En société

ClaudelBulletin de la Société Paul Claudel, n° 185, 1er trimestre 2007 (13 rue du Pont-Louis-Philippe, 75004 Paris ; 88 p., 7 €). Le théâtre réussit bien au Bulletin Claudel, et voici à nouveau un intéressant fascicule consacré à des mises en scènes récentes : la trilogie montée à Berlin par Stefan Bachmann au Maxim Gorki Theater – audacieusement rebaptisée Die Gottlosen (Les Athées). Le long entretien avec le metteur en scène est complété par une critique détaillée du spectacle. Autre ensemble autour de la reprise de Partage de Midi, le printemps dernier, à la Comédie-Française : un compte rendu et la première partie d’une analyse détaillée des richesses du fonds Renaud-Barrault sur cette pièce (BnF, Arts du spectacle). Abondantes notes de lectures et informations diverses.

Flaubert-MaupassantBulletin Flaubert-Maupassant n° 18, 2006 (Hôtel des Sociétés savantes, 190 rue Beauvoisine, 76000 Rouen ; 155 p., 20 €). Le couple Flaubert-Maupassant le cède au couple Flaubert-Sand dans ce numéro qui publie les actes de deux manifestations organisées par l’Association des Amis de Flaubert et de Maupassant, un colloque, « Flaubert et la politique » (octobre 2005), et une journée d’étude (13 mars 2004) à l’occasion du bicentenaire de la naissance de George Sand. De cet ensemble évidemment très inégal, on retiendra surtout les deux premières contributions, celle de Jean Borie, « Sur l’échec deL’Éducation sentimentale », qui propose une comparaison entre le roman de Flaubert et L’Idiot de Dostoïevski, et celle de Gisèle Séginger, « L’Écriture du politique dans les scénarios d’Hérodias », qui montre comment Flaubert, dans les scénarios du conte, s’applique à construire une causalité politique pour invalider les lectures religieuses, mais défait dans la rédaction finale cette causalité même (toute causalité étant toujours porteuse de croyances) et invente un légendaire nouveau fondé sur une « désécriture de l’histoire, de la politique, des croyances ».

NodierFragmentos n° 31, Charles Nodier, sous la direction de Jacques-Remi Dahan (Revista de lingua e literarura estrangeiras da Universidade Federal de Santa Catarina, Brésil, 2007, 152 p., s.p.m.). Il y a longtemps qu’une revue n’avait consacré un ensemble d’études à l’inépuisable auteur de Trilby, dont la diversité inquiète ou décourage peut-être les bonnes volontés. Ce numéro venu du Brésil est d’une belle densité. Retenons six études neuves : Hermann Hofer examine Les Proscrits (1802), roman sur l’impossibilité d’en finir avec la Révolution, qu’il place entre Renéet Oberman. La Révolution encore se trouve derrière l’intérêt de Nodier pour « la question éducative » étudiée par Jacques-Remi Dahan : la pédagogie est essentielle en une époque historiquement troublée. S’intéressant aux fantômes nodiériens, Daniel Sangsue attache trop d’importance aux Infernaliana… dont il reconnaît dans une note qu’ils ne sont sans doute pas de Nodier. Didier Barrière étudie la personnalité de Francisque Michel à propos d’un curieux pastiche du « Bibliomane » de Nodier publié dans L’Artiste. Vincent Laisney se demande pourquoi les « libéraux » Stendhal et Mérimée ne vinrent jamais aux réunions du dimanche soir à l’Arsenal. Enfin, Christian Galantaris propose un catalogue de la cinquantaine de portraits de Nodier (malheureusement, l’illustration de son article a connu des problèmes). Une réussite dont on souhaite avec Jacques-Remi Dahan qu’elle confirme et relance le renouveau des études nodiériennes amorcé depuis quelques années.

SurréalismeMélusine, n° 27, Le Surréalisme et la science (L’Âge d’Homme, 2007, 321 p., 30 €). La majeure partie de cette livraison est consacrée à un dossier sur « Le Surréalisme et la science », composé de dix-sept articles réunis par Henri Béhar. Ce dernier montre bien, en introduction, l’intérêt d’un tel rapprochement. D’une part, le Surréalisme semble osciller entre un procès de la science, de son rationalisme et de ses conséquences technologiques et militaires, et le désir de fonder une « école nouvelle en fait de science ». D’autre part, le mouvement, de ses précurseurs à ses dernières productions, s’est déroulé dans un contexte de profonde mutation, où la science elle-même a changé, dans ses prémisses comme dans ses objets, entraînant du même coup une refonte de notre vision du monde. Aussi les études tendent-elles à s’organiser chronologiquement. Marc Décimo commence par un rapide état des lieux au tournant du xixe siècle, en opposant l’universalité des savoirs à la quête esthétique de l’individuel et du « dissocié », telle qu’elle s’exprime notamment dans la ’Pataphysique. Puis ce sont les liens entre Dada et le « nouvel esprit scientifique » (Anne-Marie Amiot), et les mécaniques ingénieuses de Roussel (Sjef Houppermans) qui sont abordés. Un inventaire des sources psychiatriques de Breton (Alain Chevrier) assure la transition vers les années 20 et 30, avec des études sur Leiris et les « sciences de l’erreur » (John Westbrook), la cosmologie du grand jeu (Alessandra Marangoni), Dali et la morphologie (Astrid Ruffa), la portée scientifique de l’écriture du moi chez Leiris et Caillois (Guillaume Bridet), et des éclaircissements sur un texte du biologiste Hugh Sykes Davies, paru dans le Bulletin international du Surréalisme en 1936. Ensuite, le volume aborde les « interférences scientifiques » dans l’écriture de Paul Nougé et dans la peinture de Matta, avant de livrer une série d’analyses montrant les liens entre le Surréalisme et l’impact des théories quantiques, ou, plus généralement, l’évolution des sciences et de leur perception après 1945 (Émilie Frémond), autour de figures comme Stéphane Lupasco, Yves Bonnefoy ou Boris Rybak, objet d’un article biographique de Jean-Pierre Lassalle. Cet ensemble, fort érudit, offre de nombreuses informations de détail et permet de suivre des préoccupations communes à différents auteurs : au fil des études successives, les remarques sur l’évolution du « merveilleux scientifique », sur la critique des physiciens ou sur la physique quantique montrent bien comment de véritables pôles d’interrogation se sont constitués. Malheureusement, plusieurs critiques ne semblent guère avoir fait l’effort d’une problématisation, comme si la seule synthèse liminaire d’Henri Béhar suffisait à armer leurs études d’un questionnement probant, tant pour interroger la spécificité de chaque rapport individuel des auteurs aux savoirs, que pour engager une réflexion théorique sur leur propre travail interdisciplinaire. Plus largement, on regrette que le volume ne propose pas de véritable dialogue avec la recherche littéraire contemporaine : il n’y a pas de référence à l’épistémocritique ou auxscience and literature studies anglo-saxonnes, et la diversité fondamentale de l’histoire scientifique et de l’histoire littéraire, soulignée par Kuhn ou Canguilhem, n’est guère prise en compte, non plus que la variété des régimes épistémiques propres à chaque science et à chaque genre. Plusieurs articles, enfin, enchaînent une suite complexe de citations de sources possibles, sans que le lecteur comprenne bien le but de tant de relevés (d’autant que l’annotation n’est pas toujours impeccable et qu’on hésite parfois à identifier l’auteur des textes). Du coup, seules certaines études font véritablement mouche et l’on pourra privilégier à ce titre, soit les tentatives de synthèse proposées par Béhar et Frémond (qui distingue utilement la science et ses applications), soit les articles précis sur Roussel, sur Caillois et Leiris, sur Bonnefoy (dont Arnaud Buchs étudie un bref texte), ou encore sur Nougé (qu’Estrella De La Torre Gimenez propose de rapprocher de Valéry). Signalons enfin, parmi les textes hors dossier, deux articles sur Claude Cahun, une étude inattendue sur Strindberg surréaliste et un panorama des publications récentes sur Dada.

VerlaineEurope, n° 936, avril 2007, Verlaine (4 rue Marie-Rose, 75014 Paris ; 364 p., 18,50 €). Incitant à relire Verlaine en se délestant du bagage biographique du poète, Steve Murphy recueille des études censées mettre fin à la lecture prétendument psychologique qui impose la vie sur l’œuvre. Après le mythe du Pauvre Lélian par Steve Murphy lui-même, on lit, sous la plume de Jean-Luc Steinmetz, le portrait de Verlaine par Verlaine et quelques considérations très générales de Lionel Ray, Bernard Vargaftig, Boris Pasternak (réimpression d’un texte de 1944) et Sergio Solmi, poète italien. Les vraies contributions commencent avec celle de Michaël Pakenham : encore un document sauvé de l’oubli, « Des Joies de la misère », article de L’Écho de Paris du 27 juillet 1891. Dans un premier ensemble d’études, de l’influence du XVIIe siècle chez Verlaine aux Romances sans paroles, on relève les textes de Benoît de Cornulier sur la pensée rythmique de Verlaine, et ceux de Jacques Bienvenu et Olivier Bivort surL’Art poétique, avec deux points de vue différents : le premier comme réponse à Banville, le deuxième dans le contexte plus large du xixe siècle. Arnaud Bernadet discute l’intime et le politique dans La Mort de Philippe II desPoèmes saturniens ; Yann Frémy traite de la section « Lucien Létinois » du recueil Amour ; Solenn Dupas tranche « Entre l’Esprit saint et l’esprit “satyrique” » dans Liturgies intimes. Pour ceux qui s’intéressent à l’actualité verlainienne – et surtout pour les agrégatifs de l’année.

VerneRevue Jules Verne n° 24, Jules Verne et la musique (Centre international Jules Verne, 2007, 130 p., 8 €). C’est un dossier nourri entièrement consacré à la musique que propose ce numéro. Aussi bien la musique dans l’œuvre de Verne que sa culture musicale à travers son œuvre – deux articles qui font un peu doublon mais qui, finalement, se complètent. Une contribution de Bruno Bossis met en perspective historique la « voix machinique » de La Stilla dans Le Château des Carpathes (1892) par rapport à toute une tradition littéraire illustrée au xixe siècle. Cet article documenté est de ceux qui apportent quelque chose de nouveau au lecteur étranger au domaine évoqué. La plupart des études ici réunies proposent d’ailleurs, avec des bonheurs d’analyse variés, des éléments qui n’ont pas, la plupart du temps, requis outre mesure l’attention de la critique vernienne. Verne, qui connaissait la musique et pratiquait le piano, semble avoir possédé une fort bonne culture musicale. Son œuvre en porte trace comme en témoigne le présent numéro.

VerneRevue Jules Verne, n° 25, La Science en drame (Centre international Jules Verne, 2007, 136 p., 8 €). Fruit d’une journée d’études tenue à Nantes en mars 2005, ce numéro regroupe huit contributions qui entendent réfléchir à la manière dont Jules Verne met la science en drame. Mise en scène de l’électricité, « technique phare » – comme le note, imperturbable, l’analyste – « de l’époque ». Retour sur la figure de l’ingénieur avec deux héros verniens : Cyrus Smith et Marcel Bruckmann. Place de Buffon dans Voyage au centre de la terre. Analyse du manuscrit commandé par Verne à Albert Badoureau au moment de l’écriture deSans dessus dessous. Retour sur l’aérostat dans Cinq semaines en ballon. Retour sur le fameux « pessi-misme profond » de Verne qui remet en cause d’un point de vue éthique le progrès des sciences et des techniques. Ces réflexions sur les solutions adoptées par Verne pour mettre la science en intrigue ne constituent pas, à vrai dire, des révélations. Elles se lisent toutefois avec intérêt et permettront à des lecteurs peu avertis d’aborder les questions soulevées de façon synthétique et bien informée. À signaler, les intéressantes illustrations en noir et blanc, extraites de la revue Le Génie civil, qui rendent bien compte de la place de la science et de la technologie à la fin du xixe siècle et entrent en écho avec de nombreux textes verniens.

VignyAssociation des Amis de Vigny, bulletin n° 36, 2007 (6 avenue Constant-Coquelin, 75007 Paris ; 100 p., 25 €). La dernière livraison rendait hommage aux travaux de Rosita, pseudonyme de Rose Matza, qui fut à l’origine d’un effort de sensibilisation à l’œuvre de Vigny en 1947. Comme le note Jean-Pierre Lassalle, le présent numéro cherche à remonter davantage dans le temps au « Comité Alfred de Vigny » fondé en 1907. Le lecteur peut être étonné que, dans le rayonnement de ce comité, cette livraison place le dandy et anarchiste sympathisant Laurent Tailhade. Quoi qu’il en soit, c’est pour en révéler l’appréciation que Jean-Pierre Lassalle présente son essai sur Vigny paru en 1913 dans Quelques fantômes de jadis. Son propos, ici édité à nouveau, souligne que Tailhade a été intéressé par le désenchantement de l’auteur de Chatterton. La livraison contient également un article de Sidonie Lemeux-Fraitot sur le savoir encyclopédique de l’artiste et historien de l’art Anne-Louis Girodet de Trioson. Ce texte s’inscrit dans la continuation de travaux de redécouverte de la relation entre Vigny et GirodetOn lira aussi les contributions de Marie-Josée Pirard-Lallemand sur les demeures françaises de Vigny et de Michel Caussin sur les membres de la famille du poète qui ont vécu dans l’entourage des derniers Bourbons.

LIVRES REÇUS

Comptes rendus

EngueuladesInvectives et violences verbales dans le discours littéraire, sous la direction de Marie-Hélène Larochelle (Presses de l’Université Laval, 2007, 210 p., s.p.m.). L’injure est à la mode. Est-ce parce que nos débats politiques se vident tous les jours davantage de substance que l’étude des formes de l’invective prend une telle ampleur ? Il faut plutôt mettre cet intérêt au compte du caractère pluridimensionnel de la violence verbale, qui permet de penser les relations entre les normes esthétiques, sociales et discursives, et d’interroger la performativité de la littérature. L’ouvrage qui nous occupe est divisé en trois sections, qui étudient la variabilité des structures de l’invective, le rapport entre le fictif et le réel (l’objet créé par l’invective), enfin les typologies de la violence. Dominique Garand analyse la « fonction de l’ethos » dans le discours conflictuel, en distinguant les rôles que le destinateur construit par ses injures et invectives. Il convoque l’idée d’un anti-éthos, attribué non au destinateur mais à la cible de son discours. Le mot est assez mal choisi – Dominique Garand reconnaît lui-même que l’éthos ne désigne traditionnellement que l’image de l’orateur –, et l’on aurait préféré un terme amenant moins de quiproquos. C’est à la métaphysique sous-jacente des formes de l’invective que s’intéresse Nicolas Xantos, examinant la philosophie de l’injure chez Wittgenstein, Flahault et Nothomb. Ses conclusions, un peu rapides, manquent de fondements théoriques pour être réellement pertinentes. Larry Steele s’intéresse à une situation particulière de communication, l’invective en chanson ; les exemples, empruntés aux chansonniers canadiens-français, renvoient à des références que l’inculte lecteur métropolitain a du mal à saisir. Marie-Hélène Larochelle étudie « l’invectif » chez Émile Pouget, c’est-à-dire la fonction de la violence dans la construction du discours anarchiste. L’auteur disjoint les notions qu’elle utilise avec un trait d’union pour les rendre plus démonstratives (pro-voquer, démon-stration), mais ce genre de manipulation cache souvent une certaine superficialité argumentative. Sa conclusion laisse pantois tant elle dévoile de pans insoupçonnés de la pragmatique de l’injure : l’invective écrite dure plus longtemps que l’invective orale, et sa fonction est d’inscrire la violence dans le discours. David Décarie interroge les interactions entre violence politique et violence littéraire chez Céline. Prémisses incertaines, utilisation un peu datée de Bakhtine – le dialogisme comme violence – empêchent l’auteur de tirer des conclusions véritablement neuves. Johanne Bénard étudie aussi l’invective chez Céline, à partir de ce qu’il voit comme une scène primitive des relations violentes chez cet auteur : les injures du fils contre son père dans Mort à crédit. Cette situation serait la matrice de toutes les scènes d’invective céliniennes, le fils anticipant l’Aryen et le père le Juif dans les écrits postérieurs. Il faudrait sans doute nuancer ce genre de proposition très Roman des origines. Johanne Bénard est plus convaincante lorsqu’elle montre que les fonctions d’injurié et d’injuriant sont interchangeables dans les romans de Céline, qui tend à faire du lecteur un complice de discours souvent peu recommandables. On change de registre avec Sylvain David, qui analyse l’imaginaire de l’animosité dans le groupe punk Métal Urbain, en dégageant les méthodes verbales, auditives (jouer aux limites de ce qui est supportable par l’oreille humaine) et gestuelles déployées par ces musiciens pour déranger leur public. Le mouvement punk est victime d’une tension entre la simplicité du message, censé véhiculer une émotion pure, et l’outrance de la pose, éminemment artificielle. Métal Urbain propose une tentative de sortie de cette dichotomie en choisissant l’esthétisme : le groupe évolue dans un imaginaire décadent, pessimiste, très influencé par la littérature fin de siècle, et se tourne de plus en plus vers des artifices musicaux, dans une attitude de négation du naturel qui rappelle Baudelaire. Sylvain David en conclut que le but du mouvement punk n’était pas de modifier en profondeur la société ou de dénoncer des inégalités réelles, mais de dramatiser l’expérience humaine pour y insuffler du dynamisme, dans une posture très aristocratique. Sébastien Côté montre que la violence discursive peut prendre des chemins détournés, en étudiant la supériorité implicite des discours ethnographiques ou d’avant-garde sur les objets qu’ils décrivent par l’application d’une grille d’analyse préexistante au travail de terrain chez Leiris et Griaule. Pierre Popovic fait dans l’actualité avec La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq. Son article consiste malheureusement en grande partie en un résumé du livre (six pages), qualifié (avantageusement ?) d’« avatar kitsch de la grande tradition du roman réaliste ». Houellebecq poursuivrait par là la démarche de Baudelaire, créant une ironie « sans second degré », sans éléments permettant de la déduire effectivement. Comte serait aussi de la partie, Houellebecq trouvant chez lui les éléments pour penser un monde antidémocratique que préfigure le nôtre. Michel Pierssens montre à travers les écrits d’Isidore Ducasse que l’invective est l’arme des faibles, et n’existe que par l’inégalité des combattants. Ducasse tenta de rentrer dans la vie littéraire de son époque par une « politique de l’invective », méthode de choix de l’arrivisme littéraire, en parodiant les brochures des « hommes du jour » qui foisonnaient alors, ou plus exactement en concentrant leurs effets en quelques mots qui se veulent évocateurs d’images, des portraits-charges littéraires des grands littérateurs. C’est la force d’invocation visuelle de ce langage qui explique son impact sur les lecteurs, malgré la position subordonnée de son émetteur dans l’espace littéraire de son époque. Dominique Jeannerod s’intéresse à San-Antonio, pour montrer que lui aussi écrit depuis une position secondaire, celle de la paralittérature et du roman policier, et qu’il se sert de l’invective à la fois pour critiquer la position idéale de la « grande littérature » et violenter la langue académique, mais aussi pour miner de l’intérieur les fondations du roman populaire par la ridiculisation de ses stéréotypes. Éric Beaumatin tente de mettre de l’ordre dans les injures, invectives et jurons du capitaine Haddock, en montrant par exemple que l’utilisation de termes hautement spécialisés (« anachorète ») voués à ne pas être compris des interlocuteurs place ce personnage dans une position de non-communication, faisant de ses bordées d’injures autant d’appels au discours. Enfin, les injures militantes socialistes sont étudiées à travers l’Histoire par Marc Angenot, qui fait l’hypothèse que ces invectives lancées le plus souvent vers les factions divergentes du mouvement sont une formule inventée par les marxistes guesdistes pour ériger leur seul discours en dogme, formule devenue par la suite essentielle à la culture du Parti communiste.

Giono. Annick Stevenson, Blanche Meyer et Jean Giono (Actes Sud, 2007, 253 p., 21,80 €). Peut-être verra-t-on quelque jour prochain les descendants de la Pompadour intenter des procès aux biographes de la marquise, afin de bien établir par devant justice que celle-ci fut toujours fidèle à son Étioles de mari. Droit moral oblige ! Pour Giono, ses ayants droit auront sans doute la tâche plus difficile, après ce livre qui établit de façon irréfutable la place tenue dans la vie et l’œuvre de Giono par sa maîtresse Blanche Meyer (1908-1988). Place non pas niée, mais occultée et passée sous silence par tous les biographes de l’auteur de Regain, qui redoutent visiblement les foudres de la famille. Basée sur des documents de première main (quoique, nous le verrons, finalement assez restreints), cette évocation retrace la liaison de Blanche et de Giono, qui, après une première rencontre en 1929, prit place essentiellement de 1938 à 1943. Un grand handicap : nous ne disposons pas des lettres de Blanche, que Giono avait confiées à un ami et qu’il fit brûler à la mort de celui-ci. Heureusement, Annick Stevenson a eu accès aux Mémoires inédits de Blanche Meyer, Le Giono que j’ai connu, manuscrit de 247 pages, que la fille de celle-ci, Jolaine Meyer essaya en vain – et cela est aussi significatif – de faire éditer en France. Elle en cite de larges extraits, tout en remarquant, non sans raison, que ces souvenirs sont finalement assez pudiques et éludent beaucoup de choses. Il en va bien autrement, on s’en doute, des quelque 1 307 lettres de Giono à Blanche, totalisant 3 300 pages et qui sont conservées à l’Université de Yale, « interdites de diffusion par la volonté de la succession Giono, qui en détient les droits » (il en existe d’ailleurs d’autres à l’Université Laval au Québec et dans des collections particulières). De cette immense correspondance inédite, étalée sur trente-cinq ans, l’auteur n’a pu citer que les rares extraits figurant déjà dans des travaux universitaires français ou américains. Les lettres de Blanche ayant été détruites, et celles de Giono demeurant, sans doute pour longtemps encore, inaccessibles, nous n’avons donc ici que de maigres bribes, qui nous laissent considérablement sur notre faim. Elles donnent cependant une idée de la place essentielle tenue par Blanche Meyer dans la vie et dans l’œuvre de Giono, et il ne fait pas de doute que c’est elle que l’on retrouve un peu partout dans cette œuvre à partir de 1940 jusqu’à la fin : Pour saluer Melville (où Adelina White porte un patronyme on ne peut plus transparent), Le Hussard sur le toitNoéAngeloLe Moulin de PologneL’Iris de Suse, etc. La rencontre des deux amants fut assez romanesque : mariée sans amour au notaire Louis Meyer, Blanche suivit son mari lorsque, en 1925 ou 1926, il vint s’établir à Manosque. Elle y entrevit Giono un jour de 1929, mais ne le connut véritablement qu’en 1938. Mais, sur leur liaison, nous ne savons que très peu de choses, faute de documents. C’est donc par force qu’Annick Stevenson a dû se rabattre sur les mémoires de Blanche, qu’elle cite fréquemment tout au long de son livre. On y entrevoit cependant la courbe de cette liaison, qui retomba lorsque Louis Meyer et sa femme vinrent, en 1943, se fixer à Marseille. Apparaît ensuite un Giono plus déconcertant, se montrant très jaloux des liaisons nouées par Blanche, avec un certain N. en 1949, puis avec D. en 1960. Mais se souciait-il vraiment de la réalité et de la vie même de sa maîtresse ? Comme l’observe Blanche, « il m’enfermait, il enfermait notre amour dans une bulle, absolument close, sans rapport avec le monde extérieur ». Par ailleurs, il y aurait beaucoup à dire sur les lettres d’amour écrites par des écrivains… On s’étonne cependant qu’Annick Stevenson ne fasse aucune mention des lettres de Giono à ses maîtresses précédentes, lacune qui donne parfois à son livre comme un défaut de perspective. Avant de devenir l’amant de Blanche, Giono avait été au moins celui de deux femmes, à qui il adressa des correspondances non moins passionnées : Simone Téry (1932-1933), puis Hélène Laguerre (1935-1937). Ces correspondances ne sont point inconnues ; elles ont été conservées, et deux importantes parties en sont même passées ces dernières années en vente publique. Elles prouvent que la vie amoureuse de Giono fut assez multiple, et que celui-ci eut non pas des maîtresses de rechange, mais des maîtresses successives. Le livre d’Annick Stevenson montre cependant que Blanche Meyer fut probablement celle qui compta le plus pour lui et qui laissa le plus de traces dans son œuvre. Mais les lettres qu’il adressa à Simone Téry, puis à Hélène Laguerre (ces dernières sont souvent d’un érotisme débridé et splendide), ont le mérite de nous donner une petite idée de ce que doivent être celles adressées à Blanche Meyer. Revenant à cette dernière, on constate qu’Annick Stevenson a dû souvent faire appel aux souvenirs de sa fille Jolaine Meyer, qui devient comme un personnage omniprésent de son livre. L’interdit pesant, à Yale, sur les lettres de Giono a également incliné Annick Stevenson à s’identifier tant soit peu à Blanche Meyer au cours de son patient travail de reconstruction, ce qui était assez inévitable. Néanmoins, son style s’en ressent parfois, tels ces passages assez romanesques, pour ne pas dire fâcheusement journalistiques : « Peu férue de natation, la blanche mouette qui ne traverse les océans qu’en rêve tente de tremper une patte dans l’eau. […] Les remarques acides du romancier n’ont pas prise sur le plumage de la mouette rieuse. […] Brutalement, le rire joyeux de la blanche mouette s’est éteint. » D’autre part, est-il bien exact d’écrire, comme elle le fait, que l’écriture de Giono, dans ses lettres à Blanche, est « maladroite et spontanée » ? Nous n’avons pas vu ces lettres, faut-il le préciser, mais celles à Hélène Laguerre, que nous avions pu examiner lors de leur passage en vente, se caractérisent par une graphie très régulière, fort belle et nullement « maladroite », pour ne rien dire du style même. Autre remarque, d’histoire littéraire, celle-là : on a quelque difficulté à admettre que, vers 1926, Blanche Meyer, jeune mariée, ait pu, comme nous l’assure sa biographe, lire Anaïs Nin : née en 1908, celle-ci ne publia, sauf erreur, son premier livre (une monographie en anglais sur D.H. Lawrence) qu’en 1932. N’importe, cette étude constitue un document capital, quoique malheureusement, et par force, incomplet, sur Giono. Elle fera date et on doit savoir gré à l’auteur d’avoir bravé les interdits familiaux et moraux, pour nous faire découvrir une dimension essentielle quoique ignorée de la vie et de l’œuvre de Giono. On ne sera pas non plus étonné d’apprendre que, à la fin de sa vie, Blanche Meyer avait tenté de « faire accepter [ses lettres de Giono] par une bibliothèque française, sans succès ».

