Pour dissiper quelques malentendus concernant la chronologie et l’ordre du dernier recueil de Rimbaud.

Steve Murphy

à Roger Little

Parler du problème des Illuminations pourrait paraître saugrenu : les problèmes soulevés par cet ensemble sont légion. On a pu en répudier le titre, en contester le statut de recueil, juger que des poèmes en prose manquaient ou en faire un recueil inachevé. Il n’empêche qu’en publiant en 1949 son retentissant Rimbaud et le problème des Illuminations, Henry de Bouillane de Lacoste a mis en relief un problème central : celui de la place du recueil dans l’évolution poétique de Rimbaud.
Encore aujourd’hui, la datation relative d’Une saison en enfer et des Illuminations est une énigme non résolue et de ce fait obsédante. Chaque génération de rimbaldologues se doit d’apporter de nouvelles hypothèses : on croit savoir que l’interprétation des deux recueils en dépend. Ces hypothèses prennent souvent la forme de thèses universitaires, comme celle de Bouillane de Lacoste, ce cadre institutionnel présentant des avantages – un travail de longue haleine, l’exigence d’érudition et de cohérence – mais aussi peut-être des désavantages : lorsqu’on veut imposer sa thèse au sens argumentatif, on est parfois amené à soumettre les matériaux analysés à une cohérence qu’ils ne possèdent qu’imparfaitement, tout comme le biographe peut être tenté de transformer en ligne narrative continue des connaissances en pointillés ; on risque aussi d’exagérer les défauts de thèses dont on veut présenter l’anti-thèse.

Nous voudrions ici nous pencher sur les Illuminations, non sans tenir compte des arguments avancés dans deux thèses qui ont laissé une empreinte indélébile dans les travaux consacrés au recueil, celles de Bouillane de Lacoste et d’André Guyaux (soutenue en 1981 et publiée en 1985). Fondés sur l’étude des manuscrits, ces travaux ont amélioré de façon spectaculaire la connaissance des Illuminations : quels que soient les reproches qu’ils pourraient susciter, on ne saurait sans la plus grande injustice nier l’importance de leur apport pour l’établissement du texte et pour toute étude raisonnée de ces poèmes. C’est en revenant sur certains arguments fondamentaux de la thèse plus récente que nous voudrions proposer une nouvelle analyse de deux points particulièrement obscurs des Illuminations:

1° la chronologie relative d’ Une Saison en enfer et des Illuminations;

2° le problème de l’ordre, ou du désordre, du recueil.

Ce qui suit n’équivaut pas à un rejet global de la seconde thèse : l’auteur a fait avancer la connaissance de la chronologie (interne) de transcription du recueil et notre analyse s’appuie sur ses recherches et confirme plusieurs de ses postulats codicologiques. Nous espérons toutefois montrer que sur les questions essentielles que sont la place des Illuminations dans l’œuvre de Rimbaud et l’ordre (ou le désordre) dans lequel il convient de lire le recueil, la thèse d’A. Guyaux présente des conclusions discutables. Il ne s’agira pas ici de relever toutes les implications (esthétiques, herméneutiques idéologiques, etc.) de cette thèse, mais d’aborder des problèmes majeurs soulevés par l’analyse des manuscrits des Illuminations.

La chronologie relative des Illuminations et d’Une saison en enfer

Historique rapide du débat

Jusqu’en 1949, la critique avait vu dans Une saison en enfer l’épitaphe de la carrière d’écrivain de Rimbaud. Se terminant sur l’indication  » avril-août 1873 « , la plaquette semblait enterrer le projet même des Illuminations. Cette conception de l’évolution poétique de Rimbaud résultait en partie du projet hagiographique de sa sœur Isabelle, qui voyait dans Une saison un livre presque catholique dans son inspiration profonde ; elle affirma qu’Arthur avait brûlé le stock d’exemplaires d’Une saison, légende qui subsista bien après la découverte de ce stock à Bruxelles. L’antériorité des Illuminations semblait aller de soi : 1° Alchimie du Verbe (ou verbe ?) dans Une saison paraissait critiquer des vers publiés en 1886 sous le titre Les Illuminations ; 2° certains de ces poèmes en vers dataient de 1872 ; 3° le dernier  » chapitre  » d’Une saison s’intitulait précisément  Adieu.
Bouillane de Lacoste a toutefois montré que les poèmes en vers inclus avec les poèmes en prose en 1886 s’y trouvaient à cause du télescopage accidentel de deux dossiers distincts : une erreur de transmission avait conduit à incorporer dans un recueil qui aurait dû être composé de poèmes en prose ou en vers plus ou moins libres (Marine, Mouvement), des poèmes en vers que Rimbaud n’avait pas destinés aux Illuminations. La confusion étant dissipée, il apparaît clairement que l’éventuel procès intenté à des poèmes en vers dans Une saison et la datation des mêmes vers ne sauraient nous renseigner sur la période de composition des Illuminations. Aujourd’hui, on n’admet pas toujours le statut de palinodie d’Alchimie du Verbe, le texte pouvant être interprété au contraire comme une manière d’anthologie déguisée . Parmi les découvertes et suppositions avancées en faveur d’une nouvelle datation des Illuminations, on retiendra surtout deux types d’argument :

1° Verlaine a indiqué que les Illuminations étaient de 1873-1875.

2° Bouillane de Lacoste a dépisté l’écriture de Germain Nouveau dans les manuscrits, ce poète n’ayant rencontré Rimbaud que fin 1873 ou au plus tard début 1874. Il a prouvé, par une analyse diachronique des graphies de Rimbaud, que ces manuscrits sont postérieurs à tous les manuscrits datables avec certitude de 1873 et rappelé que Verlaine faisait état, dans une lettre du 1er mai 1875, de la volonté de Rimbaud de faire publier ses poèmes en prose :

Si je tiens à avoir détails sur Nouveau, voilà pourquoi. Rimbaud m’ayant prié d’envoyer pour être imprimés des  » poèmes en prose  » siens, que j’avais ; à ce même Nouveau, alors à Bruxelles (je parle d’il y a deux mois), j’ai envoyé (2 fr. 75 de port !!!) illico[…]

Ainsi, le poète voulait toujours faire publier le recueil plus de dix-huit mois après l’impression d’Une saison.
Le premier point de la démonstration était fragile : Verlaine n’a jamais écrit  » après août 1873  » (comme on l’a vu, Rimbaud donne l’indication  » avril-août 1873 « ) : si son témoignage est digne de confiance (mais ses indications chronologiques sont sur ce point, comme sur bien d’autres, variées et contradictoires), il ne permet pas d’écarter l’hypothèse d’un chevauchement .
C’est le second point qui a bouleversé la perception génétique du recueil. Malgré l’avis de certains critiques, l’écriture de Nouveau apparaît en effet dans le recueil et Bouillane de Lacoste voyait avec raison, dans les poèmes en prose mentionnés par Verlaine en mai 1875, les Illuminations : le recueil doit suivre Une saison dans les éditions, quand bien même on préférerait l’hypothèse du chevauchement chronologique des deux recueils.
Comme l’ont souligné plusieurs critiques, dater une copie et dater la composition du poème recopié sont deux opérations bien différentes : les déductions de Bouillane de Lacoste avaient l’inconvénient de porter sur des transcriptions qui sont, très visiblement dans la plupart des cas, des mises au net. Dans sa thèse et dans d’autres publications, A. Guyaux adopte, de manière souvent catégorique, l’hypothèse du chevauchement des deux recueils. On peut donc opposer trois schémas principaux :

1° Isabelle Rimbaud (éditions 1912-1948) 1872 1873 Illuminations(y compris ce qu’on appelle aujourd’hui les  » Derniers Vers  » ou  » Vers nouveaux et chansons « ) Une saison en enfer

2° H. de Bouillane de Lacoste (majorité des éditions 1949-fin des années 1970) 1872 avril-août 1873 fin 1873-1875 (?)  » Derniers Vers  » ou  » Vers nouveaux et chansons  » Une saison en enfer Illuminations

