En Société

Apollinaire. Revue d’études apollinariennes, n° 18, 2015, 22 6 (éd. Calliopées, 80, avenue Jean-Jaurès, 92140 Clamart). Cette revue nous réserve toujours des documents et des études de grand intérêt, et le présent numéro ne dément pas cette tradition. Il s’ouvre par la reproduction de deux portraits inédits d’Apollinaire par Marius de Zayas, esquisses pour la « caricature » publiée dans Les Soirées de Paris de juillet-août 1914. En fait, il ne s’agit nullement d’une « caricature », mais bien au contraire d’une « construction abstraite», très stylisée et méditée : probablement l’un des plus étonnants portraits du poète.
On peut ensuite lire une étude de Mario Richter, précise et très informée, « Pour une lecture d’Ombres », d’où il ressort que le poète a voulu exprimer « l’unité de l’ombre et du corps, une sorte de “résurrection”, presque ». Suit la transcription et reproduction fac-similé d’une curieuse lettre inédite de Lou à Apollinaire du 3 avril 1915, écrite après leur ultime entrevue du 28 mars à Marseille. Lou y conjure le poète de ne pas publier Ombre de mon amour, afin de ne pas révéler « certain vice dont tu parles avec une clarté déconcertante » – autrement dit, la flagellation. Elle ajoute : « Dédie-moi tes bouquins ! j’en serai très heureuse et très fière – JE VEUX ÊTRE TA MUSE – Mais ne raconte pas notre cher roman… ». Comme le souligne Pierre Caizergues, il s’agit bien là d’une « lettre de fin d’amour ». S’attachant à préciser les diverses références d’Apollinaire au Pimandre d’Hermès Trismégiste, Étienne-Alain Hubert montre qu’il s’agit en fait d’une « référence à une référence », en l’occurrence au commentaire d’Artus Thomas d’Embry dans la traduction de De la vie d’Apollonius tyanéen (…) publiée en 1611, référence qu’Apollinaire a camouflée sous une mention de l’adaptation moderne de Louis Ménard. Preuve que le savoir d’Apollinaire est « fondamentalement anachronique » et qu’il s’agit d’une opération « où le passé acquiert la force de présence du contemporain ». Apollinaire soldat est évoqué par Victor Martin-Schmets et Claude Debon, à l’occasion de la transcription intégrale, donnée ici, des Journaux des marches et des opérations de la 48e batterie du 38e régiment d’artillerie de campagne (1914-1915), assez laconiques dans leurs notations, mais où l’on trouve, à la date du 17 mars 1915, mention de « M. Kostrowitzky, Guillaume, sous-lieutenant, blessé par éclat d’obus dans la région tempo-pariétale droite ». Ce riche numéro se termine par les habituels comptes rendus, bibliographie, informations diverses, etc., parmi lesquels une très utile Chronique des ventes par Etienne-Alain Hubert.

Quinzinzin-zili, l’univers messacquien, n°28, hiver 2015, trimestriel, 7 € (Société des Amis de Régis Messac, 71 rue de Tolbiac, Paris 13′). Le sous-titre de ce sympathique magazine voué à l’œuvre de Régis Messac lui permet de varier les sujets, et c’est ainsi que le présent numéro s’attarde sur Michel Jeury ou André J. Roche, linguiste original et correspondant au long cours de Messac, qui avait été son collègue à l’université McGill. On donne, en miroir, quelques lettres de Messac à Roche, un article sur la genèse du roman qui donne son titre à la revue (une dystopie post-apocalyptique de 1935), et un article de Messac sur Melville. Soigneusement rédigée, annotée, référencée, mais jamais trop sérieuse, cette revue d’« amis » dirigée par Olivier Messac est un modèle du genre. Elle dialogue en outre avec un petit monde de blogs littéraires passionnés d’auteurs méconnus (comme jhrosny.overblog.com), d’une belle richesse, et qui gagne à être arpenté même sans coupe- papier.

Zola. Les Cahiers naturalistes N° 89 (Société littéraire des Amis d’Émile Zola, 2015, 448 p., 25 €). Il y a toujours beaucoup à apprendre ou à glaner à la lecture des Cahiers, même au bout de leurs 61 ans d’existence : Alain Pagès y veille. Le gros de cette grosse livraison est consacré à Zola et Tolstoï, une relation qui pourrait se résumer à un «Je t’aime, moi non plus». De l’estime réciproque, oui, mais beaucoup de malentendus et de divergences, surtout après l’évolution de Tolstoï vers un christianisme renouvelé. Les lecteurs plus soucieux de questions contemporaines pourront apprécier les quelques pages d’Anne-Marie Baron sur «Zola et Tolstoï à l’épreuve du cinéma postmoderne», d’où il ressort que les cinéastes d’aujourd’hui prennent de très grandes mais souvent heureuses libertés avec des œuvres devenues plutôt de vagues références que des modèles à adapter. Autre dossier : «Dubut de Laforest et le Naturalisme», préparé par François Salaün, restaurateur de la réputation assez ébouriffante de Dubut dans de nombreux travaux récents. En se démenant ainsi pour ramener l’étrange auteur de multiples romans et essais provocateurs et parfois sulfureux, peut-être parviendra-t-il à faire pour le défenestré de l’Avenue Trudaine ce que d’autres ont réussi pour Jean Lorrain ou Rachilde. Le travail ne manque pas pour un chantier de réédition (Les Derniers scandales de Paris ne comptent pas moins de 27 volumes). Seul Le Gaga y a eu droit jusqu’ici à notre connaissance – mais les amateurs de curiosités ne manqueraient sans doute pas pour Mademoiselle Tantale, Les Petites Rastas ou L’Homme de joie, pépites du catalogue de Dentu, l’éditeur fidèle de Dubut. Quelques articles plus classiquement zoliens complètent ce volume des Cahiers, parmi lesquels on distinguera les «Lectures critiques» consacrées aux Lettres à Alexandrine, récemment publiées chez Gallimard, après celles à Jeanne Rozerot en 2012. Henri Mitte- rand en donne une présentation magistrale qui permettra de parfaitement saisir la portée de cette correspondance pour les acteurs de cette relation triangulaire assez douloureuse qui n’avait rien d’un vaudeville – portée aussi quant à ce qu’on y apprend de la façon dont Zola a vécu son engagement pour Dreyfus. Enfin, on n’oubliera pas non plus les utiles notes de lecture, de même que les documents publiés en hommage au grand zolien que fut David Baguley.

LIVRES REÇUS

Artus. Artus de Bretagne. Du manuscrit à l’imprimé (XIVe-XIXe siècle), sous la direction de Christine Ferlampin-Acher, Presses Universitaires de Rennes, 2015, 362 p., 22 e. Artus de Bretagne est pour quelques mois encore l’un des rares romans arthuriens médiévaux à ne pas être encore édité de manière satisfaisante : il est accessible seulement sous la forme d’un fac-similé de l’édition de 1584, dû à Nicole Cazauran. Nous est proposé ici un recueil d’interventions essentiellement issues d’un colloque tenu à Rennes en 2013, le premier à ne traiter que de ce seul roman. Il présente l’originalité de paraître un an avant la publication imminente chez Champion de la première véritable édition scientifique du roman. L’annonce qui en est faite dans la préface remplit ainsi un double rôle : attiser la curiosité de tous et faire patienter encore un peu ceux qui attendent cet événement depuis fort longtemps déjà.
Le présent recueil invite à la redécouverte d‘Artus de Bretagne « en examinant en particulier sa réception » (p. 12). Est envisagée d’abord sa réception au Moyen Âge. Le choix du manuscrit de base est expliqué et différents aspects littéraires du roman sont analysés, en particulier les insertions lyriques et la vision donnée de la chevalerie dans les dialogues et les tournois. La deuxième partie du volume étudie la réception d’Artus jusqu’au XIXe siècle en la contextualisant parfois à travers des études comparatives. Si au XVIe siècle, la réception est assez nourrie, elle décline fortement au XVIIe, le roman ne connaissant plus que quelques mentions erratiques. Dans la deuxième partie du XVIIIe siècle, le roman connaît un revif grâce à son adaptation dans la Bibliothèque universelle des romans. Mais lorsqu’Alfred Delvau remanie le texte en un Petit Artus pour l’inclure dans sa Nouvelle Bibliothèque bleue, s’il ne se contente pas de l’adaptation du siècle précédent et retourne à l’édition de 1584, il faudra cependant attendre la fin du xxe siècle pour que le roman suscite de nouveau l’intérêt. Grâce à l’édition attendue cette année, souhaitons qu’Artus sorte enfin de son long purgatoire !

Autorité. L’autorité dans le monde des lettres, sous la direction d’Élisabeth Gavoille, Marie-Paule de Weerdt-Pilorge et Philippe Chardin (Éditions Kimé, 2015, 275 p., 26 €). Vaste, très vaste question! Ce volume reproduit une partie des communications présentées sur ce thème lors d’un colloque tenu à Tours en 2014 sous le signe du comparatisme. Une première partie s’efforce naturellement de « Définir l’autorité » en commençant par l’étude des origines latines de la notion. L’article liminaire d’É. Gavoille sur auctor et auctoritas constitue une excellente introduction à la généalogie pour le moins complexe dont hérite le concept d’auteur. Une définition en est proposée à la suite de la réflexion de M. Foucault : « Ce n’est pas le créateur considéré au moment de son énonciation, mais une figure désignée rétrospectivement comme fondement de multiples énoncés ». Pour nous en tenir dans la seconde partie, « Autorités contestées », à ce qui touche à des cultures, des périodes et des auteurs qui intéressent notre revue, mentionnons l’article de Sylvie Flumbert-Mougin sur la façon dont Nisard fit carrière en démolissant la réputation de Sénèque comme dramaturge – Nisard qui avait été à son tour démoli avec énergie par Éric Chevillard en 2006, on s’en souvient. À ne pas manquer également : l’article bref mais lumineux de Philippe Chardin sur « L’autorité perdue puis retrouvée de la science chez Flaubert, chez Musil et chez Proust ». L’ambivalence de ces trois écrivains vis-à-vis de la science est d’autant plus intéressante pour le comparatiste qu’ils possédaient tous trois, comme le rappelle Ph. Chardin, une connaissance des questions scientifiques bien supérieure à celle des autres littérateurs de leur temps – par où parler de « recherche », comme Proust, donne un autre poids à la mise en relation de la science et de l’art. L’actualité littéraire n’est présente dans le volume que par l’article que consacre Hélène Maurei-lndart à deux romans de Minh Tran Huy dans le troisième chapitre sur « L’autorité de l’auteur ». Elle y procède de manière quelque peu spécieuse en soulignant qu’il est bien risqué de prédire qui, parmi les contemporains, pourra acquérir ultérieurement la fameuse autorité qui en fera des classiques. Il faut donc prendre le risque d’errer et parier sur des œuvres que seuls quelques fragiles paramètres semblent permettre de distinguer. Ajoutons qu’on sait bien sûr que l’histoire littéraire est pour l’essentiel un vaste cimetière peuplé de réputations perdues d’où surgit parfois un revenant – mais c’est alors son évocateur qui disposera d’une sorte d’autorité, d’ailleurs très aléatoirement transmissible. Une façon d’échapper aux difficultés ainsi soulevées consiste à s’interroger non plus sur l’autorité de l’auteur mais sur celle du texte. C’est ce que fait le quatrième et dernier chapitre du volume, dont on retiendra surtout l’article de Daniel Bilous sur « L’imitation : un rapport ambigu à l’autorité du modèle ». L’imitation, la parodie, le pastiche : autant de façons de miner l’autorité d’un texte premier tout en l’affirmant ou la confirmant.

