EN SOCIÉTÉ

Aurel. La Corne de brume n° 5, octobre 2008 (Editura Napoca Star, Roumanie, 104 p., s.p.m.). Le « Centre de réflexion sur les auteurs méconnus » (beau titre, et quel programme !) consacre l’essentiel de sa cinquième livraison à une femme de lettres oubliée, qui ne survit guère que dans le journal de Léautaud, lequel fut acerbe envers ce bas-bleu qui tenait salon : Mme Aurel, disparue il y a soixante années. Les extraits cités de son propre journal sont assez explicites pour que l’on n’ait guère envie d’en lire davantage, tant leur ton est infatué et désuet, mais on s’incline devant l’exploit d’abnégation réalisé par Laurent François : « Du 3 décembre 1997 au 28 décembre 1998, 149 séances au Cabinet des Manuscrits me furent nécessaires afin de transcrire les 1440 pages de ce Journal. Ne possédant pas à ce moment-là d’ordinateur portable, je recopiai tout à la main, avec un crayon de papier, comme l’exige le règlement de cet endroit. » On distribue des médailles des Arts et Lettres pour moins que cela. Une médaille plus dévaluée, en revanche, serait accordée pour les notes que le même scholiaste a greffées sur les extraits qu’il cite du Journal d’Aurel : « Blaise Pascal, le philosophe bien connu », « André Breton. Ses livres Nadja ou L’Amour fou sont célèbres », « Goldoni, célèbre dramaturge italien ». Passons aussi sur quelques défaillances syntaxiques (« Inhumé au cimetière parisien de Saint-Ouen, sa tombe n’existe plus ») et toujours ces « Rémy » de Gourmont qui en disent long sur la culture de ceux qui les emploient.

Dumas (1). Cahiers Alexandre Dumas. Le Théâtre-Historique d’Alexandre Dumas. I. Le répertoire et la troupe (Encrage, 2008, 252 p., 20 €). Rédigé par Jean-Claude Yon, ce volume éclaire la fondation du théâtre dirigé par Dumas, qui ouvrit en 1847 et ferma en 1850. Il donne aussi la liste des pièces jouées, le nombre de représentations et un choix de critiques, ainsi que des notices sur les interprètes de la troupe. Qui soupçonnait l’ampleur du répertoire ? Non seulement les abondantes pièces de Dumas père, mais aussi La Marâtre de Balzac, des reprises de Lucrèce Borgia et Marie Tudor, sans compter Atala, drame lyrique de Dumas fils, d’après Chateaubriand, musique de Louis Varney (le futur auteur des Mousquetaires au couvent !) et Les Pailles rompues, comédie du tout jeune Jules Verne. Abondamment illustré, ce numéro est déjà indispensable pour tous les historiens  du théâtre du XIXe siècle. On attend avec impatience le deuxième fascicule, qui traitera des aspects matériels des représentations (musique, décors, costumes), ainsi que de la censure.

Dumas (2). Revue des sciences humaines n° 290, Les Vies parallèles d’Alexandre Dumas, textes réunis par Charles Grivel (Presses universitaires du Septentrion, 2008, 238 p., 23 €). Dumas n’a pas fini d’écrire – éditions et rééditions se sont multipliées avec le centenaire de 2002 – et les lecteurs sont loin d’en avoir fini avec cet inépuisable producteur de fictions. Quelques-uns de ces lecteurs passionnés parmi les plus érudits se sont réunis pour poursuivre la surenchère dans ce numéro spécial de la RSH, à l’appel de l’un des plus énergiques chasseurs d’étrangetés dumasologiques, Charles Grivel. De ce dernier, le long article final sur « Le Secret de la bête » (que l’on retrouve dans l’essai publié parallèlement) n’explore pas par hasard l’univers animal de Dumas, où le chien de chasse occupe une place tout à fait particulière. Les dumassiens chassent en meute. Les articles rassemblés battent de nombreux buissons : Vittorio Frigerio et Julie Anselmini explorent des romans moins connus que Monte-Cristo ; Michel Brix court avec « le furet » et s’amuse avec Dumas des mauvaises manières faites par celui-ci à la critique sérieuse des « super-lecteurs » de l’avenir qui ne parviennent pas à faire rentrer Dumas dans une histoire littéraire à leur convenance ; Sylvie Thorel montre tout ce qu’il y a d’enjeu dans les histoires de guillotine reliées à 93 ; Lise Dumasy (a-t-elle rêvé sur sa parenté onomastique avec Alexandre ?) révèle les manipulations des nombreuses réécritures de Monte-Cristo à la fin du XIXe siècle, certaines très surprenantes ; Sylvette Giet, encore plus pointue, raconte l’histoire des adaptations des romans de Dumas en roman-photo dans la presse du cœur – occasion de découvrir les origines italiennes de toute une série de pratiques narratives tout à fait curieuses de la presse populaire des années 1950. Bref, un tableau de chasse varié à souhait et qui fait regretter de manquer de temps pour aller se perdre dans un massif romanesque que personne, peut-être, n’a encore exploré dans tous ses recoins, même Claude Schopp qui avance ici en territoire nouveau dans le dossier génétique de Quatre jours à Alger.

Grognard. Le Grognard. Littérature, idées, philosophie, critique et débats, n° 8, décembre 2008 (Éditions du Petit Pavé, 34 p., 7 €). Trente-quatre pages, il faut jouer serré si l’on veut y caser tout le programme annoncé par la revue. Pour la philosophie, par exemple,  « Peut-on penser après Nietzsche » en trois colonnes, c’est du concentré. Mais ça tient, ça rentre : une nouvelle d’Alain Nadaud, un portrait du journaliste américain Henry Louis Mencken, des poèmes, des maximes, un entretien sur Benjamin Fondane, des critiques de livres, un texte sur Jack London et, pour ce qui est de l’histoire littéraire, un texte retrouvé d’Émile Faguet, extrait de L’Art de lire, sur les auteurs difficiles. Comment, on en est déjà à la page 34 ? Eh oui, c’est fini, pari tenu, rendez-vous le trimestre prochain.

Le Clézio. Cahiers Robinson n° 23, Le Clézio aux lisières de l’enfance (Presses de l’Université d’Artois, 2008, 220 p., 16 €). La place de l’enfance dans « l’œuvre leclézienne » (sic) donne lieu à une série d’études (actes d’un colloque tenu en 2007) dans l’optique de la « littérature de jeunesse ». Il s’agit, nous dit-on, de « penser les enfants dans l’œuvre » ; avouons que, dans l’ensemble, l’intérêt de l’entreprise nous échappe. Il semble régner d’ailleurs une mauvaise conscience générale, dont l’abus du terme lisière est un symptôme, de même que les réflexions de Sandra Beckett sur une littérature « pour tous », adultes et enfants, dont Harry Potter serait la plus éclatante manifestation.

Numérique. Recherches et travaux n° 72, 2008, De l’hypertexte au manuscrit. L’apport et les limites du numérique pour l’édition et la valorisation de manuscrits littéraires modernes (Presses universitaires de Grenoble, 300 p., 13 €). Le recueil rassemble dix-huit communications prononcées lors du colloque international Éditer et valoriser des fonds de manuscrits. L’apport et les limites du numérique en 2006. Dans leur introduction, Françoise Leriche et Cécile Meynard reconstituent le panorama des évolutions techniques et culturelles, mais surtout scientifiques et donc ici critiques, qui ont conduit à ce que se pose, avec l’acuité que l’on connaît, la question de l’édition en ligne des corpus de manuscrits modernes. Devant la diversité des réalisations, elles dressent, non un bilan, mais un « état des lieux 2007 » de la question, passant en revue les problèmes saillants, comme celui des corpus manuscrits prioritairement concernés ou celui du public visé. Elles soulignent l’évolution – plus que la révolution – que représente le support électronique par rapport au support papier et, au vu de plusieurs contributions, se demandent si les deux médiums éditoriaux ne seraient pas, finalement, moins concurrents que complémentaires. Sont abordées aussi les questions de la numérisation des documents originaux, des traitements informatiques que celle-ci autorise, ou des aspects juridiques, économiques et commerciaux soulevés par de telles entreprises. Cet état des lieux se clôt sur les deux points les plus sensibles pour l’avenir des éditions électroniques : celui de l’interopérabilité (encore bien lointaine, vu la diversité des solutions technologiques mises en œuvre) et celui de la pérennité des données éditées. Articulées en quatre ensembles (« Aspects théoriques », « Présentation d’outils », « Complémentarité ou conflit entre édition imprimée et édition électronique », « Le choix de l’édition électronique »), les contributions proposent des bilans d’expériences fort diverses, achevées ou en cours. Dans la première section, Hans-Walter Gabler souligne combien l’édition électronique de manuscrits manifeste ce que l’édition classique passe trop souvent sous silence, à savoir qu’on n’édite pas un « texte » mais qu’on le construit à partir de « documents ». Les proustiens s’intéresseront à l’histoire mouvementée de l’édition électronique de la correspondance de l’écrivain, relatée par Françoise Leriche. La deuxième section présente trois outils : le « paradigme instrumental Arcane », développé par Éric-Olivier Lochard, le projet de base documentaire des manuscrits de Stendhal CLELIA, porté par Cécile Meynard et Thomas Lebarbé,  et, concernant uniquement les aspects codicologiques des corpus, l’auxiliaire de recherche destiné à succéder à la base MUSE due à Claire Bustarret et Serges Linkès. Tous les projets présentés dans la section suivante ont en commun d’avoir, à un moment ou à un autre de leur histoire, successivement ou en parallèle, recouru à l’édition imprimée et à l’édition électronique. Ainsi, le statut particulier des Pensées de Montesquieu (un « cahier de travail ») appelait une édition en ligne rendant compte de ses spécificités – mais le texte sera également édité « papier » dans les Œuvres complètes de l’auteur, explique Carole Dornier. L’Hyper-Proust, horizon lointain visé par Nathalie Mauriac-Dyer, s’appuie en partie sur l’édition d’un Hypo-Proust, les 75 cahiers conservés à la BnF, dont la critique dessine les grandes lignes à la fois sous leur version imprimée et électronique. Même complémentarité affirmée pour Stendhal, d’un côté par Cécile Meynard pour l’édition d’Histoire d’Espagne et de l’autre par Serges Linkès pour Lamiel. En revanche, l’harmonieuse collaboration des supports n’aura été que temporaire pour l’édition multimédia du Comment vivre ensemble de Barthes, les éditions du Seuil ayant brutalement fermé le site payant, faute d’abonnés en nombre suffisant (Claude Coste, Guillaume Bellon). Au contraire, les projets développés dans la dernière section ont tous résolument opté pour la solution électronique en raison des spécificités de leur corpus manuscrit : importance du nombre de pages concernées (Madame Bovary, Yvan Leclerc et Danielle Girard), complexité du processus génétique à retracer (Rose et vert, Daniel Ferre), multiplicité des intertextes à convoquer (Vie de Napoléon, Hélène Spengler), ou ambition particulière (l’infrastructure de recherche « NietzscheSource », Paolo D’Iorio). On trouve dans ce recueil nombre d’aperçus sur un paysage éditorial en mutation et une information à jour dans un domaine où les évolutions sont incessantes.

Paulhan. Société des lecteurs de Jean Paulhan n° 31, octobre 2008 (2 rue de Fleurus, 75006 Paris ; 30 p., s.p.m.). Outre les informations habituelles sur la vie interne de la Société, ce bulletin annuel annonce la parution d’un Cahier Paulhan contenant la volumineuse correspondance avec Lhote, et un volume celle avec Ramuz et Roud. On nous promet également pour 2011 la correspondance avec Jouhandeau, établie par Jacques Roussillat. On espère déjà pour 2009 celle avec Larbaud, retardée par le décès de Jean-Philippe Segonds qui y travaillait depuis plus de trente ans. Traductions, colloques, projet d’un Prix Jean Paulhan, expositions et une rubrique Paulhan est partout. En effet, une salle lui est consacrée, « Autour de Jean Paulhan » dans la nouvelle disposition du Centre Pompidou. Il est rappelé que la SLJP est également présente sur Internet grâce à un site présentant notamment une bibliographie des écrits de l’auteur des Fleurs de Tarbes et un index des noms et des titres rencontrés dans les Œuvres complètes.

Péguy. L’Amitié Charles Péguy n° 123, Madeleine Daniélou et Charles Péguy (12 rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris ; 110 p., abonnement : 34 s€). Après deux numéros consacrés à Péguy et l’enseignement, ce cahier revient à ce domaine, car il est consacré essentiellement à la « révolution pédagogique » menée par Madeleine Daniélou dans la communauté Saint-François-Xavier qu’elle avait fondée. La mère de deux enfants brillants, du cardinal et du musicologue, était certainement une forte personnalité, dont on nous redonne trois articles consacrés à Péguy. Tout cela n’est pas vraiment divertissant, mais nul n’a jamais lu les excellents cahiers de L’Amitié Charles Péguy pour s’amuser.

Perec. Association Georges Perec, n° 52, juin 2008 (Bibliothèque de l’Arsenal, 1 rue de Sully, 75004 Paris ; 46 p., s.p.m.). Le bulletin continue courageusement son travail, coordonné par Philippe Didion, que les lecteurs d’Histoires littéraires connaissent bien, malgré une baisse un peu inquiétante du nombre de cotisants (moins 10 %). On y trouve, comme d’habitude, une liste brièvement annotée des publications, ainsi que la mention des nombreuses manifestations touchant de près ou de loin à Perec et à l’OU.LI.PO, toujours en croissance, elles. Une mention particulière pour le DVD du film Un homme qui dort, presque un best-seller. L’inventaire des « Références et Hommages » occupe de nombreuses pages et fournira de la matière aux futurs thésards qui plancheront sur la réception de Perec. La réception devient perception (osons le mot) quand on lit sous la rubrique bibliophilie qu’un des six exemplaires hors commerce sur vergé de La Vie mode d’emploi devait passer en vente le 26 novembre 2007 pour une estimation de 14 000 à 17 000 €. Nous n’avons pas pu vérifier à la source cette information donnée comme provenant de la Gazette de l’Hôtel Drouot : la vente devait avoir lieu à « l’hôtel Dassault » ! L’esprit de Perec soufflait sans doute ce jour-là sur le clavier de l’ordinateur…

Proust. Bulletin d’informations proustiennes n° 38 (Rue d’Ulm, 2008, 190 p., 23 €). La plus grande partie est consacrée à une série d’études sur les « cahiers de brouillon » de La Recherche, avec des plongées dans les cahiers 64 (Yasué Kato), 65 (Jun Suganuma), 4 (Eri Wada), 54 (Francine Goujon et Chizu Nakano), chaque étude se donnant un thème précis. Nathalie Mauriac Dyer propose une synthèse méthodologique. Le numéro s’ouvre sur un nouvel épisode d’un feuilleton commencé en 1956 par un article de Philip Kolb (feuilleton à parution très irrégulière !), celui du « Mystère des gravures anglaises achetées par Proust ». Il les cherchait en 1908, disait Kolb. Nous savons maintenant, grâce à Pyra Wise, qu’il acheta en 1910 trente-deux gravures, « principalement anglaises ». Où l’on voit Hogarth entrer en scène. La seconde partie du numéro propose quatre communications faites au séminaire Proust de l’ENS, dont une de Florence Godeau sur les « rencontres muettes » de Proust et Musil. Dans l’avant-propos, Bernard Brun se plaint que le Livre de Poche classique abandonne l’exploitation de l’édition de La Recherche assurée par l’équipe Proust. On ne peut que s’associer à cette déploration.

Rivière, Alain-Fournier. Bulletin des Amis de Jacques Rivière et Alain-Fournier, n° 119, 1er semestre 2008 ; n° 120, 2e semestre 2008 (21 allée Père Julien Dhuit, 75020 Paris ; 108 et 130 p., 19 €). Le n° 119 est consacré pour l’essentiel à une conférence de Jacques Rivière à Genève, le 3 novembre 1918, sur le Vieux-Colombier : pour exalter Copeau, il attaque le théâtre symboliste et le théâtre d’art, en particulier l’esthétique des Ballets russes, « inoubliables », certes, mais ferments de décadence. Dans le n° 120, outre trois articles sur Le Grand Meaulnes, deux études à noter : une « esquisse biographique » d’Yvonne de Quiévrecourt, la si longtemps mystérieuse Yvonne de Galais, dont l’existence et la personnalité sont maintenant à peu près connues ; les lettres d’Isabelle  Rivière à André Barsacq sur le projet de film tiré du Grand Meaulnes, interminablement repoussé pendant plus de trente ans. Les lettres de Barsacq ont été publiées dans le n° 118 du Bulletin.

Riou. Le Rocambole n° 41, hiver 2007, Édouard Riou (Association des Amis du roman populaire, BP 20119, 80001 Amiens ; 172 p., 14 €). Le dossier de ce numéro, dirigé par Daniel Compère, est consacré à Édouard Riou, illustrateur d’oeuvres de Verne et d’Erckmann-Chatrian – entre autres, car son talent s’est exercé dans des domaines très variés. Il fut ainsi un collaborateur très abondant du Tour du Monde, où il multiplia les illustrations, souvent faites d’après des photographies rapportées ou envoyées par des voyageurs et des explorateurs. Ses contributions à des ouvrages fantastiques ne constituent pas sa production la moins intéressante, même si elle est très datée dans sa manière d’exprimer l’étrange. Dans notre panthéon personnel : les illustrations du Voyage au centre de la terre, proprement inoubliables.

Saint-Pol-Roux. Bulletin des Amis de Saint-Pol-Roux n° 2, 2008, La Dame à la faulx (33 rue Montpensier, 64000 Pau ; 66 p., 9 €). Après celui des Reposoirs de la procession, voici le dossier de réception de La Dame à la faulx, beaucoup plus volumineux. Depuis le premier écho dû à Jules Huret dans Le Figaro jusqu’aux souvenirs d’Édouard De Max rapportés en 1917, nombre de bons esprits de l’époque ont défendu cet « énorme et éblouissant rêve d’épopée tragique » – selon les mots de Catulle Mendès – sans parvenir à l’imposer sur scène ou même en librairie. Mikaël Lugan annote avec sobriété ces comptes rendus, mais il avoue savoir « peu de choses » sur Jean Héritier, auteur, en 1912, d’un article sur La Dame à la faulx dans Les Rubriques nouvelles. Le travail entrepris par ce Bulletin est précieux et l’on en félicite le responsable.

Sand (1). Recherches et travaux n° 70, 2007, Les Lettres d’un voyageur de George Sand. Une poétique romantique, textes réunis et présentés par Damien Zanone (Ellug, 202 p., 13 €). Nouveau témoignage de la vitalité des études sandiennes au moment où commence l’édition des Œuvres complètes chez Champion. Damien Zanone montre en ouverture que ce volume des Lettres, « trop divers » et « trop instable », semble avoir longtemps découragé les exégètes. Issus de journées d’études tenues en 2004, les quinze textes réunis ici réparent largement cet état de choses en faisant alterner les vues d’ensemble et les analyses de détail, le tout fort bien présenté, avec bibliographie générale et, pour toutes les citations, double référence aux deux principales éditions disponibles, celle de Georges Lubin et celle d’Henri Bonnet. Déplorons seulement l’abus du terme passe-partout de poétique dans les titres d’articles : poétique de la lettre, poétique du paysage, poétique de la pierre… On se fatigue à la longue.

Sand (2). Les Amis de George Sand n° 30, 2008 (Musée de la vie romantique, 16 rue Chaptal, 75009 Paris ; 152 p., 23 €). Thierry Bodin publie trois lettres inédites de Sand ; deux sont adressées au Directeur général des Postes, à qui Sand réclame l’ouverture d’un bureau de poste à Nohant – que son abondante correspondance justifiait certainement à elle seule ! La diversité du sommaire reflète la personnalité si ouverte, si curieuse de tout, de l’auteur de Lélia : Sand et Custine, Sand et Thiers, Sand et le Grand Dictionnaire  universel de Larousse. Ajoutons une étude illustrée consacrée à l’étonnant Théophile Bra et de nombreux comptes rendus.

Satire. Modernités n° 27, Mauvais Genre. La satire littéraire moderne, textes réunis par Sophie Duval et Jean-Pierre Saïdah (Presses universitaires de Bordeaux, 2008, 466 p., 26 €). La revue reprend ici les actes d’un colloque qui a eu lieu à Bordeaux en 2006, sans se contenter d’aligner les contributions savantes, forcément savantes. Les présentations des deux metteurs en volume organisent en effet l’ensemble de façon harmonieuse, rigoureuse, éclairante, et permettent de suivre l’évolution du genre satirique sur les trois derniers siècles. On peut déterminer trois catégories d’interventions : celles qui s’intéressent aux auteurs (la satire chez Musset, Balzac, Proust, Ionesco, Hugo bien sûr), celles qui s’intéressent aux cibles (le poète, le romantique, le magistrat, le bourgeois, Hugo bien sûr) et celles qui concernent le message proprement dit, la forme de la satire et son support (le roman, la chronique, le dessin – chez Hugo bien sûr). Les articles plus généralistes qui ouvrent le volume tentent de déterminer ce qui constitue l’esprit, le genre et le mode satiriques, examinent les rapports de la satire avec le pouvoir, avec la langue, avec les valeurs qu’elle défend et combat ou feint de combattre pour mieux les épouser. L’ensemble est plutôt costaud, charpenté et semble épuiser son sujet.

Sonnet. Le Sonnet contemporain. Retours au sonnet. Jacques Darras, Jacques Réda, Jacques Roubaud, sous la direction d’Alain Chevrier et Dominique Moncondhuy (Formules. Revue des créations formelles/Noesis, 2008, 376 p., 20 €). Formules est « LA revue des littératures à contraintes », nous voici prévenus. Dominique Moncondhuy a publié deux anthologies, Pratiques oulipiennes (2004) et Le Sonnet (2005), et l’on connaît les travaux d’Alain Chevrier sur Le Sexe des rimes (1996). Ces belles énergies se sont conjuguées pour ériger un monument aere perennius à la gloire du sonnet contemporain. L’ouvrage est constitué, pour une grande part, des actes du colloque Retours au sonnet qui s’est tenu en 2007, et, pour l’autre, d’études, de traductions et de créations « Autour du sonnet ». Autant dire que, d’inspiration universitaire, il n’en garde pas moins le souci des voix d’aujourd’hui. Dominique Moncondhuy propose, Roubaud à l’appui, d’approcher le sonnet comme espace. Alain Chevrier, qui planche sur « La Forme du sonnet chez Raymond Queneau », en démontre l’inventivité. D’autres contributeurs embrassent l’oeuvre de Jean Cassou, de Jaime Siles, le sonnet italien ou japonais, des recueils particuliers comme La Vie promise de Guy Goffette, Autobiographie de William Cliff. Stéphane Bikialo note qu’« il peut être difficile de déterminer à partir de quelle limite l’on n’a plus affaire à un sonnet ». Par-delà l’oeuvre qu’il étudie (les Sonnets de la mort de Bernard Noël), la question se pose également pour les tentatives oulipiennes auxquelles s’attaquent pas moins de cinq contributeurs. Mais la question reste brûlante, quand on écrit en refus de la forme poétique, comme Jean-Marie Gleize, par qui Henri Scepi voit « le sonnet mis à nu ». Le sonnet n’est-il pas impossible, en effet, au même titre que la poésie non datée, qui est « comme ces surfaces polies, les choses de marbre » ? Même si l’on peut arguer que le sonnet d’aujourd’hui n’est plus celui des parnassiens, comment répliquer au diktat selon lequel « toute vraie poésie est antipoétique » ? Pierre Alféri y souscrit dans Sonnet, recueil « en quatorze dessins de figures humaines à l’encre noire sur papier calque », dont Ellen Leblond-Schrader dévoile les intentions et le fonctionnement. Entre théorie et pratique, clignotent çà et là quelques paroles de poètes, montrant combien complexe est  le rapport au sonnet : réticence d’Yves Bonnefoy selon lequel « le sonnet est, depuis Apollinaire, une forme que doit s’interdire tout poète français qui se respecte » ; explication de Guy Goffette sur son choix du treizain (« c’est l’amour qui m’apporte le quatorzième vers ») ; invitation de Jacques Réda à ne pas « traiter le sonnet avec trop de désinvolture, car jouer avec les Nombres peut n’être pas sans danger » ; hypothèse de Robert Marteau, qui se demande si, dès ses origines, « il ne concrétisait pas l’espace maximum et la quantité maximale où pouvait sans absence se concentrer l’attention ». Les poètes invités au colloque ont, pour l’occasion, ressorti leurs sonnets du placard. Jacques Réda, quoiqu’il n’en écrive plus guère, en aligne quinze du genre du « sonnet désinvolte, ou arthritique, ou négligé ». Jacques Darras, qui, en 1998, en écrivit trois cents, est allé lui aussi en « récupérer » quinze. On lira encore la « Quatorzine luberonne à quatre mains » de Jacques Roubaud et Dominique Buisset, fruit d’un travail d’écriture par courriel. Toutefois, comme avec les productions oulipiennes, le texte importe moins que le commentaire et la recette, on se rendra plutôt, comme on y est invité, sur le site de Formules pour y télé-charger l’échange électronique entre les deux poètes et apprécier leur houleuse, parfois conflictuelle, mais non dénuée d’humour, démarche d’élaboration. Notre préférence ira malgré tout au plus discret Robert Marteau et à ses « Six sonnets de saison ». Sans rentrer dans le détail de la seconde partie, signalons l’étude de Pascal Durand sur « Les avatars de la forme sonnet au XIXe siècle », la traduction bien-sonnante que François-Michel Durazzo donne de six sonnets de Quevedo, ainsi que les étonnants et détonants sonnets prosaïques d’Élisabeth Chamontin. S’il existait – Jacques Réda nous le suggère – un démon du sonnet, peut-être rirait-il de voir comme on s’empêtre au milieu des pièges qu’il tend, qu’on exagère sa contrainte d’autant qu’elle est légère, qu’on s’alourdit en jouant au plus subtil. Et Ronsard, cependant, que cherchait-il dans l’amour d’une Hélène de Surgères, si ce n’est le sonnet, contrainte et loi ? Conclure, alors ? « Toujours prête / À l’emploi saluons la machine sonnet / Qui reste de la voix un fidèle interprète. » À ce concetto d’un sonnet de Jacques Réda, l’on voudrait encore adjoindre le zeste d’humour qui lui fait confier aux zélateurs colloqués là, qu’il « songe en tous cas à reprendre et pousser [s]es affaires avec le rondeau ». Avoir cheminé du rondeau jusqu’au sonnet et entamer le retour, ce trajet ressemble à la vie : un parcours tout simple et qui se soucie peu d’être antipoétique.