3° A. Guyaux (majorité des éditions depuis 1981) avant mars 1873 avril-août 1873 fin 1873-1874 (?)  » Derniers Vers  » ou  » Vers nouveaux et chansons  » (1872) Une saison en enfer Illuminations Chaque schéma a pris pendant une assez longue période, pour bien des commentateurs, l’aspect d’une évidence, définissant la nature des questions suscitées par les Illuminations et bloquant des interrogations que les données philologiques semblaient invalider. Tout en intervertissant le premier schéma, Bouillane de Lacoste en maintenait dans une certaine mesure la problématique : le caractère antinomique des deux œuvres ne va cependant pas de soi . Du reste, leur compatibilité ne prouverait pas pour autant le chevauchement de leurs périodes de composition. Dans le  » QCM  » d’un ouvrage parascolaire récent ( » Avez-vous bien lu l’œuvre ? « ,  » Êtes-vous au point sur Rimbaud ? « ), on offre au lecteur le choix suivant : Les Illuminations ont été écrites : A : après Une saison en enfer. B : avant Une saison en enfer. C : avant et après. C serait la bonne réponse . Si l’on ne peut trancher entre A et C, nous accorderions une petite préférence intuitive à A. Toutefois, puisque le schéma C est en voie de devenir le schéma canonique de la critique rimbaldienne, il convient de passer en revue les arguments qui ont été utilisés pour l’accréditer : 1° Une saison en enfer contiendrait des allusions aux Illuminations ; 2° Rimbaud et Verlaine feraient allusion aux Illuminations dans des lettres de mai 1873 et Delahaye indique que Rimbaud lui lut des Illuminations, que le poète appelait alors des  » poèmes en prose « , dès 1872 ; 3° La graphologie conduirait à récuser fermement les conclusions tirées par Bouillane de Lacoste. Sur le premier point, malgré un rapprochement intéressant entre Soir historique dans les Illuminations et Alchimie du Verbe (mais le statut intertextuel de l’analogie est tout à fait incertain), les allusions que l’on a pu proposer sont peu convaincantes et, comme A. Guyaux et presque tous les critiques récents, nous n’y assignerions aucune valeur réelle dans le débat chronologique (sans exclure a priori, bien entendu, la possibilité d’autres analogies, plus significatives mais non repérées). Sur le second point, A. Guyaux a été rarement suivi par les Rimbaldistes . Lorsqu’il affirme que les fragments ou  » fraguemants  » mentionnés par Rimbaud et Verlaine dans deux lettres de mai 1873 sont les Illuminations (Rimbaud :  » Verlaine doit t’avoir proposé un rendez-vol au Dimanche 18, à Boulion. Moi je ne puis y aller. Si tu y vas, il te chargera probablement de quelques fraguemants en prose de moi ou de lui, à me retourner.  » ; Verlaine :  » Tu auras bientôt tes fragments. « ), il pratique une identification hasardeuse : on ignore tout de l’identité des fragments  » de moi ou de lui « , c’est-à-dire de Rimbaud ou de Verlaine. Quant au témoignage de Delahaye ( » Delahaye, si honnête, si simple et si scrupuleux, mentirait-il […] ? Cela semble difficile à croire  » [PF 50]), on se bornera à noter que pour d’autres aspects du témoignage de Delahaye, A. Guyaux se montre bien plus réticent (comme lorsqu’il récuse sa caractérisation de l’idéologie de Rimbaud, évoquant les  » quelques indications du naïf Delahaye  » ). On a montré que sur le plan chronologique (et, par exemple, pour ses indications au sujet de poèmes qu’il aurait transcrits pour Rimbaud), les témoignages de Delahaye sont contradictoires et peu fiables ; ces  » témoignages  » sont souvent fondés, en réalité, sur de simples inférences tirées de sources imprimées . Faut-il rappeler que Delahaye situait  » le définitif abandon de toute littérature  » par Rimbaud  » à la fin de 1873  » ? C’est dire que, s’il était affirmatif sur ce point, c’était en faisant confiance à Isabelle Rimbaud et nullement à ses propres souvenirs. En définitive, seule l’argumentation graphologique d’A. Guyaux pourrait légitimer l’hypothèse d’un chevauchement et c’est sur la rigueur scientifique de cette argumentation que nous voudrions maintenant nous pencher. L’évidence graphologique Après avoir relevé les apports positifs de la thèse de Bouillane de Lacoste, A. Guyaux en critique sévèrement de nombreux aspects , reprochant notamment à son prédécesseur de n’avoir consacré aux manuscrits des Illuminations qu’une très petite partie de son livre : Au total de cette thèse, d’une haute technicité, moins de vingt pages sur le vrai sujet : l’écriture, la graphie des manuscrits non datés des Illuminations. […] Bouillane de Lacoste est un peu de ces pédagogues qui faisaient un cours sur Corneille et racontaient encore la Fronde à l’avant-dernière leçon, réservant les tragédies pour la dernière heure du cours. [PF 26-27]. Si l’argument portant sur les proportions de la thèse n’est pas sans pertinence, l’auteur commet une certaine injustice lorsqu’il insinue l’inutilité de  » l’historiographie de la recherche elle-même de Bouillane de Lacoste – ses contacts avec les collectionneurs, la coupure de la guerre 1940-1945, etc.  » [PF 27]. Le contexte des recherches de Bouillane de Lacoste rend compréhensibles certaines lacunes de sa thèse. Contrairement à A. Guyaux, qui a pu étudier des années durant la plupart des manuscrits à la Bibliothèque nationale, Bouillane de Lacoste a dû se contenter de peu : les manuscrits se trouvaient alors dans des collections privées et la Bibliothèque nationale n’a pu acheter ceux de la collection du Dr Lucien-Graux qu’en 1954, peu avant la mort de Bouillane de Lacoste (décédé en 1956). Contrairement encore à A. Guyaux, Bouillane de Lacoste n’a pu publier comme il le souhaitait une reproduction intégrale des manuscrits connus des Illuminations, n’obtenant qu’une poignée de photographies : à part Promontoire, qui avait été reproduit dès 1933, il n’a pu fournir que deux pages de la collection Pierre Berès (Scènes et Bottom/H) et des extraits des pages 5 (fin d’Enfance et début de Conte) et 16 (fin de Vagabonds et début de Villes ( » L’acropole […] « )) appartenant au Dr Lucien-Graux. Si les seuls poèmes en prose dont Bouillane de Lacoste examine de manière un tant soit peu systématique les graphies sont Promontoire, Scènes, Bottom et H, ce n’est probablement pas seulement parce qu’il lui était nécessaire de démontrer grâce aux illustrations la justesse de son analyse : il ne devait pas disposer de notes assez précises pour offrir une description détaillée des autres manuscrits . Il ne pouvait espérer proposer des déductions solides en partant d’un corpus à ce point limité : sur les trente-quatre pages ou fragments de pages qu’A. Guyaux a pu étudier, il ne semble avoir eu la possibilité d’en examiner à son loisir que cinq. Il lui était impossible, par exemple, d’en tirer des inférences concernant les écritures sinistrogyres et dextrogyres du recueil, l’un des apports majeurs de la thèse d’A. Guyaux : ces différences étaient, dans ce contexte, ininterprétables. La brièveté de ses périodes d’étude des manuscrits n’a cependant pas empêché l’auteur, on le verra, de parvenir à quelques conclusions irréfutables. A. Guyaux reproche à Bouillane de Lacoste d’avoir consacré l’essentiel de sa thèse à l’inessentiel, comme par une manœuvre de diversion :  » Il se dérobe à son sujet, à force de l’introduire  » [PF 27]. L’argument portant sur les proportions de la thèse est assez juste, redisons-le, mais il ne faut méconnaître ni le problème matériel (pendant les années 1930 et 1940, les manuscrits accessibles étaient pour l’essentiel des poèmes en vers et des lettres), ni surtout la finalité réelle du travail de Bouillane de Lacoste : A. Guyaux définit de manière tendancieuse le  » vrai sujet  » de la thèse, comme s’il ignorait que son prédécesseur ne pouvait établir la datation des Illuminations en traitant le recueil de façon immanente (synchronique). Il lui incombait en effet de décrire l’évolution de l’écriture rimbaldienne, faute de quoi il ne pouvait définir les distinctions qui devaient prouver le bien-fondé de sa thèse. La réponse principale de Bouillane de Lacoste au  » problème  » évoqué dans le titre de sa thèse était que compte tenu de l’évolution de l’écriture rimbaldienne de 1870 à 1875, les manuscrits des Illuminations étaient certainement postérieurs à tous ceux datables avec certitude de 1870-1873. Chemin faisant, il a fait avancer la connaissance d’autres pans de l’œuvre comme lorsqu’il a daté, du moins de manière approximative, les manuscrits d’Un cœur sous une soutane, des proses dites évangéliques et des Déserts de l’amour. Abordons maintenant l’analyse des manuscrits. Comme on l’a vu, Bouillane de Lacoste s’est penché sur trois illuminations de la collection Pierre Berès. La réfutation de ses conclusions tentée par