Barbey d’Aurevilly. Barbey d’Aurevilly, Memoranda. Édition intégrale établie par Philippe Berthier (Bartillat, 2016, 466 p., 28 e). Sorte de journaux intimes s’étalant, avec de nombreuses coupures chronologiques, de 1835 à 1864, les cinq Memoranda ont, pour certains, connu une première publication quasi confidentielle. En voici la première édition intégrale, qui a le mérite d’abord d’offrir des pages de 1835 qui ne furent publiées qu’en 1996, et ensuite de donner pour le reste un texte corrigé et non émondé (nous y reviendrons). Cette édition est assurée par Philippe Berthier, dont les compétences et le savoir ne sont pas à rappeler ici, et qui avait justement donné chez le même éditeur, en 2013, une édition très bienvenue, en un seul volume, des admirables Lettres à Trebutien. Loin d’être une œuvre mineure, ces Memoranda sont un texte essentiel pour connaître et comprendre Barbey. Ce qui frappe d’abord, c’est l’allure même du style, souvent saccadé et cursif, comme si l’écrivain y puisait une désinvolture supplémentaire – mais une désinvolture pleine d’alacrité, qui imprègne paradoxalement ce que Philippe Berthier nomme ces Scènes de la vie ennuyée. Et cette nervosité cache en fait une persistante mélancolie, qui n’étonnera que ceux qui ne connaissent pas l’auteur de L’Ensorcelée. Les deux derniers Memoranda (1858 et 1864) sont même tout empreints d’une immense mélancolie, aussi bien devant les paysages que devant la fuite du temps et les années mortes (« moi qui vis dans le passé plus qu’être vivant »). On voit certes Barbey soupirer : « Je n’ai rien de mieux à faire que ma toilette, je m’ennuie tant ! », mais s’ennuie-t-il vraiment autant qu’il le prétend ? Sans doute pas. En tout cas, il n’ennuie point son lecteur. Les deux premiers Memoranda nous montrent surtout le quotidien d’un dandy 1830 très appliqué (« Habillé… Allé chez… Promené au Boulevard… Dîné chez… ») et dont la vie sociale est très remplie : ce ne sont que visites, salons, stations chez Tortoni, chez Véfour, au Café de Paris, chez Corazza, au Palais-Royal. Il aime à causer, non moins qu’à boire solidement. Loin de vivre dans la solitude, Barbey fréquente nombre de gens, et compte de vrais amis comme Gaudin et Maurice de Guérin, lequel sera son intime et exercera sur lui une grande influence. Beaucoup de femmes aussi : des inconnues remarquées dans des salons ou au cours de voyages, puis, à Paris, Mme de Fayet, Apolline, Paula, et cette mystérieuse Louise, qu’il avait connue à Caen en 1831 et avec qui il poursuit une « liaison clandestine » (Ph. Berthier) assez tumultueuse. La vie parisienne, et aussi le dandysme quotidien, sont en revanche absents des trois derniers Memoranda, qui furent rédigés en Normandie ou à Port-Vendres, et dans lesquels Barbey se laisse aller à de nostalgiques méditations devant les paysages et les souvenirs : le temps a fait son œuvre. Par ailleurs, le livre n’est point à proprement parler un journal littéraire, même si le compte rendu des journées est émaillé de réflexions sur les lectures, assez variées, que fait l’auteur (Burke, Machiavel, Saint- Simon, Byron, George Sand, Dickens, etc.) – on trouve aussi, en 1837, une visite à Hugo : « Il est petit et se pose comme Bonaparte ». Ce qui domine plutôt, ce sont les impressions, les sensations et les rêveries diverses. On observe également que Barbey se montre très sensible aux paysages et au temps qu’il fait, qu’il prend toujours soin d’indiquer, même très brièvement, en relatant ses sorties : « Les Tuileries charmantes de mystère, de tomber du jour, de feuillages dépouillés et de vent sonore ». Moins remplis de présences féminines, les deux derniers Memoranda se ressentent de l’influence de Mme de Bouglon, l’Ange Blanc, laquelle ne parvint cependant pas toujours à être pour Barbey l’éteignoir qu’on a souvent vu en elle, car le Connétable des Lettres était avant tout un rebelle. Une autre chose frappante, çà et là, et justement pointée par Philippe Berthier dans ses notes, c’est la proximité de Barbey avec Stendhal sur certains points, par exemple l’analogie de la musique de Rossini avec certaines beautés féminines, ou bien l’ennui et l’hypocrisie de la vie de province. C’est un fait que Barbey, que tout opposait idéologiquement à son aîné, mais qui était moins sectaire qu’on ne le croit, saura toujours rendre justice au talent et à la personnalité de celui-ci. Un des grands charmes du livre, c’est qu’on y rencontre de ces phrases qui parlent vivement à l’imagination. Ainsi, lorsque Barbey évoque les « yeux pleins de conversation et une belle fraîcheur de blonde » d’une femme, ou qu’il écrit de Bossuet cette phrase étonnante, qui révèle un grand écrivain : « Il relève sa soutane violette jusqu’aux genoux et marche militairement dans tous ses récits ». D’une fille du peuple aperçue à Chambord, il note : « Elle sucerait l’or, le sang, la vie ! ». Ce qu’il écrit par ailleurs de son amie Mme de La Renaudière nous montre assez que, question femmes, l’angélisme n’était pas son fort : « En fait d’anges je n’estime que ceux qui déjeunent vigoureusement à la fourchette et qui ont du marbre plein leur corset. » Intéressantes, et très lucides, sont d’autre part certaines notations sur sa chère Eugénie de Guérin, « cette Pytho- nisse de la solitude, à laquelle je trouve trop de Dieu dans le sein ». Avec la même lucidité critique, il ajoute: «cette jeunesse qui décline (…) n’a pas lancé une seule fois ses coursiers, faute d’espace devant soi ». Bonheurs d’expression, et surtout de vision, qui nous font regretter que Barbey n’ait pas eu, comme Gœthe, son Eckermann : nous y aurions gagné bien des propos étincelants, irremplaçables. Car l’originalité de Barbey tient souvent à l’aigu et au non-conformisme de ses opinions, toutes empreintes d’une insolence qui sonne juste. Ce faisant, il nous livre le secret d’une indépendance individuelle fièrement assumée, et dont le secret semble s’être perdu. Tel est bien ce qu’il faut discerner derrière la toilette du dandy, les accoutrements et les poses auxquelles on s’est trop souvent complu à le réduire. La présentation de Philippe Berthier, ventilée en tête de chacun des Memoranda, situe exactement les textes, leurs enjeux et leurs stratégies. Son annotation est précise, très informée et opportune (on hésite à signaler deux minuscules lapsus : Oberman n’est pas paru en 1814, mais en 1804 ; et le terme médiéval ordes signifierait plutôt sales ou infectes, que sordides). Il a par ailleurs eu soin de rétablir les passages vifs ou sarcastiques que la prude Louise Read avait tantôt censurés, et tantôt remplacés par des expressions plus affadies : le lion châtré, auquel elle a versé une infusion de camomille ! L’édition est complétée par une bibliographie, une chronologie et un index. En résumé, un texte remarquable et une édition parfaite. Eh bien, sachez-le, ce livre n’a recueilli – au moment où nous écrivons ceci – aucun article dans la presse. « Barbey, connais pas ! ». Merveilleux. Dame, il en faut de la place, dans les gazettes, pour les incessants renvois d’ascenseur bien parisiens, les innombrables romans sur papa ou maman, les tombereaux d’éloges déversés sur des moutures « somptueuses », « virtuoses » ou « magnifiques » (au choix), les hosannas réservés aux « autofictions » et à tous ces plats de nouilles aussi folichons que l’oraison funèbre d’un concierge. Barbey, lui, est un Grand ; les pseudo-critiques le laissent donc faire antichambre à perpétuité. Qui le vengera ? – « “Oui ! monsieur. Le Vengeur! Un beau nom !” murmura le capitaine Nemo en se croisant les bras. »