[Pierre Berthon, Patrick Besnier, Bertrand Degott, Philippe Didion, Stéphanie Dord-Crouslé,Jean-Jacques Lefrère, Michel Pierssens]

LIVRES REÇUS

Comptes rendus

 

Char and co. Pierre-Henri Kalinarczyk, Le Pays natal dans les oeuvres poétiques de René Char, Aimé Césaire et Tchicaya U Tam’Si (Presses universitaires de Rennes, 2008, 256 p. 15 €). Cet essai réunit et fait dialoguer trois poètes que séparent leur style, leur notoriété et leur provenance géographique : le Provençal Char, le Martiniquais Césaire et le Congolais Tam’Si. L’introduction évoque l’apparente hétérogénéité de ce corpus, dont la cohérence tient en fait à un point commun : l’importance du motif du pays natal, défini comme « site où les choses, en quelque sorte, jaillissent à l’être », et emblématique d’« un rapport spécifique au lieu et au temps ». La perspective biographique, sans être récusée, est donc ici secondaire : le pays natal est moins le lieu de la naissance que celui de la natalité, du surgissement de la vie, du passage du non-être à l’être – un lieu incarné par le poème lui-même. C’est ce dynamisme propre au pays natal que le livre entreprend de restituer, en adoptant une perspective thématique et en redéployant un « parcours » disséminé dans chacune des oeuvres. Sans doute, ce parcours apparaît moins comme la description d’une logique immanente aux oeuvres que comme un outil d’intelligibilité forgé par le critique. L’auteur part ainsi d’une situation négative (le pays comme lieu de mort et de violence) pour montrer comment, grâce à l’action d’un érotisme érigé en véritable principe de régénérescence, les auteurs étudiés parviennent à forger l’image d’un pays que sa capacité à entretenir la jouvence du temps natal rend de nouveau habitable. La première partie, Glas d’un monde trop aimé, brosse le tableau d’un pays menacé par le mal et encore inapte à devenir vraiment natal. Avant de toucher le pays lui-même, la menace pèse d’abord sur une figure qui lui est étroitement associée : celle de l’amante, qui reprend le topos de la femme-paysage mais dont la mort ou la souffrance sont perçues comme une atteinte à l’ordre de l’univers. Plus précisément, ce sont les ravages de l’histoire qui, à travers la compagne, blessent aussi le pays du poète : la guerre et le nazisme dans le cas de Char, l’esclavage dans celui de Césaire, les drames de la colonisation et de la décolonisation chez Tchicaya. Assassinée, blessée, violée ou humiliée par le mal historique, la femme-monde devient ainsi l’emblème d’un pays voué à la perte. L’oeuvre de Char montre par exemple un monde menacé par les idéologies totalitaires, par un progrès profondément destructeur et plus profondément par la perte d’une innocence primitive ; les textes de Césaire font état d’un pays frappé de  torpeur et d’immobilité, proprement inhabitable pour un peuple antillais privé de liberté, d’histoire et de lieu originel du fait de la traite des Noirs ; Tchicaya joue d’une esthétique du dégoût pour placer le pays sous le signe de l’excrémentiel ou de la perversion. Au terme de cette première étape du parcours, marquée par les épreuves de l’histoire, le pays est donc moins natal que mourant : il importe alors de le mettre en mouvement et de le faire entrer dans un temps fécond. Cette régénérescence du pays s’opère par le biais de L’Érotisme, thème qui constitue la deuxième partie du livre. Par érotisme, Pierre-Henri Kalinarczyk ne renvoie ni à une énergie sexuelle à satisfaire, ni aux conceptions d’un Bataille ou d’un Sade, mais à une force « qui mène à l’apparition de la vie ». La première étape de cet érotisme régénérateur réside dans « La compassion », lien de fidélité et de solidarité indéfectibles que l’homme voue à sa terre malheureuse. Tchicaya est celui qui fait jouer le plus profondément ce ressort, redonnant au terme de compassion toute sa force étymologique à travers l’association de la Passion du Christ, de la souffrance personnelle et du calvaire du peuple noir. Césaire dépasse une conception étroite de la fidélité au pays, en construisant une dialectique du départ et de l’enracinement qui fait du lieu natal à la fois un lieu réel à quitter ou à transformer, et un lieu idéal à atteindre ou à préserver. Char s’associe moins à son pays par la compassion que par l’action : il s’agit de résister pour rédimer un pays menacé par le mal historique, mais riche d’une forme de sacré terrestre. Une fois raffermie la solidarité avec le pays natal, reste l’étape de « La fécondation », une fécondation que Pierre-Henri Kalinarczyk entend moins comme la fin de la dynamique érotique que comme son déploiement. C’est ainsi que les trois poètes, dans le sillage du Rimbaud de Soleil et Chair, mettent en scène la procréation et la recréation des éléments sous forme d’un échange de forces vitales. L’étude de trois longs poèmes (Le Visage nuptial de Char, Batouque de Césaire et Le Vertige de Tchicaya) permet de mettre en évidence, dans la durée, le dynamisme et l’intensité d’une fécondation que les trois écrivains, au-delà de leurs différences, apparentent à une « remise en marche » du pays et à une impulsion capable de changer « le désert en un lieu habitable par tous ». Mais une telle impulsion resterait lettre morte si elle n’était alimentée, sur le plan réflexif, par la tendance des trois auteurs à caractériser la parole poétique par un érotisme intrinsèque et par une vertu proprement natale. La troisième partie, Temps natal et temps du retour, montre comment la résurrection du pays par l’érotisme ne se limite pas à un jaillissement de vie, mais se prolonge par un déploiement du temps natal, susceptible de rendre le pays habitable et de le faire concrètement exister. Dans cette perspective, il s’agit d’abord de « recomposer » la réalité : si ce travail s’accomplit chez Char par un « sens de la continuité » qui dépasse la discontinuité apparente des poèmes, et s’il conduit Césaire à refaçonner sans cesse la géographie du globe en vue d’un travail de libération politique et historique, l’univers poétique de Tchicaya se heurte à un irrémédiable chaos, qui condamne l’aspiration à la recomposition. Reste que les trois auteurs privilégient la représentation d’un cycle de « Renaissances » qui sont autant de preuves de la capacité du pays à perpétuer et à renouveler sa vie originelle. C’est ce qui explique la fréquence des images de la naissance et de l’enfance dans ces œuvres : les accouchements ou les mises au monde symbolisent une « éclosion à l’être », et l’innocence et la simplicité attachées à la figure de l’enfant en font un « habitant essentiel du pays natal ». Une fois le travail de recomposition et de renaissance mis en place, tout l’enjeu est alors d’« Habiter l’éclair », c’est-à-dire de prolonger le jaillissement natal. C’est en ce sens que la question de l’origine se situe au cœur du cheminement poétique de Char (avec le thème du matinal), de Césaire (avec le mythe passé ou à venir d’une Afrique idéale), et de Tchicaya (mais sous une forme ironique et dérisoire). Même si Tchicaya se montre le plus virulent à l’égard de l’origine, les trois auteurs refusent la tentation de la régression ou les chimères du retour aux sources. Il s’agit moins de remonter en arrière que de propulser l’origine vers un en-avant, de l’intégrer à un « engagement » moins politique que poétique, ici défini comme le « processus par lequel l’artiste parvient à projeter  l’instant natal dans la durée et dans l’espace ». Tel poème de Césaire, telle réflexion de Char, telles images extatiques de Thicaya, parviennent à inscrire le jaillissement de la vie dans une histoire humaine accordée aux cycles naturels. C’est alors sous la forme du « Retour » que les trois poètes prolongent l’instant natal. Retour des grands cycles naturels, d’une part : les oeuvres de Char, Césaire et Tchicaya ménagent des moments privilégiés, qui évoquent un monde harmonieux, capable de concilier des forces contraires, de s’ouvrir au renouveau et d’intégrer l’homme aux rythmes de la nature. Retour de la mort dans le cycle de la vie, d’autre part : à l’opposé de la mort violente qui régnait dans le premier état du pays, les trois poètes suggèrent la possibilité d’une mort naturelle, qui ne serait pas un point d’arrêt mais la poursuite de l’élan vital sous une autre forme. Arrivé au terme d’un parcours où la mort s’est mise au service de la vie, l’auteur conclut sur quatre points : l’idée que la poésie de Char, Césaire ou Tchicaya ne serait pas une saisie fragmentaire de l’instant pur, mais la mise en place d’un autre rapport au temps ; la possibilité de rénover le sens de l’érotisme en tant que « participation à la natalité du monde » ; le refus d’une lecture uniquement politique d’un corpus où la notion d’engagement recouvre des enjeux poétiques ; enfin, la nécessité d’admettre que la parole des trois auteurs est elle-même intégrée au monde du natal, qu’elle prolonge et incarne. Si certaines de ces propositions invitent à la discussion, on ne peut que souligner l’intérêt du livre, pour trois raisons. La première tient à la justesse de son écriture, qui expose de manière claire et sensible des enjeux parfois complexes. La seconde tient à sa capacité à allier poésie et philosophie, l’interprétation se saisissant du discours phénoménologique (Heidegger, surtout), sans jamais le faire peser sur les textes. La troisième consiste à s’être dépris des catégories conventionnelles de l’histoire littéraire (poésie de la négritude, poésie francophone, poésie antillaise, poésie de la résistance) pour étudier un thème, le pays natal, qui concilie à la fois la dimension politique, l’ancrage géographique et l’horizon métaphysique, et qui rapproche de manière particulièrement efficace trois poètes aussi différents que Césaire, Char et Tchicaya.

Dhôtel. Christine Dupouy, André Dhôtel. Histoire d’un fonctionnaire. Biographie (Aden, 2008, 316 p., 30 €). Nombreux sont ceux qui cantonnent André Dhôtel dans le no man’s land de la littérature de jeunesse. Certes, il est bien l’auteur du Pays où l’on n’arrive jamais (prix Femina 1955), de ce roman frappé au coin du Grand Meaulnes, mais lui-même s’irritait qu’on lui renvoie ce livre plus ou moins alimentaire, et à tout prendre secondaire, dans son oeuvre. Ignorant que nous étions de sa vie en dehors des données fournies çà et là – enseignement de philosophie, séjour en Grèce, pêche, botanique, mycologie –, nous nous réjouissons qu’une biographie voie le jour. On apprend ainsi que son entrée en littérature coïncide avec sa conversion (1943), et que sa conception de la sainteté lui faisait rapprocher Rimbaud de ce Benoît-Joseph Labre qui tant compta pour le Verlaine chrétien. Christine Dupouy, à qui l’on doit déjà la direction d’un Lire Dhôtel (2003), a pris contact avec son fils François, compilé sa correspondance, consulté de ses amis, et son livre apparaît davantage construit autour de cette recherche-là. Et nous voici conduit à vérifier qu’ici, comme dans les romans de Dhôtel, « l’essentiel… est toujours un peu à côté de la vie » (Le Soleil du désert, 1973). Certains développements sont des réussites, telles les pages consacrées à l’amitié de Dhôtel et Paulhan. En citant largement trente années d’échanges et de débats, elles campent deux personnalités complexes, souvent antithétiques. Les premières réticences du lecteur de chez Gallimard – monotonie, invraisemblance – disent en creux ce qu’ambitionne le récit dhôtelien : « Ce que reproche Paulhan à Dhôtel, ce sont les qualités de ses romans, de facture poétique, aucunement réalistes ». De son côté Dhôtel, fasciné et agacé par Les Fleurs de Tarbes, « ne cessa d[‘y] revenir jusqu’au plus grand âge ». D’autres analyses des amitiés littéraires sont justes et stimulantes. Ainsi, sa proximité littéraire avec Georges Limbour conduisait Dhôtel à nier que celui-ci eût jamais été surréaliste. Et l’on découvre combien la figure elle aussi ardennaise de Rimbaud obsède Dhôtel et ses amis : ils y reviennent sans cesse, se la renvoient si constamment, qu’on soupçonne que chacun s’y réfléchit. On apprécie enfin les développements sur la question du lieu, autre domaine de spécialité de Christine Dupouy, des Ardennes déformées ou fantasmées au point que Maurice Nadeau a pu parler de Dhôtelland. Et si Dhôtel, avec son goût pour l’irruption du merveilleux, l’importance qu’il laisse au hasard, sa façon de mettre le réel en crise permanente, incarnait loin de ses avatars parisiens un surréalisme plus radical et sans doute moins conventionnel, issu du romantisme allemand et nourri de Rimbaud ? Mais la biographie est un genre difficile ; n’ayant à sa portée que les lettres reçues par l’écrivain, Christine Dupouy tâche d’en tirer le contenu de celles qu’il a écrites, et se sert de tel ou tel commentaire de Dhôtel sur ses correspondants. On peut discuter le présupposé suivant lequel un artiste qui en commente un autre – Dhôtel écrivant sur ses amis, poètes ou peintres – parle avant tout de lui-même. Mais n’est-ce pas encore nous-même qui, lisant ce commentaire, n’en retenons que ce qui vient confirmer notre idée du commentateur ? Aussi, pourquoi Christine Dupouy serait-elle moins subjective ? Rançon d’une primauté laissée au textuel, le factuel n’apparaît guère, au mieux dilué dans les échanges épistolaires. D’ailleurs, le refus de la chronologie conduit à des redites, ne serait-ce que par la reprise de citations assez longues. Tout cela, du reste, procède d’un choix respectable, qui, à sa façon, renouvelle le genre. Toutefois, étant donné l’idée que Dhôtel se faisait de l’imaginaire, selon lui plus durable que les vies simplement filmées par le récit réaliste, on s’étonne que la matière de ses romans ne soit pas davantage sollicitée dans son rapport avec sa vie. Christine Dupouy s’en excuse tout en se retranchant derrière le précédent créé par Patrick Reumaux (L’Honorable Monsieur Dhôtel, 1984). Parler des romans de Dhôtel est mission impossible. On préfère, dit-elle, parler de Dhôtel lui-même. Alors pourquoi s’en excuser ? N’est-ce pas un peu ce qu’on attend d’un biographe ? C’est qu’à force de légendes répandues Dhôtel est devenu un mythe. D’une rencontre avec Jean Grosjean, la biographe rapporte nombre d’histoires, qu’elle hésite pourtant à accréditer, soit que Dhôtel fils les démente, soit parce qu’elle-même voit en Grosjean une espèce d’affabulateur. Et si cette affabulation, cette confiance dans le langage était plus vraie que toute vraisemblance ? N’est-ce pas à ce bavardage aussi que tient la manière de Dhôtel ? N’est-ce pas le mouvement qu’il crée dans la langue qui attire à lui l’écrivain Jean-Claude Pirotte ou le peintre Camille Claus, et les fait se prendre à ses personnages ? Et l’on pourrait s’attendre à ce que des pages du Jean Follain (1956) et du Saint Benoît-Joseph Labre (1957) soient convoquées a contrario. Car, à supposer que Dhôtel partageât la même foi, il était loin de l’exprimer de la même façon. À quoi bon regretter qu’il parle aussi peu de Dieu, si son silence lui permettait de conjurer la souffrance, ou même d’imaginer jusqu’à sa mort que ses dents puissent repousser ? La biographie critique se révèle un genre doublement périlleux. Débordé d’exigences contradictoires, l’essayiste s’expose au reproche de n’avoir, ou pas assez lu, ou pas assez vécu. Le « fort beau poème » que Christine Dupouy attribue à Pierre Leyris est en fait sa traduction de la première page du Tao-têking. Inversement, lorsqu’en quelques lignes, elle explique le suicide de Camille Claus à 85 ans par ses difficultés de vie et son refus de la dégénérescence, le lecteur trouve au mieux de quoi sourire poliment. « Comment écrire quand on n’a pour soi qu’une existence banale de fonctionnaire et les paysages ordinaires d’une campagne ardennaise qui n’est même pas tout à fait les Ardennes ? » C’est à cette question que Philippe Blondeau (André Dhôtel ou les merveilles du romanesque, 2003) suspendait le romanesque dhôtellien et son traitement du merveilleux. Et Christine Dupouy de reprendre à Dhôtel le titre d’un de ses derniers romans, Histoire d’un fonctionnaire (1984). On peut balayer tout cela d’un revers de manche, arguant que l’oeuvre relève de la paralittérature, que Dhôtel lui-même est un plumitif, un écrivain raté. Mais on pourra aussi s’interroger sur le ratage méthodique dont découle pour partie la cohérence de cette oeuvre, sur sa pérennité comme sur les engouements qu’elle est à même d’inspirer en dehors de toute mode et à l’écart des pressions  médiatiques. Ce chercheur de la merveille qu’est Dhôtel, par le particulier mouvement qui sous-tend son oeuvre, pourrait même nous faire réviser nos préjugés, réévaluer jusqu’à notre idée de la littérature. Ce qui séduit chez lui, c’est comme il joue ce personnage de dilettante et de cancre, raté, vagabond, traîne-savates. Personnage que Christine Dupouy s’applique à dessiner, jusqu’à lui opposer le faux cancre qu’est devenu Patrick Reumaux pour avoir réussi et désormais se payer de concepts. Sa naïveté dans la pratique du quotidien, que Dhôtel érige en système, lui fait regretter certains acharnements : « si seulement ces romanciers et poètes consentaient à aller moins loin dans leur art ou leur pensée » – et de leur préférer, suivant cette légèreté qui le caractérise, des écrivains « plus préoccupés de la chanson du moment ». Cette naïveté, assez étudiée finalement, conduit Christine Dupouy à retourner en sa faveur l’expression de « ravi de la crèche » dont Pierre Jourde prétendait stigmatiser Christian Bobin. Il peut y avoir là une conversion qualitative à accomplir, aux antipodes de nos efforts pour replâtrer le néo-libéralisme économique : « Je me demande ce qu’il faudrait pour que ton oeuvre fût, enfin, entendue, lui écrivait Paulhan. Peut-être une sorte de réveil religieux ou métaphysique […]. Peut-être n’est-il pas si loin que nous le pensons. » Peut-être même qu’on pourrait en voir une manifestation dans le fait que Christine Dupouy, après s’être passionnée pour René Char, se consacre aujourd’hui aussi doctement, voire dévotieusement, à la mémoire d’André Dhôtel.

Romans de moeurs. Philippe Hamon, Alexandrine Viboud, Dictionnaire thématique du roman de moeurs en France au XIXe siècle (1814-1914) (Presses Sorbonne Nouvelle, 2008, 2 vol., 442 et 410 p., 26,50 € chaque vol.). Quelle entreprise ! En donnant cette nouvelle version du dictionnaire paru une première fois en 2003, Philippe Hamon et sa cosignataire ajoutent presque un demi-siècle à la période historique écumée (la première édition ne commençait l’enquête qu’en 1850). Le spécialiste de Zola et du Naturalisme qu’est Philippe Hamon a perçu le besoin de remonter la généalogie du roman de moeurs en direction de la première vague du réalisme et donc aussi de Balzac et de ses contemporains, majeurs ou mineurs. Le mot « moeurs » figure en effet de manière explicite dans les sous-titres d’une quantité considérable de récits pendant au moins un siècle, reliant ainsi une production par ailleurs tout à fait disparate et à laquelle il est bien difficile a priori de trouver une identité commune, qu’il s’agisse de fond ou de forme. Bien conscients de la difficulté, les concepteurs de ce dictionnaire ont pris pour balise théorique la seule notion de « thème ». Mais qu’est-ce qu’un thème et selon quels principes, à partir de là, organiser l’immense bibliothèque accumulée par les romanciers, les nouvellistes, les conteurs de tout poil ? Le public cible de ce dictionnaire – « étudiants engagés dans un projet de recherche universitaire » ou « public plus large » – aurait en effet bien tort de se sentir rassuré par l’emploi de ce terme si confortablement flou. L’introduction générale proposée dans le tome I constitue, de ce point de vue, un remarquable exercice de complexification d’une idée trop simple ; on en recommande la méditation à tous les amateurs de la littérature du XIXe siècle, grande ou moins grande. « Trois grilles », nous dit-on, ont été appliquées à un corpus potentiellement diluvien : « une dominante esthétique, celle du réalisme-naturalisme et de son écriture », « une dominante thématique, celle de la littérature de moeurs contemporaines » ; « une dominante formelle, celle de la prose ». Ces choix ont le mérite d’être clairs et de désigner explicitement ce qui est exclu de l’enquête. La liste de ces exclusions désolera cependant beaucoup de lecteurs. Qu’on en juge : le roman symboliste, le fantastique, tout ce qui relève plus ou moins du roman-feuilleton, le roman humoristique, fantaisiste, excentrique, parodique, le roman historique ou préhistorique ou d’anticipation, le roman d’aventures exotiques et la robinsonnade, le roman d’analyse psychologique, le vaudeville, le poème en prose, le théâtre en vers, le conte en vers, le drame lyrique… Ceci fait avec plus ou moins de résignation, il restait encore à choisir les fameux thèmes à répertorier. Là aussi,  l’introduction ne dissimule rien de la difficulté ni de l’arbitraire finalement incontournable de l’opération. Les thèmes proposés sont bien sûr tous pertinents et intéressants, tout en allant du plus restreint (« baromètre ») au plus vaste (« Amérique »), mais chacun, en fonction de sa lecture propre du roman du XIXe siècle, trouvera facilement des thèmes qu’il aurait voulu voir figurer dans la liste des entrées fournie à la fin de chaque tome. C’est ainsi qu’il n’y aura pas de thème femme ou amour, mais des entrées comme adultère, jeune fille, Lorette, mariage, mère, prostitution, sexe, syphilis, veuve, viol, virginité, etc. qui permettent néanmoins d’articuler ces thèmes virtuels avec une certaine précision. La plupart des entrées proposent d’ailleurs des renvois (trop sommaires à notre goût) à d’autres articles, un peu à la manière d’un dictionnaire analogique. On peut penser à ce propos qu’un dictionnaire d’époque, comme celui de Boissière, aurait pu être systématiquement utilisé pour structurer le mécanisme des renvois. Citons, pour le plaisir – et pour l’édification des futurs auteurs de dictionnaire thématique du même genre – une petite partie de ce que Boissière fait figurer à l’article femme : Amazone, bas-bleu, beauté, blonde, bonne femme, brune, cariatide, chauffe-la-couche, citoyenne, commère, cotillon, créature, dame, épouse, femelle, femmelette, gendarme, gigue, harem, héroïne, largue, luronne, maîtresse, ménagère, Walkyrie, virago… Mais convenons qu’un dictionnaire thématique n’est pas un dictionnaire de langue, encore que la langue et les moeurs évoluent évidemment de concert. Les auteurs du dictionnaire ne précisent pas non plus comment ils ont procédé à la lecture des ouvrages traités, dont une liste figure également à la fin de chaque volume : s’agit-il de repérage personnel ? A-t-on effectué des dépouillements systématiques ? A-t-on utilisé des outils informatiques, et comment ? Jusqu’à quel point l’enquête a-t-elle cherché à organiser des paramètres uniformément appliqués ? Toutes questions de méthodologie largement rhétoriques, puisqu’on voit bien que la bibliothèque explorée reflète les goûts et les curiosités d’un cercle probablement restreint de connaisseurs possédant à fond leurs classiques comme le second rayon. De ce point de vue, on appréciera chez les lecteurs d’Histoires littéraires de retrouver une grande quantité de romans et d’auteurs traditionnellement négligés au profit du canon académique. On appréciera aussi l’effort de synthèse réalisé pour présenter, en quelques paragraphes, l’analyse de chaque thème, précédant ainsi la bibliographie proposée qui s’accompagne, pour chaque entrée, de quelques lignes de résumé. Un exemple : l’entrée Duel, avec renvoi à Rixe, comprend, à côté de nombreuses références à Stendhal ou Zola, des notices consacrées à des romans parfaitement oubliés d’Abel Hermant, René Maizeroy ou Gustave Toudouze. Malgré ses limites, l’effort est donc considérable et mérite d’être accueilli avec reconnaissance. On peut bien sûr souhaiter qu’une future édition enrichisse encore le corpus, élargisse la gamme des thèmes retenus et systématise mieux les renvois, mais en l’état, quel outil ! On ajoutera un dernier voeu : que le dictionnaire soit mis en ligne rapidement dans un format hypertextuel qui pourrait donner accès directement à des documents numérisés. La chose n’est ni inconcevable ni irréalisable, étant donné l’ampleur du répertoire de textes numérisés déjà disponible et qui s’accroît chaque jour, avec une intensité particulière, précisément dans le champ littéraire qui fait l’objet de ce dictionnaire.