Narrativité. René Audet, Claude Romano, Laurence Dreyfus, Carl Therrien, Hugues Marchal, Jeux et enjeux de la narrativité dans les pratiques contemporaines (arts visuels, cinéma, littérature) (Dis Voir, 2006, 127 p., 28 €). On pourrait croire qu’après deux générations de chercheurs de tout poil – linguistes, sémiologues, philosophes, narratologues, poéticiens, etc. – les questions essentielles touchant le récit et la narration soient désormais parfaitement claires et susceptibles d’une exposition consensuelle. Ce genre de sujet a beau occuper aujourd’hui une place fondamentale dans la pédagogie, de la maternelle à l’Université (au point d’avoir relégué au second plan les approches plus intuitives et hédonistes de la littérature), bien présomptueux qui prétendrait présenter une synthèse dogmatique des définitions essentielles. Qu’est-ce que le récit ? Qu’est-ce que la narration ? Que se passe-t-il quand un lecteur ordinaire dévore un roman « traditionnel » ou s’interroge devant un Nouveau Roman ou, plus avancé, consomme un de ces « romans » comme les multiplient les auteurs estampillés Minuit ? Ces questions ne s’éclairent guère, c’est le moins qu’on puisse dire, quand on cherche à saisir ce que pourrait bien être une « narrativité » indépendante des genres ou du médium et que l’on considère le cinéma, la vidéo, l’hypertexte, l’art contemporain. On reste la plupart du temps perplexe devant ce qui tourne vite au pur empilement de définitions contradictoires, catalogue des diverses opinions, plus ou moins inconciliables, qui finit par ressembler aux décourageantes compilations de la scolastique médiévale. Les auteurs de Narrativité ont donc bien du mérite à vouloir, comme ils le font, reprendre tout ce dossier. Leur avantage – et l’intérêt de leur démarche – c’est qu’ils le font à partir du présent. Il y a partout, dans les « pratiques contemporaines », du récit et de la narrativité, mais sous des aspects bien éloignés de ce que l’on connaissait autrefois, du moins en apparence. C’est ce qui amène René Audet, par exemple, dans un long et sérieux essai, à partir d’un récit hypertextuel de Michael Joyce pour tenter de redéfinir la narrativité, via une relecture critique de ses prédécesseurs, de Ricœur à Marie-Laure Ryan (trop peu connue des francophones). Pas plus qu’un « roman » contemporain, il n’est possible de résumer son argument, mais nous pouvons en retenir qu’il propose de reconstruire toute la problématique à partir de la notion d’événement, dès lors très différente de celle de récit, et qui surtout fait venir au premier plan la considération du temps. Le philosophe Claude Romano intervient dans le débat en répondant longuement à un questionneur anonyme et cherche à sortir du paradigme structuraliste en se concentrant sur ce qui ressort des formes nouvelles de narrativité propres aux arts contemporains, dont le cinéma. C’est le temps, toujours, qui préoccupe Laurence Dreyfus, cette fois dans ses avatars propres aux jeux vidéos et dans les effets que ceux-ci peuvent avoir en matière d’art (puisque de nombreux artistes d’aujourd’hui se réfèrent aux mondes nouveaux que construisent ces jeux). « Temps immersif » et « fictionnalisation du réel » sont ainsi des notions particulièrement intéressantes dans un article d’une grande richesse, ne serait-ce que parce qu’il évoque des productions dont on n’entend pas parler tous les jours dans ce qui reste de presse « littéraire ». Le bref article de Carl Therrien examine la « mise en jeu » et les « références ludiques » dans le cinéma contemporain ; d’où il ressort que celui-ci intègre de plus en plus les discordances narratives postmodernes, ce qui peut tourner au cliché (selon nous, tout au moins) et emprunte de plus en plus souvent au jeu vidéo – lequel fait ainsi figure de foyer de créativité irriguant toutes les formes contemporaines, du roman aux arts populaires en passant par les expressions les plus sophistiquées. Idée que l’on retrouverait au moins en partie dans l’article de Hugues Marchal où il est question de « survie dispersive » du récit dans la mesure où la désintégration de ce dernier peut apparaître comme « l’un des modes privilégiés de la narrativité contemporaine ». La perspective est plus originale qu’il ne semble dans la mesure où le constat s’étend aux biens de consommation, à leur circulation, car « notre environnement entier est un tissu saturé de récits ou germes de récits, où se mêlent la biographie des biens et celle des personnes ». Où Hugues Marchal rencontre Bruno Latour (qu’il ne cite pas), analyste des objets hybrides caractéristiques de notre culture. Mais là ne s’arrête pas l’« actualisation de la narratibilité » puisque la mise en narration s’étend au vivant et aux corps. Hugues Marchal s’appuie pour cela sur un bon nombre d’œuvres récentes, dont la plus connue serait sans doute le Cosmos Incorporated de Maurice G. Dantec, les autres relevant de la culture des happy few, fins connaisseurs de l’extrême contemporain comme Hugues Marchal lui-même. La liste des œuvres qu’il mentionne fera un excellent point de départ pour qui voudra faire figure d’initié (on regrettera que seuls les articles de René Audet et Carl Therrien s’accompagnent d’une bibliographie, en fin de volume). L’ouvrage entier se lit avec intérêt et se feuillette avec plaisir, grâce à une illustration typiquement actuelle, bien que les relations avec les questions discutées ne soient pas toujours évidentes. Mais cela relève sans doute aussi de la logique de « survie dispersive ».

ParnassePortraits littéraires. Anatole France, Croquis féminins. Catulle Mendès, Figurines de poète. Adolphe Racot, portraits-cartes, textes établis et présentés par Michaël Pakenham (Du Lérot, 2007, 180 p., 30 €). Ce volume présente trois séries de portraits du xixe siècle, parus entre le 2 octobre 1868 et le 21 novembre 1869, que Michaël Pakenham a retrouvés, en préparant sa Correspondance de Verlaine, dans un périodique de la fin du Second Empire, La Vogue parisienne (à ne pas confondre avec une Vogue plus fameuse, celle de Gustave Kahn, qui publia les Illuminations). Leurs auteurs : Anatole France, sous le pseudonyme de Camille d’Ivry (il n’était alors qu’un « écrivain en herbe », comme le dit le présentateur) ; Catulle Mendès, surtout connu par son Parnasse contemporain fondé en 1866 avec Louis-Xavier de Ricard ; Adolphe Racot, journaliste qui laissa une douzaine de romans et volumes de nouvelles, mais qui est absent de tous les dictionnaires biographiques, alors qu’il est sans doute le plus intéressant des trois. Chacun a publié dans cette Vogue parisienne une série de portraits. Ce sont surtout des personnalités du monde littéraire, mais on y rencontre aussi une vingtaine d’acteurs, actrices ou musiciens, six souverains et hommes politiques, cinq personnalités « mondaines » liées au milieu des Lettres et des Arts, plus quelques individus inclassables ou inconnus dans les groupes précédents, comme le peintre Hanoteau, le président de la Sixième Chambre correctionnelle (qui condamna Rochefort et Vallès), ou Lanterne, le chat de Nina de Callias (la plupart avaient d’ailleurs fréquenté le salon de cette dernière). Anatole France y ajoute deux œuvres d’art : une sculpture célèbre de Clésinger et une toile de cet Henri Regnault qui sera tué en 1870. Dans son introduction, Michaël Pakenham, en s’attardant avec raison sur les portraits bien connus laissés par Gautier et Banville – lesquels font d’ailleurs l’objet de figurines de Mendès – , souligne l’intérêt de ces textes, car la plupart des personnalités représentées étaient loin d’être des inconnues pour leurs contemporains. Dans la seconde partie, ces textes sont suivis de la date de publication, de la biographie du personnage considéré (sauf pour des célébrités comme Hugo ou Wagner), de notes et d’une biblio-iconographie. Malheureusement, pour certains de ces portraits, il n’existe que des références d’archives et parfois aucune iconographie. Même pour des personnalités connues comme l’éditeur Lemerre, ces renseignements sont loin d’être inutiles : peu de lecteurs du volume, sans doute, savaient qu’Alexandre Dumas fils avait débuté par des vers (ne parlons pas du lettré chinois Tin-Tun-Ling, auquel s’intéressèrent les Goncourt et Gautier). Comme quelques portraits font double emploi – pour Nina de Callias, Coppée, Leconte de Lisle, Lemerre et l’actrice Maria Favart – , le lecteur pourra comparer les impressions d’Anatole France avec celles de Racot ou de Mendès. Ajoutons quelques précisions qui ont échappé à Michaël Pakenham : Glais-Bizoin n’était pas seulement un des rédacteurs de La Tribune, mais aussi un de ses fondateurs (il a laissé quelques pièces de théâtre, dont l’une fut interdite de publication) ; Paulin Gagne (dont il manque les références bibliographiques les plus récentes) renouvela à la fin du Siège sa proposition « philanthropophagique » qui était évidemment devenue d’actualité ! On est surpris de découvrir, dans la notice sur Daudet, le texte de la chanson populaire Qu’allais-tu faire à la fontaine…, publié précédemment dans Le Gaulois, en 1868 (la Complainte de l’époux outragé de Laforgue a fort bien pu avoir sa source dans cette version). La publication de cet important ensemble, dont on retiendra surtout, comme Michaël Pakenham, les Portraits-cartes de Racot, même s’ils sont un peu moins littéraires que ceux de Mendès, ne justifie que peu de remarques, sauf peut-être sur cette Vogue parisienne où parurent ces portraits et sur laquelle il n’est donné que peu de précisions. Quels en étaient la périodicité, l’animateur, l’influence, et surtout dans quelles conditions nos trois auteurs ont-ils été amenés à y collaborer ? Pour la bibliographie des comédiens, il ne faut pas confondre le Dictionnaire de biographie française de Roman d’Amat avec le Dictionnaire des comédiens français d’Henry Lyonnet, qui ne concerne que les artistes dramatiques et qui a été publié par livraisons, non en 1904 mais vers 1913 (la dernière notice est de 1912). Sa référence a été omise pour plusieurs acteurs comme Léonide Leblanc, Marie Delaporte ou Louis Arsène Delaunay : les biographies y sont souvent plus complètes et souvent aussi dotées d’une iconographie. Page 107, on aurait aimé savoir de qui est le portrait mentionné des Dumas père et fils. Page 31, la notice sur Judith Mendès semble incomplète, car on ne voit pas à quels passages peuvent se rapporter les notes 3 et 4 sur Pasdeloup et Le Livre de Jade. Il manque également la note 4 sur la lettre Z du Grand Larousse, page 151. Michaël Pakenham signale avec raison que certaines figurines de Mendès, comme celle sur Armand Silvestre, ont été reprises dans son roman La Maison de la vieille, paru en 1894 ; mais ces reprises ne sont pas intégrales, et chaque texte a été transposé en divers endroits, avec des corrections et des suppressions. Enfin, on corrigera le premier alinéa de la quatrième de couverture, qui parle d’« une lanterne », alors qu’il s’agit du chat (ou de la chatte) de Nina de Callias !

Topor. Frantz Vaillant, Roland Topor ou le rire étranglé (Buchet-Chastel, 2007, 418 p., 23 €). Roland Topor est mort il y a dix ans. Depuis le 16 avril 1997, le rire tonitruant de l’artiste médiatique ne retentit plus sur les ondes radio et le petit écran. Aucun hommage n’aurait été rendu à celui qui côtoya les personnalités les plus illustres de la littérature et du spectacle du xxe siècle – Fernando Arrabal, André Breton, Federico Fellini –, si Frantz Vaillant n’avait eu la bonne idée de lui consacrer une biographie, la première à ce jour, publiée chez Buchet-Chastel qui édita les premières œuvres de Topor. En bon journaliste d’investigation, le biographe a consulté les archives audio-visuelles (émissions de radio, articles, interviews télévisées) et a eu accès à des documents de première main (lettres, carnets intimes, photos et archives familiales, œuvres de jeunesse). Il a interrogé les témoins (réalisateurs, metteurs en scène, amis, anciennes compagnes, sœur, fils) pour reconstituer l’existence d’« un artiste multiple et non un « touche-à-tout » comme on l’a trop souvent dit », précise d’emblée Frantz Vaillant, qui se livre à un véritable travail de réhabilitation. En effet, pour beaucoup de téléspectateurs français, Topor est avant tout un distrayant provocateur à la réputation sulfureuse, toujours de bonne humeur et prêt à n’importe quelle excentricité devant une caméra de télévision. Les plus jeunes se souviennent de Téléchat et les adultes du film Marquis – dans lequel Sade embastillé était représenté sous les traits d’un homme à tête de chien discutant avec son sexe nommé Colin – et des séries décapantes et décalées Merci Bernard et Palace. Or « l’ami Roland », comme se plaît à le désigner affectueusement son biographe, était bien plus que cela. Derrière le visage rond et jovial du trublion, bon vivant, amateur de vin et de femmes, souvent photographié un verre de bordeaux à la main, la pipe ou le cigare aux lèvres, se cachait un être angoissé, terrifié par le vieillissement et la mort, un esprit libertaire se sentant rapidement mal à l’aise dans un groupe – il fut pourtant de l’aventure Hara-Kiri et créa le groupe Panique avec Jodorowsky et Arrabal –, refusant les étiquettes et les conventions, et se méfiant des engagements politiques. Né à Paris de parents émigrés polonais, Roland Topor fut marqué par le climat de dénonciation et de suspicion des années noires de la Collaboration. Ceci explique en partie certaines réactions de l’adulte qui, à la fin de sa vie, n’ouvrait plus son courrier par peur des mauvaises nouvelles – ce qui lui valut des ennuis avec le fisc. Après le retour de Haute-Savoie où sa famille vécut cachée jusqu’à la Libération, il y eut le lycée Jacques-Decour, où Topor lia des amitiés solides avec quelques futurs artistes, les Beaux-Arts, le temps des vaches maigres à la recherche de journaux dans lesquels publier ses premiers dessins. Toujours encouragé par son père Abram, lui-même peintre et sculpteur, et sa mère, qui lui laissèrent une liberté propice au développement de son imagination créatrice sans le pousser à trouver un emploi « sérieux » et rémunérateur, Topor explora tous les possibles de l’art : dessin, peinture, affiches, écriture, décors de théâtre, etc., et utilisa tous les supports médiatiques à sa disposition : presse (quotidiens et magazines), radio, télévision, cinéma. Seuls quelques initiés connaissaient l’ensemble de ses créations : récits fantastiques et étranges, romans – Le Locataire chimérique (qui inspira le film de Roman Polanski Le Locataire) et La Princesse Angine, conte allégorique illustré –, ouvrages loufoques telle cette Cuisine cannibale, objets insolites, dessins scatologiques et métaphysiques, affiches, publicités, illustrations d’œuvres classiques – Rabelais, etc. –, chansons, pièces de théâtre absurdes – Le Bébé de monsieur Laurent –, dessins d’animation – La Planète sauvage –, sans compter ses apparitions en tant qu’acteur dans des films célèbres. La liste de ses œuvres donne le vertige et l’on a presque mauvaise conscience d’avoir ignoré aussi longtemps cet artiste hyperactif, considéré trop rapidement comme un pitre, et de connaître certaines de ses créations sans savoir qu’elles étaient de lui. Pour s’en convaincre, il suffit de consulter ses œuvres sur le site que lui consacre l’auteur de cette biographie : http://toporetmoi.over-blog.com, et de se livrer à un rapide quiz : à qui doit-on l’affiche de L’Ibis rouge, film de Jean-Pierre Mocky ? Qui a joué dans Nosferatu de Werner Herzog ? Qui a dessiné le visage d’un homme dont la mâchoire violemment enfoncée par un coup de marteau – affiche d’Amnesty international – symbolise torture et atteinte à la liberté d’expression ? Topor qui, jamais à court d’idées saugrenues, inventa aussi, dans un autre registre, la course de camembert avec Michel Haberland à New York. Bisannuelle et désormais parisienne, celle-ci devait avoir lieu en septembre ou octobre 2007 au restaurant « Les Fous d’en face »
(4e arrondissement). Avis aux amateurs… Dans un style vivant, poétique et fleuri, proche de l’oral mais dénué de toute vulgarité – ce que l’imagination scatologique et sexuelle de Topor pouvait laisser craindre –, Frantz Vaillant entraîne le lecteur dans le tourbillon d’une vie méconnue. Si l’on peut regretter des coquilles et de petites imperfections typographiques dues à l’éditeur, on appréciera la démarche sérieuse et scrupuleuse de documentation du biographe, méthode qui ne l’empêche pas de transmettre son enthousiasme au lecteur, et le cahier de photographies de seize pages montrant un Topor moins convenu, voire inédit. Avec Roland Topor ou le rire étranglé, c’est toute une époque, à la fois proche et révolue, qui défile sous nos yeux, avec ses événements historiques (l’Occupation, la guerre d’Algérie, mai 68, l’écroulement du communisme et les vagues d’attentats terroristes) au rythme effréné du créateur luttant contre le temps, au point que le lecteur lui-même se sent gagné par la nostalgie. Avec émotion et pudeur, l’ouvrage reconstitue la vie d’un homme pas comme les autres, qui aura défié la société bien pensante à coup de crayons et de pinceaux, et aura lutté contre ses angoisses par un travail acharné. Cet artiste jongleur, aussi à l’aise avec les mots qu’avec les images, fut cependant rejoint par la camarde qui aura finalement réussi à lui couper le sifflet et à éteindre un rire qu’on croyait inextinguible.

Notes de lecture

Absence. Maria Watroba, Écritures de l’absence. Essai sur les frères Goncourt, Zola, Proust, Gide, Valéry, Leiris(Presses universitaires de Rennes, 2007, 169 p., 15 €). Ce volume réunit un ensemble d’études publiées séparément en revues de 1995 à 2003. Il résume un parcours de réflexion critique sur la littérature du xixe et du xxe siècles. Avec le recul, il se présente également comme le testament d’un jeune auteur, Maria Watroba, prématurément disparue en 2002. Il y a là une promesse et un aboutissement. Une invincible impression d’achèvement, de totale complétude, se dégage de la lecture de cette anthologie, qui tient à la fois à la grande cohérence des grilles d’analyse mises en œuvre et au resserrement focal du point de vue interprétatif. Car en dépit de la diversité des objets abordés, l’attention critique cherche à circonscrire et à formuler sans doute un seul et même motif, comme une topique fondamentale, qu’on pourrait approximativement traduire en ces termes : ce qui occupe ici le champ de la réflexion serait le fait littéraire même, non pas conçu seulement comme une élaboration formelle ou rhétorique, mais comme un mouvement, une pulsion d’errance et de recherche qui pousse l’écriture, ses figures et ses formes, vers un certain degré de présence, la rive d’un absolu éprouvé autant que rêvé. Mais loin de favoriser l’avènement d’une telle présence, la littérature apparaît tout au contraire – tel est son douloureux paradoxe – comme une chambre d’enregistrement de l’absence ; elle fait le décompte des béances et des failles et ne parvient qu’au prix d’une illusion supérieure à provoquer l’impression d’une totalité unie, délivrée des assauts du négatif et des démons de l’impossible. Les trois premiers essais du volume (l’un consacré à Madame Gervaisais des Goncourt, les deux autres à Zola, Thérèse Raquin et La Conquête de Plassans), regardent indubitablement du côté d’une problématique du féminin, telle que Maria Watroba a pu l’aborder dans sa thèse (Eros sacré/Eros profane : l’invention du féminin – Freud, Flaubert, Zola, Gide). Ils éclairent les modalités idéologiques et fantasmatiques selon lesquelles se dessine chez ces écrivains la figure de la femme. L’étude consacrée à Proust et la chirurgie – sans doute l’une des plus convaincantes – revient sur un des aspects déjà abondamment traités par la critique : les relations explicites ou non qu’entretiennent l’œuvre romanesque et la médecine. Toutefois, l’angle d’attaque choisi par Maria Watroba va au-delà du réseau superficiel des analogies et des références ; il perce en profondeur le travail de renversement opéré par la comparaison chirurgicale dans l’ordre figural du discours fictionnel. Dès lors, le spectre analogique se fait moyen de réflexivité littéraire : l’écrivain, comme le chirurgien, est celui qui s’engage dans « l’insoutenable de l’écriture et de la vie », il offre « une image des profondeurs malsaines ». Mais cette image n’est possible qu’à condition de demeurer une image, c’est-à-dire de reposer sur une relation du comme, où la vérité le dispute au mensonge, dans une logique de tension, de renversement et de superposition. C’est là affaire de lecture. Les deux chapitres sur Gide reviennent sur ces questions en reprenant à nouveaux frais le jeu – lacanien – du désir et du manque : c’est par exemple, avec Paludes, l’œuvre littéraire multipliant, par ironie, les raisons de son impossibilité aussi bien que les arguments de sa nécessité ; l’absence, définie comme fondement de l’écriture, fait ici, plus qu’ailleurs sans doute, sa preuve. Elle met au jour le jeu, autant dire l’artifice, le piège et le sens, de la fiction. Les derniers essais de l’ouvrage – un commentaire du poème Les Pas de Valéry et deux études sur Leiris – corroborent cette catégorie de l’absence, en même temps qu’ils illustrent ce processus d’évidement à l’œuvre par l’écriture. Une fois l’ouvrage refermé, le lecteur se demande si, sous ce titre Écritures de l’absence aux résonances ouvertement blanchotiennes, ne se dissimule pas l’objet souterrain de cette enquête, à savoir l’éternel manque du corps, l’insaisissable tracé du désir à travers mots et figures. Le propos recouperait dès lors le procès continu de la symbolisation littéraire, du figural, comme désignation en creux d’une instance informe, motivation et destination de l’écriture, toujours fuyante parce que résolument irreprésentable : le désir de l’autre et l’autre du désir.

ADGPour venger A.D.G.. Documents et témoignages (Godefroy de Bouillon, 2007, 16,50 €). Né Alain Fournier – un nom difficile à porter pour un romancier du xxe siècle – , « A.D.G. » (1947-2004) publia, dans la Série Noire, de nombreux livres aux titres devenus fameux : Juste un rigolo, Notre frère qui êtes odieux, Pour venger Pépère, Le Grand Môme (hommage inévitable à l’homonyme), La Marche truque, Balles nègres. En 1972, son roman La Nuit des grands chiens malades fut adapté à l’écran, par Georges Lautner, sous le titre Quelques messieurs trop tranquilles. Pour le reste, A.D.G. n’était pas un homme de gauche, tant s’en faut. Pigiste au Réveil socialiste dans ses débuts, il finit collaborateur de Minute et de Rivarol.

Agoult. Marie de Flavigny, comtesse d’Agoult, Mémoires, souvenirs et journaux de la comtesse d’Agoult, présentation et notes de Charles F. Dupêchez, nouvelle édition augmentée, revue et corrigée(Mercure de France, 2007, 850 p., 11,20 €). Un vrai monument, et qui ne pouvait mieux être mené à bien que par Charles Dupêchez, biographe de Marie d’Agoult et éditeur de sa correspondance. Il s‘agit d’un épais et riche volume, qui rassemble ce que l’on connaît des souvenirs et journaux intimes de la comtesse d’Agoult (à ce propos, il est scandaleux que, comme le signale l’éditeur, le manuscrit original des Mémoires, qui contient probablement des passages, sinon des chapitres, inédits, soit toujours confisqué par un collectionneur qui refuse de le communiquer). Toujours est-il que le travail de Charles Dupêchez est considérable. Outre la révision des textes déjà publiés, il a ajouté près de deux cents pages d’annexes, comprenant des inédits. Quant aux notes, elles occupent une centaine de pages et sont d’une extrême précision, notamment pour les dates biographiques des nombreux personnages cités par Marie d’Agoult. Mentionnons enfin un index des noms cités. Travail tout à fait remarquable, et qui permettra de faire mieux connaître la vie et la figure de Marie de Flavigny, comtesse d’Agoult, célèbre surtout par sa liaison passionnée avec Liszt. Ce qui frappe dans ces souvenirs, et que révèle aussi sa correspondance, c’est la personnalité extrêmement tranchée de cette femme, d’ailleurs tourmentée (elle fera un séjour dans la célèbre clinique du docteur Blanche). C’est avec une grande précision qu’elle évoque ses souvenirs d’enfance du temps de l’Empire. On sera surtout retenu par les chapitres décrivant la fin de l’aristocratie durant la Restauration, monde à la fois brillant et survivant, cette « bonne compagnie » que Marie d’Agoult verra disparaître définitivement à la Révolution de 1830 : « La coquetterie et la galanterie ne cessaient à aucun âge dans les relations entre les deux sexes. En amour comme en amitié, les liens étaient souples, légers ; ils rompaient rarement ; la vieillesse venue, on les trouvait d’ordinaire resserrés plutôt que relâchés par l’action du temps et de l’habitude. » Quant à la cour de Charles X, y régnaient surtout « le silence et le vide imposant du cercle de famille », assez ennuyeux. Et voici le prince de Polignac : « le sourire affable et un peu banal, l’entretien facile et insignifiant, la physionomie très douce » (bref, pas un aigle). Très remarquable est ce portrait de Mme Récamier âgée : « Pour langage, un petit gazouillement ; pour grâces, la cajolerie, rien de nature et rien non plus d’un art supérieur ; rien surtout de la grande dame assurée en son maintien et qui porte haut son âge : l’hésitation dans la voix, l’hésitation dans le geste, et tout un embarras de pensionnaire vieille. » On trouvera bien sûr l’évocation, plus discrète que vraiment détaillée, de sa liaison avec Liszt, qui fut la grande affaire de sa vie, et de leurs années communes, « hors du monde, hors de la loi, et en quelque sorte hors de la conscience publique ». Défilent de nombreuses figures du monde littéraire et artistique, dont George Sand (« Je n’eus jamais sa confiance » ) et Sainte-Beuve, qui « fut amer, fit du bel esprit, du précieux, voulut faire ses conditions, me quitta blessée, ne parla jamais de moi ». Au milieu de tout cela, beaucoup de jugements et de réflexions, qui montrent une grande lucidité, des dons d’observation et un goût pour la philosophie et l’introspection. On peut justement se demander si, chez elle, cette lucidité ne faisait pas contrepoids avec la passion. En 1838, en pleine idylle italienne avec Liszt, elle notait dans son Journal : « Mon cœur et mon esprit sont desséchés. C’est un mal que j’ai apporté en venant au monde. La passion m’a soulevée un instant, mais je sens que je n’ai pas en moi le principe de vie… » Au fond, elle restait marquée par ces livres de l’époque de son enfance :Oberman et René, auxquels elle ajoutera plus tard Volupté de Sainte-Beuve. Mais on n’est pas près d’épuiser tout l’intérêt et le charme de ces huit cents pages, d’ailleurs fort bien écrites… Un beau volume, dont le prix est, en outre, plus que modique.