A. Guyaux permet d’opérer une confrontation méthodologique fort éclairante. Bouillane de Lacoste reconnaissait la différence entre les graphies de Bottom et de H, sans pouvoir en tirer des conclusions solides (d’ailleurs dans le cadre des objectifs de sa thèse, c’était la comparaison graphologique externe qui primait). A. Guyaux a voulu montrer que l’absence de toute analyse des disparités entre les graphies à l’intérieur des Illuminations était le principal défaut dans l’argumentation chronologique de Bouillane de Lacoste, se prévalant de similitudes graphiques, pour certains mots, entre les manuscrits de Crimen amoris et de Bottom : ombre, cristaux et s’essorait/s’essorant, et de divergences, en revanche, entre Bottom et Scènes – champ[s], oiseau[x], plafond[s], ombre. Et A. Guyaux de conclure : Des trois textes, les deux écritures les plus proches sont celles de Bottom et de Crimen amoris, alors que Bouillane date de 1874 l’écriture de Bottom, et de 1873 celle de Crimen amoris. Le mot cristaux commun à ces deux textes est écrit de la même manière. Même x, même t, même espace après le s […] Bouillane de Lacoste situe Crimen amoris antérieurement à Bottom. C’est possible en effet. Mais, comme il s’exprime, on croirait qu’un long temps sépare la copie des deux textes. Et cela ne se peut ; ils sont plutôt contemporains [PF 35-36]. Voici le jugement porté par A. Guyaux sur la démarche graphologique de son prédécesseur, face aux manuscrits de Crimen amoris et de Bottom : Il se trouve ici devant une comparaison qu’il pourrait faire. Il l’évite, consciemment ou non, car elle le conduirait à un double écueil : rapprocher certaines graphies des Illuminations et des graphies apparaissant ailleurs, comme dans la copie du poème de Verlaine ; distinguer clairement entre plusieurs sortes de graphies appartenant à des textes différents des Illuminations. [PF 36] L’auteur  » force[rait]  » les données chronologiques, afin de rendre plus plausible, en dépit des indices offerts par les manuscrits, son hypothèse d’un écart entre les Illuminations et les manuscrits de 1873. Précisons que ce n’est pas la datation de la copie de Crimen amoris qu’A. Guyaux conteste, mais bien celle de Bottom. A. Guyaux prétend donc accomplir la comparaison que Bouillane de Lacoste aurait esquivée. Contrairement toutefois à son prédécesseur, qui avait reproduit 30 vers de Crimen amoris, il gratifie son lecteur de la reproduction, en tout et pour tout, de 3 mots de la copie rimbaldienne. Il est vrai que ce sont des mots qui se trouvent dans ce poème et aussi dans Bottom, mais on verra que ces échantillons ont un rendement scientifique fort mince ; le désir de convaincre semble primer ici sur toute volonté d’établir objectivement la validité de l’hypothèse ( » nous nous trouvons ici en plein stratagème « , pour citer A. Guyaux commentant les procédés argumentatifs de Bouillane de Lacoste [PF 29]). Le lecteur pourra de nouveau se faire une idée, ici, des graphies des pages en question. Selon A. Guyaux, Bouillane de Lacoste commet l’erreur consistant à s’en tenir à des différences  » dans l’ordre micromorphologique, celui de chaque lettre « , sans assez prendre en compte l’allure générale des manuscrits [PF 33] – mais à partir de 3 mots de Crimen amoris, son lecteur de 1985 était incapable de se faire un jugement  » macromorphologique  » à moins de disposer de la thèse, épuisée et difficile à trouver en dehors de certaines bibliothèques, de Bouillane de Lacoste. Un coup d’œil porté sur les fac-similés donnés en 1949 suffit du reste pour constater que l’écriture de Crimen amoris est extrêmement différente de celle de Bottom ; les ressemblances entre Scènes et Bottom sont bien plus frappantes. L' » allure générale  » pousse impérieusement à apparier Scènes et Bottom, et à en éloigner Crimen amoris. Bouillane de Lacoste a donc pu sous-estimer les différences de graphie entre les deux illuminations, mais il a eu raison d’estimer que l’écart sur le plan  » macromorphologique  » conduisait à les éloigner dans le temps de l’inscription de Crimen amoris. Procédons toutefois dans la perspective micromorphologique qu’A. Guyaux finit malgré tout par adopter, d’autant que c’est bien l’évolution de lettres spécifiques qui permet d’aboutir parfois, pour les manuscrits de Rimbaud, à des conclusions chronologiques solides. Le critique sélectionne d’une manière arbitraire les phénomènes graphiques qui pourraient avoir une pertinence diachronique. La comparaison entre deux séries d’échantillons graphiques puisées dans Scènes et dans Bottom est faussée d’emblée par le petit nombre de mots pris en considération (quatre pour chaque texte), même s’il s’agit des mots communs aux deux poèmes. Il faut surtout relever l’exploitation abusive de ces échantillons. A. Guyaux estime que  » ces mots diffèrent d’un texte à l’autre par le trait final des lettres  » [PF 34]. Pourtant, il est peu logique de proposer des divergences affectant le  » trait final des lettres  » lorsque pour trois des quatre substantifs mis en vedette, un pluriel, en -s ou en -x, s’oppose à un singulier, ce qui induit automatiquement une divergence graphique (Scènes : champ, oiseaux, plafonds ; Bottom : champs, oiseau, plafond). Il aurait fallu, de toute manière, établir une comparaison systématique, pour ces manuscrits, entre les différentes graphies des lettres terminales, afin de tenir compte de fluctuations graphiques absolument insignifiantes sur le plan chronologique : on sait que chez Rimbaud les lettres peuvent prendre des formes différentes dans un manuscrit recopié en une séance, un cas spectaculaire étant celui de la version Demeny de Sensation où le v. 7, en s’en tenant à un examen de ce type, présente non moins de cinq n terminaux différents. Les s et x minuscules ne figurent pas parmi les lettres distinctives, sur le plan diachronique, mises en évidence par Bouillane de Lacoste puis par M. Delamain : signes graphiques variables, leurs formes semblent en effet se révéler peu discriminatoires sur le plan chronologique. Il est illégitime d’isoler arbitrairement ces mots de leur contexte général. Quelques exemples permettent de saisir l’insuffisance de la démarche : les occurrences de l’adjectif gros répété dans le manuscrit de Bottom (l. 3 et 7) et encore plus nettement celles de l’adjectif possessif mon (l. 1 et 14), sont très différentes du point de vue graphique tout en faisant partie de la même transcription. Pour les lettres prises individuellement, la même constatation s’impose : les x terminaux des lignes 7-9 présentent plusieurs formes. Les uns sont formés d’un seul mouvement de la plume en boucle (aux, l. 8, yeux, l. 9), les autres avec deux mouvements et sans boucle (bijoux, l. 7, aux deux fois l. 9) ; les extrémités des x, plus ou moins droites ou recourbées, se distinguent également . A. Guyaux a bien lu la thèse de Bouillane de Lacoste et il critique des exégètes qui l’ont, avec une certaine légèreté, déconsidérée : On a accepté ou refusé les conclusions de Bouillane de Lacoste ; on a critiqué son fondement : l’idée de dater une œuvre en datant un manuscrit ; on a commenté abondamment ses arguments auxiliaires, thématiques ou autres, mais qui l’a suivi sur son terrain, qui s’est fait graphologue pour juger du travail proprement dit d’observation, de description graphologique, auquel il s’était astreint ? [PF 20] On devine la réponse à la question. Nous avons essayé, de même, de suivre A. Guyaux et non seulement Bouillane de Lacoste sur ce chemin escarpé. Tout lecteur attentif comprendra que l’un des éléments jugés décisifs par Bouillane de Lacoste est la forme des f minuscules, bouclés par le bas dans les manuscrits des Illuminations. Ce trait est un indice diachronique d’une indéniable utilité qui permet de distinguer toutes les Illuminations de tous les manuscrits connus datant certainement ou en toute probabilité de 1870-1873. A. Guyaux, qui a lu à la loupe et sous toutes les coutures la thèse en question, ainsi que la recension de M. Saillet qui mentionne ce détail , et surtout celle de M. Delamain qui insiste longuement sur l’efficacité discriminatoire de cette lettre , n’a pu ignorer ce trait distinctif. Il est remarquable qu’il passe sous silence un maillon aussi fondamental du raisonnement de celui auquel il impute une inattention déterminée par les impératifs de sa thèse. D’autant que Bouillane de Lacoste insistait sur l’importance de cette lettre pour ces textes, dans une analyse qui occupe à peine une page : [Scènes :] tous les f sans exception sont bouclés. Nous voilà fixés : cet autographe se date de l’extrême fin de 1873 ou plutôt même du premier semestre de 1874. [Bottom :] Tous les f sont bouclés. [H :] deux f, bouclés, tous les