Saint-John Perse. Renaud Meltz, Alexis Léger dit Saint-John Perse (Flammarion, 2008, 380 p., 35 €). « Saint-John Perse, mais il y a mis le temps » (Scutenaire). Erreur, car l’ascension du diplomate-poète fut aussi rapide qu’irrésistible, et brûlant souvent les étapes. Tel est bien ce que montre cette excellente biographie, très documentée, extrêmement fouillée, et d’une grande perspicacité psychologique. L’auteur, qui est historien, a méthodiquement exploré les archives diplomatiques françaises, anglaises et américaines, ainsi que diverses collections publiques et privées, ce qui lui a permis de donner ce livre monumental. Mieux encore, c’est sans doute là une des meilleures, des plus solides biographies que nous ayons lues depuis longtemps. La lecture en est  stimulante, et on ne peut pas lâcher le livre une fois ouvert. Sa longue et patiente enquête a conduit Renaud Meltz à proposer un portrait de Saint-John Perse démaquillé et débarrassé de toutes les fictions, mensonges, truquages, approximations et contre-vérités savamment ourdies par l’auteur d’Exil tout au long de sa vie. À cet égard, c’est un déboulonnage en règle. Toutefois, il est fait sans aucun parti-pris, ni présupposé hostile ; rien de pamphlétaire dans la démarche et dans le ton. On savait, depuis quelque temps déjà (notamment les travaux de Catherine Mayaux), que Perse avait mis tout son génie imaginatif à sculpter sa propre statue. Or, cette biographie démontre que, dans ce travail de constante autofiction, le diplomate et le poète se sont constamment donné la main pour brouiller les pistes et jeter de la poudre aux yeux de la postérité. La démonstration de Renaud Meltz est, sur ce point, implacable, et on voit mal qui pourrait la contredire. Que de mensonges accumulés et ressassés : fausses, son ascendance celte et ses racines créoles ; faux, l’îlet Saintleger-Leger et sa naissance sur l’îlet-à-Feuilles ; fausses, ses études de médecine à Pau ; faux, ses périples dans les mers de Chine et de Polynésie ; faux, son dégoût pour la publication, que ce soit en 1911 ou en 1942 (« Dès qu’il s’agissait de publier, Alexis excellait dans la dénégation », observe très justement Renaud Meltz) ; faux, son dégoût des honneurs, alors qu’il fut un arriviste effréné, en proie à « une inextinguible soif de reconnaissance » ; fausses aussi (mais cela, on le savait déjà), la quasi-totalité de ses Lettres d’Asie, même à Conrad, même à sa propre mère… On sait maintenant que presque toute la Correspondance de la Pléiade a été soit inventée, soit réécrite, soit censurée. Renaud Meltz souligne comment un sentiment de déclassement social poussa toujours Léger à « affirmer sa singularité », c’est-à-dire à affabuler (le biographe de soi-même), ou bien à manipuler et intoxiquer les autres (le diplomate). Une grande partie du livre est, en bonne logique, consacrée à la carrière diplomatique, ce qui nous donne des analyses extrêmement précises, parfois même quasiment au jour le jour. C’est toute l’histoire politique de la France de 1914 à 1940 qui se trouve reconstituée là, avec l’évocation continuelle de la stratégie obstinée suivie par Léger. On y voit notamment comment celui-ci, grandi à l’ombre de Briand, s’occupa d’abord de doubler Philippe Berthelot (ce qui avait déjà été révélé par Jean-Luc Barré dans sa biographie de Berthelot), puis, à la mort de Briand, de l’éliminer, afin de prendre sa place au Secrétariat général du Quai d’Orsay. Machiavélisme poussé très loin, puisque nous le voyons, par exemple, alimenter spontanément le dossier constitué contre Berthelot lors de l’affaire de la Banque d’Indochine. Le même machiavélisme lui permettait de chouchouter et d’utiliser à merveille ses amis journalistes (Pertinax, Geneviève Tabouis), pour mieux intoxiquer l’opinion ; il ne se privait pas non plus d’organiser des fuites, susceptibles de déstabiliser tel ministre ou tel partenaire gênant. C’est ce qui arriva en 1935, lorsqu’il sabota le rapprochement franco-italien amorcé par Laval. L’italophobie (vieille, absurde et néfaste tradition du Quai) fut d’ailleurs une constante de l’action de Léger, qui s’employa toujours, et avec succès, à torpiller tout rapprochement de ce genre. Ondoyant à l’excès, beau parleur, et même sophiste consommé, doué d’une imagination assez diabolique, Léger fut un diplomate désastreux, qui se souciait peu des réalités, ou plutôt qui savait les plier à son gré, selon le moment, les personnes et les forces en présence. Comme l’écrit son biographe, « il mit un talent vraiment singulier à tirer de chaque nouveau démenti la preuve de son habileté passée et le signe  de sa clairvoyance à venir ». Plus sévèrement encore : « Informé et informateur, flatteur et flagorneur, séducteur et cynique, traître à ses amis et manipulateur avec tous, manœuvrier et menteur, le secrétaire général ne laissait la morale le priver d’aucun moyen de dominer. » Résultat : en 1939, la France se retrouva isolée de l’Italie et de l’URSS (Léger était aussi anticommuniste qu’italophobe), face à Hitler. En 1938, Céline l’avait déjà constaté : « La France n’a plus d’alliés. » Renaud Meltz remarque que, tout à son désir de privilégier uniquement l’axe franco-anglais, Léger commit une énorme erreur en ne sachant pas évaluer Hitler ni la force du régime nazi. Faut-il ajouter qu’il ne fut pas le seul ? Léger croyait que Hitler bluffait et était à bout, et que son régime s’effondrerait dès qu’il nous déclarerait la guerre. Comme l’a montré la récente publication des Carnets de son subordonné Raymond de Sainte-Suzanne, tel était aussi le sens des dépêches que nos intelligents consuls en Allemagne adressaient alors au Quai d’Orsay ! Au surplus, l’inexpugnable Ligne Maginot n’était-elle pas là pour nous protéger ? Autre péripétie diplomatique : la non-intervention française dans la guerre civile espagnole. Léger en fut le principal inspirateur, mais de manière fort subtile, et de biais, car il demanda instamment à ses amis du Foreign Office de faire pression à ce sujet sur le gouvernement français. On arrive enfin au fameux duel avec De Gaulle, qui se solda par la défaite complète de Léger. Celui-ci, exilé aux États-Unis, ne cessa de « décrédibiliser De Gaulle auprès des Américains », notamment auprès de Roosevelt, qu’il sermonnait par la bande, grâce à ses relations américaines. Le but en était l’élimination politique du général, qui serait cantonné à son seul rôle militaire. On suivra, dans cette biographie, les interminables palabres et discussions, petites et grandes piques, malveillances diverses, obstructions et tergiversations, déployées par Léger en 1942-43 avec Alger, Londres et Roosevelt (l’exilé faillit d’ailleurs réussir). Le fait est que De Gaulle ne le lui pardonnera jamais, et que, après 1945, Léger ne réussira pas à obtenir l’éclatante réparation politique à laquelle il aspirait de toutes ses forces. De ce point de vue, le Nobel ne sera pour lui qu’un pis-aller. Faisant le point sur l’activité du Secrétaire général, Renaud Meltz indique en passant que Léger ne fut point, comme on le croit, un fonctionnaire modèle : il arrivait généralement tard au bureau, lisait peu les télégrammes, manifestait une procrastination et un attentisme chroniques. Un aspect assez piquant du livre est par ailleurs la vie amoureuse de Léger, à qui les maîtresses ne manquèrent pas : Marie Laurencin, Mélanie de Vilmorin, Marcelle Auclair, Lilita Abreu, d’autres encore, et surtout Marthe de Fels, qui fut la grande affaire de sa vie. Il sut admirablement utiliser le salon et l’entregent de cette dernière, dont le complaisant mari possédait la Revue de Paris. Un point intéressant est la démonstration, assez convaincante, que fait Renaud Meltz, selon laquelle le Vauban et le Poussin publiés par Marthe de Fels ont été en grande partie écrits par Léger lui-même. Les années 1940-50 verront le retour à la poésie, avec, toujours, la même habile stratégie qu’avant 1914. On en connaît les étapes : Exil, puis ce que le biographe appelle assez drôlement « les poèmes météorologiques » (Vents, Neiges, Pluies), enfin Amers. De ce dernier recueil, Renaud Meltz peut écrire sans injustice, exemples à l’appui, que « les moins bons [passages] rappellent le symbolisme le plus vain, où le jeu verbal atteint à l’inanité et les allitérations deviennent de purs exercices d’orthophoniste sadique ». Bref, Perse ne faisait plus que mouliner du Perse et se pasticher lui-même. Parallèlement à cette production poétique, il suggéra, organisa, contrôla et censura au besoin des hommages à lui-même, pour lesquels il ne manqua pas, en bon diplomate, d’enrôler et de manipuler des autorités comme Claudel et Char : Cahiers de la Pléiade, puis l’énorme Honneur à Saint-John Perse. À chaque fois, l’affabulation biographique fonctionnait de nouveau à plein. L’affaire du Pléiade de 1972, ultime trucage, est trop connue pour que nous y revenions. Mais il faudrait bien des pages pour rendre compte pleinement de ce livre si riche en informations et développer divers autres sujets : les accords de Munich, par exemple, ou le dépouillement, fait par l’auteur, de la presse française des années 1920-40, ou encore l’estime que Léger portait à Pétain. Nous nous contenterons d’indiquer deux points particuliers, que nous ne croyons pas, sauf erreur, avoir vu mentionnés. D’une part, l’obstruction constante que fit Léger, notamment auprès de Paulhan et de Gallimard, à l’encontre de l’oeuvre de Segalen. D’autre part, le fait que, après s’être livré à un chantage au suicide en 1940 pour faire venir Lilita Abreu auprès de lui aux États-Unis, car Marthe de Fels l’avait abandonné, il n’hésitera pas, lorsque celle-ci viendra le rejoindre, à signifier abruptement son congé à la même Lilita. Voilà qui peut donner toute sa saveur aux Lettres à l’Étrangère – lesquelles, soit dit en passant, ont été publiées en 1987 avec des coupures et la suppression d’une lettre, à la demande expresse des ayants droit et de la Fondation Saint-John Perse : la transparence, on le voit, continuait ! Dernière touche à ce portrait : tout au long du livre, on constate que, en fin de compte, et de toute évidence, Alexis Léger n’eut pas un seul vrai ami. Cela eût évidemment fait tache dans son entreprise d’autocélébration : les confidences sont interdites aux statues. Moyennant quoi, il ne se priva pas, comme le signale l’auteur, de mentir parfois effrontément à ceux qui lui étaient le plus proches et fidèles, comme Henri Hoppenot. En refermant le livre, on se dit ainsi que, si Saint-John Perse méritait peut-être le Prix Nobel de Littérature, Alexis Léger, lui, méritait au moins autant celui de Truquage, Manipulation, Mythomanie et Mégalomanie.

Notes de lecture

Aérolithe. Princesse Sapho, Le Tutu (Tristram, 2008, 242 p., 23 €). L’ombre de Maldoror plane sur ce mystérieux roman, dont l’auteur se dérobe sans doute encore davantage à notre curiosité que ne le fait Isidore Ducasse. Publié fin 1891 par l’éditeur Léon Genonceaux, ce roman inconnu aura attendu plus de soixante ans pour être révélé, par Pascal Pia, dans un article paru en 1966. Et ce n’est qu’en 1991 qu’il sera enfin réédité, par les éditions Tristram, qui le reprennent aujourd’hui. L’édition de 1891 est si rare que, comme le précise Jean-Jacques Lefrère dans sa postface, on n’en connaît aujourd’hui que cinq exemplaires, tous en mains privées (la BnF, à laquelle un libraire en proposa un voici quelques années, déclina l’offre… Passons !). Un des problèmes posés par l’inclassable Tutu est celui de sa paternité. Dans la mystérieuse « Princesse Sapho », Pia inclinait un peu à voir Genonceaux lui-même. Jean-Jacques Lefrère, lui, explore deux pistes, qui se révèlent finalement décevantes, ou, pour mieux dire, peu probantes : Henri d’Argis d’abord, puis, plus brièvement, Laurent Tailhade. L’incompatibilité totale de style avec Le Tutu paraît éliminer d’Argis ; pour Tailhade, même en collaboration avec d’Argis, demeure un gros point d’interrogation. On songerait presque, parfois, à Darien (pour la misanthropie), mais à un Darien frénétique, et qui se serait imbibé de Maldoror. Ce qui est certain, c’est que Le Tutu révèle un écrivain maître de son style, et d’un style bien personnel, qui charrie de l’argot comme des néologismes : l’énigme demeure donc entière. Quant au roman lui-même, il faut le lire, tant il est d’une originalité extraordinaire. Il suffit, pour s’en convaincre, d’en lire la première page… D’un bout à l’autre, il est parcouru par une ironie cynique comme crépitante, et qui ne respecte aucune des valeurs sociales et morales. Surtout, il comporte une scène plutôt étonnante : celle où le héros Maurice de Noirof  lit à sa mère six pages des Chants de Maldoror, dont l’épisode de la chevelure de Falmer. À coup sûr, l’auteur du Tutu mérite de prendre place parmi les « inventeurs de Maldoror ». Il était d’ailleurs tellement imprégné de ce livre qu’il a repris certains procédés de style de Ducasse, telles les répétitions balbutiantes du Chant VI, ou bien les comparaisons à tiroirs. Ainsi que l’indique Julián Rios, les ombres de Jarry et de Roussel semblent, à l’avance, se profiler elles aussi sur le roman – comme le montre, par exemple, l’épisode du jardin en serre du docteur Messé-Malou, qui évoque un Canterel macabre. Mais il faudrait faire la liste de toutes les inventions de l’auteur : une guillotine pénienne pour les hommes adultères, un bordel pour ecclésiastiques, un train ultra-rapide faisant l’aller-retour Paris-Lyon en une minute, etc. Le plus remarquable est peut-être le fait que, deux cent pages durant, l’auteur réussit à tenir, et jusqu’au bout, sans rupture de ton ni défaillances. Passage constant à la limite, fait avec un sempiternel sourire en coin, qui est celui de quelqu’un qui a jugé la société et les hommes. Et cela fonctionne par raccourcis brefs : « Il n’apprit rien, et fut nommé ingénieur » ; « L’homme me dégoûte, parce qu’il a tourné trop tôt à la gélatine », ou par bouffées d’extravagances : « Je voudrais bien voir une vache se promener avec des pattes de bois sur un fil de fer tendu à cinq cents mètres de hauteur, entre Paris et Marseille. » Surtout, ne disons pas que ce roman est une curiosité : c’est là un terme qu’il faut laisser à ces informes romans décadents que l’on réédite à grand fracas, et qui n’ont ni mystère ni style. Le Tutu se situe dans une bien autre sphère, celle où, très haut, brille l’oeuvre de Ducasse. Il n’en est peut-être pas totalement indigne, car il est, lui aussi, un noeud d’énigmes.

Anarchisme. André Salmon, La Terreur noire, édition établie par Cédric Biagini et Lionel de La Fouchardière (L’Échappée, 2008, 334 p., 24 €). C’est en 1959, après avoir rédigé les deux premiers volumes de ses Souvenirs sans fin qu’André Salmon entreprit d’écrire, dans sa petite maison de Sanary-sur-Mer (où il devait mourir dix ans plus tard), ce récit fortement anecdotique sur le mouvement anarchiste au cours de la période allant de la fin de la Commune à l’entre-deux-guerres. L’édition originale parut chez le petit-neveu de l’auteur, qui n’était autre que… Jean-Jacques Pauvert. La présente réédition est agrémentée d’un nombre d’illustrations beaucoup plus grand que celle de 1959. Un appareil critique y figure, assez léger, souvent inutile (était-il indispensable de rappeler, par exemple, que Ravaillac fut l’« assassin d’Henri IV », que Damiens « poignarda Louis XV sans le tuer » et que Charlotte Corday « assassina Marat » ?). Dans sa préface, Jacqueline Gojard défend la valeur historique et documentaire de cette Terreur noire. Il lui était certes difficile, dans cette présentation, d’attester que cette valeur est assez réduite, mais il y a beau temps que les historiens de l’anarchisme ont cessé de prendre réellement au sérieux la geste narrée par André Salmon, qui tient à la fois de l’épopée et de la légende. Le plaisir de la lecture n’en reste pas moins vif.

Arletty. Arletty. Entretien avec Marc Laudelout (Frémeaux et associés, 2008, un CD et un livret de 12 p.., s.p.m.). Enregistré en 1982 au domicile de la comédienne, la conversation roule sur Céline, sur Guitry, sur La Défense (livre boycotté), sur Marcel Aymé, sur Le Vigan. Tout n’est pas inintéressant, quoique l’actrice ait souventes fois traité de ces sujets. La blessure de l’épuration saigne dans nombre de ses propos. L’accent et la gouaille peuvent-ils tout faire passer ? Question d’atmosphère.

Balzac. Nathalie Solomon, Balzac ou comment ne pas raconter une histoire (Artois Presse Université, 2007, 222 p., 20 €). Plutôt que d’analyser les récits de Balzac, Nathalie Solomon s’intéresse à ceux qu’il ne raconte pas ; à toutes les histoires programmées que nous promet le narrateur mais qui ne finissent jamais, qu’il oublie, qu’il écourte, qu’il expédie d’une manière incohérente. La table des matières de cet ouvrage est une table des écueils : « repères fallacieux », « effets de rupture », « fausses pistes », « détournement des références » ; autant de « phénomènes de déstabilisation » qui mettent à mal l’aspect rassurant et clos du texte balzacien, qui est autant virtuel que réel. Fausses symétries, comme dans le cas des Mémoires de deux jeunes mariées ; glissements du centre du récit et démultiplication des programmes narratifs dans Le Médecin de campagne ; hypothèses trompeuses dans La Paix du ménage ; héros en puissance dont on ne connaîtra jamais la destinée dans L’Envers de l’histoire contemporaine – le lecteur a bien des raisons de ressentir une certaine frustration en parcourant La Comédie humaine, au point de faire de Balzac, après Daniel Sangsue, un élève de Sterne plus qu’un historien des mœurs. Évidemment, l’analyse de ces ruptures de contrat narratif passe par des résumés, qui opèrent des choix dans l’abondante matière des récits balzaciens. Or le résumé est déjà une interprétation : comme le précise Nathalie Solomon, on n’échappe pas, dans ce genre de travaux, à la question de la réception. Mais comment garantir, alors, que les programmes repérés par le chercheur, ceux que les récits de Balzac mettraient à mal, ne sont pas de purs artefacts engendrés par son projet interprétatif ? Une histoire de la réception serait nécessaire pour valider les hypothèses posées par cet ouvrage.

Baudelaire. Rémi Brague, Image vagabonde : essai sur l’imaginaire baudelairien (Éditions de la Transparence, 2008, 144 p., 14 €). Rémi Brague est avant tout un philosophe, auteur de nombreux essais sur la philosophie grecque et médiévale, traducteur de Maïmonide, etc. Ce n’est cependant pas en philosophe qu’il interroge Baudelaire, ou du moins pas tout à fait : il s’en explique dans son avant-propos, avançant que son travail est « l’expression d’un goût et d’une admiration pour la poésie de Baudelaire, et aussi pour la pensée qu’elle abrite ». Une pensée, ce n’est pas un système de concepts mais quelque chose qui désigne une « cohérence ». Rémi Brague précise encore que cet essai ne devait être qu’un chapitre, conçu il y a 25 ans, pour figurer dans un ouvrage sur l’image. L’idée fondamentale est que, face aux images, Baudelaire n’aurait « jamais perdu [l’] enfance du regard ». Chacun des brefs chapitres qui vont suivre s’appuie sur un poème qu’il va s’agir de gloser pour y trouver un fil conducteur, une relation évolutive au visible, partant du bohémianisme pour aboutir au dandysme. Au cœur de cette démarche : la doctrine baudelairienne de l’imagination, tournant autour d’un « culte des images ». La lecture qui nous est proposée est beaucoup plus qu’un relevé thématique : Rémi Brague parvient à toucher à de nombreuses questions qui relèvent tantôt de la psychologie baudelairienne et tantôt de la philosophie. Il le fait dans une démarche éminemment personnelle, attentive aux mots du poète, avec élégance et aussi quelque chose comme une fraternité pudique qui interroge avec sérieux mais aussi avec discrétion. Ce travail d’un véritable « amateur » a tout pour plaire aux admirateurs de Baudelaire. Index des noms et des notions.

Bernanos. Marie Gil, Les Deux Écritures. Étude sur Bernanos (Cerf, 2008, 228 p., 28 €). Ce n’est pas du très vieil ésotérisme chrétien revisité, ni un retour à l’exégèse des XIIe à XIVe siècles remis au goût du jour. Cela n’en constitue pas moins une oeuvre de foi. Marie Gil, qui confond parfois la Bible et le Nouveau Testament, ce qui ne peut être involontaire à son niveau évident de connaissance – d’autant qu’elle note assez vite que Bernanos ne goûtait guère l’Ancien Testament – démontre en effet la force de L’Écriture sur les écrits de Bernanos. Elle montre que l’écrivain, dans ses essais comme dans ses fictions, était à ce point imprégné des Évangiles, dans le texte latin de la Vulgate ou dans la traduction qui faisait foi dans l’Église catholique, que son oeuvre en est une sorte d’émanation, depuis la lettre jusqu’à la forme, la parabole étant par exemple le modèle du roman. Le palimpseste affleure à tout moment, ce que le livre indique avec moult exemples, effaçant, comme l’explique l’auteur, entre formules, l’acte de citation, entre l’absence et la présence du texte de référence. On ne peut s’empêcher de penser, face à ces multiples variations formelles autour de la dialectique religieuse écriture littéraire/Écriture, que cela assigne l’auteur de Mouchette en une sorte d’impuissance et rabat Bernanos dans un rôle d’interprète, sinon de paraphraseur inconscient du Nouveau Testament. Ce que fut la réception de l’une des plumes les plus fortes du début du XXe siècle ne serait explicable, du coup, que de ce que le lectorat aurait été lui-même imprégné de la source. Cette « lecture involontaire » par laquelle l’auteur termine son livre, avec le « jaillissement d’un texte latent », pose pourtant une question sur le succès constant de l’oeuvre bernanosienne. Quid de l’admiration d’un lectorat d’aujourd’hui, formé dans l’agnosticisme ou l’athéisme, et qui trouve encore et toujours une force littéraire dans Bernanos ou dans Claudel, une puissance qui est, certes, ancrée dans une forme de christianisme, mais qui travaille en profondeur des questions ontologiques ? Ce que fut la confrontation avec Renan et sa Vie de Jésus, à laquelle Bernanos tenta difficilement de répondre, épisode que rappelle Maria Gil, éclaire peut-être sur l’enjeu. Il s’agit, pour Bernanos, comme pour son interprète d’aujourd’hui qui lui est sans doute fidèle, de maintenir, contre le vent jugé desséchant d’une époque, un enchantement qui soit au-delà de celui de la langue et de la littérature, de maintenir envers et contre tout un discours enraciné dans une Vulgate Vérité, c’est-à-dire la traduction d’un hypothétique original affleurant comme une source qui serait le Logos lui-même. L’intérêt de ce livre réside finalement dans l’effort qu’il demande au lecteur pour suivre l’auteur dans une pensée ancienne.