Althusser. Louis Althusser, L’Avenir dure longtemps suivi de Les Faits (Stock/Imec, 2007, 570 p., 25 €). Louis Althusser a tué son épouse Hélène au cours d’une crise de maniaco-dépression. Louis Althusser n’a jamais quitté son emploi de simple « caïman » à l’École normale supérieure, mais, à ce titre, il a contribué à la formation intellectuelle de Foucault, Derrida, Badiou, Debray, Bourdieu, Rancière, soit beaucoup des intellectuels français majeurs du dernier tiers du xxe siècle. Louis Althusser a été un important penseur marxiste et le maître à penser de toute une frange gauchiste après 1968. Ces trois affirmations résument ce que la plupart des lecteurs connaissent d’Althusser au moment d’aborder la lecture de son autobiographie, retrouvée à l’état de tapuscrit dans les archives du philosophe, et publiée pour la première fois en 1992. S’agissant d’événements et de faits, concernant entre autres sa position dans l’espace intellectuel français, ils ne seront guère plus avancés après avoir achevé cette lecture. Cette autobiographie est en effet unique en son genre. Althusser dit en exergue vouloir raconter l’histoire du meurtre d’Hélène, donner sur l’affaire et les circonstances qui y ont mené son point de vue, ce point de vue que l’issue du procès (jugement de non-responsabilité juridico-légale), si elle lui a épargné la prison, lui a interdit d’exprimer publiquement. C’est peu dire qu’il tente de remonter aux racines de son mal. Althusser revient très longuement sur son enfance : sur ce Louis Althusser, mort dans le ciel de Verdun, dont le philosophe a hérité le nom ; sur son père, le frère de Louis qui prend sa place, banquier ironique et distant ; sur sa mère, qui verra toujours dans son fils cet amour perdu, une mère frustrée dans ses ambitions, maladivement obsédée par les contagions de toutes sortes. Il évoque ensuite, sans hésiter à arranger les faits comme le relève Yann Moulier Boutang, le lycée en Algérie, les années de captivité, l’entrée à l’École normale, et puis surtout les épisodes de dépression, les nombreuses expériences d’internement, la rencontre avec cette femme brillante qui restera sa compagne, mais non son seul amour, jusqu’à ce 16 novembre 1980 où il la tue. Il revient aussi sur la conception du marxisme qu’il a tenté de défendre, au sein du Parti communiste mais contre lui, sur les maîtres qu’il se reconnaissait en philosophie, sur le cocon de l’École normale qu’il n’a jamais voulu quitter, etc. Seulement Althusser, quel que soit le sujet, s’interdit l’exposition chronologique, l’histoire de tranches de vie. Les expériences qu’il raconte sont des expériences intérieures. Il n’hésite d’ailleurs pas à donner la clé de lecture, notamment dans le texte de 1985 intitulé Deux mots : « Je ne prétends pas ici proposer, après tant d’autres, mon « autobiographie ». Je n’entrerai pas dans tous les détails de ma vie, qui n’intéressent personne et n’ont pas d’intérêt comme tels. […] En revanche, les faits et les souvenirs (quel est le fait qui ne soit perçu à travers son souvenir ?) qui ont « pris » en moi se sont rencontrés et conjugués pour « prendre » en moi – comme on dit que la glace « prend » – et dans cette « prise » produire et constituer la forme d’une matrice structurale de mon psychisme. Je voudrais essayer de les identifier, de les retenir, et de les analyser pour comprendre quel espace aléatoire ils m’ont ouvert – ou fermé – pour vivre, mourir ou survivre ». Il en résulte une autobiographie objectale, où sont convoqués obsessions et fantasmes, une confrontation avec sa propre psyché, une épreuve d’auto-analyse effroyablement lucide. Le présent volume est en réalité une réédition de la version de poche de L’Avenir dure longtemps, parue en 1994 avec un succès de librairie considérable. On peut supposer qu’elle se justifie par la publication prochaine du second tome de la biographie d’Althusser par Yann Moulier Boutang, attendu depuis 1992. Outre L’Avenir dure longtemps et Les Faits, première ébauche d’autobiographie écrite dix ans avant l’autre, donc avant le meurtre, le volume contient des « Matériaux », notamment des lettres d’Hélène où elle esquisse une splendide lecture psychanalytique de l’enfance d’Althusser ; le texte intitulé Deux mots et cet autre, inachevé, intitulé D’une nuit l’aube et dans lequel Althusser dit vouloir placer son style sous le surprenant double patronage de Céline et d’Édith Piaf ; enfin trois chapitres retranchés de L’Avenir dure longtemps, l’un consacré à Spinoza, l’autre à Machiavel sur qui Althusser préparait un essai, et le troisième à la déroute du Parti communiste français.

Balzac. Paul Métadier, Balzac : Saché son refuge (Christian Pirot, 2007, 207 p., 18,90 €). Taine et Balzac lui-même eussent apprécié un ouvrage qui débute en dépeignant ainsi le berceau de la Comédie humaine : « Loin de toute influence, la langue s’est épanouie au Jardin de la France. Dans ce jardin bien cultivé, aucune mauvaise herbe, aucun dialecte ou patois local. Le second caractère de la province, son climat, explique sans doute l’humeur pacifique de ses habitants qui n’ont guère à lutter contre l’ingratitude des éléments. D’où une certaine nonchalance, une philosophie souriante qui réduit à plaisir les travers des hommes, les aléas des affaires et les spasmes de la politique. » Le poids des déterminismes géographiques et surtout climatiques est donc si considérable que l’étude détaillée des séjours de Balzac à Saché, l’un des rares points d’attache de son existence, ne pouvait qu’être des plus instructives. De fait, Paul Métadier rappelle que Saché, propriété de l’ancien amant de Mme de Balzac, fut le lieu d’élaboration, de rédaction ou de correction d’une bonne trentaine d’œuvres et que certains titres emblématiques comme Le Lys dans la vallée portent l’empreinte évidente de l’endroit où ils furent écrits. Hâvre de sérénité dans une vie tourmentée, Saché et ses environs constituèrent un haut lieu de l’inspiration balzacienne, sans qu’il soit possible de se prononcer sur la nature exacte de l’influence qu’ils exercèrent sur la dite inspiration. Depuis l’âge de treize ans jusqu’à la fin ou peu s’en faut, Balzac se rendit régulièrement pour écrire et se ressourcer dans ce petit château niché au cœur de sa Touraine natale, qui est aujourd’hui un musée consacré à sa gloire ; c’est le fil quotidien et l’atmosphère de ces journées de travail acharné que relate avec une érudite passion l’auteur de cette chronique destinée à l’honnête homme.

BéharMesures et démesure dans les Lettres françaises au xxe siècle. Théâtre. Surréalisme et avant-gardes. Informatique littéraire. Mélanges offerts à Henri Béhar, études recueillies par Jean-Pierre Goldenstein et Michel Bernard (Champion, 2007, 528 p., 70 €). L’activité de professeur et de chercheur d’Henri Béhar, multiforme et débordante, a donné lieu à ce volumineux recueil d’hommages, qui aurait pu être lui-même encore plus débordant. Les metteurs en scène ont rassemblé les collaborations sous quatre chefs. D’abord, le théâtre, avec le long essai d’Anne-Marie Amiot rapprochant le théâtre de Roussel du Grand-Guignol, et des études sur En attendant Godot,sur Labiche et Feydeau chez Proust, sur Les Justes de Camus, et sur les propos sur le théâtre du dernier Artaud pris au premier degré par Olivier Penot-Lacassagne. Viennent ensuite le Surréalisme et les diverses avant-gardes : les écrits zurichois sur l’abstraction de Tzara, son recueil tardif Mémoire d’homme, deux articles sur Breton, et un essai sociocritique de Michel Pierssens sur les liens organiques entre la littérature et les médiums, spirites et voyantes, et de Paolo Scopoletti sur Les Champs magnétiques entre psychiatrie et linguistique. Jean-Charles Gateau revient sur un poème du Roman inachevé, et Maryse Vassevière analyse la métaphore du théâtre chez Aragon. La politique est abordée par Richard Spiteri à propos des rapports de Péret et d’Aragon, et la mort de Crevel est remise sur le tapis. Emmanuel Rubio analyse les diverses strates de L’Âge d’homme de Leiris, et Carole Aurouet la parodie de la Bible par Prévert. Marc Kober traite de Sarane Alexandrian, ce qui devrait faire plaisir à cet écrivain surréaliste qui s’estime injustement ignoré. Le réel merveilleux d’Alejo Carpentier est abordé, ainsi que les rapports du Surréalisme et de la photographie. La troisième partie est consacrée à l’apport de la micro-informatique aux études littéraires, dont Henri Béhar fut un pionnier : recherche de lexicologie et terminologie littéraire, publications collectives du semi-mythique Hubert de Phalèse, études littéraires assistées par ordinateur (par Michel Bernard), numérisation des anciens numéros d’Europe sont l’objet d’études. Jean-Pierre Goldenstein souligne une nouvelle fois l’apport de ces techniques dans la compréhension historique des textes littéraires. Bernard Magné expose les rapports entre Perec et l’informatique, et Christophe Reig fait de même pour ceux entre Roubaud et l’informatique dans la construction de ses romans. Une de ces procédures est appliquée au Parti pris des choses de Ponge par Ioanna Papaspyridou. La quatrième et dernière partie est hétérogène, où coexistent « l’écriture migrante » de Clément Moisan, Proust et Léon Pierre-Quint aux éditions du Sagittaire, et une étude originale car à la fois historique et politique, de Nicole Racine, sur les années d’exil en Amérique de Paul Rivet, fondateur du Musée de l’Homme. Enfin, Pascaline Mourier-Casile se penche sur les rêves dans À rebours. Il ne manque que des études sur Lautréamont, Jarry et Vitrac. De cet ensemble touffu, et souvent passionnant, on recommandera aux amateurs trois créations qui y sont semées : un amuse-gueule lipogrammatique de Jean-Pierre Goldenstein, une pochade poétique de Myriam Boucherenc sur Bois et Charbon, et un texte du poète numérique Jean-Pierre Balpe, La Boucle. La « démesure » de ce volume est à la mesure de son destinataire, dont le dynamisme, l’ouverture internationale et l’humour sont présentés avec une sympathie sincère par ses collègues et amis.

Belgique. Marc Quaghebeur, Anthologie de la littérature française de Belgique. Entre réel et surréel (Racine, 2007, 380 p., s.p.m.). Elle est vraiment merveilleuse, cette anthologie, qui va de Charles De Coster à Amélie Nothomb : l’auteur y oublie allègrement des écrivains comme Jean-Baptiste Baronian, Christian Beck, Hubert Chatelion, Jacques De Decker, Eugène Demolder, Paul Gérardy, Paul Heusy, Denis Marion et pas mal d’autres encore, mais, par contre, il prend soin d’inclure sa modeste personne dans les écrivains dignes de passer à la postérité, se présente lui-même et nous donne généreusement un extrait de son œuvre, œuvre qu’il qualifie de « bicéphale et contradictoire ». « – Monsieur Mon Greffier, Ma liste de Mes œuvres… ! » Il manque aussi nombre de poètes. Certes, Marc Quaghebeur a pris la précaution, dans son Introduction, de dire qu’il a voulu avant tout « se concentrer sur la prose ». Mais n’y aurait-il pas un peu tromperie sur la marchandise, au seul vu du titre de l’ouvrage ? On ne voit pas très bien, en effet, comment confectionner une Anthologie de la littérature française de Belgique, surtout expressément orientée Entre réel et surréel, sans y inclure la poésie, qui compte tout de même dans la littérature en question ? Et qui dira vraiment si tel ou tel écrivain est « réel » ou « surréel » ? On pourrait discuter à l’infini là-dessus.

Berl. Emmanuel Berl, Le Temps, les idées et les hommes. 1938-1976 (Éditions de Fallois, 2007, 700 p., 26 €). Dans une anthologie des plus belles préfaces, on retrouverait celle que Bernard de Fallois dédia, lors de sa première édition, au pavé que constituent les essais d’Emmanuel Berl. Cette entrée en matière adhère, sans prétendre les disséquer, aux paradoxes et aux inconnues du personnage. Berl fut cet « écrivain fantôme » omniprésent sur la scène intellectuelle, des années 20 à sa mort (survenue en 1976). Le préfacier explique son actuel discrédit par l’impossibilité de classer Berl : « Il fut un généraliste dans une époque où l’on ne faisait plus confiance qu’aux spécialistes, un libéral dans une époque où les passions partisanes et les fureurs idéologiques faisaient de l’intolérance une vertu, un modeste dans une époque où le vedettariat triomphait en littérature. » Berl généraliste ? À n’en pas douter, lorsque l’on considère l’étendue de sa culture et de ses curiosités. L’Europe – son histoire et ses perspectives – , l’art, la littérature, la justice, la science, la cabale, l’époque, pas un sujet qui ne titille l’intérêt de Berl, ne lui donne l’envie d’y voir clair, d’y mettre le grain de sel de sa lucidité, et ce dans une constante revendication d’indépendance idéologique. Si Berl pouvait s’accommoder d’un compagnonnage, il ne fera jamais preuve d’allégeance envers quelque dogme que ce soit : « Je ne travaille pour le compte d’aucun groupe, d’aucune famille, d’aucune classe, d’aucune caste. Il s’agit de savoir si, véritablement, on ne peut lutter contre un conformisme que pour instaurer un autre conformisme. Je ne le crois pas. Je crois à la possibilité de la critique, à la valeur du refus qu’oppose l’Esprit au monde », écrivait-il dans Mort de la morale bourgeoise en 1930. Berl libéral ? Oui également, si l’acception de ce terme recouvre celle de savoir s’émanciper des cadres de pensée sclérosants, jusqu’à celui même de l’impératif de liberté… Berl, fidèle dans ses admirations, ses goûts et ses affinités électives, sera par contre moins indéfectible sur le plan de ses engagements, et toujours partant pour une rupture ou un pied de nez. Apprenant en 1931 que l’hebdomadaire Monde, auquel il collabore régulièrement, est stipendié par Moscou, il tourne définitivement le dos aux communistes, conservant néanmoins une estime sans faille à l’égard de « l’honnête homme » qui lui a révélé le pot-aux-roses, Maurice Thorez. Libéral, Berl le sera à nouveau en se revendiquant pro-munichois, malgré sa déception a posteriori, et justifiera ce choix par son souci de vouloir, à n’importe quel prix, préserver la paix. Le quadragénaire se rappelait alors le jeune homme qu’il avait été, témoin, dans les tranchées, d’épisodes horribles et dont il refusait de voir le retour. Plus déroutante est la présence de Berl à Bordeaux en 1940, tandis que le gouvernement s’est replié et qu’il s’agit de rédiger les discours que Pétain prononcera en ces jours cruciaux de juin 1940. Recommandé par deux députés de gauche, Berl accède à la demande du ministre des Finances Bouthilier, et c’est à lui que l’on devra la fameuse formule du Maréchal : « Je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal. » Berl ne s’incrustera pourtant pas à Vichy et vivra l’Occupation en retrait, tout en maintenant, à partir de 1941, des contacts constants avec des groupes de résistants. Il ne sera pas inquiété au moment de l’Épuration. Il lui restera dès lors trois décennies pour tracer les lignes de fuite d’une œuvre commencée en 1923 avec un essai publié à compte d’auteur, Recherches sur la nature de l’amour, et prolongée par des pamphlets tels que Mort de la pensée bourgeoise (1929). Parcourir ces sept cents pages permet de se retrouver, comme l’indique le sous-titre, à la croisée du temps, des idées et des hommes. On y rencontre immanquablement son parent par alliance Bergson, dont Berl brossera un portrait intimiste et touchant ; Drieu la Rochelle, avec lequel il fonda la revue Les Derniers Jours et dont le suicide ouvrira une plaie béante dans le cœur de Berl ; Proust, dans l’étude que son ami consacrera à l’amour dans La Recherche. Berl enfin, modeste ? Bernard de Fallois l’affirme. Il suffit de lire ce salut à Camus : « Quand j’hésitais, que j’avais peur de me tromper, que je ne savais pas comment m’y prendre, par exemple, pour conseiller quelqu’un de jeune, pour consoler quelqu’un d’affligé ; je pensais : il faudra que je demande à Camus. Je le faisais rarement, mais je me proposais souvent de le faire. Quand j’imagine le nombre de gens pour lesquels il constituait ainsi un recours, que j’y ajoute ceux pour lesquels il l’aurait constitué et qui ne l’ont pas su, je suis effrayé par le contraste déconcertant entre la place qu’un corps humain peut tenir sur une route, et celle qu’un homme peut tenir dans le Temps, dans l’Esprit. »

Breton. Gérald Bloncourt, Michael Löwy, Les Messagers de la tempête : André Breton et la révolution de janvier 1946 en Haïti (Temps des cerises, 2007, 184 p., 18 €). L’ouvrage de Gérald Bloncourt et de Michael Löwy peut être considéré comme la première synthèse significative capable de mettre en perspective la rencontre magique d’André Breton et de la révolution haïtienne de 1946. Tenant de la merveille plutôt que du hasard, cette rencontre n’a jusqu’ici que trop peu fait parler d’elle. Exception faite des quelques pages que lui consacre Henri Béhar dans sa biographie André Breton, le grand indésirable (2005), il est vrai que les travaux de Bloncourt et de Löwy viennent ici combler une grave lacune. Agrémentés de multiples documents tirés des archives de Gérald Bloncourt, un des principaux animateurs de la Révolution de janvier 1946, et en annexe de photos, de coupures de journaux et de poèmes sans omettre une chronologie des événements, les essais de Bloncourt et Löwy font une place importante à Breton. En effet, ses articles et ses conférences de décembre 1945 ont pu être jugés, ultimement, par la jeunesse éclairée de l’époque comme de véritables « étincelles poétiques », pour utiliser l’expression de Bloncourt et Löwy, du mouvement de grèves qui ébranlera les assises du pouvoir du président Élie Lescot. Messagers de la tempête est d’un grand intérêt. Il met au point les connaissances sur l’histoire des mouvements littéraires et populaires en Haïti. Il constituera également un ouvrage de référence pour de futures recherches sur l’histoire du Surréalisme.

Calet. Henri Calet, Acteur et témoin (Mercure de France, 2006, 231 p., 19 €). Le décalage d’Henri Calet avec notre époque est inscrit de manière presque touchante dans les toutes premières phrases de son livre de souvenirs. Il se dit prêt à dédicacer dans un grand magasin parce qu’« il faut être dans le train ». Pouvait-on trouver expression plus encline à devenir datée pour marquer l’appartenance à son temps ? Mais les déboires d’un auteur en promotion dans un supermarché à la fin des années 40 restent tout à fait d’actualité en notre début de siècle mercantile, et le Paris qu’il dessine dans ces anecdotes pittoresques, s’il ramène irrémédiablement en mémoire des images de Doisneau ou de Truffaut, semble également, avec ses miséreux et sa précarité, un reflet à peine plus gai du nôtre. Recommandons la visite du musée de l’asperge et son paroxysme tératologique (légumineusement parlant, bien entendu).

Céline. Marc Hanrez, Le Siècle de Céline (Dualpha, 2006, 290 p., 26 €). Marc Hanrez se définit comme « céliniste » plutôt que « célinien », sans doute pour se démarquer de l’industrie académique (qu’il apprécie cependant), préférant la posture et le rôle de l’élégant amateur bien dans la lignée de ses admirations littéraires et politiques. La collection où paraît ce livre, « Patrimoine des Lettres », comporte des ouvrages d’Alain de Benoist et de Pol Vandromme – dont le titre La Droite buissonnière pourrait servir d’emblème à l’ensemble. Philippe Randa, éditeur de la collection (et fils du prolifique auteur de romans siglés Fleuve Noir, Peter Randa) ne penche pas précisément à gauche. Toute une mouvance « païenne» se retrouve ainsi dans une galaxie de publications et organisations diverses, continuatrices de courants déjà anciens. Si Marc Hanrez paraît flirter avec ce milieu, il ne lui appartient pas : c’est évidemment Céline, avec toutes les ambiguïtés qu’il permet, qui est sa passion véritable. Une passion qui remonte loin puisqu’il fut – il le rappelle – un vrai pionnier avec son essai de 1961. Depuis, il n’a pas cessé d’écrire sur Céline, la plupart du temps de brefs articles mettant celui-ci en relation avec d’autres écrivains. Le présent volume les rassemble et permet de suivre Marc Hanrez au fil de ses lectures, situant Céline vis-à-vis de Gide, de Diderot, de Shakespeare, de Vallès et de beaucoup d’autres, parfois à partir d’une ou deux mentions. Écrites avec légèreté – ce qui ne veut pas dire à la légère – , ces notes permettent paradoxalement de prendre un peu de distance et de sortir de l’obsédante focalisation sur le « cas Céline ». L’écrivain gagne de la complexité à le voir ainsi fréquenter d’autres écrivains (un peintre dans le lot : Breughel), avec lesquels il révèle parfois de curieuses ressemblances, ainsi de Vallès. Un bon nombre des articles ici réunis ont paru dans L’Infini, ce que ne manqueront pas de méditer les futurs analystes du « champ littéraire » français de la fin du xxe siècle.

Cendrars-Cingria. Bernard Delvaille, Vies parallèles de Blaise Cendrars et de Charles-Albert Cingria (La Bibliothèque, 2007, 84 p., 12 €). Publication soignée, sous forme d’une plaquette joliment éditée et agrémentée d’illustrations, d’une conférence prononcée d’abord à Bâle puis à Berne en 2002. Les lecteurs de Cendrars connaissent bien l’évocation (plus ou moins injuste ?) de Cingria en Sâr pédalant par un Cendrars en verve. Bernard Delvaille fait le bilan de ce que l’on peut reconstruire des rencontres entre les deux écrivains, rencontres personnelles comme textuelles (Cendrars n’a pas hésité à s’approprier un texte de Cingria, la chose est bien connue). Ces brèves vies parallèles se lisent sans déplaisir comme sans grand profit.

Char (1). Marie-Claude Char, Pays de René Char (Flammarion, 2007, 260 p., 45 €). On ne saurait assurément reprocher à Marie-Claude Char de n’avoir pas entretenu la mémoire de son feu mari, ni d’avoir observé une parcimonie excessive dans les livres et textes divers par lesquels elle s’emploie à propager efficacement le génie poétique de celui-ci. Rien de plus naturel, cependant, ni surtout de plus louable. Il n’est pas sûr toutefois que la gloire de Char puisse gagner beaucoup à la publication massive, sous forme de photos en couleur, et ce jusque sur la couverture de ce livre, des innombrables galets et écorces « enluminés » par ses soins. On en a vu par ailleurs tellement figurer dans de récentes ventes aux enchères, qu’on ne peut s’empêcher de se dire que le poète en aura confectionné inlassablement de pleins seaux, sinon des tombereaux entiers. Et certains « aphorismes » rehaussant d’humbles galets de la Sorgue peuvent parfois laisser perplexe. N’est pas Héraclite qui veut. Tout devient pourtant relique, de ce qu’a touché Char, même, reproduite ici en couleurs, une « étoffe d‘un parachute ayant servi à essuyer mes plumes » (sic). Passons, pour ne retenir que les autres illustrations du livre, qui sont souvent d’un grand intérêt. Plus que les photos (d’ailleurs fort belles) de lieux hantés par Char, on mentionnera diverses photos de famille, ainsi que des lettres de Mme Char à son fils. Il est vrai que sur l’une de celles-ci, datant de 1949, le destinataire irrité a noté laconiquement : « Ah ! la famille. Ainsi depuis 41 ans. » On doit surtout citer les reproductions de lettres adressées à Char par des personnalités aussi diverses que Boris Pasternak, les demoiselles Roze, Gilbert Lély, Denise Naville, Alberto Giacometti, Yves Battistini, Jacques Dupin, Antonin Artaud, et bien d’autres. Pareillement, on trouvera reproduites des lettres de Char à certains de ses correspondants. Il faut détacher tout particulièrement, à cet égard, les échanges épistolaires avec Éluard, qui fut peut-être le plus grand ami de Char parmi les écrivains. On n’oubliera pas non plus les nombreuses photos du poète, souvent en compagnie d’amis divers (Dali, Braque, PAB, les Curel, Camus), ni tous les manuscrits de poèmes, d’ailleurs souvent « enluminés » eux aussi. Bien plus discrètement, on trouve çà et là, en filigrane du texte ou dans quelques photos, de brèves indications sur les amours du poète, qui semblent avoir été nombreuses et diverses, jusqu’au bonheur conjugal final. Au total, un album pieux, profusément illustré et très évocateur, donnant une idée assez exacte de son sujet.

Char (2). René Char, Feuillets d’Hypnos, dossier par Marie-Françoise Delecroix (FolioPlus classiques, 2007, 160 p., 3,50 €). Il est toujours émouvant de voir reparaître un texte minuscule d’une soixantaine de pages, qu’on a lu dans la fraîcheur de sa première édition soixante ans plus tôt, cette fois carrément doublé par un « dossier » pédagogique. Aussi en apprend-on, des choses. René Char avait pourtant averti le lecteur qu’un « feu d’herbes sèches » devait suffire… Ce qui frappait à la publication des Feuillets en 1946, c’était leur évidence. Peu d’évènements ni de portraits. Poésie en action, où traînent des échos de chansons de Charles Trenet. Rupture nette avec le Surréalisme, ce qui était particulièrement important pour le poète, cette fois démobilisé, qui se tournait alors vers Camus. À relire – à moitié.

