime sa sympathie pour cette « société cosmopolite », pour ces esprits sans patrie : « Ceux-là, écrit-il, « semblent parfois déracinés », mais c’est là ce qui est tout à fait gracieux » ! On voit ainsi comment Barrès avait cherché à défendre un socialisme nationaliste, faisant appel à l’État et au suffrage universel contre la ploutocratie. Mais les progrès du socialisme marxiste et internationaliste, et l’engagement de la fraction organisée du prolétariat dans le dreyfusisme mettent fin aux tentatives de Barrès pour renouveler l’expérience boulangiste et favorisent l’évolution que nous connaissons. Zeev Sternhell met ainsi en valeur la particularité de la pensée de Barrès, « une synthèse du nationalisme romantique et dynamique et d’un nationalisme socialement et politiquement conservateur », et défend la thèse selon laquelle « la synthèse barrésienne fait date dans la tradition française : elle renferme en elle, dès les dernières années du XIXe siècle, presque tous les éléments qui, jusqu’à la période récente, composeront le ou les nationalismes français », mettant ainsi en valeur « la continuité et la stabilité du nationalisme ».
Barthes. Roland Barthes, Le Plaisir du texte, précédé de Variations sur l’écriture (Seuil, 2000, 134 p., 98 F). Le Plaisir du texte et les Variations sur l’écriture appartiennent, selon Carlo Ossola, à un projet unique, cette histoire de l’écriture qui s’enracinerait dans le geste, le support, l’alphabet, tous les éléments d’une écriture qui fait corps, pour conduire au jaillissement de la jouissance du texte. On peut lire désormais ces textes jumeaux aux destins contrastés (le second n’est accessible que dans le tome 2 des Œuvres complètes au Seuil) dans un volume élégant complété d’une petite quinzaine d’illustrations issues de la liste (également reproduite) des « illustrations possibles » qu’avait établie Barthes en vue de la publication italienne des Variations. Malgré la présence d’un index synoptique et de quelques maigres notes relatives aux modifications manuscrites, l’intérêt de cette publication séparée n’est pas évident pour qui fréquente déjà lesŒuvres complètes. Les autres lecteurs apprécieront d’économiser 450 francs tout en accédant à un texte méconnu replacé dans la logique créatrice qui a mené au Plaisir du texte.
Baudelaire. André Hirt, Il faut être absolument lyrique. Une constellation de Baudelaire (Kimé, 2000, 210 p., 135 F). « Un grand auteur est peuplé, et à son tour il peuple », écrit André Hirt dans son avant-propos. Refusant la critique interne, l’auteur tente une analyse philosophique de la pensée baudelairienne : étude de l’œuvre dans son rapport avec d’autres pensées (Pascal, Hegel, Deleuze, Kierkegaard), réflexion philosophique sur le moderne, le lyrisme ou l’esthétisme. L’entreprise est ambitieuse, mais il est difficile de suivre l’auteur dans les méandres de sa pensée. Seuls quelques amateurs de la pensée philosophique tortueuse prendront plaisir à la lecture de ce livre. Il faut être absolument lyrique, mais faut-il être pour autant totalement hermétique ?
Baudelaire (bis). Les Fleurs du Mal par Charles Baudelaire / Seule édition à la fois conforme à l’édition de 1861 (seconde) et augmentée des six pièces condamnées en 1857 remises à leurs places, d’une préface en préface, de l’épigraphe en épigraphe et de l’épilogue en épilogue / Ornée de deux portraits de l’auteur par Bracquemond et Lobel Riche / Introduction biographique éclairant d’un jour nouveau la vie et l’œuvre du poëte par Gaël Lagadec et Le Spleen de Paris / Petits poëmes en prose pour faire pendant aux Fleurs du Mal par Charles Baudelaire / Orné de vues de Paris par Charles Méryon / Précédé de L’Éternel Exil de Charles Baudelaire par Gaël Lagadec (Éditions du Grand Alque, Rennes, 1999, 441 p. et 249 p., 300 F). Comme dans La Belle Hélène, ce titre seul nous dispense d’en dire plus long. Les Baudelairiens de Paris, cette cité où tout, même l’horreur, tourne aux enchantements, trouveront cette très belle édition en fac-similé à la librairie Blaizot, 164, rue du Faubourg Saint-Honoré.
Baudelaire (ter). Yves Bonnefoy, Baudelaire : la tentation de l’oubli (Bibliothèque nationale de France, 2000, 56 p., 35 F). Des essais de Georges Blin (Le Sadisme de Baudelaire, 1948) et de Charles Mauron (Le Dernier Baudelaire, 1966) au Baudelaire et Freud de Leo Bersani (1977) et aux lectures de Jean Bellemin-Noël (notamment Interlignes), l’œuvre de Baudelaire a bénéficié de nombreuses interprétations inspirées, de manière orthodoxe ou non, par la psychanalyse. C’est avec une armature freudienne très discrète, mais d’une solidité imposante, que le poète Bonnefoy entre dans l’univers psychique du poète Baudelaire. Au moment où J.A. Hiddleston a consacré un volume à Baudelaire and the art of memory (1999), l’oubli évoqué par Yves Bonnefoy est aussi une manière d’explorer l’ambivalence mélancolique de la mémoire. Partant d’une exégèse des plus fines de deux poèmes contigus des « Tableaux parisiens », « Je n’ai pas oublié, voisine de la ville […] » et « La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse […] », l’auteur met en évidence le sens de leur contiguïté : une continuité référentielle où se dessineraient les griefs que Baudelaire exprime à l’encontre de sa mère, coupable d’avoir oublié une servante au grand cœur, comme elle aurait trahi son mari et substitué, à la communion avec son fils, celle, grossière, avec un nouveau père. Ces lectures permettent à Yves Bonnefoy de se pencher sur bien d’autres Fleurs du Mal, notamment Le Balcon, pour chaque fois mettre en confrontation l’œuvre et la vie contemporaine du poète. Ne partageant guère la perspective de ceux pour qui la poésie n’est que du texte, il tient compte de la compétence interprétative particulière qu’aurait eue la mère du poète, en tant que lectrice à la fois privilégiée (par ses connaissances) et attaquée (par les implications de l’œuvre). La lecture atteint ainsi « un niveau qui n’est presque que du non-dit mais ne peut que se découvrir à un lecteur informé, comme en était bien un Caroline [la mère du poète] ». S’agissant de conférences, le poète-critique n’a pas fait allusion à d’autres travaux de même type. Signalons les lectures convergentes de Richard Burton (Baudelaire in 1859, 1988) et de Pierre Laforgue (lecture du Cygne dans Nineteenth-Century French Studies, 1991). Mais ces conférences ont une densité élégante de facture et d’expression que l’on ne peut comparer, dans la critique baudelairienne, qu’à La Mélancolie au miroir de Jean Starobinski.
Belges. Passage d’écrivains à l’ULB. De Charles de Coster à Amélie Nothomb (Editions ULB création, 2000, 270 p., 132 F). Depuis sa fondation au XIXe siècle, l’Université libre de Bruxelles se propose, comme l’indique l’inscription latine dans son emblème, de vaincre les ténèbres par la science. Cette promotion délibérée du libre examen et ce souci du fondement rationnel du savoir et de la pratique scientifiques n’ont jamais freiné ou exclu la création littéraire ; ils l’ont au contraire stimulée, comme le prouvait récemment une exposition de photographies d’écrivains, tous anciens de l’U.L.B. Issue de la même alma mater, Virginie Devillers a publié, parallèlement à l’exposition, un livre qui se présente comme un dictionnaire illustré des écrivains belges de langue française ayant terminé des études (ou effectué un passage) à l’Université de Bruxelles. Le palmarès, « de Charles De Coster à Amélie Nothomb » comme le précise le sous-titre, est impressionnant. On salue au passage Charles Bertin, Madeleine Bourdouxhe, Achille Chavée, Fernand Dumont, Max Elskamp, Jacqueline Harpman, Marcel Lecomte, Camille Lemonnier, Pierre Mertens, Henri Michaux, Jacques Sojcher, Raoul Vaneigem, Charles Van Lerberghe, Jean-Pierre Verheggen, Paul Willems et bien d’autres. Ils étaient tellement nombreux, au bout du compte, que l’éditeur a décidé d’instaurer deux catégories : « les écrivains dont l’œuvre s’imposait de façon évidente » et « ceux dont l’œuvre […] a semblé embryonnaire, moins aboutie ou en devenir ». Les premiers ont droit, outre à une fiche signalétique originale, à un court texte inédit sur le thème de l’auto-portrait (ou à un bref extrait d’une œuvre publiée). Le choix se justifie. On regrette seulement qu’Eugène Demolder et Paul-Aloïs de Bock ne figurent pas dans la première section, alors qu’on y rencontre Edmond Kinds… Ce double dictionnaire est précédé d’une réflexion de Pierre Mertens (qui estime que son parcours « atypique » n’aurait été possible sans cette Université « et l’esprit qui la gouverne »), d’un texte de Jacques Sojcher rendant hommage à ses nombreux prédécesseurs (ceux qui, enseignant une « esthétique poético-philosophique », ont fait passer « cette drogue qui dérègle d’une façon raisonnée tous les sens ») et d’un aperçu fort utile, par René Fayt, des « revues littéraires » qui ont vu le jour à l’U.L.B. Les portraits, vivants, pleins d’humour, sont l’œuvre de jeunes photographes de l’École de La Cambre.
Boucher de Perthes. Jacques Boucher de Perthes, Emma ou Quelques lettres de femme, édition établie par Julia Przybos (Corti, 2000, 318 p., 115 F). Emma est un des deux romans écrits par Jacques Boucher de Perthes (1788-1868) parmi une production surabondante d’essais, de poèmes et de chansonnettes, de récits de voyages, de traités de philosophie et de préhistoire. Publié en 1852, Emma ou Quelques lettres de femmes est un récit épistolaire écrit principalement à une voix, celle de l’héroïne. Ce sont les lettres d’une jeune fille dont on sait peu de chose, sinon qu’elle est anglaise et protestante, et connaît au cours des trois ans que dure l’histoire, plusieurs revers de fortune qui la font passer de la richesse à la ruine, puis de nouveau à la richesse. Emma est amoureuse d’un certain Jules qu’elle doit épouser. Surtout, cette blanche beauté aux cheveux de geais est folle et monomane, malade d’une terrible maladie, selon les termes de l’auteur « la pire de toutes, la monomanie homicide ». Elle tente de se percer le cœur à l’aide d’un couteau (heureusement émoussé) puis fait une tentative de meurtre sur son futur époux, dont elle est pourtant éperdument éprise : « Miss Emma, plus pâle encore que de coutume, l’œil fixe et l’air étrange […] s’est précipitée sur lui et lui a enfoncé le couteau dans l’épaule, puis elle est tombée sans connaissance ». Sa folie est un mal héréditaire, qui a déjà tué son père. Elle finira dans un couvent. Roman à résonance peut-être autobiographique, roman à thèse surtout, le récit de Boucher de Perthes étudie au jour le jour les symptômes, les rémissions et les ravages de la folie, cette maladie « née de l’imagination de l’époque moderne ». Il joue poétiquement des effets de contraste du noir, du blanc et du rouge, il entrelace habilement les déclarations élégiaques et les scènes d’horreur. Mais le récit n’est pas sans poncifs ni longueurs fastidieuses. Boucher de Perthes est un écrivain prolixe, qui se regarde écrire. Emma, sans nul doute, n’est pas une œuvre majeure. Il est d’autres textes, dans l’abondante production de cet « enfant du siècle », qui mériteraient d’être relus. Si les textes fondateurs de la préhistoire scientifique sont aujourd’hui mieux connus et diffusés (Antiquités celtiques et antédiluviennes, 3 vol. [1848, 1857, 1864], reprint Jean-Michel Place, 1989), les récits de voyages (Voyage à Constantinople, Paris, Treuttel et Wurtz, 1855 ; Voyage en Danemark [sic], Paris, Treuttel et Wurtz, 1858 ; Voyage en Espagne et en Algérie, Paris, Treuttel et Wurtz, 1859 ; Voyage en Russie, en Lithuanie, en Pologne, Paris, Treuttel et Wurtz, 1859 ; Voyage à Aix-Savoie, Turin, Milan, retour par la Suisse, Paris, Jung-Treuttel 1867 ; Voyage en Angleterre, Ecosse, Irlande, Paris, Jung-Treuttel, 1868), précieux documentaires sur de nombreux pays d’Europe et d’Afrique du Nord au milieu du XIXe siècle – ou encore le Petit Glossaire, critique mordante et tonique des « mœurs administratives » de l’époque, attendent d’être réédités. Pourquoi lire Emma ? Peut-être, comme l’explique Julia Przybos dans sa préface, à cause de la fascination qu’exerça la folie sur les esprits romantiques, et de celle qu’elle continue d’exercer sur les nôtres.
Bouquins. Guy Silva, Avec les bouquinistes des quais de Paris (Castor Astral, 2000, 155 p., 98 F). Un petit livre bien sympathique sur la plus grande librairie à ciel ouvert du monde. Fargue l’aurait sans doute apprécié, qui écrivait : « J’attends toujours un vrai parisien sur ce point : où finit le quai Malaquais, où commence le quai Conti ? D’après la réponse, je classe les gens. À ce petit jeu, on s’aperçoit qu’il n’y a pas beaucoup de vrais Parisiens, pas beaucoup de chauffeurs de taxis cultivés, encore moins d’agents de police précieux. Chacun se trompe sur la question des quais ». Guy Silva donne la parole à de nombreux bouquinistes qu’il est allé interroger sur le lieu de leur travail, et les propos recueillis ont de la saveur. Ah ! le temps où l’on pouvait retrouver dans les boîtes des quais, ces maisons de retraite des livres, le manuscrit original du Neveu de Rameau… « J’ai eu de la chance aujourd’hui, j’ai retrouvé sur les quais les premières livraisons d’Histoires littéraires ». Bientôt, cela ?
Brassens. Jacques Pessis, Georges Brassens (Vade-Retro, 2000, 88 p., 95 F). Iconographie peu connue du compositeur-parolier-interprète de La Mauvaise réputation. L’album est sympathique, et Georges avait une bonne bouille. Paul Fort ne lui a pas reproché d’avoir déposé de la musique sur ses vers.
Cafés. Gérard-Georges Lemaire, Cafés d’autrefois (Plume, 2000, 176 p., 260 F). On prétend qu’il existe bien des manières de voyager. Une des plus agréables est de ne visiter que les cafés des villes où l’on se rend : on y apprend beaucoup plus que dans les musées, et on a l’avantage d’être assis au lieu de faire le pied de grue devant un monument. L’auteur, qui a déjà publié une monographie sur les Cafés d’artistes à Paris, récidive en publiant cet ouvrage – joliment illustré – sur les cafés des pays d’Europe, d’Amérique latine et d’Orient. Qui refuserait d’entrer, en feuilletant ces pages, au Florian de Venise, au Greco de Rome, au Café de la terrasse de Zurich ou au Deux-Magots de Saint-Germain-des-Près, petite cité dont Paris est la banlieue ? Gérard-Georges Lemaire reconstitue l’historique de chaque café, et ses notices sur les établissements parisiens fréquentés par les artistes et les hommes de lettres au cours des deux siècles écoulés auraient suffi à faire de son Cafés d’autrefois un ouvrage de référence s’il avait été doté d’un index des noms de personnes et des noms de cafés. Pour citer Alphonse, le paradis doit être une terrasse de café d’où on ne partirait jamais.
Calet. Lire Calet, sous la direction de Philippe Wahl (Presses Universitaires de Lyon, 2000, 311 p., 130 F). Ce livre est une forme d’« événement littéraire » à plus d’un titre, en ce sens que, outre la qualité intrinsèque des interventions colligées et des inédits de l’auteur de Peau d’Ours rassemblés en fin de volume, il constitue le premier ouvrage d’importance – avant la biographie que Jean-Pierre Barril va consacrer à Calet – consacré à l’œuvre de ce dernier. Longtemps relégué au rang d’auteur mineur, Calet atteint, par son « parti pris du quelconque » et son interrogation de l’habituel (pour paraphraser Perec), à une dimension littéraire à laquelle l’humour triste confère sa valeur d’exigence et d’évidence. En effet, la lecture de Calet offre « des résistances malignement déguisées en transparence ». C’est ce qui constitue « la petite musique de Calet », chantre d’un XIVe arrondissement à la mesure de l’univers entier, tant Calet sait admirablement sonder avec ferveur le cœur de l’humain. Le je des livres de Calet est un je polyphonique qui oscille entre moi, lui, nous et un on générique, mais qui compose un roman des origines, une autobiographie que l’auteur de Monsieur Paul savait inachevable. Le récit évolue de l’exagération à l’effacement, quand l’émerveillement le cède à une sourde nostalgie de l’enfance. L’écriture de soi chez Calet dessine une mosaïque autobiographie où chaque livre se propose comme une relecture des précédents. Et jusque dans les titres de ses ouvrages, l’auteur du Tout sur le tout ou de La Belle Lurette se sert du langage comme d’un jeu de déconstruction. Sa mémoire collectionne « à ras d’homme » le quotidien à la manière d’un flâneur, et festonne « le temps à mesure qu’il se dévide ». Calet procède par collage « entre confession et chronique ambulatoire », et ne cesse d’arpenter le territoire d’un lieu commun auquel son écriture « à fleurs de mots » confère un caractère de dépaysement envoûtant. L’œuvre de Calet dessine l’autoportrait fragmentaire et multiple d’un auteur inquiet, alchimiste d’un passé familier.
Céline. Philippe Alméras, Je suis le bouc. Céline et l’antisémitisme (Denoël, 2000, 235 p., 125 F). En forme d’essai, une mise au point sur l’antisémitisme célinien qui amorce également une réflexion sur la réception de Céline à l’aune de cette question. S’il n’y a plus grand monde aujourd’hui pour nier l’antisémitisme de Céline, l’auteur estime en revanche que persiste une double tentation schizophrénique dans la critique célinienne : jouer le style contre les idées, pour reprendre une formule célèbre, en occultant celle-là au profit de celui-ci, et distinguer artificiellement deux Céline dont le second serait la caricature insortable de l’autre. Au risque de se répéter, Philippe Alméras reprend certaines pièces à conviction et propose de mieux cerner l’antisémitisme de Destouches en retraçant quelques filiations et relations. Il s’agit notamment de redéfinir les formes et fonctions de l’antisémitisme du tournant du siècle, en mettant en évidence l’instrumentalisation de la question juive dans le jeu politique entre catholiques et républicains, notamment pendant l’affaire Dreyfus. Mais l’antisémitisme de Céline n’est pas exactement celui de son époque, avec laquelle il est parfois en décalage. Philippe Alméras trace une esquisse probable d’une influence sur Céline du publiciste Drumont, précurseur et quasi-double de l’écrivain, et revient sur le rôle d’initiateur d’un autre écrivain médecin, Élie Faure. Mais l’outillage intellectuel de Céline n’est pas le seul fruit des livres et journaux : il y manque l’idéologie active, telle que Destouches a pu la rencontrer en Amérique auprès de l’industriel Henri Ford. Que la connaissance réelle qu’eut Céline des usines Ford soit moindre que ce qu’il a pu prétendre, comme le souligne ironiquement l’auteur, n’empêche pas qu’il ait trouvé là un modèle d’organisation faite pour le séduire durablement. L’expérience médicale elle-même sort amoindrie des mises au point sourcilleuses de Philippe Alméras : formé à la va-vite pour cause de mariage avec la fille d’un mandarin rennais, Céline n’en fera pas moins une utilisation très consciente de son statut de médecin, et de médecin des pauvres qui plus est, figure pratique du moraliste. On aura compris qu’ici comme ailleurs Alméras attaque son auteur au moins autant qu’il l’évoque, l’ensemble de l’ouvrage étant empreint de cette forme de rudesse caractéristique des critiques céliniens qui semblent reprocher à ce monstrueux génie la fascination même qu’il exerce sur eux, et qui, sans doute, constitue une forme de survie éthique. L’essai n’en est d’ailleurs que plus vif et percutant, le style soutenant l’efficacité des idées. On regrette seulement que la citation du titre soit si peu exploitée, en dépit de réflexions parallèles de M.-C. Bellosta sur la constitution de Bardamu, puis de l’auteur, en personnage émissaire.
Céline (bis). Jean-Paul Mugnier, L’Enfance meurtrie de Louis-Ferdinand Céline (L’Harmattan, 2000, 128 p., 70 F). Cet ouvrage propose une « vision clinique » de l’univers célinien, plus particulièrement de l’enfance vue et vécue par Céline. L’auteur s’appuie essentiellement sur des interviews de l’écrivain et sur son œuvre romanesque, considérée comme autobiographique, pour enquêter sur son passé. Son investigation révèle les violences physiques et sexuelles que Céline a pu subir enfant. De Bébert dans le Voyage au bout de la nuit à Ferdinand dans Mort à crédit, les abus dont sont victimes les personnages-enfants, adolescents et adultes, et leurs perversions sont décrites, analysées puis confrontées à la vie de leur auteur. Le travail part de l’œuvre pour expliquer l’homme et ses paradoxes, qui fait de cette figure de la littérature du XXe siècle un pervers lui-même perverti par son milieu familial.
Colette. Guy Ducrey, L’ABCdaire de Colette (Flammarion, 2000, 120 p., 63 F). Imaginez que vous ayez à composer un livre sur Colette qui ne soit pas une biographie de 500 pages mais un opuscule dont une grande part doit être laissée à l’iconographie. Imaginez que vous soyez un spécialiste reconnu de la littérature fin-de-siècle pour qui cette œuvre lumineuse représente quelque chose comme l’antithèse du roman décadent. Imaginez enfin que vous vous donniez pour ambition de rompre en visière avec les lieux communs trop souvent réquisitionnés à propos de l’auteur des Claudine pour en offrir une image renouvelée. Imaginez cela, et vous aurez une idée du défi que s’est lancé l’auteur de cet abécédaire. Le résultat est un petit ouvrage instructif. Le procédé de l’abécédaire consiste à circonscrire un auteur en passant en revue les thèmes qui cernent au plus près sa personnalité et son œuvre. Cela donne, pour Colette, une série de notices sur des sujets aussi divers que les cosmétiques, la métaphore, l’aube, les cheveux, l’éclosion, le chauvinisme, les fleurs, etc. Sous son regard, comme chez Ponge et Proust, les objets de la vie quotidienne se chargent d’une vie secrète et fantastique : « fourchettes, démons quatre fois cornus, sur lesquels s’empalait […] un petit poisson convulsé dans sa friture ». La calligraphie, sur ce papier bleu où Colette écrivait, est aussi source de rêveries : « S’il m’arrivait de buter sur le mot murmure et de chercher la suite de ma phrase, c’était le moment, sous chacun de ses jambages égaux, d’ajouter une petite patte de chenille, une de ces petites pattes ventouses qui se collent si tenaces à la branche. À une extrémité du mot je figurais la tête […] à l’autre bout la queue terminale […]. En place du mot murmure j’avais le signe chenille, beaucoup plus joli ». « Colette romancière ? Un poète plus sûrement », conclut Guy Ducrey. Dans la même collection a paru en même temps un ABCdaire de Prévert par Pierre Chavot. À signaler aussi un Agenda 2001 Colette (Mille et une nuits, 2000, non paginé, 59 F) : c’est Colette au jour le jour, et Colette en images. Quant à ceux qui préfèrent Willy, ils peuvent utiliser de nombreuses pages comme un agenda.