deux […] [RPI 168] Comme à bien d’autres endroits de sa thèse (par exemple p. 118, 120, 126-128), les italiques de l’auteur soulignaient lourdement la valeur qu’il attribuait à ce trait, qu’A. Guyaux passe sous silence lorsqu’il propose sa comparaison entre ces illuminations et Crimen amoris. Pourtant, il ne pourrait ignorer le rôle décisif de cette lettre dans l’argumentation de Bouillane de Lacoste. Et il ne l’ignore pas, en faisant état à plus d’une reprise de part et d’autre de son analyse des trois manuscrits [PF 23, 26, 32, 63-64], citant même longuement les conclusions de M. Delamain [PF 63-64] . Aucun f ne figure dans les trois mots de Crimen amoris reproduits par A. Guyaux afin d’établir la parenté graphique entre Crimen amoris et Bottom. Or, tous les 14 f des trois poèmes des Illuminations sont bouclés ; aucun des 9 f de la première page de Crimen amoris ne l’est. Cette différence était présupposée par Bouillane de Lacoste qui ne se sentait pas obligé, et pour cause, de comparer chaque fois tous les manuscrits les uns avec les autres lorsqu’on pouvait déduire ces comparaisons de ses descriptifs des manuscrits. L’affaire était en effet simple, à moins d’occulter des données graphologiques que l’auteur avait clairement mises en lumière. Depuis la thèse d’A. Guyaux, un catalogue de vente a révélé une autre page de la copie de Crimen amoris et nous avons montré qu’une copie de L’Impénitence finale de Verlaine conservée à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet est de la main de Rimbaud et plus spécifiquement d’une graphie presque identique à celle de sa copie de Crimen amoris . Ces cinq pages ajoutent 76 f minuscules dont aucun n’est bouclé ; les Illuminations contiennent en revanche plus de 450 f minuscules et ceux qui se trouvent dans des manuscrits accessibles sont sans exception bouclés, comme le sont, à notre connaissance, tous les f des lettres de 1875-1891. Pour les manuscrits de 1872-1873, on trouve, certes, quelques échantillons d’un f plus ou moins nettement bouclé (Les Déserts de l’amour et proses dites  » évan-géliques « ), mais ce sont pour l’instant seulement de très rares et épisodiques signes avant-coureurs d’une forme qui ne se consolidera que plus tard ; il s’agit pour la période d’un trait qui ne représente pas encore 1 % des f rimbaldiens (le corpus étant cette fois pertinent d’un point de vue statistique). Loin d’inférer que les manuscrits de Crimen amoris et de Bottom  » sont plutôt contemporains  » [PF 36], on doit se rallier au jugement de Bouillane de Lacoste, sans qu’il soit possible de quantifier le nombre de semaines ou de mois d’écart entre ces manuscrits. Le degré même d’homogénéité des deux transcriptions de poèmes de Verlaine et, pour les f minuscules, des Illuminations pourrait laisser supposer un intervalle de quelques semaines au moins, sans lequel il y aurait probablement plus de vestiges de l’ancienne graphie . A. Guyaux écrit que La description précise et détaillée des manuscrits des Illuminations l’aurait conduit [Bouillane de Lacoste] à mettre en valeur un fait qu’il n’ignore pas mais qu’il sous-estime parce qu’en contradiction avec son ambition chronologique : la diversité des écritures des Illuminations. [PF 27] Il serait plus juste d’affirmer que l’auteur s’était limité à l’étude de ce qui permettait de distinguer les Illuminations de manuscrits antérieurs, sans procéder à l’analyse interne du recueil. S’il n’a pas vraiment ébauché cette étude, qui exigeait une étude minutieuse des manuscrits, il a atteint son objectif principal en montrant que les manuscrits des Illuminations étaient plus tardifs que ceux que l’on peut dater de 1870-1873. En un mot, la comparaison entre les graphies datables de 1873 et les manuscrits des Illuminations semble bien attester un décalage plus ou moins important. S’il s’agit certes de copies, toutes les copies de poèmes n’ont pas forcément été transcrites longtemps après leur période de composition . On ne peut prouver que toutes les Illuminations ont été composées après Une saison, mais l’hypothèse du chevauchement chronologique nous semble, en définitive, un peu moins plausible que celle d’un recueil conçu après le moment où Rimbaud a donné Une saison à l’imprimeur bruxellois Poot. Plus important encore, peut-être, que le problème de l’ordre des deux projets – même s’il a fait couler bien moins d’encre – est néanmoins l’ordre ou le désordre des poèmes qui constituent le recueil des Illuminations. Les Illuminations : ordres et désordres Un  » recueil  » ?  » Un  » manuscrit ? Il est peu probable que ce travail de mise au net ne se soit fait sans que l’auteur introduise quelques corrections, peut-être quelque texte inédit, ni qu’il n’ait conçu, même vaguement, quelque projet de recueil. Ces indications de L. Forestier reflètent une tendance récente à faire état de doutes quant au statut de recueil des Illuminations. Si le recueil n’a pas été imprimé, Rimbaud entendait bien le publier, comme le prouve la lettre de Verlaine du 1er mai 1875. Ce projet a été, peut-être, le dernier coup de dés d’un jeune  » homme de lettres  » découragé : y croyait-il vraiment, dix-huit mois après le naufrage d’Une saison ? Toujours est-il que si Rimbaud demandait à Verlaine d’envoyer ces poèmes à  » Nouveau, alors à Bruxelles « , c’est d’une part, sans doute, parce que la capitale belge était un lieu de publication moins cher (et plus libre ?) et d’autre part, croyons-nous, parce qu’il espérait que Verlaine allait l’aider à financer la publication, comme il devait vraisemblablement payer celle d’Une saison en enfer ; les lettres de 1875 de Verlaine indiquent qu’il était peu disposé à l’aider – et elles reprochent à Rimbaud son recours à des procédés indélicats destinés à lui extorquer de l’argent. Il est heureux que Rimbaud ait confié les manuscrits à Verlaine et à Nouveau : le poète aurait vraisemblablement fini par s’en débarrasser. Mais si l’existence en 1875 du recueil des Illuminations ne saurait être contestée, sa topographie reste mystérieuse. Nouveau a rendu le dossier à Verlaine, en 1877 sans doute, et Verlaine l’a prêté peu après, à deux reprises, à son beau-frère Charles de Sivry. Celui-ci a fini par le confisquer, le transmettant en 1886 à la revue La Vogue, transmission passant par l’intermédiaire de Louis Le Cardonnel et Louis Fière. Or, Verlaine a prêté deux dossiers à Sivry, l’autre étant un ensemble de manuscrits de poèmes en vers datant de 1872 et dans certains cas, peut-être, de 1873 . Lors de la première publication des poèmes, dans La Vogue, les deux dossiers ont été mélangés, avant que la publication du recueil en plaquette, la même année, ne donne un mélange encore plus enchevêtré des séries . Pire, lorsque Léo d’Orfer, ami de Verlaine, quitta la revue, il emporta une partie des proses et des poèmes en vers, qu’il prêta à Charles Grolleau… qui les vendit à Léon Vanier . C’est ainsi qu’un complément du dossier parut dans l’édition des Poésies complètes de Rimbaud publiée par Vanier en 1895, préfacée par Verlaine . L’arrivée d’une partie du dossier entre les mains de Vanier pourrait être l’explication de la disparition des manuscrits de Dévotion et de Démocratie : Vanier et (surtout peut-être) son successeur Albert Messein ont vendu, échangé ou donné des documents en leur possession. On s’est souvent interrogé sur l’existence d’autres illuminations, perdues. Nous croyons toutefois que Vanier a pu acquérir toutes les illuminations inédites, ainsi que quelques textes qui avaient été publiés dans La Vogue. Si le recueil est probablement au complet, il ne présente sans doute pas, aujourd’hui, l’ordre prévu par Rimbaud. Mais cette formulation est déjà litigieuse puisque, pour certains, Rimbaud ne prévoyait pas de donner au recueil un ordre précis – et encore moins un ordre significatif. C’est un peu cette conception d’un recueil-qui-n’en-est-pas-vraiment-un qui explique la manière dont A. Guyaux critique la présentation des manuscrits des Illuminations par Bouillane de Lacoste : Durant tout le développement de sa thèse, Bouillane de Lacoste fait le pari […] de l’unité des Illuminations. Ainsi parle-t-il de manière systématique du manuscrit des Illuminations comme s’il s’agissait d’un cahier couvert de la même écriture. Cette habitude se justifie dans une tradition : à chaque œuvre son manuscrit ; aux Illuminations le leur. Mais c’est dommage car cela prête à confusion et cette persistance du singulier est un subterfuge. Un simple coup d’œil montre qu’on se tromperait moins en disant : à chaque texte son manuscrit, à chaque texte son écriture. […] qui songerait à parler du manuscrit des poèmes en vers de Rimbaud ? […] [PF 27-28 et 30] Comme on l’a vu, Bouillane de Lacoste ne