Cocteau. Jean Cocteau, Lettres à Pierre Borel (1951-1963)(L’Harmattan, 2007, 259 p., 30 €). Pas assez : les lettres de Cocteau, une par page, écrit gros (pages 1-96). Trop : les commentaires pleins de suffisance du destinataire (pages 97-202). Glanons quelques traits de Cocteau : « La pièce de Pichette ressemble aux pièces qu’on écrivait au collège à l’âge de 12 ans. On reste stupide devant tant de naïveté prétentieuse » (lettre du 7 mai 1952). « Où toute la droiteporte à gauche (à force de faire dans sa culotte) » (9 août 1955). « La Minou [Drouet] est une naine – une vieille conne. Reste à découvrir par Julliard le génie prénatal » (13 décembre 1955). Des manipulations sournoises : « Si tu essayais le livre sur moi il passe tout de suite chez Plon – et le reste prendrait la même route. Penses-y » (31 décembre 1953). Le reste, c’était le recueil de poèmes du présentateur. Il réussira à en fourguer quelques-uns dans ces commentaires. À la fin, six lettres-préfaces, des dessins, un portrait de l’auteur en premier communiant et son interprétation graphique par JC, pardon : Jean Cocteau. Mais même avec « l’imprimatur » de Pierre Bergé, c’est un peu léger.

Cohen. Gérard Valbert, Conversations avec Albert Cohen (L’Âge d’Homme, 2007, 241 p., s.p.m.). De conversations, il n’y en a ici que des bribes, donnant prétexte à des digressions sans ordre, sinon celui du souvenir ; c’est la dernière phrase de la conclusion qui renvoie le lecteur à la bien utile chronologie de l’ouvrage. Gérard Valbert a partagé avec Albert Cohen de longues soirées et est devenu en quelque sorte le confident de l’écrivain, jouant un rôle voulu par l’auteur de Belle du Seigneur. Les fragments mémoriels s’enchaînent, les personnages reviennent dans des formulations parfois identiques à quelques pages de distance, les ancêtres de Valbert se lient avec des connaissances d’Albert Cohen, on oscille entre la guerre de 1870 et la Seconde Guerre mondiale, « papi » Foerster, Albert Einstein et Romain Rolland, entre les horreurs des conflits, la persécution des Juifs et l’intimité calme du maître Albert. Le tout est évidemment hagiographique, parfois outrageusement ; les célèbres colères d’Albert Cohen sont toutes justifiées, les errements spirituels de la fin de sa vie mis sur le compte d’autrui, son existence entière rachetée par son génie. On aurait aimé plus de distance, mais ce n’est bien sûr pas dans ce genre de récits de souvenirs qu’on l’attend.

Collectionneurs. Catherine Faivre d’Arcier, Lovenjoul (1836-1907). Une vie, une collection (Kimé, 2007, 278 p., 26 €. Que le vicomte Charles Spoelberch de Lovenjoul, qui légua à l’Institut de France son extraordinaire et irremplaçable collection de livres, journaux et surtout manuscrits et lettres autographes, ait enfin trouvé son biographe, n’est que justice. Sa vie illustre un chapitre important de la bibliophilie, de la bibliographie et de l’histoire littéraire tout ensemble. On est d’abord frappé par le côté atypique de cet aristocrate belge, qui tourna résolument le dos au conformisme de sa caste, en choisissant de ne fréquenter que des libraires, des éditeurs et des gens de lettres. Certains de ses goûts n’étaient pas moins atypiques pour l’époque (1860-1870), car on sait qu’il s’intéressa de près à Nerval, Baudelaire et Stendhal, ce qui n’empêche pas, d’ailleurs, que son auteur de prédilection ait été, comme le souligne sa biographe, Gautier. Autre originalité : il ne s’intéressait qu’à l’époque romantique, exclusivement. Son destin est d’ailleurs assez curieux, car sa vie tout entière changea de but lorsqu’il rencontra l’éditeur Michel Lévy, vers 1854 : il n’avait alors que dix-neuf ans. Tout en nourrissant deux passions annexes, la musique et le théâtre, il consacra le plus clair de ses efforts et de ses ressources à la littérature de l’époque romantique. Ce qui est remarquable est que, loin de se limiter aux livres, il se mit à rechercher et à collectionner les périodiques, ce qui, à l’époque, n’était guère courant non plus. Puis il se lança dans la collection d’autographes, qui devint peu à peu sa grande passion, et, dans ce domaine, ses captures furent vraiment considérables. Il parvint à réunir des ensembles de manuscrits et de lettres absolument uniques et infiniment précieux pour l’histoire littéraire. Il n’épargnait pour cela ni le temps ni l’argent, ayant des rabatteurs dans les diverses capitales d’Europe, et faisant par exemple venir de Bucarest un manuscrit de Balzac, ou bien allant lui-même en Russie pour y chercher des documents. On voit également qu’il n’hésitait pas, à l’occasion, à faire recopier des manuscrits ou des lettres dont il ne pouvait acquérir l’original. Sa stratégie de chercheur-collectionneur est définie et expliquée par Catherine Faivre d’Arcier, qui souligne qu’il savait très bien acheter, et, au besoin, marchander et tenir la dragée haute aux libraires (est notamment reproduite dans ce livre une longue et curieuse lettre de lui à deux libraires bruxellois). Autre point particulier : Lovenjoul n’éprouva jamais le besoin de faire habiller ses manuscrits d’une quelconque reliure, contrairement à d’autres collectionneurs, qui, pour reprendre un mot de La Bruyère, tiennent à transformer leur bibliothèque en vaste tannerie. Mais il alla plus loin encore que la simple collection et innova considérablement : comme le souligne sa biographe, « il inventa la biographie des œuvres », en s’attachant à réunir absolument tout ce qui pouvait en éclairer la genèse et les différents états. Cela le conduisit donc tout naturellement à collaborer efficacement à l’établissement des œuvres complètes de Balzac, par exemple. L’histoire littéraire lui doit énormément, et on en a constamment la preuve dans ce livre très documenté, qui nous restitue de manière précise et attachante la figure et la vie d’un passionné de littérature.

CuriositésLes Petites Curiosités. D’après l’œuvre d’Édouard Charton. Florilège réalisé par François-Jérôme Aubert (Elytis, 2007, 272 p., 13,90 €). « Récréation hétéroclite et joyeux fourre-tout », prévient l’auteur de ce « florilège ». En effet. Les dix-neuvièmistes sérieux qui savent tout ce que leur siècle doit à Charton et à ses grandes entreprises éditoriales ne trouveront pas grand-chose ici qui puisse leur être utile : aucune référence précise, collage capricieux de textes recomposés et d’images manipulées ne peuvent donner qu’une vision très partielle et tout à fait contestable des originaux. Un public moins informé et moins exigeant se divertira peut-être en feuilletant cette collection de faits bizarres et de relatives excentricités.

De Roux. Dominique de Roux, Il faut partir. Correspondances inédites 1953-1977 (Fayard, 2007, 414 p., 25 €). Le destin mené à bride abattue et brisé à 41 ans de Dominique de Roux demeure énigmatique. Pamphlétaire, aphoriste, critique, éditeur, cet éternel jeune homme était animé par une curiosité insatiable. Ses engouements pour les grands proscrits des Lettres (Pound, Céline, Gombrowicz), ses proximités idéologiques difficilement cernables, cet art de se mettre systématiquement dans son tort le classent dans la catégorie des non-conformes, des suspects. En 2005, Jean-Luc Barré signait une biographie de celui que beaucoup considèrent comme un « salaud lumineux » et à qui l’on doit l’une des aventures livresques les plus audacieuses de la seconde moitié du xxe siècle : Les Cahiers de l’Herne. Le biographe racontait les amours, les amitiés, les rencontres antipodaires, les combats littéraires et l’« activisme » occulte de De Roux, et explorait les facettes du caractère et des passions de cette personnalité dont le trait dominant était l’énergie. Aujourd’hui, c’est une nouvelle déclinaison de cette écriture qu’il est donné de découvrir : celle de l’épistolier. Le volume couvre vingt-quatre années de correspondances inédites, de l’adolescence (les missives de 17 ans adressées à sa tante) à ses derniers jours (les pages solaires à la Portugaise Madalena de Sacadura Botte). Surprenante constante de ces lettres, quels qu’en soient la longueur, le lieu ou les circonstances de rédaction : une prose précise, mordante, traduisant l’acuité du regard, la volonté de se démarquer, la frénésie de vivre. À 22 ans, alors qu’elle effectue son service militaire, la recrue s’exclame : « Je suis pressé d’en finir. La vie est précieuse. Je ne suis pas fait pour être tondu. […] je ne suis pas né pour avoir les épaules rentrées. Je voudrais enfin utiliser tous mes battements de cœur, ne pas me permettre de temps à autre un coup de respiration pour le plaisir. […] Je demande à foutre le camp. Je demande la suppression des horloges parce qu’ici tout le temps est compassé, limité, réglé par les heures et que je meurs de cette gangue de minutes et de secondes. » Une large place est accordée à un destinataire qui jouera un rôle crucial dans la formation intellectuelle de De Roux, même si un fossé sépare leurs tempéraments : Robert Vallery-Radot, chef de file du courant maurrassien spiritualiste, qui se retirera du monde en devenant le Père Irénée. Avec lui, l’auteur de Immédiatement et de La France de Jean Yanne discute des valeurs, de la parole de l’Évangile, surtout de l’urgence à réagir au matérialisme qui gangrène l’époque et la conduit à son déclin. L’aspect le plus émouvant de ces pages réside dans les mots réservés à des femmes (la mère, l’épouse, les maîtresses). Le style y prend une tout autre allure : une charge poétique côtoie une vitalité débordante, et une profonde délicatesse. Mélange détonant, qui reflète l’adoration, la complicité et la tendre méfiance que peuvent inspirer le beau sexe à un individu si farouchement attaché à son indépendance. Ce recueil complète à merveille lesLettres à Georges Londeix déjà publiées. Il nous met en présence d’un être qui sut, jusqu’à son souffle ultime, se maintenir en éveil « entre le ventre de l’hiver et l’éjaculation de l’été ».

Décadents. Marc Dufaud, Les Décadents français : au siècle dernier, ils inventent notre époque (Scali, 2007, 422 p., 26 €). L’ouvrage est ce qu’on appelait jadis un livre définitif, en ce sens qu’il faut définitivement se résoudre à cesser d’écrire sur un sujet qu’on ne connaît pas, ou en tout cas pas suffisamment. Le plan de campagne de l’auteur tenait pourtant la route : il partait des petits romantiques, ressuscitant même au passage les bousingots, pour nous mener jusqu’à cette fin de siècle, véritable théâtre des opérations. En gros, il connaissait le chemin, mais s’est retrouvé rapidement dans le décor. Si l’on retient certaines parties acceptables – sur l’occultisme,
notamment – , on en déplore d’autres, aux titres bêtes et racoleurs (Bulbe rachildienEn passant par le Lorrain,Erotic SodomeSister Morphine). Le style, qui le dispute tantôt à l’almanach Vermot, tantôt au dernier Dantec venu, est souvent horripilant. Ainsi, certains littérateurs sont qualifiés de « dandys tubards » ; on apprend que Dubus « passa de longs mois en HP avant de laisser sa peau dans des chiottes de la place Maubert en 1895 ; une O.D. fatale » ; que Lorrain a le gay savoir et qu’après tout un homme inverti en vaut deux. Et quand la verve retombe, on n’hésite pas à servir la vieille soupe : « un fiacre solitaire approchait ; l’écho des sabots se fit plus net et plus sonore. Verlaine, le voyant débouler en haut de la rue, s’arrêta un instant. Sa jambe gauche le faisait atrocement souffrir ce soir », blablabla. Le fond ne rattrape pas la forme. Pas de note. Pas d’indication de source après les citations. Index incomplet. Et plus d’erreurs que d’arêtes dans un chevesne. Des approximations, orthographiques et autres : Theuriet est parfois appelé Thieuret, Mirbeau, Gustave et Abellio, Abbelio… Verlaine publie Le Bonheur en 1891 ; le dernier soubresaut de l’occultisme est représenté par le livre Le Matin de magiciens ; la rue (sic) Verdeau est située au Quartier latin… On relève aussi un feu d’artifice d’âneries : Victor Noir est tué « en duel » par le prince Bonaparte ! Rachilde meurt « en 1945 ». Robert Caze devient le pseudonyme de Joël Brescou. Parmi les collaborateurs de la Revue indépendante figure un inexistant Poidevin ; de même – l’auteur étant décidément fâché avec les Francis – , un certain Francis Maillard est bombardé directeur du Figaro. Jean Lorrain donne « une série de portraits dans la revue L’Oratoire en 1888 ». Dans une redoutable partie de master mind, lePetit Glossaire pour servir à l’intelligence des auteurs décadents, signé du pseudonyme collectif de Plowert, est successivement attribué à Tailhade, Paul Adam et Fénéon, puis à Fénéon, Paul Adam, Moréas et… Métivier. Si cette dernière bévue mérite un oscar, que dire de cette ultime perle ? Thadée Natanson épouse « Marie Sophie Olga Zénaïde Godebska, plus communément appelée Misia Sert ». Misia passait en effet pour une femme très prisée par la gente masculine, mais de là à porter le nom de son troisième époux à son premier mariage, il y a une marge. Le regretté abbé Noël Richard – là haut, près de son patron – doit se retourner sur son nuage.

Desnos (1). Anne Egger, Robert Desnos (Fayard, 2007, 1165 p., 42 €). Le plus authentiquement poète des Surréalistes méritait bien une biographie de cette ampleur, la première en date : il était temps. Nourri des recherches de Marie-Claire Dumas et appuyé sur les vastes investigations de l’auteur, ce livre permet de prendre l’exacte mesure de Desnos et de son œuvre, par-delà son tragique destin. Ce qui frappe tout d’abord, c’est la variété des activités et des aptitudes : poésie, certes, mais aussi chanson, musique, radio, cinéma, journalisme, passion pour les autres cultures. Le goût, aussi, d’une certaine paralittérature, qui marqua très tôt le jeune Desnos : les Pieds-Nickelés, Fantômas, Gustave Aimard, Jules Verne, Gaston Leroux, Valentin Guillois. Et que dire aussi de son amour de Paris, dont il fut un vrai poète ? Un des chapitres les plus intéressants est celui consacré aux sympathies hispaniques et latino-américaines de Desnos, qui se prit d’un violent intérêt pour la musique cubaine et les littératures sud-américaines. A cet égard, il fut un grand précurseur, et Anne Egger a justement fait souvent appel aux souvenirs d’Alejo Carpentier, qui fut un grand ami du poète durant les années 30. On trouvera également une évocation fouillée des amours de Desnos, dont les deux plus importantes furent, on le sait, la chanteuse Yvonne George et Youki Foujita. Amours souvent difficiles, sinon désespérées, car la chanteuse (« amour non partagé ») fut, comme le remarque Anne Egger, « sa Jenny Colon ». Reste que c’est à ces deux amours qu’on doit certains des plus beaux poèmes de Desnos, où la passion se double d’un sanglot déchirant et désespéré, qui ferait presque trouver fade la poésie d’un Éluard. Quant à la politique, Desnos, à l’instar d’Artaud, ne partageait pas le fanatisme et les illusions de certains Surréalistes, ce qui ne l’empêcha nullement, une fois hors du groupe, de participer activement à la lutte antifasciste. Comme on le sait, ce furent ses démêlés avec l’abject Alain Laubreaux qui furent une des causes de son arrestation en 1944. À propos des Surréalistes, on trouvera dans cette biographie de très pertinentes considérations sur les rapports de Desnos avec Breton et sur les intolérances de celui-ci, qui, remarque Anne Egger, n’avait pas, à l’inverse de Desnos, d’amis intimes (autre différence : la musique, grande passion de Desnos). Au contraire, la liste des amitiés de Desnos est fort longue : Louis de Gonzague Frick, Michaux, Claude Cahun, Queneau, Achard, Alejo Carpentier, Paul Deharme (qui lui révéla le monde de la radio), Henri Jeanson, Leiris, Salacrou, Barrault, etc. Plus largement, tout le livre montre la prodigieuse diversité des curiosités et des aptitudes de Desnos, immergé aussi bien dans la chanson populaire que dans le cinéma, dont il avait « une connaissance incroyable ». Or, il ne s’agit pas du tout ici de dispersion, soulignons-le, mais au contraire d’un immense tempérament poétique, qui s’applique avec un égal bonheur à tous les domaines et sait les modeler à sa fantaisie, qui était grande. Aussi Desnos put-il, comme en se jouant, inventer des milliers de slogans publicitaires et assurer des dizaines d’émissions de radio sur les sujets les plus divers. Sa curiosité, son ouverture d’esprit étaient vraiment exceptionnelles, et c’est un des grands mérites de cette biographie que d’en donner constamment la preuve. On pourrait multiplier les remarques à cet égard, tant on voit dans ces 1100 pages à quel point la vie, les activités et l’œuvre même de Desnos furent variées. Cette biographie est si riche et si documentée qu’on hésite à signaler  quelques petites erreurs ou lapsus. En 1924, le salon de Mme Bulteau n’était plus en vue, car celle-ci était morte en 1922. Les Élégies martiales ne sont pas de Frick, mais de Roger Allard. Il est par ailleurs bien inexact d’écrire que le sonnet était « interdit au XVIIe siècle » : voir Théophile de Viau, Maynard, et tant d’autres poètes. Ce n’était pas le pauvre Germain Nouveau qui dirigeait Les Écrits nouveaux, mais le richissime André Germain, héritier du Crédit Lyonnais. Par ailleurs, est-il bien pertinent, même si c’est Desnos qui le fait dans un article, d’épingler chez Duchamp « une absence d’humour » ? Minuscules détails, qui ne gênent en aucune façon dans la lecture d’un livre qui se lit d’un bout à l’autre avec un intérêt soutenu. Retracer en détail la vie de Desnos n’était d’ailleurs pas chose facile, mais la gageure a été ici pleinement tenue.

Desnos (2)Robert Desnos, le poète libre (Indigo et Côté-Femmes, 2007, 194 p., 18,80 €). On connaît le rôle joué par Marie-Claire Dumas dans les recherches concernant la vie et l’œuvre de Desnos. On en voudra pour preuve, notamment, son édition des Œuvres dans la collection Quarto chez Gallimard. Dans le présent recueil, elle a rassemblé avec l’aide de Carmen Vasquez des études sur la poésie de Desnos. Présentés dans le cadre d’une journée d’étude à l’Université d’Amiens en mars 2006, ces travaux contribuent à jeter un nouvel éclairage sur la poésie de l’auteur de Corps et biens. En s’efforçant de prendre en compte les aspects d’une œuvre kaléidoscopique dont l’unité se dégage mal, cet ouvrage s’offre à la lecture comme une suite de pistes à suivre. Jacques Darras discute l’importance de Trente Chantefables pour enfants sages. Pierre Lartigue retrace l’influence de Góngora à travers l’œuvre poétique. Jean-Luc Steinmetz s’interroge sur le poème liminaire de La Liberté ou l’amour !, les Veilleurspour suggérer qu’il s’agit d’une spéculation poétique sur le poème perdu de Rimbaud. En proposant le terme de « télépathie affective », il s’attache à montrer comment les deux cents vers du poème de Desnos témoignent d’une conscience vive qui détermine dans le récit la conciliation de l’amour et de la liberté. On passe ensuite à la polyphonie de la nuit qui est au centre des contributions de Marie-Claire Dumas et de Mary Ann Caws. Mentionnons qu’en parlant du thème de l’éternité dans l’œuvre, Étienne-Alain Hubert note que la conception de l´éternité chez Desnos se développe au profit d’une horizontalité territoriale et aux dépens de la verticalité. Dans la perspective institutionnelle, on ne peut oublier que Desnos passe d’abord pour le « prophète du Surréalisme ». Sans contester les fondements de cette croyance, Michel Murat explore ce qu’elle masque. En dégageant la part du merveilleux moderne dans l’œuvre, il nous révèle un poète voué à sa fantaisie. Pour clore la première partie du volume, Carmen Vasquez se penche sur les relations entre Desnos et les écrivains et journalistes établis à Paris vers la fin des années 1920 et au début des années 1930. La deuxième partie donne d’utiles commentaires sur la légende du dernier poème de Desnos à la lumière d’articles publiés dans Les Lettres françaises en 1960 et en 1970,ainsi que dans la revue Labyrinthe en 1945Signalons pour finir la présentation, en annexe, de documents qui témoignent de la richesse des relations de Desnos avec le monde hispanique.

Drumont. Édouard Drumont, Les Héros et les pitres (Déterna, 2007, 334 p., 31 €). On se demandait pourquoi Drumont faisait partie des grands oubliés de la réédition fin-de-siècle. Maintenant, on sait. Grâce à l’initiative d’une maison d’édition, qui, dans la même collection, publie les œuvres de ces héros courageux, de ces doux philanthropes, de ces bienfaiteurs de l’Humanité que furent Déat, de Brinon, Hérold-Paquis ou encore Goebbels, on découvre à quel point ce fatras d’atrabilaire constipé, ponctué de considérations convenues, n’a plus aucun intérêt. Sur le terrain du style, on squatte carrément la loge de Pipelet. Un échantillon : « Comme Boulanger, Morès a été un homme d’avant-garde ; il a pu se tromper quelquefois, mais comme on le dit, il n’y a que ceux qui ne font rien qui ne se trompent jamais. » Un autre ? « C’est une constatation embêtante pour les Francs-Maçons, mais c’est bien aussi embêtant pour un pays… » Rien à voir avec le style coloré d’un Léon Daudet. Même ce Sarcey, si Francisque et tant moqué, passerait pour un mémorialiste passionnant à côté de Drumont. On imagine qu’avec un titre pareil, Les Héros et les pitres, on a toute chance de se retrouver à une sorte de distribution des prix de fin d’année. Hélas, le spectacle manque d’originalité. Les nommés sur l’estrade sont soit attendus (Mac-Mahon, Sadi-Carnot, Félix Faure, Jules Ferry), soit totalement oubliés (Buchon, Barbier, Toussenel, Burdeau), les cancres étant représentés par les juifs Reinach – privé de prénom, on ne sait pourquoi, par l’auteur – et Cornélius Herz, évidemment. À noter un goût particulier pour les Alexandre : père, fils, pour ce qui est des Dumas, II, III, pour ce qui est des exploiteurs de moujiks. Reste qu’à la lecture de ces pages soporifiques, on se demande pourquoi Drumont a joui d’une telle réputation en son temps, d’une telle aura auprès des gendelettres, ses contemporains, de droite comme de gauche, voire d’extrême-gauche. Ainsi, en 1913, L’Œuvre avait-elle lancé un sondage auprès des journalistes de la presse parisienne pour savoir quel publiciste méritait d’entrer à l’Académie Française : Drumont était arrivé en tête, plébiscité par des Adolphe Tabarant et autre Henri Fabre, directeur des Hommes du jour

Féerie. Roxane Martin, La Féerie romantique sur les scènes parisiennes (Champion, 2007, 704 p., 120 €). Cela commence très mal : avec une rare mesquinerie, Roxane Martin s’en prend au seul travail qui ait précédé le sien sur la féerie, le petit volume qu’en 1910 publia Paul Ginisty. Il n’est certes pas parfait, mais il proposait un utile tableau d’un genre alors en train de disparaître ou au moins de se métamorphoser profondément. Et sur Mme Martin, Ginisty avait une supériorité manifeste : il avait vu beaucoup des spectacles dont il parlait ! On regrette donc qu’il soit traité ainsi dès la première ligne d’un livre qui, pour le reste, donne beaucoup de satisfactions. Nous possédons enfin une enquête approfondie sur ce genre populaire et mythique : fondé sur un dépouillement de nombreuses archives qui permettent la reconstitution de la réalité scénique de la féerie, le livre permet de comprendre les enjeux de ces spectacles où la parole, la musique, les « clous » et la danse s’unissaient pour donner à rire et à rêver à des milliers de spectateurs. Le genre de la féerie devint un élément constitutif de l’imaginaire du xixe siècle, au point que certains écrivains a priori étrangers à ce théâtre populaire et commercial s’y intéressèrent : Roxane Martin analyse ainsi tout ce que Le Château des cœurs représentait pour Flaubert (et annonce la publication de brouillons inédits). Elle convainc moins lorsqu’elle essaie de démontrer que Le Ciel et l’Enfer en 1853 compte Victor Hugo parmi ses auteurs – d’autant qu’elle oublie vite (jusque dans la conclusion) le prudent point d’interrogation dont elle assortit d’abord sa démonstration. Plus de deux cents pages d’annexes très documentées (dont une précise chronologie des représentations, depuis Le Génie Asouf ou les deux coffrets de Cuvelier en 1795 jusqu’à L’Oiseau bleu de Foliguet en 1864) invitent le lecteur à prolonger l’étude et la réflexion. L’enquête s’interrompt un peu abruptement en 1864, au moment où de nouveaux théâtres et de nouvelles techniques ont « industrialisé » la féerie, poussée jusqu’à « l’hypertrophie », ce qui ralentit le renouvellement du genre et tendit à le scléroser, avant qu’à la fin du siècle, le cinéma n’en pille les prestiges. Pourtant, tout ne s’arrête pas brutalement en 1864, et Roxane Martin annonce la publication prochaine d’une étude d’Hélène Laplace-Claverie consacrée à la suite des aventures de la féerie.

Fondane. Patrice Beray, Benjamin Fondane, au temps du poème (Verdier, 2006, 252 p., 25 €). Le titre semblerait annoncer quelque étude pointilleuse sur la poésie de Fondane, mais il en va tout autrement. Nous avons en effet affaire à un véritable essai, extrêmement dense, à la fois précis et souple, et nourri d’une véritable connaissance des œuvres littéraires et philosophiques du xxe siècle. Un tel bagage, pas si commun, était sans doute nécessaire pour se livrer à une étude de la poésie de Fondane, laquelle n’est nullement un simple exercice littéraire, mais un véritable drame spirituel, qui met en jeu quantité de notions et de concepts, et ne peut de surcroît être compris sans être relié à la vie de Fondane comme au reste de son œuvre. Cet essai a également le mérite de s’attacher à étudier la partie peut-être la moins connue de cette œuvre, quoique certains de ces textes aient fait l’objet de récentes rééditions. Autre mérite, l’auteur fait souvent appel aux articles de Fondane parus dans la presse roumaine, qui éclairent assez bien les opinions et conceptions du poète. On trouvera par ailleurs de bonnes analyses de la position de Fondane vis-à-vis de Dada (de Tzara, notamment) et du Surréalisme. S’élevant contre Valéry et son concept de « poésie pure », l’auteur du Mal des fantômes a cherché à retrouver « la spécificité du geste poétique » et à réhabiliter le chant, qui constituait à ses yeux une « manière d’exister ». S’affirme ainsi une véritable confiance dans le langage et l’écriture, qu’on peut percevoir dans les si curieux Ciné-poèmes (1928), où Fondane a voulu retrouver, par la poésie, cette prise sur le réel qui, selon lui, caractérise le cinéma. Mais cette poésie ne se nourrit pas seulement de l’influence du cinéma et du théâtre ; elle s’inspire aussi, montre Patrice Beray, de certains philosophes comme Nietzsche et surtout Chestov, dont on sait l’influence qu’il eut sur Fondane. À travers cet essai, on voit enfin à quel point le poète, venu de Roumanie en France pour périr finalement à Birkenau, vécut dans sa
personne même le drame de l’entre-deux guerres, et l’on comprend sans peine qu’il ait pu trouver cruelle et terrifiante la leçon de l’Histoire. Tout cela parfaitement montré et expliqué dans cet excellent essai, qui n’a rien de commun avec toutes ces monotones chasses à courre et curées faites par tant de critiques sur tous les « grands » auteurs du programme.