Bibliothèques. François Cavalier, Martine Poulain, dir., Bibliothèques universitaires : nouveaux horizons (Editions du Cercle de la Librairie, Paris, 2015, 311 p.). Ainsi qu’en témoigne le déluge d’acronymes qui ponctue la vingtaine de textes de Bibliothèques universitaires : nouveaux horizons, l’ouvrage collectif, rédigé par des bibliothécaires, s’adresse d’abord à des bibliothécaires labellisés. Qui travaillent en milieu universitaire et qui ne peuvent être que Français. Pour pénétrer à l’intérieur de leur périmètre relativement étroit, il faut pratiquement être familier de ces échanges entre spécialistes qui débattent des mutations actuelles sous l’angle des structures et organigrammes, des défis immenses que leur posent les technologies de l’information, de la définition nouvelle des compétences et, par conséquent, des exigences changeantes de la formation. Les inquiétudes qui s’y expriment sont fondées. Les universités attendent des miracles de ces lieux où s acquièrent, s’ordonnent, se fédèrent, se trient et se présentent les masses planétaires de données auxquelles elles veulent donner « accès », mot magique qui devrait se présenter accompagné de budgets substantiels, pourtant consentis au compte-gouttes. Le paradoxe est tragique. Ne serait-ce que pour en mesurer l’ampleur, parcourir cet ouvrage est une obligation. Mais l’ensemble des textes constitue aussi un artefact d’histoire culturelle. Il témoigne du glissement progressif des bibliothèques et des bibliothécaires vers une définition d’eux-mêmes qui n’est plus qu’ancillaire. Comme si les prouesses technologiques auxquelles ces personnes et ces institutions sont appelées et travaillent ardemment, fidèles en cela à leur culture originelle du service, étaient la voie royale de leur revalorisation. Plus la bibliothèque universitaire (BU) se rendra indispensable, croit- on, mieux elle sera prise en compte par la hiérarchie. La question se trouve en filigrane de nombreux textes, rarement posée très clairement, mais évidemment expérience souffrante.
L organisation universitaire ne voit pas dans les BU un lieu de propositions, ne les invite pas ou peu à participer à la définition des plans et stratégies institutionnelles, et très souvent les oublie. Loin d’avoir amélioré les choses, la décentralisation récente, qui a accordé plus d’autonomie aux établissements d’enseignement supérieur et de recherche, aurait au contraire accentué cette négligence, les priorités immédiates se situant ailleurs.
N empêche que les bibliothécaires semblent avoir fabriqué plus ou moins consciemment leur malheur en épousant automatiquement les valeurs émergentes chez les universités françaises. Si les universités ont une conception étroitement fonctionnelle de leurs bibliothèques, simples espaces de traitement et de mise à disposition de l’information scientifique, c’est qu’elles tendent à se transformer elles-mêmes en lieux neutres qui troquent leurs aspirations au leadership intellectuel contre la quête d’une efficience dans la réponse aux besoins de l’économie, parfois plus délicatement appelée socio-économie. Ceux qui voient là une dérive et qui la dénoncent sont certes légion, surtout en France, mais la partie est perdue pour eux sur le terrain. Le premier chapitre de l’ouvrage s’ouvre d’ailleurs sur des textes qui traitent des « mutations » de l’université sous le seul angle des mutations de structures, surtout des rapports aux autorités de tutelle, et qui se coulent dans le fonctionnalisme ambiant. Les « missions » de l’université sont « la formation, la recherche, l’innovation, le transfert de technologie, la préparation à l’insertion professionnelle des diplômés (…) » (p.34). L’ouvrage ne remet pas cette « mutation » majeure en question, et lui donne même place d’honneur. On ne peut s’attendre dans ce cadre à ce que les directions de bibliothèques universitaires, ou les bibliothécaires eux-mêmes, se réclament d’une définition moins passive de leur propre rayon d’action. Ce qui ne laisse pas d’étonner, tout de même, pour un travail dirigé en partie par Martine Poulain dont le fort ouvrage sur Les bibliothèques françaises sous l’occupation (Gallimard, 2013) a parfaitement témoigné du rôle central des bibliothèques dans la vie intellectuelle d’une société.
Les « nouveaux horizons » qu’annonce le titre sont ainsi peuplés de défis plus prosaïques, certes réels. L’innovation technologique, les exigences des mises en réseaux nationales et internationales, la facilitation de la fréquentation virtuelle remettent en cause les conceptions traditionnelles des collections comme des lieux d’accueil. Les directeurs de bibliothèque sont invités à se perfectionner « aussi bien sur les questions institutionnelles, stratégiques, managériales que numériques » (p. 252) et, inévitablement, le meilleur positionnement des bibliothèques universitaires doit passer par le « marketing », le « branding », la « communication » dont il faut désormais maîtriser les moyens en sus de la science bibliothéconomique ancienne et nouvelle.
Très franco-français par ses auteurs et ses références, l’ouvrage reflète ainsi, et parfaitement, l’état de la réflexion mondiale sur ces sujets. On peut la fréquenter par exemple dans les grands congrès de l’IFLA (International Fédération of Library Associations), grand rendez-vous studieux annuel où des milliers de bibliothécaires de tous les continents s’informent mutuellement autour de centaines de conférences et communications centrées surtout sur les défis techniques et professionnels, très rarement culturels.
Est-ce trop attendre de cette profession qu’elle ne perde pas de vue ses fondements, qu’elle réclame son autonomie intellectuelle au sein de l’université, sa propre voix culturelle, et sa propre recherche sur les voies du savoir dont elle demeure vecteur et dépositaire? Il est vrai que ce rôle, en France, a appartenu et appartient toujours aux grandes bibliothèques patrimoniales (au premier chef à la Bibliothèque nationale de France). Les BU y ont été peu développées jusqu’à tout récemment, contrairement à ce qui passe, par exemple, chez les grandes universités américaines dont les bibliothèques sont le lieu de prestige intellectuel par excellence au sein des campus et rivalisent, en influence, avec le rayonnement de la Bibliothèque du Congrès. Le rattrapage, en cours ou espéré en France comme le dit cet ouvrage, pourrait faire place à cette réflexion. En témoigne d’ailleurs, en sauvant l’honneur, le texte de Valérie Tesnière, Bibliothèques et recherche, qui invite à dépasser le nécessaire service aux chercheurs pour que les BU deviennent elles-mêmes des lieux d’enquête sur la construction des savoirs et sur leur diffusion, en lien avec l’intérêt qu’y portent d’autres disciplines. « Les bibliothèques ne sont pas au centre du monde et ne sont pas le centre du monde », rappelle avec la modestie innée des bibliothécaires celle qui fut – ce n’est pas un hasard – directrice de département à la BnF. Soit, mais elles peuvent aspirer, comme ce beau texte le démontre, à parler elles aussi du monde, de façon analytique et critique, sans cesser de le servir.

Bloy. Georges Bloy, Contes et récits des peuples mois et annamites (Éditions des Malassis, 2015). Les frères méconnus sont en général intéressants… qu’on pense à Remy et Jean de Gourmont, ou comme ici à Georges, frère de Léon Bloy, et troisième d’une fratrie de six garçons. Entre une mère croyante et un père athée, Georges sera un enfant terrible, difficile à élever. Il s’engage à 18 ans dans la Marine, et ce sera une suite de pérégrinations en Cochinchine et Indochine. Arrêté en 1871 pour « vol d’objets appartenant à l’État », il sera condamné à un an de prison, avant une plus courte condamnation pour coups et blessures volontaires… Puis, renvoyé de la fonction de garde dans un pénitencier, il est ensuite licencié de l’administration des douanes pour immoralité. C’est là qu’il s’installera chez les peuples mois, sans s’assagir pour autant vis-à-vis des autorités, puis- qu’en 1879, il est à nouveau condamné pour contrainte sur des Mois et voies de fait sur un de leurs chefs. Mais l’affaire sent le complot colonial contre un empêcheur de danser en rond. La suite sera une enfilade de plaintes et enquêtes, soit contre Georges Bloy, soit à sa propre initiative pour contester des instructions bâclées. En janvier 1886, Léon Bloy écrit : « J’ai un frère qui vient d’être condamné à six ans de travaux forcés, et je suis très fier de ce frère ». Georges sera déporté au bagne de Nouvelle-Calédonie, île où après sa peine – doublée, nous dit-on, car c’était le sort des peines inférieures à 8 ans – il finira son existence à 60 ans. Le pécheur y était devenu pêcheur. Son recueil de contes montre les talents d’écrivain « ethnographe » de Georges Bloy, qui fut un des premiers Européens à approcher les Mois et les Annamites, de façon à décrire et étudier leurs mythes, récits et légendes, ainsi que leur vie quotidienne. Le manuscrit de ce texte figurait dans la succession de son frère Léon Bloy et était resté inédit. Léon prendra sa défense dans Jésus-Christ aux colonies : « L’histoire de nos colonies, surtout dans l’Extrême-Orient, n’est que douleur, férocité sans mesure et indicible turpitude. J’ai su des histoires à faire sangloter les pierres. Mais l’exemple suffit de ce pauvre brave homme qui avait entrepris la défense de quelques villages moins effroyablement opprimés par les administrateurs. Son compte fut bientôt réglé. Le voyant sans appui, sans patronage d’aucune sorte, on lui tendit de simples pièges où se prennent infailliblement les généreux ». Plus de cent ans après la mort du turbulent et sympathique ex-bagnard, ce livre agit donc comme une réhabilitation méritée.