Bibliolexique. Jean-Paul Fontaine, Bibliolexique à l’usage de l’amateur de livres (Éditions des Cendres, 2008, 44 p., 12 €). « Ce bibliolexique rassemble cent quatre-vingt-un mots relatifs au domaine du Livre, dont le préfixe est biblio-, à l’exclusion du mot bible et de ses dérivés. » Enrichissons donc notre vocabulaire, de Bibliana (recueil d’anecdotes sur le livre) à Bibliuguiancie (art de réparer les livres). Un beau travail de collecte, enrichi, c’est le plus intéressant, par les indications qui donnent la première apparition du mot. Une apparition souvent unique, car beaucoup sont des hapax dus à la créativité des bibliophiles, Octave Uzanne et Jean-Joseph Rive en tête. Mais on trouve aussi des créateurs plus inattendus, comme Verlaine et ses biblio-sonnets, ou Paul-Louis Courier, le premier à parler de « fureur bibliomaniaque. » Bibliographie – c’était la moindre des choses – en fin de plaquette.

Caillois. Guillaume Bridet, Littérature et sciences humaines : autour de Roger Caillois (Champion, 2008, 592 p., 100 €). Voici un livre ambitieux, dont la personnalité complexe de Caillois est à la fois le sujet et le prétexte. On sait combien l’auteur de Cases d’un échiquier a cherché à fuir les appartenances tranchées, les identités trop claires, à se débattre contre l’emprise de la littérature. Le goût de la diagonale lui vint de là. Pour une part, son oeuvre s’est faite contre son gré, presque à son corps défendant : on se rappelle comment, pour se « venger » de Caillois dénonciateur des « impostures de la poésie », Pierre Seghers parvint à lui faire accepter d’entrer dans la collection Poètes d’aujourd’hui. Le livre de Guillaume Bridet s’organise autour de confrontations, qui étudient les rapports de Caillois avec quelques contemporains essentiels : Gilbert-Lecomte, Breton, Leiris, Sartre. Le titre du deuxième chapitre, Identification contrariée et différentiation sociale, résume bien cette enquête et ce qui la fait entrer dans les dessous douloureux de l’existence de Caillois, qui paraît bien avoir été amère et tourmentée, malgré l’apparence de succès et de brillante carrière.

Cambrioleur. Jean-Marc Delpech, Alexandre Jacob l’honnête cambrioleur. Portrait d’un anarchiste (1979-1954) (Atelier de création libertaire, 2008, 542 p., 24 €). Opération « hygiène des Lettres » ! Voilà en tout cas qui, par-delà la reconstitution minutieuse de l’itinéraire d’un anarchiste emblématique, pourrait et devrait servir de modèle à maintes recherches. De la vie d’Alexandre Marius Jacob, fondateur de la célèbre bande des « Travailleurs de la nuit », devenu un bagnard non moins contestataire, nous avions surtout des versions romancées, dont les auteurs n’avaient pas eu la patience de remonter aux sources. L’édition, en 1995, de la majorité des documents disponibles, avait largement entrepris le nettoyage, mais il fallait le regard critique d’un historien pour remettre les pendules à l’heure. La biographie que Jean-Marc Delpech publie aujourd’hui est le fruit d’une thèse soutenue à l’Université de Nancy en 2006. Fini de se contenter de s’alimenter à la rubrique des faits divers, qu’il s’agisse des multiples larcins d’Alexandre Marius Jacob ou des divers épisodes de sa vie de bagnard. L’auteur veut bien encore discuter des troubles ressemblances avec un certain gentleman-cambrioleur, mais c’est pour en souligner les fondamentales divergences. « Plus que l’acteur héroïque d’un moment, d’une épopée », il entend montrer, preuves à l’appui, que Jacob, du militant autodidacte marseillais au marchand forain qui devait conclure sa vie, « a toujours vécu en anarchiste, milité pour la cause, pensé et écrit en anarchiste ». Un cas-témoin, pour ne pas dire un cas unique – ce qui explique la fascination qu’il continue d’exercer –, d’une branche de l’anarchie. Une leçon d’histoire, à l’adresse même des anarchistes d’aujourd’hui !

Céline. David Alliot, François Marchetti, Céline au Danemark 1945-1951 (Rocher, 2008, 128 p., 29 €). Bien que les ressources danoises soient certainement loin d’être épuisées sur le romancier exilé, cette monographie apparaît sans nouveauté véritable sur le sujet, comme un addendum de pièces annexes, assez mineures, à l’ouvrage qui fait désormais référence sur le sujet, celui d’Éric Mazet et de Pierre Pécastaing, Images d’exil. Louis-Ferdinand Céline 1945-1951, paru en 2004, autrement riche, et que ce livre est loin de supplanter. Avec l’apport de ce Céline au Danemark, il y avait matière à composer tout au plus un article. Fallait-il pour autant allonger la sauce en reprenant une série de photographies presque toutes connues (la majorité provenant de fonds d’agence) et en rappelant les étapes du séjour de l’écrivain en pays danois, sur la rengaine usée et caricaturale du C’est le Danemark qui a sauvé Céline, et surtout sans faire réellement le tri entre l’anecdotique et l’important ?

Cendrars. L’Or. Blaise Cendrars. Texte intégral enregistré par Jean Servais en 1954 (Frémeaux et associés, 2 CD et un livret de 8 p., s.p.m.). Le récit d’aventures, inspiré par l’histoire de son compatriote Johann-August Suter, que Cendrars écrivit et publia en 1925, et qui le rendit célèbre dans le monde entier. La voix chaude et grave, si particulière, de l’acteur, que Cendras lui-même trouva « remarquablement bon », donne à l’oeuvre une résonance nouvelle, même pour ceux qui ont fait de ce récit un de leurs ouvrages de chevet. Ceux qui ont un peu oublié qui était Jean Servais peuvent se remémorer La Fièvre monte à El Pao de Buñuel : le personnage d’Alejandro Gual, c’était lui.

Censure. Martine Poulain, Livres pillés, lectures surveillés. Une histoire des bibliothèques sous l’Occupation (Gallimard, 2008, 586 p., 22,50 €). Léon Brunschwicg, spolié par les Allemands de 10 000 volumes ; Vladimir Jankélévitch, de 5 000 ; Benjamin Crémieux, de 10 000 ; Gaston Calmann-Lévy, de 20 000 ; Yvan et Claire Goll, de 5 000 ; Léon Pierre-Quint, de 30 000 (bibliothèque retrouvée après la guerre en Pologne, mais que les Polonais se refusent, même dans l’Union européenne, à restituer) ; Georges Mandel, de 15 000 ; D. David-Weill, de 8 000 ; Claude Roger-Marx, de 5 000 ; Henri Lévy-Ullmann, de 4 000 ; Les Rothschild, de 28 000 ; André Maurois, de 9 000 ; Jean Furstenberg, de 7 000 ; Grun, de 11 000 ; Louis Halphen, de 12 000 ; Francis Jourdain, de 5 000 ; Marie Lévy-Hollebecque, de 16 000 ; Marthe Leib, de 5 000. Paul-Louis Lévy, de 10 000. Louise Neymarck, de 9 000. Joseph Peraire, de 15 000 ; Léo Poldès, de 15 000 ; Albert Prioult, de 10 000 ; Julien Reinach, de 7 000 ; Jules Romains, de 7 000 ; Arthur Rubinstein, de 4 000 ; Camille Schlumberger, de 5 000 ; Boris Souvarine, de 15 000 ; Odette Toubiana, de 10 000 ; Julien Cain, de 5 000… Encore ce petit tableau de chasse, qui ne concerne que les bibliothèques particulières, est-il des plus incomplets. Nous n’avons pas la comptabilité exacte de bibliothèques telles que celles de François Coty ou de l’éditeur Simon Kra, pour ne citer que ces deux noms. Ce n’est pas fini : le Grand Séminaire de Metz, spolié de 80 000 volumes ; la Bibliothèque Polonaise de Paris, de 120 000 ; la Bibliothèque Tourgueniev, de 100 000 ; la Bibliothèque de l’Alliance israélite universelle, de 60 000 ; celle de Gustave Lipschutz, de 60 000… En tout, environ dix millions de livres prirent ainsi le chemin de l’Allemagne. On se dit donc que c’est par un miracle incompréhensible que, à la Libération, des livres aient pu subsister dans les dépôts publics ou chez des particuliers. À cet effarant tableau, Martine Poulain ne manque pas d’ajouter, très logiquement, la non moins déprimante liste des bibliothèques détruites au cours des hostilités : Brest, 80 000 volumes ; Lorient, 25 000 ; Saint-Nazaire, 22 000 ; Chartres, 135 000 ; Caen, 475 000 ; Vire, 71 000. Falaise, 20 000. Saint-Lô, 30 000. Saint-Malo, 36 000. Saint-Cyr, 32 000. Douai, 110 00 ; Vitry-le-François, 30 000 ; Strasbourg, 220 000… En tout, estime-t-elle, environ 1,9 million de volumes détruits. Son étude ne se limite pas, loin de là, à la comptabilité des pertes. S’appuyant sur une documentation d’archives et sur des témoignages, elle démonte les mécanismes de la spoliation, aussi bien du côté de l’Occupant que de l’administration de Vichy. Du côté français, un rôle capital fut joué par Bernard Faÿ, promu par Vichy administrateur général de la Bibliothèque Nationale, et qui se montra, de 1940 à 1944, maréchaliste fervent et surtout anti-maçon enragé. On voit aussi à quel point il fut épaulé par des seconds couteaux comme Philippe Poirson, Gueydan de Roussel et l’historien Adrien Dansette. Une autre partie de cette étude implacable est consacrée à la surveillance des lectures et à l’épuration des bibliothèques. Rares sont ceux qui, comme Jean Laran et Marcel Bouteron, surent rester fidèles à l’honneur, et ne pas seconder ou couvrir le pillage établi à l’échelle nationale. Certains réussirent aussi, lors de l’exode et de la débâcle de 1940, à protéger et à sauver une grande partie des collections nationales, qui avaient été déménagées et mises en lieu supposé sûr. Faut-il préciser que les restitutions faites aux particuliers après la Libération furent, le plus souvent, dérisoires ? Vingt pour cent seulement des livres saisis furent rapatriés, non sans mal, et souvent au compte-gouttes. Il est vrai que, pour réclamer, il fallait que les spoliés pussent disposer des fiches ou de l’inventaire de leur bibliothèque. De plus, la tâche des personnes envoyées en mission officielle à l’Est dans ce but fut sans cesse entravée, soit par les Américains, soit par les Russes, soit par les autorités locales. Le cheminement et le destin ultérieur des caisses de livres saisis par les Allemands sont souvent des plus déconcertants, et leur sort le reste malheureusement aujourd’hui, comme l’ont montré les travaux de Sophie Coeuré et de Patricia Kennedy Grimsted. Véritable Livre blanc du pillage des livres, l’étude de Martine Poulain constitue un ouvrage fondamental pour l’histoire de l’Occupation. Il en détaille, documents et références à l’appui, une des pages les plus abjectes.

Césaire. David Alliot, Aimé Césaire. Le nègre universel (Infolio, 2008, 252 p., 10 €). En l’absence d’indication explicite, nous n’avons pu déterminer le lieu d’édition de cet ouvrage, ni le nom de son éditeur – qui est peut-être, en fait, celui de la collection. La mention d’un prix de vente en francs suisses peut laisser supposer qu’il s’agit d’un éditeur helvète. Ce flou est regrettable car le livre constitue une introduction sérieuse et informée à la vie et à l’œuvre de Césaire – dans cet ordre, car il s’agit essentiellement d’une biographie insistant avant tout sur l’homme public qu’a été le poète. L’auteur ne s’est pas contenté d’une compilation de sources secondaires mais a enquêté et recueilli des témoignages. On trouvera en annexe quelques documents inédits. Chronologie et bibliographie.

Cocteau. Jennifer Hatte, La Langue secrète de Jean Cocteau. La mythologie personnelle du poète et l’histoire cachée des Enfants terribles (Peter Lang, 2007, 332 p., 61,50 €). Le sous-titre de ce livre est plus clair que son titre. Il s’agit d’un commentaire du roman, chapitre par chapitre, sinon linéaire, avec une forte tendance psychanalytique. Cela conduit à une forme d’émiettement qui explique aussi la longueur du volume. Lecture difficile, malgré l’abondance de citations du livre, peut-être parce que Jennifer Hatte entend aider à comprendre « non seulement le roman célèbre, mais n’importe quelle oeuvre de Cocteau ». À réserver aux spécialistes de l’écrivain.

Comédie. La Comédie en mouvements. Avatars du genre comique au XXe siècle, sous la direction de Corinne Flicker (Publications de l’Université de Provence, 2007, 262 p., 25 €). On découvre avec plaisir, à la lecture des travaux réunis, que les études théâtrales sérieuses se portent bien, même quand elles traitent de la comédie dans un siècle qui ne laissera pas le souvenir d’une gaieté folle. Les auteurs des articles sont en majorité de jeunes chercheurs dont on voit qu’ils veulent allier une connaissance érudite des formes théâtrales du passé et leur curiosité pour la dramaturgie contemporaine. C’est dire que leurs études parcourent un vaste champ, dans le passé et dans le présent. C’est dire aussi que la perspective choisie permet la mise en évidence de filiations pas toujours reconnues entre des oeuvres très anciennes et des pièces très modernes, allant ainsi bien au-delà des généralités souvent répétées sur ce thème. L’avant-propos de Corinne Flicker offre une synthèse de la question et rappelle qu’il n’y a rien de simple dans la notion de comédie puisque cette dernière est « à la fois un genre et un concept ». L’évolution qu’elle retrace permet de bien saisir que, ère de révolutions dramaturgiques, le XXe siècle réalise enfin le rêve romantique du mélange des tonalités dans des oeuvres qui ne sont plus tout à fait des « comédies », ni tout à fait des « tragédies », ce qui permet de comprendre également que « le grand modèle qui s’impose au XXe siècle, c’est le théâtre baroque, et plus particulièrement la comedy shakespearienne et la comedia espagnole ». L’organisation du volume distingue ainsi tout ce qui renvoie aux « sources antiques » dans des pièces contemporaines assez rarement commentées : La Cité des oiseaux de Bernard Chartreux, Les Citrouilles d’Alain Badiou, Amphitryon d’André Arcellaschi. Au rayon baroque, Césaire rencontre Shakespeare, dont Sophie Lucet livre par ailleurs d’intéressants « éléments » sur la réception en France du Conte d’hiver. Côté baroque, c’est chez Topor qu’Yves Le Moing retrouve Don Juan. Les héritiers du « modèle moliéresque » sont étudiés par Hélène Laplace-Claverie. Brecht et Anouilh renvoient au XVIIIe siècle. Mais il y existe aussi au XXe siècle une « comédie iconoclaste » que Françoise Dubor identifie chez Wole Soyinka face à Jarry. Cependant, comme le souligne l’avant-propos, « le grand absent de cette réflexion collective sur la comédie [menée par les dramaturges au sein même de leurs oeuvres] aura été le XIXe siècle ». L’hypothèse est avancée que le siècle s’est trop occupé du drame, tout en suggérant d’aller chercher du côté des réécritures de vaudeville et de la parodie, mais ce travail reste à faire. Index des auteurs dramatiques et des metteurs en scène, index des pièces.

Dard. Françoise Rullier-Theuret, Faut pas pisser sur les vieilles recettes : San-Antonio ou la fascination pour le genre romanesque (Academia-Bruylant, 2008, 230 p., 27 €). San-Antonio du sol au plafond, de la cave au grenier, du titre aux notes de bas de pages. Françoise Rullier-Theuret décortique la série (175 titres tout de même, sacré corpus) avec les outils de la linguistique et de la narratologie : procédés d’énonciation, recettes, lexique, onomastique, influences, jeu avec le lecteur, tout y passe, avec un sérieux qui, au voisinage des titres et des citations, n’est pas sans paraître parfois cocasse : « Remets ton slip, gondolier ! nous offre un exemple de deux techniques de rupture sur une même page où le tiré à la ligne vient ajouter son intensité, etc. » On n’évite pas, au sujet de ce sérieux, l’interrogation qui a accompagné les livres de Dard du vivant de l’auteur : le jeu en vaut-il la chandelle, l’oeuvre est-elle digne d’étude, sinon d’éloges ? Robert Escarpit avait donné sa réponse en organisant, dès 1965, un colloque sur « Le phénomène San-Antonio ». Ce problème de légitimité occupe le chapitre le plus intéressant de l’étude, consacré à « La tentation de San-Antonio ». Françoise Rullier-Theuret y souligne la posture de Dard, prompt à se moquer de la littérature traditionnelle, classique, reconnue, tout en ne souhaitant qu’une chose : être compté au nombre de ses représentants. S’il avait vécu un peu plus longtemps, Dard n’aurait sans doute pas hésité à troquer la langue verte pour l’habit vert.

Daumal. René Daumal, Correspondance avec Les Cahiers du Sud (Au signe de la Licorne, 2008, 197 p., 25 €). Cet ensemble d’environ cent vingt-cinq lettres provient pour l’essentiel de la Bibliothèque municipale de Marseille, qui conserve les archives des Cahiers du Sud. Il s’articule autour de la correspondance de René Daumal avec Jean Ballard entre 1931 et 1944, mais se prolonge bien au-delà, en présentant les lettres échangées par Véra Daumal et le même Ballard, après la mort de l’écrivain. Sur la forme, un nombre élevé de coquilles n’ayant rien à voir avec le souci discutable de préserver l’orthographe défaillante de certains épistoliers gâte un peu la lecture. On regrette de même l’absence d’index, et un appareil de notes étique qui eût mieux fait de s’absenter carrément. Sur le fond, ces lettres ne figurent pas parmi les plus substantielles que Daumal ait écrites. Leur publication ne manque cependant pas d’à-propos, puisqu’elles permettent d’en savoir plus sur cette période 1940-1944 dont les manifestations du centenaire de Daumal ont montré l’importance. À les lire, on comprend mieux la manière dont l’ancien chef de file du Grand Jeu, malgré la détresse matérielle et la maladie, a pu agréger autour de lui différents visages de l’Inde, que revisitaient alors certains intellectuels français, Luc Dietrich et Lanza del Vasto, d’une part, Jean Herbert et Jacques Masui, d’une autre, avec Les Cahiers du Sud pour ancrage. On touche également du doigt l’étrange sentiment de dévotion qui, après la mort de Daumal, s’empara de ses proches, phénomène qui laisse imaginer l’aura qu’exerça l’écrivain-philosophe sur son entourage. Daumal n’a sans doute pas eu le temps de tout écrire, et certains textes essentiels sont aussi perdus à jamais, mais ces lettres témoignent en filigrane de la manière dont son enseignement a pu se perpétuer après lui à travers le souvenir de ce que furent ses exigences.

Desportes. Bernard Desportes autrement, études réunies par Fabrice Thumerel (Artois Presses Universités, 2008, 114 p., 15 €). Tous les Kamtchatkas littéraires n’ont pas été réunis au continent, et certains kiosques demeurent entrouverts à des happy few capables de déchiffrer des oeuvres comme celle de Bernard Desportes, « à mi-chemin entre écritures expérimentales et écritures plus lisibles », nous avertit Fabrice Thumerel, qui annonce un recueil de contributions à l’écart des habituels actes de colloque. Le sujet de ces études lui-même s’explique sur sa démarche (le mot n’est peut-être pas tout à fait juste) : « Comment dire le monde et comment le dire dans son inaccessibilité sans se couper de lui ? » Les italiques sont de l’auteur et l’on sait que cette marque intensionnelle est typique d’un certain discours moderne : on en verra beaucoup dans ce recueil. Que nul n’entre ici s’il ne connaît son Blanchot ou son Derrida jusqu’à la dernière virgule, ni n’a médité sur leur dernière italique. Cela dit, Bernard Desportes n’a sans doute pas tort de noter, dans une formule qui sent son magazine branché : « L’espace romanesque actuel obéit, comme celui d’hier, plus encore que celui d’hier, à une loi que j’appellerai des 3M : le marché, les médias, le médiocre. » Autrement dit : obsolescence accélérée et précipitation. C’est ce qui fournit à Marielle Macé l’occasion d’une étude fouillée du « tempo littéraire » tel qu’il s’incarne dans le titre de la  revue La Ralentie, lequel dit bien ce qu’il veut dire mais qu’il faut quand même déployer, ce qu’elle fait en traitant d’ailleurs plutôt des surréalistes et de leurs pratiques que de Desportes. Fabrice Thumerel, outre sa longue entrevue initiale avec l’auteur, traite d’« Éros et Thanatographie » et d’« écriture de l’impossible » (on comprend qu’il s’agira surtout de Bataille). On s’étonnera peut-être de trouver, en fin de volume, une lettre (chaleureuse) d’Annie Ernaux à Bernard Desportes. Elle y fait de son mieux pour parler sur le même ton et dans le même style que les autres commentateurs – ce qu’elle nuance avec prudence dans un entretien final. Le lecteur qui croyait les années de l’illisibilité révolues sortira de l’épreuve – c’est une épreuve –, résolu à réviser ses préjugés : non seulement conviendra-t-il qu’il faut lire Desportes autrement, mais qu’il faudra peut-être, pour commencer, tenter de le lire, tout bonnement.

Dessin animé. Pierre Courtet-Cohl, Bernard Génin, Émile Cohl. L’inventeur du dessin animé (Omniscience, 2008, 168 p., s.p.m.). L’histoire littéraire a retenu Émile Cohl comme le coauteur du volume des Têtes de pipe, comme un collaborateur de L’Hydropathe et comme un caricaturiste de l’espèce peu méchante. Le présent album, dont le contenu bénéficie grandement des archives de famille, comprend deux volets bien distincts : une première partie rappelle, documents à l’appui, la place de Cohl dans l’histoire littéraire et artistique de son temps ; une seconde est consacrée à l’« inventeur du dessin animé ». Car Cohl est entré dans l’histoire de cet art à l’âge de 51 ans, le 17 août 1908 : ce fut, à Paris, au Théâtre du Gymnase, la première projection publique et mondiale d’un dessin animé cinématographique, Fantasmagorie, qui était muet, noir et blanc, et durait un peu moins de deux minutes. Il avait été entièrement dessiné sur des feuilles de papier blanc, puis filmé image par image. Un CD est joint à l’album, mais nous n’en pouvons rien dire, l’éditeur ayant adressé un exemplaire soulagé de ce complément. Beau volume en tout cas, et bien documenté (magnifiques photographies de Cohl à tous les âges de son existence éclectique), avec un seul défaut : les reproductions sont parfois de la taille d’un timbre-poste. Peut-être eût-il fallu en mettre moins, pour les rendre plus visibles. Préface, traduite du japonais, d’Isao Takahata.

Diaristes. Elena Gretchanaia, Catherine Viollet, Si tu lis jamais ce journal… Diaristes russes francophones (CNRS Éditions, 2008, 340 p., 30 €). Les trois termes du sous-titre ne rendent pas compte du fait que ces diaristes sont non seulement russes et francophones, mais aussi des jeunes filles voyageuses. Après l’inévitable avant-propos de Philippe Lejeune (qui ne s’est vraiment pas foulé, mais, après tout, il en a peut-être assez d’écrire sur les journaux intimes), les deux auteurs présentent quinze « voix oubliées » dont une, Mme de Krüdener, ne l’est pas tout à fait (son journal date de 1800, c’est dire que, née en 1764, elle n’est plus exactement ce que nous nommons une « jeune fille » !). Cet ensemble nous plonge dans un monde exotique et non dénué de charme romanesque. On appréciera particulièrement les Chakhovskaia mère (Elisaveta) et fille (Natalia), et surtout cette dernière, petite personne piquante qui parcourt la France de 1841 et 1842 : elle se rend souvent à l’opéra et porte des jugements acides, tant à Paris (où Duprez est « toujours parfait, malheureusement il commence à devenir vieux ») qu’à Lyon ou Avignon (où Robert le Diable lui paraît « détestable, mais pourtant c’était assez passable pour une ville comme  Avignon »). Elle a alors seize ans, et mourra de la tuberculose à vingt-deux. L’édition est parfaitement présentée et annotée avec un grand soin.