pouvait cerner les distinctions entre des écritures à l’intérieur du recueil – ou pour mieux dire, il pouvait en relever, mais sans en déterminer l’intérêt . En revanche, si A. Guyaux a poussé beaucoup plus loin, et très utilement, l’analyse interne des graphies du recueil, il n’a pas pris en considération les preuves d’une relative homogénéité avancées si explicitement par Bouillane de Lacoste. Celui-ci aurait peut-être rétorqué qu’il ne pouvait s’agir d’un  » subterfuge  » puisqu’en recourant au singulier, il ne faisait qu’employer une formulation coutumière. Dans la thèse d’A. Guyaux, qui se fonde sur l’idée de la fragmentarité des Illuminations, la réticence à parler du manuscrit au singulier pourrait être considérée comme un moyen de privilégier la tendance vers le fragment et de minimiser tout élan vers la composition d’un recueil plus ou moins organisé des Illuminations. Le cas des Illuminations ne peut être raisonnablement comparé avec celui des  » Poésies  » pour la bonne raison que ce sont les éditeurs, et non pas Rimbaud, qui ont constitué le recueil factice des  » Poésies « . On peut en revanche parler du manuscrit du recueil Demeny, ou du manuscrit du recueil Verlaine de 1871-début 1872 (même si quelques feuillets manquent au dossier du second). S’il est légitime de parler tantôt des manuscrits, tantôt du manuscrit de départ du recueil, c’est que Rimbaud a tout de même destiné son dossier à la publication. Quelle que fût la diversité des moments de composition de ces manuscrits de poèmes en prose, ils ont fini par acquérir une forme d’unité et de synchronicité : par devenir un manuscrit prétypographique (ce qui n’aurait sans doute pas empêché Rimbaud d’apporter des modifications, une fois trouvé un imprimeur), avant la fragmentation accidentelle due à la séparation en lots du recueil, mais cet éclatement contingent n’a aucun rapport avec le projet esthétique de Rimbaud. Ordres d’édition des Illuminations Le lecteur se contente habituellement, sans doute, d’une édition. Celle qu’il choisit lui propose un parcours spécifique, sans généralement expliquer ce qui a dicté le parcours adopté. Presque toutes les éditions commencent sur Après le Déluge, mais si beaucoup se terminent sur Génie, d’autres accordent le dernier mot à Solde, induisant des effets de lecture très différents en fin de recueil. Mais qu’est-ce que la  » fin  » dans ce recueil ? Et possède-t-il un véritable  » début  » ? Rimbaud se souciait-il médiocrement de l’agencement des poèmes en prose ? Ou peut-on détecter des enchaînements motivés qui, sans accuser une  » architecture secrète  » aussi solide que celle des Fleurs du Mal, attesteraient, tantôt clairement, tantôt obscurément, une architecture ténue mais réelle, formée par une multiplicité de petites  » passerelles  » intertextuelles ? La plupart des éditeurs suivent Bouillane de Lacoste sur un point essentiel : il faudrait respecter tous les enchaînements de poèmes dans les manuscrits. Pour autant, les divers enchaînements ne constituent pas à eux seuls un ordre de lecture, mais plutôt un ensemble de petites séries de poèmes. Comment l’éditeur doit-il analyser ce puzzle impossible ? En tout état de cause, c’est moins le texte des poèmes qui permettrait de répondre, que ses supports et des éléments apparemment accessoires des manuscrits. Les paginations Si l’inertie éditoriale peut souvent conférer une certaine pérennité à des agencements aléatoires, c’est par un réflexe de prudence que l’on a souvent choisi de retenir l’ordre des poèmes figurant dans les deux premiers numéros de La Vogue. Ces 24 pages (23 feuillets, dont 1 feuillet écrit recto-verso) ont-elles été numérotées par Rimbaud (et, éventuellement, par Nouveau), ou par la rédaction de La Vogue ? Dans le premier cas, la pagination d’environ 60 % des feuillets serait en principe définitive, dans le second, le recueil ne comporterait qu’une pagination partielle datant de 1886, le degré d’arbitraire de cet agencement étant difficile à évaluer. Dans sa révision de l’édition de S. Bernard, A. Guyaux suppose une  » numérotation des feuillets due à Fénéon  » , là où l’éditeur antérieur s’interrogeait, au sujet d’Après le Déluge :  » Est-ce Rimbaud, est-ce Fénéon qui a placé cette prose en tête du recueil. Nous l’ignorons  » . Ailleurs, en commentant Vagabonds, A. Guyaux donne une formulation différente :  » Le chiffre 16, comme l’encadrement des titres, est au crayon et sans doute de la main de Félix Fénéon  » (nous soulignons) . Dans sa thèse, il penche pour des paginations par Fénéon, sans absolument écarter l’hypothèse de paginations autographes [PF 139-140]. Or, si elles pourraient être autographes, la prudence philologique exigerait que l’on respecte l’ordre des feuillets numérotés. Quelques pages après avoir révélé son incertitude, A. Guyaux émet cependant à nouveau des notations affirmatives :  » Fénéon place Après le Déluge en tête […] l’intervention de Fénéon est contestable, en ce sens qu’il installe un ordre à lui  » [PF 145]. A. Guyaux donne une argumentation codicologique assez détaillée, qu’il nous faut citer in extenso, dans un article consacré à Veillées : Lorsqu’il eut en mains, pour les classer et les éditer, les manuscrits des Illuminations qui composent actuellement le plus important des deux volumes que possède la Bibliothèque nationale, Félix Fénéon ne songea nullement à écarter – par exemple, à réunir à la fin ou au début du recueil dont il disposait – les textes figurant sur des feuilles dont le format n’est pas habituel. Certes en plaçant Après le Déluge en tête et en écrivant le chiffre 1 dans le coin droit du feuillet, il donnait à ce texte un statut un peu particulier, une importance, une fonction, sur lesquels de nombreux commentateurs ont brodé à l’envi, pour se faire parfois une sorte d’introduction aux Illuminations. Mais en situant la série Nocturne vulgaire, Marine et Fête d’hiver (feuillet 21 d’un côté et 22 de l’autre) entre Fleurs (feuillet 20) et Angoisse (feuillet 23), il n’hésite pas à rompre la continuité entre les feuillets qu’il numérote 20 à 23, à glisser un feuillet plus petit entre deux autres qui sont de dimensions normales . Avant de soulever le problème des papiers différents du recueil, observons qu’A. Guyaux insiste, dans son édition critique, sur la source de sa prémisse : Félix Fénéon […] a expliqué en 1939 à Bouillane de Lacoste qu’il avait lui-même arrêté l’ordre des textes et numéroté les feuillets […] Un demi-siècle plus tard, Fénéon expliquant à Bouillane de Lacoste qu’il avait lui-même classé et paginé des feuillets épars pour la publication en revue, rappelle qu’ensuite, instigateur d’un premier classement, il avait jugé bon de le modifier pour la publication en plaquette. […] On peut, si l’on ne doit, laisser à Fénéon le crédit de son témoignage et attribuer la pagination des feuillets à celui qui dit l’avoir faite La première lettre de Fénéon à Bouillane de Lacoste semble conforter cette prémisse : Le ms. m’avait été remis sous les espèces d’une liasse de feuilles de ce papier tout rayé qu’on voit aux cahiers d’école. Feuilles volantes et sans pagination, – un jeu de cartes, – sinon pourquoi me serais-je avisé de les classer dans une espèce d’ordre, comme je me rappelle avoir fait ? Pas de ratures . Toutefois, aucun manuscrit accessible du recueil ne présente des rayures et certaines pages du recueil contiennent des ratures assez abondantes. Et si Fénéon indique que les manuscrits étaient  » sans pagination « , cette assurance (qui est surtout, en réalité, une inférence) disparaît dans sa seconde lettre. Certes, il continue à s’attribuer un rôle décisif dans l’agencement de  » ce jeu de cartes hasardeux « , mais au lieu de répondre aux interrogations de Bouillane de Lacoste, il lui livre de nouvelles questions : Votre ms. est-il paginé (et d’une pagination qui soit antérieure à 1886, époque où il se peut fort bien que je l’aie paginé pour l’impression) ? Persiste-t-il trace d’un cahier dont le fil de brochage eût maintenu d’affilée les feuillets ? Ceux-ci, avec leurs poèmes, se chevauchent-ils, ce qui serait le meilleur indice d’un ordre prémédité ? – Suivant les réponses qui peuvent être faites à ces questions et, au besoin, à d’autres, car elles ne sont pas limitatrices, ma déposition, – à savoir que les feuillets, réglés, étaient dans une couverture de cahier, mais volants et non paginés, – peut être infirmée, rectifiée, confirmée . Si le manuscrit pouvait comporter  » une pagination qui soit antérieure à 1886 « , c’est que le premier témoignage de Fénéon pouvait être sans fondement. C. Zissmann a interprété de manière très perspicace à la fois ces réminiscences hésitantes, et les conclusions qu’en tire A. Guyaux : Dans sa