Collaboration. François Dufay, Le Voyage d’automne. Octobre 1941, des écrivains français en Allemagne (Plon, 2000, 238 p., 110 F). Pauvre Jouhandeau ! Que lui a-t-il pris d’écrire ses mémoires ? Voilà qu’à avoir confessé ses péchés, on le fait payer pour tous ceux qui ne les ont pas avoués ! Chardonne, en revanche, est bien démasqué ; il prend même un sérieux coup, qui permettra aux lecteurs du Dictionnaire des lettres françaises du XXe siècle (paru en 1998 au Livre de poche) de compléter une notice où on ne lit que ceci : « quelques publications du début de la guerre […] attestant une certaine compromission avec le régime de Vichy » – rien de plus, quatre lignes dans un texte de trois colonnes. François Dufay s’est donc attaqué aux écrivains qui firent le voyage en Allemagne (à Weimar) en octobre 1941 : Marcel Jouhandeau, Jacques Chardonne, Ramon Fernandez, Drieu La Rochelle, Robert Brasillach, Abel Bonnard et André Fraigneau. Seront d’un deuxième voyage, en octobre 1942, que l’auteur se contente de mentionner en une note en bas de page, trois récidivistes, Chardonne, Drieu, Fraigneau et deux nouveaux, André Thérive et Georges Blond (adoncques passés sous silence). Cet essai, qui vient après ceux de Gérard Loiseaux (La Littérature de la défaite et de la collaboration, 1984), de Gilles et Jean-Robert Ragache (La Vie quotidienne des écrivains et des artistes sous l’Occupation, 1988), de Gisèle Sapiro paru il y a deux ans (La Guerre des écrivains 1940-1953), n’entend pas couvrir davantage que ce petit pan de la littérature de la Collaboration. Cependant, s’il est assez bien étayé sur les écrivains qu’il étudie (avec quelques nouvelles sources en provenance des archives allemandes), il manque de recul. Difficile de ne faire que des allusions aux « ténors » : entendez Louis-Ferdinand Destouches alias Céline et François Vinneuil alias Lucien Rebatet. Difficile de ne pas parler, ou de se contenter de l’évoquer en quatre pages seulement, des autres « corporations » qui firent le voyage en ces mêmes années – les peintres et les sculpteurs, puis par les musiciens, suivis par les « gens du cinéma » – ne serait-ce que pour mesurer l’ampleur de l’opération kulturelle de Gœbbels, qui s’accompagna d’un intense trafic de tableaux (ce n’était pas le sujet, il est vrai). Élément en apparence plus anodin, on regrette ces dialogues reconstitués qui font perdre à cet essai sa vigueur, voire sa crédibilité, comme si les documents – articles, discours et rapports – ne parlaient pas assez en eux-mêmes. Pas un éditeur n’est mis en cause dans ces opérations de propagande, ou, par la suite, de repentance : on n’apprend donc rien sur l’éditeur Sorlot – Denoël, Gallimard, Grasset étant naturellement, pour cette période, déjà étudiés (Pascal Fouché, L’Édition française sous l’Occupation, paru en deux volumes en 1987). On regrette enfin que cette vindicte n’apparaisse que comme une série d’attaques ad hominem : l’insistance de l’auteur à souligner l’homosexualité de certains protagonistes (comme si homosexuel équivalait à nazi – « gestapette ») risque de faire oublier qu’à côté de l’« étoile jaune », il existait aussi une « étoile rose ».
Comte. Juliette Comte, Auguste Comte. La politique et la science (Odile Jacob, 2000, 288 p., 160 F). Le livre dépasse la simple exégèse du système d’Auguste Comte pour analyser les prolongements de sa pensée, depuis sa mort jusqu’à nos jours. Envisagé sous l’angle des rapports entre politique et sciences, le positivisme comtien est analysé à la lumière des connaissances philosophiques actuelles. On trouve ainsi un parallèle entre l’archaïsme du positivisme et « l’actualité de la politique positive », où l’on apprend que Comte a moins voulu « transformer la science en une église établie [que la] considérer d’un point de vue extérieur ». Sur la question littéraire à strictement parler, peu de choses, si ce n’est une interrogation sur les relations des savants avec la république des lettres, et un chapitre intitulé La Fiction politique des arts.
Crime. Frédéric Chauvaud, Les Experts du crime. La médecine légale en France au XIXe siècle (Aubier, 2000, 301 p., 129 F). Voilà un ouvrage qui laisse perplexe. Un beau sujet, abordé sagement par l’étude de la constitution d’un corps professionnel en lutte pour sa reconnaissance ; une matière abondante et aisément fascinante ; la possibilité d’une approche complémentaire et alternative à celle des criminologues idéologues… et rien ne parvient à se dire dans ces 301 pages truffées de tics de rédaction qui confinent au cocasse : abondance de rapprochement infondés (« en 1897, tandis que l’incendie du Bazar de la Charité retient l’attention de tous, le Dejean ou le Traité théorique et pratique des expertises précise que, au civil, les fonctions d’experts peuvent être remplies par tous ceux que la loi n’a pas déclarés incapables de les exercer »), galimatias (« Fascinant, voire ensorcelant, l’acte concret d’expertise possède une puissance qui dépasse l’acte technique. Procédé au service de la vérité, il devient l’instrument privilégié de l’énigme élucidable »), bourdes pures et simples (« tout-puissant voire omnipotent »). Sur le fond, c’est surtout le manque de recul qui entrave l’auteur : plus à l’aise sur les mises en place de contexte que sur les analyses, il ne parvient pas à sortir du poncif « faire parler les corps » (morts ou vifs), sur lequel il revient sans cesse comme à un point indépassable, qui n’est pour le lecteur qu’une rengaine, dont le pendant serait « la violence de l’Institution ». Simple exemple, la mention de l’expertise par implantation de longues aiguilles dans le corps du patient, inspirée de Lombroso et cherchant à prouver la criminalité par l’indifférence à la douleur (violence de l’institution, certes), aurait mérité une réflexion sur la permanence, sous l’alibi scientifique, d’une épreuve autrefois infligée par l’Inquisition aux sorcières. Tantôt on bénéficie d’éclairages intéressants sur l’évolution de l’intégration de la preuve expertale dans le procès, tantôt de décourageantes banalités sur la vanité des médecins, entrelardées de courts récits de crimes souvent saisissants. On croit comprendre que l’auteur a peiné à combiner les éléments relevant de l’histoire du droit et de celle de la médecine, faute d’avoir réellement défini son objet. La conclusion bâclée témoigne d’ailleurs de cette difficulté à faire émerger un fil directeur. On aura compris que cet ouvrage souvent brouillon obligera le lecteur à s’armer de patience s’il veut glaner au gré des pages les notations intéressantes, les cas curieux, les références utiles qui complèteront sa connaissance de la mouvance « criminologique » à une époque où cette jeune discipline connaît une effervescence et une fertilité disparues depuis. Un index des noms favorise heureusement le butinage.
Curiosa. Pierre du Bourdel [Pierre Mac Orlan], Aventures amoureuses de Mlle de Sommerange ou les aventures libertines d’une demoiselle de qualité sous la Terreur (La Musardine, « Lectures amoureuses de Jean-Jacques Pauvert », 2000, 117 p., 39 F). Réédition d’un petit roman libre paru entre 1911 et 1913, et faisant partie de la production clandestine de Mac Orlan. Une Caroline chérie en version hard, suggère Pauvert dans sa préface. Oui, et surtout un pastiche du XVIIIe siècle, avec tous les poncifs du genre, agrémentés de certaines obsessions particulières à Mac Orlan, qu’émoustillaient la flagellation et les fessées tombant sur des postérieurs rebondis. Pour corser le récit, on passe sans transition de la douceur de vivre en 1789 aux drames de la Révolution et de la Terreur, où se trouve ballottée l’héroïne, laquelle est, naturellement, dotée d’autant de charmes que de tempérament. L’histoire est menée tambour battant, sans que l’auteur s’inquiète de la moindre vraisemblance, ni de faire le portrait psychologique des personnages. Mais c’est très bien ainsi, et c’est même tout le charme de cet alerte petit récit, extrêmement libre. Jeune orpheline de 17 ans, vivant chez sa tante, Mlle Marie-Thérèse de Sommerange sent s’éveiller sa sensualité. Une servante complice favorise son initiation au plaisir par un parent libertin, puis son enlèvement simulé. Transportée dans une luxueuse maison de rendez-vous, elle y parfait son éducation. Mais la Bastille est prise, la maison fermée, et Mlle de Sommerange échoue chez une blanchisseuse dont le mari patriote vient la lutiner. Arrêtée comme aristocrate, elle est écrouée à la Conciergerie, où, en échange d’une promesse d’évasion, elle se donne à un vigoureux geôlier, encore plus infatigable qu’elle. Fuite rocambolesque, après laquelle l’héroïne et ses trois compagnes sont violées par une douzaine de hussards. Heureusement, un jeune et bel officier recueille les malheureuses, s’éprend de Marie-Thérèse et l’épouse, ce qui lui permet de bénéficier de toute son expérience amoureuse… Le roman se termine par un clin d’œil au lecteur : « Pourtant peut-être prendrons la plume pour raconter comment Saint-Marcel devint pédéraste, comment Lucy devint la femme d’un général, comment sœur Sainte-Suzanne fut débauchée par sa supérieure et comment la marquise Isabelle de Pontaulnay sut asservir un prince royal par la cravache et les humiliations ». Un tel programme avait tout pour plaire à Apollinaire, ami de l’auteur.
Desnos. Desnos pour l’an 2000, Colloque de Cerisy (Gallimard, 2000, 552 p., 195 F). Dans les colloques de ce genre, il y a souvent à boire et à manger. Mais cette publication des interventions de Cerisy en juillet dernier, pour le centenaire de la naissance de Desnos, a su pallier les éventuelles carences en offrant en supplément les lettres inédites à Youki qui viennent compléter les Confidences de la même, récemment rééditées. Le colloque lui-même, organisé par Marie-Claire Dumas, gardienne de la flamme, et par une universitaire canadienne, Katharine Conley du College de Darthmouth, est nourrissant. À commencer par le témoignage d’André Bessière (rare survivant du « Convoi des tatoués »), qui prend aux tripes. Le champ Desnos est bien balayé, et pas seulement sous l’angle « littératreux », et les communications ont l’avantage d’avoir été courtes. Certaines faiblesses ou tics : pourquoi, par exemple, en appeler à Christian Metz et à Roland Barthes pour « éclairer » la critique cinématographique de Desnos ? Mister Charles Nunley, du Middlebury College, n’a cru bon de travailler sur les « collaborations » de Desnos pendant l’Occupation que de deuxième main. Mais l’ensemble est un bon complément du dossier des Cahiers de l’Herne sorti en 1987 et théoriquement toujours disponible.
Dhôtel. André Dhôtel, À tort et à travers (Bibliothèque municipale de Charleville-Mézières, 2000, 180 p., 90 F). Hommage à l’écrivain ardennais disparu le 22 juillet 1991. Le volume contient notamment une correspondance échangée par Dhôtel et Philippe Jacottet entre 1958 et 1991 et le catalogue de l’exposition qui s’est tenue sur l’auteur du Pays où l’on n’arrive jamais d’octobre à décembre 2000 à la Bibliothèque municipale de Charleville-Mézières. Dhôtel était natif d’Attigny, comme Victor Noir, que revolverisa le prince Napoléon dans les derniers temps du Second Empire.
Dictionnaire. Dictionnaire de l’Académie française. Neuvième édition, tome 2, Eoc-Map (Fayard / Imprimerie nationale, 2000, 597 p., 450 F). Les lois du genre sont respectées : à la première page, on tombe sur l’adjectif épactal. La définition est lumineuse : « Relatif à l’épacte ». La préface est de Maurice Druon, secrétaire perpétuel des hommes à l’habit vert. Bon boulot, sans doute, mais si un académicien écrit comme il faut écrire, un écrivain écrit comme il écrit.
Discours. Olivier Cabarrot, Ces Grands Discours qui ont fait le siècle (Anne Carrière, 2000, 284 p., 130 F). Parmi les « auteurs » français : Clemenceau, Reynaud (Paul), Pétain, De Gaulle, Malraux, Badinter (Robert) et Mitterand. Sans que cela remette l’intérêt du livre en cause, que cette littérature orale passe mal à l’écrit ! En revanche, le discours que Malraux prononça sur la place du Panthéon le 19 décembre 1964, et qui éberlua et consterna ceux qui subirent la déclamation grandiloquente de l’orateur, apparaît moins grotesque qu’on en gardait le souvenir. L’auteur de l’ouvrage est un ancien international de rugby. Précisions que c’est la quatrième de couverture de son livre qui l’indique.
Duncan. Maurice Lever, Isadora. Le Roman d’une vie (Perrin, 2000, 416 p., 139 F). Biographie d’Isadora Duncan avec dialogues comme si vous y étiez : « Raymond, tu es génial », dit l’héroïne à son frère. Les Allemands parlent comme dans Tintin : « Che fous broboze… » L’auteur est directeur de recherches au CNRS.
Dupin. Cahiers Jacques Dupin, sous la direction d’Emmanuel Laugier (Farrago, 2000, 352 p., 180 F). L’élégance de la couverture – un beau portrait de Dupin par Adami – se prolonge à travers tout ce recueil d’études et d’hommages, rythmé par la reproduction d’œuvres d’artistes proches du poète, comme Bacon, Chillida, Tapiès ou Capdeville. Hélas, qu’importe le flacon si l’ivresse fait défaut. Le digest étymologique autour du mot strate censé servir de présentation a, sinon le mérite de l’utilité, celui d’annoncer le ton d’une bonne partie de la trentaine de textes qui suit : des propos peu construits, marqués par une platitude de pensée que des écritures ostensiblement recherchées ne parviennent ni à masquer par leur obscurité, ni à compenser par leurs qualités propres. Grandiloquente, l’expression sert une mythologie usée où « l’écriture poétique s’affronte à l’impossible ». Pseudo-scientifique, elle ne fait guère sens : « Dupin connaît le cœfficient d’intensité du tourbillon intérieur et le crépitement de la recrudescence. Rien, chez lui, ne mesure sur l’épure, et tous les riens figuratifs de la limite n’annulent pas l’explosion. […] Si la combustion tourne d’un bloc autour du silence, les fragmes font un tour en des temps différents et donnent, par sectionnement, les disques sombres des segmes » (?). On note encore chez le poète « un éparpillement de sons et de syllabes qui ne cessent de se redistribuer et de se recombiner autrement, bien souvent âprement mais à d’autres moments allègrement, sans que la donne verbale, et les décalages et les dérapages multiples dont elle témoigne, ne puisse s’arracher définitivement au grouillement obscur et obscène […] du soubassement immémorial dont les mots émanent » : belle originalité. C’est peut-être la loi du genre et il est difficile de construire un propos prenant en quatre ou cinq pages, mais enfin d’autres s’en sortent ! Avec d’abord un texte sobre de Dupin lui-même, qui inaugure ce cahier par ces phrases : « Une nuit, un treize août, je suis entré dans la chaleur d’une loutre. Si profondément endormie que l’émanation de notre sommeil partagé pétrifiait l’espace et la nuit ». Plus loin, nos manieurs de truismes et de métaphores auraient gagné à lire Bernard Noël, qui, avant de méditer sur la trace qu’est l’écrit, salue précisément chez Dupin un effort pour « être moins poète » et une méfiance envers le trop bien dit, ou Mathieu Bénézet, qui, à son tour, expose cette posture avec clarté, par des exemples qu’il ne paraphrase pas mais utilise pour suggérer des liens avec d’autres poétiques. Jean-Louis Giovanonni assume pleinement de répondre par un poème, Montée, au Gravir de Dupin, et Dominique Fourcade lui paie rude allégeance en confessant sa crainte de trouver, dans chacun de ses nouveaux ouvrages, « le livre (qui rendrait caduc les autres, tous les autres) ». Du côté universitaire, enfin, on apprécie l’étude sur le Japon de Dupin proposée par Seiji Marukawa, fine et informative, et une bibliographie utile vient compléter le volume. Reste un point positif : les articles incriminés sont dotés d’une rare vertu soporifique.
Essais. Annie Le Brun, De l’éperdu (Stock, 2000, 442 p., 135 F). Recueil d’essais très variés : Jarry, Sade, Breton, Roussel, Fourier, mais aussi Meckert, Heisler, Gabritschevsky, Louÿs, My Secret Life, les écorchés anatomiques en cire, le féminisme contemporain, la guerre de Yougoslavie. Dans chaque texte, si court soit-il, s’affirme une essayiste (ne disons pas critique, tant la perspective mentale est ici large) capable de saisir et d’exprimer ce qu’une œuvre a d’irréductible. Et cet irréductible est précisément l’éperdu, mot qui vient, rappelle Annie Le Brun, « de l’ancien français esperdre qui veut dire perdre complètement », mais « signifie aussi troublé par une violente émotion ». Comment ne pas songer aux vers d’Apollinaire : « Perdre / mais perdre complètement / pour laisser place à la trouvaille » ? C’est en effet aux poètes qu’il faut en revenir pour rendre compte de l’écriture dure et dense d’Annie Le Brun, qui, loin de tout flou ou à- peu-près, parvient au cœur même des mots et des écrivains ou artistes dont elle suit ici la démarche. Ce n’est pas tous les jours qu’il se trouve un critique pour décrire en ces termes, dans une préface au Surmâle, le « regard de naufrageur » de Jarry adolescent sur une photographie : « Sans doute faut-il être très près de ce regard, au fond duquel le bleu sombre de la tempête devient noir de se heurter sans cesse au granit des ruelles, pour mesurer quelle force dévastatrice y menace tout ce qui paraît se tenir ». Nous voici installés dans l’essentiel, sans que l’œuvre soit jamais considérée uniquement comme un simple assemblage de mots. Se trouvent ainsi éclairés, tour à tour, Jarry, qui voulut « réinventer l’amour » ; Sade, « définitif monument de solitude, exceptionnellement vierge de toute sentimentalité » ; Roussel et sa vertigineuse machine poétique ; les transfigurations de Heisler, pleines de nuit ; « les peuples indéterminés, les opéras rêvés, les civilisations en ruine… de Gabritschevsky », et bien d’autres encore. C’est comme avec un mordant supplémentaire que, scrutant l’actualité, l’auteur dénonce la bouffonnerie de telle conférence sur les femmes célébrée à Pékin, ou la cécité et la passivité de l’Occident face au drame yougoslave. N’oublions pas non plus les illustrations, qui font patrie intégrante du livre, telle cette extraordinaire photographie montrant un faux-monnayeur mexicain goguenard, fumant un dernier cigare avant d’être fusillé…
Exbrayat. Charles Exbrayat, Les Parfums regrettés (Albin Michel, 2000, 150 p., 69 F). Le titre, tiré de vers de Marceline Desbordes-Valmore placés en exergue (« Qui n’a cru respirer dans la fleur renaissante / Les parfums regrettés de ses premiers printemps ? »), donne le ton de ce récit d’enfance. On a le plaisir de découvrir Saint-Etienne avant la première guerre mondiale et le charmant parler « gaga » : « Si on « appinche » quelqu’un, c’est qu’on le surveille étroitement. La ménagère qui n’arrive pas à terminer sa tâche ménagère affirme qu’elle « n’abonde pas ». Les amoureux sont « achinés » l’un à l’autre. Poser un objet de travers, c’est le placer « de bisangoin »… » Ceci ne suffit pas à justifier la lecture de ces souvenirs attendris qui retrouvent les clichés éculés sur le mythe de la Belle époque, « un temps qui ne laissait pas présager la venue du M.L.F, un temps où les femmes ne se débarrassaient pas de leur gosses dès l’âge de deux ans entre les mains des professionnelles de l’élevage ». Un temps qu’on ne regrettera donc pas ?
Fantaisie. Philippe Andrès, La Fantaisie dans la littérature française du XIXe siècle (L’Harmattan, 2000, 224 p., 120 F). Voici un ouvrage en trompe-l’œil. Il comprend un essai de 140 pages et une partie anthologique qui n’est annoncée ni en page de garde, ni en quatrième de couverture, et qui n’a qu’un rapport lointain avec le propos d’ensemble. L’auteur est un spécialiste connu de Banville. Son livre se présente comme la mise en contexte d’une notion chère à l’écrivain auquel il a consacré presque toutes ses recherches. Le lien entre la fantaisie et la clownerie est l’idée force du propos et elle ne manque pas d’intérêt. Mais la mise en contexte est des plus ténues. Sterne, Diderot, Nodier, Baudelaire ou Laforgue sont à peine cités ; les fantaisistes du début du XXe siècle – Toulet, Pellerin – ne le sont jamais. À ces lacunes s’ajoutent des suggestions qui ne mènent nulle part : la fantaisie est-elle un registre, une partie d’un genre, un jeu ou une prise de position contre des valeurs ? Philippe Andrès envisage rapidement toutes ces possibilités pour n’en retenir aucune : il est vrai qu’elles l’entraîneraient loin du commentaire des Odes funambulesques du cher Banville.
Fantastique. Jean-Baptiste Baronian, Panorama de la littérature fantastique de langue française (La Renaissance du livre, Bruxelles, 2000, 450 p., 125 F). Réédition d’un ouvrage publié en 1978 chez Stock. Critique et auteur d’œuvres sur le thème du fantastique, Jean-Baptiste Baronian ne s’est pas contenté de mettre à jour son ouvrage : il l’a refondu complètement, apportant des compléments sur les deux dernières décennies, révisant et enrichissant de nombreux passages, en ajoutant d’autres, inédits. Il offre ainsi un outil – muni d’un appareil bibliographique précis – qui permet de mieux cerner la littérature fantastique et de se repérer parmi ses œuvres, ses filiations et ses courants. L’objectif de l’auteur était double : dresser un panorama du genre, des origines à nos jours dans le domaine de la nouvelle, du conte et du roman ; réfléchir sur le processus fantastique lui-même. Il rend son importance historique et intellectuelle à un genre littéraire pris souvent en faible considération, et montre en quoi le fantastique – qui a une foisonnante histoire et compte de nombreux écrivains remarquables – est une démarche exaltante de la création littéraire qui a profondément transformé les manières d’appréhender le réel. Effectuant un véritable travail de réhabilitation, le livre démontre que ce catalogage défavorable ne correspond pas à la réalité des faits.
Flaubert. Gisèle Séginger, Flaubert. Une éthique de l’art pur (Sedes, 2000, 220 p., sans prix marqué). Une exploration méticuleuse de la correspondance de Flaubert à la recherche de cette éthique de l’art pur qui passe ici par une démotivation de l’œuvre et du monde, un affranchissement de l’écriture vis-à-vis des impératifs de la représentation, en travaillant le déjà-dit davantage qu’une fallacieuse originalité : « l’art sur l’art est une représentation de représentations, un art d’accommoder le déjà dit et le déjà vu pour reconduire indéfiniment la question du sens, en se décalant par rapport à tout discours et à toute représentation ». Gisèle Séginger se fraye avec aisance un chemin dans le maquis des textes, et les redistribue en un commentaire fin et précis, de surcroît clairement énoncé (ce qui n’est pas rien eu égard au salmigondis en vogue dans certaines publications soucieuses d’épater le chaland). On peut regretter qu’elle ne prenne pas davantage appui sur d’autres travaux critiques, qui eussent pu donner à sa réflexion un tour moins attendu, mais il semble qu’il s’agisse d’un réel choix de méthode. C’est l’avantage et l’inconvénient de ce type d’immersion dans le (para)texte : on se promène dans la fabrique flaubertienne, mais cette démarche d’explicitation exclut de se déprendre des termes mêmes selon lesquels Flaubert pose son problème d’écriture. Une brillante étude, donc, mais en focalisation interne exclusivement.