Drieu. Victoria Ocampo, Drieu, avant-propos et notes de Julien Hervier, traduction d’André Gabastou (Bartillat, 2007, 180 p., 20 €). En 1929, au cours d’un sinistre dîner mondain, la belle et brillante Argentine Victoria Ocampo rencontre Pierre Drieu la Rochelle. Elle se remet difficilement d’une rencontre-ratage avec Keyserling ; lui est comme toujours tourmenté et incertain. Malgré les brillantes origines dont il se réclame (« J’étais de la race nordique, maîtresse du monde » !), il est en proie à son inferiority complex, comme il dit. Commence une aventure passionnée et difficile, tant il multiplie les provocations misogynes. Voyages, tournée de conférences pour lui en Argentine – avant que la guerre, puis le suicide de Drieu ne les séparent définitivement. En faisant ce portrait de Drieu à travers leurs rapports, Victoria Ocampo ne dissimule rien des côtés insupportables et odieux de l’auteur de Gilles, mais elle montre aussi ce qu’il avait de touchant et même de désarmant. Le livre risquait d’être déséquilibré, Victoria seule ayant la parole (malgré, in fine, trente pages de lettres de Drieu), mais le portrait qu’elle fait de lui n’a rien de vengeur ; il est au contraire caractérisé par l’affection et une indulgence jamais aveugle. Mais ce qu’on admire incessamment, c’est l’intelligence, l’art et la pudeur de Victoria Ocampo. L’annotation abondante, le long avant-propos de Julien Hervier permettent de comprendre la rencontre de ces deux personnalités complexes. En définitive, on n’adressera à l’éditeur qu’un reproche, c’est de ne donner avec ce volume qu’un chapitre du tome V, Figuras simbolicas/Medida de Francia, de l’autobiographie de Victoria Ocampo. Vite, une traduction intégrale, ou nous nous vengerons en apprenant l’espagnol.

Dumas (1). Charles Grivel, Alexandre Dumas, l’homme 100 têtes (Presses universitaires du Septentrion, 2008, 268 p., 20 €). L’auteur reprend, en les refondant, un bon nombre des articles qu’il a consacrés à Dumas depuis une trentaine d’années. Remarquable fidélité, qui lui permet aujourd’hui de proposer une véritable défense et illustration de son personnage, appuyée sur une étude simultanée des causes de la résistance générale à Dumas, industriel à qui l’on refuse l’étiquette noble d’écrivain, et des complexités du rapport de Dumas avec lui-même, enracinées dans des origines problématiques : jeu du noir et du blanc, équivoque du « nègre » qui exploite des nègres, produit d’une histoire qui hésite entre deux histoires et deux régimes, etc. L’essentiel de l’effort vise à rendre à Dumas la légitimité d’une écriture authentique. Charles Grivel livre son plaidoyer et son enquête avec une passion convaincante, non sans parfois encourir des reproches voisins de ceux faits à Dumas : un peu trop de prolixité, des développements parfois méandreux, une relecture insuffisamment attentive. Dumas « écrit pour imposer sur tout ce qui a réputation d’exister son sceau indélébile », y compris ce qui se mange et ce qui se cuisine – le plat généreux qu’en fait Charles Grivel à son tour n’est pas pour nous couper l’appétit, loin de là.

Dumas (2). Alexandre Dumas, en société avec Claude Schopp, Le Salut de l’Empire. Hector de Sainte-Hermine (Phébus, 2008, 736 p., 25 €). Ça devait bien arriver un jour : à force de passer sa vie avec Dumas, Claude Schopp allait finir par se prendre pour lui. Il s’en explique dans quelques pages d’une sobriété peu dumassienne, mais tout à fait sympathiques : « Comment je suis devenu le dernier nègre d’Alexandre Dumas… » Ce faisant, il ajoute des développements jusqu’ici inconnus, non pas seulement au roman dont il a eu le bonheur de découvrir les éléments, mais encore à la discipline un peu trop austère de la génétique littéraire. Le matériau sur lequel il a travaillé en se donnant le plaisir de faire du Dumas à la place de Dumas, est en effet composé d’avant-textes sans texte, ou du moins sans aboutissement achevé. À partir de feuilletons retrouvés dans le Moniteur universel de 1869, auxquels se sont ajoutés au cours des années des fragments manuscrits divers, dont trois chapitres apportés par Thierry Bodin qui se faisait ainsi l’intermédiaire, au sens quasiment médiumnique du terme, du grand Alexandre. Il n’y avait donc plus à hésiter : le roman exigeait de venir au jour. L’un de ces chapitres retrouvés donnait opportunément le programme des tribulations du héros, complétant donc ce qui avait déjà été écrit dans Hector de Sainte Hermine par l’énoncé de ce qu’il restait à écrire. Avec une savoureuse simplicité, Claude Schopp conclut : « Les différents épisodes du roman étaient fermement esquissés, il ne restait plus qu’à tenter de les peindre. » C’est ce qu’il fait dans ces centaines de pages où les amateurs fervents de Dumas auront le plaisir de démêler ce qui revient à chacun, comme ailleurs entre Dumas et Maquet – et voilà le miracle accompli en 81 chapitres. Le dernier s’intitule tout à fait symboliquement « le mort-vivant ». Ce qui touche à l’une des obsessions profondes de Dumas trouve ici une expression profondément réjouissante. Il ne reste qu’à souhaiter à Claude Schopp de dénicher encore de nombreux feuilletons incomplets : sa place au Panthéon lui sera acquise sans discuter.

Duras. Michaël Delmar, L’une est l’autre : Duras-Moreau, une amitié littéraire (Scali, 2008, 153 p., 15 €). Ce livre écrit à la va-vite – sources non citées, bibliographie et filmographie consternantes – par un journaliste de la presse féminine, en vue de contribuer à la célébration des 80 ans de Jeanne Moreau, donne l’occasion de découvrir ce qu’elle aurait dit d’emblée à celle qui fut longtemps considérée comme l’incarnation de l’intellectualisme parisien : « Marguerite, vous écrivez des mélos, il faut en faire des films ! » On était en 1958, année qui consacra Les Amants de Louis Malle et la rupture de l’actrice avec le réalisateur. Jeanne Moreau, qui se projetait dans le personnage de Sara des Petits Chevaux de Tarquinia, venait chercher auprès de son auteur une façon d’exorciser son chagrin d’amour : « J’avais besoin de rencontrer quelqu’un qui m’aiderait à dédramatiser l’état de douleur que je traversais en le dramatisant dans une oeuvre littéraire. » Le roman ne sera finalement pas adapté au cinéma comme elle l’avait souhaité, mais de là naquit « un coup de foudre en amitié », dit-elle, une amitié indéfectible d’autant plus remarquable que Marguerite Duras se brouilla avec beaucoup de gens dans sa vie. Les deux femmes partageaient le goût des livres, du cinéma, de la cuisine et de la passion amoureuse. De cette amitié sont nées des oeuvres. L’amie Margot écrivit aussitôt l’adaptation cinématographique de Moderato Cantabile, réalisée par Peter Brook, pour lui donner le rôle de son héroïne. Pour rendre hommage à son amie, Jeanne Moreau l’incarna à l’écran, cinq ans après sa disparition, dans Cet amour-là, réalisé par Josée Dayan en 2001.

Fénéon-Mallarmé. Félix Fénéon, Stéphane Mallarmé, Correspondance, éditée par Maurice Imbert (Du Lérot, 2008, 78 p., 25 €). Il faut être déjà assez bien armé pour affronter le poète de la page blanche, à fortiori quand on s’attaque à la correspondance qu’il échangea avec celui qui devait être bientôt réputé pour faire silence. Une correspondance plutôt maigre – trente lettres, échelonnées  entre 1885 et la mort de Mallarmé, survenue en 1898 – et, pour le contenu, assez neutre : il n’est question, en surface, que d’envoi et de réception d’articles, de remerciements de Mallarmé à l’adresse de Fénéon pour son oeil typographique. Il est vrai que Fénéon, pas plus que Mallarmé, n’était un épistolier prolixe. Pas de quoi « revisiter » l’un ou l’autre, encore faut-il être attentif aux dates, ce qui n’est pas le mérite premier de cette édition. Pour une lettre datée « dimanche » (lettre n° 22), il est précisé « derniers jours [sic] de la première quinzaine de novembre 1896 » (pouvait-il y avoir plusieurs dimanches possibles ?). Une réponse, soumise à Fénéon, de Mallarmé à une enquête (« sur l’influence des lettres scandinaves ») se trouve coupée en deux : n° 15, « Vendredi minuit », pas plus précisément datée (en fait, 12 février 1897), reportée plus loin, n° 29, avec une erreur sur la date de publication dans la note de bas de page (novembre au lieu de février). Les lettres 15 à 27 sont à réordonner et réannoter. On regrette aussi que cette correspondance n’ait pas été enrichie des « sous-entendus » connus des exégètes des deux épistoliers. L’édition reproduit la lettre de Mme Fénéon mère pour l’appel à témoins dans le « Procès des Trente », mais pas les remerciements en retour de Mallarmé. C’est un peu dommage, car seul le lecteur fortement averti pourra comprendre les affinités qui lièrent les deux hommes. Cela dit, cette plaquette a le mérite de rassembler la correspondance entre deux figures éminemment singulières et de l’enrichir par quelques reproductions bienvenues, dont un étonnant autoportrait dessiné de Fénéon (1890), assorti d’initiales qui forment un énigmatique rébus. L’auteur a également mis à profit les archives Paulhan conservées à l’IMEC. Un prolongement imprévu de cette correspondance est donné par une lettre de Fénéon à Mondor, reproduite en annexe, dans laquelle le premier, à propos de la biographie de Mallarmé publiée par le second, lui raconte une ébouriffante histoire de vignerons et tonneliers narbonnais lecteurs de Mallarmé, que nous laissons au lecteur le soin de découvrir, s’il ne la connaît déjà.

Ferré. Jean-Éric Perrin, Léo Ferré : poète et rebelle (Alphée-Jean-Paul Bertrand, 2008, 235 p., 19,90 €). L’auteur, qui a écrit aussi bien sur Madonna que sur Doc Gynéco, se défend d’être un spécialiste de Ferré. C’est donc en vain que l’on cherchera ici des nouveautés et des révélations sur un chanteur dont la première biographie, due à Gilbert et non Robert Sigaux (comme il est indiqué à la page 121), a tout de même paru en 1962. Jean-Éric Perrin se déclare avant tout intéressé par l’héritage Ferré, ce qui attire vers lui les chanteurs d’aujourd’hui, les Miossec, les Cali, les Noir Désir, même s’il faut attendre le dernier chapitre pour voir le sujet traité. Avant d’en arriver là, on aura tout de même suivi avec intérêt la vie et la carrière d’un artiste placé sous le signe de la contradiction entre ses convictions anarchistes et certains aspects de sa carrière (le parrainage de Rainier qui lui permet de diriger l’orchestre de l’Opéra de Monte-Carlo, son appartenance à l’écurie Barclay, son goût pour les belles voitures qui entraîneront quelques heurts avec son public). Au passage, l’auteur tord le cou à quelques idées reçues : la direction d’orchestre qui ne fut pas une lubie de nanti, mais le fruit d’un goût entretenu tout au long de sa vie ; la fameuse rencontre Brel-Brassens-Ferré de 1969, qui donna lieu à un mol échange de plates considérations sur tout et n’importe quoi. Au-delà de ses outrances – le style déclamatoire des dernières années –, Ferré fut un bon passeur de poésie, mettant à l’honneur et en musique Rutebeuf, Verlaine, Rimbaud, Baudelaire, Aragon à longueur de microsillons. Jean-Éric Perrin souligne enfin le travail de Mathieu Ferré – le fils –, qui fait vivre le catalogue sur disque et sur Internet, et sort des inédits soignés. Le chanteur n’avait pas toujours rencontré autant de dévouement chez les membres de sa famille : « Ne nous envoie pas ton livre [Poète… vos papiers !]. Nous l’avons acheté. C’est une véritable ordure », écrivait Joseph Ferré à son fils en 1956.

Fondane. Carl Einstein et Benjamin Fondane. Avant-gardes et émigration dans le Paris des années 1920-1930, sous la direction de Liliane Meffre et Olivier Salazar-Ferrer (Peter Lang, 2008, 218 p., 33,90 €). Ce volume rassemble les actes d’un colloque universitaire tenu à Dijon en 2007 et qui visait à préciser l’originalité de l’apport de deux écrivains étrangers, l’allemand Carl Einstein et le roumain Benjamin Fondane, à l’activité intellectuelle du Paris de l’entre-deux guerres. Comme ceux-ci n’ont eu aucun contact, le seul dénominateur commun serait le fait que tous deux étaient des Juifs étrangers, fixés à Paris et devenus écrivains francophones. Toutefois, il existe certains points communs, comme la passion pour le cinéma, analysée ici par Ramona Fotiade, qui souligne combien chacun des deux écrivains fut imprégné par « l’idéologie du documentaire » et pénétré de la croyance en la « spontanéité de l’image cinématographique et du jeu des acteurs ». Liliane Meffre définit les relations entre Carl Einstein et le psychanalyste René Allendy, montrant combien le livre du premier sur Braque (1934) est en fait, bien plus qu’une monographie d’art, une étude psychanalytique et sociologique. Fort intéressante, car traitant un sujet peu exploré, la communication de János Riesz porte sur Carl Einstein et les artistes noirs à Paris dans les années 1920-1930, ce qui lui donne l’occasion de noter que celui-ci fut, avec Bataille et Leiris, le plus important contributeur à la fameuse revue Documents. À propos de Fondane et des arts plastiques, Olivier Salazar-Ferrer évoque le cinéma, Man Ray et la photographie, mais aussi Le Corbusier, dont Fondane ne tarda pas à se distancer, le trouvant beaucoup trop rationaliste. Autre sujet intéressant : Fondane, Tzara et les surréalistes, traité par Michel Carassou, qui relève des différences criantes. D’abord, la méfiance fondamentale de Fondane vis-à-vis de l’engagement politique et du Parti communiste (tel ne fut pas le cas de Tzara, qui vira sa cuti dadaïste pour devenir stalinien), et aussi envers l’écriture automatique prônée par Breton. À cela s’ajoutait son inclination vers le Grand Jeu plutôt que vers le groupe de Breton. Mentionnons aussi la communication d’Eléonore Antzenberger sur Fondane et Voronca, à propos du personnage d’Ulysse, et celle d’Hélène Lenz, qui étudie l’activité de Fondane dramaturge en Roumanie. Le texte de Maryse Staiber sur « Claude Vigée lecteur de Benjamin Fondane » est d’un intérêt assez réduit, qui fait se demander si elle n’aurait pas pour principale fonction d’ajouter une publication au curriculum de l’auteur. Mais que dire, surtout, de celle de Michel Reffet, « Franz Werfel, un avant-gardiste repenti ? », sinon qu’elle n’a absolument aucun rapport avec le thème du colloque. L’auteur ne se soucie même pas d’y citer une seule fois le nom d’Einstein ou celui de Fondane. Exactement comme si, dans un colloque sur Chagall, on venait parler de Malevitch ou de Soutine. Un colloque qui accepte de telles inclusions de complaisance ne gagne pas en sérieux.

Gautier. Giovanna Bellati, Théophile Gautier journaliste à La Presse : point de vue sur une esthétique théâtrale (L’Harmattan, 2008, 263 p., 35 €). À l’heure où ont commencé à paraître les recueils des feuilletons critiques complets de Gautier, ce petit volume rendra de grands services. Giovanna Bellati expose avec clarté les principes et les idées de Gautier critique, en se fondant sur une large sélection de feuilletons des années où l’homme de lettres travaille pour le quotidien de Girardin, soit de 1837 à 1855. L’analyse est présentée en sections délimitées : acteurs et actrices, auteurs, genres dramatiques (de la tragédie à la pantomime), nature des textes (résumés, descriptions de spectacles, etc.). Que pensait-il du théâtre de Musset ou de Marie Dorval ? En quelques pages, ses idées et leur évolution sont bien définies. Inévitablement, c’est parfois trop allusif, et un index aurait aidé la lecture. Mais tel quel, ce vade mecum sera précieux pour accompagner la lecture de l’édition des Œuvres complètes.

Gémier. Firmin Gémier, le démocrate du théâtre (L’Entretemps, 2008, 236 p., 25 €). Gémier restera toujours cher à nos cœurs pour avoir créé le rôle d’Ubu, en décembre 1896, au Théâtre de  oeuvre, sauvant la représentation du naufrage par ses pas de gigue et ses coups de cor, comme il s’en souvient ici dans une interview de 1921 à Excelsior. Le choix de textes effectué par Nathalie Coutelet tend à prouver que, derrière son image de touche à tout, Gémier avait une conception cohérente et arrêtée de l’art dramatique. L’ordre chronologique importe peu, dès lors : 1932, 1893, 1921, on mélange les dates et les documents – lettres, articles, interviews, allocutions, mais les notes sont nombreuses, la mise en page soignée, et l’on trouve de nombreux textes difficiles d’accès. Autant de qualités qui le rendent fort recommandable.

Gide-Blum. André Gide, Léon Blum. Correspondance 1890-1951, édition établie, présentée et annotée par Pierre Lachasse (Presses universitaires de Lyon, 2008, 216 p., 18 €). Soixante et onze lettres retrouvées et rassemblées, dont certaines sont inédites. L’ensemble de ce qu’ont épistolairement échangé deux contemporains majuscules est ici mis en perspective. Condisciples en classe terminale au Lycée Henri IV, les deux hommes se sont retrouvés à égalité d’amitié autant que d’admiration réciproque à la fin de leur existence. Mais auparavant, avant que Blum ne construise une oeuvre politique et que l’antifascisme ne soude les deux esprits, Gide, avec sa production littéraire rapide et reconnue, avait creusé un écart symbolique que Pierre Lachasse souligne à plusieurs reprises dans ses textes de liaison, qui remettent la correspondance en perspective historique et rappellent ce que l’on sait des rencontres des deux hommes dans les périodes où ils ne s’écrivirent pas. On voit comment l’homme politique brillant, moins austère que l’écrivain, tout aussi sensible, mais aussi, paradoxalement, moins frivole, n’aura constitué, au début, qu’un élément mineur d’une sociabilité amicale gidienne très large et mouvante, pour devenir au fil du temps de plus en plus prégnante. La participation de Blum à des revues, particulièrement à la Revue blanche et à la Nouvelle Revue française, aura permis à Gide de mesurer l’entrée de Blum en littérature, en même temps que le glissement de sa priorité intellectuelle vers la politique, un terrain sur lequel ils se retrouveront dans les années 1930, après que Gide aura évolué sur le plan crucial de l’antisémitisme. Dans un ensemble riche, on retient la mise en lumière de débats comme le rôle de la critique théâtrale et du théâtre lui-même, que Pierre Lachasse met en scène à travers la réception des articles et des livres de Blum, ou la manière dont les deux amis sont mis en cause, en 1936, par le délire antisémite et homophobe de Maurras, préconisant que l’on décapite Blum au couteau de cuisine et traitant Gide de « giton […] du communisme intellectuel ». Les annexes proposent un texte de Gide sur Blum et six de Blum sur Gide. Elles montrent à quel point le futur animateur du Front populaire, avec ces cinq éditoriaux parus dans Le Populaire en juillet 1927, contribua à une publicité appuyée du Voyage au Congo dans les milieux de la gauche socialiste, et concluent ainsi une interaction entre deux hommes, deux oeuvres et deux actions. Deux conditions d’hommes modernes, deux vitae activae, telles qu’Hannah Arendt devait les théoriser en 1958.

Grenier. Jean Grenier, Une attention aimante. Écrits sur l’art (1944-1971), textes choisis et édités par Patrick Corneau (Presses universitaires de Rennes, 2008, 320 p., 19 €). On se souvient surtout de Jean Grenier comme compatriote et ami proche de Guilloux et comme professeur de philosophie d’Albert Camus, ce qui est évidemment très réducteur. Ses beaux livres (Les Iles, Les Grèves  ou Inspirations méditerranéennes) fascinent par une pudeur immense et presque maladive, qui retient sans cesse l’auteur au bord de la confidence et de la méditation spirituelle. Grenier était d’abord professeur d’esthétique à la Sorbonne, et ce volume nous rappelle l’activité de critique d’art qu’il mena de la Libération à sa mort, en collaborant à des revues aussi importantes que L’ Œil des années 1955-1959, Derrière le miroir ou XXe siècle. Emprunté par l’éditeur à Jacques Maritain, le titre du volume dit bien le regard amical que Grenier pose à priori sur les peintres les plus divers, de Bernard Buffet à Sima, d’Arpad Szenes à Séraphine de Senlis. Sans remplacer les essentiels Entretiens avec dix sept peintres non-figuratifs publiés en 1963, ce volume sera une référence utile surtout pour les années cinquante. On apprécie la préface claire et méthodique de Patrick Corneau, mais on se permettra de déplorer la présentation matérielle, du corps choisi à la maquette du livre.

Grisette. Alain Lescart, Splendeurs et misères de la grisette. Évolution d’une figure emblématique (Champion, 2008, 344 p., 60 €). La grisette est à la vie de bohème ce que la jeune fille est à la maison bourgeoise, la lorette aux boulevards, la vieille fille aux églises, etc. Mais par-delà la bohème, il fallait bien qu’on en envisage l’histoire, qui débute au XVIIe siècle. C’est ce qu’a fait l’auteur de cette étude qui s’attache à différents supports – lithographies, chansons, littérature – et met en lumière des sources intéressantes (La Fontaine, Sterne, le vaudeville La Semaine des amours). L’ambition est scientifique, mais s’accompagne de graphiques assez illisibles et de schémas complexes. Alain Lescart s’appuie sur des sources historiques pour étudier l’évolution de la condition féminine : travail des femmes, prostitution. Pour lui, la grisette, après avoir toujours un peu tendu vers la courtisane ou vers la fille perdue, serait devenue, à partir de Béranger, l’emblème de la femme libre et indépendante, au point de caractériser, aux yeux de l’étranger, la femme française. L’auteur dégage l’évolution de ce type social au cours du temps : de la jeune fille ignorante jouée par des aristocrates à la figure de la digne ouvrière républicaine et altruiste, en montrant l’importance de la littérature et de la chanson. Il met en lumière toutes les nuances de ce type, de la modiste s’offrant au regard du passant à la couturière plus vertueuse. Mais l’ouvrage se ressent de son origine, qui est une thèse soutenue dans une université américaine. Le style laborieux – exposition, citation, commentaire de la citation – rend la lecture pénible. De nombreuses citations en anglais ne sont pas traduites, et l’on sent souvent que l’auteur s’adresse à un public pour lequel il est nécessaire d’expliquer, voire de simplifier, certaines choses : ainsi des développements sur l’instruction des femmes, la « macédoine », l’histoire du Caveau ou la Dame aux Camélias, qui auraient pu être réduits à de moindres proportions. La composition est assez déséquilibrée, entre une première partie, Le Modèle français, beaucoup plus importante que la seconde, L’Exportation du modèle grisette, plus anecdotique et un peu répétitive, qui vise surtout, semble-t’il, à conforter les thèses de la première et à expliquer la formation de l’image de la femme française dans les pays anglo-saxons. Auteur et éditeur ont laissé passer quantité de coquilles, fautes d’orthographe et autres aberrations (Biographie de France au lieu de Bibliographie de la France, « Frémy Delord » pour « Arnould Frémy et Taxile Delord »), erreurs dans la numérotation des notes, quand il ne manque pas tout un passage de texte. De plus, l’auteur s’est apparemment limité à la bibliothèque de son Université, ce qui donne des références bibliographiques assez exotiques pour ne pas dire « inédites », et une mise en forme des références « à l’américaine » (« 2d ed » et profusion de dièses). On s’agace tout autant de références bibliographiques incomplètes ou curieuses : pourquoi donner l’édition de la « bibliothèque contemporaine » chez Mme Dondey-Dupré, 1851, pour les « Scènes de Bohème » (sic), quand l’édition originale, chez Michel Lévy, s’imposait ? Sur le fond, on regrette que Manon Lescaut, cité tout au long du livre comme source de nombreux auteurs du XIXe siècle, n’ait pas fait l’objet d’une analyse spécifique. D’autres  textes, qui auraient mérité un éclairage plus important, ne sont qu’incidemment cités : Huart, Desprez, représentant la littérature panoramique, comme cristallisation de la figure de la grisette ; le Tableau de Paris de Texier est, lui, absent ; Balzac est abordé principalement par son article sur la Grisette dans La Caricature (1831), alors que les personnages de Suzanne du Val-Noble et de Caroline Crochard ne sont pourtant pas sans intérêt. Une certaine légèreté marque la partie consacrée à Murger. On voit que l’auteur n’a guère étudié sa biographie, sinon il ne se perdrait pas en conjectures sur l’identité du poète rencontré au Luxembourg (Victor Hugo). Quand aux hypothèses sur le nom de Chien-Caillou, personnage de la nouvelle de Champfleury, elles excluent tout bonnement celle qui est communément admise, à savoir une déformation du nom de Chingachgook, personnage de Fenimore Cooper.