Gauche. Neil McWilliam, Rêves de bonheur. L’art social et la gauche française (1830-1850) (Les Presses du réel, 2007, 494 p., 28 €). L’art social de l’ère romantique a désormais sa synthèse critique. Ou plutôt l’a-t-il enfin en français, puisque Dreams of Happiness a été publié initialement en anglais, en 1993, par Princeton University Press. C’est un honneur trop rare réservé à Neil McWilliam que cette traduction de François Jaouën, au demeurant remarquable, dans la mesure où les spécialistes de littérature française renâclent généralement à prêter attention aux travaux publiés dans d’autres langues. Précisons le cadre de l’enquête : il ne s’agit pas, comme l’auteur le précise dès l’abord, d’une étude stylistique sur l’irruption du réalisme dans la peinture française, mais bien d’une reconstitution des débats théoriques qui ont agité la « gauche française » (l’une des principales faiblesses de l’essai réside dans l’imprécision et l’anachronisme du terme) à propos de la question artistique. Cette étude se tient donc sur le fil de l’histoire des idées politiques et des discours artistiques, pour restituer aux socialismes utopiques de la Monarchie de Juillet leurs nombreuses tentatives de définition d’un art révolutionnaire. Après avoir rappelé, plutôt brièvement, le désenchantement générationnel supposément spécifique à la Restauration et l’émergence, à travers le mouvement romantique, d’une éthique de l’art pur où se rencontrent libéraux et royalistes, McWilliam expose les théories tout à la fois philosophiques, politiques, religieuses et artistiques de Saint-Simon et de ses disciples, au premier rang desquels Enfantin et Barrault. La thèse non publiée et les articles de Philippe Régnier ont déjà balisé ce terrain, et le livre de Neil McWilliam ne peut que confirmer pour les arts plastiques, au moyen d’une kyrielle de documents d’archives inédits, ses conclusions quant au rôle à la fois central et instrumental dévolu à l’artiste dans l’organisation sociale harmonieuse mais totalitaire que projettent les saint-simoniens. Neil McWilliam examine ensuite, sans autant s’attarder mais de façon tout aussi convaincante, le catholicisme social de Buchez – auquel adhéra un Jean Duseigneur, ancien hôte du Petit Cénacle romantique – et le socialisme humaniste de Leroux dont furent si proches George Sand et le critique Théophile Thoré. L’auteur s’attaque alors à l’autre massif de la « gauche française » pré-communiste et pré-proudhonienne, à savoir la critique fouriériste qui, par son culte de l’exaltation et de la passion, s’est montrée plus en phase avec le romantisme de Delacroix et de Géricault que les courants concurrents. Ceci explique sans doute pourquoi le fouriérisme a tant essaimé dans les milieux artistiques, alors que le saint-simonisme est resté complètement confiné dans les marges de l’institution artistique, à la quasi exception du sculpteur Théophile Bra. Avec le cénacle de La Phalange, en particulier, le fouriérisme a inauguré des pratiques de création et de légitimation collectives qui aura des résonances dans les sociétés d’artistes érigées dans la seconde partie du siècle pour concurrencer les Salons. Enfin, le mouvement républicain, dans une critique d’art qui est plutôt le fait d’artistes (Laviron, Galbaccio, Decamps, etc.) que de penseurs sociaux, dénie à l’artiste le rôle prophétique que lui assignent en particulier les saint-simoniens, mais ne se rapproche pas davantage de l’avant-garde romantique, à laquelle elle préfère un courant « naturaliste » resté marginal. Le dernier chapitre, au cours duquel l’auteur tente de rapprocher la pensée artistique de cette gauche protéiforme et celle de Proudhon, Sorel, Kropotkine ou encore Lénine, s’avère la partie la plus faible de l’ouvrage parce qu’elle veut tout embrasser sans s’en donner les moyens. Mais la double conclusion qui s’impose au terme de l’analyse n’en perd guère de sa pertinence. D’une part, les efforts qu’ont produits Buchez, Fourier, Leroux et les autres pour intégrer les questions esthétiques dans leurs élaborations respectives d’un renouveau philosophique, spirituel et social au sortir de la Révolution, confirment le surinvestissement général, de gauche comme de droite, dont l’art et la littérature ont bénéficié à cette époque, et en ce sens l’essai de McWilliam prolonge utilement ceux de Paul Bénichou. D’autre part, ces efforts donnent la mesure de l’échec de tous ces courants pour engendrer une alternative crédible aux pratiques et aux discours artistiques dominants. Dans sa diversité, la « gauche » n’a fait que reconduire une sorte de réalisme conservateur parfaitement compatible avec l’art académique, au moment même où, de Delacroix à Courbet et de Hugo à Baudelaire, l’art et la littérature subissaient un renouvellement en profondeur. C’est tout le mérite de ce brillant et foisonnant ouvrage que d’avoir mis en lumière cette réalité contrastée.

Gourmont. Remy de Gourmont, Le Livre des Masques (Manucius, 2007, 256 p., 23 €). Présenter l’ouvrage de Gourmont serait insulter nos lecteurs ; il suffit de noter la qualité de la présentation de Daniel Grojnowski, qui fait un portrait de Gourmont en Roland Barthes de son époque et démontre que l’auteur de Sixtine peut être considéré comme l’un des principaux inventeurs du Symbolisme avec son recueil de portraits. Le Livre des Masques délimite un espace dans le champ littéraire de l’époque, en établissant des connexions entre écrivains qui n’ont en commun que « l’originalité » que Gourmont érige en principe du Symbolisme. Daniel Grojnowski analyse la tension inhérente à cette théorie de la littérature qui fait de la singularité la vertu principale d’un groupe ; l’originalité invoquée par Gourmont sert d’abord une fonction, celle d’assurer la cohésion d’un ensemble d’écrivains. Le texte même de Gourmont fait ici l’objet, pour la première fois, d’une édition critique avec variantes ; la courte bibliographie des Masques qui se plaçait à la fin des deux volumes a été abandonnée au profit de notices synthétiques par Caroline De Mulder, qui replace ces auteurs souvent oubliés dans leur époque. Un regret, celui de la qualité d’impression des masques de Vallotton, dont Daniel Grojnowski loue le talent de portraitiste en grande partie responsable du succès de l’ouvrage : l’impression numérique n’accroche pas le papier comme un bois, au détriment de la netteté des contours et de la profondeur des noirs.

Green. Julien Green, Souvenirs des jours heureux (Flammarion, 2007, 300 p., 19 €). Originellement publié en anglais, aux États-Unis, en 1942, ce livre a été traduit en français par l’auteur lui-même, qui ne le publia cependant point. Il entendait y donner à ses compatriotes l’évocation de l’enfance d’un homme ayant vécu en France, et à une époque qui pouvait, en pleine Seconde Guerre mondiale, sembler des plus lointaines. Lointaine, elle l’est plus encore pour le lecteur français de 2007, cette somme de souvenirs du Paris d’avant 1914, puis des années 1920. Ce qui frappe, c’est l’extrême précision de tous ces souvenirs divers. L’auteur s’y montre curieux des êtres non moins que des choses, et réussit, chose rare, à se rappeler les noms et les particularités de tous ceux qu’il a croisés. Encore plus prenant, s’il se peut, est le ton, un ton où la nostalgie s’abandonne à la flânerie. Voici le Paris des fiacres avec, pour le petit Américain né dans la capitale, le temps des durs travaux à l’école, des distributions de prix et des longues vacances d’été. Puis, c’est la guerre de 1914-1918, qui vint détruire subitement ce monde ancien qui semblait devoir durer éternellement. Après le lycée, Green s’engage comme ambulancier américain, puis va aux États-Unis étudier à l’Université de Virginie, et rentre enfin en France en 1922. Il s’essaye quelque temps à la peinture, puis se décide finalement pour l’écriture, et le livre se termine sur les premiers succès littéraires, les rencontres avec Gallimard, Mauriac, Cocteau et Gide. On a là un précieux complément au Journal de Green, qui, d’ailleurs, ne commençait qu’en 1919. Ces Souvenirs des jours heureux se partagent entre deux pôles géographiques et sentimentaux : Savannah, pays des ancêtres de l’auteur, et Paris. Mais c’est en fait cette dernière ville qui domine, jusqu’à devenir un véritable personnage du livre. Au charme des souvenirs, si présents au cœur et à l’esprit de l’écrivain, se mêle le plaisir, toujours renouvelé, de la rêverie dans les rues de la capitale. Sans doute le trait le plus singulier de ce livre est-il cette espèce d’immédiateté du passé, qui fait que l’on n’a point ici la distance qui, habituellement, caractérise les livres de souvenirs. Preuve que la sensibilité de l’auteur, qui est grande, est parvenue à annuler et à transcender le temps. Comme il l’avait écrit quelque part : « J’ai compris que le souvenir n’existait pas, ce n’était que du présent interrompu. »

Guitry. Georges Poisson, Sacha Guitry entre en scène (Timée, 2007, 144 p., 13,50 €) ; Maud de Belleroche, Sacha Guitry ou l’esprit français (Dualpha, 2007, 478 p., 45 €). Le premier titre est une courte et bonne introduction à l’univers « spirituel » du maître, au fil des années, des pièces et des épouses. L’auteur, qui devait être bien jeune à l’époque, a entrevu autrefois Guitry et ne se fait pas faute de le rappeler. Citations abondantes, dont la lucidité fait presque mal : « Le mariage, c’est résoudre à deux les problèmes qu’on n’aurait pas eu tout seul. » La rafale d’ouvrages, généralement très illustrés, paraissant pour le cinquantenaire de la disparition du Sacha le plus connu du Théâtre français suscite diverses questions : connaît-on une « mauvaise » photographie du personnage ? Pourquoi n’épousa-t-il que des garces ou des dindes ? À quand un livre qui sortira de l’anecdote pour s’intéresser à la palette et à l’univers de cet inégal mais étonnant dramaturge ? Pourquoi tous les interprètes de ses pièces paraissent-ils aujourd’hui fades et faux lorsqu’ils reprennent un rôle tenu par lui dans une de ses pièces filmées ?… Le second livre dont il est rendu compte ici est une biographie sympathisante – malheureusement dialoguée selon la mode des années 60 – de Guitry. Sur le plan du travail éditorial et de la typographie, c’est assurément le degré zéro de ce qui peut s’imprimer aujourd’hui. Les coquilles sont abondantes (certaines sont curieuses : La Varenne pour La Varende) et l’auteur ne semble nullement gêné de laisser voir que ses connaissances ne débordent pas le cadre de son sujet : « un certain Forain », Laurent Tailhade mort « dans un hospice », Lugné-Poe « inventeur du théâtre d’avant-garde », etc. Aucune illustration, pas d’index des pièces et des noms cités.

Hugo (1). Chantal Brière, Victor Hugo et le roman architectural (Champion, 2007, 672 p., 120 €). Le travail de Chantal Brière sur l’architecture dans les romans de Hugo se veut exhaustif. Relevé des occurrences dans de longs tableaux, annexe lexicographique, plans, photographies sont là pour tenter de circonvenir définitivement le sujet. L’ouvrage se perd dans la profusion de matière qu’il convoque, sans que l’on cerne le but de l’étude. Les fonctions de l’architecture chez Hugo défilent sans que l’auteur arrive à des conclusions claires. La disparate de la table des matières est symptomatique de l’absence de direction véritable de cette thèse, qui a voulu tout englober sans hiérarchiser : les préoccupations architecturales de Hugo dans son époque, le rôle de modèle structural des édifices pour le roman hugolien, l’intérêt de l’auteur de Notre-Dame de Paris pour le vocabulaire des bâtisseurs, les fonctions narratologiques des lieux comme les fenêtres, les arches, à la manière de Bakhtine. Tout cela se suit sans conclusion réelle (« la réponse prend des formes diverses et ne conduit pas à des schémas définitifs »), scandé par la référence obligée au travail de Philippe Hamon. Les analyses finales des maisons de Hugo comme des œuvres à part entière appartiennent davantage à l’essai qu’à la critique universitaire : en affirmant que sa « lecture personnelle de Hauteville House se fonde sur le sentiment que cette demeure obéit à une dynamique narrative », Chantal Brière livre une analyse métaphorique qui pourrait s’appliquer à n’importe quel édifice (« le faîte de la demeure reçoit la lumière du ciel »). On déplore l’absence des dessins d’édifices de Hugo, qui auraient apporté beaucoup à l’analyse de ses descriptions.

Hugo (2). Marieke Stein, Victor Hugo (Le Cavalier bleu, 2007, 128 p., 9 €). Dans ce monde foisonnant et changeant où le grand public est sans cesse en demande de vrais points de repère, un éditeur a eu l’idée d’appeler les savants de son temps à écrire de petits ouvrages qui compteraient environ cent vingt-huit pages et livreraient, pour une somme qu’on imagine raisonnable, une synthèse des connaissances disponibles sur les grands sujets qui animent l’actualité, le bouddhisme, l’obésité, le terrorisme et donc, pourquoi pas, Victor Hugo. Mais comme cet éditeur n’est pas le seul à avoir eu cette lumineuse idée et qu’il n’est même pas le premier, il lui a bien fallu introduire une variante ; ainsi la collection ne s’appelle point Repères ou Que sais-je ?, mais Idées reçues. Il s’agit donc de partir des idées reçues qui s’accrochent à leur sujet comme les moules à leur rocher. L’opuscule s’organise suivant trois sections, l’homme, l’œuvre et les luttes, qui chacune décline les clichés les plus communément ressassés sur le compte du malheureux Victor : « C’est un écrivain sans finesse », « Victor Hugo était un satyre », « Il n’a jamais conçu une idée personnelle », « Victor Hugo est un auteur scolaire ». Sans chercher nécessairement à démentir tous les on-dit, tous les stéréotypes, l’ouvrage donne à en comprendre mieux l’origine précise et le fonctionnement. Ainsi apparaissent en creux les enjeux que recouvrait pour Hugo, et pour ses adversaires, la construction de son image publique, ce qui n’est déjà pas si mal.

Hugo (3). Myriam Roman, Victor Hugo et le roman philosophique (Champion, 2007, 820 p., s.p.m.). Victor Hugo voulait un roman « pensif », un roman destiné à provoquer la rêverie de ses lecteurs. Est-ce à dire qu’il voulait un roman philosophique ? Myriam Roman pose la question des rapports entre philosophie et littérature au xixe siècle en analysant la façon dont Hugo se positionne par rapport aux valeurs des Lumières et à la philosophie kantienne. La question est de savoir comment, pratiquement, s’articulent la littérature et la philosophie : « comment pense le roman hugolien », pour reprendre les thèses de Pierre Macherey sur la « pensée littéraire ».
Myriam Roman cherche à définir la pensée implicite du roman hugolien, une pensée construite par la pratique romanesque même et non insufflée après coup comme dans un roman à thèse. Elle étudie d’abord les rapports des romans hugoliens avec la Philosophie des Lumières. Sa définition du « philosophique » semble cependant un peu large, et parler du « rire philosophique » de Socrate, Diogène, Rabelais, Cervantès et Sterne, c’est ouvrir un peu trop son compas. Le rire philosophique serait pour Hugo une arme contre les dogmatismes, arme empruntée à Voltaire et susceptible de tourner au scepticisme si les personnages de philosophes bourrus de Hugo n’étaient pas des êtres incomplets nécessitant l’apport des « poètes », les Gwynplaine et autres, personnages naïfs comprenant d’instinct la nature. Cette opposition entre les moqueurs et les idéalistes fait du roman hugolien le lieu d’une tension entre le réel et le possible, entre la philosophie naturaliste et l’idéalisme. La seconde partie de cette étude analyse cette tension dans les « genres » des romans de Hugo, qui empruntent aussi bien au roman noir ou gothique qu’à la pastorale, à l’utopie ou encore au conte et au mythe, faisant de leur lecture une expérience de dynamisme et de tension reflétant le « drame dans les idées » de la philosophie hugolienne – une tension entre l’épique et le tragique que l’on retrouve dans l’évolution philosophique de Hugo depuis son premier article sur Quentin Durwardjusqu’aux Misérables. Enfin, dans une dernière partie synchronique, Myriam Roman tente une définition d’ensemble du roman philosophique hugolien en décrivant trois « idées » qui structurent la poétique de Hugo (dramatisation, géométrisation et tension vers l’universel), idées unifiées par un recours constant au mouvement (herméneutique, logique, métaphorique) obligeant le lecteur à se faire « pensif » et créant un « effet-philosophie » dans le roman. Ce livre se veut ainsi aussi totalisant dans son approche que son objet d’étude.


Huysmans. Emmanuel Godo, Huysmans et l’évangile du réel (Cerf, 2007, 328 p., 24 €). À contre-courant d’une tendance de la pensée contemporaine qui met à distance la foi tout en faisant usage de la théologie, Emmanuel Godo ne cherche pas à confronter les pères de l’Église et Joris-Karl Huysmans. Il tient plutôt à en éclairer la convergence en un style clair qui permet de voir l’auteur d’À Rebours comme un fin connaisseur du geste et de la symbolique de l’Église. C’est d’ailleurs là un des moindres paradoxes de cette œuvre qui esthétise la liturgie après avoir fait plier à une humeur noire un sens liturgique des beaux objets. Sans adhérer pleinement à Huysmans, mais avec une sympathie authentique, Godo retrace son itinéraire spirituel. Il suit cet émissaire de l’ascétisme français de la vie mondaine dans les parages de Zola à L’Oblat en passant par la Trappe de Notre-Dame d’Igny. Le titre suggestif de cet ouvrage peut renvoyer le lecteur à une préface plutôt oubliée, que Huysmans a rédigée pour présenter l’édition de 1896 du Petit Catéchisme liturgique de l’abbé Henri Dutillet, ignoré, semble-t-il, par Godo. Pourtant, dans la troisième partie de son livre, « Dans le Nu de la Foi », l’auteur met bien en lumière la ferveur dont Huysmans chante les merveilles dans ses œuvres, entre 1893 et 1907. Le biographe et critique souligne que la référence transcendantale entraîne des ambiguïtés dans la symbolique et une relecture fine de ces symboles. On peut goûter les passages où l’auteur évoque « l’étrange dualité » d’En rade et l’ancrage pessimiste de la foi de l’auteur de Là-Bas. Le spirituel, on le sent ici, ne peut être que le souffle serein sur cet être, en définitive, fragile et torturé, pris dans un rude face à face avec le monde. C’est de cette façon qu’Emmanuel Godo peut bien faire comprendre les hésitations et les doutes d’un écrivain qui rassemble en lui les traits les plus saillants d’un xixe siècle finissant.

Jabès. Nathalie Debrauwere-Miller, Envisager Dieu avec Edmond Jabès (Cerf, 2007, 316 p., 25 €). Écrite en hommage à Edmond Jabès, cette méditation est d’abord fidèle au poète du Livre des questions en ce qu’elle-même tâche de le faire comprendre en tissant un réseau de questions. Cette étude présente un grand intérêt, dans la mesure où l’auteur évoque avec clarté et érudition des problèmes essentiels de la poésie moderne, analyse une œuvre parfois trop méconnue des lecteurs (bien qu’elle ait suscité beaucoup de travaux critiques), tout en présentant une réflexion personnelle, axée sur l’origine de l’écriture. Ce livre peut également constituer une riche introduction à la lecture d’Edmond Jabès. Nathalie Debrauwere-Miller consacre son parcours aux œuvres publiées après le départ de Jabès et des siens d’Égypte, en 1957. Exil qui devait provoquer chez le poète une prise de conscience forte de sa judéité, puisqu’ainsi il rejoignait ses frères d’exil et de douleur, et l’acheminer vers la lecture des écrits théologiques et mystiques du Talmud et de la Kabbale. Il réfléchit alors sur l’origine du mal, sur le silence de Dieu et l’espérance du Salut, construisant peu à peu une œuvre dont l’hermétisme est d’une part dû à la richesse de sa culture et à son originalité, d’autre part, à son éthique de l’incertitude. Nathalie Debrauwere-Miller permet au lecteur de faire face à cette double difficulté, grâce à ses nombreuses mises au point et à sa modestie devant l’auteur qu’elle a choisi de lire : les citations sont assez nombreuses et bien éclairées. Deux annexes sont précieuses, l’appendice inaugural sur « l’anthropomorphisme de Dieu » et le glossaire. Le titre Envisager Dieurésume ce qui pourrait être l’échec de Jabès : on ne peut voir la face de Dieu sans mourir, mais aussi son visage a été détruit dans sa créature, à Auschwitz, alors qu’Il se taisait. Jabès est, de plus, hanté par le paradoxe entre le déicide de la figuration (interdit dans le deuxième des Dix Commandements), désir vain de représenter le Tout-Autre, alors même que la Torah en propose une trace brouillée. C’est pourquoi les poètes doivent assumer une mission douloureuse, participer de la lettre qui atteste de la présence de Dieu, tout en transgressant l’interdit mortifère. Or pour Jabès, le rapport à Dieu est faussé par une trompeuse impression de présence dans le langage (image de Dieu), représentation mauvaise à laquelle on adresse une révolte légitime (le « cri » qu’écrit le Livre des questions). Y a-t-il pourtant une juste relation possible avec Dieu – dont le désir est inextinguible ? Voici la question du poète qui inspire l’ouvrage : « Mon œuvre tiendrait-elle dans les innombrables et contradictoires définitions de Dieu dans ma solitude et dans la mort de ce mot ? » Nathalie Debrauwer-Miller interroge la situation de Jabès, entre les traditions d’interprétation du judaïsme (commentaires du Livre dans le Talmud, le Zohar), la pensée moderne de la mort de Dieu (Nietzsche lu par Camus) et la poétique de Mallarmé, les positions d’Adorno, la philosophie d’Emmanuel Levinas. Jabès, s’il exprime la nécessité de tuer Dieu, se sépare de ses contemporains en ce qu’il refuse de se mettre à la place du Dieu mort, mais surtout parce qu’il ne renonce jamais à la conscience juive de l’altérité radicale du divin, fondatrice de son éthique et de son humanisme. Pour Jabès, malgré les poètes de la fin de Dieu, Il n’est pas mort dans la langue, les mots le disent encore, emprisonnant dans leurs rets un faux visage de la divinité, à qui l’on reproche son mutisme, voire sa responsabilité du mal. Nathalie Debrauwer-Miller démêle l’écheveau de ces pensées, reproches, accusations, en proposant une lecture de l’œuvre toujours en situation. Écartant les lectures déconstructionnistes de l’œuvre, elle montre que Jabès est bien préoccupé par le sens, orienté vers le tiqqoun, même s’il travaille essentiellement à subvertir le langage et l’image de Dieu. C’est plutôt un disciple de la Kabbale qu’elle reconnaît en Jabès, tout en montrant à quel point sa place dans le judaïsme est complexe et en précisant les conditions de son athéisme. L’œuvre de Jabès refuse de fixer le « visage » de Dieu, mais rêve une rencontre avec sa manifestation (il propose une « chekinah poétique »), avant de la tuer – ou d’en détruire le rêve. C’est toujours à partir de ce meurtre de la divinité qu’il peut libérer Dieu de l’homme, comme (selon le Zohar) le Créateur rendit l’homme créateur par son retrait. La poésie de Jabès offre effectivement une méditation sur le rôle du poète, prophète de l’absence et de la présence de Dieu mais aussi de la difficile liberté de l’homme, voué à l’incertitude et au cri. Écrire est alors une « invention », porteuse de la subversion que l’altérité absolue de Dieu lui inspire.

Larbaud. Valery Larbaud, Mon plus secret conseil… (Folio, 2007, 120 p., 2 €). Prix ultra-modique pour ce bref roman de Larbaud publié en 1923 et dédié à Édouard Dujardin. Voici en effet un autre monologue intérieur, où le poète Lucas Letheil, tout au long d’un séjour en Italie du Sud, se demande comment rompre avec sa maîtresse Isabelle et « la ramener à son mari ». Ainsi résumé, cela a l’air d’un roman à la Paul Bourget, mais il n’en est heureusement rien. Le charme du livre, et il est grand, consiste dans son allure si personnelle, si hédoniste. Au marivaudage sentimental (car Lucas a aussi d’autres amies) et à la poésie de l’amour se mêlent des réflexions diverses, des citations de Tibulle, les éditions savantes de chez Laterza ou Tauchnitz, les œuvres de Thomas de Quincey, et surtout tous les divers paysages que Lucas traverse en train, de Naples à Potenza – ce qui peut nous rappeler les Poésies de A.O. Barnabooth : « les lents et lourds et noirs express Naples-Tarente ». Tout cela exprimé dans un style admirable, avec un laisser-aller de grande race, qui culmine dans l’évocation constante de l’Italie, elle aussi protagoniste du roman : « longues perspectives de façades jaunes, blanches, roses et gris-bleu quadrillées de vert par les volets et les persiennes, de terrasses, de cirques où la lumière est toute seule au centre de sa conquête de colonnades, de portiques, de statues. […] Oh ! la ville, oh ! Naples, et les fleurs dans les rues, et le voile bleu de la mer sur les degrés de marbre… »

Lavallière. Jean-Paul Claudel, Ève Lavallière, orpheline de la terre (Gérard Louis, 2007, 157 p., 22 €). « Attention Danger ! », déjà sur le titre. Un éditeur un peu scrupuleux aurait dû titrer quelque chose comme « Ève Marie du Cœur de Jésus, franciscaine », dans le civil « Ève Lavallière, actrice ». Car si l’auteur aime à se pencher sur les affres d’une âme tourmentée par Lucifer, il passe allègrement sur sa carrière théâtrale, « parfaitement connue », invoque-t-il… Or le dernier livre cité par lui en bibliographie remonte à 1958. Pour en savoir plus, il faut se reporter plus avant encore, à la Vie et conversion d’Ève Lavallière, signée Omer Englebert, parue chez Plon en 1936, et qui, aux pages 319 à 321, donne une « théâtrographie » presque intégrale. Mais ce qui nous fait découvrir aussi que Jean-Paul Claudel a puisé l’essentiel de ses « informations » dans ce dernier livre, et, selon la méthode Attali éprouvée, en se gardant bien de « guillemeter » et de préciser ses sources. Ledit Omer Englebert commençait par ailleurs son ouvrage par cet avertissement : « Ceci n’est pas la vie romancée… » : c’est le travers où est tombé au surplus notre auteur. Quitte à entrer dans l’« intime », voudriez-vous savoir comment notre Ève a pu « esclavager » une pauvrette de 19 ans, lorsqu’elle-même atteignait les 50 ans ? quel cas elle fit de sa « fille » – Jeanne, devenue Jean… –, lors qu’elle-même aimait à jouer les travestis ? Vous ne l’apprendrez pas. Ce sont les « méandres obscurs de la sexualité », selon sa propre expression, dans lesquels Jean-Paul Claudel n’a pas voulu ou pu ou osé se plonger.