Gauguin. Paul Gauguin, Sous deux latitudes ; suivi de Natures mortes (L’Échoppe, 2000, 24 p., 27 F). Réédition de deux jolis et émouvants texticules de Gauguin, originellement publiés dans la revue Essais d’art libre en 1894 et repris dans leur intégralité. Un bel hommage, avant Artaud, à Van Gogh ; un hommage aussi à William Molard, compositeur avant Satie de musique injouable. Avec de belles phrases lapidaires, comme : « Tu perds un siècle lorsque tu restes dix minutes dans la société d’un sot. »
Gautier. Théophile Gautier, Victor Hugo, choix de textes, introduction et notes de Françoise Court-Pérez (Honoré Champion, 2000, 264 p., 290 F). Françoise Court-Perez, spécialiste du XIXe siècle, éditrice de Maupassant, Mérimée et Huysmans, poursuit son œuvre gautiériste en publiant une anthologie des textes de Gautier sur Hugo qui vient compléter son précédent ouvrage, Gautier, un romantique ironique : sur l’esprit de Gautier (1998). Est-ce la raison pour laquelle on ne trouve pas de bibliographie dans ce nouvel opus ? Ce recueil original d’articles de Gautier parus dans La Presse, La Gazette de Paris, Le Bien public, etc., entre 1829 (première rencontre avec Hugo) et 1874, ne se contente pas de reproduire l’anthologie de 1902 publiée chez Fasquelle à l’occasion du centenaire de la naissance de Hugo : il l’enrichit. À part présenter des textes mieux connus, car entrés dans L’Histoire du romantisme, il pourrait même constituer le point de départ d’un renouveau des études hugoliennes en matière de théâtre : sont réunies les critiques des pièces de Hugo, des Premières aux reprises, ainsi que des notes sur les parodies et sur les comédiens. On relève entre autres le compte rendu enthousiaste, dans le très officiel Moniteur universel, de la reprise d’Hernani en 1867, et le dernier article de Gautier, publié de façon posthume en 1874 dans La Gazette de Paris et consacré à la reprise de Ruy Blas en 1872. Les articles de critique esthétique ont été davantage diffusés, et ce très tôt, comme ceux consacrés à Hugo dessinateur, dont la préface, écrite en 1862, aux Dessins gravés par Paul Chenay du maître lui-même (quel honneur pour cet admirateur !). En général, les critiques littéraires de Gautier sont une mine pour les rééditions : il suffit de voir la fortune de ses notices sur Nerval, Vigny, Baudelaire ou même Balzac. Sans aucun doute, il était bon de revenir aux sources de la critique gautiériste liée à une date – à des circonstances précises d’écriture – et à un lieu de publication, journal ou gazette. Autres particularités de ces écrits critiques : ils offrent l’image d’un Hugo jeune, d’avant l’exil, même si les deux auteurs se retrouvent après 1870 et restent empreints de la nostalgie de la première génération romantique, cette « armée » qui s’est battue pour Hernani. En comparaison, Hugo rendra moins à Gautier, ne serait-ce que quantitativement, si l’on excepte le compte rendu de Mademoiselle de Maupin paru dans le Vert-Vert en 1835 et surtout la pièce liminaire du Tombeau de Gautier (Lemerre, 1873), À Théophile Gautier, poème de circonstance évoquant lui aussi les années 1830 :
Je te salue au seuil sévère du tombeau.
Va chercher le vrai, toi qui sus trouver le beau.
Génétique. Pierre-Marc de Biasi, La Génétique des textes (Nathan, 2000, 128 p, 52 F). Pierre-Marc de Biasi est un « généticien » déjà connu par ses articles, par son édition des carnets de travail de Flaubert, par ses travaux récents sur le papier, etc. Il n’avait cependant jamais encore donné la forme d’une synthèse aux principes de la discipline encore jeune qu’illustrent ses travaux et ceux d’un nombre croissant de convertis. C’est maintenant fait et c’est une sorte d’exploit : avec modestie, sobrement, dans une langue claire mais qui ne dissimule pas pour autant les difficultés de l’entreprise génétique, voici présentée la dernière venue des méthodologies de la recherche littéraire (ce qui ne veut pas dire dépourvue d’ancêtres, et Pierre-Marc de Biasi a l’élégance de saluer en Albalat un prédécesseur). Tout y est : les antécédents, la description ordonnée des « processus d’écriture » et des « phases génétiques » susceptibles d’être découverts dans les manuscrits modernes, les techniques concrètes d’analyse, les modes d’édition nouveaux qui en résultent, les incidences sur l’interprétation des textes, les relations de la nouvelle discipline avec ses nombreuses voisines – sans compter, en une vingtaine de pages, un exemple éclairant d’« analyse microgénétique » consacré, bien entendu, à Flaubert. Reconnaissons cependant qu’il ne manquera pas de lecteurs pour ricaner devant la technicité proliférante des étiquettes, des catégories et des distinctions qui donnent des manuscrits l’image d’une curieuse usine à gaz, et de l’écrivain celle d’un Professeur Tournesol au pays des Ratures. On pourra sourire, c’est vrai, à l’énoncé entomologique des différentes manières de biffer. Ainsi présentée, la génétique s’attirera les mêmes reproches et les mêmes railleries que la poétique structuraliste d’antan ou que la narratologie dont elle connaîtra inévitablement le destin pédagogique, caricature fatale capable de travestir les plus belles ambitions. À côté de la dissertation (moribonde, dit-on) et du commentaire composé, les aspirants bacheliers auront-ils bientôt le choix de déchiffrer des brouillons ? Et d’ailleurs pourquoi pas ? Ils n’en sortiraient pas plus incultes, au contraire. La génétique peut en effet faire valoir son humilité et son caractère somme toute empirique : elle part de documents et non pas d’une théorie. Ses méthodes, ses concepts garderont toujours comme limite naturelle ce qui est réellement présent dans l’archive, frein salutaire contre les élucubrations. Aucune possibilité prédictive ne surgira de l’emploi même le plus imaginatif de sa boîte à outils : ce qu’a recopié ou raturé Flaubert est un ensemble à jamais clos et aucun microscope n’en fera jaillir des entités inconnues, au contraire de tant d’ectoplasmes théoriques. En ce sens, la génétique restera toujours un cran en deçà de la philologie, dont elle ne descend pas plus quesapiens de Néanderthal. Celle-ci avait pour objet non seulement les documents déjà connus, mais plus encore peut-être ceux que nuls n’avait encore vus mais dont on pouvait prouver qu’ils avaient pu et dû exister. Un état virtuel d’une quelconque chanson de geste avait ainsi un degré de réalité que ne possède aucun manuscrit perdu. Appliquée à Madame Bovary, que nous apprendrait la cladistique ? Peut-être le succès de la génétique est-il l’une des conséquences du relativisme ambiant : l’ensemble de ce à quoi nous reconnaissons une réalité s’est formidablement rapetissé. S’aventurer dans le commentaire de ce qui dépasse le niveau de la rature engage un risque épistémologique (et peut-être éthique) que plus personne ne veut courir. Raisonnable et œcuménique, la génétique serait-elle aux « théories de la littérature » de notre siècle ce que l’éclectisme de Victor Cousin avait été à la philosophie du précédent ?
Gide. Littératures contemporaines. 7. André Gide (Klincksieck, 2000, 296 p., 130 F). Comment comprendre et interpréter l’œuvre littéraire de Gide, c’est la question à laquelle tente de répondre ce recueil d’articles. D. Durosay analyse le parcours personnel et littéraire de l’écrivain en montrant que l’homosexualité constitue le véritable moteur le l’œuvre gidienne. Si, pendant vingt ans, l’écrivain hésite entre ses aspirations nouvelles (la révélation de son homosexualité en 1893) et l’héritage de son éducation bourgeoise, il s’affranchit avec Corydon, paru en 1924, puis affirme ses préoccupations homosexuelles avec Les Faux-monnayeurs et Si le grain ne meurt. Nouveau discours, nouvelle époque : Gide incarne cette révolution des mœurs facilitée par l’ébranlement des valeurs traditionnelles consécutif à la guerre. Gide écrivain avant-gardiste… et J.M. Wittmann de s’interroger : en quoi consiste sa modernité ? Aussi intéressante est la réflexion sur les sources de l’inspiration gidienne : P. Masson relève de nombreuses références aux textes bibliques et D.H. Walker analyse l’importance du fait divers dans le développement intellectuel et littéraire de Gide, soulignant l’apport considérable de l’actualité dans son œuvre. Il donne pour exemple les histoires de faux-monnayeurs qui défrayaient la chronique au début du siècle. Enfin, l’étude de J. Claude incitera à lire Saül avant de relire Les Nourritures terrestres : deux œuvres très différentes dans leurs formes et dont l’auteur analyse la complémentarité – largement revendiquée par l’écrivain – révélant ainsi la complexité et l’ambivalence de la pensée gidienne. « Un livre est toujours un peu le correctif ou le complément du précédent », souligne P. Masson dans son avant-propos, comparant l’œuvre de Gide à un mécanisme à deux temps : pulsion, puis ressaisissement.
Guerre. Maurice Rieuneau, Guerre et révolution dans le roman français de 1919 à 1939, (Slatkine Reprints, 2000, 627 p., 720 F). La guerre est partout présente aujourd’hui, cependant nous n’en sommes que les spectateurs, à la télévision ou au cinéma. On ne s’en plaindra pas, mais on constatera que, dans la littérature, il n’en est au contraire plus guère question. Dans la production contemporaine, les petites misères individuelles ne font aucune place aux souffrances collectives. De là le curieux sentiment de rendre visite à quelque mémorial paradoxalement oublié que procure la lecture du très gros ouvrage de Maurice Rieuneau, réimpression d’un livre paru en 1974. Ce sentiment ne provient pas seulement du fait qu’il s’agissait d’une thèse à l’ancienne comme on n’en fait plus, mais plutôt des thèmes qui y sont évoqués et surtout des auteurs commentés. Maurice Genevoix, Louis Dumur, André Maurois, Montherlant, Romain Rolland, Jules Romains, Maxence van der Meersch, Roger Martin du Gard, etc., ont peut-être encore des lecteurs, mais on ne peut pas dire que leurs œuvres nourrissent l’imaginaire actuel : qui se souvient des noms de leurs personnages ? Même Malraux, Sartre ou l’Aragon du Monde réel n’ont peut-être plus que des lectorats forcés (programmes scolaires aidant) ou étroitement spécialisés. De la longue liste d’auteurs étudiés par Maurice Rieuneau, seul Céline garde une véritable popularité. L’index permet de mesurer les changements survenus dans les cotes littéraires : aussi justifiées que soient les références très nombreuses à Barbusse, à Barrès, etc., on regrette de voir passer beaucoup plus vite Apollinaire ou Desnos, et pas du tout Bataille (Georges – Henry étant présent). Cela dit, les études de ce genre et les auteurs qui y figurent reviendront peut-être à l’ordre du jour : des colloques et diverses publications ont récemment revisité la question de la littérature et de la guerre (la réimpression de ce livre n’est sans doute pas fortuite). L’auteur lui-même, dans une préface, revient sur son propre travail et s’efforce de voir rapidement ce que sont devenues les problématiques qu’ils avait identifiées dans les romans issus des grandes guerres de ce siècle. On le sent quelque peu désorienté devant un monde où les années soixante ont introduit une rupture majeure. Ne sommes-nous pas en fait entre deux oublis ? La Grande Guerre et même la seconde Guerre mondiale, en dépit de toutes les commémorations et célébrations, s’effacent des consciences, tandis que les guerres d’Indochine et d’Algérie n’y ont pas encore pénétré. Il est significatif que la littérature « post-coloniale » (ce qui veut dire presque toujours récits de guerres et de conflits) n’ait à peu près aucune place dans les études littéraires françaises. Le parfum légèrement suranné du livre de Maurice Rieuneau ne doit donc pas occulter ses mérites : il rappelle utilement l’énormité d’événements que l’on préfère oublier et, par des citations nombreuses, le fait que la littérature n’est pas faite que pour explorer les tyrannies de l’intimité.
Hellens. Franz Hellens, Le Voyage rétrospectif. Impressions d’Afrique du Nord. Édition, introduction et notes de Sourour Ben Ali (Presses universitaires Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand, 2000, 104 p., 90 F). En 1925, le belge Franz Hellens visite la Tunisie et l’Algérie. Ses impressions de voyage ont été rédigées une dizaine d’années plus tard. Le tapuscrit publié par Sourour Ben Ali est celui qu’Hellens a préparé en 1966 en vue d’une édition qui ne vit pas le jour. Le voici présenté avec maints détails bio-bibliographiques et précédé d’une longue introduction (cinquante-neuf pages) d’un intérêt inégal. Pour le pire, elle reprend des passages descriptifs que le lecteur découvrira quelques pages plus loin. Pour le meilleur, elle relie la notion de « voyage rétrospectif » au regard si particulier qu’Hellens entendait poser sur le monde réel : un regard qui s’arroge le droit de ne retenir que les scènes qui parlent directement à son imaginaire. Ce voyage illustre donc la catégorie du « fantastique réel », cet oxymore au service d’une sensibilité qu’Hellens et nombre de ses commentateurs ont sans doute eu le tort de confondre avec un genre littéraire spécifique. Quelques fautes de frappe, quelques notes superflues, quelques jugements sommaires mais une belle scène : l’excursion à dos de chameau dans le sirocco, sous celle d’Hellens.
Héros de romans. Patrick Pesnot, Inconnus célèbres : les héros de romans ont vraiment existé (Albin Michel, 2000, 313 p., 98 F). Dans son avant-propos, le directeur de la collection, Pierre Bellemare, présente le livre : « Vous allez découvrir le vrai Julien Sorel, le vrai Monte-Christo, la vraie Madame Bovary […] et, divine surprise, vous constaterez que leur destin fut un roman ! » Scoops : Vidocq, c’est Vautrin, Alphonsine Plessis, c’est Marguerite Gautier. Dialogues à l’appui. Au rayon potiron de la littérature de supermarché.
Histoire de la littérature. Histoire de la littérature française au XXe siècle. 1, 1890-1940, sous la direction de Michèle Touret (Presses universitaires de Rennes, 2000, 320 p., 129 F). Ce premier volume d’une histoire de la littérature d’un siècle qui vient de s’achever débute à la date symbolique de 1898 : année d’un tournant de l’affaire Dreyfus, de la mort de Mallarmé, signe de l’exténuation du Symbolisme, du triomphe de Cyrano de Bergerac et de la création d’Ubu roi. Dans l’introduction, les rédacteurs présentent leur travail de synthèse, dont on peut retenir trois points importants : l’importance accordée aux dimensions sociale et historique (ce qui les conduit, par exemple, à faire une place aux écrivains oubliés ou négligés par la postérité, mais représentatifs des goûts de l’époque). Un effort a été fait pour éviter les monographies et les présentations par formes génériques traditionnelles, même si de grandes œuvres comme La Recherche du temps perdu, des auteurs comme Valéry, ou des genres comme le théâtre ou le roman ont nécessité un traitement particulier. Enfin, des indications bibliographiques sont données à la fin des chapitres (on déplore cependant leur caractère succinct et incomplet). Autour du tournant de la guerre sont présentés le « bouillonnement de la Belle époque », puis « La Vie littéraire », les « Figures dominantes de l’écrivain », le passage « du Symbolisme à la N.R.F. », la « Recherche d’une littérature de l’action », « L’Attrait de l’ailleurs », « Les Formes en question », « L’Esprit nouveau », la représentation de la guerre, « L’Esthétique en cause », l’évolution du théâtre et du roman après la guerre ainsi que les liens entre « Littérature et Histoire ». Mouais.
Historiens. Répertoire des historiens français pour la période moderne et contemporaine (CNRS Editions, 2000, 480 p., 190 F). Troisième édition (après celles de 1983 et 1991) de cet annuaire, établie sous la direction de Daniel Roche. Chaque notice donne, pour tel historien, ses coordonnées personnelles et professionnelles et sa spécialité. En fin de volume, un index thématique fort bien conçu. À quand l’équivalent pour les historiens de la littérature ?
Hugo. Louis Aguettant, Victor Hugo, poète de la nature, texte établi par Jeanne et Jacques Lonchampt (L’Harmattan, 2000, 511 p., 250 F). Des années après la mort de l’auteur (1931), resurgissent les brouillons d’une thèse sur « Le Sentiment de la nature chez Victor Hugo », commencée et jamais achevée par Louis Aguettant, critique du début du siècle. Son gendre, Jacques Lonchampt, ancien chroniqueur musical au Monde, s’est, semble-t-il, donné pour tâche de publier les ouvrages que son beau-père n’a jamais fait paraître. On lui doit déjà ses cours sur Baudelaire dispensés à la Faculté catholique de Lyon, ainsi qu’un ouvrage sur Verlaine. Ces notes s’intègrent dans un plan chronologique qui analyse l’ensemble de l’œuvre poétique de Hugo du point de vue de la nature, le pivot étant l’exil. Cette coupure biographique instaure selon l’auteur un partage entre la « première manière » et la « deuxième manière » de Hugo ; mais Aguettant ne manque pas de relever dans la première partie de la production poétique hugolienne des thèmes préfigurants ceux de l’exil. Ce type de découpage du style de Hugo est aujourd’hui remis en cause, tout comme l’analyse trop tranchée de ses différentes évolutions, dans son rapport au paysage (il passerait dans ses descriptions d’une influence lamartinienne à l’expression d’un « lyrisme hallucinatoire »), dans son sentiment de la nature, enfin dans sa philosophie (où l’optimisme finirait par l’emporter). Malgré des notations intéressantes, par exemple sur les rapports de Hugo avec Pierre Leroux, ou des rapprochements ponctuels avec Virgile, cet ouvrage qui, selon l’avant-propos, se justifie par l’absence d’une « somme de cette ampleur sur le sujet », semble un peu daté. On est tenté de renvoyer à des livres fondamentaux autour de son sujet, même si Aguettant, n’a pu, et pour cause, lire ces ouvrages : celui de Pierre Albouy, lorsque l’auteur parle en dernière partie des mythes – La Création mythologique chez Victor Hugo (1963), ou de façon plus globale, s’agissant du lyrisme, celui de Ludmila Charles-Wurtz, La Poétique du sujet lyrique dans l’œuvre de Victor Hugo (1998). Bien sûr, cela n’ôte pas à la valeur, en leur temps, de ces fragments d’Aguettant, mais fallait-il attendre la veille du bicentenaire de la naissance de Hugo pour publier une « somme » de cent ans ?
Hugo (bis). Myriam Roman commente Le Dernier Jour d’un condamné de Victor Hugo (Gallimard, Folio, 2000, 181 p., 52 F). Après différentes analyses dans des éditions concurrentes, auxquelles s’ajoutent maintes publications annotées et commentées du texte, le lecteur est en droit de s’interroger sur l’intérêt d’une telle édition. Que peut offrir de nouveau une énième étude du roman de Hugo ? Celle-ci est par moments intéressante, tout particulièrement dans sa première partie quand elle analyse la genèse de l’œuvre et surtout les différentes préfaces du 3 et 28 février 1829 et du 15 mars 1832 parues dans les éditions successives. Il est cependant regrettable que l’étude du texte lui-même ne soit pas menée avec autant de précision que celle du paratexte. L’écrit de Hugo se voit trop souvent réduit à un rôle de support, prétexte d’un flux de notations annexes comme, par exemple, les présentations historiques sur la peine de mort ou la guillotine.
Imaginaire. Christian Chelebourg, L’Imaginaire littéraire. Des archétypes à la poétique du sujet (Nathan Université, 2000, 192 p., sans d’indication de prix). Aucune branche des sciences humaines ne pourrait se passer aujourd’hui de la notion d’« imaginaire » – de l’analyse littéraire à l’analyse politique en passant par la psychanalyse et la sociologie. Le terme, pris comme substantif, ne date pourtant que du XIXe siècle et n’a pris son sens actuel, aussi nébuleux soit-il, que depuis Sartre ou à peu près. Il a ainsi détrôné l’« imagination », dont on sait qu’elle figurait en bonne place dans le tableau que les philosophes d’antan avaient dressé de nos « facultés ». Au XXe siècle, tout le monde s’y est mis, surtout en France (la notion n’a pas le même succès dans d’autres cultures, ce qui mériterait une réflexion). Christian Chelebourg fait méthodiquement le tour des sources principales, pas toujours faciles à concilier, de Jung à Lacan et de Bachelard à Jean Burgos pour en cerner les applications littéraires. Mais c’est Gilbert Durand qui a la part du lion : ses sectateurs sont nombreux et organisés, bien qu’opérant dans un champ circonscrit et plutôt étanche. Il est vrai qu’il faut accepter beaucoup de préalables pour croire à la validité de l’« archétypologie anthropologique », qui souffre des mêmes faiblesses congénitales que la psychanalyse et ses avatars contradictoires : là où les croyants récitent le dogme d’un ton pénétré, les sceptiques dénoncent des constructions pseudo-scientifiques. Les différents chapitres sont ponctués de résumés péremptoires : « Jung a révélé que… » ; « Bachelard établit que… » ; « La psychanalyse lacanienne nous enseigne que… ». Ces affirmations suffisent-elles à fonder une « poétique du sujet » ? Christian Chelebourg le croit et en donne des échantillons, l’un à propos de Proust, l’autre à propos de l’arc-en-ciel. On y retrouve ce qui fait le propre – et parfois le charme – de ce courant : une tonalité vaguement religieuse, un certain jargon destiné à produire un frisson mystique devant la profondeur et le mystère des choses et de l’intériorité. Goût des cavernes alternant avec des élans vers les hauteurs lumineuses. L’imaginaire reste ainsi largement celui qu’ont construit les premiers romantiques et que la « poétique du sujet » continue d’explorer avec componction. On fera crédit à l’auteur de conseiller, en conclusion, la méfiance vis-à-vis des grilles de lecture et le choix de l’originalité. Autrement dit : place à l’imagination !
Journal. Jules Roy : Journal des Chevaux du soleil : 1965-1975 (Omnibus, 2000, 220 p., 85 F) ou les états d’âme d’un écrivain en quête d’inspiration. L’auteur d’un siècle et demi d’histoire franco-algérienne confie dans ce journal des années 1965-1975 les difficultés de la création littéraire, les doutes, les succès : un ensemble de notes sans grand intérêt pour le lecteur, discours creux et empreint d’auto-satisfaction. On attendait davantage d’informations sur les méthodes d’investigation, sur les sources de documentation de l’épopée des Français d’Algérie. Rien de cela. Un journal dont la publication ne se justifiait pas.
