Parler seul par Tzara-Miró
Parler seul
de Tristan Tzara et Joan Miró
Paris, Maeght, 1948-1950

Quand le comité de rédaction d’Histoires littéraires me proposa de constituer un dossier sur les relations entre l’écrit et l’image, j’étais précisément en train de m’atteler à un petit travail consacré aux romans collages de Max Ernst, qui maintenant figure ici. Ce vrai maître de l’imaginaire pictural qu’était Max Ernst retourna en quelque sorte sa veste pour produire des « romans » constitués de suites d’images narratives mais transformées par des collages, qui finirent par absorber tout texte — hormis les pages de titre — dans leur version la plus aboutie, Une semaine de bonté en 1934. S’élabora alors pour Histoires littéraires une table des matières où mon but était d’obtenir des croisements analogues entre littérature, art et science. Ainsi, Henri Béhar a accepté d’aborder un des chefs-d’œuvre du livre illustré au XXe siècle, dont le titre, Parler seul, témoigne de la voix unique par laquelle Tzara et Miró créent un langage propre où les signes ­— mots, couleurs, traits — parlent seuls, effectivement. Ceci nous montre par ailleurs combien il est difficile de trouver un terme pour décrire ce genre d’ouvrage : livre illustré, livre d’artiste, livre de dialogue ? Aucune de ces appellations ne réussit à circonscrire l’objet. Le terme d’illustration paraît plus clair pour La Fontaine revu par Grandville ou Gustave Doré : un propos qu’aborde Philippe Kaenel dans la perspective ouverte quelques décennies plus tôt par Oudry. Les Fables sont évidemment un royaume pour un illustrateur, où l’humour de l’anthropomorphisme animal coexiste constamment avec le sens moral propre à l’humain.

Un grand poète, encore méconnu en France, est le vaudois Gustave Roud. S’il n’a pas vraiment fait contribuer des peintres, il a fait appel à son propre talent de photographe. Au XXe siècle, il est peut-être l’écrivain dont la perception fut la plus affinée, et Antonio Rodriguez montre que, si sa capacité à la rendre en mots se suffit à elle-même, l’objectif photographique nous en fait approcher un autre registre.

J'ai'tué de Blaise Cendrars illustré par Léger
Une illustration de Léger pour
J’ai tué de Blaise Cendrars (1918)

Les rapports entre littérature et peinture sont bien apparents dans certains courants artistiques. Ainsi a-t-on parlé — avec plus ou moins de bonheur — de cubisme littéraire ou d’autres ismes à domaines et dimensions variables. Virginie Duzer nous fait découvrir combien la notion d’impressionnisme littéraire, initialement qualifiée ainsi par Ferdinand Brunetière, garde son intérêt historique, en prenant l’exemple de Zacharie Astruc, qui fut l’un des premiers soutiens d’un Édouard Manet alors la fable des faubourgs épris de Bouguereau. L’image surgit aussi avec toute sa force dans la guerre. On connaît de fulgurantes suites d’images, comme la Danse macabre d’Edmond Bille ou Silence de Maurice Barraud, ou encore les séries de Steinlen et de Dix, mais quels écrivains donnèrent une image de la guerre qui ne soit pas anecdotique ou descriptive ? Il y en a peu, et ce sont avant tout des poètes comme Apollinaire et Cendrars.Christine Le Quellec-Cottier et Laurent Tatu abordent l’image de la Grande Guerre dans la poésie de Cendrars alors devenue prose. En les lisant, on conçoit que cette violence avec laquelle Cendrars nous percute de plein fouet est aussi une fin pour lui : il voulait la bagarre et en perdit sa main de poète à la ferme de Navarin, en septembre 1915. Sa main gauche deviendra celle d’un romancier.

Deux articles nous feront plonger dans le domaine de la représentation du corps et de l’esprit. Olivier Walusinski décrit les images de l’hystérie à l’époque de Jean-Martin Charcot, quand la médecine mentale quittait peu à peu la chrysalide de l’aliénisme pour devenir psychiatrie, et que la neurologie émergeait de la « pathologie ». À la fin du XIXe siècle, le texte, la photographie et le dessin sont ici à la croisée des représentations d’une affection, dont l’évolution historique mène de la possession démoniaque à une maladie à part entière. Sebastian Dieguez nous fait partager son expertise sur l’évolution d’une mythologie, celle où le cerveau prétend pouvoir se décrire, s’imager lui-même — cet organe que, malgré Bergson, les sciences actuelles rendent responsable de notre esprit par le biais des représentations mentales.

Nous sommes de plus en plus colonisés par l’image, comme le démontrent les préoccupations croissantes au sujet de la sienne propre, le plus souvent aux dépens de ce qu’elle recouvre, ainsi que le développement faramineux des moyens d’imagerie (écrans divers, ordinateurs, téléphones portables, etc.). Mais cette évolution paraît paradoxalement se faire aux dépens des représentations elles-mêmes, dans la vie mais aussi dans l’art. Dans cette marée des images qui nous submerge inexorablement, les textes seraient-ils les sauveurs des représentations ? Merci aux auteurs de ce dossier d’Histoires littéraires de nous offrir une ouverture sur cette dualité aux équilibres si variables, l’image et le texte.

Julien Bogousslavsky

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