Hara Kiri. Hara Kiri. Journal bête et méchant. 1960-1985. Les belles images, présentées par Cavanna, Delfeil de Ton, Stéphane Mazurier et Michèle Bernier (Hoëbeke, 2008, 320 p., 32 €). Ce n’est pas dans Histoires littéraires, qui arbora, sur la couverture de sa vingt-sixième livraison, une photographie du professeur Choron hilare, que l’on chicanera à la revue Hara Kiri sa place dans l’histoire littéraire – mais oui – des dernières décennies du siècle XX. Comme son titre l’indique, le présent album contient un florilège des photographies, dessins et fausses publicités ayant agrémenté, sur vingt-cinq ans, l’histoire de ce périodique qui, tout autant qu’un assez petit nombre d’autres, marqua son époque. Une constatation s’impose : la censure a changé de forme. Non que le contenu d’Hara Kiri ait perdu son pouvoir subversif – le journal avait pour cibles des valeurs sociétales qui ne disparaîtront pas de si tôt –, mais il n’est pas évident que les images qui déclenchèrent interventions judiciaires et saisies dans les années 80 entraînassent de semblables représailles si elles paraissaient aujourd’hui dans des périodiques du registre qu’on dit « satirique ». À l’opposé, des illustrations publiées sans encombre autrefois ne pourraient sans doute être diffusées aujourd’hui sans encourir des poursuites. Il y deux raisons a à cela : la loi a évolué, et pas dans le sens d’une plus grande permissivité, et surtout la « morale » a changé et s’est dotée de bras séculiers variés et puissants (associations, avocats, ligues, etc.). Mais tout cela a-t-il de l’importance à présent que le rédacteur en chef d’une des revues-filles d’Hara Kiri renvoie un dessinateur aussi légendaire que Siné et passe sur toutes les chaînes de télévision pour dire ce qui est bien, ce qui est mal, pourquoi il faut être contre la guerre, contre la misère, etc. ? Le professeur Choron n’est plus là pour voir cela, c’est aussi bien. Au fait, puisque Delfeil de Ton, qui fut de toute l’aventure d’Hara Kiri (et qui a collaboré à ce recueil de Belles Images), est désormais un collaborateur d’Histoires littéraires, dira-t-il ce qu’il pense de tout ceci dans sa chronique ?

Hugo (1). Paul Marty, Victor Pavie, ses relations avec Victor Hugo, édition introduite et présentée par Erwan Dalbine (Sagittaire, 2007, 193 p., 15 €). Victor Pavie (1808-1886) est bien connu des spécialistes de Hugo et des historiens du Romantisme. Il fut l’un des premiers, avec Nodier et Sainte-Beuve, à défendre les oeuvres de jeunesse de Hugo dans une feuille de province : le feuilleton des Affiches d’Angers. À ce seul titre, « Victor d’Angers », comme on l’a surnommé par analogie avec son compatriote David d’Angers, méritait d’entrer dans l’histoire littéraire. C’est ce qui s’est produit en 1903, lorsque Paul Marty consacra un livre aux relations du jeune Angevin avec l’auteur d’Hernani. Était-il nécessaire de rééditer cet ouvrage daté et naïf par sa vision psychologisante et moralisante de l’histoire littéraire ? La présentation, par Pierric Maelstaf, de la nouvelle collection où il paraît laisse rêveur : « La collection Histoire littéraire fournira les contributions d’auteurs, de chercheurs, de lecteurs anciens et actuels sur des problématiques qui ne sont pas d’actualité ou qui ne la font pas dans l’immédiat, mais qui apportent un peu de nuance ou de rêveries. » Erwan Dalbine, qui se définit en quatrième de couverture comme un « passionné du XIXe presque un mélo – qu’arbitre avec une science insuffisante, Erwan Dalbine, depuis les hauteurs de son XXIe siècle : la faute en revient-elle à l’« orgueil » de Hugo (ingrat personnage gouverné par ses ambitions) ou aux insuffisances de Pavie (écrivaillon bloqué sur les idéaux romantiques dans leur phase ultra, incapable, comme tant d’autres alors, de suivre le Maître dans sa course à la modernité et de faire son aggiornamento). Inutile de prolonger le débat. Non que le sujet ne soit pas intéressant mais, quitte à le reprendre, il eût fallu le faire en apportant des éléments nouveaux. On aurait ainsi accueilli avec plus de plaisir une correspondance annotée des deux Victor, sur le modèle de celle de Sainte-Beuve et Hugo, publiée en 2004. On se serait félicité de voir republiés, avec une présentation digne de ce nom et une annotation précise, les souvenirs que Pavie a publiés sur les membres du Cénacle de 1829 : Les Revenants (1887). Enfin, il eût été judicieux de rassembler l’ensemble des articles publiés par Pavie (comme son précieux compte rendu de la première d’Hernani, écrit sur le vif) dans le feuilleton des Affiches d’Angers.

Hugo (2). Charles Baudouin, Psychanalyse de Victor Hugo (Imago, 2008, 254 p., 22 €). La réédition de cet ouvrage est, comme le disait Pierre Albouy dans sa préface de 1972, « plus qu’un hommage, une urgence ». Jacques Seebacher pointait pourtant encore récemment les limites de ce livre, jugeant réducteur l’emploi de la psychanalyse dans la critique littéraire. Mais Charles Baudouin, en se situant à l’intersection de la critique thématique d’origine bachelardienne et de la sociocritique, a ouvert des pistes fécondes dans l’analyse de l’imaginaire hugolien. Il s’appuie avant tout sur la « psychanalyse du texte » ; quand il s’en éloigne, pour tirer parti de la biographie comme preuve originelle et non confirmation finale, son propos est moins convaincant, comme le montre son utilisation de la « promeneuse corse » dans l’élaboration de la figure d’une « mère terrible » censée représenter la Fatalité. Il considère les complexes psychologiques comme des réseaux thématiques qui organisent en profondeur l’univers de Hugo. Les dix chapitres de son ouvrage exposent les points fondamentaux de cette oeuvre : Caïn et le motif des frères ennemis, les rapports fondamentaux entre le père et la mère (« complexe d’OEdipe »), l’importance de l’oeil et du regard (« complexe spectaculaire »), Torquemada (« complexes de mutilation et de destruction »), le génie et l’exil (« La fuite devant le Père » et le « complexe de retraite »), le motif de l’araignée, Arachné-Anankè (« La Mère terrible ou la Fatalité »), la naissance du héros (« complexe de la naissance »), Dieu, la conscience et le châtiment (« le Surmoi »), les antithèses (« La polarisation des conflits et l’ambivalence ») et La Fin de Satan (« La Rédemption »). Des remarques de détail, dans les micro-lectures égrenées au fil des pages, permettent d’« entamer » telle oeuvre, tel aspect de l’oeuvre de Hugo. Psychanalyse de Victor Hugo a ainsi contribué à la réhabilitation d’ouvrages peu connus ou jugés secondaires à l’époque, comme Torquemada, Les Burgraves ou L’Homme qui rit. Les analyses de Charles Baudouin révèlent l’importance, chez Hugo, de la division de la  figure paternelle, déchirée entre une figure tyrannique et une figure idéale, et la place de l’animal vengeur (aigle du casque ou abeilles du manteau impérial), représentant du père idéal contre le père tyran. Le « complexe de la naissance » livre, sous le jargon psychanalytique, une donnée à la compréhension de l’oeuvre : dans le motif de la nouvelle naissance, corrélé à celui du choix d’un père idéal, il y a « toujours une seule et même protestation contre l’ordre originel des choses et une tentative pour le renverser et le corriger ».

Italie. Giovani Dotoli, Jardin d’Italie. Voyageurs français à la découverte de l’art de vivre (Champion,2008, 336 p., 58 €). Le voyage en Italie a généré une abondante littérature viatique, et une tout aussi abondante littérature critique sur cette production. Le présent ouvrage vient enrichir ce domaine d’étude en proposant un parcours parmi les textes des voyageurs français. La métaphore du jardin – qui peut, à priori, surprendre pour évoquer l’art du déplacement – rappelle l’imaginaire arcadien qui s’est construit, au travers des textes des voyageurs, autour de la Péninsule, pays réel autant que rêvé, imaginé et fantasmé par des « touristes » lecteurs, érudits, amateurs d’art : un« mirage » plutôt qu’un pays, pour reprendre les mots de Lamartine, cités en exergue du chapitre I.C’est donc cette double réalité d’une Italie historique à laquelle se superpose le bel paese de l’art et de l’art de vivre, qu’illustrent les textes réunis. L’ouvrage se compose de dix chapitres (dont la structure est tantôt thématique, tantôt historique) organisés autour de la métaphore du jardin. Une imposante bibliographie (une cinquantaine de pages) orientera le chercheur ou le curieux désireux d’en savoir plus. Elle reprend les bibliographies sur le voyage français en Italie, les textes de voyageurs français, les études critiques sur le voyage et les voyageurs français, des études générales et quelques textes d’écrivains qui n’entrent pas dans la catégorie « écrits de voyage » stricto sensu. L’auteur cherche à illustrer ce désir d’Italie devenu selon lui, à travers les siècles, une véritable « passion française ». À l’appui, de nombreuses et copieuses citations (parfois plus d’une page), commentées sur un ton empathique et enthousiaste (la passion des voyageurs cités est contagieuse), qui répercute et amplifie, plus qu’il ne discute ou dissèque, les lieux communs propres au locus amoenus. Ainsi, à propos de Goethe et Stendhal : « La clarté de la lumière du jardin d’Italie, cette vapeur poétique qui parfume le paysage, qui frappera Johann Wolfgang von Goethe, attire la plupart des voyageurs français. Ainsi, le texte deviendra-t-il naturel, la traduction linéaire de la réalité. […] Ce sera une explosion de soleil. Le soleil est l’antidote à l’angoisse qu’inspire le Nord. Les voyageurs français au jardin d’Italie sont des architectes de soleil, dont ils suivent les courbes, les lumières, les feux, les ombres, les caresses. Le ciel n’est que clarté. La ligne de l’horizon conduit à l’infini, en suivant le sillon vaporeux du soleil. Le voyageur se transforme en démiurge de la réalité. Il l’ordonne. Il transforme le chaos en cosmos. Il sépare les éléments, en les reconduisant aux effets de la lumière du soleil, en traçant une ligne qui lie le présent au passé. Le mythe de la fécondité revient à chaque page. Les forces du cosmos se traduisent en atmosphère lumineuse. Le soleil est une orange qui s’épanouit sur le jardin d’Italie en montant des profondeurs de la terre. » Ce passage donne une idée du ton général. La partie Jardin du temps. Au fil des siècles se veut plus systématique et historique dans l’approche du corpus des textes des voyageurs français. L’auteur y propose une synthèse des travaux consacrés au sujet, assortie, encore une fois, de nombreuses citations, où les noms célèbres (Montaigne, Du Bellay, Misson, Mme de Staël, Zola, Morand) côtoient ceux de voyageurs plus obscurs qui expriment un autre point de vue, certes moins littéraire et moins inspiré, mais sans doute plus révélateur des curiosités et des intérêts d’une époque. Suivent des chapitres consacrés à l’art et à l’histoire, qui montrent que ce voyage était aussi, pour le visiteur, voyage dans le temps et traversée de la mémoire. Enfin, l’intériorisation subie par le voyage à l’époque romantique, témoignant d’un recentrement sur le moi du voyageur, est également développée : le voyage devient outil d’introspection autant de découverte. L’ouvrage se clôt, sur le même ton hyperbolique et résolument optimiste, en affirmant la permanence de la « passion française » pour l’Italie : « La rhétorique de l’éloge de l’art de vivre italien est l’axe central du voyage français au jardin d’Italie, qui est devenu une légende dans toute littérature et dans toute culture européenne et extra-européenne. La tradition du voyage français au jardin d’Italie ne s’est pas éteinte, même pas en cette ouverture du XXIe siècle. La passion d’Italie est éternelle, pour les Français, pour les Européens et pour les peuples des autres latitudes. Le jardin d’Italie est un mythe de l’histoire, de la modernité et de la postmodernité, par ses splendeurs antiques, ses extases baroques, ses théâtres, ses opéras, sa musique, ses chansons, ses replis les plus secrets, ses mœurs quotidiennes, qui sont un charme pour l’intelligence et une pratique merveilleuse de l’art de vivre. » Cette image arcadienne est-elle toujours aussi vivace et unanimement partagée ? Il suffirait de lire quelques pages de Bernard Comment ou d’Alain Fleischer pour découvrir un visage moins riant, plus inquiétant, mais non moins fascinant de l’Italie. Y a-t-il encore aujourd’hui des voyageurs français pour ignorer Gomorra sous l’Arcadie ? Ce n’est pas parce qu’il y a peut-être « quelque chose de pourri » au « Jardin d’Italie » que celui-ci n’inspire plus la plume des voyageurs. La confrontation entre l’imaginaire culturel et la (brutale) réalité ne s’en révèle que plus passionnante, nouveau défi lancé aux amoureux français de la Péninsule, par-delà certains clichés légués par leurs prédécesseurs. C’est là une autre histoire à écrire.

Laforgue. Éric Nicolas, Un amour de Jules Laforgue (Distribution Privat, 2008, 246 p., 20 €). On serait tenté de classer cet ouvrage dans la catégorie des curiosités. Étrange livre que celui de cet auteur bigourdan, se déroulant dans la bonne ville de Tarbes, dont on retrouve au fil des pages les hauts lieux, et qui se situe à mi-chemin entre l’enquête policière, le roman de première rencontre et la ballade au fil des rues. Bien que né à Montevideo, l’auteur des Complaintes et des Moralités légendaires a passé une partie de son enfance et de son adolescence dans le chef-lieu des Hautes-Pyrénées, berceau familial sur lequel il a cristallisé, sa courte vie durant, le profond sentiment d’ennui et de tristesse morose qui parcourt les villes de province, mais aussi le souvenir des premiers émois amoureux : « Je suis ici en pleine province, dans la ville où j’ai vécu de huit à quinze ans, – Où j’ai fait ma première communion ! où j’ai eu mes premières souffrances de la vie au lycée ! où j’ai aimé enfin, de la passion sublime qu’on a au collège et qui fait pleurer des larmes de la plus belle eau, sans littérature » (1882). L’objet de ce livre est, au départ, une quête qui ne peut que ravir les amoureux de Laforgue et les bibliophiles de tous horizons. Il s’agit en effet de partir sur les traces– au sens propre – de Marguerite, amour de jeunesse dont on ne sait vraiment s’il fut réel ou fantasmé, que Laforgue mentionne dans sa correspondance, dans un agenda, ou évoque de manière plus diffuse dans son œuvre. C’est dans une nouvelle de jeunesse intitulée Amour de la quinzième année (dont on ignore de même quelle part relève de la fabulation et de l’autobiographie)que l’auteur puise les informations principales qui servent de point de départ à cette enquête dans laquelle on a plaisir à retrouver, sous des noms à clé, certaines figures de laforguiens  connus, comme celles, plus anonymes mais tout aussi touchantes, d’historiens locaux. Si l’on goûte cette plongée dans l’adolescence du poète, période dont il a lui-même souligné l’importance (« Il y a une heure de nos quinze ans d’où dépendra notre caractère, notre mirage personnel de l’univers »), et si l’on ne peut que se prendre de sympathie pour cette recherche au sens littéral du mot – bien que les conclusions en semblent pour le moins hasardeuses –, l’enquête se double d’une romance dont on aurait bien évité les atermoiements. Les conversations fumeuses, les échanges de courriels en cascade, entre l’enquêteur et sa dulcinée, jalouse de cette Marguerite depuis longtemps disparue, comme l’enquête que l’amoureuse conduit elle-même pour éclairer l’obsession de l’élude son coeur n’apportent rien à ce qui aurait dû rester une quête intellectuelle. On sort de ce récit un peu frustré que la petite histoire laforguienne ait été quelque peu télescopée par celle de l’enquêteur (qui finit même par en mourir), même si, au final, ce jeu de pistes tarbo-tarbais peut ravir ceux qui auront plaisir à se reconnaître ou à reconnaître les lieux de leurs pérégrinations. Pour les non-Tarbais, qu’importe, cet ouvrage nous rappelle qu’il y a toujours, pour les poètes, une Marguerite cachée quelque part.

Limousin. Laurent Bourdelas, Du pays et de l’exil. Un abécédaire de la littérature du Limousin. Postface de Pierre Bergounioux (Les Ardents Éditeurs, 2008, 224 p., 20 €). Le régionalisme n’est plus ce qu’il était et la province n’est plus une exoplanète perdue dans un vide sidéral. Limoges, la grande stigmatisée, se rappelle avec fierté une longue histoire faite de culture et propose, avec cet ouvrage, un inventaire de son présent tout à fait sympathique et impressionnant. Nous y découvrons un Limousin arrimé à l’universel et un universel qui a un pied-à-terre en Limousin. Qui penserait trouver, en feuilletant ce livre, l’évocation de poètes paysans archaïsants sera surpris de découvrir la densité des réseaux qui relient ce terroir aux multiples facettes de la modernité littéraire française (et dans certains cas étrangère), plus particulièrement la poésie. Ils sont nombreux ceux qui, tout en menant une vie provinciale, ont été ou sont présents dans la vie parisienne. Parcourir cet abécédaire, c’est aller à la rencontre de la littérature du XXe siècle dans ce qu’elle a de riche, mais parfois étrangement ignoré. Laurent Bourdelas a rassemblé, au gré de notices intitulées et arrangées avec fantaisie, humour et érudition, une documentation considérable souvent obtenue de première main auprès des auteurs répertoriés. Dans cet abécédaire où« cinéma » peut figurer entre « chanoine (et curé) » et « Corrèze », « New York » entre « nage » et« nonagénaire », des surprises et des plaisirs de rencontre naissent à chaque instant. Les quatre pages très denses de l’index des noms d’écrivains sont pleines de révélations que l’on ne déflorera pas. Disons seulement, pour nous en tenir à cet exemple, que beaucoup d’écrivains limougeauds ou liés au Limousin ont quelque chose de Georges Fourest, l’auteur excentrique de La Négresse blonde et du Géranium ovipare qui, pourtant, vivait comme un bourgeois et, selon le témoignage de José Corti, « avait l’air bonhomme d’un chef de bureau de ministère » (voilà qui nous fait penser au personnel extravagant du « Ministère des dons et legs » de Courteline, magnifiquement célébré au cinéma par le trop ignoré Yves Mirande). Ajoutons que beaucoup d’autres, cependant, sont des écrivains graves ou des poètes aux résonances profondes. Tous les noms cités n’appartenant pas au Limousin ont également droit à leur index (neuf pages sur deux colonnes !).Il s’y ajoute un autre index, celui des noms de lieux cités – en Limousin, bien sûr, en France, cela va de soi, mais encore « dans le Monde », ce qui en dit long sur la hauteur de perspective de l’essai.

Littérature séculaire. Histoire de la littérature française du XXe siècle, tome II, Après 1940, sous la direction de Michèle Touret (Presses universitaires de Rennes, 2008, 544 p., 26 €). Avec ce septième volume s’achève l’histoire de la littérature qu’on dira « de Rennes II », université d’où viennent les concepteurs et nombre de contributeurs. Il est difficile de rendre compte d’un tel volume, surtout sans avoir lu les précédents, et l’on se limitera à souligner quelques grandes lignes. On est surtout frappé de voir que le « théâtre de l’absurde » et le « nouveau roman », qui ont tant monopolisé, sont ici des moments parmi d’autres, perdent toute prééminence au profit d’autres catégories, d’autres axes développés et rendant compte du foisonnement de la production littéraire d’après-guerre. Ainsi le chapitre consacré au « retour des camps » présente « les œuvres des déportés » (David Rousset, Jean Cayrol, Jorge Semprun et d’autres), mais aussi « la littérature des prisonniers de guerre », bien moins étudiée, où l’on trouve Jacques Perret, Armand Lanoux, Calet, Hyvernaud, et le Senghor des Hosties noires). Autre reclassement inattendu et intéressant : les« réprouvés » de la collaboration, réunissant le trio Marcel Aymé, Paul Morand et Céline. Dans le domaine du théâtre, la « reprise des voies de l’avant-guerre » permet de regrouper Anouilh et Salacrou. On pourrait multiplier les exemples de ce désir de sortir des habitudes. Le volume traitant d’« après 1940 » sans terminus ad quem, près de cent pages portent sur les « tendances actuelles » (on nous épargne, heureusement, le grotesque « extrême contemporain » qui fleurit en certains lieux). L’usage seul dira si cette histoire est pleinement satisfaisante, mais la première lecture donne le sentiment d’un travail souvent neuf et réfléchi. Restent certaines lacunes : de Michel Butor, aucun développement n’en présente la richesse et la complexité. Et surtout, ni Prévert ni Cocteau ne sont étudiés, ce qui est pour le moins curieux, surtout pour le premier dont toute l’oeuvre est postérieure à la guerre (on peut espérer que Cocteau a été évoqué dans le volume précédent).

Manchette. Jean-Patrick Manchette, Journal 1966-1974 (Gallimard, 2008, 638 p., 26 €). « Jean-Patrick Manchette : père du néo-polar » est un des lieux communs sur le roman policier dont Manchette avait fait la liste en son temps pour la revue Polar. Ici, Jean-Patrick Manchette est plus simplement le père de Tristan (devenu Doug Headline et responsable de cette édition), le mari de Mélissa et le rédacteur d’un journal entrepris à l’âge de 24 ans, dont on découvre la première partie. Un jeune homme, donc, qui ne rêve pas d’écrire mais qui écrit des tas de choses : des scénarios, des dialogues, des traductions, des romans érotiques, des récits tirés de films à succès (Mourir d’aimer, Sacco et Vanzetti), à tel point que son oeuvre personnelle passe au second plan. Il publie tout de même trois volumes à la Série Noire pendant cette période, mais l’essentiel de son temps est pris par la littérature alimentaire, qui n’a jamais si bien porté son nom. Il s’agit en effet essentiellement de faire bouillir la marmite et de subvenir aux besoins de sa petite famille : « Nous paierons le loyer le 15 février et nous mangerons jusqu’au 15 février. La suite est incertaine. » Il y aurait peut-être d’autres moyens plus efficaces mais Jean-Patrick Manchette n’y songe pas. À peine envisage-t-il, une fois ou deux, de prendre un poste d’enseignant à l’étranger (on se demande bien comment), mais ça lui passe vite. Il est pris dans un système de production et en vit, ce qui ne va pas sans une certaine contradiction. On connaît ses opinions politiques, assez radicales, et sa dépendance vis-à-vis du modèle économique dans lequel il vit l’amène à se dire « avec le système tant qu’il pourra [l]’appointer abondamment » et « avec la révolution dès qu’elle sera le seul moyen, ou le seul espoir, de jouir ». En attendant, Jean-Patrick Manchette amasse : coupures de presse, comptes rendus des films vus et des livres lus, réflexions politiques, tout peut servir et servira un jour. Quand il n’est pas rivé à sa machine, il démarche, rencontre des producteurs, des éditeurs, des collaborateurs. À la fin de ce volume, l’embellie est certaine et Jean-Patrick Manchette peut conclure : « Je me suis enrichi. » Mais ça n’a pas été sans mal et ce document, véritable journal de travail, en est la preuve. Citation : « En voyant la date que je viens d’écrire [15 novembre 1969], je constate qu’il faut changer la bagnole de côté, ce qui est emmerdant car je suis déjà en pyjama. »

Marais. Jacqueline Dellatana, Jean Marais : le gentleman du Midi (Autres Temps, 2008, 108 p., 25 €). C’est d’abord un album joliment illustré sur la vie et la carrière de Jean Marais, dix ans après sa mort. Aucune rigueur n’ayant présidé au choix, l’ensemble est hétéroclite : belles photos de théâtre, extraordinaires couvertures bariolées de Cinémonde des années 1950. Moins convaincantes, les nombreuses sculptures et poteries de Jean Marais. Le texte met l’accent sur la présence du Midi dans la vie de l’acteur, qui a beaucoup vécu à Vallauris. Colette et, naturellement, Cocteau traversent plus d’une page, ainsi que le chien Moulouk, dont la mort, en 1951, laissa son maître inconsolable. On devine que cet ouvrage sans prétention s’adresse exclusivement aux passionnés de Jean Marais. Mérimée.