Lacan. Soraya Ttatli, Le Psychiatre et ses poètes : essai sur le jeune Lacan (Tchou, 2000, 99 p., 75 F). « Lacan mentionne rarement ses premiers écrits » : voilà qui constituait incontestablement une bonne base de recherche. Il a effectivement fallu attendre 1975 pour voir rééditée sa thèse de 1932, De la Psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité. Il faudra même le choc Ricœur, c’est-à-dire qu’un philosophe – et de la Sorbonne – se mêle de psychanalyse, pour que le docteur Lacan livre ses Écrits (parus en 1966) : d’où les diverses éditions pirates qui circulèrent parallèlement à ses séminaires. L’auteur du présent essai, docte professeur de littérature et de philosophie à la prestigieuse Princeton University, ne s’est pas donnée la peine de rétablir une sérieuse bibliographie : la sienne est égrenée dans des notes de bas de page, et de façon peu rigoureuse. La problématique est clairement exposée : « Il ne s’agit plus de la mainmise d’un discours théorique – la psychanalyse – sur un discours poétique, ni du reflet spéculaire de la poésie dans la psychanalyse […] mais de l’élaboration d’une poétique du discours inconscient ». Les chapitres se suivent très pédagogiquement, selon l’ordonnance d’un cours magistral (Lacan et les linguistes, Lacan et Breton, Lacan et Clérambault, etc.), mais on reste sur sa faim et cet « essai » n’a pas de fin. Que vient faire Jean-François Lyotard, qui, en 1932, commençait tout juste à user ses culottes sur les bancs du lycée ? le lecteur est alléché avec un certain Ludwig Börne, dont il n’est donné que le titre du texte en bas de page : « Comment devenir un écrivain original en trois jours ». On évoque Pierre Janet (qui se trouve confondu avec Paul), on parle de « moderne machine à penser » et pas un mot sur Raymond Roussel. Et voilà que le Surréalisme devient une « école » ! On effleure la question de la rhétorique, mais en préférant s’appuyer sur Fontanier et le Petit Robert que sur Perelman. On décèle une « ontologie négative », mais c’est pour faire de Lacan plus un janséniste qu’un héritier, via Hegel, de la mystique rhénane (Eckhart), et Heidegger n’étant plus en odeur de sainteté, on ignore tout de la Kehre, et on s’appuie sur Lyotard ou Derrida plutôt que de se risquer du côté de son Unterweg zur Sprache. L’auteur sent bien que Lacan a procédé à une véritable déconstruction de la psychiatrie, sa propre linguistique à la main, mais elle passe totalement à côté de sa « cuisine ».
Lamartine. Correspondance d’Alphonse de Lamartine (1830-1867), tome II : 1833-1837 (Champion, 2000, 704 p., 600 F). À peine le temps de lire le premier tome que le second est déjà là. On y retrouve la même rigueur concise de l’annotation. Du ne varietur de bon aloi. Une de ces éditions de correspondance qu’il serait handicapant de ne pas avoir sur ses rayons personnels. On sera plus explicite quand paraîtra le tome suivant.
Lecteur. Pierre Dumayet, Autobiographie d’un lecteur (Pauvert, 2000, 223 p., 120 F). Lectures pour tous, littérature et télévision, une des trois pierres des cinq colonnes de jadis. Interrogé par Jean Prasteau dans Le Figaro littéraire du 19 novembre 1964 – s’en souvient-il ? – sur l’identité de l’écrivain qu’il regrettait de n’avoir pu interroger devant la caméra de Lectures pour tous, Pierre Dumayet répondit : « C’est Henri Michaux. Michaux est mon désespoir. C’est quelqu’un dont j’aime l’œuvre et dont la personnalité me passionne. Mais il refuse toujours. Je me demande d’ailleurs si son passage au petit écran ne serait pas finalement décevant. » Il n’en saura jamais rien, nous non plus.
Lecture. Alain Blum, France Guérin-Pace, Des Lettres et des chiffres. Des tests d’intelligence à l’évaluation du « savoir lire », un siècle de polémiques (Fayard, 2000, 191 p., 89 F). Alain Blum et France Guérin-Pace exposent minutieusement les éléments de la polémique née, en 1995-1996, d’une enquête internationale effectuée par Statistique Canada et l’organisme privé américain ETS (Educational Testing Service), parrainée par l’OCDE, et dont les résultats montraient que 40 % des Français étaient incapables de déchiffrer un texte de quelques lignes et d’en comprendre le sens. Les deux auteurs s’emploient donc, pour analyser des chiffres aussi surprenants, de les réinscrire dans une histoire de l’illetrisme et exposent les difficultés que pose l’évaluation du « savoir lire ». Ceci permet alors de relativiser les tests de « littératie » à l’origine de la polémique : Alain Blum et France Guérin-Pace montrent les incohérences et les difficultés de cette enquête internationale, qu’il replacent dans la tradition américaine des tests. Signalons l’analyse de la « copie » d’une doctorante de 25 ans, douée de toutes les qualités de l’universitaire, mais qui n’a été classée qu’au niveau 2, et par conséquent jugée ne pas avoir les capacités requises pour un travail semi-qualifié, particulièrement savoureuse. Ils concluent sur les limites des statistiques comparatives, mais précisent que ces limites « n’interdisent pas toute comparaison des faits sociaux, mais à condition toutefois de ne pas oublier leur dimension culturelle et historique. Le principal reproche que l’on peut adresser aux enquêtes sur la littératie est précisément de reposer sur l’idée qu’il existe un modèle unique de société. »
Lecture (bis). Anne-Marie Chartier, Jean Hébrard, Discours sur la lecture (1880-2000) (Fayard, 2000, 762 p., 180 F). Une première édition de cet ouvrage avait été publiée par la seule Bibliothèque publique d’information (Centre Georges-Pompidou) en 1989. Elle proposait alors quatre parties sur un siècle de « discours sur la lecture » (1880-1980). La première présentait le(s) discours de l’Église sur la lecture, dont un savoureux chapitre consacré aux multiples publications du bien nommé abbé Béthléem – la principale restant son grand œuvre, Romans à lire et romans à proscrire, best-seller de la pensée bondieusarde et révélateur sociologique de première importance sur les opinions de toute une partie du lectorat de langue française du début du XXe siècle. La seconde, le(s) discours sur la lecture publique tenus par les bibliothécaires. La troisième, la plus longue, le(s) discours de l’École à travers les textes officiels chargés de gérer l’apprentissage de la lecture dans un enseignement sans latin, à la quête d’un corpus de références et de révérences et à l’aide d’une batterie d’exercices ad hoc. Cette section, absolument capitale, exposait les différents modèles développés – encyclopédique, éducatif, culturel – chargés d’instruire, de dispenser un enseignement moral et d’aborder enfin les lectures littéraires. Elle conduisait le lecteur jusqu’à la crise actuelle génératrice des nombreux cris d’alarme journalistiques qui fleurissent périodiquement ici et là : ils ne savent pas lire, tout fout le camp, le niveau baisse ! La dernière partie ouvrait trois dossiers consacrés à l’apprentissage de la lecture mise en texte par le récit autobiographique, aux représentations picturales du geste de lecture dans la peinture, la photographie, l’affiche, au livre enfin (lecture et lecteur) dans la critique littéraire, dossiers constitués à partir des représentations sociales de ces différents domaines. Cette enquête passionnante fait aujourd’hui l’objet d’une nouvelle édition (237 pages supplémentaires) qui pousse l’investigation jusqu’à nos jours. Il ne s’agit plus d’un siècle de discours sur la lecture mais de 120 ans de pratiques lectorales passés au crible de l’analyse historique et sociologique. Aux quatre parties précédemment mentionnées vient s’ajouter une cinquième section qui nous mène « d’un siècle à l’autre » en abordant des sujets actuellement fort en débat : la question de l’illettrisme, les recherches contemporaines consacrées à l’acte de lire, l’introduction d’une nouvelle dimension : l’informatique (logiciels, interactivité, informatisation de la B.N.F., développement des ressources offertes par Internet, hypertexte). C’est assez dire que ce gros ouvrage intéressera des publics variés : enseignants des différents ordres, bibliothécaires, historiens, sociologues et – last but not least – tous ceux qui cèdent sans même se poser de questions aux appels du vice impuni : la lecture.
Leiris. Michel Leiris et Jean Paulhan. Correspondance 1926-1962, édition établie, présentée et annotée par Louis Yvert (Éditions Claire Paulhan, 2000, 245 p., 180 F). Livre précieux à tous égards, ce volume de correspondance croisée rassemble 71 lettres de Paulhan et 50 de Leiris. Précieux par la qualité des correspondants, complices sans familiarité mais d’accord sur l’essentiel, qu’ils savent évoquer en deux lignes d’une parfaite sobriété : l’enjeu décisif que risque toute écriture vraie. On s’émerveille de voir fulgurer au passage, dans des messages brefs, souvent utilitaires, des aperçus aussi denses sur ce qui fut le souci profond de l’un et de l’autre. Tout ceci pendant qu’on parle télégraphiquement d’un va-et-vient d’épreuves, d’envois de livres, de séjours de vacances, d’auteurs N.R.f., de la guerre ou de la corrida. La contribution de ce livre à l’un des volets de l’histoire littéraire la plus noble du XXe siècle n’est donc pas mince, par la qualité de l’annotation (complétée d’un index et d’une bibliographie), mais plus encore par l’écoute qu’il permet d’un dialogue fugitif sur l’essentiel. N’est-ce pas ce que devrait toujours viser l’histoire littéraire, souvent bavarde au point de ne plus savoir écouter ? De valeur, ce livre l’est aussi par l’élégance de son dépouillement matériel, belle réalisation de l’imprimerie Plein Chant.
Littérature érotique. Jean-Jacques Pauvert, La Littérature érotique (Flammarion, « Dominos », 2000, 128 p., prix non indiqué). Résumer et analyser toute la littérature érotique mondiale en une centaine de pages, tel est le pari qu’a tenu ici Jean-Jacques Pauvert. Nul ne pouvait le faire mieux que l’auteur de l’Anthologie historique des lectures érotiques, qui fut aussi l’éditeur de Sade et de bien d’autres. C’est à bon droit qu’il pose, de manière préliminaire, la question de savoir si tels textes babyloniens ou égyptiens, que nous jugeons érotiques, l’étaient réellement en leur temps. « Érotiques » aussi, les manuels du sexe chinois, qui avaient avant tout une fonction utilitaire et pédagogique ? La notion et le terme même d’érotique remontent en fait, souligne Pauvert, « aux derniers temps du XIXe siècle ». Le gros de son petit livre est constitué par un parcours historique qui conduit de la Mésopotamie à l’an 2000. Au passage, le guide ne manque pas de faire justice de la prétendue chasteté des troubadours, en effet assez comique. Si l’Église est à l’origine de la censure des livres, son attitude fut néanmoins assez ambiguë : le très curieux traité du casuiste Sánchez, De Matrimonio (1592), ne constituerait-il pas en effet une « lecture érotique » ? On serait tenté de répondre par l’affirmative, tant le savant espagnol a promené sa loupe sur des cas bien singuliers, qu’il résout avec une indulgence non moins singulière… Aboutissement du XVIIIe siècle, et surtout aube fuligineuse du XIXe, Sade mérite bien le chapitre qui lui est consacré sous le titre « Le Cas Sade » et qui détaille son empreinte aussi profonde que diverse : Lamartine, Sue, Borel, Baudelaire, Flaubert (pour qui il était « le Vieux »), Swinburne, Ducasse. On constate aussi, dans ce panorama, la place prépondérante de la France. Rivale de celle-ci au XVIe et XVIIe, l’Italie s’éteignit rapidement, malgré Baffo au siècle suivant (on pourrait aussi, pour le XIXe, évoquer Belli). De l’Allemagne, il n’y a guère à retenir que Sœur Monika de Hofmann et les Mémoires d’une chanteuse allemande. L’Espagne ? Un désert. Plus riche, l’Angleterre, avec Fanny Hill, The Pearl et le monstrueux My Secret Life (nous ajouterions The Autobiography of a Flea). La conclusion du panorama est cependant assez désenchantée : « la littérature érotique est en train de disparaître, en même temps qu’une certaine notion de l’érotisme lui-même ». Pauvert souligne à juste titre que la banalisation actuelle de l’érotisme est favorisée par « l’avalanche assez récente d’une « littérature érotique » féminine, dont la profonde vulgarité n’égale que l’insignifiance proche du zéro absolu ». Mode éphémère, en effet, et fabriquée par un habile « marketing » éditorial, qui propulse dans les médias de jeunes Thérèse qui n’ont rien de philosophe et pour qui écrire se réduit à aligner certains vocables crus – crus comme de la viande, dirons-nous.En somme, un panorama historique qui est un excellent résumé. Peut-être l’auteur aurait-il pu s’attarder au passage sur cette étonnante exception que constitue Le Cantique des Cantiques, dont il se borne à déclarer – avec un sourire en coin ? – qu’il « est possible, comme le veut la doctrine officielle de l’Église, que s’y dissimule une ou plusieurs significations symboliques ». Quant à Sapho, est-il bien sûr que « les textes conservés sont eux-mêmes équivoques » ? Le vers par lequel la poétesse moque une de ses compagnes qui s’était servie d’un olisbos semble pourtant assez clair. Mais ce sont là des vétilles. Pauvert a triomphé de son lit de Procuste et a donné, avec ce petit livre, une vulgarisation qui n’a rien de vulgaire, écrite dans un style alerte, et qu’on lira avec gourmandise.
Loire. Nannette Lévesque conteuse et chanteuse du pays des sources de la Loire, édition établie par Marie-Louise Tenèze et Georges Delarue (Gallimard, 2000, 734 p., 195 F). Le titre et la présentation matérielle de cet ouvrage complexe et savant risquent de le faire prendre pour ce qu’il n’est pas. Il existe un indéniable retour en vogue des conteurs populaires, épaulé par la nostalgie crypto-écologiste pour des temps révolus qui connaissaient, croit-on, des sociabilités plus humaines. Le goût des « récits de vie », l’intérêt retrouvé pour les individualités singulières, peuvent donc laisser croire que le livre de Marie-Louise Tenèze et Georges Delarue satisfera de telles curiosités un peu mélancoliques. Il le fera sans doute, mais à condition de passer d’abord par l’appareil historique et méthodologique qui en fait la richesse. Les dix-neuvièmistes se souviennent de l’enthousiasme romantique pour les littératures orales et les traditions populaires. Ils connaissent sans doute moins bien les laborieuses recherches de terrain menées par les folkloristes amateurs, relayées par les travaux des philologues et des ethnologues de la seconde moitié du siècle. Un décret de 1852 et les encouragements du Comité de la langue avaient lancé de nombreux intellectuels provinciaux dans une vaste collecte. C’est de celle qu’a menée Victor Smith dans le Velay au cours des années 1870 que sont issus les documents repris ici. Juge à Saint-Étienne, il avait eu la bonne fortune de rencontrer une conteuse hors-pair, dont il avait transcrit et annoté les récits et les chansons. Nannette Lévesque peut ainsi revivre aujourd’hui, grâce aux chercheurs qui sont remontés aux sources manuscrites de Smith, restées pour l’essentiel inédites et conservées à l’Arsenal ou à l’Institut catholique. Tout en rapportant les textes aux catégories classiques d’Aarne-Thompson et en s’efforçant de les regrouper en fonction de thèmes ou de forme connus, Marie-Louise Tenèze et Georges Delarue veulent éviter de réduire leur lointaine « informatrice » à une pure banque de données plus ou moins structuraliste. L’époque s’intéresse à nouveau au conte, mais elle s’intéresse plus encore peut-être à la conteuse. Sans doute la connaissance de Nannette Lévesque est-elle trop indirecte pour pouvoir fournir les éléments d’une vraie biographie. On devine néanmoins une individualité attachante et forte qui nous renvoie aussi à l’aube de la modernité en train de bouleverser une société montagnarde oppressée par la misère et la faim, mais qui n’oubliait pas de nourrir son imaginaire et sa mémoire de contes et de chansons. De nombreuses annexes techniques font de ce livre un outil de travail de premier ordre.
Louise Michel. Louise Michel, Histoire de ma vie : seconde et troisième partie : Londres 1904 (Presses universitaires de Lyon, 2000, 177 p., 115 F). Le texte de ces souvenirs inédits a été établie par Xavière Gauthier, biographe de la Vierge rouge et maître de conférences à l’Université de Bordeaux III. Cette suite des mémoires publiés du vivant de Louise Michel a été rédigée à Londres, quelques mois avant la mort de l’auteur. Le manuscrit était conservé dans la bibliothèque féministe Marguerite-Durand. L’intérêt littéraire est bien entendu modeste, mais non la valeur du témoignage. La publication d’onze autres textes de Louise Michel est prévue chez le même éditeur d’ici 2005, centenaire de la mort de la pétroleuse sacrée.
Mallarmé. Documents Stéphane Mallarmé, nouvelle série, II, présentés par Gordon Millan (Nizet, 2000, 230 p., sans prix marqué). Gordon Millan a publié en 1983, avec C.P. Barbier, le premier volume d’Œuvres complètes de Mallarmé, interrompues ensuite. Il a relancé l’an passé les Documents Stéphane Mallarmé pour en publier les parties préparées. Tout n’est pas satisfaisant dans ce deuxième volume, à commencer par son titre, « Critique dramatique et littéraire », quand tout l’effort de Mallarmé tend à échapper aux règles du feuilleton : comment admettre que « Richard Wagner, rêverie d’un poète français » ou « Crayonné au théâtre » relèvent de la critique dramatique ? Le relevé exhaustif des variantes des différents états est passionnant, mais trop de signes trahissent la hâte : des références laissées en blanc (comme page 23), des notes parfois utiles, mais parfois aussi dérisoires (à qui s’adresse celle sur Goncourt page 124, par exemple ?), et surtout énormément de coquilles : Wagner est mal traité, de « Beyreuth » à « Lobengrin », mais bien d’autres aussi. Henri de Régnier y perd sa particule, Dieu sait pourquoi. Le savoureux « Macterlinck » est sans doute imputable aux attaches écossaises de Gordon Millan.
Manuscrits. Roselyne de Ayala, Jean-Pierre Guéno, Les Plus Beaux Manuscrits de la littérature française (La Martinière, 2000, 240 p., 350 F). Le beau volume ! Cent manuscrits d’écrivains français, du treizième siècle à nos jours – de Guillaume de Loris à… Andrée Chedid (!), sont reproduits en fac-similé, avec le texte imprimé en regard. Les originaux sont aujourd’hui dans des collections publiques ou privées. La palme de la plus belle graphie revient incontestablement à Marcel Pagnol, fils d’instituteur il est vrai. Le choix des documents incombe à Roselyne de Ayala et à Jean-Pierre Guéno, qui n’ont pas été trop regardants sur la qualité des notices consacrées à l’écrivain auteur de la page reproduite.
Maupassant. Marie Bashkirtseff, Guy de Maupassant, Correspondance (Actes Sud, 2000, 98 p., 100 F). En cette année 2000, qui marque le cent-cinquantième anniversaire de la naissance de Maupassant, plusieurs livres sur l’auteur de Boule de Suif ont été publiés. Rien de vraiment neuf sous le soleil, à vrai dire. Témoin cette publication des lettres de Maupassant à Marie Bashkirtseff. Signalée par tous les biographes, l’échange bien connu des lettres était déjà reproduit intégralement et commenté par Armand Lanoux dans son Maupassant le Bel-Ami. On ne connaît pas d’autre exemple d’une correspondance croisée de Maupassant avec une femme. La correspondance galante de l’écrivain normand est d’ailleurs un mystère autour duquel circulent maintes légendes (voir les lettres inventées de Maupassant à Mme X et démasquées dans « Le Canular du Corbeau » paru dans une précédente livraison d’Histoires littéraires). La nouvelle publication de ces lettres de Maupassant à Marie Bashkirtseff a l’avantage d’être authentifiée par des manuscrits conservés à la Bibliothèque nationale et bien transcrits par Martine Reid, qui en donne, pour la première fois, une édition fidèle et non censurée. À cela, il faut ajouter la reproduction, en fin de volume, d’une dizaine d’œuvres de Marie Bashkirtseff, dont le talent de peintre, injustement méconnu, avait été révélé à Nice en 1995, lors d’une exposition au musée Masséna. L’intégralité du journal de Marie Bashkirtseff – 19 000 pages – est en cours d’édition, le premier des six tomes annoncés est paru en 1999, avec des notes et des commentaires de Julie Leroy.
Maupassant (bis). Jean Salem, Philosophie de Maupassant (Ellipses-Marketing, 2000, 126 p., 59 F). Par petites couches d’environ 15 pages, une variation sur le thème de la tartine à concours, avec programme de lecture, grosse bibliographie et index. Philosophie de Maupassant, ou rapport à la philosophie, avec son réseau de philosophèmes ? L’introduction, intéressante, égare cinq minutes, avant de revenir à des choses plus assimilables : cinq braves gros thèmes, qu’on est libre de rebaptiser poncifs.
Mémoires. Hélène Cadou, C’était hier et c’est demain (Rocher, 2000, 176 p., 110 F). « Cette histoire que je vais tenter de dire, maintenant que bien des années ont passé, est celle d’un poète, pour lequel la poésie fut l’unique raison d’être, l’unique vocation, l’histoire de son passage parmi nous et de sa mort ». C’est sur ces mots que s’ouvre le récit d’Hélène Cadou, qui retrace le quotidien de sa vie avec René Guy Cadou, la découverte de sa maladie et sa mort. « Partagée entre le souci de témoigner, et celui d’une discrétion que je ne saurais enfreindre, sans doute serai-je amenée à taire l’essentiel ». C’est en effet d’une extrême discrétion que fait preuve l’auteur, et cela, paradoxalement en choisissant la deuxième personne du singulier, qui fait de ce texte une sorte de dialogue intime, de parole murmurée où la proximité même rend toute révélation ou toute indiscrétion inutiles. Ce n’est ni un texte de souvenirs au sens traditionnel, ni une biographie écrite par un proche, mais un monologue adressé à l’être aimé au cours duquel elle fixe les images les plus marquantes de sa vie avec son poète. Hélène Cadou ne suit que la ligne de ses émotions et avertit le lecteur : « Comment pourrais-je donner à ces pages quelque vertu chronologique quand j’ai tant de mal à ordonner les choses dans une durée qui ne peut plus les contenir, ma mémoire ayant toujours préféré le cours du cœur à celui des événements ». Aussi est-il impossible de résumer ce livre qui se compose d’une suite d’évocations dont nous ne citerons que ce souvenir, que l’auteur dit vouloir « préserver entre tous » ; un rien, simplement une marche avec un ami dans la campagne enneigée :
tu pars à l’avant comme un habitué des longues courses, nous laissant aller d’une marche plus lente. […] Soudain, sous nos pas, nous apercevons un léger graphisme, qui n’est pas d’un passage d’oiseau ni de bête des champs, mais écriture jetée à la hâte telle une écharpe abandonnée, arabesque à peine achevée. Nous nous penchons d’un même mouvement, et vite, émue, je repars de l’avant, riant presque pour ne pas pleurer. J’ai reconnu ce prénom que tu as dessiné de la main, ainsi que le font les enfants sur le sable, juste au bord de l’écume qui vient tout effacer. La neige t’a semblé si pareille à la page blanche que tu n’as pu te garder de lui confier, en quelques lettres, un message que je saurais sûrement déchiffrer. Sur quelques centaines de mètres, jusqu’au dernier virage, et, cette fois j’ai des ailes, nous retrouvons ici et là l’inscription, à chaque fois comme un sourire, ou bien comme un regard très grave.
Mémoires (bis). Marcel Jullian, Mémoires buissonnières (Albin Michel, 2000, 363 p., 135 F). Cela se lit d’un trait, ce qui ne veut pas dire que tout est passionnant. Les pages les plus piquantes sont consacrées à un mémorialiste de haute taille nommé Charles de Gaulle. Marcel Jullian parle de ses rencontres avec le seul président de la Cinquième République pourvu d’un authentique sens de l’humour comme s’il s’était trouvé en présence de Dieu-le-père. C’est vrai que cet homme de sabre écrivait bien. Pour le reste de ces Mémoires buissonnières ? L’auteur se targue d’avoir collaboré avec Gérard Oury. Dès lors pourquoi mettre par écrit des souvenirs qui sont plus appropriés pour agrémenter la conversation de simples dîners en ville ?