thèse, André Guyaux tente désespérément de faire croire, contre toute vraisemblance, que ce n’est pas à Rimbaud, mais à Félix Fénéon, qu’il faut attribuer la pagination à l’encre de certains feuillets. Il invoque à cette fin le témoignage de ce dernier, mais tire des conclusions abusives des extraits de lettres ou d’articles qu’il cite :  » l’ordre logique  » dans lequel Fénéon dit avoir tenté de  » distribuer les feuillets, les chiffons volants de M. Rimbaud  » est évidemment celui des textes de la plaquette, éditée par lui, qu’il présente en octobre 1886 dans le premier numéro du Symboliste, et non celui des textes qu’il a publiés quelques mois plus tôt dans La Vogue . Pour expliquer la non-pagination d’une partie du recueil, A. Guyaux allègue qu’on peut déduire que Fénéon a vraisemblablement classé les premiers textes retrouvés, qu’il a numéroté les feuillets et que les textes et feuillets retrouvés par la suite n’ont jamais été ni classés ni numérotés […] Pourquoi les trois textes de Veillées, par exemple, sont-ils sur deux feuillets numérotés et devenus successifs alors que les quatre textes de Jeunesse, qui figurent de la même manière sur deux feuillets disjoints, n’ont pas reçu de numérotation, sinon pour la raison que Fénéon ne les avait pas sous la main en 1886 ? [PF 140] Contrairement à Bouillane de Lacoste, A. Guyaux n’examine à aucun moment de manière globale le problème de la transmission des Illuminations. À partir de 1886, le dossier a été partagé, lorsque Léo d’Orfer a quitté La Vogue avec une partie du dossier des Illuminations. Il est en revanche établi que La Vogue a reçu des mains de Louis Fière le dossier entier des Illuminations avec les poèmes en vers qui les accompagnaient. Ce n’est donc pas la transmission du dossier en amont de La Vogue qui explique l’existence de pages non numérotées. On pourrait formuler au moins deux autres hypothèses : 1° La numérotation aurait été effectuée pour les deux premiers numéros seulement de La Vogue. La dispersion des documents aurait mis fin inopinément à ce travail de pagination. 2° Un détenteur ultérieur de la première partie du dossier, correspondant aux deux premiers numéros de La Vogue, aurait ajouté la pagination. Plusieurs paginations possèdent des formes très proches d’autres chiffres de Rimbaud (en particulier les 5 et, plus caractéristiques encore, les 2 des f. 21-23), mais c’est surtout l’analyse codicologique qui permet de réfuter ces hypothèses. Un tableau à la p. 26 de cet article résume les principales données analysées dans les pages qui suivent. Rappelons d’abord que, dans sa thèse comme dans son édition critique, A. Guyaux admet la possibilité de paginations autographes ( » il reste un doute sur l’attribution de ce classement  » ). Chemin faisant, il relève la disparité des paginations :  » Les chiffres arabes sont tantôt à l’encre, tantôt au crayon et à l’encre : est-ce l’indice d’une intervention hésitante ?  » Il montre encore que les paginations ont été portées tantôt à l’encre, tantôt au crayon, tantôt au crayon et à l’encre, avec en outre des fluctuations dans la manière de présenter les paginations [PF 135-137]. Il s’agit là d’un indice décisif : pourquoi un éditeur de 1886 aurait-il recouru à des pratiques aussi hétérogènes ? Un éditeur aurait vraisemblablement arrangé les manuscrits, puis numéroté consécutivement, d’une seule façon, l’intégralité des feuillets du dossier. Les 24 paginations dans les Illuminations présentent chaque fois un trait servant à isoler le chiffre sur la page. Dans 22 cas, la pagination est isolée par un petit coin, alors que dans les 2 autres cas, on trouve un trait diagonal. Cette différence est éloquente : comment ne pas être frappé par le fait que ces deux pages ont été toutes les deux coupées en haut ? On le savait depuis longtemps pour le f. 12 et c’est A. Guyaux qui l’a montré pour le f. 18, de même qu’il a relevé les disparités affectant l’isolement des chiffres. Pour le f. 12, Rimbaud a coupé le feuillet en haut et en bas ; pour le f. 18, il a sectionné le feuillet pour inscrire les deux premières parties de Veillées perpendiculairement sur la partie inférieure du feuillet contenant originellement Fairy. Puisque le fragment de feuillet contenant Fairy n’est pas paginé, la numérotation a forcément été effectuée ultérieurement. A. Guyaux tient pour une certitude, à juste raison, que ces feuillets ont été coupés par Rimbaud. Toutefois, il n’a pas tiré de ce fait l’inférence qui s’impose, à savoir que les exceptions dans les procédés de pagination ne s’expliquent que si on les attribue à Rimbaud : 1° À la p. 12, Rimbaud a enlevé sa pagination originelle avec le haut de la page, avant de remettre une pagination, de manière différente. Ne l’inscrivant pas au même moment que les autres paginations, il n’a pas repris par automatisme la présentation de la série initiale. 2° À la p. 18, Rimbaud semble avoir substitué le feuillet incomplet à une p. 18 antérieure, geste probablement lié à la confection du groupement Veillées I, II, III. Le feuillet remplacé pouvait contenir des versions différentes et autonomes des textes qui forment les deux premières parties de Veillées dans le recueil définitif ou bien des poèmes différents. En commentant pour la première fois la p. 12, A. Guyaux donnait ces indications :  » le chiffre, tout différent de ceux des autres feuillets, est écrit à l’encre, de la même encre que le texte  » (nous soulignons) ;  » ce chiffre pourrait être de la main de Rimbaud  » . Dans sa thèse comme dans son édition critique, cette indication n’est ni confirmée, ni contredite ; aucun commentaire n’y est consacré, si ce n’est que le critique relève des différences entre les encres et les écritures utilisées pour Veillées I et II. Si l’encre est la même que celle d’au moins une partie de Veillées, il s’agit d’un chiffre inscrit de la main de Rimbaud ou, à défaut, de Nouveau. Et si ce chiffre  » tout différent  » est de Rimbaud ou Nouveau, ce n’est pas Rimbaud qui aurait inscrit le chiffre 12, probablement en 1874, après des numérotations 1 à 11… faites en 1886. Ajoutons qu’après 9 feuillets paginés au crayon et à l’encre, les feuillets 12 et 18 sont les seuls dont la numérotation a été effectuée à l’encre et non au crayon. Ou bien toutes les paginations sont de Rimbaud, ou bien aucune. C’est la première hypothèse qui s’impose : il serait saugrenu de soutenir que Fénéon (ou d’Orfer ou Kahn) a paginé d’abord les pages 1-11, 13 à 17 et 19-24, avant d’insérer les pages 12 et 18. Si l’on pourrait à la rigueur imaginer qu’un éditeur insère les textes du feuillet 12 après Phrases en s’inspirant de leur ressemblance structurelle, l’enchaînement des pages 18 (Veillées I et II) et 19 (Veillées III) devait être évident pour un éditeur, s’agissant d’une série, de sorte que l’on n’imagine pas qu’un éditeur numérote la p. 18 après la p. 19. Les papiers A. Guyaux a montré que la majorité de ces feuillets sont d’un même papier (ceux paginés 2-17, 19-20 et 23-24). La corrélation partielle entre les pages numérotées et les pages d’un même type de papier signifierait ou bien que Rimbaud a confectionné une suite de pages d’un même papier, ou bien que, faute de disposer de meilleurs critères, les rédacteurs de La Vogue ont procédé à un classement ad hoc des manuscrits selon des caractéristiques codicologiques. Dans les deux cas, on est obligé d’expliquer les exceptions. A. Guyaux, on l’a vu, a été contraint de supposer que Fénéon avait rompu une continuité de papiers. Fénéon (ou un autre rédacteur) a-t-il décidé, arbitrairement, de placer Après le Déluge en début de recueil parce que le poème avait l’air ainsi de fournir comme un prologue ? Pourtant, un éditeur aurait très bien pu décider que tout devait commencer par… l’Enfance. On ne voit pas ce qui aurait incité Fénéon à intercaler le feuillet contenant d’un côté Marine et Fête d’hiver et de l’autre Nocturne vulgaire entre d’autres feuillets d’un papier uniforme. Surtout, ce n’est pas aux rédacteurs de La Vogue que l’on peut attribuer l’interpolation de Veillées I et II sur un papier différent, avant le manuscrit de Veillées III – et A. Guyaux le reconnaît. C’est bien Rimbaud qui, barrant le titre Veillée en haut de la p. 19, l’a remplacé par le chiffre III, avant d’insérer ce qui est devenu la p. 18. Reste à A. Guyaux à expliquer pourquoi Rimbaud aurait été le responsable d’une interruption de l’ordre, et non des deux autres : Pourtant, si Fénéon s’est autorisé à rompre cette uniformité des feuillets – dans un seul but d’édition, il est vrai – c’est peut-être que le cas des trois Veillées contraignait à une rupture du même ordre, dont il n’avait pas à prendre l’initiative puisque celle-ci avait été prise avant lui .