Cendrars. Laurent Tatu et Julien Bogousslavsky, BLaise Cendrars ou la légende du légionnaire (Imago, 2015, 267 p., 24 €). La guerre de 1914-1918 fut une péripétie capitale de la vie de Cendrars, et nombre de ses livres s’en feront i’écho: La Guerre au Luxembourg (1916), J’ai tué (1918), Moravagine (1925), Feu le lieutenant Bringolf( 1930), La Main coupée (1946), Le Lotissement du Ciel (1949). Fruit de patientes recherches dans les archives, ce livre entend faire le point sur la manière dont Cendrars a vécu cette guerre, l’a intégrée à son psychisme et l’a ensuite utilisée dans son œuvre. Le fait le plus paradoxal est que l’écrivain ne donnera jamais de récit détaillé des circonstances de sa blessure à la Ferme Navarin le 28 septembre 1915, à la suite de laquelle il fut amputé du bras droit. Toutes ses évocations de la guerre se situent en effet soit avant, soit après cette blessure. Ce silence contraste avec la brutalité d’un texte comme J’ai tué, qui sera d’ailleurs jugé contradictoirement, même de nos jours. Était-ce parce que Cendrars voyait que, du fait de son expérience et de son amputation, il était devenu un autre homme ? N’importe, car, comme le soulignent les auteurs, tout ce qu’a écrit Cendrars sur les suites de sa blessure constitue « un témoignage rare sur les phénomènes postamputations ». Un des grands intérêts de ce livre est qu’il a mis à profit de nombreuses archives, et notamment celles de la Légion étrangère, du Service Historique de la Défense, des Archives médicales des Armées et des Archives Nationales. S’y ajoutent des documents extraits de collections privées, ce qui a permis aux auteurs d’émailler leur ouvrage de nombreuses reproductions de documents souvent inédits et qui permettent de suivre très précisément le parcours de Cendrars soldat, puis blessé et démobilisé. L’enquête ne s’est point limitée, d’ailleurs, au seul Cendrars, et le livre évoque également d’autres soldats, tels Victor Champan et Alan Seeger. Tout un chapitre est même consacré à certains compagnons de Cendrars, dont celui-ci modifiera plus ou moins la silhouette : Hermann von Lee, François Camille Coquoz, Robert Delort, Alfred Bravo (Sawo), Garnero, Faval, Rossi, Eraso, le capitaine Bergerot, dont les auteurs reproduisent souvent le portrait, ce qui témoigne, là aussi, combien leurs recherches ont été poussées. Ces mêmes recherches permettent également de faire justice de certaines légendes : ainsi, Cendrars n’a, quoi qu’il ait prétendu, point participé aux combats d’Artois en mai-juin 1915. D’un autre côté, il s’est voulu historien de toute la Grande Guerre et avait entrepris d’écrire La Vie et la Mort du soldat inconnu, qu’il ne mènera pas à bon terme, car trop démesuré, mais qui, par ce nous en connaissons, constitue surtout « une analyse des stratégies militaires française et allemande appliquées dans les combats du mois d’août 1914 ». Tour à tour témoin, romancier et historien, Cendrars nous a ainsi livré dans ses livres « un entremêlement de réalité et de reconstitution sublimée », et les deux auteurs concluent avec raison : « La vision de la guerre de Cendrars est celle d’un homme perdu dans la masse des soldats des tranchées ». Ce livre extrêmement précis et documenté abonde en analyses de grand intérêt, aussi bien sur les faits et gestes du soldat Cendrars que sur ses écrits et sur leurs aspects neuropsychiatriques. Il nous livre les résultats d’une enquête des plus poussées, au terme de laquelle nous avons une vision plus complexe. Au passage, sa lecture fait faire par ailleurs quelques autres remarques. Ainsi, la mention de La Légende de Novgorode dans une lettre écrite à son frère en 1916 nous ferait nous demander si cette plaquette mythique n’a pas bel et bien existé. Certes, le pseudoexemplaire prétendument retrouvé à Sofia en 1995 est un faux, comme l’a démontré Oxana Khlopina (au reste, la seule lecture du texte montre qu’il s’agit d’un démarquage des plus malhabiles du Transsibérien), mais qui sait ? Il arrive parfois que des vérités se cachent parmi des affabulations… Une anecdote est bien curieuse, aussi: en 1916, Lemerre aurait demandé à Cendrars d’écrire un livre sur la guerre – projet demeuré sans suite. Imaginer l’éditeur des Parnassiens et des poètes à compte d’auteur du passage Choiseul publiant du Cendrars a de quoi laisser rêveur.

Claudel. Hélène de Saint-Aubert, Théâtre et exégèse. L’Histoire de Tobie et de Sara de Paul Claudel (Droz, 2014, 544 p., spm). Écrite en 1938, la dernière grande pièce de Claudel a une histoire complexe : elle lui fut suggérée par Ida Rubinstein, créatrice de Jeanne au bûcher peu de temps après qu’il ait écrit une exégèse du Livre de Tobie et de Sara. Mais, « préférant son sujet » à un patronage prestigieux, le poète se brouilla avec l’actrice ; ce drame biblique, partiellement lu à la radio en 1940 et publié en 1942, ne fut joué qu’en septembre 1947, premier spectacle du Festival d’Avignon, interprété par Vilar et Alain Cuny. Lié aux grands textes exégétiques de Claudel, L’Histoire de Tobie et de Sara fait aussi écho à d’autres créations théâtrales contemporaines, la Judith de Giraudoux (1931) et surtout I’Asmodée de Mauriac, créé en 1937 et vu par Claudel alors même qu’il écrivait sa pièce (rappelons qu’Asmodée est le démon qui poursuit Sara). Après avoir donné une édition du texte dans la nouvelle édition du Théâtre dans la Bibliothèque de la Pléiade, Hélène de Saint-Aubert en analyse toutes les composantes dans ce beau livre dont le titre austère ne doit pas effrayer. Souhaitons qu’il suscite un renouveau scénique pour L’Histoire de Tobie et de Sara négligé depuis une cinquantaine d’années alors que l’invention théâtrale et la saveur poétique de la parole claudélienne y rejoignent celles de ses chefs d’œuvre les plus reconnus dans la constante attirance pour l’œuvre d’art totale.

Claudel (bis). Paul Claudel en Chine, sous la direction de Pierre Brunei et Yvan Daniel, Presses Universitaires de Rennes, 2013, 190 p., 15 €). À vingt-sept ans, Claudel est nommé consul en Chine et découvre ce pays-continent qu’il habite pendant quatorze ans. De Connaissance de l’Est et des Cinq grandes odes à Partage de Midi, la Chine est au cœur de son œuvre. Quelques-uns des meilleurs claudéliens actuels, en particulier Didier Alexandre, Pierre Brunei et Dominique Millet- Gérard, mettent en valeur la présence de la Chine dans certaines œuvres ou son influence sur la pensée de Claudel. Pierre Brunei élargit le champ d’études en jouant à déployer un éventail de textes autour de Claudel, « de Segalen à Pierre-Jean Rémy », auteur du Sac du palais d’été (prix Renau- dot 1971) un peu oublié aujourd’hui. Mais ce volume se présente aussi comme un hommage à Gilbert Gadoffre (qui, nous dit-on, « avait la plus grande vénération pour le Collège de France », ce qui est tout à son honneur) à l’occasion du centenaire de sa naissance. Deux de ses articles sont réimprimés, dont le parallèle inattendu entre « deux consuls de France à Fou-Tchéou », Claudel bien sûr, et son prédécesseur Eugène Simon. Celui-ci était l’auteur d’un livre à succès paru en 1885, La Cité chinoise dans lequel, à la différence des essayistes contemporains, il mettait en valeur « l’énorme potentiel de force que représentait la vieille Chine ».

Futur. Clément Dessy et Valérie Sténion (dir.), (Bé)vues du futur. Les imaginaires visuels de la dystopie (1840-1940) (Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2015, 305 p., 30 €). Les temps sont moroses. Risquons un constat de sociologisme primaire : c’est peut-être ce qui explique que les lendemains qui déchantent soient aujourd’hui beaucoup plus fréquentés que l’optimiste temps des cerises. En termes universitaires, c’est la dystopie qui excite les chercheurs et les utopies ne sont plus guère évoquées qu’avec quelque ricanement désabusé, rêveries bonnes pour un siècle – le xix’ – qui croyait au Progrès. L’opposition est pourtant trop simple : les utopies ne sont peut-être pas aussi moribondes qu’on se plaît à le redire avec un délicieux masochisme et le xix’ siècle n’était en fait pas aussi vendu qu’on le pense aux marchands de rêve ni vendeur exclusif de féeries techno-scientifiques. C’est l’un des mérites de cet ouvrage que de nous faire revisiter quelques œuvres, bien ou mal connues, attachées à démolir d’avance le futur, parfois en faisant mine de le célébrer. On retrouvera ainsi Méry, Dumas, Franklin et surtout Robida, à côté de quelques autres dont on cherchera avec plaisir les patronymes dans l’index des noms de personnes et de personnages (idée utile – merci !). L’ouvrage présente également un autre intérêt, du fait de la perspective adoptée. Son propos n’est pas seulement de refaire l’inventaire des futurs paradis perdus, mais – dans le principe au moins – de confronter les textes et les images pour essayer de décrire la dialectique souvent retorse qui les unit ou les désunit. Les images ne se contentent pas d’illustrer : elles ont aussi quelque chose à dire et ce quelque chose peut être très différent de ce qui parle par les récits. Tout cela est théorisé avec force abstractions dans le chapitre introductif tandis que le chapitre de conclusion ressuscite feu Greimas et son carré sémio- tique pour distinguer les différentes Fins du monde possibles. Les articles proposés suivent ce programme avec plus ou moins de rigueur et de conviction. L’essentiel, pour le lecteur, est qu’on puisse découvrir des œuvres relativement ignorées et que les artistes y soient traités comme autre chose que des fabricateurs de suppléments visuels. C’est bien pourquoi Robida a droit naturellement à une place de choix. Qui le connaîtrait mal pourrait d’ailleurs aller droit à l’article de Philippe Kaenel qui résume excellemment tout ce qu’il y a à en savoir. Mais il est aussi traité de Bertall, d’Henriot, de Brangwyn, de Masreel. Parmi les sujets les plus curieux et plus novateurs, on s’arrêtera à l’intéressant article d’Olivier Ghuzel sur Émile Souvestre et Le Monde tel qu’il sera où ce fieffé réactionnaire, chantre de la bretonnitude, apparaît habile manipulateur de futurs catastrophiques. De même pour l’article de Françoise Sylvos, « Rire des Rouges entre 1842 et 1848 », où la propagande antirévolutionnaire montre qu’elle sait se servir efficacement elle aussi de la dystopie. Non moins curieux, un article de Laurent Bazin sur un corpus rarement travaillé, celui de la littérature pour la jeunesse de l’entre-deux-guerres. Défaut habituel des collectifs où chacun a travaillé de son côté, les redites ne manquent pas et les auteurs ont parfois un peu de mal à s’ajuster au cadre fixé par les directeurs. Un ouvrage qui veut à juste titre insister sur un imaginaire visuel peu étudié se devait par ailleurs d’offrir une illustration de qualité : elle est ici abondante et souvent originale, mais les gravures en noir et blanc (aucune en couleurs, ce qui est dommage) paraissent bien pâles et parfois grisâtres. Chaque article donne évidemment en note de nombreuses références, souvent très pointues. On aurait aimé qu’elles fussent regroupées dans une unique bibliographie.