Michelet. Jules Michelet, Correspondance générale. 11. 1866-1870 (Champion, 2000, 912 p., 500 F). Ce volume, dont l’introduction et les notes sont de Louis Le Guillou, est l’avant-dernier de la correspondance de Michelet. Il éclaire une partie assez mal connue de la vie de l’écrivain, qui va de la rédaction d’une préface pour une réédition de l’Histoire romaine à la huitième édition illustrée de L’Oiseau chez Hachette. La présence de la jeune épouse est prépondérante dans cette correspondance. Les Ducassiens seront intéressés par la lettre inédite d’Alfred Sircos, dédicataire des Poésies, écrite le 15 avril 1869 sur une feuille à en-tête de La Jeunesse, et par celle que Frédéric Damé, autre dédicataire des Poésies, envoya au maître le 25 mai de l’année suivante (lesdits Ducassiens seront tentés de penser que la lettre du 17 novembre 1868 à un destinataire inconnu fut probablement adressée à Verbœckhoven, l’associé de l’éditeur Lacroix). Quant aux Rimbaldiens, ils trouveront dans la lettre – donnée à tort pour inédite – que le jeune Paul Bourde adressa le 17 mars 1870 à Michelet la confirmation que le plus fameux des poètes carolopolitains avait réellement envisagé de partir à la recherche des sources du Nil au temps de ses années de collège.
Mistral. Frédéric Mistral, Mes origines. Mémoires et récits (Aubéron, 1999, 301 p., 125 F). Un joli petit volume et un récit plein de vie. Aubanel, Roumanille, Daudet, les Aliscans, Beaucaire, les Alpilles : le mythe de la Provence et ses clichés ? Sans doute, mais cela nous change des confidences de Christine Angot et de ses consœurs sur les trépidations de leur vie génitale. Au détour d’un chapitre, Mistral cite la ballade de Camille Reybaud. « As-tu peur des pieux mystères ? / Passe plus loin du cimetière ». Se souvient-on que le poète félibre reçut le prix Nobel en 1904 ? Un seul reproche à l’éditeur : un index des noms cités n’aurait mécontenté aucun lecteur. Pour le reste, rien à dire : le volume se lit avec agrément, de préférence un matin au soleil, un bon verre à portée de main. Ne demandons que cela à la littérature.
Montherlant et Camus. Frantz Favre, Montherlant et Camus : une lignée nietzchéenne (Lettres modernes Minard, 2000, 88 p., 70 F). A priori, il n’est pas d’auteurs dont le « milieu », l’univers esthétique et la réflexion philosophique ne paraissent plus dissemblables que Camus et Montherlant. Et pourtant l’auteur de L’Étranger avouait volontiers reconnaître en celui des Garçons un « maître ». Si influence il y eut, il faut l’entendre au sens qu’en donne Gide, c’est-à-dire qu’elle agit par ressemblance en montrant « non point ce que nous sommes déjà effectivement, mais ce que nous sommes d’une façon latente ». Tel est l’objet de cette subtile étude de Frantz Favre, qui s’interroge « sur ce que Noces doit à Il y a encore des paradis et sur ce que Le Mythe de Sisyphe retient de Service inutile ». Dans une sorte d’héritage nietzschéen commun, leurs œuvres ont développé une exigence de lucidité qui, chez Montherlant, sera « la haute justification de son hédonisme », et pour Camus, « le fondement tragique de son humanisme ». L’immoralisme nietzschéen alimentera chez ces deux auteurs, paradoxalement, leur compassion pour l’homme dont la vocation profonde est, selon eux, le bonheur, mais un bonheur qui ne se concevrait pas sans le sentiment de justice. Mais parce qu’ils n’ont pas la même notion de l’absurde dont découle leur constat de l’impossibilité de changer le monde et l’homme, leur « action » se traduira chez Montherlant par la feinte, et par la révolte chez Camus. Quand le premier affirme que l’homme rare est celui qui sait « avoir l’âme haute, et être un jouisseur », le second a trop le « goût de l’homme » pour se satisfaire de sa solitude malgré les dons et les aptitudes qu’il possède pour cet exercice. Partant, ce qui différencie leur réponse au grand oui nietzschéen, c’est « l’acceptation stoïcienne du monde » d’un Montherlant et « la relation sensible avec le monde » de Camus. Mais ils se rejoignent dans leur « besoin de noblesse et [leur] appétit de bonheur associés au sentiment de l’insignifiance de l’existence, nous voulons dire son absence de sens. »
Nerval. Gérard de Nerval, Contes et Facéties. Préface et notes de Michel Brix (La Chasse au Snark, 2000, 123 p., 90 F). Bien que La Main enchantée ait été fréquemment rééditée, les trois récits publiés par Nerval en 1852 sous le titre de Contes et Facéties – dont Michel Brix souligne à juste titre l’ambiguïté – ne figurent pas parmi ses œuvres les plus connues. Elles sont cependant révélatrices de son génie littéraire : détournant des genres à la mode, conte fantastique ou folklorique, les désamorçant par l’humour, Nerval y laisse affleurer quelques-unes de ses obsessions profondes. Publié initialement en 1832 sous le titre de La Main de gloire, le premier récit se présente ouvertement comme conte fantastique relatant une opération magique au dénouement tragique, mais se rattache en même temps à la veine des Contes drolatiques de Balzac. Beaucoup plus bref, Le Monstre vert(première publication en 1849) se déroule, comme La Main enchantée, au début du XVIIe siècle à Paris ; conte fantastique et burlesque, il prend pour prétexte la recherche des origines d’une expression ancienne, de même que, comme le note Michel Brix, La Main enchantée s’efforçait de restituer le vieil argot parisien. L’origine folklorique du très bref conte final, La Reine des poissons (première publication : 1850), n’a pu être découverte ; dans sa version définitive, le récit déplace le lecteur dans le Valois cher à Nerval. La préface de Michel Brix s’attache à rechercher les traits communs à trois récits que rien ne destinait à être réunis. L’ambition, tout d’abord, commune à Nerval et à d’autres écrivains romantiques, d’arracher à l’oubli un langage populaire, une tradition folklorique ou merveilleuse que la littérature « savante » a étouffée, et, par là, de remonter à des origines plus ou moins mythiques de toute littérature. Après d’autres, Michel Brix souligne avec force tout ce que ces contes laisse transparaître de l’histoire personnelle de l’auteur, en particulier du conflit avec le père qui a connu sans doute en 1832 – date de la première publication de La Main enchantée – son point culminant. La présence du surnaturel, tout à fait normale dans des contes, est ramenée par Gérard à une philosophie personnelle : « Le meilleur usage que l’on peut faire du surnaturel, c’est tout simplement de renoncer à en faire usage », philosophie qui peut justifier le ton badin avec lequel sont abordés l’ésotérisme et la magie. L’édition de Michel Brix apporte en note tous les éclaircissements souhaitables. On trouvera en annexe le scénario de La Main de gloire que Nerval envisageait de faire représenter à la Gaîté, une précise et précieuse histoire des textes et une bibliographie sélective. Aux éloges mérités par le travail de Michel Brix, il convient d’associer son éditeur qui a réalisé un joli volume comme on n’en voit plus guère : format agréable, papier de qualité, superbe typographie.
Offenbach. Jean-Claude Yon, Offenbach (Gallimard, 2000, 797 p., 195 F). Quelques mois après un Eugène Scribe dont il fut rendu compte dans cette rubrique, l’auteur publie un copieux et très documenté Jacques Offenbach. Mille personnages courent dans cette biographie du génial compositeur au lorgnon qui s’est moqué de tout, sauf de l’art musical. Théodore de Banville ne s’est pas grandi en écrivant à son sujet : « C’est une œuvre de haine judaïque et israélite contre la Grèce des temples de marbre et de lauriers roses ». Jean-Claude Yon a brassé de nombreuses archives pour composer cet ouvrage qui ne s’est probablement pas fait en un jour. Mais le lecteur qui apprécie la musique d’Offenbach le lira avec une curiosité égale, sur la trace de Raoul de Gardefeu et des deux Ajax au double thorax. Cherchez Hortense.
Œuvres ratées. Pierre Bayard, Comment améliorer les œuvres ratées ? (Minuit, 2000, 176 p., 98 F). Une visite guidée dans l’hôpital de la littérature ? Pourquoi pas, si le commentaire du guide est susceptible d’éclairer cette pathologie étrange et fascinante du ratage littéraire. Ce qui intéresse ici Pierre Bayard, ce qui l’amuse, c’est de trouver les points communs aux ratages que furent La Franciade de Ronsard, Héraclius de Corneille, Les Martyrs de Chateaubriand, Dieu de… Hugo, et autres œuvres mal-aimées de nos granzécrivains. Les résultats de l’enquête ont de quoi surprendre, l’auteur s’attaquant benoîtement à la rhétorique dans la poésie du XVIe siècle, au pathos et à l’emphase dans le XIXe romantique, à l’inconsistance des personnages chez Duras. De si fines observations promettaient déjà de saines joies lorsqu’on atteindrait la partie consacrée à l’amélioration des œuvres malades. Mais où trouver la théorie susceptible d’unifier des œuvres préalablement dépouillées de toute spécificité historique, générique, littéraire en somme ? Ah çà, dans la psychanalyse pardi, jamais lassée de jouer les utilités dans les plus mauvaises pièces ! L’œuvre échoue donc quand l’écrivain élabore trop ou insuffisamment les « fantasmes » qui motivent l’acte d’écrire (on ignorait que Ronsard avait fantasmé sec sur son épopée de commande en décasyllabes). Trop présent ou trop absent de son texte, l’écrivain irrite ou ennuie le lecteur, lequel apprendra-t-on plus tard, ne s’intéresse à une œuvre qu’en tant qu’il y retrouve ses propres fantasmes (mais on dit ailleurs « ceux de l’humanité », qui ont nom Castration, Œdipe, Roman familial. Ah ! on peut dauber sur les allégories divinisées de Voltaire quand on a de tels dieux…). On relève aussi que les personnages de ces œuvres manquent scandaleusement de densité et « d’équilibre psychologique » : ce que la poésie du XVIe au XXe ou le roman durassien ont pu faire subir à la notion de personnage à la mode réaliste est en effet un juste sujet d’indignation. Pierre Bayard n’a pas seulement le sens du contexte et de l’observation, il dispose également d’un sens pratique suffisamment abondant pour convertir son idéal de juste milieu en proposition de réécriture des œuvres (40 pages seulement : encore un titre trompeur). En revanche ce médecin-là connaît surtout une médecine, l’amputation : ôtez-moi ces images, coupez donc ces redites… Ce n’est plus de la réécriture, c’est la Sélection du Reader’s Digest. La page 132 consacrée à Chateaubriand est du pur comique : « comment sommes-nous parvenu à une telle réussite ? » demande l’auteur tout esbaudi de son ingéniosité bricoleuse ! Mais en supprimant les comparaisons, les métaphores, les allégories religieuses, les périphrases inutiles (pourquoi des détours quand on peut appeler les gens par leur prénom ?), le tout au nom d’une modernité raisonnable éprise de sobriété et d’efficacité. Si l’amputation fonctionne, que dire de la greffe ? Un personnage du pléthorique Héraclius pour dynamiser l’intrigue de Giono, un peu du feu romantique dans l’eau froide de Duras, voilà la recette de Pierre Bayard pour fabriquer la littérature à l’eau tiède ! On a cru un moment, avouons-le, se trouver en face d’un authentique et audacieux canular en forme d’écho d’un Colloque des Invalides sur « Les Ratés de la littérature », et de clin d’œil au suivant sur « Les Mystifications littéraires ». Mais le doute persiste, taraudant : se pourrait-il, hélas, que ce soit autre chose qu’une vaste blague ?
Paris. Gilles Durieux, Le Roman de Paris à travers les siècles et la littérature (Albin-Michel, 2000, 363 p., 140 F). L’auteur a réuni des extraits de textes français – assez brefs – de genres, de formes et d’époques divers, dont le seul dénominateur commun est leur sujet : Paris. Avec éclectisme, il propose une balade dans cette ville. De Rabelais à Dutronc, en passant par Hugo, Haussmann, Prévert et Ferré, la muse est déclinée sous toutes ses coutures : des monuments officiels aux traditionnels bals de quartier, des catacombes aux zincs des bistrots. Ces collages de mots d’auteur sont organisés en huit tableaux : À Paris !, Les vertus de Paris, Vivre à Paris… être de passage, Paris en fête, De bruit et de fureur, Paris en larmes, Des deux côtés du miroir et Les mystères de Paris. Tableaux et sous-tableaux reprennent en titre des termes utilisés dans ces extraits comme « Le Frémissement de la cité » de Jules Romains (La Vie unanime) ou « Les Cris de Paris » de Queneau (Courir les rues). Peu de surprises, guère d’intérêt.
Péguy, Bernanos. Péguy, Bernanos et le monde moderne : histoire et liberté, actes réunis par Jean-François Durand (Champion, 2000, 272 p., 300 F). Sous ce titre attrape-tout, une réflexion en trois actes : des études d’influence, de réception et de comparaisons (« L’Œuvre en dialogue » autour de Péguy et Bernanos, mais aussi Maritain) sans grandes surprises mais sérieusement menées, avec l’appui bienvenu d’historiens tel Gérard Cholvy ; une riche section consacrée aux discordances du temps comme définition des impasses du monde moderne, autour d’un article de Pierre Citti : ses propos sur le mauvais usage du temps ouvrent une paradoxale réflexion à trois voix (Grosos, Le Touzé, Kohlhauer) sur la modernité de Péguy et Bernanos, par le biais d’une évocation de leur rapport à l’histoire et surtout au concept de présent ; la troisième section, plus attendue, exploite la dimension politique des œuvres sous les espèces de l’atrophie du démocratique dans les sociétés modernes. C’est du solide, mais ce serait plus plaisant à lire avec une mise en page moins sévère (l’article de Jean-François Durand, à peu près monobloc, est un modèle d’austérité).
Photographie. Pierre Fournié, Laurent Gervereau, Regards sur le monde. Trésors photographiques du Quai d’Orsay. 1860-1914 (Somogy Éditions d’Art, 2000, 192 p., 190 F). Premier travail de défrichage pour ce fonds iconographique jusqu’alors méconnu. Ce sont environ quatre cents mille photographies d’avant-guerre qui sommeillaient dans les archives du Quai d’Orsay, images réalisées par les diplomates ou commandées par eux à des professionnels, et qui venaient illustrer leurs dépêches. La sélection de Laurent Gervereau et de Pierre Fournié met en avant la photographie dans son histoire, indissociable de l’histoire du regard porté sur ces « étranges étrangers ». Les images exotisantes que l’on nous présente le plus souvent et qui pointent le différent jusqu’à la caricature ont été écartées. L’ailleurs de cette période n’est pas simplement un vaste cabinet de curiosité, où l’on hésiterait entre sentiments de fascination et d’écœurement. On découvre tout au contraire des regards sensibles, originaux, parfois même modernes, comme ceux de Marc Ferrez ou du capitaine de Tugny. Ce fonds est maintenant ouvert à la consultation. Certainement, de nombreuses découvertes à faire.
Plaisirs solitaires. Paul Bonnetain, Charlot s’amuse, préface d’Emmanuel Pierrat (Flammarion, « L’Enfer », 2000, 300 p., 100 F). Ce roman de 1883 reste connu pour son sujet scabreux, la masturbation, et pour le procès fait à l’auteur (il fut acquitté). Comme si souvent avec les Naturalistes, il n’est pas aisé de distinguer toujours le sérieux et l’humour : Bonnetain s’amuse parfois de sa noirceur radicale et du rôle qu’il donne à « l’implacable hérédité ». Il a le culot de dénoncer « Tissot et les vulgarisateurs fantaisistes du même genre », mais on voit mal en quoi il s’en démarque : ses pratiques solitaires transforment la vie de Charlot en une atroce déchéance. L’auteur accumule un peu trop les lieux communs du Naturalisme, mais le chapitre XIII a l’intérêt de mettre en scène une séance de Charcot à la Salpêtrière. Il est regrettable que l’édition ne bénéficie pas d’une préface sérieuse et de documents qui éclairent le texte et son histoire, comme la préface de Céard qu’il fit retirer lors des poursuites judiciaires. Voici quelques années, Régine Deforges ou Fayard avaient montré le profit que les textes de l’Enfer (puisque enfer il y a) retirent d’un vrai travail éditorial. En outre, la couverture rose et sa vignette conviennent fort mal au texte de Bonnetain.
Pleynotes. Marcelin Pleynet, Les Voyageurs de l’an 2000 (Gallimard, L’Infini, 2000, 267 p., 95 F). « Ce qui semble n’avoir pas la moindre importance (ou trop d’importance) pour mes contemporains, ce que j’écris, me juge et juge mes contemporains » : hélas, nous sommes démasqués, car c’était bien le parti que nous avions envisagé, abandonner Marcelin Pleynet à ses monologues, mus sans doute par la peur que nous avions de cette réflexion critique monumentale et sans concession (soi et Sollers exceptés), qui nous renvoie à notre néant d’êtres endoctrinés (bien contents quand même qu’il y ait en ce monde des hommes qui ne soient pas dupes). Mais puisque nous sommes jugés… Soyons francs : on ne connaît pas de lecture plus fatigante et morne que celle d’une intelligence éreintée qui alimente de chaque objet (culturel) croisé au journal ou au musée, sa boîte à marottes, sans que l’étincelle jamais se produise. Ce qu’il en reste ? Un peu d’histoire et de parti-pris, d’érudition ou presque (Verbœckhoven confondu avec Poulet-Malassis par deux fois), l’ombre des amis qui passent (présence de Sollers, toujours) et le relevé décousu des idées des autres, essentiellement pour inventaire.
Poésie. Serge Linares, Introduction à la poésie (Nathan Université, 2000, 170 p., sans prix marqué). La collection « Lettres sup. » (comme les malheureux Thalès et Vinci, le nom officiel de l’une des années de prépa littéraire a-t-il fait l’objet d’un dépôt de marque ?), dont les vade-mecum investissent patiemment (dans) l’ensemble du cursus des premiers cycles universitaires, s’enrichit d’un volume consacré à l’étude de la poésie. Passons sur l’approximation du titre, car l’ouvrage propose une présentation efficace des questions de rythmes, d’échos sonores, de lexiques et de figures, puis, après un exposé des enjeux des poèmes-objets, se conclut en bonne méthode sur une analyse de l’organisation structurelle globale, du poème au recueil. La plupart des explications sont limpides, et Serge Linares, conscient de la nature anthologique de tout livre de ce type, invite à de multiples découvertes ou redécouvertes grâce à des citations originales, choisies dans l’histoire poétique. Nombre de ces extraits font en outre l’objet d’un bref commentaire qui montre comment associer l’identification d’un trait stylistique et formel à une lecture plus générale des textes. Trois réserves. Particulièrement dans le premier chapitre, qui tente de proposer une histoire des définitions de la poésie et un exposé des différents genres, les grandes distinctions mises en place donnent souvent le sentiment de trop de concision et de généralité, mais on reconnaît la difficulté d’une telle vue cavalière et, comme souvent à lire ce type d’ouvrages, on ne sait s’il faut en déplorer le schématisme forcé ou, au contraire, le saluer comme un exercice de transmission de quelques repères fondamentaux. Plus ennuyeux, on regrette l’absence de mention de l’anaphore, procédé dont la connaissance est plus utile aux élèves que celle des coblas doblas. Enfin, les prénoms des auteurs sont partout réduits à la majuscule : ce gain de place, avec ses M. Marulle et autres J. Molinet, semble en contradiction avec la visée pédagogique. Mais on a apprécié le double index des personnes et des notions et, en définitive, ce travail est un outil recommandable aux étudiants angoissés.
Ponge. Cécile Hayez-Melckenbeeck, Prose sur le nom de Ponge (Presses universitaires du Septentrion, 2000, 236 p., 140 F). On sait que Francis Ponge signe souvent ses écrits « à l’intérieur », comme il le dit dans « Le Volet suivi de sa scholie ». Pensons au nombre de fois où son nom surgit – et nous surprend – dans son œuvre ; pensons aussi aux éponges que l’on trouve dans « L’Orange » et « Le Pain », aux initiales de La Fabrique du pré, de sa « figue de paroles », et du fenouil et de la prêle qui signent « Le Pré ». Mais que faire de ces signatures ? On pourrait, évidemment, commencer par chercher une réponse chez Ponge lui-même, lui qui, comme le dit Cécile Hayez-Melckenbeek, « a tout montré, tout dit, tout expliqué », ou encore qui « se suffit à lui-même ». On découvrirait par exemple tout un développement sur l’appropriation de soi dans Le Savon, qui aurait pu éclairer cette manie de signer ses textes ; ou mieux encore, on découvrirait ces hirondelles qui « signent les cieux selon leur espèce » dans un texte qui, rien que par son titre, « Les Hirondelles ou dans le style des hirondelles (Randon) », semble être consacré à la signature. Mais cette autosuffisance de Ponge semble gêner l’auteur de cet essai car, dit-elle, elle neutralise le désir de son lecteur… Elle va donc chercher ailleurs pour « opposer à sa parole autosuffisante une parole rigoureusement organisée autour de concepts précis ». Bien. Mais ce qu’elle trouve, c’est une parole d’inspiration lacanienne et derridienne – ou plutôt, à la façon du postmodernisme américain, d’inspiration « lacano-derridienne », assaisonnée de quelques références supplémentaires à Foucault, Deleuze, Bataille, Blanchot, etc., comme il se doit. Ceci afin de donner de la signature une définition plus large : la présence de Ponge dans ses textes, détectée par des effets de « colmatage » et de « brouillage » qui font bien sûr écho au « franc » et au « spongieux » de Derrida dans son livre sur Ponge. Et de découvrir que la signature entretient une « relation particulière au signifiant paternel et à la faille qui le traverse ». Belle découverte ! Très bien ! Seulement voilà : au bout du compte, c’est comme si Ponge n’avait de lui-même aucune pensée, aucune originalité, comme si Derrida-Lacan était l’Autre qui lui reprend la parole pour la lui redonner, comme si, enfin, on lui fermait la bouche comme on ferme un volet trop bruyant. Heureusement, ce livre contient aussi des « close readings » de certains textes de Ponge, dont le plus réussi est consacré aux « Douze petits écrits », rarement commentés. Ouf !