Mérimée et le bon usage du savoir (Presses universitaires du Mirail, 2008, 246 p., 18 €).Assez austère, un peu à l’image de Mérimée lui-même, cet ouvrage rassemble des études produites à l’occasion d’un colloque qui confirmait le regain d’intérêt, autour du bicentenaire de 2003,pour un personnage bien plus complexe que l’auteur de nouvelles que tout le monde connaît ou croit connaître. Pierre Glaudes voulait attirer l’attention sur la cohérence d’une pensée qui ne dissociait pas le travail du savant de la recherche de l’écrivain. Il s’agissait donc d’aller à rebours d’une tradition universitaire mutilante, inattentive à ce qui lie savoir et littérature – pas seulement chez Mérimée, d’ailleurs. Mérimée est un excellent terrain d’exercice dans cette perspective, comme le montrent les communications rassemblées ici. Le savoir dont il est question dans son cas est avant tout historique et philologique, mais s’étend à l’épigraphie, à l’histoire de l’art, à l’ethnographie naissante, etc., dans une période où se forment, sous l’impulsion de chercheurs d’un nouveau genre, les sciences humaines et sociales qui connaîtront l’essor que l’on sait. Mérimée est un grand administrateur, un organisateur qui aurait fait un excellent patron du CNRS, mais c’est aussi un savant, ou du moins quelqu’un qui ne cesse, tout au long de sa vie, de développer et approfondir ses savoirs. L’article d’Olivier Poisson le montre bien, à propos de son intérêt pour l’archéologie monumentale, comme Marie-Catherine Huet-Brichand dans son étude sur Mérimée ethnologue, François Géal sur Mérimée et les Gitans, ou Jean-Marie Pallier sur Mérimée archéologue de la Gaule. Antonia Fonyi, éditrice et grande spécialiste de Mérimée, dont elle a souligné ailleurs le rapport à l’archè, creuse la question de son épistémologie en se livrant à une lecture inhabituelle de La Vénus d’Ille, destinée à éclairer « les chemins narratifs de la connaissance » –excellente formule qui résume bien la perspective du colloque, rejointe en cela par Boris Lyon-Caen dans « Le Savoir à l’oeuvre », attentif à l’herméneutique de Mérimée, dont il détaille analytiquement les paramètres. Le principal essai du volume est néanmoins celui de Pierre Glaudes, dans l’ambition d’étudier « la dialectique de la raison » et « ce qui fait obstacle au savoir » chez notre auteur. On y retrouve un premier état de ce qui est devenu depuis un livre. Mérimée y apparaît en rationaliste moderne, conscient des limites de la raison et, pour cela, critique profond des« fables » et des « impostures », ces « idoles » autrefois déjà cibles de Bacon. Y aurait-il donc du Bachelard chez Mérimée ? Ce colloque est en lui-même un signe, parmi d’autres qui se multiplient, qu’un effort est en cours pour refuser les visions trop unilatéralement « littéraires » de la littérature.

Messaline. Nonce Casanova, Messaline, édition critique de Marie-France David de Palacio(Palimpseste, 2008, 318 p., 21 €). Lorsque Messaline de Nonce Casanova parut chez Ollendorff en 1902, Alfred Jarry, auteur, lui aussi, d’une Messaline publiée l’année précédente et prompt à repérer chez autrui des emprunts à ses propres manières de voir, se fendit d’une lettre à La Revue blanche où il dénonçait, tableau à l’appui, les plagiats (manifestes pour lui seul) renfermés dans cet ouvrage. Mais il faut bien avouer aujourd’hui que l’auteur de Quo vadis ? aurait eu autant de raisons que celui d’Ubu Roi d’accuser de démarquage le pauvre Nonce Casanova. Messaline, dédié« religieusement » à son père, fait alterner des scènes d’un stupre fin-de-siècle bon teint avec de pesants dialogues entre martyrs chrétiens. Comme l’explique Marie-France David de Palacio en introduction, il n’y a rien de très novateur dans ce roman : il tire une grande partie de son intérêt de son style artiste, que l’éditrice analyse en quelques pages bien vues. Pourquoi, alors, suivre la tradition et proposer ici le texte de la réédition de 1922, où Nonce Casanova a biffé tous les adjectifs coruscants qui traduisaient dans la langue la décadence du sujet ?

Métaphore. Serge Botet, Petit Traité de la métaphore. Un panorama des théories modernes de la métaphore (Presses universitaires de Strasbourg, 2008, 94 p., 10 €). Voici un livre concis et utile, coiffé d’un titre explicite qui annonce vraiment de quoi il y est question, pourvu d’une bibliographie raisonnable qui répertorie les ouvrages vraiment consultés par l’auteur, auxquels le lecteur pourra se reporter s’il souhaite approfondir son information. On passe volontiers à l’auteur l’abus de quelques formules – « nous aurons l’occasion d’y revenir », « nous l’avons vu », « nous y reviendrons», etc. – qui naissent d’un désir de marquer nettement les articulations d’un discours un peu schématique et rapide, mais raisonnablement complet. C’est, en quelque sorte, un bon article d’encyclopédie, qu’on peut consulter avec profit au moment de se mettre au travail.

Mirbeau. Ludovic Le Hénand, Vingt-trois bonnets sur une même tête, ou Mirbeau c’est trop !(L’Arme à gauche, Riec-sur-Belon, 2008, 183 p., H.C.). Comme canular, c’est assez réussi, et pas trop mal conçu. Malheureusement, vérification Google faite, les éditions L’Arme à gauche semblent ne pas exister, et l’adresse bretonne indiquée sur le livre est celle… d’un abattoir spécialisé dans la découpe des dindes (sic) ! À vrai dire, tout cela nous a semblé, dès l’abord, un peu suspect, de même que l’absence d’ISBN. Nous ignorons en revanche qui se cache derrière Ludovic Le Hénand, dont le livre a tout l’air d’être une auto-édition. Toujours est-il que son propos est aussi outrancier que simple : il vise à démontrer que, outre les divers romans sous pseudonyme de lui déjà recensés, Mirbeau aurait écrit, tenez-vous bien, vingt-trois autres romans, « qui ont jusqu’ici totalement échappé à ses nombreux et sagaces exégètes ». Analysant la presse parisienne et provinciale des années 1890, l’auteur se livre à de multiples rapprochements, d’abord thématiques : « même thème, l’adultère ! », triomphe-t-il souvent. Puis stylistiques : à peine a-t-il débusqué un groupe de mots qu’il retrouve infailliblement dans un des nombreux livres de Mirbeau, et la chose n’est pas difficile, qu’il conclut à l’identité d’auteur. Il va plus loin encore. Ainsi, à propos d’un roman d’Édouard Delpin, Bérangère, publié en feuilleton en 1892 dans Le Gaulois, il n’hésite pas à voir la signature anagrammatique d’Octave Mirbeau dissimulée dans cette phrase : « Les vertes prunelles de Mednigton flamboyèrent tout à coup. » Effectivement, toutes les lettres s’y retrouvent, mais d’autres aussi ! N’importe, voilà la preuve irréfutable, conclut-il. Mêmes procédés pour vingt-deux autres romans, signés Gaëtan de Meaulne, Jean Champaubert, X, Y ou Z. On l’aura compris, il s’agit d’une énorme blague – du moins, nous l’espérons –, qui viserait sans doute à mettre en boîte certains spécialistes de Mirbeau et leurs « découvertes ». Plaisanterie à part, on se dit qu’une telle entreprise témoigne d’une bien singulière application dans l’absurde !

Nerval. Corinne Bayle, Gérard de Nerval. L’Inconsolé. Biographie (Aden, 2008, 408 p., 33 €). La vie mystérieuse, individuelle et multiple, éphémère et constamment renaissante de Nerval, qui aurait pu faire de lui davantage un prophète, mais qui le laisse plus souvent dans la solitude, fait l’objet de cette nouvelle biographie. Car, par-delà une documentation appréciable, la rédaction de cet essai cherche d’abord à saisir l’homme. Ainsi, il ne suffit pas à Bayle de baliser les étapes d’une existence pour retrouver l’oeuvre, forme changeante où alternent poèmes, fictions, légendes, confessions, essais, chroniques, critiques, relations de voyage, en un déploiement de fables et d’images, de petites mythologies personnelles du Valois et de grands mythes immémoriaux. Mais à travers elle, Bayle s’attache à mieux comprendre son héros Gérard, ce fugitif invétéré dans son intimité discrète et brumeuse. Une étrange représentation commence sur un théâtre à la fois concret aux côtés de ceux que l’on connaît toujours (Théophile Gautier, Alexandre Dumas, Pétrus Borel) et de ceux que l’on connaît moins aujourd’hui (Arsène Houssaye, Jules Janin, Joseph Méry et Eugène Scribe), et mental dans l’érudition, le rêve, l’imaginaire des légendes et les crises. La force de cette biographie vient de ce qu’elle met en place un discours de la conscience dans son flot incessant, avec ses enchaînements imprévus, ses voltes et ses retournements. Corinne Bayle insiste sur l’identité d’inspiration et de conspiration qui traverse chez Nerval la traduction et l’interprétation, comme c’est le cas, notamment, pour le Christ aux Oliviers de 1844, point de convergence du Songe de Jean-Paul Richter, du Mont des Oliviers de Vigny et du tableau de Théodore Chassériau Jésus au jardin des oliviers.

Palacio. Silences fin-de-siècle. Hommage à Jean de Palacio (Presses universitaires Paris-Sorbonne, 2008, 264 p., 24 €). Jean de Palacio a fait du silence l’une des notions clefs de la décadence: de Mallarmé à Maeterlinck, de Villiers à Ibsen, on observe une fascination pour le non-dit ;la page se vide de ses signes, la brièveté et la synthèse font loi. L’Université lui rend ici hommage– une fois n’est pas coutume, comme il le rappelle dans un liminaire épuisant les figures de la brevitas – en inscrivant ce thème du silence au programme d’un colloque où sont abordés ses écrivains de prédilection. Francesco Arru montre à quel point Sixtine influença d’Annunzio, qui fit passer des extraits du « roman de la vie cérébrale » de Gourmont pour ses pensées propres. Même s’il n’ose user du terme de plagiat, préférant développer l’idée d’une « esthétique de la destruction » qui assimile pour mieux refaire à neuf, les exemples cités montrent qu’il n’y avait rien de très nouveau chez D’Annunzio par rapport à Gourmont : assimiler à ce point, c’est du vol. Christian Berg dresse un vaste tableau du dolorisme au XIXe siècle : la société française de cette époque, issue d’un mouvement régicide, positiviste et matérialiste, a beaucoup de choses à se faire pardonner envers l’Église, d’où la vigueur en littérature du « discours catholique victimal » qui fait de la souffrance une voie privilégiée de rachat des péchés. Bloy figure en bonne place dans le panthéon des souffreteux qui aiment à se faire battre, en compagnie de Joseph de Maistre et de Huysmans : son Journal, où il se présente en éternelle victime des coups du sort, ne prend tout son sens que dans ce contexte de victimisation chrétienne. D’aspect plus stylistique, l’article d’Antoine Compagnon se penche sur un élément très précis de la poétique de l’ambiguïté de Mallarmé : l’apposition métaphorique anticipée. Cette figure de style provoque des « soupirs de la syntaxe qui rendent le sens réticent » : à quoi raccorder, dans le sonnet « À la nue accablante tu[…] », la « Basse de basalte et de laves » ? Le procédé revient souvent chez Mallarmé, qui antépose un groupe nominal à son comparé, sans jamais éclaircir les relations syntaxiques que ces deux éléments entretiennent entre eux, créant une difficulté pour le lecteur, obligé de revenir sur ses pas : « Yeux, lacs avec ma simple ivresse de renaître »… Antoine Compagnon fait l’hypothèse que cette figure relève du discours oral, qui pose souvent le thème sans attache syntaxique avec le reste de la phrase, le ton devant indiquer clairement la fonction de ces appositions. Plusieurs contributeurs s’intéressent au silence sur les planches : Monique Dubar étudie « l’entrée en scène du silence », bien avant le théâtre symboliste, avec le Froufrou (1869) de Meilhac et Halévy. Guy Ducrey soulève le « paradoxe d’une Sarah [Bernhardt] silencieuse » : « Se pourrait-il que la prêtresse du verbe soit à son tour la maîtresse d’un silence de type chorégraphique, et habile à tout exprimer ? » À partir de 1880, ses grands rôles mettent en effet souvent la parole à l’épreuve, telle La Tosca de Sardou que Jules Lemaître compara à une pantomime échevelée. Anne-Simone Dufiefre lève tous les silences qui ponctuent l’oeuvre de Villiers de l’Isle-Adam : dramatiques dans L’Ève future, lourds de sens dans Axël, rythmiques dans La Révolte, ces silences occupent une place centrale dans sa poétique. Lié aux théories occultes, ce silence plein de suggestion devient également chez l’auteur des Contes cruels un moyen de signifier l’échec de toute communication. Des études sur Jean Cassou, Poictevin, Ibsen, les Goncourt, Jean Lorrain, Baudelaire, Uzanne et Flaubert complètent cette exploration loquace au pays du Silence.

Panique. Frédéric Aranzueque-Arrieta, Panique : Arrabal, Jodorowski, Topor (L’Harmattan, 2008, 281 p., 25 €).L’auteur semble passionné : il a déjà consacré un essai à Arrabal. Que la confusion règne dans ces pages tient certainement pour partie au sujet, mais fallait-il céder à cette fidélité-là ? Les titres de chapitres, comme Une cacophonie à trois voix ou Sémiotique de la confusion, ne sont pas très encourageants. On hésite entre souci de vulgarisation et tentation du mimétisme. L’information n’est pas toujours sûre : ainsi, nous apprenant que les premières réunions de Panique eurent lieu au Café de la Paix, place de l’Opéra, l’auteur ajoute que « les trois compères » se conforment à la coutume qui voit naître « l’âme des mouvements artistiques dans les Cafés populaires » – ce qui est une bien curieuse désignation de ce café. Un fourre-tout indigeste, là où eût été bien utile une histoire rigoureuse et sans complaisance. Hélas, ce sera pour une autre fois.

Péret. Richard Spiteri, Exégèse de Dernier malheur dernière chance de Benjamin Péret(L’Harmattan, 2008, 143 p., 14 €). Les éditions originales de Dernier malheur dernière chance ne courant pas les rues, pas plus que les volumes des Œuvres complètes de Péret chez Losfeld ou Corti, il est dommage que cette étude ne comporte pas plus de citations – longues, de préférence –de son objet d’analyse. Son point de départ est simple : l’aspect singulier et déroutant du poème de Péret cache un jeu intertextuel avec d’autres écrivains. Lautréamont, Jarry, Paalen, Caillois et Aragon seraient ainsi des figures antagonistes que le texte combattrait pour s’en mieux défaire. On regrette que l’exécution de ce programme de lecture prenne la forme d’une analyse linéaire dans le plus pur style copie d’élève : le poème de Péret, déconstruit pour ne plus apparaître que sous forme de micro-citations, devient un prétexte facile à tous les rapprochements possibles. Extrait :« Le vers en question s’emboîte dans un extrait où Péret considère l’hypothèse de sa propre métamorphose en “chouette plate” qui émettrait des “signaux optiques.” Selon le dictionnaire, durant la Première Guerre mondiale, sur le front, on se servait de projecteurs qui, “à partir d’une source lumineuse alimentée par pile”, envoyaient des signaux optiques [l’alimentation par pile est apparemment d’importance ici]. Mais l’image n’est pas une réminiscence de guerre [oubliez ce que vous venez de lire]. La “chouette” s’apparente au hibou qui est l’animal préféré d’Alfred Jarry[chouette, hibou, même combat]. Dans un ouvrage comme Les Minutes de sable mémorial, l’occurrence du terme “hibou” est élevée. Une des mentions faites des yeux du rapace nocturne,  “yeux de chrysoprase”, éclaire le sens de l’image de la strophe 1 [CQFD]. » Ce qu’il y a de plus désolant ici, c’est que la référence à Jarry est sans doute fondée ; mais une telle explication viendrait presque à en faire douter. Et cela continue : la mention d’un pont signifie que s’engage un« dialogue entre Péret et Paalen, parce que le mot “pont” figure dans les sections I et III du récit Paysage totémique ». Signalons à l’auteur d’autres sources possibles, puisées elles aussi au dictionnaire (le Trésor de la Langue française, pour être précis) : Senancour (« Je verrai en même temps le pont du Gard et le canal de Languedoc »), Zola (« Silvine passa la Meuse sur le pont du chemin de fer »), Céline (« Et alors ? Finir sous les ponts ? Libre à toi »), Breton (« Je laisse à l’état d’ébauche ce paysage mental […] en dépit de son étonnant prolongement du côté d’Avignon[…] où un vieux pont a fini par céder sous une chanson enfantine »), voire l’ouvrage d’un certain Bourde, Travaux publics, de 1929 : « Cette traversée s’effectue d’ordinaire par des bacs ou sur un pont flottant, ou encore par un pont transbordeur. » Jarry est encore de la partie un peu plus loin :un « héros bicéphale », dans le poème de Péret, fait sans doute référence à Ubu. En effet – suivez bien le raisonnement –, Péret parle ailleurs des « aigles bicéphales » de l’héraldique ; or l’aigle figure sur le blason de la Pologne, dont s’empare Ubu ; donc, le « héros bicéphale » et Ubu ne font qu’un. Henri Béhar, en quatrième de couverture, déclare (de son plein gré ? On croirait lire un extrait de rapport de jury de thèse) que Richard Spiteri fait usage de « méthodes de lecture qui ont un peu trop disparu de notre horizon ». Cela fait longtemps, en effet, que les outils de l’herméneutique biblique n’ont plus cours à l’Université.

Poésie scientifique. Marta Caraion, « Les Philosophies de la vapeur et des allumettes chimiques ».Littérature, sciences et industrie en 1855 (Droz, 2008, 370 p., s.p.m.). Ainsi que le titre de cet ouvrage ne le dit pas, il s’agit d’une anthologie entièrement centrée sur la figure de Maxime Du Camp (1822-1894), plus précisément encore sur Les Chants modernes (ce qui change de son rôle trop connu auprès puis loin de Flaubert). Cette vaste entreprise poétique et idéologique parue en 1855 devait, dans l’esprit de l’auteur, ouvrir la voie à une culture entièrement nouvelle. L’échec de Du Camp, mérité ou non, demande à être compris, car il permet à son tour de comprendre certains enjeux majeurs de l’époque. La parution des Chants modernes, en 1855, coïncide – mais cette coïncidence n’en est pas une – avec la tenue de la première grande Exposition universelle parisienne. On sait tout ce qui s’y est concentré des idées et des productions du siècle, sous le signe du Progrès, célébré depuis des années par les Saint-Simoniens et les Positivistes, mais vitupéré par Baudelaire et de nombreux littérateurs. Les ambiguïtés ne manquent pas dans cette affaire, avec des confusions pas toujours désintéressées entre science et industrie, cette dernière symbolisant pour beaucoup toute la vulgarité moderne. Dans un essai liminaire, Marta Caraion reconstitue avec précision toute la scénographie qui permet de donner sens à l’affrontement entre poésie « poétique », vue par beaucoup comme épuisée, chose du passé, condamnée par le Progrès, et poésie revivifiée par les savoirs contemporains, porteuse d’un puissant désir d’avenir. L’offensive de Du Camp n’est pas une chevauchée solitaire : son enthousiasme est largement partagé dans de nombreux secteurs de l’intelligentsia des années 1830-1860. Intervenant dans ce contexte manichéen, les objections critiques et les sarcasmes de Baudelaire contribueront au contraire à définir une poésie nouvelle tout à fait différente. La poésie inspirée par la science ne ressemblera évidemment en rien à ce que Du Camp avait imaginé. On la retrouvera plutôt incarnée dans les œuvres romanesques de Jules Verne ou de Villiers de l’Isle-Adam, voire chez Apollinaire. Marta Caraion trace les grandes lignes de ces évolutions en faisant de Du Camp la « plaque sensible » révélatrice de ce qui s’y croise. Les textes retenus pour illustrer les débats de 1855 et des années suivantes sont pour beaucoup introuvables, à commencer par Les Chants modernes, reproduits intégralement, avec aussi Les Chants de la Matière. Le contexte de l’œuvre se trouve éclairé par la reproduction de divers articles sur des thèmes voisins parus dans La Revue de Paris, dirigée un temps par Du Camp. Les réactions à l’Exposition universelle font l’objet d’un ensemble où dominent Baudelaire et Renan. Le dossier des réactions à l’œuvre de Du Camp distingue ce que celle-ci a suggéré aux poètes (Leconte de Lisle – contre, bien sûr –, Louis Ménard, Gautier – plus ambigu), aux critiques (Sainte-Beuve, Gustave Planche), à la presse. L’ouvrage rendra service à qui voudra s’initier à ce secteur de plus en plus fréquenté de l’histoire littéraire. Des notices biographiques inégalement développées donnent des indications complémentaires sur les auteurs des textes retenus. Bibliographie des sources et éléments de bibliographie critique s’accompagnent d’un index.

Préfaces. Pierre Bergé, L’Art de la préface (Gallimard, 2008, 286 p., 22 €). « L’art est un antidestin», disait André Malraux. Si Mérimée avait écrit la préface de Mademoiselle de Maupin, l’histoire littéraire en eût été changée, et le destin de L’Art de la préface de Pierre Bergé eût été plus long. Une préface étant une antichambre narratologique, l’ouvrage frôle le non-sens esthétique. Ce qu’il y a de commun à ces dix-huit préfaces, c’est que leurs signataires sont aussi des auteurs confirmés, de sorte que, dans ce rapport de soumission au texte d’un autre, s’élabore en parallèle une mise-en-miroir. Pierre Bergé se réfléchit dans l’œuvre de cet autre, qui lui-même se réfléchit dans la préface donnée. En découle une série de courts-circuits et d’interceptions esthétiques et structurels. Cette énumération de préfaces constitue un ensemble indigeste et, paradoxalement, très frugal. Sorties de leur  topos originel, ces préfaces se referment sur elles-mêmes, implosent. Si « l’oubli économise la mémoire » (Jacques Perret, Belle Lurette), l’apostrophe au lecteur de Perret est une harangue faite à Picrochole. Rabelais, le maître, se tient bien droit, avec le rire de Villon, et regarde au loin les pitreries de Tzara. Giono, sur sa lyre, entame une déferlante impressionniste qui gronde au loin pour venir frapper aux portes de notre temporalité, aux portes du présent d’éternité dans lequel Homère se promène encore. Il joue les chants d’Ulysse, avec merveille, avec beaucoup de conviction, mais lorsque l’on prend la lyre de quelqu’un d’autre, elle sonne toujours faux. La faux théâtrale de Claudel mérite que l’on s’y attarde, elle tranche dans L’Odyssée des faisceaux d’interprétation judicieux qui s’écrasent pourtant dans « l’antichambre de la mort », au point qu’Homère s’en va « [faire une] annonce à Marie ». Et lorsque L’Immoraliste donne des leçons à Montaigne, nous atteignons l’acmé de l’ennui. Il est compliqué de finir la magnifique préface de Paul Morand et de poursuivre sur celle de Marcel Jouhandeau. Tout imprégné du cardinal de Retz, La Bruyère semble fade ! « Il faut rire avant que d’être heureux, de peur de mourir sans avoir ri » dixit La Bruyère, et certainement à l’adresse de Jouhandeau, qui ne sera jamais aussi « seul de [son] temps devant le rideau baissé avec le silence et la nuit » (M.O.T, IV,11, 3) que Chateaubriand, « à qui nous devons presque tout » (Julien Gracq). Les deux préfaces de Mallarmé et d’Arland, véritables exégèses, seraient rendues à leurs fonctions, hors d’ici. Le malheureux Las Cases fait pâle mine sous la plume de Maurois, qui n’a d’yeux que pour Napoléon. Nous touchons le point limite de cet exercice. Que vaut le texte de Las Cases ? Nous n’en savons rien. Avec Camus, on attendait Gide, et c’est Chamfort que l’on trouve ! Avec la préface de Valéry précédant deux préfaces de Fargue, on atteint la crise d’apoplexie. Et puis Barrès et Proust qui agacent la cohérence de l’ouvrage et réaffirment un tour général plutôt maladroit. Chacune de ces dix-huit préfaces a une destinée propre, un art qui lui est intrinsèque. La doxa de Pierre Bergé les plaçant dans une vitrine narratologique leur confère, hélas ! un destin ostentatoire. Il manque ici le plaisir même. « Non, imbéciles, non, crétins et goitreux que vous êtes, un livre ne fait pas de la soupe à la gélatine ; un roman n’est pas une paire de bottes sans coutures ; un sonnet, une seringue à jet continu ; un drame n’est pas un chemin de fer, toutes choses essentiellement civilisantes et faisant marcher l’humanité dans la voie du progrès » (Théophile Gautier, Préface à Mademoiselle de Maupin). À la tautologie, préférer l’apologue.