Géopoétique. Rachel Bouvet, Vers une approche géopoétique. Lectures de Kenneth White, Victor Segalen, J.M.G. Le Clézio, Montréal, Presses de l’Université du Québec, 2015, 261 p. La généralisation du GPS et de la localisation géographique (via google map par exemple) ont contribué à donner une nouvelle vie à la géographie. Il n’est pas abusif de parler d’une géographie turn comparable au linguistic turn de la génération précédente. Dans le monde francophone, l’analyse littéraire s’en inspire largement depuis une vingtaine d’années. Mais, dans ce domaine comme dans bien d’autres, des orientations très diverses empruntent des termes semblables. La géographie se retrouve aussi bien dans des approches quantitatives, qui cherchent à traiter de grandes masses de données, dans des cartographies fines de l’espace littéraire de telle ou telle oeuvre, ou dans des parcours plus ou moins originaux et créatifs. L’ouvrage de Rachel Bouvet se réclame clairement de cette dernière voie, puisqu’il s’agit pour elle moins de rendre compte des textes que de construire « un rapport sensible et intelligent à la terre » (p. 178) Elle revendique à ce titre une « démarche personnelle, subjective, dans laquelle le critique n’hésite pas à enrichir son encyclopédie là où le texte l’entraîne, du côté de la biologie, de la géographie, de la philosophie… ou de se mettre lui- même en route. » (id.) Les ateliers de terrain qu’elle propose à ses étudiants font partie du programme. Son ouvrage s’ouvre donc par une sorte de confession portant sur les territoires de prédilection de l’auteure : « la Bretagne comme ancrage ».
Trois grandes parties scandent le propos, nommées, pour rester dans la métaphore voyageuse : « escales ». La première fait l’inventaire des ambitions de « la géopoétique fondée par Kenneth White » ; elle développe les notions qui seront utilisées dans la seconde et la troisième parties, consacrées respectivement à Victor Segalen et Jean-Marie Gustave Le Clézio. Le lecteur est invité à suivre un parcours argumenté, étayé de nombreuses lectures et citations, mais dont la méthodologie paraît peu reproductible pour qui n’adhère pas à la démarche holistique de l’auteure.
Selon Mme Bouvet, la géopoétique permet de lever nombre de frontières, celles qui séparent les disciplines académiques, le commentaire et la création, l’analyse et le terrain. De manière paradoxale pourtant, son ouvrage tente un peu désespérément d’identifier ce que la géopoétique n’est pas, en quoi elle se sépare des autres approches géographiques, et même de certaines autres approches géopoétiques. L’éloge des déserts et des mers infinies lui sert surtout à délimiter un territoire de recherche spécifique. On comprend que son livre ait suscité une polémique initiée par Kenneth White lui-même sous le titre : « La géopoétique face aux visions myopes et aux ambitions délétères » (http://www.larevuedesressources.org/la-geopoetique-face-aux-visions-myopes-et- aux-ambitions-deleteres,2874.html) à laquelle l’auteure a répondu non moins vertement (https://rachelbouvet.wordpress.com). Le lecteur extérieur à ce débat ne pourra manquer d’y lire un conflit de légitimité semblable à ceux qui apparaissent fréquemment dans les organisations fermées en mal de leadership. L’ouvrage de Mme Bouvet offre donc un double intérêt. Doté d’une riche bibliographie et rédigé dans une langue claire, il peut servir d’introduction à une tendance de la recherche actuelle. Mais il présente aussi une prise de position dans des débats relativement ésotériques, et donc, à ce titre, il forme un repère pour une historiographie future.

Gourmont. Remy de Gourmont, Le Château singulier et autres textes rares (Les éditions de Paris Max Chaleil). « J’aurais pu l’être, mais je n’ai jamais été des intimes de Remy de Gourmont. Et pourtant, depuis quarante ans, je ne crois pas avoir publié un livre sans que son nom y figure ou que je ne le cite d’une façon ou de l’autre. C’est dire combien profondément j’ai subi l’emprise du maître que je m’étais choisi à vingt ans. Tout ce que j’ai appris dans les livres c’est à ses livres que je le dois car j’ai lu tous les livres qu’il cite, mais j’ai surtout appris dans la fréquentation de ses propres ouvrages l’usage des mots et le maniement de la langue. Un livre comme Le Latin mystique a été pour moi une date, une date de naissance intellectuelle. Je la célèbre tous les ans en achetant un tome de la Patrologie, mais aussi en souvenir de l’antiphonaire qu’il portait sous le bras et qu’il emporta chez lui, 71, rue des Saints-Pères, où je le vis disparaître. Mais l’ex- conservateur de la Bibliothèque nationale était trop homme de lettres pour pouvoir m’enseigner la vie, malgré Le joujou patriotique qui venait de lui coûter sa place à la Nationale, j’y étais plongé jusqu’au cou, engagé, pas dans la politique, mais luttant, emporté par le grand rythme de la vie. […] J’ai été très impressionné d’apprendre que Remy de Gourmont est mort le jour où j’allais perdre mon bras, le 27 septembre 1915. » C’est de cette manière, et courant sur dix pleines pages, que parle Biaise Cendrars de Remy de Gourmont (il n’y a pas d’accent à Remy) dans le chapitre « Paris, port-de-mer », de son fameux livre Bourlinguer. Et en 1916, Cendrars prénommera Remy l’un des fils qu’il aura avec Fela Poznanska. Le Château singulier est un conte qui emprunte des saveurs et des noms exotiques à Shéhérazade, un vocabulaire riche, soigné, précieux, tel celui du futur Louis Poirier (Julien Gracq), et une langue rare et riche, aux accents singulièrement romantiques, qui s’apparenterait à l’Aloysius de Gaspard de la nuit. Qu’on en juge : « Ayant offert aux glaces magiques de sa chambre solitaire la joie nulle de son corps d’ange, Elade revêtit la robe amarante que lui imposaient l’ordre des choses et le règlement particulier de sa destinée, puis elle se coucha mélancolique sur des coussins brodés de songes. » « Jusqu’en ces derniers temps, on l’avait vu royalement habillé : chemise de soie perse semée d’astres d’argent ; jupe en cloche d’un pers assombri, bombant autour des cuisses ; justaucorps soutaché or sur or et doublé avec la laine des moutons de Bactriane, plus fine et plus soyeuse que des cheveux de blonde ; jambières en drap gris d’acier à talons rouges ; babouches de chagrin pers ; turban blanc sommé d’un diamant. »
« Zaël marchait toujours, et la nuit éployait ses noires tarlatanes lamées d’argent lunaire. D’un bois de saules, une chanson monta :[…] Comme une perle d’ambre attire un brin de paille, […] » Pourvu de son écriture ciselée, Remy de Gourmont ne cherche pas pour autant à flatter le lecteur. Au contraire, il ne déteste pas les âmes sordides, ou les situations de peine ou de désagrément :
« Oubliant ses cheveux, la mère s’agenouilla près du plus jeune et lui mit entre les lèvres un bout de sein qui ressemblait au nœud d’une outre ou au bouchon d’une calebasse ; gavé, l’enfant revomit sur la triste poitrine maternelle un peu du pauvre lait qu’il avait bu, puis il s’endormit, – et la femme revint devant la glace obscure, infatigable à peigner ses cheveux jaunes et rêches. »
Les textes des « autres textes rares » sont tous très courts, et leur assemblage fait penser à des poèmes en prose, façon Baudelaire : sujets variés, présence prépondérante du désir, chaque texte nous installe dans une situation nouvelle, que Remy de Gourmont parvient parfaitement à nous faire comprendre en quelques lignes parfois sibyllines. On y retrouve quelques personnages récurrents, dont Primary, qui alterne méchanceté et cruauté perverse.
Il faut croire que Remy de Gourmont avait de nombreux amis. Ses textes rares sont presque tous dédicacés, même lorsqu’ils ne font qu’une demi-page. Et les dédicataires sont : Stéphane Mallarmé, Laurent Tailhade, Henri de Régner, Maldoror, Marcel Schwob, Albert Samain, Bernard Lazare (l’auteur et dreyfusard peu connu du fameux « J’accuse » en 1895, repris trois ans plus tard par Zola dans l’Aurore), Jules Renard, etc.
On regrettera que l’édition de ce livre soit négligée, comme si le texte n’avait pas été relu. Très nombreuses erreurs de typographie ; une lettre pour une autre n’est pas rare. Cela est bien dommage, cela est bien fâcheux, il nous semble que Remy de Gourmont eût mérité mieux que cela. Mais saluons l’initiative de l’éditeur : il est très heureux que ces textes « rares » de Remy de Gourmont aient été réunis et que l’on puisse profiter de leur écriture ciselée, riche, mordante et raffinée.

Insurrection. Quentin Delermuoz, Anthony Glinoer, L’insurrection entre histoire et littérature (presses de la Sorbonne, 2015, 22e). Ce joli et mince volume fait suite à un colloque sur l’insurrection en littérature (2013) sans en reprendre intégralement les actes. Il pose une question diablement intéressante, celle des modalités d’inscription de l’insurrection dans les lettres, et y répond suivant trois axes, la littérature qui enregistre, celle qui accompagne, celle qui fomente l’insurrection. Il manque curieusement en introduction une référence à la dimension temporelle de l’insurrection, qui est moins un état qu’un commencement, une dynamique inchoative dans laquelle les écrivains doivent trouver place. Curieusement les littéraires et historiens rassemblés ici se sont peu posé cette question, malgré une introduction très prometteuse qui s’interroge sur la façon dont ce moment historique affecte le statut et les modalités de l’écriture. Comme souvent, on aimerait que les contributeurs aient accès au texte des autres pour améliorer la cohérence de l’ensemble, les différents textes étant très disparates par l’angle choisi comme par l’ambition du propos. Ainsi Jean-Louis Chappey étudie Michel de Cubieres suivant une approche sociologique, à partir du statut sans doute fragile d’« écrivain révolutionnaire », se demandant comment devenir et rester écrivain en révolution, tandis que Stéphane Zékian choisit un personnage de premier plan, Louise Michel, dont il entend réhabiliter le vocabulaire au nom d’une entreprise de « régénération verbale » forcément séditieuse. Corinne Samina- dayar, maître d’œuvre du colloque initial, donne une lecture comparée de mises en récit de la journée du 20 juin 1792. Le projet de Sébastien Hallade a particulièrement retenu notre attention en ce qu’il permet de contextualiser plus rigoureusement les observations de ses collègues : il s’agit de préciser l’impact et les orientations des romanciers journalistes de la Deuxième république vis-à-vis de l’insurrection de 1848, à l’aide d’éléments statistiques très précieux pour évaluer la proportion de ces auteurs dans la masse écrivante parisienne. L’examen par Laura O’Brien des mémoires et histoires de la révolution de 48, est dépourvu de ces indications chiffrées et c’est dommage, mais elle a l’avantage d’un corpus plus homogène et cohérent. Un dénombrement précis aurait été bienvenu, comme la définition précise de ce que les auteurs appelaient alors une histoire scientifique. Au final un volume fatalement disparate, mais véritablement stimulant.

