EN SOCIÉTÉ

Cahiers Georges Perec. 12, « Espèces d’espaces perecquiens » (Le Castor Astral, 2015, 310 p., 20 €). Le décryptage de l’œuvre de Georges Perec aura occupé les chercheurs pendant une longue période après la mort de l’auteur en 1982. La génération de Bernard Magné, de Claude Burgelin et de Philippe Lejeune aura beaucoup fait pour dévoiler ce qui se cachait sous les textes du plus célèbre des oulipiens, en qui beaucoup, sans eux, n’auraient vu qu’un fameux acrobate du langage. Les Cahiers Perec ont longtemps servi de support à ce décryptage avant de se tourner, sous l’impulsion d’une nouvelle génération de chercheurs emmenée par Jean-Luc Joly, vers d’autres aspects de l’œuvre. Celle-ci n’a en effet plus guère de secrets à livrer et ceux qui en sont encore à l’explorer – il y en a quelques-uns dans ce dernier numéro – prennent le risque de la répétition ou de la paraphrase. D’où la volonté d’élargir la recherche et d’aborder de nouveaux territoires comme cela a été fait dans les livraisons précédentes avec le cinéma, l’art contemporain ou les héritiers littéraires de Georges Perec. Ce numéro, centré sur l’espace, poursuit cet élargissement : on y étudie principalement les rapports de l’auteur avec l’architecture et l’urbanisme. La postérité de Perec dans ces domaines est en effet considérable : le livre qui est au centre de ce volume est Espèces d’espaces, passé relativement inaperçu au moment de sa sortie en 1974, nettement moins remarqué que les textes phares {Les Choses, La Disparition et La Vie mode d’emploi), et qui connaît aujourd’hui un engouement certain. On étudie Espèces d’espaces dans les écoles d’architecture, on en fait même une sorte de vade-mecum qui aboutit à des projets dont certains sont présentés dans ces pages. Des aspects secondaires de l’œuvre sont également évoqués, comme ses rapports avec les mathématiques, la cartographie ou les livres pour enfants. On cherche donc davantage à expliquer ce que l’on fait de Perec plutôt que les textes en eux-mêmes. Lorsque ceux-ci sont abordés, les contributeurs se tournent vers des inédits, des fragments, des inachevés ou des brouillons en faisant alors appel à la génétique. En changeant ainsi l’orientation des regards, les Cahiers Perec évitent le ronron et les redites, redonnent à l’œuvre la possibilité de croiser un public neuf et curieux. Toutes les contributions ne sont pas forcément passionnantes, mais leur nombre élevé et leur relative brièveté permettent de relancer l’intérêt et d’éviter la lassitude.

La Revue littéraire, No 56, février-mars 2015, (Éditions Léo Scheer, 10 €). Qui lie encore des revues dites « littéraires » ? Les rayons qui leur étaient consacrés dans les librairies sont désormais fantomatiques – comme les librairies elles-mêmes. La Hune ayant définitivement disparu, les habitués du Flore n’ont maintenant plus besoin de prétexte pour s’asseoir à des tables vierges de tout écrit, sauf les leurs, que personne ne lira d’ailleurs. C’est donc avec une sympathie teintée de compassion qu’on voit Léo Scheer persévérer pour une onzième année. Ce 56e numéro « est une transition », d’après la quatrième de couverture, et le site Web de la revue annonce en effet qu’elle a désormais pour rédacteur en chef Richard Millet, avec Angie David pour directrice de publication, par ailleurs directrice générale de la maison d’édition. S’il fallait une seule raison pour, recommander la lecture de ce numéro, l’article de Richard Millet sur Soumission de Houellebecq y suffirait largement. De tous les articles que nous avons pu lire sur le sujet, celui-ci est de loin le plus intelligent et le plus perceptif, comme son incipit permet aussitôt d’en prendre la mesure puisqu’il pose dès le départ qu’il s’agit d’un livre consacré en fait à Joris-Karl Huysmans, derrière qui Léon Bloy « revient comme un fantôme ». L’article d’Angie David, qui suit celui de Millet, profite de l’occasion pour faire un curieux détour approbateur par Dominique Aury, Histoire d’O et les beautés de la servitude volontaire. Léo Scheer voit, lui, dans Soumission une histoire juive qui fait remonter ses souvenirs du sabbataïsme, du nom de Sabbataï Zvi, le meneur messianique du XVll » siècle qui préféra la conversion à l’islam à la décapitation. La plus grande partie du reste de ce numéro est occupée par des notes de lecture d’une très grande platitude. Il faut dire à leur décharge que les romans dont elles rendent compte sont eux-mêmes formidablement insipides. Un certain nombre de ces recenseurs sont des étudiants en lettres : il y a de quoi s’inquiéter pour l’avenir de l’enseignement de la littérature. En fin de volume, des extraits du journal de Richard Millet, assorti de didascalies de l’éditeur, ravi de sa prise.