Léautaud. Paul Léautaud, Le Petit Ouvrage inachevé (Arléa, 2007, 120 p., 8 €). Inachevé et nullement le meilleur de Léautaud. À peine si l’on reconnaît la plume, habituellement si fluide, si maîtrisée, de l’auteur de Passe-temps. C’est bien la première fois qu’il nous est donné de lire du mauvais Léautaud. C’est ennuyeux, répétitif, parfois ampoulé – mais oui, Léautaud lui-même ! Ce Petit Ouvrage inachevé, l’on l’a lu – pour reprendre une expression qui le faisait enrager – , l’on ne le relira plus. Avant-propos d’Edith Silve.

Le Gac. Jean Le Gac et Robert Bonaccorsi, Villa Tamaris Pacha (Éditions Pérégrines et Le Temps qu’il fait, 2007, 130 p., 32 €). Ce très séduisant ouvrage a été réalisé à l’occasion d’une exposition Le Gac présentée par La Villa Tamaris, Centre d’art situé à La Seyne sur Mer. Le volume se divise en deux parties égales. Dans la première sont reproduites des œuvres du peintre (datées et mesurées – ce qui n’est pas sans importance), parfois photographiées en situation. Dans la seconde, les images empruntées par Jean Le Gac à tout un répertoire de littérature d’aventures illustrée (en particulier Louis Maitrejean) ou de cinéma populaire des années 1900 aux années 1930 (les sources sont indiquées mais pas toujours précisément). Entre les deux, comme il se doit à propos de cette œuvre toute faite de croisements et de greffes entre image et mots, littérature et peinture, un essai de Robert Bonaccorsi tresse, avec érudition, ce que l’on sait du peintre et ce que l’on ne sait pas assez de ses sources – à la fois autobiographiques et livresques. Il n’y manque pas même des références éclairantes aux Incohérents, à Lautréamont, à Roussel, à côté de vifs développements inspirés sur Sherlock Holmes, Fantômas ou Harry Dickson. Un ouvrage à sillonner de près, attentivement, qui satisfait à la fois le goût du merveilleux et celui de la précision. À placer dans toute bibliothèque d’amateur lettré de l’art contemporain, face à un Le Gac, si possible, comme dans Story Art (avec chiffonnier).

LesbosLesbian Inscriptions in Francophone Society and Culture, Edited by Renate Günther and Wendy Michallat(Durhman Modern Languages Series, 2007, 239 p., s.p.m.). La couverture de cet ouvrage, dominée par les tons mauves, donne à voir l’image dans le miroir d’un lit froissé et vide, sur le fond d’un papier peint à fleurs kitsch à souhait sur lequel le miroir est lui-même posé. On pourrait essayer de décoder le message ainsi envoyé au lecteur ou à la lectrice potentiel(le) en jouant sur les idées d’absence et de représentation. De fait, la place du saphisme dans la culture francophone ne fait que rarement l’objet d’études universitaires françaises, au contraire de ce qui prévaut dans les pays de langue anglaise. Il n’est donc pas surprenant que l’initiative de cet ensemble revienne à des anglophones et que le livre paraisse, en anglais, en Angleterre. Il y est question de littérature, avec Baudelaire et Balzac (d’ailleurs traités par des hommes) mais aussi de cinéma, de télévision, de photographie. Le constat est fait une fois de plus du caractère essentiellement négatif de la représentation de l’« homoeroticism », malgré quelques exceptions. David Evans représente ainsi Baudelaire en « poète lesbien », se reconnaissant comme poète dans cette figure du monstre et du martyr. Owen Heathcote propose un intéressant rapprochement entre La Fille aux yeux d’or et le film de Chantal Akerman, La Captive (basé sur l’histoire proustienne d’Albertine) : lieux clos, paravents ou écrans et sexualité s’y organisent de façon comparable pour une présentation de la « femme-écran », vision cependant encore masculine du lesbianisme, selon l’auteur. Lucille Cairns donne comme plus anciens exemples de représentations filmiques de lesbiennes le Club de femmes de Jacques Deval et La Garçonne de Jean de Limur, tous deux de 1936, mais c’est la production plus récente qui l’intéresse, en soulignant qu’une reconnaissance un peu officielle de ce genre ne date que de quelques années, entre autres par le biais des subventions accordées par le « gay maire de Paris » au festival Cineffable. L’article est essentiellement une analyse de trois films, dont La Captive déjà rencontrée. Parmi les autres contributions, notons celles qui s’attachent à Violette Leduc (Mireille Brioude), Mireille Best (Stephanie Schechner), Simone de Beauvoir (Ursula Tid), Albertine Sarrazin et Elisabeth Cons (Amanda Crawley Jackson), Brassaï et Colette (Francis E. Hutchins), Elsie de Wolfe et Natalie Clifford Barney (Sheila Crane). Chaque article est accompagné d’une bibliographie, ce qui sera utile le jour, encore lointain, où la question sera mise au programme de l’agrégation.

Librairie. Patrick Cloux, Mon libraire, sa vie, son œuvre (Le Temps qu’il fait, 2007, 176 p., 15 €). En ces temps plutôt sombres pour le monde de l’édition et ses satellites, on assiste à un phénomène intéressant : la sanctification du libraire. Accablé par des difficultés croissantes, réduction des marges, augmentation des loyers, concurrence de la librairie en ligne, pratique de lecture en perte de vitesse, le libraire est devenu le symbole valeureux d’une lutte inégale contre les puissances de l’argent. À un point tel que le tableau qu’on fait de lui a totalement versé dans l’angélisme : le libraire est un résistant, un des derniers vestiges du commerce indépendant, il aime les livres d’un amour sincère et pur (il a même, pour certains d’entre eux, des « coups de cœur »), il est le guide irremplaçable du lecteur qui, apparemment, ne sait jamais quoi acheter, il défend courageusement les petits éditeurs et s’il consent à vendre des romans de Marc Levy ou les aventures d’Harry Potter, c’est à son corps défendant car sa cause est bien plus noble. Tout cela est bien beau, mais des libraires, on en connaît aussi d’autres, des acariâtres, des mal embouchés, des pénibles qui s’épanchent sur Internet dans des blogs insipides, des qui échangeraient volontiers le dernier Pierre Michon contre deux brouettes de Jean d’Ormesson. Patrick Cloux, qui fut longtemps libraire avant de travailler pour les éditions Actes Sud, n’évite pas l’image sulpicienne du métier (« Vous sentez briller les yeux d’un libraire, vibrer sa voix, pleine de l’envie de commenter, de décrire, etc. »). Heureusement, son livre va un peu plus loin et propose des pistes pour tenter de conjurer la crise : rapprochement, mutualisation, création d’un label « Art et Essai » comme pour le cinéma, réduction de l’office, ouverture d’un portail informatique mettant en lien les librairies indépendantes, réduction des délais de livraison, les idées ne manquent pas et sont plus convaincantes que les opérations du genre « Lire en fête » ou « Un livre, une rose » qui sévissent actuellement. En tout cas, la balade que propose Patrick Cloux dans les librairies et sur leurs étagères est instructive, l’homme sait écrire et a le mérite d’être sincère et passionné dans sa défense de la profession.

Malraux. Alexandre Eyriès, André Malraux : une ontologie de l’engagement(Connaissances et savoirs, 2007, 162 p., 17 €). L’ouvrage se présente comme une grosse dissertation d’agrégation en trois parties et trois sous-parties. La première s’attache au culte de la fraternité humaine qui innerve l’œuvre et l’action de Malraux, la seconde à la conception de l’histoire qu’elles présupposent et la dernière à l’esthétique malrucienne. Autant dire qu’on ne s’éloigne jamais vraiment de la vulgate sur le mythomane sincère et son œuvre en forme d’anti-destin. L’impression de déjà lu apparaît d’autant plus tenace que la parole est beaucoup plus souvent laissée aux critiques ou aux biographes de Malraux – et Dieu sait qu’il n’en manque pas – qu’à Malraux lui-même. Certaines pages ressortissent ainsi davantage à l’art du collage qu’à celui de l’exégèse. Si l’on excepte quelques analyses de La Condition humaine, jamais l’auteur ne prend véritablement le temps de s’arrêter sur les textes ou de convoquer ceux qui n’entreraient pas si facilement dans un cadre dissertatif préalablement établi. Que sont, par exemple, devenus Lunes en papier ou Royaume farfelu sans parler de La Tentation de l’Occident ? Au final, on obtient une synthèse honnête qui, à défaut d’être très novatrice, conserve toutefois le mérite d’expliciter ou de reformuler ce qu’on savait et qu’on avait peut-être oublié.

Maupassant. François Tassart, Souvenirs sur Guy de Maupassant par François, son valet de chambre (1883-1893) (Éditions du Mot passant, 2007, 272 p., 15 €). « Il n’y a pas de grand homme pour son valet de chambre ». Maupassant le fut-il cependant pour le sien ? Sans doute. Voici une réédition des souvenirs du fameux François sur son maître, dont l’édition originale était parue chez Plon en 1911 (soit dit en passant, la présente réédition ne signale point cette première édition du livre, et elle ne comporte par ailleurs ni préface ni présentation, ce qui n’est toutefois nullement rédhibitoire et vaut mieux, après tout, qu’une préface bavarde ou vide, troussée par le bonze de service). Ce sont, par force, des souvenirs assez anecdotiques : on suit le valet et son maître à Paris, à Étretat, à Antibes, à Chatou, en Algérie, en Italie, au gré des voyages et des déplacements du second. Dans ces pages de journal intime, François relate les menus incidents de la vie quotidienne, et nous montre tour à tour Maupassant éleveur de poules, marin, astronome, jardinier, tireur au pistolet, homme du monde, touriste, etc. Apparaît aussi son côté plaisantin et farceur, qui l’habitait souvent avec des amis. Certaines réflexions font par ailleurs ressortir son horreur de la guerre et ses souvenirs amers de l’occupation prussienne. La littérature n’a, par contre, qu’une place modeste ici : collaboration de Maupassant aux journaux, rédaction de certains livres, rencontres avec des écrivains, tel Zola (dont il appréciait l’œuvre, mais non la personne). Quelques pages mettent en scène la mère de Maupassant et donnent d’elle une image assez digne. Mais, pour le reste, l’écrivain ne semble pas avoir fait beaucoup de confidences à son domestique. Ou bien alors, celui-ci les aura soigneusement tues. Remarquable est en effet sa discrétion en ce qui concerne les femmes fréquentées par Maupassant, et ses amours. Sont cependant cités quelques propos de celui-ci, qui tendent à prouver qu’il préférait de loin, à la plate monotonie des femmes du monde, le piquant de celles qu’il appelait « les femmes artistes ». On est aussi un peu déçu de voir que François ne s’attache jamais à faire des descriptions ou des portraits de tous ceux que son maître fréquenta, lorsqu’il les cite dans ses souvenirs. Ce sont de simples silhouettes, qui prononcent quelques paroles, auxquelles Maupassant répond, et rien de plus. Cela donne souvent à son livre une perspective fort plate. Mais que peut-on demander de plus aux notes d’un domestique sur son maître ? Reste aussi à savoir si ces souvenirs sont bien fidèles et exacts… Signalons à ce sujet qu’il existe à l’Université texane d’Austin un manuscrit du livre contenant des chapitres inédits, et qu’une édition critique du livre ne serait pas sans intérêt, étant bien entendu que nombre de dates données par François demandent à être rectifiées. Dernière chose : le caractère d’imprimerie choisi pour cette réédition est vraiment bien laid !

NavilleLes Vies de Pierre Naville, sous la direction de Françoise Blum (Presses universitaires du Septentrion, 2007, 436 p., 23 €). Fruit d’un colloque pluridisciplinaire organisé au Centre d’histoire sociale du xxe siècle en 2004, le présent volume est la réunion dense et jamais répétitive d’études et de témoignages signés par des historiens, des sociologues et un neurobiologiste. Dans une première partie qui vise à établir les catégories des héritages culturels et des espaces de référence, la correspondance de Naville et de son père est interrogée pour déterminer quelles ont été ses lectures et influences littéraires (Rémy Ponton) et celle de Naville avec Trotsky est scrutée pour analyser les difficultés de sa publication (Michel Prat). Isabelle Kalinowski dans « Denise Naville traductrice », et Norbert Bandier dans « Poésie ou politique : une sorte d’offre de services qui ne savait où se situer » examinent les incertitudes et les doutes du poète pour tirer les conséquences de sa participation au mouvement d’avant-garde. La seconde partie concerne sa vie de militant politique. Suite à une exploration offerte par Jean-Jacques Marie des années de son engagement au sein du Secrétariat International de la IVe Internationale, viennent des études diverses sur Naville, fondateur et animateur de revues (Gérard Roche), sur sa vie de chroniqueur politique (Gilles Vergnon), sur sa conception du rôle social joué par l’intellectuel (Gisèle Sapiro), sur l’absence de ses rapports avec les intellectuels communistes (Frédérique Matoni), ainsi que sur son engagement politique dans les dix années suivant la Libération (Gilles Morin). La troisième partie aborde Naville sous l’angle de sa pensée matérialiste. Ces pages denses montrent comment il serait vain de chercher une unité philosophique parce que la vraie richesse est dans la culture vaste de son auteur. Citons à ce titre les études de Mateo Alaluf sur le marxisme, d’Anne Simonin sur D’Holbach et de Pierre Rolle sur le Nouveau Léviathan). Vincent Bloch s’interroge pour sa part sur La Théorie de l’orientation professionnelle. On passe à une riche et séduisante section sur le sociologue Naville. L’analyse des diverses influences permet à Odile Henry de mettre en évidence un tournant dans la carrière de Naville en 1939, au moment où il devient directeur du Centre d’orientation professionnelle, à l’époque difficile de Vichy. François Vatin souligne que si l’on peut douter de la constance d’une démarche chez le sociologue, on ne peut nier l’apport d’une recherche déterminée des fondements d’une « mathématique sociale » à l’image de Condorcet. Le panorama se poursuit avec la contribution de Cédric Lomba sur Naville et l’administration du Centre d’études sociologiques. Enfin, une place est faite à la question du travail dans les recherches de Jean-René Tréanton et de Lucie Tanguy qui proposent de tenir compte de la pensée de Naville en conjonction avec celle de Georges Friedmann. Au terme de ces minutieuses recherches, qui tirent le meilleur parti de l’exploration du fonds Naville de la bibliothèque du CEDIAS-Musée social, une cinquième partie nous fait passer à une étude de la tendance autobiographique d’œuvres telles que L’Entre-deux–guerres, Le Temps du surréel et Les Mémoires imparfaites.Dans « Les Vies parallèles de Pierre Naville », Françoise Blum convie à lire les six volumes d’Itinéraires, le journal que Naville ne cessera de tenir à partir de la Drôle de Guerre. Une dernière intervention, d’Hervé Serry, donne des analyses appuyées sur les difficultés éditoriales qui se traduisent par un éparpillement. Le volume comporte aussi, en annexe, une table ronde mettant en présence Maurice Nadeau, Paul Parisot et Gilles Martinet, ainsi que des témoignages et un entretien avec Naville réalisé en 1978 par Véronique Nahoum-Grappe. Une bibliographie des travaux de Naville complète l’ensemble.

Nerval (1). Théophile Gautier, L’Hirondelle et le corbeau. Écrits sur Gérard de Nerval, introduction et notes de Michel Brix et Hisashi Mizuno (Plein Chant, 2007, 220 p., 20 €). Dans cet ouvrage superbement imprimé par l’atelier des Éditions Plein Chant, Michel Brix et Hisashi Mizuno ont réuni pour la première fois la totalité des articles que l’auteur de Mademoiselle de Maupin consacra à son « ami le plus intime », éparpillés auparavant dans les feuilles de périodiques introuvables. Les textes critiques ont la part belle, et l’on constate l’absence étonnante de tout compte rendu sur les poésies de Nerval, l’incompréhension à l’égard des Chimères ayant touché jusqu’à l’ami fidèle ; mais on gagne de nombreuses perspectives sur le travail théâtral de Gérard, qui mériterait d’être réévalué. Gautier évoque un Nerval tendu entre l’idéalisme et le matérialisme, entre la fantaisie de « l’hirondelle » et le tragique du « corbeau » auquel il finit par succomber. De nombreuses illustrations complètent ce recueil très recommandable.

Nerval (2). Gérard Macé, Je suis l’autre (Gallimard, Le Promeneur, 2007, 144 p., 19,90 €). « Je suis l’autre » : cette célèbre phrase griffonnée par Nerval sur son portrait, un autre Gérard, écrivain et poète aussi, l’utilise comme titre de son livre. Le portrait d’un Nerval pensif et étoilé par l’usure du cliché occupe toute la couverture et déborde presque les franges du livre, comme une invitation à une plongée dans la galaxie nervalienne. Le choix de présentation, simple et clair, isole les grands massifs créatifs dans le temps, comme autant de stations d’un voyage, d’une passion : « Les Illuminés », « Lénore », « Les Filles du Feu », « Les Chimères », « Aurélia », brefs essais de 15 à 30 pages. Un appendice, « Nerval au café Valois » par Auguste de Belloy, sans être inédit (on le trouve dans leNerval vu par les Témoins de sa Vie de Jean Richer), a le mérite de peindre un Nerval extraordinairement érudit et fantasque qui contraste avec le dolorisme du poète maudit (« Gilbert, Malfilâtre, Hégésippe Moreau », pour se référer au compte rendu de la livraison d’Europe sur Nerval paru dans Histoires littéraires). L’anecdote entomologique du « cyclophore » peut en être l’emblème (« monsieur […], ce même cyclophore, j’en ai fait un, moi qui vous parle […] avec mes doigts tout simplement […] Rien qu’un peu de peluche prise au fond de mes poches […] Et qu’est-il devenu ? Je le portais à Geoffroy Saint-Hilaire, quand tout à coup il s’envola. Et, depuis, je n’ai jamais pu en refaire un autre »). Le premier chapitre est consacré essentiellement au premier des « Illuminés », Raoul Spifame, sosie du roi de France : c’est une première étude de la folie par (et forcément de) Nerval, en même temps que du thème de ce recueil autour de la figure « réfléchie » du double. Le deuxième chapitre s’intéresse à cet « autre » à la fois limpide et obscur que Nerval réfléchit cette fois dans son activité de traducteur de l’allemand, la langue de sa deuxième patrie, celle de la « nuit du tombeau » de sa mère, celle de l’illumination poétique. De bien des textes prétendument traduits, on n’a jamais retrouvé l’original et l’unité de ton du recueil en fait un véritable miroir nervalien – un autre double, Heine, parcourt aussi ces pages : Gérard Macé rend sa juste place au Lénore de Bürger, dans ses multiples traductions nervaliennes. Tandis que le développement sur les « Filles du feu » file la métaphore du feu, « Les Chimères » sont rapprochées du « chant des sirènes » dans les pages où Macé remarque que, dans les « Chimères », « les noms communs […] sont traités comme les noms propres », un point qui nous semble véritablement nodal dans l’identification chaotique de Nerval et du monde, de son « rêve » et de la « vie réelle » qui s’y « épanche » et réfléchit. Par un crescendo bien mené, l’ouvrage se bonifie au gré des pages : le dernier chapitre délivre une analyse onomastique du prénom d’Aurélia (on peut y voir l’or – aurus – philosophal, que Nerval, auréolé par le « soleil noir » du suicide, « lia » à la Melencolia de Dürer), et de belles idées comme celle, commune à Novalis, d’un lien mystique cherché par Nerval « entre deux formes d’existence : la vie nocturne et celle qui nous attend après la mort ». Sans apprêt mais sans trop de splendeurs, bien informé sans érudition, l’ouvrage trouve une juste mesure ; il peut parfois sembler cumuler au contraire les lacunes de la prudence et ne pas parvenir à affirmer de forte qualité. Certes, une remarque incidente fait songer que l’auteur entend rester prudent dans l’interprétation, à l’instar de Nerval lui-même, au contraire de tant d’exégètes, et, de fait, le charme nervalien ne peut être approché qu’avec circonspection, voire avec un respect presque religieux. Pourtant, rien dans ces « multiples précautions » n’invite à voir Nerval d’une manière véritablement neuve ou profondément personnelle, rien non plus qui, par la magie d’un mimétisme même décalé, nous enchanterait. L’auteur n’utilise à plein ni les ressources de l’écrivain ni les efforts ingrats de l’érudit, ni le noble geste du Versuch interprétatif et critique. Certains textes semblent être les préfaces rédigées par l’auteur pour les éditions Folio classique : un détail qui n’est mentionné nulle part.

Paris (1)Paris, cartographies littéraires, sous la direction de Crystel Pinçonnat et Chantal Liaroutzos (Le Manuscrit, 2007, 444 p., 25,90 €). Face au Paris mythique de la critique, dont la figure apparaît le plus nettement dans les écrits de Walter Benjamin, les actes du colloque « Paris, cartographies littéraires » adoptent une vision plurielle. Ce n’est pas la ville organique, mais le Paris fragmentaire, mouvant et pluriel dont l’image se reflète dans la littérature qui intéresse les auteurs de cet ouvrage, qui se réfèrent tous à la notion de « cartographie littéraire », définie comme l’opération de cadrage par laquelle l’écrit dresse des perspectives dans une ville, crée des itinéraires, suggère des pôles, modèle la vision de l’espace urbain. Étrange « cartographie sans carte » qui est pleine d’intérêt. Signalons la contribution de José-Luis Diaz sur « Paris, ville-spectacle », qui revient sur la « littérature panoramique » du xixe siècle et le genre fameux des « tableaux parisiens » chez Mercier, Balzac, Texier, Paul de Kock et d’autres. Il en analyse les lieux communs (la lanterne magique, le prisme, le kaléidoscope), les présupposés, les conséquences esthétiques (la dramatisation du spectacle des rues, la naissance discursive du travelling), et démonte l’idée même de panorama : la « littérature panoramique » est bien plus cadrée et morcelée que son nom veut bien le laisser supposer. L’article d’Arnaud Laimé, sur la naissance de la mythologie du pavé parisien à l’époque de Rabelais, vaut également le détour : le pavage s’oppose à la fange, et c’est toute une vision de la civilisation qui s’incarne dans ce simple bloc de pierre. On s’étonne, ces pages parcourues, de ne pas voir de mention du « Piéton de Paris ».

Paris (2). Dominique Lesbros, Paris mystérieux et insolite. Histoires curieuses, étranges, criminelles et extraordinaires (De Borée, 2007, 398 p., 24 €). Au sommaire : les fantômes acoustiques de l’Opéra, les momies sous la Bastille, le vampire du Montparnasse, l’intérieur de la statue d’Henri IV, les coulisses du musée Grévin, de l’Élysée, de « ma Tante », du métro, etc. L’insolite est de rigueur, mais on aurait aimé plus de rigueur dans l’exposé de certaines légendes. Anecdotique à souhait, le livre ne s’en parcourt pas moins avec agrément, et les amoureux des « vieilles capitales » y découvriront certainement des curiosités qu’ils ignorent. Cela dit, on se demande encore ce que le fameux Japonais cannibale vient faire dans ce livre. La présence du chapitre qui lui est consacré suggèrerait-elle que notre capitale n’a pas connu d’autres horreurs ?

Parnasse. Seth Whidden, Leaving Parnassus. The lyric subject in Verlaine and Rimbaud (Faux Titre, 2007, 230 p., s.p.m.). Seth Whidden a raison d’accorder au Parnasse le rôle de première école poétique du second xixe siècle et de considérer en conséquence les œuvres de Verlaine et de Rimbaud comme des réactions à ce mouvement anti-lyrique : c’est par rapport à ce monument institutionnel que les poètes se définissent jusqu’au début du xxe siècle. Suivant Kristeva et Meschonnic, Seth Whidden analyse les figures du lyrisme chez Pauvre Lélian et son jeune ami comme des éléments de déstabilisation de l’ordre existant, qu’il soit poétique ou social. Le chapitre qu’il consacre à Verlaine (Verlaine’s Identities) convainc par son refus de faire correspondre l’image du poète et son existence réelle, permettant de comprendre ses jeux sur l’ethos poétique. Les pages dédiées à Rimbaud (Rimbaud, Beyond Time and Space), pour pertinentes qu’elles soient, s’attachent davantage à la doxa critique sur l’auteur des Illuminations en définissant le « dérèglement de tous les sens » comme une mise en péril des sens, de la signification et des directions ; mais elles appliquent cette clef interprétative à ses vers, qui ont fait l’objet de moins d’attention dans ce sens que ses poèmes en prose. On aurait aimé au final des analyses textuelles plus fouillées pour confirmer ces hypothèses.

PezerilDaniel Pezeril, Passage des vivants, textes réunis et présentés par Florence Delay (Cerf, 2007, 194 p., 20 €). Mgr Pezeril (1911-1998) fut une figure importante de l’Église catholique. Son activité pendant la guerre lui valut le titre de « Juste » et il fut longtemps aumônier du Centre catholique des intellectuels. Florence Delay a réuni dans ce volume ses textes consacrés à trois grandes figures : Bernanos (dont il fut l’exécuteur testamentaire), Albert Béguin et José Bergamin. Si la foi catholique les rassemble, l’esprit de résistance et de protestation, le sens de l’engagement les rapproche également. Pour chacun d’eux, on trouve ici l’homélie prononcée lors de leur enterrement et un article que leur consacra par la suite Mgr Pezeril. Bernanos demeure inoublié pour son œuvre et Bergamin par la place que lui donna Malraux, Albert Béguin est peut-être, lui, un peu négligé aujourd’hui, malgré ses travaux de germaniste et son rôle à Esprit, dont il prit la direction à la mort d’Emmanuel Mounier. Ce Passage des vivants s’achève par des réflexions et des notes de lecture.