=tableau

Le critique nous paraît sélectionner ici une explication fort compliquée, alors qu’il en existe une autre, bien plus simple : Rimbaud a choisi d’insérer les p. 1 et 21/22 avant de numéroter les pages concernées et substitué plus tard une p. 18 nouvelle à la p. 18 originelle. Dans le cas d’Après le Déluge, ou bien il a ajouté le manuscrit en début de recueil après avoir pensé y placer un autre texte, ou bien il a jugé d’emblée que quoiqu’antérieure et moins calligraphiée, sa transcription du poème était suffisamment  » propre  » pour le dispenser d’effectuer une nouvelle transcription. Les feuillets non numérotés, plus variés du point de vue des papiers, ont-ils été laissés sans classement pour cette raison même par La Vogue ? Pour le croire, il faudrait expliquer, on vient de le voir, les exceptions parmi les pages numérotées. Les écritures L’un des aspects les plus intéressants de la thèse d’A. Guyaux est son recours à une distinction formulée par M. Delamain entre des écritures  » dextrogyres  » et d’autres, penchant moins vers la droite, que ce dernier qualifiait de  » sinistrogyres « . Tandis que Delamain utilisait la distinction pour cerner l’évolution à long terme de l’écriture de Rimbaud, sans songer à l’utiliser à l’intérieur des Illuminations (ce qui était impossible à partir des reproductions dont disposait Bouillane de Lacoste, on l’a vu) , A. Guyaux l’emploie précisément pour les Illuminations afin de montrer que dans ce corpus précis aussi, le dextrogyre suit le sinistrogyre : lorsque les deux écritures se suivent sur les mêmes feuillets, le sinistrogyre ne suit jamais le dextrogyre ; le brouillon d’Enfance est sinistrogyre, contrairement au manuscrit définitif. Il découle de cette analyse que sur le papier utilisé pour la plupart des feuillets numérotés, l’écriture est toujours dextrogyre. Les seules pages numérotées à écriture sinistrogyre sont des pages à papiers différents. Les pages numérotées attestent majoritairement une transcription plus ou moins suivie alors que les feuillets de la  » fin  » du recueil comportent souvent des graphies sinistrogyres. La coïncidence partielle entre papiers, écritures et pagination incite encore à supposer une pagination auctoriale. Les traits séparateurs barrés Dans plusieurs manuscrits, on trouve des traits séparateurs barrés. Ces traits barrés se trouvent pour la plupart parmi les  » derniers  » manuscrits accessibles. Si l’on adopte l’ordre de publication de La Vogue pour donner ensuite les cinq poèmes livrés par Vanier en 1895 dans l’ordre de l’édition en question, 7 des 8 derniers feuillets contiennent des traits barrés ; 1 seule des 24 pages numérotées en comporte. Rimbaud a-t-il barré plusieurs traits de suite en fin de recueil sans faire la même opération pour les poèmes précédents, puis déplacé des pages ? Il faut plutôt considérer que le recueil contient deux parties, la première, paginée, comportant majoritairement des textes transcrits plus tard que la seconde, non paginée. Les exceptions de papier et d’écriture dans la première partie suggèrent que, pour Rimbaud, ces quelques pages étaient des transcriptions antérieures qu’il jugeait dignes d’être données à un imprimeur et qu’elles pouvaient être intercalées sans interrompre l’ordre prévu des poèmes. Ainsi, le feuillet contenant Nocturne vulgaire et Marine/Fête d’hiver, de papier différent, a été intercalé (peut-être après l’ajout de Nocturne vulgaire ?) dans la série de pages qui allaient recevoir une numérotation . La seconde partie du recueil, très hétérogène, est plus énigmatique. Deux possibilités se présentent : 1° Rimbaud n’avait pas encore réussi à trouver un ordre définitif, pensant le faire plus tard ; 2° Il a eu l’intention de recopier la plupart au moins de ces manuscrits, avant de se contenter de les ranger dans l’ordre prévu, sans leur assigner une pagination. Ce n’est sans doute pas une coïncidence si c’est dans la seconde partie que l’on trouve le plus grand nombre de modifications et de passages peu lisibles, ainsi que des fragments de feuillets que Rimbaud aurait pu être tenté de retranscrire ; c’est dans la première partie que l’on trouve le plus grand nombre d’enchaînements d’une page à l’autre. Lors d’un stade antérieur de la préparation du recueil, Rimbaud semble avoir d’abord donné des traits séparateurs entre les poèmes, avant de décider de les supprimer ; dans la version définitive, les poèmes se suivent tantôt séparés par des traits, tantôt sans que Rimbaud indique de cette manière leur séparation. Ordre/désordre : conclusions De ce qui précède, on peut inférer que l’ordre des 24 pages numérotées était pour Rimbaud l’ordre définitif de ces manuscrits – ou du moins l’ordre présenté par le recueil au moment où Rimbaud le confia à Verlaine à Stuttgart en 1875. Si l’on admet la solidité de l’argumentation proposée ici, certains problèmes réputés insolubles ne se posent tout simplement plus : Il n’est plus nécessaire de se demander si Après le Déluge était vraiment destiné à ouvrir le recueil ; les commentateurs qui, selon A. Guyaux,  » brodent à l’envi  » sur la fonction liminaire du poème peuvent reprendre à l’instar de Pénélope leur broderie, sans avoir peur pour autant de trahir le poète. Le fait que la p. 12 suive la p. 11 contenant Phrases prouve que la seconde série de  » fragments  » (selon le terme d’A. Guyaux) devait suivre Phrases ou, plus probablement à notre sens, en faire partie (même si ce regroupement laisse subsister la perception de deux séries pourvues de stratégies rhétoriques et sémantiques différentes), alors que l’édition critique d’A. Guyaux disjoint les deux séries, les plaçant à une dizaine de pages de distance. Que Rimbaud ait envisagé ou non, au départ, d’englober les deux poèmes intitulés Villes sous un seul titre ou de fournir d’abord Villes ( » L’acropole officielle […] « ) et ensuite Villes ( » Ce sont des villes […] « ), il a entériné l’ordre de transcription dans les manuscrits par la pagination, après avoir laissé Villes ( » L’acropole officielle […] « ) après Villes ( » Ce sont des villes […] « ) et