Écrire l’histoire, 13 – 14, (CNRS éditions, 2014, 262 p., 25 €). Deux dossiers sont proposés par ce numéro très substantiel d’une revue désormais annuelle, consacrée à « repenser l’histoire dans la manière dont elle s’écrit », ce qu’elle fait de manière stimulante et richement documentée. Le premier dossier, coordonné par Sophie Coeuré et Claude Millet, traite des archives – sujet éminemment actuel depuis le transfert des Archives nationales dans leurs nouveaux locaux. L’avant-propos de ce dossier situe bien son projet en se référant à l’important article de Dietmar Schenk : « Pas de définition [des archives] qui ne soit une définition de leur pouvoir, ou du moins une interrogation sur celui- ci… ». Différents articles livrent donc dans ce premier dossier des explorations de différents territoires archivistiques, dont la plupart échappent cependant au domaine propre d’Histoire littéraires. On en retiendra que Nathalie Piégay-Gros y offre un très pertinent parcours des différentes formes d’appréhension de l’archive, à distinguer du document. Le second dossier, coordonné par Muriel Louâpre (par ailleurs co-rédactrice d’Histoires Littéraires), traite de l’oubli — cet aller ego de la mémoire, indissociable par conséquent de l’archive et partenaire complexe de l’historiographie. Ces deux dossiers évoquent de multiples histoires de différents temps et de différents pays : l’élargissement des perspectives sur la question qui en résulte est tout à fait inspirant. Il y a là de quoi en effet rendre les historiens de la littérature plus prudents devant leurs conceptions parfois naïves ou insuffisamment réfléchies du document, quand elles ne sont pas d’un positivisme dépassé, excessivement réducteur.