PicturalDe la plume au pinceau : écrivains dessinateurs et peintres depuis le Romantisme, études réunies par Serge Linares(Presses universitaires de Valenciennes, 2007, 415 p., 25 €). Actes d’un colloque auquel vingt-trois spécialistes ont participé. Le volume, bien illustré, est divisé en six parties : Perspectives d’approche Arrêts sur images Doubles vues Échanges sur manuscrits Figures du signe Conflits de vocations ? Comme l’écrit Serge Linares dans son avant-propos, « ce livre fournit l’occasion unique, parce que nouvelle, de repenser les critères définitoires de l’écrivain et de l’artiste ». La matière en est riche, dense et variée. Certaines communications, comme celle de Delphine Gleizes sur le travail du symbole dans les dessins de Hugo ont dû avoir du mal à passer la rampe, car elles exigent une lecture attentive. Dans l’ensemble, c’est le dessin qui a la primauté : dessins en marge de manuscrits (Valéry, Kafka, Pinget), illustrations de leurs livres par les auteurs eux-mêmes (Blake, Jarry, Carroll), ou œuvres autonomes de tous types (André Breton, Unica Zürn, Henry Bauchau). Stendhal, Zola et Fromentin ne manquent pas à l’appel, pas plus qu’au xxe siècle Cummings et Arp, Christian Dotremont, Louis-René des Forêts, Valérie-Catherine Richez et Philippe Clerc. « Passages de ligne » de Bernard Vouilloux donne une bonne vue d’ensemble.

PolémiquesQuerelles et invectives, textes réunis par Jean-Jacques Lefrère et Michel Pierssens. Dixième Colloque des Invalides, 1er décembre 2006 (Du Lérot, 2007, 265 p., 25 €). Le principe « communications limitées à cinq minutes, discussion illimitée » semble inversé dans ce volume d’Actes, où les débats, d’ailleurs souvent intéressants, ont la portion congrue. Certaines communications font même 23 pages, les auteurs ayant tenu à rallonger considérablement la sauce à l’heure d’être imprimés. Par ailleurs, on regrettera un peu le calme général du colloque, et le fait qu’il n’y ait pas eu de bagarres, d’insultes ou de horions dans la salle… Au lieu de cela, une attraction de cirque : Frédéric Beigbeder arrivant avec un énorme retard, tel un simple Mitterrand, et se dispensant naturellement de toute communication, pour parler et faire parler de lui. Quant aux communications ici réunies, leur intérêt est, comme toujours dans ce genre de colloque, variable. À peu près nul, et sans rapport avec le sujet du colloque, pour les « malédictions » de Michaux (Pauline Hachette), et surtout pour les alléluias pagano-religieux proférés, on ne sait trop pourquoi, par un Gabriel Matzneff extatique, qui se sera trompé de réunion. Trop long, le texte de douze pages d’Éric Beaumatin sur le fameux « coup de boule » de Zidane. La fiction de Dominique Noguez aligne un peu trop de noms de littérateurs (ne disons pas écrivains) connus dans le petit périmètre bien parisien des Ve et VIe arrondissements. En revanche, d‘autres communications sont remarquables et portent souvent sur des points peu connus : les lettres de dénonciation administrative contre Jean-Pierre Brisset (Marc Décimo) ; un texte de James Ensor, assez étourdissant dans le genre, contre les frères Stevens (Jacques Dubois) ; « Deux poètes qui ont dit merde à Staline », par Alain Chevrier, qui transcrit de rudes vers d’Armand Robin et de Maurice Blanchard, conchiant littéralement le petit père des peuples. On retrouve Staline et son barde français dans l’intervention de Jean-Paul Morel sur Aragon et le réalisme, tandis que Yan Hamel évoque « Sartre en colère » et Françoise Gaillard son adversaire Céline, auteur de l’immortel À l’agité du bocal. Longuement, très longuement retracée par Vincent Laisney, la polémique de Retté contre Mallarmé ne manque pas d’intérêt, car l’auteur essaye d’aller au-delà de l’anathème infligé par la postérité à « Adolphe Raté » (on aurait pu mentionner au passage sa curieuse Thulé des brumes, fruit de ses expériences de la drogue). Seth Whidden reproduit des lettres inédites, fort cordiales, de Marie Krysinska à Gustave Kahn, donnant ainsi une vision plus apaisée de la « querelle du vers libre ». Brève, mais piquante, l’intervention de Maurice Culot, sur le mot « architecte », qui, en Belgique, semble l’« insulte suprême ». On saura également gré à Daniel Zinszner d’avoir recensé les jurons du capitaine Haddock, par lesquels Hergé est arrivé à familiariser bien des générations avec les bachi-bouzouks et autres ophicléides. Autres communications sur Sarcey, Fargue, Dada, Debord, l’anticléricalisme… Marie-Hélène Larochelle a tout à fait raison d’évoquer la collection d’insultes d’Émile Pouget dans son Père Peinard, mais peut-être aurait-elle pu enrichir son propos par davantage de citations caractéristiques (nous nous souvenons d’en avoir lu jadis certaines assez explosives et hilarantes, notamment sur le tsar). Comme le remarque, dans la discussion, Marc Angenot, Pouget est bien l’une des sources de Céline pamphlétaire. On observe, en général, que nombre d’intervenants font un peu trop dans le discours théorique et la glose savante, ce qui ne laisse pas d’être piquant à propos d’invectives et d’insultes. Certaines communications présentent même un singulier contraste, par la violence ou le comique des citations, et le sérieux imperturbable des commentaires qui les enserrent. Or, il est des invectives qui sont tellement énormes et magnifiques qu’elles ne peuvent que « contagier » le lecteur, ou même le citateur, et faire jaillir le fou-rire. On en trouverait de fort belles chez Léon Daudet, « diffameur outré » dont Adeline Trombert-Grivel rappelle ici le souvenir imprécatoire. Pour faire mesurer à quel point nous vivons actuellement sous un régime de tabous complets, d’auto-censure et de bénissante complaisance, il n’est que d’évoquer l’article que Daudet aurait publié dansL’Action française au lendemain de l’assassinat de Louis Barthou. Celui-ci était une des bêtes noires du polémiste, qui ne s’était pas privé d’imprimer que le ministre bibliophile allait souvent, dans des bordels, jouer au toutou et se faire fouetter par ces dames. Or, l’article nécrologique publié par Daudet portait en manchette cette phrase, qui, aujourd’hui, vaudrait illico à son auteur la garde à vue, puis la prison sans sursis : Mettez en berne les martinets !

Prévert. Carole Aurouet, Prévert : portrait d’une vie (Ramsay, 2007, 238 p., 45 €). Pourquoi un nouveau Prévert, et de luxe s’il vous plaît, lors que nombre de biographies, catalogues d’expositions ou volumes d’hommages lui ont été largement consacrés ? Ce que l’on est peut-être en droit d’attendre, c’est non plus une nième mouture du parcours de Prévert (et de son inséparable frère), mais une étude critique et qui prenne en compte la « réception » du poète. Peut-on donc encore sérieusement se contenter de donner une « sélection bibliographique », non classée chronologiquement et étrangement lacunaire ? Puisque l’auteur a consacré l’essentiel de ses recherches au cinéma de Prévert, on s’étonne de ne pas voir mentionné le travail de Marcel Lapierre, journal de tournage d’Aux portes de la nuit (1946), encore plus de ne pas voir mentionnés les scénarios publiés par André Heinrich en trois volumes. Point de détail, on lit, page 57 : « le dernier jour [de l’Olympiade à Moscou] certains membres, dont Prévert, refusent de signer un texte qui fait l’éloge de Staline », alors que l’on connaît aujourd’hui parfaitement le questionnaire adressé à la « troupe » via Lou Bonin-Tchimoukoff, et qui n’était pas du tout aussi « stalinien » qu’on a voulu le dire.

Proust (1). Donald Wright, Du discours médical dans « À la recherche du temps perdu » (Champion, 2007, 464 p., 85 €). La question des rapports entre médecine et littérature dans l’œuvre de Proust a déjà été abondamment traitée – souvent au filtre d’une approche biographique et documentaire restreinte. L’ouvrage de Donald Wright ambitionne légitimement d’élargir la perspective et d’embrasser, à la lumière d’une telle problématique, les grandes composantes de l’univers fictionnel et de l’univers verbal de La Recherche. L’enquête, très informée (l’auteur a manifestement lu toute la littérature savante des Ribot, Ravaisson et Charcot), est conduite de façon rigoureuse et démonstrative. Elle s’articule d’abord sur le substrat d’un discours médical d’époque, qui isole certaines pathologies, telles que l’habitude, l’asthme, la dégénérescence. Donald Wright en poursuit les empreintes, les ombres portées et les effets dans le roman de Proust, qui réorchestre, selon une phraséologie significative, les grandes topiques de la science médicale, à commencer par le répertoire contemporain des névroses. Ce premier volet, essentiellement consacré aux aspects de la maladie et au discours sur la maladie, se voit complété par une deuxième étape, qui envisage la question de la sexualité et surtout la façon dont elle se constitue en un discours, à savoir des normes et des représentations qui oscillent entre pathologie et moralité. Donald Wright aborde, dans cette perspective, toutes les facettes de la vie sexuelle évoquées dans La Recherche : l’onanisme, l’inversion, le sadisme, le masochisme, bref tous les comportements réputés « déviants » qui entrent, dans la nosographie d’alors, dans le cadre des perversions. De la « sexualité comme maladie » à la jalousie, cet autre symptôme de l’amour malade, l’auteur examine la façon dont le discours romanesque, notamment sous les espèces de la métaphore, assimile et réorganise les données de la science. Le dernier moment de l’essai s’attache à montrer quel lien se noue entre médecine et art dans la seconde moitié du xixe et au commencement du xxe siècle. Il s’agit en effet de revenir à cette occasion sur la théorie du génie artistique, toujours comptable d’une psychopathologie. En somme, à travers les représentations offertes par le discours médical, c’est une fonction de pouvoir qui se déclare, visant à assujettir l’art et ses produits aux grands mécanismes de l’étiologie. L’analyse de Wright éclaire parfaitement le travail de substitution ou de dépassement opéré par Proust : l’inscription du discours médical dans La Recherche, la déclinaison des pathologies et la floraison de métaphores, de déplacements, de figures qu’elles commandent, alimentent en profondeur la formation d’une « identité esthétique », opposable à l’« identité pathologique ». C’est en effet l’art, élevé à la dignité d’une religion, qui « sauve » l’artiste en lui donnant la capacité de tenir à distance, par les moyens du verbe et de ses figurations, le discours autorisé et autoritaire de la médecine.

Proust (2). Philippe Willemart, À la découverte des sensations dans « La Prisonnière » de Marcel Proust(L’Harmattan, 2007, 233 p., 20,50 €). Le lecteur bénévole pourra se passer de la lecture de cet essai, qui ne l’instruira ni le divertira. Placée sous le signe de Lacan et de Frege, inspirée par les méthodes et les leçons de la critique génétique, cette étude des « sensations » dans La Prisonnière – qui n’invente rien – s’apparente bien plus à un montage d’analyses relevant toutes, peu ou prou, de cet exercice scolaire qu’on appelle « explication de texte ». Mais la méthode, pour éprouvée qu’elle soit, n’est pas infaillible ; sous la plume de notre auteur, elle est même laborieuse, alentie, alourdie. À quoi il convient d’ajouter un style sans grâce ni éclat, très oral, certains diraient : décontracté, mais enfin, quand on prend la peine de lire de telles pages on aimerait bien que celui qui les a commises remplisse intégralement ses devoirs d’écrivain. On est loin du compte. De même, la facture d’ensemble de l’ouvrage atteste un déséquilibre qui ressortit à la torsion clownesque : la deuxième partie de l’essai, intitulée « L’inexistant », ne compte qu’une dizaine de pages, sur un ensemble de plus de deux cents. Elle est visiblement bâclée ; elle ne constitue pas même l’ombre d’un chapitre ; et dire que Lacan et Frege y cohabitent, pour le pire, hélas… Ne parlons pas de la bibliographie, riche, mais chaotique, et souvent fautive (ainsi ce cher Laurent Adert se voit rebaptisé du nom de Aderet). Vite, vite : relisons Proust.

Proust (3). Marcel Proust, Préface, traduction et notes à La Bible d’Amiens de John Ruskin, édition établie par Yves-Michel Ergal (Bartillat, 2007, 370 p., 25 €). Yves-Michel Ergal donne une préface fouillée à cette édition de la traduction de Proust longtemps indisponible. Le travail de mise en contexte de cette traduction, d’explication des notes de plus en plus foisonnantes de l’écrivain qui se découvrait à travers Ruskin, était nécessaire. Car c’est évidemment Proust qui est magnifié dans ce livre, bien plus que Ruskin, qui n’a droit qu’à quelques pages d’analyse de sa démarche. Le traducteur vole la vedette à l’écrivain anglais sur la couverture, son nom s’affichant en grand – effet paratextuel qui a pour but de neutraliser l’hétérogénéité de ce livre dans l’œuvre proustienne, en l’y insérant comme un texte à part entière de l’auteur de la Recherche. L’éditeur va parfois un peu loin dans cette volonté, au point de décrire ce livre comme une œuvre habitée par Proust, tout entier de sa plume, comme si Ruskin n’avait été qu’un prétexte à réécrire l’œuvre qu’il avait déjà en lui. Syndrome du Quichotte de Pierre Ménard, dirons-nous. Mais la conclusion à laquelle parvient Yves-Michel Ergal suffit à justifier ce point de vue : selon lui, Proust aurait trouvé dans le texte de Ruskin le ton du narrateur de la Recherche, qu’il cherchait encore dans Jean Santeuil ; il aurait emprunté sa voix à Ruskin pour écrire son chef-d’œuvre, distanciation nécessaire de l’auteur qui incarne un rôle pour écrire. Nous faudra-t-il ajouter la Recherche aux œuvres complètes de Ruskin ?

ReyLe Miroir et le chemin. L’univers romanesque de Pierre-Louis Rey, textes réunis et présentés par Vincent Laisney (Presses Sorbonne nouvelle, 2007, 342 p., 26 €). Pierre-Louis Rey a de la chance : le redoutable exercice des « Mélanges en l’honneur de… » est ici réalisé à la perfection. Le volume est élégant (la romantique et suggestive illustration de couverture est bien choisie), les contributions, dans l’ensemble, intéressantes. Surtout, on a pensé au lecteur qui ne connaissait pas l’homme ici honoré ; non seulement il peut lire la bibliographie de ses travaux (cela est classique), mais un entretien en ouverture permet à Pierre-Louis Rey de parler de son expérience d’en-seignant, de chercheur et d’écrivain : plus d’un lecteur ignore sans doute qu’il a écrit cinq romans, publiés chez Gallimard ; il en parle sans prétention et (c’est encore une idée ingénieuse) Daniel Compère leur consacre une étude. Mais la plus grande partie du livre est consacrée à l’hommage de ses collègues, par le biais d’études sur les romanciers des xixe et xxe siècles, de Stendhal et Gobineau à Camus et Simon, auteurs auxquels Pierre-Louis Rey a consacré l’essentiel de ses travaux. Avouons que certaines de ces contributions – savantes et érudites, naturellement ! – illustrent curieusement (et de manière involontaire) le constat douloureux que fait Pierre-Louis Rey dans l’entretien liminaire : il s’effraie quelque peu de la situation actuelle de l’Université qui se voue à « l’hyperspécialisation, la crispation sur des choses minuscules », tout en se trouvant dans l’impossibilité de doter les étudiants d’une culture générale.

Romantisme. Laurent Wagenlander, Romantisme et littérature (L’Aubraie, 2007, 239 p., 17 €). Comment relooker un DEUG ou un DEA ? Il suffit de l’affubler d’un titre bateau, de délayer la sauce et d’utiliser un langage se voulant moderne, sinon post-moderne. Le tour est joué : « Les priorités de la praxis…  les modalités à la fois diverses et unitaires d’une Weltanschaung particulièrement diffuse…   Il ne nous présente qu’un moi à la dérive, extrêmement labile s’il en fut… Tel l’os du mort devenu instrument de musique dans la cantate de Mahler, Das klagende Lied…. »  Ce qui se cache là-dessous n’est vraiment pas grand’chose et ferait même regretter le bon vieux Lagarde et Michard. Qu’attend-on pour réécrire aussi les aide-mémoires du bac ?

Saint-John Perse (1). Catherine Mayaux, Saint-John Perse lecteur-poète. Le lettré du monde occidental (Peter Lang, 2006, 216 p., s.p.m.). Il y a un mythe Saint-John Perse, auquel le poète lui-même a largement contribué en veillant scrupuleusement à l’établissement de ce qui devait être son testament et son tombeau, le volume desŒuvres poétiques publié de son vivant (1972) dans la prestigieuse collection de La Pléiade. Si, dans les notes de cette édition, quelques indications de lectures et références bibliographiques avaient été parcimonieusement égrenées, force est de constater que Perse a voulu offrir de lui l’image d’un poète livré ouvert au monde, à l’expérience des voyages et de l’exil – en somme un être délivré de ces livres que Gide invitait, dans Les Nourritures terrestres, à rejeter, à écarter du champ de la vie et de l’immédiateté sensible. Depuis plusieurs années, grâce notamment aux travaux critiques de Joëlle Garde Tamine, de Colette Camelin et de Catherine Mayaux, cet autoportrait du poète errant a été passablement corrigé. La preuve a été faite, en effet, que Perse a puisé son « inspiration » dans un fonds livresque extrêmement varié et riche, allant parfois jusqu’à procéder à des emprunts textuels, à des découpages et à des couplages, à des citations non déclarées. Le poème dès lors n’est plus, comme on l’a prétendu, le fruit d’un jaillissement intérieur éclairé ou suscité par les vicissitudes de l’existence, un langage retrempé aux sources vives de l’expérience du réel et des autres, mais bien souvent un montage savant, qui s’enrichit des données les plus diverses, encyclopédiques et journalistiques. L’ouvrage de Catherine Mayaux s’inscrit ouvertement dans ce sillage critique, qui fait prévaloir l’objectivité scientifique et l’attestation documentaire sur les mirages du mythe. Son propos est de visiter un secteur de la bibliothèque persienne : le fonds extrême-oriental. En poste à Pékin, en tant que diplomate, de 1916 à 1921, Perse a lu maints ouvrages savants sur la Chine et l’Extrême-Orient. Il s’est ainsi constitué une culture solide et approfondie dans des domaines qui touchent ordinairement aux spécialités : archéologie, géographie, langues… Loin de réserver ces données à quelque emploi périphérique, lié aux servitudes de la documentation, Perse s’est appliqué, dans bien des cas, à les intégrer à la démarche poétique… C’est donc bien aux enjeux, aux modalités et aux méthodes de cette démarche que le présent ouvrage se consacre, amenant au jour la figure d’un « lecteur-poète », expression qui rend de fait indissociables deux pratiques et invite du même coup à faire glisser la première dans la seconde. Si, dans un premier temps, l’essai de Catherine Mayaux cède un peu à l’inventaire et aux commodités du catalogue (mais comment faire autrement ?), en revanche, dans un deuxième temps, les mécanismes de passage ou de transaction entre lecture et écriture sont parfaitement analysés : du livre lu et annoté de la main du poète rejaillissent un ensemble de phrases, des fragments rythmés qui sont décalqués ou presque des extraits ciblés. Quelques cas précis illustrent ce travail : Le Tibet révolté de Jacques Bacot et sa « transformation » dans le Chant X d’Anabase, ou encore les Dix Inscriptions chinoises d’Édouard Chavannes et le texte de l’Invocation d’Amers. Si l’approche critique concourt à démythifier la figure du poète, elle permet par ailleurs d’éclairer quelques-uns des ressorts de la création poétique chez Perse qui – c’est là une des vertus de cette étude – nous le rend plus proche, plus moderne, en ce sens précis que la genèse du poème ressortit pleinement aux jeux multiples de l’écrit et aux dispositifs textuels qu’ils inspirent.

Saint-John Perse (2). Renée Ventresque, Saint-John Perse dans sa bibliothèque (Champion, 2007, 304 p., 55 €). La bibliothèque de Saint-John Perse pourrait être le thème d’une nouvelle de Borges, tant elle semble receler de secrets et de voies détournées, de ces itinéraires qui n’ont de sens et de valeur qu’à l’aune de la littérature et de ses sortilèges. Elle est en elle-même un objet d’études, de classements et d’interrogations. Il est donc naturel que cet espace écrit soit au cœur de l’essai de Renée Ventresque, spécialiste de Perse qui a, par ses travaux, contribué à remodeler l’image un peu statufiée que le poète et ses épigones ont voulu installer au Panthéon des Lettres pour l’éternité. L’auteur montre comment Saint-John Perse a pris forme et consistance poétique à partir des livres, en fonction des orientations éthiques, philosophiques et scientifiques qui pouvaient, à ses yeux, présenter un intérêt quant à sa formation intellectuelle et esthétique. La première partie de l’essai traite ainsi des « lectures » de Perse : deux lectures de jeunesse – Emerson, Thoreau d’une part, Bloy d’autre part – et deux lectures de la maturité, l’Américain Peter Lum (dont The Stars In Our Heaven. Myths and fables, 1948, apparaît comme la source où puise la cosmologie du poème Amers) et les écrivains existentialistes français – ou plutôt la doctrine existentialiste pour laquelle Perse n’a que peu d’estime (Vents et Amers sont aussi une manière d’engager la polémique avec les thèses de Camus et Sartre). La deuxième partie se consacre plus centralement à la question de l’emprunt : après avoir survolé quelques lectures éclectiques du jeune Alexis Léger, qui lit simultanément ou presque des ouvrages sur le langage et le bouddhisme, d’autres sur la philosophie alexandrine et le romantisme allemand, d’autres encore sur l’Inde et l’Asie, Renée Ventresque s’attarde sur la relation complexe et jamais vraiment dénouée entre Claudel et Perse. Elle revient sur l’hypothèse non tant d’une influence que d’un ascendant du premier sur le second, l’analyse d’Anabase permettant de vérifier l’objectivité de certains « emprunts ». On touche là un des points majeurs de la critique persienne d’aujourd’hui : repérer et étudier ce mécanisme du prélèvement et du collage, de la citation clandestine dans l’œuvre. Le livre de Renée Ventresque y contribue qui s’emploie à cerner ces « textes » greffés sur le texte jusque dans le volume des Œuvres complètes en Pléiade, qui deviendra l’occupation essentielle du poète à partir de 1965. Ce chantier, dont la troisième partie de l’essai retrace les étapes, les ralentissements et les reprises, permet d’entériner deux points. D’abord, le projet de La Pléiade répond à un souci de cohérence, ou plus exactement de construction : Perse entend maîtriser son écriture, son œuvre, son image, sa biographie, en les inscrivant dans un continuum du vivre et de l’écrire. Cela l’oblige à manipuler quelques données, biographiques et bibliographiques. De là le second point : cette édition – et Renée Ventresque le montre – obéit au principe créatif qui a toujours prévalu dans la genèse du texte persien : elle s’écrit et se compose à partir de la bibliothèque du poète. Le poïen s’éclaire ainsi d’un jour nouveau, qui méconnaît les fulgurations de l’inspiration ; en contrepartie, il fait valoir les lois intimes d’un processus qui est immanent à l’écrit – le poème étant, dans son état final, l’œuvre, consécration de l’écriture, « en dehors de l’appareil du scribe », comme disait Mallarmé.
Saint-John Perse (3). Esa Christine Hartmann, Les Manuscrits de Saint-John Perse. Pour une poétique vivante(L’Harmattan, 2007, 502 p., 39 €). Cet essai de critique génétique intéressera peut-être les spécialistes de Saint-John Perse, désireux d’approfondir les lois qui régissent (si lois il y a) le geste d’information et d’évolution d’une écriture. Se fondant sur les rares manuscrits dont les chercheurs disposent aujourd’hui, l’ouvrage, solidement structuré, se propose de dégager de l’étude de la « démarche créatrice » de Perse des « constantes » d’abord, ensuite les fondements d’une « poétique du manuscrit persien ». L’enquête dans son ensemble répond à la question suivante : comment naît, se modifie et se développe le poème persien ? Et en quoi ce développement reflète-t-il une « vision du monde » ? Si, dans sa grande majorité, l’approche mise en œuvre dans ce travail obéit aux règles de la rigueur analytique, elle laisse souvent le lecteur perplexe face à la déroutante diversité des méthodes adoptées par Esa Christine Hartmann, si bien qu’il est en droit de se demander à quel principe scientifique unifié s’ordonne la recherche. Certes, l’auteur prend soin de légitimer cette diversité, affirmant que « les approches linguistiques et stylistiques, thématiques et herméneutiques, textuelles et structuralistes, sociolinguistiques, pragmatiques et historique », pour n’en citer que quelques-unes, fournissent des « éléments différents » destinés à éclairer la fameuse poétique du manuscrit persien. Sans doute, sans doute. Mais le résultat montre assez que point n’était besoin de cette débauche de méthodes et de doctrines, ni même du recours à l’étude des manuscrits. Car Esa Christine Hartmann a trop tendance à épouser le point de vue dominant de Perse lui-même, sur sa poétique et son œuvre. Et l’on n’est pas étonné de retrouver, dans les commentaires et les analyses, l’éternel couplet sur la « sensation », l’« ontologie », la poésie comme « parole sacrée »… Exemple : « La métaphore persienne […] réconcilie le dualisme platonicien opposant l’idée et l’apparence, la pensée et la sensation, en créant […] une unité poétique, une expérience globale, universelle et pleine, du monde et des mots. » On est là dans le discours creux et scientifiquement non pertinent. L’approche génétique proprement dite souffre ici d’un grave défaut de perspective critique.

SandLire « Histoire de ma vie » de George Sand, études réunies par Simone Bernard-Griffith et José-Luis Diaz (Presses universitaires Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand, 2006, 388 p., 25 €). Ce volume prend acte de la fortune récente de l’autobiographie de George Sand : centenaire aidant, quatre éditions (inégalement complètes) se sont ajoutées à celle de Georges Lubin dans la Bibliothèque de la Pléiade ! Logiquement, on retrouve ici de nombreux contributeurs des Lectures de « Consuelo » parues en 2004 : c’est le même type de dossier collectif consacré à une œuvre majeure. À plus d’un titre, les deux livres se répondent : Histoire de ma vie fait « suite » au grand roman, comme le souligne l’étude de Michèle Hecquet. On connaît l’inconvénient de ce type de publication : si ample et varié que soit le texte étudié, certaines communications en viennent inévitablement à se recouper et donnent un sentiment de répétition : plus de vingt contributeurs étudient les partis pris, les singularités et les procédés de George Sand partant à la quête d’elle-même. On apprécie que les références soient toutes données à une seule édition de référence, ce qui n’est malheureusement pas toujours le cas dans les volumes collectifs.