Leiris. Michel Leiris, L’Âge d’homme précédé de L’Afrique fantôme (édition de Denis Hollier, avec Francis Marmande et Catherine Maubon, Bibliothèque de la Pléiade, LUI + 1388 p., 2014, 75 €). Aux deux œuvres annoncées sur la couverture s’ajoutent un inédit, Lucrèce, Judith et Holopherne, préfiguration de L’Âge d’homme écrit en 1930 à la demande de Georges Bataille, ainsi que Miroir de la tauromachie (1938). Ce deuxième volume de Michel Leiris à paraître dans la Pléiade, après La Règle du jeu, s’inscrit dans la perspective autobiographique, toujours dénuée de complaisance, car ce sont des livres contre – contre la gratuité de la littérature, contre la société, et d’abord contre soi. En dépit de l’aridité voulue de l’entreprise, L’Afrique fantôme n’a rien perdu de sa force, et la vérité de « l’ethnographie » y apparaît en pleine lumière : ce ne sont que vols et profanations de Marcel Griaule et des siens, avec un troublant double jeu de Leiris, qui s’émeut des mauvais traitements infligés aux noirs, mais paraît y prendre aussi un certain plaisir. De même, ses bouffées de haine contre la France se doublent d’une nostalgie du Châtelet et des grands spectacles qui lui montraient, enfant, une Afrique non pas fantôme, mais bien réelle et enfin satisfaisante, celle de Raymond Roussel au premier chef. Des très nombreux documents publiés en annexe, comment ne pas retenir l’amusant échange épistolaire de Leiris et Maurice Heine, où ce dernier s’élève contre le goût de la corrida qu’il juge très révoltante. Dans sa réponse, Leiris s’étonne avec humour que le sadien passionné s’en émeuve à ce point alors qu’il fait son ordinaire de supplices autrement atroces ! La présentation des textes et la richesse de l’annotation répondent à l’attente du lecteur, même s’il se passerait bien de la désinvolture toujours un peu appliquée de Francis Marmande.

Montesquiou. Ralph Brauner, Robert de Montesquiou (1855-1921). D’un siècle à l’autre… (Vitrines d’archives. L’Association des Amis des Archives, 2014, 147 p., 15 €). Voici un livre fait par un véritable amateur. Par passion, Ralph Brauner s’est en effet consacré, depuis des années, à dépouiller, à inventorier et à transcrire l’immense Fonds Montesquiou conservé aux Manuscrits de la BnF (pas moins de 369 volumes ! sans doute l’un des meilleurs achats jamais faits par cette institution) et qui est un véritable trésor d’histoire littéraire, mondaine et sociale. Assurément, nul ne le connaît mieux que lui, et il nous livre aujourd’hui, en hors-d’œuvre, un choix de la correspondance reçue et envoyée par celui dont on a trop dit et redit qu’il servit en partie de modèle au Charlus de Proust. Montesquiou est en effet bien plus que cela, car il occupe une place non négligeable dans « l’avant-siècle », à la fois par ses relations mondaines et littéraires que par ses multiples curiosités esthétiques et ses nombreux ouvrages (ses Pas effacés sont cependant assez décevants, surtout le premier volume, plein de fastes généalogiques). Ce choix de lettres s’étale de 1863 à 1921, autant dire qu’il couvre toute la vie de Montesquiou. Il rend parfaitement compte de la diversité des correspondants, aussi bien que des multiples aspects de l’existence de celui-ci. On y trouve d’abord, au début, des lettres familiales. Suivent, et presque jusqu’à la fin, des lettres de représentants de l’aristocratie (comtesse de Pourtalès, prince de Polignac, comtesse Greffulhe, comtesse de Chevigné) et du monde des salons (Mme Straus, Mme de Caillavet, Robert de Bonnières, Dr Pozzi) : remerciements, invitations, cadeaux, voyages, etc. La musique est représentée par Fauré, Reynaldo Hahn et Cosima Wagner, et la peinture, par Helleu, Boldini, Stevens, Forain et Besnard. Peu de politique, à part Poincaré et Roujon. En revanche, la littérature est copieusement présente. D’abord par les poètes, avec qui Montesquiou entretint des relations nombreuses et parfois étroites. Une lettre émue de Mallarmé se fait l’écho de l’affection véritable et de l’amicale obligeance dont fit preuve le comte envers le petit Anatole Mallarmé, malade et condamné. On remarque aussi des poèmes de Coppée, de Lorrain et de Heredia dédiés à Montesquiou, dont un très amusant poème de Heredia sur l’edelweiss, qui fait regretter que l’auteur des Trophées n’ait pas lâché plus souvent la bonde à sa verve comique et satirique, dont sa correspondance offre d’ailleurs bien des exemples. Dans le même groupe, des lettres de Sa- main, Louÿs, Charles Cros, Régnier, Lucie Delarue-Mardrus, Leconte de Lisle et Verlaine. À côté de lettres de Schwob, de Gourmont, de Goncourt, de Villiers de L’Isle-Adam, de Gualdo et de Mir- beau, on ne s’étonne pas de trouver une lettre de Bloy, proposant tout de go à son correspondant de lui céder moyennant finance ses lettres de Barbey d’Aurevilly… Panorama on ne peut plus varié, on le voit, et que complètent des lettres de Montesquiou à divers : Alphonse Daudet, Paul Bourget, Whistler, Henri Barbusse, et même son relieur Paul Vié. À signaler aussi quelques articles de journal reproduits en annexe à certaines lettres. Ce travail très évocateur donne une idée à la fois complète et diverse du monde où évolua Montesquiou et de ses nombreuses activités. On ne peut donc que souhaiter que l’amateur et chercheur passionné qu’est Ralph Brauner nous donne sans trop tarder d’autres ouvrages mettant à profit l’inépuisable Fonds Montesquiou. Son choix se termine symboliquement par la dernière lettre écrite par le comte. S’adressant en décembre 1921 à Ida Rubinstein, il se sent près de sa fin et évoque mélancoliquement, à son propre sujet, « un homme douloureux et menacé de ne pouvoir mener à bien et jusqu’au bout, les manifestations de son art et les justifications de son équité. » Sans doute avait-il senti aussi que le monde qu’il avait connu venait de disparaître.

Péguy. Charles Péguy, Œuvres poétiques et dramatiques (édition sous la direction de Claire Daudin, Bibliothèque de la Pléiade, 2014, 1888 p., 75 €). Après quatre-vingts ans d’existence, la présentation en apparence immuable des volumes de la Bibliothèque de la Pléiade dissimule, on le sait, de très nombreux changements, parfois radicaux. Ainsi l’édition précédente des Œuvres poétiques complètes de Péguy, datée de 1975, comportait-elle une préface de François Porché mort en… 1941, c’est dire le caractère hétéroclite du volume. Pour cette nouvelle édition, la troisième (ou troisième et demi…), Claire Daudin et son équipe (Pauline Bruley, Jérôme Roger et Romain Vaissermann) ont entièrement repensé la conception du volume dont la publication coïncidait avec le centenaire de la mort de Péguy. Comme en témoigne le changement de titre, ce volume prend désormais en compte dans leur spécificité les « œuvres dramatiques », à commencer par la Jeanne d’Arc, la première, celle de 1897, ce monstre théâtral toujours inapprivoisé. Absente des éditions précédentes, la deuxième Chansonnée du roi Dagobert est maintenant prise en compte, créant avec la première un ensemble d’un allant et d’un bonheur rares. Avec humour, Claire Daudin rappelle l’hostilité ou au moins les vives réticences que manifestait Péguy à l’égard des éditions critiques et elle cite la sortie savoureuse du Brunetière sur le triomphe « de l’immense, de l’inoubliable, de l’inépuisable appareil». Mais comment douterions-nous que le poète aurait cette fois rendu les armes ? Ce n’est pas que la lecture soit toujours simple : par exemple la suite fascinante des 1911 « quadrains » d’ÈVe est toujours livrée sans divisions visibles, selon le dessein du poète, certes ; mais le lecteur non familier avec cette œuvre aimerait peut-être quelques repères, ne serait-ce qu’à la table des matières. Une bibliographie générale due à Marie-Clotilde Hubert complète ce volume essentiel.