Les Amis de Ramuz, n° 35, mars 2015. Grâce à l’imprimeur, on a droit ici peut-être au plus beau périodique des « amis » d’un écrivain : joli papier à couper, couverture rempliée ornée d’après Géa Augsbourg, agréable typographie et format pratique ! Que les autres sociétés dévolues à l’entretien de la postérité d’un écrivain se le disent. Ce type de bulletin est en effet souvent rébarbatif et les livraisons sont généralement destinées aux seuls zélotes. Ce n’est point le cas ici, tant l’aspect du volume donne déjà envie de le feuilleter et d’en apprendre davantage sur son grand homme, Charles Ferdinand Ramuz : le sommet inexpugnable de la littérature romande au vingtième siècle. Un qualificatif qui l’a en fait souvent fait enterrer avec quelques vieilles barbes, d’autant plus que Ramuz colporte l’image d’un écrivain de la « terre », avec ses casseroles de clichés. Le présent bulletin commence par un hommage à Marcel Raimond, dont le Roman depuis la Révolution, publié en 1967, donnait une analyse ramuzienne d’une grande finesse, mettant en exergue qu’à travers ses romans, l’écrivain est avant tout un extraordinaire styliste de la langue. Céline, qui là-dessus n’était pas indulgent, en avait jugé ainsi. Ramuz était en effet une sorte de poète du roman. Cet hommage est suivi d’autres actualités ramuziennes, puis d’un dossier consacré aux rapports entre Ramuz et Péguy. Ramuz écrivit notamment une préface pour Trois Fragments de Péguy, en 1940. Ce dossier est aussi un hommage à l’écrivain français tombé face l’ennemi le 5 septembre 1914, dont le centenaire de la mort vient d’avoir lieu. Parmi les autres contributions d’intérêt, relevons une correspondance du peintre René Auberjonois à Claude Dunoyer, passée récemment aux enchères si nos souvenirs sont bons. Auberjonois était le voisin « d’en-dessous » de la Muette, à Pully, où Ramuz résida grâce à l’argent du Prix Schiller pour lequel Henry-Louis Mermod, le fidèle éditeur-mécène, avait bataillé ferme. Cette correspondance donne une intéressante image du peintre qui le premier illustra Ramuz, avec 7 Morceaux, qui fut aussi le premier essai éditorial de Mermod en 1926. Le caractère d’Auberjonois n’était pas facile, ce que renforçait encore une fortune lui permettant de n’avoir besoin de personne, et il se fâcha sept ans durant avec Ramuz pour une petite histoire de muret entre les deux propriétés… Un autre article du Bulletin aborde, avec Auberjonois, d’autres peintres suisses que Ramuz aimait, comme Alfred Rehfous, Alexandre Perrier, Alexandre Cingria (le frère de Charles- Albert), ou Georges de Traz. C’est l’université François-Rabelais à Tour qui héberge la Société des Amis de Ramuz, et qui a monté le cinquième colloque Ramuz en 2014, après 16 ans d’interruption. Le conseil d’administration et le bureau de la Société sont purement français, ce qui fait de celle-ci un pendant de choix au groupe vaudois basé à l’université de Lausanne, qui lui n’édite aucun bulletin, malgré son très riche fonds. On se demande d’ailleurs ce que va devenir « La Muette », vide depuis le récent décès presque centenaire de Marianne Olivieri, la fille de Ramuz, et aussi des quelques trésors qui y hibernaient encore.

Revue d’Histoire Littéraire de la France. « Bibliophilie, collectionnisme et littérature française, Hommage à M. Jean Bonna ». Mars 2015, 115e année, n° 1 (Presses universitaires de France). Curieuse initiative que de rendre « hommage » à un bibliophile (vivant !), et d’y consacrer un numéro de revue. Si la collection (et la fièvre collectionneuse) est un sujet passionnant, elle reste une activité très privée, égoïste par essence, même quand on « partage » ses trésors en les montrant un peu partout. Aussi est-ce sans doute également au mécène, autant qu’au collectionneur, qu’est destiné ledit hommage : M. Bonna a en effet soutenu beaucoup d’activités publiques autour du livre et du dessin, qui lui ont déjà valu force honneurs. Le présent numéro paraît en parallèle à la tenue d’une brève exposition à l’Arsenal, où l’on montrait quelques-uns des plus beaux ouvrages du collectionneur. Ici, pas de présentation d’ouvrages, mais une série d’articles largement en relation avec le lieu de l’exposition, l’Arsenal, et finalement sans grand rapport avec Jean Bonna lui-même, si ce n’est quelques paragraphes de celui-ci, ainsi que les deux pages de 1 allocution d’ouverture du duc de Broglie. Le tout non dépourvu d’humour : « La bibliophilie est une dévotion, je n’ai pas dit religion (…) Tous ses fidèles reconnaîtront que parmi eux Jean Bonna atteint un rayonnement qui est celui de la sainteté »… Quant à Saint Bonna lui-même, on regrette qu’il se soit cantonné à la sempiternelle ritournelle du collectionneur achetant son premier livre précieux quasiment depuis la pouponnière, puis finissant par s’affiner au fil des acquisitions. On aurait aimé apprendre ce que collectionner représente réellement pour un collectionneur, pourquoi il lui faut « posséder », accumuler, voire « acquérir presque tous les livres incontournables de la littérature française ». Alors que d’autres fonctionnent au coup de cœur, et deviennent alors un intéressant portrait de leur auteur, cette collection semble mue par un désir encyclopédique, rivalisant avec les grandes bibliothèques publiques dans un combat forcément perdu d’avance, même pour les plus riches. Aborder ces fascinants problèmes aurait été plus intéressant que de retracer un parcours de collectionneur balisé par les ouvrages « possédés », même exceptionnels. On reste aussi perplexe devant la réflexion sur le vingtième siècle, où la collection s’arrête, selon son auteur, à Apollinaire et à Proust, pour la raison que « pour le vingtième siècle je trouve que l’histoire n’a pas encore fait son œuvre et je ne sais pas vraiment ce qu’on lira encore dans un siècle »… D’un passionné, comme est supposé être un collectionneur, on eût attendu des choix engagés, audacieux peut-être, précédant ceux de la postérité. C’est ainsi. On en resterait donc largement sur sa faim pour ce qui concerne le sujet de cet hommage s’il n’y avait les articles eux-mêmes de la revue : ils apportent heureusement des renseignements souvent pointus sur des sujets très divers : y avait-il une bibliophilie avant le dix-huitième siècle, la tradition bibliophilique au siècle de Lumières, deux grands amateurs (La Vieuville et de Calvière), ou Jacques Doucet notamment. Mais peut-être la section la plus intéressante est-elle néanmoins celle consacrée aux comptes rendus d’ouvrages récents, particulièrement fouillée et érudite, sur 60 pages.