Presse. Roger Bautier et Elizabeth Cazenave, Les Origines d’une conception moderne de la communication. Gouverner l’opinion au XIXe siècle (Presses universitaires de Grenoble, 2000, 143 p., sans indication de prix). Cet ouvrage à vocation pédagogique s’adresse avant tout aux étudiants des écoles de commerce et de communication. Comme il arrive souvent, c’est sans doute à ceux des lecteurs auxquels il ne s’adresse pas qui en tireront le plus de profit. En effet, si les spécialistes du XIXe siècle rencontrent à tout instant les débats soulevés par les nouvelles formes littéraires (cf. dans cette même rubrique le livre de Lise Dumasy sur le roman-feuilleton), liées aux évolutions techniques et politiques qui transforment le journalisme, l’édition et l’enseignement dès la Monarchie de Juillet, ils ne disposent le plus souvent que d’une information limitée sur leur arrière-plan idéologique. Ce petit livre leur apportera donc des lumières précieuses sur des questions fondamentales comme la liberté de la presse, la nécessité acceptée par tous d’« éduquer le peuple » ou sur la prise de conscience naissante au XIXe siècle d’une réalité propre de la communication sous le nom de « publicité ». Sur la liberté de la presse, les analyses des positions de Benjamin Constant, de Tocqueville, de Rémusat, de Laboulaye, de Saint-Simon, de Comte, de Le Play, etc., font découvrir des textes et des argumentaires souvent peu connus, tirés de discours à la Chambre ou de traités de théorie politique. Sur la mobilisation des classes populaires, on rencontrera de même un Lamartine moins fréquenté que le poète toujours rabâché, à côté d’une Flora Tristan moins paria que conceptrice de L’Union ouvrière, à côté encore de textes un peu rares de Vallès, de Jaurès, de Gambetta, voisinant avec Léon Bourgeois ou Joseph Mallat. Professeurs de sciences de la communication, les auteurs cherchent naturellement à établir une continuité entre leur discipline présente et les préoccupations des prédécesseurs qu’ils se reconnaissent dans les penseurs de la « publicité » au XIXe siècle. La perspective, si elle peut paraître un peu forcée, est néanmoins intéressante dans la mesure où elle fait échapper des figures comme celle d’E. de Girardin aux stéréotypes trop souvent véhiculés ; dans la mesure aussi où le rôle de la presse n’apparaît plus comme celui d’une force aveugle et incontrôlée mais se trouve réinscrit dans une réalité sociologique plus large. La question de la presse prend donc un relief nouveau du fait de sa confrontation aux évolutions sociales et politiques de ce qui est bien déjà une « opinion publique » qu’une réflexion nouvelle, à la fois philosophique et politique, s’efforce de rendre intelligible et instrumentalisable.
Promenade. Alain Montandon, Sociopoétique de la promenade (Presses universitaires Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand, 2000, 231 p., 120 F). Stendhal disait des Promenades romaines que « les trois-quarts [en] sont un extrait judicieux des meilleurs ouvrages ». Cette observation rapportée par Alain Montandon s’applique à son propre livre, vaste montage de citations sur le thème vague à souhait de la promenade. Invitation à vagabonder entre les langues, les temps et les lieux, sans ambition théorique exagérée (malgré l’étiquette de « sociopoétique » accolée au titre, avec une visible réticence). Défaut propre au comparatisme – ou avantage, c’est selon –, le name-dropping menace parfois, habilement évité par l’auteur qui sait, comme il se doit, varier les perspectives et négocier les accidents de terrain en tirant au bon moment la bonne citation de son fichier. Les lecteurs d’Histoires Littéraires ne le suivront peut-être pas dans tous les détours de son parcours à travers les massifs Crébillon, Rousseau ou Walser. Ils l’accompagneront en revanche avec plaisir quand il flâne dans Paris avec Victor Fournel, ou dans Rome avec Stendhal. Excursions plutôt que voyages au long cours, et vagabondage de bonne compagnie plutôt qu’aventure trop risquée, le genre l’impose. Long index et petite bibliographie qui feront aller les doigts, en compensation de quelques références incomplètes et autres accidents typographiques (le pauvre Remy de Gourmont doit en avoir assez d’être toujours rebaptisé Rémy).
Prévert. Jean-Paul Caracalla, Le Paris de Jacques Prévert (Flammarion, 2000, 144 p., 149 F). Album iconographique sur la ville d’un poète à la verve facile mais gardant son charme : « Rue de Lappe / il y a un chat / Rue Fontaine / il n’y a pas de fontaine / Rue Croulebarbe / il y a un vieillard qui n’en finit pas de mourir ». Que les rues de Paris étaient vides de voitures et de piétons il y a quelques décennies ! Il y aurait trop de figurants aujourd’hui.
Proust. Juliette Hassine, Proust à la recherche de Dostoïevski (Nizet, 2000, 172 p., 130 F). « L’art est la région des Egaux » : cette phrase de Hugo dans William Shakespeare pourrait servir de sous-titre à ce livre. Oui, Proust, admirateur de Dostoïevski, lui est comparable, comme Dostoïevski est comparable (et comparé) à Rembrandt, Carpaccio, Beethoven. Si cet ouvrage d’une bonne tenue scientifique dépasse le simple essai de littérature comparée, il en conserve cependant les aspects principaux (relevé thématique, analyse de la construction des œuvres) et aborde la poétique et l’esthétique proustiennes en mettant en regard tous les arts. S’ensuit un jeu d’enchevêtrement de références, où se mêlent Elstir et Mme de Sévigné, en particulier dans le passage essentiel de La Prisonnière, consacré à Dostoïevski, que l’auteur analyse en détail. Comme si le travail critique de Proust avait trouvé son accomplissement dans l’intégration du romancier russe à La Recherche, bien plus que dans un article pour la Nouvelle Revue française, malgré les instances de Jacques Rivière. Dostoïevski dépasse le statut de référence littéraire pour devenir un élément essentiel de la définition par Proust du style et de la beauté, comme un élément nécessaire à la construction du roman.
Proust, Balzac, Flaubert. Annick Bouillaguet, Proust lecteur de Balzac et de Flaubert. L’imitation cryptée (Champion, 2000, 240 p., 260 F). « L’œuvre des deux écrivains fournit ainsi au roman un palimpseste rendu lisible par la présence d’une écriture mimétique que trahissent certains indices » : avec un prière d’insérer aussi lumineux, on s’attendait au pire. Pour être juste, disons tout de suite que l’on avait tort, en ceci qu’il ne s’est rien passé de grave, non plus que de notable, durant la lecture de cet opus. On a traversé une mise au point complète et respectueuse des propositions critiques sur intertextualité, emprunt, et pastiche de Kristeva à nos jours, un peu longue mais bien pratique, somme toute ; on découvre subséquemment qu’il y a dans La Recherche des pastiches non-déclarés, qui servent une réflexion sur le style, bien. Mais là où on ne suit plus du tout Annick Bouillaguet, c’est lorsqu’elle nous présente deux supposés plagiats proustiens, qui sont loin d’être évidents. Qu’est-ce qu’un plagiat qui ne fait que reprendre « approximativement » la « démarche intellectuelle » des Goncourt, et censément leur style, leur registre, tout en y ajoutant la grossièreté de Biche-Elstir : ce n’est déjà pas le propos des Goncourt, est-ce alors seulement leur registre ? Même difficulté en ce qui concerne le morceau décrivant un bas-relief de Baalbec : on veut bien que ce soit la scène décrite par E. Mâle à propos de la cathédrale de Bayeux, mais encore faudrait-il qu’il y ait quelques expressions analogues pour qu’il puisse y avoir plagiat et non référence à la même œuvre (la synagogue aux yeux bandés, vous parlez d’un plagiat). « Plagiat » et « pastiches » tournent ainsi à la réminiscence, au grand dam de toutes les savantes références convoquées précédemment, et la plus grande confusion règne sur la notion de source. Proust ne se pastiche pas lui-même, nous semble-t-il, lorsqu’il exprime, en tout point différemment, une idée déjà exprimée dans… son pastiche de Saint-Simon pour les Pastiches et Mélanges. Que cette source-là soit un pastiche est en revanche d’un réel intérêt. L’auteur glisse une réserve à ce sujet, parlant de « pastiche (ou réminiscence) », ce qui nous semble illustrer le manque de fermeté du propos. On n’est pas davantage convaincu par la perception non démontrée d’une « identité quasiment musicale » (sic) entre une phrase de Proust pastichant Ruskin et… une phrase de la traduction d’un texte de Ruskin (par qui ? mystère : la note renvoie de surcroît à une édition de 1983). Évidemment, l’art du pastiche est celui du rythme, « l’air de la chanson qui en chaque auteur est différent », comme l’écrit Proust, mais de là à le vouloir débusquer n’importe où… L’introduction, dans Combray, d’un personnage « d’exilée » évoquant une source balzacienne, pertinente d’ailleurs, à savoir Mme de Beauséant, est également qualifiée au vol de pastiche, quand de l’aveu même de l’auteur « le style de Proust apparaît ici sinon comme mimétique du style balzacien le plus courant, du moins comme intimement approprié au sujet à la fois par le choix des mots et l’ampleur du rythme » ! On en a dit assez pour que le lecteur comprenne que, sans être totalement vain, le propos de cet ouvrage est perpétuellement gonflé, et que cette baudruche poussée à grand coup de références savantes inaugurales, au coup d’épingle d’une lecture un peu attentive retourne aux plus modestes proportions de son titre : Proust lecteur de Balzac et de Flaubert, tout simplement, soit Proust écrivain adoptant des flaubertismes, des balzacismes préalablement mis en évidence par Proust critique ou pasticheur. Ce n’est pas rien, mais ce ne sera une découverte pour personne.
Radiguet. Marie-Christine Movillat, Raymond Radiguet ou la jeunesse contredite (Bibliophane, 2000, 350 p., 169 F). Après une très longue entrée en matière, le lecteur parcourt une biographie agréablement écrite, mais un peu aseptisée. La bisexualité de Radiguet ? À peine évoquée. La part exacte du romancier dans la version actuellement imprimée du Bal du comte d’Orgel ? Marie-Christine Movillat évite le sujet. Les poèmes apocryphes posthumes de Radiguet qui mirent en rage Cocteau ? Aucune allusion. On reprochera également à la biographie d’accorder trop de confiance aux « mémoralistes » les plus souvent cités : peu de témoignages sont remis en cause, alors que la plupart méritaient de l’être. Mais que l’auteur ne voit dans cette sévérité relative que la marque de l’attention avec laquelle sa biographie a été lue. Son livre est à cent coudées d’une biographie à la Troyat ou à la Chalon.
Ranson. Brigitte RansonBitker, Gilles Genty, Sandrine Nicollier, Paul Ranson, 1861-1909 : japonisme, symbolisme, art nouveau. Catalogue raisonné (Somogy, 2000, 432 p., 495 F). Très bel album sur l’œuvre du peintre, graveur et écrivain Paul Ranson (1861-1909). Ce catalogue raisonné présente plus de sept cent œuvres connues de cet artiste qui participa à la fondation du groupe des Nabis et fut l’illustrateur d’Alfred Jarry. En fin de volume sont reproduites des lettres de Ranson à divers correspondants : Maurice Denis, Édouard Vuillard, des membres de sa famille.
Reclus. Élie Reclus, La Commune de Paris au jour le jour. 19 mars-28 mai 1871, pages choisies et présentées par Roger Gonot, avec la collaboration de Paul Mirat (Séguier, 2000, 179 p., 99 F). Il est heureux de ne pas oublier le discret Élie Reclus que le grand Élisée a fait passer au second plan. Rééditer son livre sur la Commune, publié en 1908, est plus heureux encore. Mais pourquoi l’avoir fait de cette manière ? Pourquoi ne pas avoir publié le texte, voire de réelles « pages choisies », plutôt que ces extraits en citations (avec renvois aux pages de l’originale) s’intégrant dans la paraphrase de l’éditeur ? On retiendra donc que le livre existe et, quand on aura besoin du texte, on ira à la Bibliothèque nationale de France pour consulter l’édition Schleicher frères de 1908. En espérant que le volume ne sera pas hors d’usage et inconsultable…
Rimbaud. Martine Lombaerde, Rimbaud : Une saison en enfer, Illuminations : 40 questions, 40 réponses, 4 études (Ellipses-Marketing, 2000, 126 p., 40 F). Petit livre destiné aux lycéens et étudiants, sur le modèle de cette collection. Quarante questions dont l’auteur connaît évidemment d’avance la réponse, mais qui ne l’empêchent pas de se livrer à une analyse assez fouillée de divers aspects des deux œuvres, qu’elle a attentivement étudiées. Martine Lombaerde se base, pour le texte, sur l’édition Brunel du Livre de Poche ; sa bibliographie critique pourra cependant sembler un peu réduite : deux ouvrages de Borer, un de Jean-Colas (sic), un de J.-P. Richard et la biographie de J.-L. Steinmetz. Autrement, de bonnes remarques sur le lexique, sur le rôle déréalisant du langage, sur celui de la femme dans Illuminations aussi. Faut-il cependant écrire qu’en Absyssinie, Rimbaud « redevient le petit enfant assoiffé de tendresse qu’il fut sans doute » ? N’est-ce pas un mythe – utilisé aussi par G. Robb dans sa récente biographie – que celui de Rimbaud redevenu alors un enfant ? Ne se serait-il pas bien plutôt métamorphosé d’adolescent en adulte, avec tout ce que ce dernier terme comporte de triste fatalité ? D’autres hypothèses sont des plus discutables, voire déraisonnables : les impressionnistes « que peut-être Rimbaud avait croisés à Paris » ; « on peut supposer que Rimbaud a eu connaissance des trois versions de La Tentation de Saint Antoine [de Flaubert] ». Page 11, nous apprenons que Félix Fénéon fut des amis de Rimbaud ! Attention à l’italien : p. 20, le mot du Corrège n’est pas « Anch’io sin pittore » (formule qui ne signifie rien), mais « son » ; d’autre part, cela se traduit par « Moi aussi, je suis peintre », et non « serai ». Enfin, page 68, cette remarque inattendue sur l’Angleterre à l’époque de Rimbaud : « elle n’est pas étouffée par cette morale catholique qui ronge tous ceux qui osent penser et vivre autrement ». La morale protestante victorienne et puritaine représentant un progrès, voilà une opinion que Swinburne et Wilde, pour ne citer qu’eux, n’eussent peut-être pas soutenue.
Rimbaud (bis). Benoît Lange, Abyssinie. Entre ciel et terre, sur la route d’Arthur Rimbaud (Éditions Olizane, Genève, 2000, 141 p., sans prix marqué). L’auteur est un photographie suisse qui a rapporté des vues du Harar et d’autres contrées d’Abyssinie. À la recherche de Rimbaud, bien sûr. Ce sont de « belles » photographies, c’est entendu, mais l’auteur conduit-il pour autant le lecteur de son livre sur la route de Rimbaud ? Peut-être, pour qui sait avancer sur cette route les yeux fermés. La préface est d’Alain Borer, le Claude Jeancolas des années 1980.
Rolland. Stefan Zweig, Romain Rolland, traduit par O. Richez, édition préfacée et révisée par S. Niémetz (Belfond, 2000, 390 p., 125 F). Zweig a de la chance : le succès public de ses livres paraît constant, et il bénéficie d’éditeurs intelligents et scrupuleux. Parmi les auteurs de langue allemande, il en est peu pour lesquels le public français dispose d’un ensemble aussi vaste. Belfond y ajoute régulièrement de nouveaux titres. Ce Romain Rolland nous arrive dans une traduction revue et avec une préface de Serge Niémetz. Mais ce volume est aujourd’hui en porte-à-faux. Malgré le sous-titre, il ne s’agit pas d’une biographie classique, plutôt d’une étude de la personnalité de Rolland et d’un survol de son œuvre ; la date du livre (1920) lempêche, en dépit de quelques ajouts postérieurs (1929), de rendre compte d’un auteur mort en 1944, Les thèmes majeurs sont Jean-Christophe et l’attitude devant la guerre de 1914, mais on apprécie surtout les pages, moins attendues, traitant de Rolland biographe ou dramaturge.
Roman européen. Franco Moretti, Atlas du roman européen 1800-1900 (Seuil, 2000, 236 p., 140 F, 21,34 €). Attention, espèce rare et précieuse, « manifeste méthodologique ». Un manifeste qui commence avec Braudel : « Nous avons des catalogues de musée, nous n’avons pas d’atlas artistiques » et qui propose rien moins que de découvrir comment la géographie engendre le roman européen. Passé le slogan, forcément trompeur, l’admiration demeure : utiliser la cartographie comme instrument de déchiffrage (et non comme illustration d’une analyse faite), c’est proposer une analyse littéraire qui tienne du jeu tout en redécouvrant le sens du mot espace, fût-il imaginaire, qui ne se réduit pas à une duplication auxiliaire et diffuse du personnage, somme de principes et de déterminations associées. Du coup, les analyses proposées, foisonnantes et éclectiques (Austen, Dickens, Flaubert, Conan Doyle, etc.) fonctionnent d’autant mieux qu’elles renouent avec des concepts purement géographiques, tel celui de frontière (plutôt que la « ville ») : la réflexion sur le rôle de la frontière dans le roman historique (Waverley), qui met en évidence un basculement générique (comique/tragique) des personnages en fonction de leur position à l’égard de la frontière, donne d’emblée un aperçu des potentialités de l’outil. Si le chapitre consacré à la ville paraît moins novateur, la troisième expérience géographique, quantitative cette fois, qui porte sur le marché du roman vers 1850 (cabinets de lecture, bibliothèques itinérantes) retrouve l’inventivité foisonnante du début. Aux spécialistes des différents auteurs, laissons le soin d’examiner la pertinence et la fécondité des analyses de Franco Moretti, voire d’exploiter eux-mêmes sa démarche. Car cet ouvrage possède un pouvoir d’entraînement, qui tient en partie à l’empan des connaissances de l’auteur, lequel permet des bonds audacieux d’un bout à l’autre de l’Europe, mais aussi à la vivacité de son style (bravo à Jérôme Nicolas, son traducteur), à son refus du texte fermé, bloqué, définitif, qui enfermerait le lecteur dans un rôle de spectateur-glosateur. La géographie à la rescousse de l’analyse littéraire, c’est plus qu’une hypothèse ou une méthode, c’est avec tout ce que cela comporte de risque, de jeu, et d’échecs possibles, une expérience, et du nouveau, enfin.
Roman-Feuilleton. Lise Dumasy (textes réunis et présentés par), La Querelle du roman-feuilleton. Littérature, presse et politique. Un débat précurseur (1836-1848) (Ellug, Université Stendhal, Grenoble, 1999, 276 p., 185 F). On cite souvent le fameux article de Sainte-Beuve, « De La littérature industrielle », paru dans la Revue des Deux Mondes du 1er septembre 1839. Mais qui l’a lu ? Et surtout, a-t-on lu les autres pièces de l’interminable procès fait au roman-feuilleton au moment de ses plus grands triomphes populaires ? Grâce à ce volume, c’est désormais possible. À côté de textes célèbres comme celui de Sainte-Beuve, son anthologie présente des morceaux choisis prélevés dans les pages du Constitutionnel, du Journal des débats, du Moniteur universel, du Commerce, du Siècle, de La Démocratie pacifique, etc. Anonymes, paraphés de noms fameux (Gobineau) ou signés de commentateurs oubliés (Gaschon de Molènes), ces textes ont été rédigés dans le feu du débat qui avait enflammé jusqu’à la Chambre des députés. Ils restituent dans leur complexité les conflits d’une époque partagée entre l’effroi et l’enthousiasme devant une littérature qui faisait table rase des modèles institués et renversait tous les principes du goût et de l’intelligibilité. Pour beaucoup, c’était la société entière qui risquait d’en périr. Souvent amusants (aujourd’hui) par leurs angoisses disproportionnées, utiles pour reconstituer un chapitre fondamental de l’histoire littéraire, ces documents transmettent aussi la fraîcheur d’une réception spontanée – admirative ou horrifiée – dont les jugements s’énoncent sans que pèsent sur eux les choix ultérieurs de la postérité. Gobineau est prêt à parier que Balzac sera pour l’avenir la figure par excellence du romancier. C’était en 1844 un pari encore risqué : la critique instituée juge la plupart du temps ses romans mal écrits et ses histoires absurdes. On apprend aussi à cette lecture beaucoup de choses sur l’énorme production du roman-feuilleton (dont peu de critiques actuels peuvent se vanter d’avoir fait le tour), à commencer par des titres et des noms oubliés. Le sous-titre veut établir un contrepoint entre les débats suscités par le roman-feuilleton et ceux d’aujourd’hui sur les produits de la culture populaire. On retrouve souvent, il est vrai, les mêmes arguments et les mêmes hantises, toujours vivaces. Il ne faudrait pas pour autant sous-estimer les profondes différences sociales, idéologiques et culturelles entre les deux périodes et ainsi ternir l’effet de surgissement et de nouveauté radicale éprouvé par les lecteurs de la monarchie de Juillet, ravis ou honteux, devant les bizarres objets signés Balzac, George Sand ou Eugène Sue. Pourrait-on en dire autant des séries télévisées d’aujourd’hui, lesquelles copient d’ailleurs la plupart du temps les novateurs du XIXe siècle ? Un brin didactique mais précise, l’annotation situe les acteurs, les textes et les journaux ou revues, mais aurait pu être mieux coordonnée (les auteurs, qui se sont donné beaucoup de mal pour identifier diverses citations, avouent n’avoir pu trouver la source, chez Martial, de l’allusion à un barbier d’une lenteur proverbiale. Le texte en question figure en réalité dans le livre 7, satire 83 (Carcopino le cite dans sa Vie quotidienne à Rome) : « Eutrapelus tonsor dum circuit ora Luperci / Expungitque genas, altera barba subit »). Petite bibliographie et double index (noms de personnes et titres).
Romanciers. Jacques Dubois, Les Romanciers du réel : de Balzac à Simenon (Seuil, 2000, 368 p., 50 F). Dans cet essai inédit qui paraît directement dans une collection au format de poche, Jacques Dubois aborde en historien et en sociologue de la littérature la question du roman comme « instrument d’exploration du réel ». La première partie de son ouvrage met en place les principaux opérateurs théoriques du discours réaliste : l’illusion référentielle, le goût du petit fait vrai inducteur d’un intense usage métonymique, le rôle du désir dans l’économie romanesque, la création d’un univers déterminé qui se donne pour la vie même, les rapports ambigus des romanciers à l’Histoire… La seconde partie propose huit monographies consacrées aux trajectoires de Balzac, Stendhal, Flaubert, Zola, Maupassant, Proust, Céline et Simenon. Chaque chapitre est composé selon la même organisation, non sans une certaine raideur un peu mécaniste parfois. « En principe » rappelle les positions esthétiques du romancier étudié, « Une sociologie de(s)… » la dimension sociale des œuvres abordées, « Totalement et en détail » les principaux procédés utilisés, « La Vie rêvée » les moments où le texte échappe au cahier des charges strictement réaliste. Quatre « Intermèdes » ponctuent cette présentation sous forme de présentation synthétique de l’irrésistible ascension du réalisme romanesque du XVIIIe siècle à notre entre-deux-guerres, en passant par la monarchie de Juillet, le Second Empire et la Troisième République.
Romantismes. Romantismes européens et Romantisme français, sous la direction de P. Brunel (Espaces 34, 2000, 256 p., 150 F). Ce volume, qui entend faire écho à Renaissances européennes et Renaissance française publié naguère par Gilbert Gadoffre chez le même éditeur, réunit les actes d’un colloque qui s’est tenu à Royaumont sous l’égide de l’Institut collégial européen. Côté français, y sont notamment évoqués la redécouverte de la Pléiade (Jean Céard), George Sand (Béatrice Didier), le Lorenzaccio de Musset (Michel Maslowski) et Mme de Staël, inopinément rapprochée de Nietzsche par Stéphane Michaud. Les Allemands (Heine, les romantiques d’Iéna et leur poétique du fragment) et surtout les Anglais (Wordsworth, Coleridge, Keats) sont bien traités, tandis que Jean-René Aymes se demande s’il existe un romantisme espagnol, et que sont évoqués les Italiens et les Polonais (Kordian, de Juliusz Slowacki). Pierre Brunel, dans son introduction comme dans sa conclusion, s’efforce d’apporter une réponse à la question des limites chronologiques de cet « Èon littéraire » qu’est désormais le Romantisme, et insiste sur le décalage temporel entre les nations européennes : si les Lyrical Ballads de Coleridge et Wordsworth (1798) peuvent être considérées comme le coup d’envoi du Romantisme en Angleterre, l’Espagne et le Portugal devront attendre encore une bonne trentaine d’années, l’Europe orientale plus encore. De brefs « Eléments de bibliographie » complétent le volume.