Rimbaud. Eddie Breuil, Du nouveau chez Rimbaud (Champion, 2014,196 p., 29 €). À une époque où les études sur le canon littéraire se multiplient, on aurait pu penser que l’ouvrage d’Eddie Breuil allait être utilisé comme une nouvelle porte d’entrée dans le laboratoire de la postérité. Il s’agit en effet de reconsidérer l’attribution du « recueil » des Illuminations à Rimbaud, et d’examiner les titres de Germain Nouveau à cette paternité littéraire. Paru en 2014, l’ouvrage d’Eddie Breuil a certes suscité d’ardentes discussions, mais finalement peu de presse, celle-ci s’inclinant un peu vite derrière l’avis, négatif, de nos grands rimbaldiens, qui ont modérément apprécié la proposition. Et comment faire autrement, tant elle remet en question des années d’analyses ? Face à ces textes aussi puissants qu’hermétiques, les critiques ont dû rivaliser d’ingéniosité, avancer pied à pied dans le maquis des hypothèses, de sorte que même le plus distancié des experts aura du mal à accepter de renoncer à l’univers qu’il s’est construit dans Rimbaud. Quoi qu’il en soit, avant de jauger les conséquences d’un éventuel glissement tectonique des continents littéraires, il faut examiner les arguments en faveur de cette révolution.
Point de départ, bien connu des spécialistes : ce que nous lisons comme les Illuminations est un recueil fabriqué tardivement, en plusieurs étapes, dix ans après rédaction, et par un tiers (Charles de Sivry, ex beau-frère de Verlaine, ce dernier n’intervenant que pour la préface), puis en plaquette et enfin en recueil. Si la tradition a attribué Les Illuminations à Rimbaud, c’est sur la base de faits particulièrement convergents : la remise par Rimbaud à Verlaine d’un paquet de textes qualifiés de poèmes en prose et qu’il devait transmettre à Nouveau « pour imprimer » ; le fait que nombre de manuscrits des textes retenus pour Les Illuminations sont effectivement de la main de Rimbaud – et certains de Nouveau, certes ; et l’absence de réaction de quiconque à cette publication non autorisée par l’auteur putatif. Mais un faisceau de faits ne produit pas nécessairement une preuve, même s’il permet de construire un récit crédible (on pourra d’ailleurs retourner à l’auteur cet argument) : Rimbaud confie bien à Verlaine, en février ou mars 75 à Stuttgart un paquet de manuscrits, puis le 1er mai de la même année Verlaine écrit à Delahaye pour avoir l’adresse de Nouveau, expliquant « Si je tiens à avoir détails sur Nouveau, voilà pourquoi. Rimbaud m’ayant prié d’envoyer pour être imprimés des “poèmes en prose” siens que j’avais […]». On pourra discuter sur l’ambiguïté de la formule ‘poèmes siens’ qui peuvent renvoyer à Nouveau ou à Rimbaud, mais il faut avouer qu’on ignore quels étaient les textes contenus dans ce dépôt à Verlaine, quels sont ceux effectivement envoyés à Nouveau, si Verlaine a conservé au passage des manuscrits… et comment il les a recouvrés, et quand ! Le titre « Illuminations » n’apparaît que 3 ans plus tard dans la correspondance de Verlaine à Sivry pour désigner des manuscrits de Rimbaud qu’il vient de lui confier, et dont le beau-frère se servira donc pour éditer un premier ensemble de textes dans La Vogue, en 1886. Dans cette histoire, point de certitude, la chaîne des garants est particulièrement fragile et la stratégie de chacun obscure. En effet, s’il s’agit de textes de Rimbaud, pourquoi les envoie-t-il à Nouveau, un homme dépourvu de réseau éditorial (au contraire de Verlaine), pour « imprimer » ? Et avec une listes de mots anglais de sa main, et relevant du champ lexical de la peinture, c’est-à-dire le premier métier de Nouveau, qui l’enseignait à Londres ? Faut-il considérer cette liste comme un marqueur de propriété ? À l’inverse, pourquoi Nouveau ne réagit-il pas après la publication des Illuminations s’il y a reconnu ses textes ? Cette discrétion surprend d’autant plus que Nouveau est entretemps devenu familier de Verlaine, jusqu’en 1889 semble-t-il. Ici Eddie Breuil fait intervenir un argument à la fois puissant et fragile, la psychologie particulière de Nouveau : le futur Humilis ne se souciait pas de ses textes, de leur publication ou non, et encore moins de notoriété, au point de menacer de procès si on publiait son nom. C’est concevable, mais cela reste une construction intellectuelle difficile à étayer. Vient ensuite l’analyse des manuscrits et de leur condition d’écriture. Que Rimbaud, Nouveau, Verlaine, aient recopié les poèmes des uns et des autres est un fait connu, et on attribue généralement à Nouveau un rôle de (piètre) copiste lors de son compagnonnage avec Rimbaud, à Paris puis à Londres de fin 1873 à 1874. Or, affirme l’auteur, il y a dans les passages de la main de Rimbaud de nombreux cas qui laissent penser qu’il a hésité ou s’est trompé, comme s’il déchiffrait un manuscrit peu lisible ou copiait sous la dictée. Ici un morceau de vers manifestement inséré mal à propos, là un point d’interrogation à valeur métadiscursive, ailleurs une faute de syntaxe… L’hypothèse d’une copie sous dictée est particulièrement ingénieuse : elle permet en tout cas de contrecarrer le puissant argument des « guaranies » : les rimbaldiens connaissent tous ce blanc laissé par Nouveau copiant Métropolitain, et complété par Rimbaud lorsqu’il reprend la copie de ce texte à la suite de Nouveau. Il faut imaginer alors un Rimbaud dictant le texte à Nouveau, hésitant sur un mot que ce dernier laisserait en blanc, puis complétant au changement de rôle, lorsque Nouveau retrouve « son » manuscrit et peut l’éclairer. Se non è vero… À ces spéculations ingénieuses il faut ajouter un argument documenté : on a des lettres de Nouveau où il évoque des poèmes en prose en cours d’écriture, qu’il désigne ainsi : des « amants féeriques » et des « Villes ». Hasard ?
Si la substitution de Nouveau à Rimbaud est techniquement à peu près possible, a-t-elle un sens littérairement ? Pour Eddie Breuil, c’est une évidence, en particulier pour certains textes dont le vocabulaire et les thématiques lui semblent directement rattachables à l’expérience sensible et biographique de Nouveau. Biographique : la présence explicite du Sud, du Midi, associé à une nostalgie qui ne saurait être que d’emprunt pour l’homme du Nord qu’était Rimbaud. Le terme de « baou » (eau stagnante), typiquement provençal, signe cette présence du midi : est-il emprunté lui aussi ? Les mentions de présences féminines, révocation de fantômes du passé, prennent effectivement sens au regard de l’histoire personnelle de Nouveau, qui a perdu la quasi-totalité de sa famille dès l’enfance. Une expérience sensible typique de Nouveau se lirait également dans l’usage d’un lexique de peintre, qu’on ne retrouve pas ailleurs chez Rimbaud. On peut être séduit également par l’hypothèse du Bal Mabille, d’une grande productivité : les « illuminations », les palmiers de cuivre, les salons damassés… tout cet environnement féerique attribué au fantasme de villes lointaines peut être rattaché aux féeries artificielles en vogue dans la capitale. Réductionnisme réaliste ? Accepter cette interprétation impose nécessairement de réduire la part de rêve des Illuminations… Reste que notre réticence à abandonner une image aimée est un argument de faible poids : peut-être en viendra-t-il d’autres, mais pour l’heure cette proposition nous a semblé d’une grande pertinence – même si elle ne désigne pas exclusivement un auteur.
On le voit, Eddie Breuil n’avance pas sans armes. Il a beau jeu de conclure sur cette page lumineuse d’Aragon qui révèle littéralement Nouveau, dépouillé de la grisaille anonyme dont la postérité l’a accablé, et comme un génie d’égale valeur à ses compagnons poètes. Rimbaud, Verlaine,… mais aussi Nouveau. La théorie soutenue ici n’est d’ailleurs pas tout à fait neuve, même si elle revient avec davantage d’arguments, critique interne et externe, de la génétique à l’histoire. En 1964, Jacques Lovichi, candidat au doctorat (« Le cas Germain nouveau »), n’avait même pas été autorisé à soutenir sa thèse. Le présent texte, bien informé et précis, est d’une efficacité redoutable – trop peut-être, car le rouleau compresseur de l’argumentation ne laisse d’autre posture aux récalcitrants qu’une opposition franche et massive. On saluera pour cette raison la probité intellectuelle d’un Pierre Brunei, concerné en tant qu’un des éditeurs du fameux recueil, et qui a accepté un débat contradictoire filmé avec Eddie Breuil (chacun pourra regarder ces échanges sur internet). Rimbaud, Nouveau donc, mais aussi Verlaine… On a souvent relevé des vers comparable chez Nouveau, Verlaine et Rimbaud, et nous n’aurons sans doute jamais de certitude sur la paternité réelle des textes de poètes qui travaillaient dans un si étroit compagnonnage. Rien ne prouve qu’ils n’aient été écrits et conçus aussi à plusieurs mains… Quoi qu’il en soit, il nous a semblé à la lecture de cet ouvrage que même Nouveau ne pouvait être tenu totalement pour l’auteur des Illuminations: jamais en effet il n’a publié de textes fragmentaires, et s’il en est vraiment l’auteur, il avait sans doute le projet de les refondre dans le style propre à ses poèmes en prose. De sorte que, si nous voulons bien suivre Eddie Breuil, notre conclusion sera un peu nuancée, puisque l’auteur des Illuminations est aussi celui qui a vu dans ces fragments des fulgurances géniales, celui qui a voulu qu’il en soit fait, à ce stade, un recueil. Paul Verlaine, co-auteur des Illuminations de Nouveau et Rimbaud, faussaire pour la bonne cause… un beau casting pour une pièce littéraire qui n’a pas fini de passionner amateurs et critiques.
À l’issue d’une lecture sans a priori, l’hypothèse Nouveau nous a donc paru singulièrement intéressante, même si elle démystifie parfois des textes qu’on aimait autrement (ah la « main de la campagne sur mon épaule »…) ; la compétence de Breuil en matière d’édition des textes n’est pas si facile à écarter, et si la thèse est erronée, on souhaiterait que ce fût la conclusion d’un débat ouvert, au lieu des tristes arguments méprisants lus ici et là sur le web. Eddie Breuil est un jeune chercheur, et cette publication nous semble d’une audace certaine dans sa position ; contrairement à Jacques Lovichi il a pu soutenir sa thèse (sur un sujet plus large, l’édition critique), et c’est heureux. On ne saurait trop inviter nos lecteurs, gens éclairés et curieux, à se faire eux-mêmes leur avis, le propre des polémiques étant de brasser tant d’enjeux qu’ils brident la réflexion individuelle autant que collective.

Rostand. Jean-Louis Fischer, Les Rostand. La grande guerre (1914-1918) (Théolib, 2014,160 p., 16 €). Un long sous-titre précise ou plutôt élargit le propos du livre : « L’engagement littéraire et militant des années 1915 aux années 1930 », proposant ainsi une cohérence à un volume dont il faut avouer qu’il est un peu hétéroclite. C’est sur Edmond qu’il donne le plus à réfléchir, car l’auteur de Cyrano et de L’Aiglon passe facilement pour un poète patriotique (le titre de son recueil posthume Le Vol de la Marseillaise aidant), ce qui est bien schématique, comme son dreyfusisme en témoigne. Les pages qui lui sont consacrées reposent sur deux échanges épistolaires : avec un jeune normalien au front, Pierre Clarac, et avec l’auteur du Feu, Henri Barbusse. Maurice Rostand (que Christian Gury a justement décrit comme « l’œuvre la plus curieuse de son père ») fut dans l’entre deux guerres un pacifiste engagé : montée en avril 1933 au Palace, sa pièce Les Marchands de canons fut interdite « par ordre supérieur ». Enfin, Jean Rostand publia dans l’immédiat après- guerre deux opuscules où se manifeste un pacifisme qu’il n’abandonnera jamais. De Mme Rostand, Rosemonde Gérard, il n’est pas une seule fois question dans le volume – faut-il en conclure que, trop occupée à des tâches domestiques elle n’avait pas le temps de « s’engager » ? En dépit de cette lacune (ainsi que d’une obstination très coupable à écrire Chanteclerc pour Chantecler), ce petit volume consacré à une famille vraiment pas comme les autres mérite d’être lu.