LIVRES REÇUS

Alain-Fournier. Claude Herzfeld, Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes Thèmes et variations (L’Harmattan, 297 p., 2014, 30 €). Passionné d’Alain-Fournier, Claude Herzfeld se livre ici à une étude très fouillée, grammaticale, linguistique, syntaxique et stylistique de l’œuvre majeure d’Alain-Fournier pour en dévoiler la profondeur qu’il a cependant déjà sondée, comme en font foi la quarantaine d’articles consacrés à cet auteur dont il semble le spécialiste incontesté. Roman de formation aussi bien que roman d’aventure, Le Grand Meaulnes est associé aux grandes œuvres de ce type, du mythe du Conte du Graal de Chrétien de Troyes aux œuvres de Dante, Pétrarque, Movalis ou Fromentin. Ces rapprochements sont induits par une démarche systématique d’analyse des signes, – mots de vocabulaire, constructions grammaticales, tournures stylistiques -, qui peut paraître assez rébarbative, mais conduit aisément le lecteur à la découverte d’une œuvre beaucoup plus profonde, « mythique » comme le suggère Claude Herzfeld. Il s’attache en effet à I étude des détails qui confirment son approche. L’objet de ce travail sur Le Grand Meaulnes est appréhendé exactement comme un tableau dont chaque détail serait révélateur à la fois de I’intérêt de I auteur et de ses intentions profondes. Il s’agit bien d’une démarche de dévoilements successifs qui confirment l’appartenance de l’œuvre de Fournier aux grandes œuvres mythiques, de Perceval à Thomas Mann. La réitération des thèmes ou leitmotive se justifie par le passage de l’oralité à l’œuvre écrite. Les interventions du « conteur-narrateur », ici François Seurel, s’apparentent à la présence du trouvère dans le conte médiéval. La construction en écho du Grand Meaulnes, le parallélisme des amours du Grand Meaulnes et d’Yvonne de Galais et celles de Frantz pour Valentine se retrouvent tout au long de l’œuvre et sont mis ici parfaitement en évidence. Convoquant Bachelard et G. Durand, les mythèmes hermésiens qui contribuent à faire de cette œuvre un conte merveilleux sont évoqués. L’accord de la nature et de ses paysages aux états d’âme des personnages prépare secrètement le désir impossible révélé par la quête qui anime chacun d’eux : quête du Domaine, du merveilleux, d’un amour enfui, d’un Absolu rêvé, mais aussitôt perdu. L étude des sources de l’œuvre, ce travail de « sourcellerie » comme l’écrit Herzfeld, est particulièrement bienvenu et éclairant. Cinq annexes le développent, à la suite de cette analyse, où la correspondance de Fournier et de Rivière est mise à profit et où d’habiles rapprochements avec Fromentin ou Proust mettent en évidence l’originalité de Fournier ainsi que ses parentés avec la littérature flamande ou les romantiques allemands. Le mythe du Roi Arthur, de la reine Guenièvre et de Lancelot rejoint le mythe de Frantz, Valentine et Meaulnes, le Domaine serait la forêt de Brocéliande où le « locus amoenus » permet la rencontre improbable des héros. Effectivement lac, lande, source, ruines, brumes, héros magnifiés et leurs secrets, tous ces thèmes sont évoqués et offrent au lecteur un jeu crypté dont Claude Herzfeld excelle à donner les clés.