Segalen. Kenneth White, Les Finisterres de l’esprit : Rimbaud, Segalen et moi-même (Isolato, 2007, 90 p., 15 €). Avec son sous-titre modeste, l’essai revisite, suivant une composition qui reste à trouver, la relation qu’entretient l’auteur avec Segalen et Rimbaud, ou peut-être devrait-on dire l’inverse tant on a le sentiment que l’œuvre et l’itinéraire de ces deux écrivains ne valent ici qu’en tant qu’ébauche de la géopoétique de Kenneth White lui-même. C’est à se demander parfois si Segalen n’a pas fait exprès de naître en Bretagne parce qu’il aurait obscurément pressenti qu’un jour un autre grand écrivain installerait son « laboratoire cosmopoétique » sur la « péninsule armoricaine ». De fait, Segalen et la Bretagne – réelle ou métaphorique, car Segalen est un « Breton transcendantal » il ne faut pas l’oublier – se taillent la part du lion dans cet essai où Rimbaud n’intervient que sur le tard pour donner son élan à l’expression d’une géopoétique qui ne viendra pas. Page après page, Kenneth White égrène les moments et les lieux décisifs qui ponctuent le parcours de Segalen jusqu’à livrer en exclusivité la teneur du livre que celui-ci aurait écrit s’il n’était mort avant, « un livre sur ce « spectre » que chacun porte en soi, c’est-à-dire le plasma germinatif cosmico-ancestral d’où il est sorti ». Rimbaud aurait-il écrit ce fameux livre sur « le plasma germinatif cosmico-ancestral » ? On peut raisonnablement penser que son départ au désert en tient lieu. Segalen, toujours d’après Kenneth White, n’a d’ailleurs pas compris les
ressorts profonds de ce départ de Rimbaud ; il n’a pas su se donner les moyens de surmonter la dichotomie problématique entre le poète des Illuminations et le marchand de cartouches du Harrar. On ne peut lui en adresser le reproche, mais on perçoit bien au terme de cet essai que s’il avait fait un petit effort pour entrer dans la compréhension de ce mystère, il aurait du même coup embrassé le projet de Kenneth White. La destinée d’une œuvre tient décidément à bien peu de choses.

Simenon. Anne Richter, Simenon sous le masque (Racine, 2007, 117 p., s.p.m.). Cet essai « audacieux » et qui « sort des sentiers battus », si l’on en croit le prière d’insérer de la quatrième de couverture, reprend un ouvrage primitivement publié en 1993 puis réédité en 2002. Un avis liminaire précise que « la présente édition a été remaniée et augmentée d’une préface ». En effet, la préface semble reproduire en première page une lettre d’Éric-Emmanuel Schmitt qui risque de ne pas figurer dans les futures anthologies de l’art épistolaire contemporain. Les remaniements concernent sans doute le texte, car l’orientation bibliographique finale ne mentionne pas la publication des deux tomes des Romans de Simenon dans La Pléiade, pas plus qu’aucun texte critique postérieur à 1993. Cela dit, l’auteur pratique une critique de sympathie qui cherche à construire « l’identité réelle » du « vrai Simenon » et à nous faire découvrir « l’envers du décor ». Anne Richter, à la quête d’une « clé », part à la recherche intime d’un romancier qu’elle apprécie, dont elle connaît bien l’œuvre, ainsi que les auto-commentaires. Son essai se lit agréablement. Il pourra séduire un lecteur naïf de Georges Simenon.

Théâtre. Nancy Delhalle, Vers un théâtre politique. Belgique francophone 1960-2000 (Le Cri-ULB-ULG, 2006, 345 p., 20 €). Qui a vu Rwanda 94, du Groupov, gardera toujours le souvenir d’une expérience théâtrale hors du commun, parfaitement réussie sur le plan dramatique et d’une puissance d’ébranlement très supérieure à tous les discours sur le génocide. Cette pièce n’est cependant que l’une des expressions les plus fortes d’un mouvement théâtral original qui remue la Belgique francophone depuis les années 1960 (la Flandre n’est pas moins créative et le nom de Platel suffit à évoquer ses succès). C’est cette effervescence (le mot est de Jacques Dubois, préfacier de l’ouvrage) que Nancy Delhalle décrit sous l’angle de l’histoire sociale – un mouvement dont elle se fait l’analyste dans ce qui fut une thèse, après en avoir été elle-même une actrice engagée. Le théâtre qu’elle étudie a cherché à concilier le souci politique et le souci d’autonomie esthétique et doit donc se distinguer du théâtre militant ou du théâtre engagé. Cela ne le rend pas facile à cerner et Nancy Delhalle préfère l’envisager comme un « paradigme » mouvant où ne comptent vraiment que les réalisations concrètes et, au fond, les personnalités qui lui donnent vie. On
découvrira ainsi des animateurs des années soixante comme Jean Louvet (actif bien au-delà). Il est à noter que les influences dramaturgiques qui ont façonné le « Jeune Théâtre » et ses suites ne sont pas brechtiennes, comme on aurait pu s’y attendre, mais plutôt issues des courants venus des États-Unis avec le happening ou la performance, voisinant cependant avec Grotowski. On rencontrera dans l’ouvrage des noms désormais connus en dehors de la Belgique : Jean-Marie Piemme, Philippe Sireuil, Jacques Delcuvellerie. Les mises en scène sont examinées de près, avec tout le matériel documentaire qui les prépare, les accompagne ou les commente, sans négliger parfois le détail des textes. Le vocabulaire bourdieusien est quelquefois bien pesant, comme toujours, mais le tout forme une intéressante petite encyclopédie qui permet de prendre la mesure de ce que le monde théâtral francophone doit aux créateurs belges des dernières décennies. Bibliographie et index utiles, mais qui l’auraient été encore plus accompagnés d’un tableau chronologique un peu détaillé des mouvements, des auteurs et des mises en scène.

Théâtre romantique. Susan McCready, The Limits of Performance in the French Romantic Theatre (Durham Modern Languages, 2007, 145 p., s.p.m.). Ce petit essai ne manque pas de grandes ambitions, de même qu’il prête au théâtre français des années 1830 des profondeurs insoupçonnées. Comme dans beaucoup de travaux anglo-américains des dernières décennies, il s’agit ici de solliciter des textes la révélation de réalités collectives complexes, à la fois sociales et psychologiques, voire métaphysiques. L’idée de base est que le théâtre permet par excellence la manifestation physique de mouvements abstraits, permettant ainsi au public de rencontrer ses angoisses, car toute culture est fondée sur une crise. Des valeurs sont constamment remises en jeu et la représentation (au sens anglais de « performance ») reproduit leurs conflits. C’est évidemment faire porter toute la charge de l’effet théâtral sur le spectateur, à la fois scène, enjeu, acteur et victime de toutes les contradictions ainsi portées au jour. Le fait que le théâtre romantique a largement usé du théâtre dans le théâtre est ici pris pour un signe de la profondeur et de la pertinence de ce théâtre. Susan McCready analyse dans cette perspective un nombre important de pièces très diverses, chacune illustrant une facette de la dialectique postulée, le tout enveloppé dans un appareil théorique qui va de Victor Turner à Bataille et Anne Ubersfeld, avec une prime à Elaine Scarry, théoricienne (au sens de la French Theory, c’est-à-dire incommunicablement anglo-saxonne) pour qui les corps expriment, souvent dans la douleur, les valeurs les plus abstraites. Sur cette base, Susan McCready livre des lectures parfois proches du résumé mais évidemment orientées par sa visée théorique. On n’y reconnaît pas toujours les pièces que l’on croit connaître, tout à coup devenues lourdes d’un sens très grave, même quand il s’agit de comédies superficielles. Le théoricisme, dans sa volonté de tout faire entrer dans un modèle abstrait, débouche souvent sur une vision opportunément anhistorique et l’on peut rester sceptique devant les vastes généralisations plus ou moins anthropologiques qui finissent par niveler toute une époque dans l’espoir d’en dire la vérité cachée. L’ambition reste cependant respectable et peut aider à bousculer les idées paresseusement reçues sur le théâtre romantique. La hauteur de vue empêche malheureusement aussi trop souvent l’auteur de relire ses épreuves de près, d’où il résulte force coquilles, noms estropiés, bizarreries diverses, d’où une bibliographie et un index pas toujours fiables.

Traduction. Jacqueline Risset, Traduction et mémoire poétique : Dante, Scève, Rimbaud, Proust (Hermann, 2007, 132 p., 22 €). Qui disputerait la contribution de l’auteur au monde de la traduction ? Celle de La Divine Comédiefait référence depuis plus de vingt ans. Malheureusement, on n’en dira pas autant de ce mince volume, où les tentatives de rapprocher traduction, interprétation et intertexte tombent à plat. Après un commentaire général sur le rôle de la traduction par Yves Bonnefoy, Jacqueline Risset ouvre son exposé avec Dante, pas seulement comme objet de traduction, mais comme traducteur lui-même. La langue moyenâgeuse, à travers Virgile et Ovide, est omniprésente chez le poète. En quittant cette terraferma, la discussion divague en tous sens et la traduction semble englober toute forme de production littéraire. On peut accorder à l’auteur que l’originalité de l’œuvre de Maurice Scève « consiste en ce que, tout en s’appuyant sur la science rhétorique de ses prédécesseurs, il renouvelle radicalement le sens de l’opération d’écriture », mais les exemples de l’assonance ne nous apprennent rien sur la traduction chez ce poète. La trahison du thème annoncé dans le titre est encore plus grave dans le chapitre sur Rimbaud, où des anagrammes tirés par les cheveux (« ver » dans « Tu vates eris ») sont suivis d’une section… sur Lautréamont ! Ils sont contemporains, certes, mais c’est tout ce qui justifie ce passage de l’un à l’autre (et pourquoi pas Germain Nouveau, allez !). La traduction n’était pas, pour la génération de jeunes poètes des années 1870, ce qu’était celle des verslibristes quinze ans plus tard, selon Stuart Merrill : « L’idée du vers libre était, comme on dit, dans l’air. » Plus sérieuse est l’omission, quasi totale, de la Saison en enfer : aucun commentaire de cette œuvre ou de l’influence de l’enfer dantesque sur celui de Rimbaud. Le lecteur appréciera surtout le choix de Départ pour clore ce chapitre, puisqu’il en a « Assez vu » de ce bref parcours à travers l’œuvre de l’auteur des Illuminations. Dans le dernier chapitre, consacré à Proust, Jacqueline Risset reprend le thème central de l’ouvrage, surtout dans sa discussion de la traduction par Proust de La Bible d’Amiens (1905). Tombant sur des tentatives d’intertexte entre la Recherche et la Comédie, le lecteur cherche la conclusion de ces méditations. Recherche vaine : rien à conclure, rien à dire.

Ubu et orbi. Patrick Besnier, Alfred Jarry (CulturesFrance, 2007, 94 p., 17,50 €). Sans doute parce qu’il avait mis en page lui-même certains de ses livres et marquait un goût pour le caractère typographique, Jarry n’a jamais eu de chance avec les pseudo-typographes qui se sont attaqués (c’est le mot) à son œuvre. Mais voilà que tout change avec l’Alfred Jarry de Patrick Besnier et sa mise en pages par spMillot dont la typographie fait plaisir à voir ; avoir retrouvé le père Ubu en personne sous cette « absolution » : « Sur l’absolu, feu à répétition », fait preuve d’un œil typographique qui ne court pas les rues. Cette publication de la Documentation Française est destinée à faire bonne figure dans nos ambassades et nos consulats. Patrick Besnier, dont on connaît la biographie de Jarry parue chez Fayard, et que sa proximité avec Histoires littéraires a dispensé de recension, ne donne pas un nouveau résumé biographique, mais un Jarry vivant à travers son œuvre, faisant la part d’Ubu Roi, de la ’Pataphysique et de la présence de Maldoror. Excellente « ouverture » qu’on souhaite davantage diffusée en librairie que ne le sont généralement les livres de cette collection (voir Beckett, Echenoz, Gary, Mallarmé, Michaux, l’Oulipo), ce livre est un des plus intéressants parmi les nombreuses éditions et rééditions de l’année du cent trente-quatrième anniversaire de la naissance d’Alfred Jarry.

Vaché. Jacques Vaché, Les Solennels (Dilecta, 2007, 120 p., 13 €). Ni le titre ni l’auteur ne recouvrent exactement ce que contient ce précieux petit volume exhumé du fonds des manuscrits de la Bibliothèque municipale de Nantes. Non seulement Les Solennels ne sont pas le seul inédit de
Jacques Vaché présenté dans le cadre de l’ouvrage, mais la plupart des textes ont Jean Sarment pour co-auteur, voire auteur. Dans une introduction, Patrice Allain s’attache à déconstruire le mythe Vaché, dont on sait l’importance dans la naissance du Surréalisme. L’absence d’œuvre constitue sans doute l’un des aspects les plus tenaces de ce mythe ; en deux mots, Vaché parachèverait la littérature en ayant fait œuvre d’une vie transfigurée par une mort prématurée. À lire Patrice Allain et le recueil de textes inédits qui suit son intervention, on comprend à quel point cette image, sans être complètement erronée, participe d’une projection d’André Breton alors en proie aux démons d’un silence tout mallarméen, car il n’y a pas si longtemps de cela, ce qu’on savait de Vaché, on le tenait en fait de Breton. Les SolennelsMa vie est un long pourrissement et La Parente pauvre attestent au contraire d’un désir de création somme toute assez classique et manifestement influencé par les figures d’un symbolisme décadent comme Jules Laforgue ou Henri de Régnier. Si les textes de Vaché et Sarment s’inscrivent dans la perspective d’une subversion des valeurs bourgeoises au sein desquelles, jeunes gens de bonne famille, ils furent couvés, leur posture, sous des dehors joyeusement anti-conformistes, respecte les codes en vigueur au xixe siècle avec, à la clef, recherche de patronages, création de revues – En route mauvaise troupe puis Le Canard sauvage – et, n’en déplaise à Breton, démarrage d’une œuvre qu’il faut bien qualifier de littéraire. L’autre mérite de ce livre est de remettre en lumière la figure de Jean Bellemère, alias Jean Sarment, camarade de Vaché au lycée de Nantes et surtout homme de théâtre dont les choix malheureux pendant l’Occupation ont vraisemblablement contribué à un oubli dont il peine à sortir aujourd’hui. Enfin, l’iconographie, très riche, de l’ouvrage suggère avec insistance que Vaché nourrissait autant de talents et peut-être plus d’attirance pour le dessin que pour la littérature, ce que Breton, là aussi, s’était bien gardé de divulguer.

VerlaineArnaud Bernadet commente « Fêtes galantes », « Romances sans paroles », précédé de « Poèmes saturniens » de Paul Verlaine (Gallimard/Folio, 2007, 260 p., 11 €). Arnaud Bernadet, qui a consacré une thèse à la poétique de la voix chez Verlaine et a publié plusieurs articles dans la Revue Verlaine, était armé pour ce travail qui lui vaudra la reconnaissance de chaque agrégatif de 2007-2008. Ses commentaires sont détaillés et nuancés mais, dans un sens, c’est l’ensemble qui est le plus intéressant, car il met en évidence la profonde connaissance déployée de Verlaine, poésie et prose, sans oublier la politique. Cette collection renfermant toujours un dossier, l’auteur s’en est sorti de manière originale. Ainsi, dans la sixième partie (« Curiosités esthétiques »), où l’on s’attend à voir des extraits de Baudelaire, beaucoup moins le Traité de la gravure à l’eau-forte de Maxime Lalanne, et c’eût été céder à la facilité que négliger le passage deQuinze jours en Hollande traitant de Rembrandt ou l’épigramme consacré à La Ronde de nuit. Les écrits des frères Goncourt sur Watteau et Fragonard étaient également nécessaires pour comprendre le contexte. Arnaud Bernadet s’insurge contre l’écoute sélective des textes. Pour lui, la « vision mutilée des derniers vers l’est plus encore des premiers vers », et il faut « voir qu’à certains égards le tournant amorcé par Romances sans paroles annonce aussi bien le phrasé de Sagesse et de Liturgies intimes qu’il prolonge celui de Fêtes galantes ». Cette édition fait voir sous un jour nouveau ces trois premiers recueils de Verlaine, dans lesquels peinture, musique et poésie sont étroitement unies.

Vialatte-Pourat. Alexandre Vialatte, Henri Pourrat, Correspondance 4, Les grandes espérances. Janvier 1928-octobre 1934, textes réunis, présentés et annotés par Isabelle Chol(Presses universitaires Blaise-Pascal, 2006, 438 p., 27 €). Pendant ces six ans où l’Auvergne constitue l’horizon commun de Pourrat et de Vialatte, retour d’Allemagne, les visites, les échanges, les grands projets comme les racontars de village font l’ordinaire d’une correspondance dont on suit les rebondissements avec plaisir. Pourrat a déjà, à la quarantaine, presque tout de l’écrivain officiel, profondément engagé dans son projet de création d’une littérature du terroir – mais nous pouvons voir, dans ce qu’il en dit à Vialatte, que cette littérature ne peut exister qu’en passant par le réseau des amitiés parisiennes. Quant à son jeune ami Vialatte (il touche à la trentaine), bien loin de la sérénité affirmée de Pourrat, nous le voyons s’activer frénétiquement pour gagner sa vie à force de traductions et de chroniques multipliées, parfois anonymes. Ses lettres, toujours au pas de course, n’ont cependant rien de bâclé ni d’échevelé : l’improvisation y est toujours admirablement attentive au trait, au coup d’œil, au coup de plume, au jeu des mots – le tout d’une constante créativité à la limite de l’équilibrisme. C’est déjà le Vialatte qu’on aimera et qu’on aime aujourd’hui de plus en plus. Un choix de bien des pages réunies ici pourrait faire une anthologie qui enrichirait beaucoup le répertoire des petites merveilles du style épistolaire. Le travail d’édition mené à bien par Isabelle Chol est remarquable, avec des annexes abondantes, depuis le détail des textes édités par Pourrat dans son Almanach des champs jusqu’à des photographies (reproductions de qualité très moyenne cependant), des tableaux chronologiques, la liste complète (aussi complète que possible !) des écrits de Vialatte pendant la période visée, des fac-similés et pas moins de cinq index (lieux, personnes, œuvres, articles, revues et journaux) ! Il reste vingt-cinq années de correspondance à éditer : c’est dire que nous n’avons pas fini de nous délecter.

Voivenel. Paul Voivenel, Mon beau rugby (La Table Ronde, 2007, 300 p., 13 €). Réédition d’un livre écrit sous l’Occupation (la dernière en date) par le docteur Voivenel, qui fut un neuro-psychiatre connu en son temps et un joueur de rugby formé par le Stadoceste tarbais. Un récit désordonné, de parti pris, mais allègre et entraînant, sur l’ovalie des années de la jeunesse du narrateur. Quand on rendait visite au vieux Voivenel, dans sa maison de Capoulet, village ariégeois, pour l’interroger sur Remy de Gourmont, dont il avait été le médecin et l’ami, il préférait parler des grands joueurs de rugby qu’il avait connus. Sur ce sujet, il n’était pas tarissable. Souvenir personnel de 1975. Voivenel mourut un mois après cette visite.

Vollard. Jean-Paul Morel, C’était Ambroise Vollard (Fayard, 2007, 622 p., 28 €). « Ça me paralyse, quand j’ai un marchand dans le dos. […] Ah ! on commence à en faire un négoce, avec la peinture. » Ces mots de l’un des maîtres de Claude Lantier, dans L’Œuvre, signalent l’entrée de l’art dans l’ère moderne du marché, en même temps qu’il déborde l’institution du Salon. Des études et catalogues ont récemment permis de mieux connaître les enjeux du marché de l’art et son influence sur l’évolution de la sensibilité, certains ouvrages présentant notamment ses acteurs économiques (Durand-Ruel, Paul Guillaume). Jean-Paul Morel propose une enquête sur Ambroise Vollard, dont il est spécialiste et dont on a pu cet été admirer une partie de la collection au Musée d’Orsay. Le premier, Vollard consacra une exposition au seul Cézanne et reconnut le génie de Van Gogh. Il trouva comment devenir acquéreur de Manet et de Renoir, sut exporter les impressionnistes et découvrir les Fauves, les Nabis, pousser Picasso, André Derain et Georges Rouault. Enfin, il fut l’un des premiers acteurs de « l’âge d’or des livres illustrés » (François Chapon). Par cette biographie, Jean-Paul Morel démontre que Vollard fut le « premier marchand de tableaux modernes » : il le fut à la fois par le choix des peintres qu’il risqua et par le type de rapports qu’il sut établir avec eux. Mais il ne fut pas seulement ce fascinant marchand, doué pour le commerce et infailliblement attiré par le génie. Jean-Paul Morel retrace la destinée d’un homme complexe, évoluant subtilement entre mécénat et investissement, cynisme et légende, admiration et création. D’où l’approche à la fois précise et nuancée, kaléidoscopique même, que propose l’ouvrage. La méthode de cette biographie est en effet originale sur deux plans au moins : cette mine de renseignements est foisonnante comme peuvent l’être les ouvrages de très fine érudition et diffuse comme un essai, avec ses digressions. D’abord, l’auteur multiplie les citations longues d’archives, parfois sur des chapitres entiers, ou lors de « récréations », interludes qui restituent le ton et l’esprit de l’époque. Ces fragments bruts, extraits d’articles de critique ou longs comptes rendus, passages autobiographiques, ont entre autres fonctions de cerner l’énigmatique personnalité de Vollard. L’homme demeura soigneusement mystérieux pour ses contemporains, et il l’est encore. D’où la nécessité de ces approches croisées, pour dessiner sa silhouette. De ce fait, la deuxième moitié de l’ouvrage relève davantage de l’histoire des mentalités que de l’histoire suivie d’une personnalité (les pages consacrées à la jeunesse du marchand sont les plus fouillées à ce sujet). Il faut souligner la richesse des pages d’histoire de la Réunion, ainsi que l’intérêt des développements sur la stature exotique de Vollard, cultivée par lui-même et diversement perçue. Curieusement, parmi les témoignages des polémiques et controverses, il n’est presque pas question du procès Rouault dans le chapitre concernant les relations du peintre avec son mécène. Toujours est-il que l’appel constant aux documents incite le lecteur à comprendre telle ou telle attitude de Vollard, sans prendre parti dans les controverses ni juger des actes, tout en ménageant le recul nécessaire par rapport aux Souvenirs d’un marchand de tableaux. La place importante accordée aux documents – et notamment aux écrits de la plume de Vollard – ne viendrait-elle pas aussi répondre au désir du marchand d’être reconnu comme « homme de lettres », ainsi qu’il se présentait ? Au cours de sa carrière, il n’a eu de cesse de progresser vers l’accomplissement de la création, qu’il l’observe ou l’expérimente. Éditeur d’un Chef-d’œuvre inconnu (illustrations de Picasso), auteur d’une Vie de Sainte Monique (illustrations de Pierre Bonnard), satiriste de la série d’Ubu avec la complicité de Jarry, Vollard aurait voulu être un créateur. D’où son plus profond désir, peut-être : aboutir à un beau livre, selon l’hommage que lui rendit André Suarès dans la N.R.F. en 1940. Mais la collaboration entre poètes et peintres, sous son égide et avec ses capitaux, ne fait malheureusement pas l’objet de beaucoup d’analyses, sans doute parce qu’il serait difficile d’expliquer le goût de Vollard pour des auteurs de bibliothèque qui ne sont pas ses contemporains (il édita Verlaine, Baudelaire, Balzac, Villon), les vivants étaient Mirbeau, Suarès, Eugène Montfort, Pierre Louÿs et Paul Valéry. On regrette que la réflexion ne se soit pas davantage attardée sur les relations entre peintres et écrivains, autour d’un catalyseur aussi exceptionnel.

Ouvrages sollicités et non reçus
(rubrique des attachées de presse en vacances)

Éditions du Mercure de France : Marquis de Breteuil, Journal secret 1886-1889.
Éditions Ginkgo : Guy Ducornet, Surréalisme et athéisme. À la niche, les glapisseurs de dieu !
Éditions Anagrammes : Ernest Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse.
Éditions Michalon : Gabriel Liceanu, Itinéraires d’une vie, E.M. Cioran ; Miguel de Bestegui, Jouissance de Proust.
Éditions Pardès : Arnaud de L’Estoile, Péladan ; Francis Bergeron, Léon Daudet ; Jean-Marie Delaunois, Robert Poulet ; Jean-Paul Torok, André Breton ou la hantise de l’absolu ; Philippe Barthelet, Dominique de Roux.
Éditions du Sandre : Jacques Rivière, Paul Claudel ; Ernest Raynaud,  Baudelaire et la religion du dandysme.
Éditions Paléo : Paul Verlaine, Œuvres complètes. Poésies, théâtre, nouvelles, critiques, correspondance choisie ; George Sand, Alfred de Musset, Correspondance amoureuse.
Éditions Les Indes savantes : Gaëtan Picon : de l’aventure littéraire à l’action culturelle.
Éditions Rodopi : Mireille Naturel, Proust et Flaubert : un secret d’écriture.
Presses de l’Université Paris-Sorbonne : La Querelle de la statue de Baudelaire (août-décembre 1892), sous la direction d’André Guyaux ; André Guyaux, Baudelaire : un demi-siècle de lecture des « Fleurs du Mal ».
Éditions Eurédit : Marthe Peyroux, Marguerite Yourcenar. Mon très cher père ; Alain Niderst, La Formation des « Fleurs du Mal ».
Lettres modernes Minard : Apollinaire, le dessin et les traces ; Danièle Leclair, Lecture de René Char. Aromates chasseurs et Chants de la Balandrane Mauriac lu par ses pairs Correspondance Guillaume Apollinaire-Herwarth Walden.
Éditions La Part commune : Max Jacob, Lettres à Louis Guillaume 1937-1944 ; Guy de Maupassant, Gustave Flaubert.
Éditions Scali : Dictionnaire érudit de Maupassant Les Décadents français.
Éditions Allia : Louis Scutenaire, Mes inscriptions, 1943-1944.