Sade. Jean-Paul Brighelli, Sade. La vie, la légende (Larousse, 2000, 318 p., 149 F). Joli manuel illustré – à l’usage des étudiants, comme on dit. L’iconographie réunit les auteurs que l’on associe ordinairement à Sade : Man Ray, Masson, Bellmer, Trouille, sans oublier les gravures d’époque et de circonstance. Le texte manifeste autant de goût pour l’aventure, résumant, après une première partie purement biographique, les travaux des principaux commentateurs, le tout agrémenté d’une histoire de la réception de l’œuvre. Ce Sade n’est pas seulement tiède, il est mou. Dans la même collection, le Marquis est serré de près par Henri IV et Charles de Gaulle, ce qui ne doit pas lui donner envie de se retourner dans sa tombe.
Saint-Exupéry. Alain Vircondelet, Saint-Exupéry. Vérités et légendes (Editions du Chêne, 2000, 172 p., 175 F). Allez, on en termine avec Antoine et cet interminable centenaire. Une dernière biographie, avec plus de deux cent illustrations, et on classe le dossier. Ce livre-album est bien conçu, énonce sans doute quelques vérités, mais trop, c’est trop : plus de place sur le rayon Saint-Exupéry de nos bibliothèques, avec le déluge des derniers mois. Alain Vircondelet a publié des biographies de Pascal, Huysmans, Charles de Foucauld, Jean-Paul II, Marguerite Duras et Saint-Exupéry. Inutile de chercher l’erreur, mais bien malin qui prédira l’objet de la biographie suivante.
Sarah Bernhardt. Anne Delbée, Le Sourire de Sarah Bernhardt (Fayard, 2000, 439 p., 145 F) ; Claudine Joannis, Sarah Bernhardt, « Reine de l’attitude… » (Payot, 2000, 236 p., 120 F). Voici quelques années, Anne Delbée a joué L’Aiglon, non sans talent. Plus récemment, on l’a vue dans Le Passant de Coppée. On pouvait espérer que, connaissant ainsi de l’intérieur le répertoire de Sarah Bernhardt, elle donne un livre intéressant. Le résultat est pitoyable : la compilation cherche à se cacher dans une double narration confuse ? Dès qu’un peu de rigueur est nécessaire, coquilles et à peu-près s’accumulent. Travail bâclé de l’auteur comme de l’éditeur. Le livre de Claudine Joannis est plus sérieux et plus soigné. Il n’est pas une biographie mais plutôt un portrait. L’auteur examine Sarah Bernhardt sous divers aspects : sa carrière théâtrale, son apparence physique, ses demeures, son activité de peintre et de sculpteur, etc. Le résultat est sympathique, mais sans beaucoup de nouveauté. Beaucoup de lecteurs sauteront les notes en bas de pages où l’on explique avec soin qui sont Yvette Guilbert, Catulle Mendès, Marcel Schwob, etc.
Satire. Sophie Duval, Marc Martinez, La Satire (Armand Colin, 2000, 272 p., 135 F). Le sous-titre de cet ouvrage – littératures française et anglaise – précise le choix du corpus, mais peut laisser croire à une analyse de littérature comparée. Or, il ne s’agit pas de cela : les auteurs ne se contentent pas de confronter naïvement deux pays et deux langues en esquissant un arrière-fonds antique – ce à quoi l’on s’attend : ils prennent pour point de départ des théories anglo-saxonnes nées dans les années 50 et 60, qui s’intéressent à l’aspect socio-littéraire de la satire. Et cet ouvrage universitaire prend des allures d’essai, moins sociocritique que représentatif des Cultural Studies. Si l’on n’échappe pas à des pages sur l’évolution du genre satirique depuis les Latins, le lecteur a de quoi nourrir sa réflexion sur l’esprit satirique et ses avatars grâce aux première et dernière parties, qui fonctionnent en écho, l’une portant sur les origines folkloriques de la satire et ses rapports avec les sociétés qui lui donnent naissance, l’autre tentant d’appliquer ces perspectives anthropologiques à sa forme même. Comment, par exemple, la première partie développe un chapitre sur le Carnaval, emprunté à Bakhtine, et la dernière analyse, à propos de l’optique satirique, le topos du mundus inversus. Les auteurs, non contents de traiter leur sujet d’un point de vue sociologique et même esthétique, le renouvellent en choisissant d’analyser la satire en tant que « stratégie rhétorique », à partir du deuxième axe de cette approche anglo-saxonne. Ainsi, considérer la satire comme un « processus communicationnel » apporte des informations sur les êtres qui communiquent (le satiriste et le destinataire) et sur la société dans laquelle ils s’inscrivent, mais permet aussi de la différencier de ces types de discours frères que sont la parodie, le pamphlet ou la polémique. Par sa nature protéiforme, sensible dès l’Antiquité – rappelons que satura signifie « mélange » –, la satire est bien une catégorie esthétique, à défaut d’être un genre, hautement postmoderne.
Siècle. Le XIXe Siècle (Gründ, 2000, 600 p., 198 F). Il s’agit d’une adaptation française d’un ouvrage anglo-saxon (les adaptateurs sont Jean-Pierre Dauliac, Claude Dovaz, Marie-Odile Kastner et Étienne Schelstraete) sur le grand siècle – à ne pas confondre avec l’autre, à la réputation usurpée –, année après année, mois après mois. Les illustrations retenues, toutes d’époque, appartenaient à l’imagerie destinée aux foules et se révèlent aujourd’hui intéressantes à ce point de vue. L’album est publié en l’an 2000, mais il aurait pu l’être en 1900. On apprend beaucoup, tant les sujets abordés sont divers. Mieux vaut lire cela comme une bande dessinée, en ignorant les notices, notamment celles sur les écrivains français, car il est probable que les connaissances de l’« adaptateur » en histoire littéraire ne dépassaient pas celles d’une vache normande, fût-elle des plus cultivées. Une saison en enfer ? « 1873. Le poète français Arthur Rimbaud publie son premier ouvrage, dans lequel il utilise la prose de façon poétique [sic] en confiant au lecteur le soin et le droit de créer ses propres formes [sic]. Le livre, qui révèlera son inclassable talent [sic], sera dénigré par la critique [sic], et, après les Illuminations, Rimbaud abandonnera la littérature et partira en Ethiopie ». Germinal ? « 1885. Ce roman décrit l’univers de la mine. Émile Zola n’hésite pas à vivre avec les mineurs et à descendre dans la mine ». Le Symbolisme ? « 1886. Les poètes symbolistes français font vivre leurs œuvres dans des lieux imaginaires avec des points de vue subjectifs et des effets musicaux en réaction contre le réalisme et le naturalisme. Ils ouvrent une route littéraire qui s’enfonce au plus profond de l’âme ». C’est pas dieu possible, il faut suggérer aux adaptateurs de s’abonner à la Revue d’histoire littéraire de la France…
Siècle (bis). Greil Marcus, Lipstick traces : une histoire secrète du vingtième siècle (Gallimard, 2000, 602 p., 78 F). Réédition en poche de ce livre ambitieux et surprenant. L’auteur part d’une question inattendue : « est-ce une erreur de confondre l’apparition des Sex Pistols avec un événement majeur de l’Histoire » ? La réponse vient au long d’une sorte de généalogie du groupe punk, qui conduit parfois très loin, des années 70 jusqu’aux gnostiques du Moyen Age et aux Anabaptistes du XVIe siècle, mais il s’agit essentiellement de Dada et de l’Internationale situationniste. Johnny Rotten, apparaît alors comme un médium par la voix duquel s’exprime une longue tradition occidentale. L’originalité de Greil Marcus est de construire cette explication comme une sorte de fugue dont les voix se développent simultanément en se recoupant, en se superposant. Ce volume intéressera ceux qui s’interrogent sur le devenir des avant-gardes au long du XXe siècle, sur la question du renoncement à l’art et de sa disparition. Rien d’une histoire objective ici, le livre étant aussi, à sa façon, une autobiographie intellectuelle (bien que l’auteur n’en dise rien ouvertement). C’est d’abord pour sa construction savante et audacieuse que Lipstick Traces peut fasciner le lecteur : il ne sait littéralement jamais où la page suivante le mènera, à un roman d’Eric Ambler, à l’illumination de Hugo Ball ou chez les doctrinaires du Libre Esprit… Le livre retient aussi par sa méthode critique parfois proche de l’association libre : le vrai nom de Johnny Rotten est, on le sait, John Lydon, dont la sonorité évoque le nom de Jean de Leyde, meneur des Anabaptistes. Or, le grand historien anglo-saxon de ce mouvement fut Norman Cohn – dont le fils, Nik Cohn fut un exégète des Sex Pistols… Parfois drôle (« Probablement qu’aucune définition du punk n’est assez large pour pouvoir y intégrer Theodor Adorno »), Lipstick Traces est un livre attachant, d’une grande érudition, et finalement à la hauteur de son ambition.
Soupault. Philippe Soupault. L’ombre frissonnante, colloque de l’ICP sous la direction d’Arlette Albert-Birot, Nathalie Nabert, Georges Sebbag (Jean-Michel Place, 2000, 222 p., 120 F) ; Patiences et silences de Philippe Soupault, textes réunis par Jacqueline Chénieux-Gendron avec des inédits de Philippe Soupault (L’Harmattan, 2000, 328 p., 160 F). Dans ce dernier ouvrage, « des inédits » – en fait, des articles publiés en revue. Ce sont les actes d’un colloque qui s’est tenu à la Bibliothèque nationale de France. Ceux qui étaient présents n’ont pas oublié que François Martinet, directeur des Cahiers Soupault, fit circuler dans le public une lettre que Soupault lui avait adressée et dans laquelle il ne cachait pas sa piètre opinion des travaux de Jacqueline Chénieux-Gendron : « Le chapitre de la thèse de Mme Chénieux-Gendron qui traite de mes romans est non seulement superficiel mais aussi très primaire ». Mme Chénieux-Gendron évoque l’incident dans un texte intitulé « Textures et voix, grains et issues » :
L’œuvre de Philippe Soupault a été manipulée par tous les guérilleros de la critique, et, de son vivant, toujours avec sa narquoise approbation. […] Ce qui me rassure, c’est qu’aux dires d’un certain détracteur, qui fit circuler dans la salle de la BNF des montages photocopiés – et en couleurs encore ! – de « lettres » de Philippe Soupault vilipendant mon ignorance, il n’y aurait guère eu que moi à avoir encouru ses foudres. C’est une singularité qui m’honore. Pour clore cette polémique, dont l’aspect moliéresque fut un des attraits du colloque que j’ai eu le plaisir d’organiser salle Richelieu, je répèterai ici que mon travail s’il y a vingt ans (Le Surréalisme et le roman) prouvait avec clarté que le roman poétique de Philippe Soupault ne peut s’inscrire que dans une problématique textuelle qu’on aurait définie à partir de modèles tirés d’Aragon et de Breton.
Également au sommaire : une étude bien superficielle de Ronnie Scharfman (« Identité et témoignage de Philippe Soupault ») sur l’autobiographique Temps des assassins ; Amy Smiley, « Mémoire et exil », insipide et baratineux ; Jean Chartier, « Dialogues et écriture dialogique. Les Champs magnétiques », avec cette perle : « on lit bien Bois et Charbons à la fin du livre, ce qui laisse entendre que Soupault est le charbon, avant de devenir Le Nègre » (et le bois d’ébène, alors ?) Quant à l’autre livre, intitulé Omre [sic] frissonnante sur la tranche, c’est aussi la réunion des lectures d’un colloque, qui s’est tenu à l’Institut catholique de Paris. L’ombre (ou l’omre) frissonnante ? C’est une citation des Frères Durandeau : « Les amis prétendaient le reconnaître grâce à son ombre frissonnante ». Georges Sebbag prend cette phrase au pied de la lettre : « Reste à savoir si l’ombre tremblante de Soupault provoquait une réaction chez ses amis ou si elle trahissait surtout ses propres émotions et préoccupations ». Colloque frissonnant ou flottant ? On n’est pas loin de l’inoubliable « il file, Philippe, il file sous peu » de Claude Leroy.
Stendhal. L’Année Stendhal n° 4 (Klincksieck, 2000, 224 p., 150 F). Cette quatrième livraison de L’Année Stendhal respecte le principe des précédentes : deux parties, l’une regroupant des articles, l’autre des notes et documents, une chronique et une recension de ce qui s’est publié en un an sur Stendhal. Les articles, au nombre de onze, sont d’une grande diversité. Les quatre premiers, réunis par Christopher W. Thompson, proviennent d’universitaires anglais et donnent une idée de la recherche stendhalienne outre-Manche. Moya Longstaffe, centrant son propos sur Lamiel, étudie « la fin de la chasse au bonheur » dans une étude intitulée « Le Coup de pistolet, le concert et l’audace féminine » ; C.W. Thompson donne une lecture de Vanina Vanini, nouvelle qui n’avait pas jusqu’alors particulièrement retenu la critique ; Richard Bolster a exhumé une recension de la Quarterly Review consacrée aux Mémoires d’un touriste ; Sheila M. Bell, partant d’une minuscule note du manuscrit du Brulard (« Lu de Brosses »), se livre à une approche originale de la pratique autobiographique chez Stendhal. Francesco Spandri, dans « Stendhal et le théâtre ou l’intégration du comique dans l’esthétique », s’attache au domaine théâtral bien délaissé ; « Trames du sens : le contrepoint du Rouge » de Philippe Jousset est une réflexion rigoureuse et inventive sur le style de Stendhal. Le reste est de bonne qualité, mais plus convenu. Les études de Sarga Moussa (« Stendhal et la guerre ») et de Cécile Meynard (« La vie de province selon Stendhal ») sont un peu besogneuses ; l’article d’Arielle Meyer, « De l’Amour imaginaire : de la méprise au mépris », est un travail élégant sur le secret dans les rapports amoureux, mais n’apporte rien de bien nouveau. « Barthes avait lu Stendhal » de Georges Kliebenstein est une étude informée et conçue, à la fois barthésienne et stendhalienne ; « Ernestine-Sarrasine. “Un amour de soi” » d’ Alice Tibi rassemble toutes les tares d’une critique essayiste des années 1970 que l’on croyait morte : mauvaise information, propos creux et chic-et-choc, inconsistance intellectuelle bavarde. La seconde partie de la livraison est de qualité et apporte beaucoup d’informations. Entre autres, des lettres inédites présentées par Jacques Houbert et une étude, par Georges Jessula, de la première biographie de Stendhal par Andrew Paton. Les recensions sont précises et incisives, parfois méchantes. Une seule semble discutable, celle de Christof Weiand, laquelle, rendant compte d’un ouvrage d’universitaires allemands consacré à des romans du XIXe siècle, chante la gloire de Michael Nerlich et assure que « l’éloquent critique berlinois qui, jadis, a scandalisé les spécialistes [… ] aujourd’hui, semble tout simplement avoir raison ». S’agissant d’élucubrations caractérisées et de délire interprétatif, ce « tout simplement » est savoureux.
Théâtre. Michel Pruner, La Fabrique du théâtre (Nathan Université, 2000, 266 p., sans indication de prix). Ce livre constitue une bonne introduction aux riches études sur les réalités concrètes du théâtre qui se sont multipliées depuis quelques années : le texte dramatique, sans avoir disparu, n’est le plus souvent désormais qu’un élément parmi d’autres de l’événement théâtral – prétexte parfois au délire mégalomane de metteurs en scène acharnés à surprendre. Ici, on fait le tour de ce qui permet que cet événement ait lieu, avec toutes les métamorphoses qui font que les théâtres à l’ancienne n’ont pas grand-chose à voir avec les salles d’aujourd’hui. L’amateur appréciera, par exemple, ce que Michel Pruner dit des coulisses, des loges, des couleurs, du foyer – objets chéris des imaginaires d’autrefois. Le lecteur porté sur l’histoire et la sociologie de la culture trouvera à s’instruire dans tout ce qui touche la production théâtrale, jusqu’à la nature juridique des contrats mis en jeu. Ce qui concerne l’« auteur dramatique » est expédié – sobriété significative – en vingt pages contre trente au metteur en scène et autant à l’acteur. Mais les autres « artisans de l’image scénique » ne sont pas oubliés (le scénographe, l’éclairagiste, le créateur de costumes, etc.), « travailleurs de l’éphémère » au même titre que les premiers – spectateurs compris. À chaque fois, un peu d’histoire et beaucoup d’information utile (sur les écoles, entre autres) permettra à ceux que le théâtre intéresse de cultiver leur curiosité ou de mieux diriger leur désir d’en faire à leur tour. Cela fait beaucoup de monde : l’engouement pour les carrières ou les aventures du théâtre n’a peut-être jamais été aussi puissant dans la jeunesse. Peut-on espérer que ces enthousiasmes déborderont aussi du côté des études d’histoire du théâtre, qui n’ont pas toute la place qu’elles devraient avoir et restent trop « littéraires » ou s’enferment dans le cercle trop étroit d’une spécialité limitée. Des citations choisies et une petite bibliographie sans surprise, strictement franco-française : n’a-t-on rien écrit sur le sujet dans des langues tout de même pas à ce point étrangères comme l’anglais ou l’italien ?
Théâtre (bis). Jean-Pierre de Beaumarchais, Les Grandes Répliques du théâtre français (Larousse, 2000, 239 p., 245 F). De Hernani à Zaïre, du Soulier de Satin à L’Amante anglaise, une centaine d’extraits du répertoire classique et du répertoire moderne. L’idée n’est pas mauvaise, et celui qui l’a eue est un descendant de Beaumarchais, auquel il a consacré une biographie en 1996. Pas d’extraits à donner, ils sont tous dans le livre.
Théâtre (ter). Thomas-Simon Gueullette, Parades extraites du Théâtre des boulevards, présentées et éditées par Dominique Triaire (Espaces 34, 2000, 203 p., 88 F). Le volume réunit neuf pièces, courtes, à trois ou quatre ou cinq personnages, qui constituaient le genre de la « parade », théâtre de salon, au XVIIIe siècle. Elles sont extraites de l’édition de 1756 en trois volumes du Théâtre des Boulevards attribuée à Thomas-Simon Gueullette… Jeux sur le langage, mime des parlers populaires, rudesse des rapports entre membres de la même famille, malentendus et quiproquos à outrance, accents burlesques, monde canaille, ces trames pouvaient être jouées devant et avec tous les publics, elles impliquaient le public lui-même, celui-ci devenant facilement acteur. Ce théâtre de Salon est le lieu où les renversements de la société se jouaient allègrement : Beaumarchais fut lui aussi un « auteur » de parades, c’est-à-dire un plagiaire parmi d’autres de ces formes empruntées qui circulaient de public en public. L’éditeur de ce choix de « parades », Dominique Triaire, souligne la violence et la liberté de ces pièces, « un monde sans foi ni loi, les bâtards de Don Juan » ; il souligne également, avec raison, que c’est le lien théâtral lui-même qui est en jeu, donnant au public lui-même la possibilité de s’approprier la pièce, et « l’humour délirant de ces pièces que n’auraient pas dédaignées les Marx Brothers ». La lecture des versions imprimées demande à être imaginairement jouée, et donne lieu à des sortes de mimiques mentales intéressantes, cocasses. L’avenir du vaudeville, l’usage bourgeois souvent délirant du théâtre au XIXe siècle (de Labiche à Hoffman) semblent trouver là leur banc d’essai historique.
Théâtres disparus. Philippe Chauveau, Les Théâtres parisiens disparus, préface de Claude Rich (Éditions de l’Amandier/Théâtre, Paris, 2000, 588 p., sans prix marqué). Il n’est pas donné tous les jours d’assister à la naissance d’un usuel. Car malgré les difficultés de consultation signalées plus loin, c’est bien d’un nouvel usuel dont Philippe Chauveau est l’auteur. C’est d’ailleurs un bien joli livre carré où les maquettistes n’ont pas eu peur des blancs, ce qui est bien agréable en ces temps de tartines internettes. Ce pavé recense une centaine de théâtres parisiens disparus ; l’auteur nous informe toutefois que ne figurent pas les théâtres dits de société, souvent éphémères (dans les châteaux, les salons, les hôtels particuliers), ni les théâtres de la foire, qui ne furent que des baraques ou des tréteaux provisoires. Mais gageons que, lorsqu’il les rencontre au cours de ses lectures, il en prend note pour son usage personnel et qu’il finira bien un jour par nous faire partager ses trouvailles. Il faut connaître les difficultés que soulèvent les recherches dans le domaine des spectacles, trop longtemps négligés par les historiens sérieux se contentant d’une documentation approximative quand elle n’est pas tout simplement née de l’imagination de publicistes peu scrupuleux, pour mesurer la somme de travail que représente le livre de Philippe Chauveau. Bien sûr, on y trouve d’abord ce qu’on attend d’un tel ouvrage : théâtre par théâtre, l’adresse exacte et tous les renseignements sur sa création, sa construction, une gravure de la salle ou de la façade (un peu rare, l’icono), les créations, les comédiens habituels, les recettes… jusqu’à la fin causée généralement par l’absence de ces recettes. Mais ce ne serait là qu’un dictionnaire assez monotone. Philippe Chauveau a le bon goût de raconter ces théâtres disparus et de nous faire partager le réel plaisir qu’il a de les faire vivre. On ne s’ennuie pas un seul instant à la lecture de ces vies minuscules de lieux aujourd’hui déserts et surtout détruits. Quand on aime Paris, on aime surtout ses fantômes : ils sont ici une centaine. Malheureusement, l’auteur n’est jamais seul. Cette histoire des théâtres parisiens, nous dit-il, cite plus de 10 000 noms. On entend d’ici les cris de l’éditeur qui accepte, à la rigueur, de n’en garder que 1500 « parmi les plus marquants ». En effet, sur quatre colonnes, ils occupent déjà plus de dix pages. Mais quelle belle occasion perdue de publier un livre qui eût été irremplaçable ! D’autant plus que ces 1 500 noms sont alignés sans aucun renvoi ! Qu’est-ce que cela peut nous faire que Charles Gobin ou Lucie Massue figurent dans ce livre, si on ne sait pas où ? Chez Bordas, en 1985, on avait été moins regardant avec le Dictionnaire des cafés-concerts du même auteur à la fin de l’album Music-Hall : neuf pages d’index sur six colonnes pour à peu près 5 000 noms. Les Théâtres disparusméritaient bien le double. Bref, comme bien souvent, voici un excellent livre qu’il faut lire, car on y prend plaisir, mais qu’on ne pourra pas consulter aussi facilement qu’on l’aurait souhaité.