Préverts. Jean-Claude Lamy, Prévert, les frères amis (Albin Michel, 2008, 352 p., 20,90 €). Réédition d’une biographie de Jacques et Pierre Prévert, initialement parue en 1997 chez Robert Laffont, et apparemment sans mise à jour (les références ne sont jamais postérieures à la première édition).Cela se lit parfois avec intérêt : on trouve, page 275, l’opinion de Julien Gracq sur Jacques Prévert (imaginait-on qu’il ait eu une opinion sur celui-ci ? Elle est d’ailleurs sans surprise : Gracq n’est pas séduit « par le style guinguette au bord de la Marne, flonflon », mais apprécie le scénariste).Mais Jean-Claude Lamy reste souvent vague et imprécis : par exemple, que comprendre à la genèse difficile des Amants de Vérone, entre la fin du chapitre 30 et les premières pages du 31 ?Trop d’approximations aussi : lire Germaine Tailleferre et non Taillefer, et corriger la légende de la photographie qui situe Locronan (le Locronan d’Yves Tanguy) en Angleterre plutôt qu’en Bretagne. Malgré ce regrettable manque de rigueur, le portrait de ces deux frères bien sympathiques se lit sans déplaisir, en attendant mieux. Index et cahier d’illustrations.

Rodenbach. Georges Rodenbach, Œuvre poétique, tomes 1 et 2 (Archives Karéline, 2008, 312 et320 p., 38 € chaque volume). Il s’agit de la reproduction en fac-similé de l’édition du Mercure de France parue en MCMXXIII. Rien de plus, rien de moins, sinon cinq lignes en quatrième de couverture pour le lecteur ignare. Les amateurs se réjouiront de cette réédition.

Roman populaire. Le Roman populaire. Des premiers feuilletons aux adaptations télévisuelles, 1836-1960, sous la direction de Loïc Artiaga (Autrement, 2008, 188 p., 19 €).Après une introduction reprenant l’histoire de la prise en compte universitaire du sujet, sept articles quadrillent l’état actuel de culture du champ. Jean-Yves Mollier parle de l’économie de ce monde éditorial, en rappelant les croisements qu’il a impliqués par ses diverses formes de périodisation, entre le livre et la presse. Daniel Couegnas traite de la définition du roman populaire qui renvoie à une époque« où la culture de grande consommation, à ses débuts, est dominée par la fiction imprimée ». Sarah Mombert étudie le statut des auteurs qui, même s’ils ne renoncent pas à une prétention esthétique, restent symboliquement déqualifiés. Lise Dumasy-Queffelec s’intéresse aux univers et aux imaginaires que construisent les romanciers, dans une multiplicité croissante de genres. Vittorio Frigerio se penche sur les héros (« bons, belles et méchants, sans oublier les autres »), dont il estime que, fussent-ils aujourd’hui démodés, ils conservent une existence toujours susceptible d’être réactivée. Loïc Artiaga, qui pointe ce que furent quelques mises à l’index, scrute les rapports entre le roman populaire et ses lecteurs, dont certains restent fidèles toute leur vie à travers différents genres successifs. Paul Bleton détaille les fortunes médiatiques des productions écrites, en proposant notamment un catalogue des adaptations cinématographiques des romans d’espionnage ou de la Série noire. Jacques Migozzi postface l’ensemble en un appel à la poursuite du combat commencé dans les années 1960 pour sortir le roman populaire de l’oubli et du mépris. Si la recherche n’est certes pas close, on constate, avec ce travail collectif s’ajoutant à ce que les auteurs ont publié antérieurement ou ce qu’offre régulièrement la revue Le Rocambole, que la connaissance est désormais en voie de complétude et bien organisée entre l’identification des conditions de production et les réflexions sur la réception dans un contexte d’industrie culturelle. On en vient à se dire qu’il ne reste peut-être plus qu’à creuser les circulations internationales qui affleurent ici où là, incidemment.

Rosny. J.-H. Rosny Aîné, Journal. Cahiers 1880-1897, édition établie et annotée par Jean-Michel Pottier (Du Lérot, 2008, 228 p., 35 €). Jean-Michel Pottier s’attriste dans son introduction à propos du sort que la postérité a réservée à Rosny aîné, dont l’histoire littéraire n’aurait retenu que La Guerre du feu et le Manifeste des Cinq contre Zola. C’est sans doute assez vrai mais pourrait l’être de moins en moins : une très grande partie de la production de Rosny a bien sûr disparu, mais les rééditions ne sont pas introuvables même si elles concernent pour l’instant essentiellement la partie (faussement) science-fiction de son œuvre. Une œuvre qui mérite beaucoup plus d’attention qu’elle n’en a obtenue jusqu’ici. Il est des amateurs pour qui Le Bilatéral n’est pas loin du chef d’oeuvre, et bien des romans préhistoriques, à condition de les lire comme des élaborations langagières plus proches du symbolisme que du naturalisme, méritent d’être admirés. Jean-Michel Pottier situe clairement le Journal (en fait, une série de carnets et de notes assez disparate) par rapport à l’évolution de la vie personnelle de Rosny et de sa carrière d’écrivain. Il ne faut pas y chercher la contrepartie du journal de Jules Renard et encore moins celui de Goncourt. Il reste qu’il fournit une perspective intéressante sur la personnalité de l’auteur, sans entrer cependant très loin dans l’auto-analyse, ainsi que sur le milieu littéraire où il se fait progressivement une place, entre Zola qu’il n’aime pas (mais à qui l’histoire littéraire persiste à l’associer, ne serait-ce que négativement), Goncourt qu’il respecte, et Daudet pour qui il ne manque pas d’affection (ces trois noms sont d’ailleurs de loin les plus fréquemment cités). Sans être tout à fait un « avant-texte » au sens de la génétique littéraire (à laquelle Jean-Michel Pottier se réfère à quelques reprises), ce journal éclaire en partie la genèse de certaines œuvres. Plus on avance dans le temps, plus le petit monde littéraire prend de place, naturellement, sans faire disparaître les notations plus intérieures. L’éditeur a fait un travail scrupuleux de transcription, y compris lorsque Rosny use d’abréviations et de codes qui lui sont propres. Les notes fournissent une bonne information, parfois assez développée, sur un bon nombre d’acteurs parfois oubliés. Grâce à l’index bien fourni, cette édition des carnets de Rosny offre à celui-ci l’occasion de prendre une place plus justement appréciée dans le contexte de la vie littéraire fin-de-siècle.

Roubaud. Jacques Roubaud, Rencontre avec Jean-François Puff (Argol, 2008, 240 p., 25 €).Jacques Roubaud se livre pour la première fois à un intervieweur, mais pas à n’importe qui, puisque Jean-François Puff lui a consacré en 2003 sa thèse de doctorat. Les cinq chapitres de cet entretien suivent l’ordre chronologique traditionnel, mâtiné de thématisme : Enfance et Provence, La Tradition poétique, Histoire de l’œuvre, Arts, Un ermite amoureux. La connaissance intime de l’œuvre de Roubaud permet à Jean-François Puff de glisser, en face des réponses de l’interviewé, des passages significatifs de ses ouvrages qui élargissent, précisent ou contredisent ses propos, et qui font de ce recueil d’entretiens, simultanément, une bonne anthologie de l’auteur. On voudrait les réponses de Roubaud moins évasives parfois, lorsqu’il est interrogé sur les relations fondamentales entre les contraintes formelles et la matière de la poésie. Il est vrai que la question de l’occultation du sens de ses poèmes par leur formalisme mathématique peut être douloureuse : qui lit vraiment Roubaud ? L’ouvrage est amplement illustré, parfois jusqu’à l’outrance : quel intérêt porter à la carte de la British Library de Roubaud reproduite à la page 19 ? Malheureusement, couvertures de livres, documents inédits et manuscrits sont souvent photographiés au flash, de travers, en basse résolution, et le papier, très beau au demeurant, ne rend pas les nuances, transformant maint cliché en « quelque chose noir » – au lecteur de deviner quoi. Les éditions Argol devraient investir dans un scanner.

Roussel. Raymond Roussel, L’Allée aux lucioles (Presses du Réel, 2008, 184 p., 10 €). Depuis sa découverte dans la malle de Roussel désormais conservée à la BnF, cet inédit était resté sous le boisseau. Le lecteur avait pourtant été alléché par la mention de son existence dans le numéro historique de la Revue de la Bibliothèque nationale du printemps 1992. Les malheureux chercheurs voulant le consulter et qui se sont vu opposer un refus par les conservateurs de cette institution, sous prétexte de conservation du document, n’ont jamais compris pourquoi un quarteron de rousselliens, d’obédiences d’ailleurs très diverses, pouvait seul avoir le privilège d’accéder à ce texte. Tous se désolaient de voir qu’il n’était toujours pas publié chez Pauvert ou au diable vauvert. Seize ans après, voilà qui est fait. Roussel lui-même en avait parlé dans Comment j’ai écrit certains de mes livres : « On pourrait trouver aussi un épisode écrit tout de suite après Locus Solus et interrompu par la mobilisation de 1914 où il est question notamment de Voltaire et d’un site plein de lucioles ; ce manuscrit mériterait peut-être d’être publié. » Il le mérite, en effet. Il est très proche des machineries de Locus Solus, en plus compliqué peut-être, d’aucuns diraient « en plus délirant». On y voit Frédéric II, Voltaire, Lavoisier et un Pangloss perdant son pucelage et prisonnier dans le trou des toilettes, un jeu de dés qui ne permet aucune tricherie, avec 21 lucioles prisonnières de chacun des deux dés, et maintes autres surprises, toutes plus extraordinaires les unes que les autres. On devine qu’il existe des jeux de mots à la base de ces constructions de scènes, d’appareils et d’énoncés, mais on ne peut retrouver lesquels : il y a de quoi faire délirer à leur tour les exégètes. À propos d’exégèse, signalons que le texte accompagnateur de Jacques Sivan est, à vue de nez, quatre fois plus épais que les 37 pages du texte à gloser, ce qui n’aurait rien de répréhensible s’il jetait quelques lumières dans la jungle roussellienne. Mais il ne fait qu’ajouter sa propre obscurité. Les lecteurs de ce poète néo-avant-gardiste y retrouveront peut-être leurs petits : Roussel a inventé des « dispositifs » avant la lettre, des « agencements machiniques » comme dans l’Anti-Oedipe, et il est sans cesse question de « légitimation » au sens bourdivin. Mais il ne suffit pas de lancer en l’air les noms et les concepts de Foucault, de Deleuze (un poncif, à qui est repris le « pli »), voire de Walter Benjamin (qui n’en peut mais), comme des fusées éclairantes. C’est un feu d’artifice bien artificiel, là où nous aurions besoin de projecteurs, de lampes de mineur, de lampes de poche, de laser. L’auteur avait donné chez Al Dante/Léo Scheer une édition des Nouvelles Impressions d’Afrique en lettres de couleurs différentes, suivant en cela une édition en néerlandais, et il avait déjà enté sur le texte de Roussel un commentaire pléthorique. Ici, il donne l’impression d’insérer des développements qu’il destinait à prolonger de nouvelles éditions d’Impressions d’Afrique et de Locus Solus. Il multiplie les rapprochements avec ses auteurs admirés, mais ses comparaisons ne sont pas raison : le corps glorieux dont a parlé Roussel n’est pas celui d’Henry Corbin, ses dés ne sont pas ceux de Mallarmé, Roussel n’a rien à voir avec Kafka, et Novalis vient à la fin comme un cheveu sur la soupe. Quant à l’apport créatif personnel de ce critique, les anagrammes qu’il propose laissent pantois, d’autant qu’ils sont assénés avec la plus parfaite assurance, sans l’ombre d’un doute scientifique. Tant qu’à faire, suggérons que lucioles est l’anagramme de couilles. Plus sérieusement, indiquons que 21 = 6 + 5 + 3 + 2 + 1, le nombre des points inscrits sur les faces d’un dé, plutôt que le (4 x 3) x 3, sorti d’on ne sait où. En fin de compte, une édition du texte de Roussel seul aurait suffi. D’un point de vue éditorial, le livre broché est joli, avec ses caractères de fantaisie et sa fine broderie noire en relief sur la couverture blanche, mais davantage de couleur eût été plus adapté à ce texte multicolore et chatoyant.

Sand. Christophe Grandemange, Gabrielle Sand : un ange de sérénité (Sutton, 2008, 189 p., 21 €). Gabrielle, l’autre petite fille de George, est l’oubliée des biographies sandiennes. Sa vie, souvent malheureuse et écourtée, a suscité l’intérêt passionné de Christophe Grandemange, un fervent conservateur de souvenirs liés à George Sand et à ses descendants. Il reconstitue, à l’aide de nombreux documents originaux, dont il cite de larges extraits, les péripéties de cette existence. C’est en même temps toute l’histoire de la tribu Sand, ses nombreuses tribulations, qui se trouve évoquée avec empathie. La personnalité de Gabrielle est attachante, et son rôle dans la préservation de l’héritage a été important. Les nombreuses photographies reproduites dans le volume (mais sans les noms de leurs auteurs) donnent l’image d’une jeune femme très moderne, active, restée pourtant pour la postérité dans l’ombre de sa sœur Aurore, et qui aurait sans doute mérité mieux de la vie.

Sainte-Beuve.  Sainte-Beuve, Portraits contemporains, édition de Michel Brix (Presses universitaires de Paris-Sorbonne, 2008, 1850 p., 50 €). Après des décennies de purgatoire, dédaigné parles proustiens que nous sommes tous peu ou prou, Sainte-Beuve avait bien resurgi lors du bicentenaire de sa naissance, en 2004 : ses Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme, son Panorama de la littérature française, ses Portraits littéraires avaient fait l’objet de rééditions – mais pas les Causeries du lundi, ni les Portraits contemporains, que l’on devait chercher sur les quais si l’on souhaitait se faire sa propre opinion sur sa méthode critique tant décriée. De méthode, il n’y en aurait d’ailleurs pas, selon l’introduction de Michel Brix : « Comment a-t-on pu supposer que celui-ci suivait une méthode ? » Hum. Une méthode, non, mais des méthodes, en évolution, on en trouve chez Sainte-Beuve. Que ce soit dans ses textes programmatiques ou dans la manière dont il conduit ses études, on peut dégager quelques points dont s’inspirera Taine. En 1829, le critique exigeait ainsi d’étudier, pour chaque auteur, « son génie, son éducation et les circonstances »ayant entouré la naissance de son œuvre, c’est-à-dire les facteurs interne, externe et temporel. Comment Michel Brix peut-il dès lors affirmer que, « lorsqu’il rédige ses portraits, Sainte-Beuve ne cache pas son indifférence vis-à-vis des études philologiques – l’examen des manuscrits, la recherche d’archives », quand on sait l’importance qu’il accordait aux témoignages des contemporains, à l’histoire des auteurs, aux documents de l’époque ? Il est également étrange de voir l’exégète utiliser des articles des années 1850 ou 1860, bien postérieurs à ceux des Portraits contemporains, pour en définir l’orientation. D’autant que si Sainte-Beuve écrit tardivement, en rédigeant ses Lundis, qu’il veut faire une « étude morale », il ne s’agit pas de se poser en « moraliste», comme l’affirme son éditeur, mais bien de proposer de considérer l’étude littéraire comme une branche de la philosophie morale, vaste synthèse des connaissances sur l’homme qui se rapproche davantage, dans le programme qu’en donne Sainte-Beuve, de la sociologie à naître que des Caractères. D’ailleurs, à la suite de cette déclaration datant de 1862, Sainte-Beuve développe une idée féconde aujourd’hui, celle de l’importance des groupes et cénacles dans l’analyse du fait littéraire.

Stendhal. Dalila Arezki, Stendhal de l’autre côté du miroir : l’impasse face à l’affect (Séguier, 2008,124 p., 17 €). Les lecteurs d’Histoires littéraires ne sont certainement pas le public visé par ce petit livre. Mais à quel public il est destiné, nous ne le voyons vraiment pas. Tout y est désolant ou ahurissant, des généralités sur le XIXe siècle qui ouvrent le volume à la stupéfiante bibliographie qui l’achève. Quant aux coquilles, on signalera seulement que, sur la page de titre, le prénom de l’auteur devient Dalida. Elle enseigne, nous indique la quatrième de couverture, « la psychologie générale du développement de l’enfant et de l’adolescent, la psychopédagogie, la méthodologie générale de la recherche post-graduée et l’interculturalité ». Espérons que cela ne lui laisse plus le temps de parler de Stendhal.

Surréalisme, Situationnisme. Jérôme Duwa, Surréalistes et situationnistes, vies et parallèles : histoire et documents (Dilecta, 2008, 2400 p., 26 €). À parcourir les revues Potlatch (1954-1957), Les Lèvres nues (1954-1958) et L’Internationale situationniste (1958-1962), il est possible de suivre à la trace toute la force et le rayonnement d’une rupture avec le Surréalisme. Mais, en même temps, à examiner le mode de fonctionnement de l’Internationale situationniste, il n’est pas étrange de constater à quel point son discours peut être le miroir de celui dont il cherche à prendre ses distances. Cette pratique discursive de l’avant-garde contre l’avant-garde qui l’a préparée n’évite pas nécessairement le dogmatisme de la certitude d’une orientation. Elle en appelle à l’adhésion au programme qui a déterminé la déchirure. Le miroir que Surréalistes et Situationnistes tend de façon persistante au modèle surréaliste a un double rôle : il est à la fois le lieu et le signe d’un reflet. Les débordements de la succession finissent par s’irriter aux bords acérés de sa surface. Le miroir est un couperet dialectique : il explique et mesure. L’ouvrage comporte de nombreux documents– lettres, déclarations collectives, interviews – qui permettent de mettre au jour l’étendue des débats.

Uzanne. Octave Uzanne, La Fin des livres (Manucius, 2008, 50 p., 5 €). Publiée en 1894 dans Contes pour les bibliophiles, cette nouvelle constitue une sorte d’utopie sur l’avenir du livre. Uzanne y fait quelques prophéties politiques et économiques assez pertinentes : rôle primordial de l’Amérique, stagnation complète de l’Afrique. Ses vues sur l’art à venir semblent s’être moins vérifiées, car il prévoit à la fois la destruction des musées (lesquels, de nos jours, ne font que se multiplier sous toutes les latitudes, ne serait-ce que sous forme de fondations) et une production artistique « rare, mystique, dévote, supérieurement personnelle ». Personnelle, peut-être, mais de nos jours les « artistes » se multiplient tellement, que, comme le disait déjà Cravan, on en sera bientôt réduit à descendre dans la rue pour trouver tout simplement un homme. Quant au livre, et même au journal quotidien, il sera, selon Uzanne, de plus en plus remplacé par « la phonographie», et il nous faudra « décharger nos yeux pour charger davantage nos oreilles ». Il prévoit aussi le développement du « kinétographe » d’Edison. Conclusion : « Le livre imprimé va disparaître.» Ce n’était pas si mal vu, à condition de remplacer les termes par cinéma, Internet et livre numérique.

Verne (1). Jean-Yves Paumier, Jules Verne : voyageur extraordinaire. À la découverte des mondes connus et inconnus (Glénat et Société de Géographie, 2008, 320 p., 15 €). Un tour du monde à travers les Voyages extraordinaires. Les illustrations donnent tout leur intérêt à ce petit ouvrage, car l’auteur a veillé à ne pas reproduire les sempiternelles images de circonstance. Au contraire, on y découvre les véritables décors des romans de Verne, sous forme de photographies ou de lithographies d’époque, les cartes détaillées des itinéraires de certains récits (Kéraban le têtu, Les Indes noires, Clovis Dardentor, La Maison à vapeur, La Jangada, etc.). Séduisant et éducatif. Hetzelien, pour tout dire.

Verne (2). Lionel Dupuy, Drôle de Jules Verne ! Humour, ironie et dérision dans l’oeuvre de Jules Verne (Clef d’argent, 2008, 39 p., 5 €). À qui ? À quoi peut bien servir une pareille publication ? Les quelques petites pages très petit format que contient cet opuscule, dont au moins deux tiers de citations parfaitement connues, ne pourraient même pas passer pour un article immédiatement oubliable dans le plus nul des magazines. Quand la quatrième de couverture prétend qu’il s’agit d’« une étude décapante et iconoclaste sur les modalités de l’humour dans l’œuvre de Verne », de qui se moque-t-on ? La page de « préface » (sic) de Bernard Duperrein parle de la« déconcertante banalité » qui peut être celle de Verne parfois ; il aurait dû réserver ce jugement au texte de Lionel Dupuy. Ce n’est pas parce que ce dernier a commis deux livres honorables sur Verne et qu’il est membre du conseil d’administration du Centre international Jules Verne d’Amiens et membre de la Société de Géographie de Paris que ces notes méritaient qu’on fasse gémir la presse. Ce spécialiste de l’écologie aurait dû y réfléchir à deux fois avant de sacrifier des arbres pour immortaliser ces rogatons.

Vian. Nicole Bertolt, Marc Lapprand, François Roulmann, Boris Vian. Le swing et le verbe (Textuel, 2008, 222 p., 50 €). Cet album photographique, aux reproductions d’excellente qualité, fait revivre l’activité musicale, essentiellement jazzistique et chansonnière, de Boris Vian. Mère musicienne, surprises-parties à l’époque des zazous, orchestres swing puis be-bop, trompinette à s’en fendre le cœur, caves de Saint-Germain-des-Prés avec leurs muses « existentialistes », critique musicale, romans inspirés par le jazz, composition des paroles de centaines de chansons, traduction ou parodie des premiers rocks en français, et même opéras (dont le très classique Chevalier de Neige),récitals peu convaincus, enfin direction artistique chez Philips : toutes les activités de ces vies parallèles et entrecroisées, bien illustrées et commentées, raviront les fans, qu’ils soient seniors ou adolescents (le nombre de ces derniers diminuerait depuis que L’Écume des jours est au programme des collèges, devenant du coup aussi répulsif que Madame Bovary). La courte préface de Marc Lapprand, un des concepteurs de la future Pléiade Vian, est dense et instructive. On y apprend que Chloé tire son nom d’un morceau de Duke Ellington et que le style de la Nouvelle-Orléans est à l’origine du nénuphar qu’elle a dans ses poumons, because les bayous ! On y apprend surtout que les romans de Vian ne reprennent pas seulement des thèmes, mais des formes musicales : à quand un ouvrage sur ce sujet ?

Zinc. Sur le zinc. Au café avec les écrivains (Gallimard, 2008, 112 p., 2 €). Avec deux euros, on n’a pas vraiment de quoi s’attarder au bistrot, alors il faut faire vite : une quinzaine de textes rassemblés, XIXe et XXe siècles mêlés. Un thème, le café et ses différentes parties. Le salon particulier de Zola dans La Curée, la salle, le comptoir. Un petit coup sur le pouce, quelques lignes ou quelques pages, alors qu’on aurait aimé s’attarder un peu. Juste le temps de se demander de quoi pouvait bien se composer un chambéry-fraisette (L’Hôtel du Nord d’Eugène Dabit), de déguster une essence de fenouil au bar Biture avec Cidrolin dans Les Fleurs bleues et de pousser la porte du Cabaret-Vert de Charleroi pour y entrevoir le jeune Rimbaud. Dans un extrait du Piéton de Paris ici repris, Léon-Paul Fargue notait déjà : « Les cafés de Montmartre sont morts. Ils ont été remplacés par des débits, des bars ou des grills. » La situation n’est guère plus brillante aujourd’hui où ces bars et débits ferment à leur tour. Pour voir une taverne enfumée, rendez-vous au Louvre devant les tableaux de Teniers.