Salauds. Marion Duval, D’un salaud l’autre. Nazis et collaborateurs dans le roman français (Presses universitaires François-Rabelais, 2015). L’auteur de cet intéressant essai nous confie qu’elle a été intriguée par le succès surprenant du roman de Jonathan Littell Les Bienveillantes, dans lequel le « héros » est un tortionnaire nazi. Ce questionnement lui a fait faire des recherches qui démontrent qu’en fait, cette position littéraire n’était certainement pas nouvelle. En effet, dès les années 1950, on a vu apparaître des fictions centrées sur des personnages de nazis ou de collaborateurs, donnant ainsi la parole aux bourreaux, non aux victimes. Un des premiers exemples en fut La mort est mon métier de Robert Merle en 1952, où la parole est donnée de façon romancée au commandant du camp d’Auschwitz-Birkenau. Plusieurs autres exemples (des romans de Modiano, Tournier, etc.) sont abordés et étudiés par l’auteur sous le prisme « arendtien » du salaud ordinaire (se référant au « reportage » Eichmann à Jérusalem d’Hannah Arendt). La définition sartrienne du salaud est ici particulièrement intéressante : le salaud est celui qui pense que son existence est nécessaire, nécessité l’adoubant en quelque sorte de la tournure des événements. Après la guerre, Sartre se déchaîna contre Céline en tant qu’exemple du collaborateur intellectuel antisémite par excellence, et s’il n’avait certes pas vraiment tort, il fut quelque peu remis en place par la réponse célinienne à « l’agité du bocal ». Ce que Marion Duval passe sous silence est que le « juge » Sartre n’était pas exempt de reproches lui-même, qui durant la guerre avait sans sourciller accepté le poste d’enseignant au lycée dont on avait dépossédé un professeur juif, ou qui signa, sans jamais l’avouer plus tard et allant jusqu’à mentir là-dessus, la déclaration de non-judéité des fonctionnaires français… Mais Céline reste certainement un « cas » fascinant pour ce qu’est ou n’est pas la « collaboration », et Marion Duval décortique les paradoxes céliniens, dont le plus banal est d’opposer ce « génie littéraire » à un comportement de « salaud ordinaire ». Mais Céline échappe quelque peu à l’analyse primaire, de par le contraste entre le venin difficilement supportable de ses pamphlets antisémites avant-guerre, et son absence de participation active aux activités de Vichy durant la guerre. Marion Duval excelle dans l’étude détaillée de la « trilogie allemande » (D’un château l’autre, Nord, Rigodon), et nous montre les roueries – plutôt sympathiques – de l’auteur pour à la fois se disculper de sa fuite à Sigmaringen et se faire passer pour la victime persécutée par les hordes des chevaliers de la Résistance après-guerre. S’interrogeant sur les motivations des écrivains qui ont abordé leur roman du point de vue des bourreaux, Marion Duval nous laisse cependant un peu en rade en ne franchissant jamais la frontière de l’identification des auteurs à leurs personnages. Et quand elle décrit le voyeurisme des bourreaux, elle ne fait pas le pas de le mettre dans la perspective de celui de l’auteur. Mais n’est-il pas plus facile, voire moins déplaisant pour l’écrivain, de se mettre fantasmatiquement dans la peau du tortionnaire tout-puissant plutôt que dans celle du souffre-douleur ? Face à la finesse d’approche des romans considérés, on regrette ainsi -à part pour Céline, car il fait totalement corps avec ses romans – l’occultation de la psychologie et des motivations inavouées des auteurs abordés ici.

Verlaine. Arnaud Bernadet, Poétique de Verlaine. « En sourdine, à ma manière » (Classiques Garnier, coll. « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2014,1277 p.). Six grandes parties dont plusieurs pourraient constituer autant de livres, 37 chapitres, 1280 pages dont pas moins de 60 d’index et de bibliographie…, l’imposant ouvrage d’Arnaud Bernadet, professeur de littérature française à l’Université McGill de Montréal, constitue à tous les sens du terme une « somme » inégalée en matière de critique verlainienne. Version remaniée et augmentée de sa thèse de doctorat soutenue en 2003 à Paris VIII, elle offre et réinvente à la fois une « écoute d’ensemble » et une « lecture systématique » de l’œuvre où, en dépit des dimensions de l’ouvrage, la cohérence plus que l’exhaustivité l’emporte. Dans cette démarche patiente et attentive, Bernadet a des repoussoirs et des guides. Si l’on voit bien par exemple que le Jean-Pierre Richard de « Fadeur de Verlaine » l’agace par le défaut d’historicité critique du fameux article de Poésie et sensation, on devine tout autant ce que l’auteur doit au Steve Murphy de Marges du premier Verlaine pour sa complicité en érudition, au Meschonnic de Modernité modernité et des études sur la voix, au Gérard Dessons surtout de La Manière folle et des explorations sans fin des « manies » et « manières » dont Verlaine offre précisément , en sous-titre de l’ouvrage, une inédite variante résumée d’un vers d’Épigrammes : « En sourdine, à ma manière ». La « manière » voilà bien en effet l’objet central de l’ouvrage. Pour ce qui est de l’aspect théorique du concept, on renverra principalement le lecteur au brillant chapitre intitulé « Sémantique de la manière » où l’auteur opère efficacement le distinguo épistémologique capital entre « style », « écriture » et « manière » pour nous rappeler que l’enjeu essentiel de cette dernière concerne ce qu’il appelle « l’individuation », non pas l’inscription d’un sujet qui préexisterait à sa mise en discours, mais plus radicalement l’invention même d’un sujet, chaque fois autre et différent, par la signifiance du poème. À cette aune-là, Verlaine se révèle évidemment un inépuisable « sujet », d’autant que le poème, chez lui, comme l’analyse longuement Bernadet, s’installe indéfiniment à la croisée de la plastique et de la musique. Nous sommes non seulement invités à relire l’œuvre de l’auteur des Fêtes galantes au miroir de la peinture de Watteau, mais également à considérer que cette peinture se réinscrit elle-même dans un champ d’écoute puisque, nous assure l’auteur, « du point de vue de la manière, il n’est pas de théorie du voir qui ne présuppose une théorie du dire, indexée sur la problématique de la chanson et de la musique ». Les amateurs apprécieront ainsi les chapitres centraux abordant les liens subtils qui unissent chez Verlaine le poème aux genres de la chanson et à l’opéra comme à la gravure et à d’autres formes mineures de la plastique. Au-delà cependant, c’est bien de la voix qu’il s’agit d’abord et avant tout ici. Par-delà son statut de métaphore obligée et son épaisseur psychologisante qu’il nous force à outrepasser, Bernadet pose en effet la voix comme un principe heuristique déterminant pour la connaissance et l’appréciation des vers de l’auteur. « Voix blanche » chez ce poète de la « sourdine » et du « je-ne-sais-quoi », « voix de l’impersonnel » chez cet écrivain qui n’a de cesse de remettre en cause les notions de connaissance, de savoir ou de valeur et dont toute la pratique – éthique comme esthétique – relève de ce que Bernadet nomme ailleurs « l’inconnaissance du littéraire ». Dès lors, si la voix est bien chez l’auteur de Sagesse « le nom d’un problème qu’elle désigne et dissimule en même temps », on devine que par-delà le titre précis du livre, Poétique de Verlaine, c’est aussi à une traversée sociologique, anthropologique, voire politique que nous sommes ici conviés par le déploiement d’une épistémologie du singulier (« l’intime ») sur l’horizon d’un collectif (public, lectorat, cercles et revues littéraires de la génération post-baudelairienne). Ni autobiographique, mais constamment soucieuse de « l’historicité de la vie » de son sujet, ni naïvement sociocritique, mais constamment soucieuse encore de l’historicité des savoirs qui bordent ce sujet, la « manière » de Bernadet nous propose donc un Verlaine complet, insolite souvent, inattendu parfois, regardé ici à la grande focale de tout un recueil et disséqué là sous le scalpel minutieux de quelques vers ou d’un bref poème… Le meilleur de l’ouvrage est sans doute d’ailleurs dans ces chapitres ou séquences dédiés talentueusement aux œuvres les moins connues ou en tout cas les moins commentées de l’auteur, comme Épigrammes, Cellulairement ou Mes prisons. Recueils « modestes », dirait Bernadet, mais dont l’immodestie paradoxale réside dans « la sourdine et le mineur, de ce qui aux limites du silence s’entend le moins et met pourtant en défaut l’axiologie de la grandeur ».

Vitez. Antoine Vitez, Le théâtre des idées, Anthologie proposée par Danièle Sallenave et Georges Banu, Édition augmentée (Gallimard, NRF, 2015). Cette édition due à deux inconditionnels reprend celle de 1991, avec quelques ajouts, dont cet hommage différé à Antoine Vitez « disparu prématurément » est la justification. L’anthologie qui nous est présentée conviendra surtout aux spécialistes du théâtre du vingtième siècle, dans le prolongement de Jacques Copeau, Louis Jouvet ou Jean Vilar, comme Vitez aimait, semble-t-il, se présenter lui-même. L’ouvrage tient quelque peu du panégyrique, passant en revue les écrits du Maître emphatiquement présenté par ses deux zélotes comme « cet héritier des Lumières » ou « ce Diderot des temps modernes »… On y trouve des « portraits », des prises de position et des entretiens, ainsi que des notes de travail et des présentations de programmes théâtraux. Ce livre ne garnira pas les tables de nuit, mais il sera d’un intérêt certain pour qui est à la recherche de « tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur Vitez », auteur en épigraphe d’une belle citation sur la scène théâtrale : « Faire voir la force violente des idées, comment elles ploient et tourmentent les corps ».

Paul Aron, Lise Bissonnette, Julien Bogousslavsky, Stéphanie Dord-Crouslé, Jean-Paul Goujon, Muriel Louâpre, Michel Pierssens, Dominique Rincé, Olivier Salon.

Également reçus :

Ali Benatailah, Citations du Président Bouteflika (Librinova, Paris, 2016)