Vagabonds. Il n’y a aucune raison valable d’essayer de remonter la pente génétique en fusionnant sous un titre unique les deux poèmes intitulés Villes. Un tel procédé revient à transformer en pratique d’édition de simples hypothèses portant sur les phases d’organisation du recueil et à substituer à l’état définitif de ces pages laissé par Rimbaud un ordre qui ne correspond à aucun ordre souhaité par le poète. A fortiori, on ne peut justifier la réorganisation massive du recueil proposée par A. Guyaux dans son édition critique, où tout en mentionnant les enchaînements de pages et la possibilité d’une organisation autographe du début du recueil, le critique répond aux problèmes suscités par le recueil en éliminant tout ce qui, dans les manuscrits tels qu’ils se présentent aujourd’hui, atteste un ordre voulu par Rimbaud. L’édition  » met littéralement en pièces les Illuminations  » , donnant au lecteur 1° des  » poèmes groupés « , 2° des  » poèmes consécutifs sur plusieurs feuillets « , 3° des  » poèmes consécutifs sur un seul feuillet  » et 4° des  » poèmes isolés sur un seul feuillet  » . Le lecteur qui lira ainsi les Illuminations aura irrésistiblement l’impression d’un mouvement du recueil de l’unité vers une forme de fragmentation. À moins qu’il ne perçoive l’arbitraire qui préside à ce dés-agencement, il sera porté à admettre le postulat d’une  » poétique du fragment « . L’ordre des 24 premières pages ne signifie pas que ces poèmes en prose suivent quelque axe narratif, comme les chapitres d’un feuilleton, mais on peut désormais explorer à nouveau la disposition des textes. Au lieu de le déclarer accidentel, comme on le fait communément depuis les premiers articles d’A. Guyaux, on peut prendre au sérieux l’ordre Ville – Ornières – Villes – Vagabonds – Villes sans présupposer que cet agencement résulte de la désagrégation accidentelle d’un assemblage plus orthodoxe. On peut, de même, se demander si Rimbaud ne donne pas volontairement une sorte de cycle urbain s’étendant d’Ouvriers à Villes ( » L’acropole […] « ). En général, on peut s’interroger sur des rapports de contiguïté et de proximité entre les poèmes, suivant un modèle de lecture proche de celui du modèle générique le plus notoire, Le Spleen de Paris, où si Baudelaire affirme au sujet du recueil que l' » on ne pourrait pas dire, sans injustice, qu’il n’a ni queue ni tête, puisque tout, au contraire, y est à la fois tête et queue, alternativement et réciproquement « , il existe quelques traits relevant d’un agencement par contiguïté . Il n’y a aucune manière de savoir si les feuillets non paginés ont été publiés par La Vogue, puis par Vanier pour cinq poèmes en prose, dans l’ordre du dossier de départ. Dans ce contexte, l’éditeur peut décider de privilégier tel ou tel parcours en fonction de sa propre appréciation du plaisir au lecteur, comme le fait expressément P. Brunel : La rigueur philologique est une (bonne) chose, le souci du plaisir du lecteur aussi, surtout dans le cadre d’un Livre de Poche : il sera plus satisfait si comme le premier éditeur, on place au début  » Après le Déluge « , dont l’état manuscrit est d’ailleurs singulier, et si on garde pour la fin, comme la plupart des éditeurs d’aujourd’hui,  » Génie  » […] Pour beaucoup de critiques, Génie est un poème d’optimisme utopique et Solde une sorte de bilan désabusé (qui a pu remplir les mêmes fonctions mythiques qu’Adieu : on admet difficilement que Rimbaud ait pu quitter la littérature sans signifier le fait dans la littérature, ce qui atténuerait la douleur du lecteur et… cautionnerait la littérature dans l’acte même de son sabordage). Si aucune solution réellement rigoureuse n’est possible, la solution la plus neutre semblerait être de suivre l’exemple de J. Mouquet et A. Rolland de Renéville qui dans la première édition de la Pléiade (1946), imprimaient les poèmes en prose dans l’ordre de La Vogue puis, pour les cinq autres textes, dans celui de l’édition Vanier (c’est l’ordre que nous avons donné dans notre tableau de données codicologiques). Quel que fût l’ordre souhaité pour Rimbaud pour les poèmes de la fin du recueil, des recoupements thématiques et certaines constellations lexicales rapprochent plusieurs de ces poèmes, notamment Mouvement, Génie, Jeunesse et Solde : ce sont peut-être des indices de la volonté de Rimbaud de placer ces poèmes à peu de distance les uns des autres. Ce n’est là, bien entendu, qu’une hypothèse portant sur l’intertextualité interne du recueil : l’essentiel, dans la perspective du présent article, n’est pas de développer de telles hypothèses , mais de montrer que contrairement à ce qu’on a pu souvent laisser supposer, de telles hypothèses sont légitimes . Loin de nous l’idée de légiférer à notre tour, pour poser que le sens des Illuminations se trouve dans l’unité du recueil et non dans chaque poème séparé : il faudrait parvenir, sans aucun doute, à une perception plus dialectique de l’interprétation du recueil. Toujours est-il que la notion du  » fragment  » a inhibé l’exégèse rimbaldienne récente, en imposant, par l’autorité d’une thèse jugée irréfutable (et trop rarement lue de près, compte tenu de sa complexité), la mise entre parenthèses de phénomènes d’agencement dépassant le cadre de chaque  » fragment  » individuel. Véhiculant deux notions importantes de la période structuraliste,  » la clôture du texte  » et  » l’autotélicité « , le terme fragment facilite la mise entre parenthèses des intentions de Rimbaud et permet de théoriser l’isolement radical de chaque illumination. Ce n’est pourtant pas une lubie que de voir dans les Illuminations plus qu’un simple exercice formel et, nous espérons l’avoir montré, le recueil ne saurait être considéré comme un collage, absolument aléatoire, de fragments indépendants. La part de l’organisation du recueil a été sous-estimée et on peut désormais revenir à l’étude de l’agencement, en sachant que pour les pages 1-24, ce n’est pas à des rédacteurs d’une revue, une décennie après la publication des poèmes, que l’on doit imputer les enchaînements, mais bien à Arthur Rimbaud.