Topographie. Province-Paris : topographie littéraire du XIXe siècle, actes du colloque de Rouen des 19-20 mars 1999, réunis par Amélie Djourakovitch et Yvan Leclerc (Publications de l’Université de Rouen, 2000, 447 p., 140 F). On n’attendait pas de révélation de ce recueil au sujet éculé et on n’a guère été surpris. Les historiens convoqués comme caution scientifique ou interdisciplinaire rivalisent de platitudes, mettant surtout en évidence l’absence cruelle, dans cette « topographie », d’un géographe ou au minimum d’études sur l’incontournable historien géographe de la France du XIXe siècle : Jules Michelet. Une réflexion sur le tableau de la France brossé par Michelet et diffusé par l’école de la IIIe République aurait eu au moins autant de pertinence ici que l’analyse des définitions du terme « province » dans les dictionnaires du XVIIe au XIXe siècles (au fait, faut-il vraiment prendre pour reflet de la doxa les définitions des dictionnaires ?). Pour le reste, avouons-le, les littéraires nous ont paru en petite forme. De nombreux articles tombent, infortunés, dans l’explication de texte honnête et vaine, qui fait montre de la maîtrise technique de leur auteur davantage que de son apport personnel à la compréhension de cette « guerre des discours » évoquée par Yvan Leclerc dans sa judicieuse et ironique postface. Il y a tout de même une certaine perversité à mettre en évidence en postface les lectures intéressantes qui auraient pu être faites de ce thème, et à réfléchir après coup à la logique même de ce thème de colloque, dans le système parisiano-centré de la critique universitaire. Au lieu de quoi on trouvera dans cet épais volume bien des contributions engluées dans la lecture paraphrastique d’œuvres qui font trop de la province un thème avoué pour qu’on puisse l’analyser aussi frontalement, sans détour ni méfiance, en allant cueillir les citations comme on va aux champignons. Délaissant ces lectures myopes, vrais réservoirs à leçons d’agrégation, on se portera directement vers l’article de Nicole Mozet, qui revient ici sur une question déjà amplement défrichée par elle ailleurs, pour souligner l’intérêt de lire cette catégorie de la « province » chez Balzac à l’aide du concept de civilisation, assimilé à un changement de plus en plus valorisé à mesure que l’écrivain cède à une sorte de fascination pour le travail du temps. Rappelant que la province romantique ne recoupe nullement nos « régions », Nicole Mozet propose de lire l’avènement de la province en tant que thème romanesque comme manifestant la quête d’une « poésie du médiocre » dans la nouvelle France bourgeoise. C’est probablement parce qu’il s’agissait bien d’articuler politique et esthétique que l’analyse de la « parole » parisienne et provinciale s’imposait, d’où sans doute la réussite de l’article de Philippe Dufour, aussi vif et pertinent que le suggérait son titre (« Du bruit dans le Landernau »), qui propose une réflexion bienvenue sur le parler provincial comme laboratoire de la démocratie bourgeoise. À noter enfin une étude de micro-histoire littéraire consacrée à la vie théâtrale rouennaise, originale dans sa genèse (les travaux de maîtrise d’une équipe d’étudiants de l’Université de Rouen), et précieuse à tous égards. Les signataires, Claude Millet et Florence Naugrette, font ainsi la démonstration que les travaux les plus modestes peuvent produire des textes utiles et intéressants, pour peu qu’ils soient le fruit d’une démarche concertée et raisonnée, à l’inverse précisément de la collection d’articles qui constitue ce volume.
T’Serstevens. Amandine Doré, L’Homme au t apostrophe (Durante, 2000, 167 p., 150 F). Une trentaine d’années de vie commune donnent à la dernière épouse de t’Serstevens quelques droits à évoquer l’attachement qu’elle éprouvait pour son mari. Elle le fait en des termes touchants. Parfois, au détour d’une page émue, un portrait fuse comme celui d’André Suarès qui « se rasait le haut du front auquel il voulait donner la forme d’une voûte ogivale ». Mais ces traits acérés sont rares et le ton reste le plus souvent élégiaque. On savait l’amitié qui liait « t’Ser » à Cendrars, à Abel Gance ou à Mac Orlan. On n’en saura guère plus à la lecture de ce témoignage. Il reste à écrire la biographie d’un écrivain professionnel qui compte une cinquantaine d’œuvres publiées à son actif et qui était, manifestement, un homme qui savait vivre.
Tzara. Tristan Tzara, le Surréalisme et l’Internationale poétique, sous la direction de Jacques Girault et Bernard Lecherbonnier (L’Harmattan, 2000, 108 p., pas d’indication de prix). Les « Printemps poétiques de Villetaneuse » ont été consacrés en 1999 à Tristan Tzara (après Aragon et Apollinaire). Ce volume en recueille les actes, ensemble quelque peu disparate, comme il se doit. Henri Béhar, infatigable tzariste, rappelle en quelques pages ce qu’on sait de la vie du plus remuant des poètes roumains de sa génération, tandis que Norbert Bandier passe ses rapports avec les Surréalistes à la moulinette (certains diraient au broyeur) bourdieusienne. Gérard Durozoi évoque de manière un peu dédaigneuse Tzara et les arts visuels tandis qu’Alain Cuénot, dans un article plus substantiel, fait le point sur l’engagement politique de Tzara de 1944 à 1963. L’étrange et durable passion de ce dernier pour Villon et ses textes, où il a voulu voir le produit d’une pratique anagrammatique, est rappelée par Jacques Verger. Le reste du volume est occupé par divers articles qui font rapidement le tour de « quelques aspects de la littérature roumaine » à travers des auteurs de langue française dont la diversité est frappante : Tzara, Isidore Isou, Ghérasim Luca et Cioran n’ont pas énormément en commun, sinon ce choix du français, et de la France pour y devenir écrivains. Du coup, on aurait aimé voir quelque chose de plus approfondi sur Isou, qui n’est pas le moins intéressant du lot. Notons une originalité de ces actes : ils se concluent par une présentation du lauréat 1999 du Prix Tristan Tzara, Olivier Barbarant, dont on peut lire ainsi l’« Ode à la cathédrale de Laon » extraite de ses Odes dérisoires et quelques autres un peu moins. Le lauréat de 1992 avait été Michel Houellebecq.
Vallès. Corinne Saminadayar commente L’Enfant de Jules Vallès (Gallimard, Folio, 2000, 232 p., 47 francs). Dans une collection para-universitaire de bonne tenue, un commentaire précis et informé du premier volet de la trilogie de Vallès, assorti d’un dossier apportant quelques éclairages sur le contexte historique et littéraire. Le commentaire n’échappe pas aux figures imposées par ce type de collection, mais compense ces temps morts par des développements plus subtils sur l’esthétique vallésienne, qui passeront probablement au-dessus du public visé mais n’en sont pas moins intéressants. Malgré l’absence (regrettable) d’illustrations, Corinne Saminadayar se tire bien de cet exercice plutôt ingrat. Vallès aussi.
Venises. Sophie Basch, Paris-Venise 1887-1932. La « folie vénitienne » dans le roman français de Paul Bourget à Maurice Dekobra (Champion, 2000, 200 p., 290 F). Intéressante étude, et qui parvient à renouveler la connaissance d’un thème que l’on pouvait croire archi-connu. Le grand mérite de Sophie Basch est de s’être consacrée à l’examen de tout un corpus narratif « vénitien » peu étudié jusqu’ici, sinon ignoré : Bourget, Régnier, Lorrain, mais aussi Champsaur, Fersen, Comminges, Hermant, Bac, Toulet, Maizeroy, Toudouze, Soulages, Mauclair, Chadourne, Jacob, Jaloux, Dekobra, Frondaie, Ségur et même Mauriac. Ajoutons que l’auteur a l’avantage d’être également attentive à la peinture (Ziem, Whistler, Barbier, Dethomas, Mossa, Martini), voire au cinéma. Excellente idée, par exemple, que d’avoir reproduit, au milieu du livre, diverses gravures de Pastré, Serveau et Franken illustrant des romans vénitiens parus entre les deux guerres. Sophie Basch n’ignore pas non plus l’italien, ni toute la littérature et critique italienne sur le sujet. Cela lui permet d’ailleurs de noter au passage que, mis à part Régnier et Rolfe, la plupart de ceux qui ont écrit sur Venise ont allègrement estropié l’italien. Habitude qui perdure aujourd’hui avec certains écrits de notre médiologue national Régis Debray, qualifiés d’« apothéose de la cuistrerie ». Une étude comme celle-ci était en vérité bien nécessaire, car, comme le souligne Sophie Basch, c’est en France qu’a vu le jour la plus importante quantité de romans situés à Venise. Certains éléments en avaient, on le sait, déjà été esquissés par Émilien Carassus dans le chapitre de sa thèse sur le snobisme consacré à la « folie vénitienne ». Mais Sophie Basch, par l’analyse de tout un corpus peu connu, et par l’ampleur de sa réflexion (qui fait également intervenir Rilke, Barrès, d’Annunzio, Mann, Rolfo, James, Hofmannsthal), parvient à renouveler complètement le sujet. Elle ne néglige pas pour autant des auteurs plus considérables, soulignant au passage, par exemple, que « Proust demeure […] fondamentalement étranger à Venise ». Mais Proust et Barrès ne sont nullement les seuls à avoir cédé à la fiction vénitienne, et nous avons avec ce livre une étude précise et détaillée de cette « comète largement inexplorée ». À côté de la Venise fascinante et délétère de certains, il y a aussi une Venise ironique, celle de Toulet et du curieux comte de Comminges, par ailleurs capitaine de cavalerie légère et auteur d’ouvrages hippologiques. Un cas particulier est celui de Bourget, qui a en quelque sorte inauguré le sujet, mais sans profondeur. « Bourget n’était décidément pas fait pour Venise », note Sophie Basch, qui ajoute : « entre 1887 et 1932, Bourget n’a rien appris sur Venise » (une petite erreur : les « belles madames aux médiocres Reboux » stigmatisées par Fersen ne font sans doute pas référence, comme le croit l’auteur, au pasticheur Paul Reboux, mais bien à Caroline Reboux, modiste célèbre avant 1914 pour ses chapeaux). Bibliographie et index complètent cette étude, qui a en outre le mérite de la brièveté et de la densité. À la dite bibliographie, on peut ajouter un titre très récent, Venise ! ô ma jolie de Fargue, écrit en 1924 et révélé en 2000 par les éditions Fata Morgana : « La Place St. Marc est un cabinet de glaces où des nègres d’orgue de Barbarie, en papier d’argent et bois verni d’ocarina, vous offrent des plateaux et des portemanteaux. Tout est en miroirs, l’eau, les boutiques, le ciel et les cafés… »
Verlaine, Rimbaud, Mallarmé. Christian Galantaris, Verlaine, Rimbaud, Mallarmé. Catalogue raisonné d’une collection, préface de Gabriel de Broglie (Édition des Cendres, 2000, 416 p., 450 F). Après les catalogues des ventes Jean Hugues (Verlaine-Rimbaud-Char) et Jacques Guérin (Rimbaud-Lautréamont) publiés en 1998, voici un catalogue raisonné dont les entrées sont abondamment illustrées et commentées avec précision, où les conseils de spécialistes (Me Michel Dubois, Adrienne Fontainas, Charles Gordon Millan et Michael Pakenham) ont sans doute été d’un secours précieux. Le catalogue de la collection Édouard-Henri Fischer établi par Christian Galantaris est l’un des plus somptueux volumes accordés dans les années récentes aux poètes de cette période et pour Verlaine en particulier, le relevé abondant – et en tout état de cause très scrupuleux des variantes – représentera une contribution importante à la précision des éditions futures (le volume est arrivé juste à temps pour alimenter la Correspondance de Verlaine dont on s’apprête à publier le premier tome). Pour Rimbaud, ce catalogue donne une reproduction de la page de garde d’Un cœur sous une soutane, nouvelle anticléricale et satiriquement grivoise de 1870, le feuillet de l’ancienne collection Ronald Davis ayant été vu par Jules Mouquet et Pierre Petitfils dans les années 1940, avant d’être disjoint des 23 autres pages du manuscrit et perdu de vue. Pour Mallarmé, on trouve, à côté d’envois autographes dans des éditions rarissimes, des missives inédites du poète, intégralement reproduites, des transcriptions de vers, des envois autographes et des portraits. C’est Verlaine qui bénéficie de l’apport le plus grand : les trois-quarts du catalogue lui sont consacrés et ces pages sont d’une grande valeur pour le chercheur, avec, dès la première entrée, un fac-similé du début d’Aspiration, l’un des premiers poèmes connus de Verlaine. La dédicace d’un exemplaire des Poëmes saturniens à Mathilde Mauté de Fleurville et celle d’un exemplaire des Fêtes galantes donnée à Banville, comme la lettre de Victor Hugo félicitant Verlaine après l’envoi du même recueil, sont non moins émouvantes. L’apport majeur est néanmoins un nombre considérable de reproductions de manuscrits, de lettres (une lettre à Poulet-Malassis de 1867 ou une lettre à Pierre Dauze de 1895), souvent illustrées, mais aussi des épreuves corrigées à la main par Verlaine (Bibliophobes I et II), un poème intégralement biffé, d’autres parfaitement reproduits, comme des brouillons de « Bon, encore une trahison ! […] » (Poèmes divers, sous le titre À Célimène) et de « Voici des cheveux gris […] » (Dédicaces, 2e édition, sous le titre À l’Aimée) ou des transcriptions relevant d’un stade plus avancé de la genèse voire de simples recopiages – Caprice (Parallèlement), Confiance (Odes en son honneur), À ma Bien Aimée (Invectives). Parmi les envois autographes, on notera un exemplaire des Mémoires d’un veuf « à mon camarade Berson, bien cordialement » : le catalogue indique qu’il pourrait s’agir d’Henri Berson, qui a publié des Poèmes capricieux chez Lemerre en 1891. Le détail est intéressant pour ceux qui voulaient savoir qui était cet homme nommé dans une lettre de Verlaine du 13 décembre 1886 et mentionné dans une liste de noms qui contient aussi une série de titres de poèmes de Rimbaud. Parmi les documents allographes, on notera une transcription de Hombres de la main de Vanier qui s’ajoute à celle que l’on connaissait (Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet) – manuscrit qui a pu servir à la confection de la première édition en 1903. Le catalogue contient encore la reproduction, parfois en couleurs, de nombreux portraits, de Verlaine surtout, et de couvertures de volumes, et parfois de pages manuscrites comme le début de « L’Abbé Anne » de Verlaine, dont la reproduction permet de distinguer les encres différentes employées, ou d’un quatrain de Verlaine inscrit au crayon bleu. Mais la collection contient également des collections intégrales de revues rares, comme Le Décadent. En un mot, ce catalogue représente un travail d’édition exemplaire et un moment important dans l’histoire de la critique verlainienne.
Verne. Jules Verne écrivain (Bibliothèque municipale de Nantes, 2000, 192 p., 250 F). Album iconographique impressionnant de splendeur paru à l’occasion de l’exposition « Jules Verne écrivain » qui fut présentée au musée de Nantes au cours du dernier trimestre de 2000. Il contient sept études de bons connaisseurs de l’univers vernien, comme Daniel Compère ou Piero Gondolo della Riva, et surtout la reproduction de la plupart des cartonnages des Voyages extraordinaires. Hetzel for ever ! Signalons aussi l’édition récente de L’Île mystérieuse dessinée par Jules Verne, texte de présentation de Christian Robin. Un petit bijou (MeMo, Nantes, 2000, 4 p. et une carte, 110 F).
Violence. Regards populaires sur la violence, études réunies et présentées par Mireille Piarotas (CIEREC, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2000, 289 p., 150 F). Il faudra sans se décourager se frayer (rapidement) un chemin à travers le bouillon tiède brassé par les gâte-sauces naïfs de la synthèse thématique pour rencontrer dans ce composite volume (on y trouve même, sur le ton de la conversation de salon socioloïde, quelques menus propos sur le lexique dépréciatif en anglo-américain !) des réflexions réellement pertinentes, celles qui travaillent comme de juste au plus près du triangle écriture/peuple/violence. Michèle Fontana aborde la question sous l’angle du fait-divers, écriture journalistique et roman populaire s’abreuvant ici aux mêmes sources, celles de l’horreur au quotidien, toujours susceptible d’une interprétation éthique donc politique. C’est singulièrement le cas des méfaits des « vitrioleuses », constituées en stéréotype littéraire, à propos de qui s’affrontent un discours social moralisateur lombrosonisé, et une prise de position politique assumée par l’écrivain populaire entre tous, Alexandre Dumas. Autre figure émergeant de l’univers de la violence sociale, Ravachol : Hélène Millot décrit méticuleusement les conditions de la confection progressive de l’auréole littéraire de celui qui symbolisera durablement le rapprochement de deux violences, la crapuleuse et la terroriste, au sein de l’anarchisme. On est moins convaincu par le traitement rapide et caricatural qu’elle fait subir dans un second article au Zola de Paris, au Soleil des morts de Mauclair. Lointain descendant de l’anarchiste, le Poulpe, série policière en vogue et magnifique objet d’analyse, dont se saisit ici avec bonheur Mireille Piarotas. Littérature populaire ? On dirait mieux, sur le populaire : une série constituée délibérément comme « populaire », donc-pas-chère, mais-de-qualité… On croirait entendre le cahier des charges de Hetzel pour sa Bibliothèque d’éducation et de récréation, avec ce que cela laisse transpirer de présupposés sur le lectorat, à l’intention de qui on manipule de voyants stéréotypes pour mieux lui refiler de l’intelligence (aujourd’hui appelée « second degré »), et de la morale. En définitive, la réflexion théorique, susceptible pourtant de couper court aux déviations descriptives, est le point faible de ce volume : un seul article, particulièrement efficace, défend vaillamment cette option, celui de Corinne Saminadayar-Perrin, qui revient sur l’Ange Pitou de Dumas, armée de Michelet dans une main, de Hugo et Chateaubriand dans l’autre, pour s’attaquer à la tension qui traverse ce texte, entre exaltation de la Révolution, « épopée du peuple » et horreur de la violence populaire. C’est là un vrai problème de représentation, qui tranche heureusement avec les fourre-tout labellisés « violence populaire » auxquels s’apparentent trop d’articles environnants. En lot de consolation, on décernera le prix du titre comique à « Mystère et violence dans Le Fauteuil hanté de Gaston Leroux », ex-aequo avec son frère jumeau « Aventure et violence dans Les Dents du tigre de Maurice Leblanc ». En attendant « Critique et violence dans Histoires littéraires », sous presse.
Wilde. Merlin Holland, L’Album Oscar Wilde (Éditions du Rocher, 2000, 192 p., 178 F) ; Oscar Wilde, Cher Oscar (Éditions du Rocher, 2000, 315 p., 135 F). Deux livres parus pour le centième anniversaire de la mort de Wilde à Paris, dans son hôtel de la rue des Beaux-Arts. Le premier est un volume iconographique conçu et présenté par Merlin Holland. Photographies posées et caricatures illustrent la vie de Wilde dans un ordre chronologique. Images étonnantes, qui montrent Oscar dans des poses alanguies ou méditatives. Merlin Holland est le petit-fils de Wilde. Il aurait pu s’appeler Wilde comme son grand-père, mais le désaveu social fut tel après le scandale que l’on sait que la femme et les enfants de Wilde changèrent de nom en optant pour le pseudonyme de Holland. À cause de cela, le livre n’a pas pu être intitulé Wilde par Wilde. Chez le même éditeur paraît en même temps un Cher Oscar, recueil, traduit de l’anglais, des saillies et réflexions de Wilde, qui sont tout ce que l’on veut sauf de simples « bons mots ». C’est de la subversion la plus corrosive, une lucidité cynique sur la littérature, le génie, la gloire, les contemporains, la religion, les femmes, l’existence (« L’expérience est le nom que chacun donne à ses erreurs »)… et le tabac ! En appendice, des extraits des dépositions des procès de Wilde (brillantes joutes verbales). À noter la réédition récente de la biographie de Wilde par Philippe Julian (Bartillat, 2000, 430 p., 139 F).
Zweig. Stefan Zweig, Correspondance 1897-1919, traduction d’Isabelle Kalinowski (Grasset, 2000, 381 p., 145 F). Ce choix de lettres qui regroupe correspondants célèbres, tels Hermann Hesse, Rainer Maria Rilke, Arthur Schnitzler, Hugo von Hofmannstahl (Thomas ou Klaus Mann curieusement absents), Romain Rolland ou Émile Verhaeren, et quelques « anonymes », dresse un portrait fragmentaire, en mosaïque, du jeune écrivain en formation. Parce qu’elle ne s’est pas limitée aux seuls interlocuteurs de renom, exacts contemporains de ce « monde d’hier » dont Zweig a cultivé la nostalgie, cette correspondance évite l’écueil de ces galeries de portraits de musée. C’est une âme humaine et artistique, encore en devenir, dont les méandres se tissent au fil des lettres. L’image d’Épinal est égratignée par l’homme-écrivain dans le ventre de son œuvre, qui se dessine au fil des pages dans sa complexité. Derrière le collectionneur et le travailleur acharné, apparaît une conscience d’écrivain empreint d’humanisme, nourrie de judaïsme, à l’acte dans les tourments qui ébranlent le monde. L’histoire personnelle s’enchevêtre avec l’Histoire, en assumant les contradictions de « la multiplicité de ces voix du moi ». Parce que Zweig a su sonder l’âme humaine et a saisi l’ampleur de cette barbarie dont l’ignominie le poussera au suicide en 1942, ses lettres constituent le témoignage captivant d’un auteur majeur qui assiste au crépuscule d’une civilisation à laquelle il s’est senti intimement lié. Et dont il a pu espérer qu’un cosmopolitisme nourri d’une « pensée internationaliste » offrirait une solution, à l’image de ce que le judaïsme incarnait pour lui : « Je trouve que notre situation actuelle est la plus merveilleuse de l’humanité : cette unité sans langue, sans liens, sans pays natal, juste par le fluide de l’être. »
[Paul Aron, Carole Aurouet, Jean-Hugues Berrou, Patrick Besnier, Jacques Bienvenu, Jacques Bony, Michel Brix, François Caradec, Claudine Cohen, Sylvain-Christian David, Michel Décaudin, Eric Dussert, Alexandre Gefen, Thierry Gillybœuf, Jean-Pierre Goldenstein, Jean-Paul Goujon, Frans de Haes, Jean-Louis Jeannelle, Vincent Laisney, Jean-Jacques Lefrère, Sydney Lévy, Muriel Louâpre, Hugues Marchal, Jean-Paul Morel, Steve Murphy, Jacques Neefs, Michaël Pakenham, Isabelle Pawlotsky, Claude-Pierre Pérez, Michel Pierssens, Sandrine Raffin, Isabelle Vionnet, etc.]
La critique en un mot
Haedens. Kléber Haedens, Lettres de la petite ferme (Grasset, 2000, 265 p., 116 F). Daté.
Plongée. Hubert Haddad, Les Scaphandriers de la rosée (Fayard, 2000, 340 p., 130 F). Lassant.
Rouart. Jean-Marie Rouart, Une jeunesse à l’ombre de la lumière (Gallimard, 2000, 372 p., 125 F). Évidé.
Sport. Denis Lalanne, Le Temps des Boni (La Table Ronde, 2000, 400 p., 120 F). Ovale.
Sue. Jean-Louis Bory, Eugène Sue. Dandy mais socialiste (Mémoire du Livre, 2000, 573 p., 149 F). Millésimé.
Tourguéniev. Cahiers Ivan Tourguéniev, Pauline Viardot, Maria Malibran n° 22, 1998, « La Révolution de 1848. Hommage à Jules Michelet, Eugène Delacroix et Yakov Polonsky » (100 rue de Javel, 75015 Paris). Intéressant.
Wagner. Nike Wagner, Les Wagner une histoire de famille (Gallimard, 2000, 178 p., 159 F). Portée.