Blanchot. Michel Surya, L’autre Blanchot. L’écriture de jour, l’écriture de nuit (Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2015, 168 p.) Ce réquisitoire n’étonne qu’à moitié : en mars 2014, la revue Lignes, dirigée par Michel Surya, publiait un numéro consacré aux « Politiques de Maurice Blanchot », le pluriel indiquant qu’il y serait de nouveau question de ses accointances d’avant-guerre à l’extrême-droite. Tout cela est fort bien connu pour avoir été ressassé sans cesse par les adversaires du principal intéressé, auxquels Surya ajoute tardivement sa voix en faisant valoir une prétendue « continuité » entre les déclarations du premier Blanchot et ses revirements ultérieurs. L’argument est d’une simplicité désarmante, à plus forte raison lorsqu’on considère les engagements de Surya : suivant le fameux modèle du fer à cheval, les extrêmes se rejoindraient pour se fondre en une seule et même radicalité, abolissant toute nuance au passage. Blanchot serait donc resté secrètement égal à lui-même, à l’instar de ce Heidegger dont l’image a été définitivement écornée par la parution récente des Cahiers noirs. Tout en se méfiant, à la suite de Jean-Luc Nancy, de la rhétorique de l’aveu, Surya n’en reproche pas moins à Blanchot d’avoir insuffisamment désavoué ses croyances antérieures et, surtout, de ne pas s’être forgé une autre langue afin de mieux articuler son passage à gauche, comme s’il n’y avait pas tout un pas entre Le pas au-delà et ces articles – d’ailleurs explicitement condamnés par Blanchot, ainsi que le montrent bien certaines lettres mi-privées, mi-publiques des années 1980, ici passées sous silence ou, pis, mal analysées à dessein -rédigées pour Le journal des débats, Rempart, Aux écoutes, etc. dans les années 1930 et au commencement de la guerre. Or le blâme s’avère encore plus confus lorsque Surya affirme que croire en un langage de gauche et un langage de droite n’est rien moins qu’une superstition. Bref, l’argumentation claudicante de L’autre Blanchot semble mue par le désir d’en découdre avec un spectre, peu importe la pertinence des pièces à conviction. Il y a là, à n’en pas douter, quelque « passion politique » que Surya a parfois le mérite de reconnaître, tout en la dénonçant sardoniquement chez son sujet. Force est donc de conclure que la rhétorique contournée sur laquelle repose l’ouvrage de Surya témoigne d’un malaise persistant à l’égard des apories de l’œuvre bianchotienne, ou encore d’une volonté de faire taire l’insoutenable ambiguïté de la littérature. Projet sans doute défendable, mais qui exige qu’on se méfie de la mauvaise foi.

Bruit. Ross Chambers, An Atmospherics of the City: Baudelaire and the Poetics of Noise (Fordham University Press, 2015,190 p., 35 $). À tant fréquenter Baudelaire, Ross Chambers se devait de lui consacrer un ouvrage ; c’est chose faite avec cette publication de l’Université Fordham à New York, qui mériterait une traduction en français. Chambers considère ici le bruit comme l’autre de la poésie, à l’égal du désordre et des turbulences qui s’intègrent d’ailleurs parfois à cette notion centrale de « noise », mais aussi comme un élément essentiel de la poétique baudelairienne qu’il considère dans sa dynamique parfois contradictoire. En effet, les éléments d’atmosphère et d’ambiance de la première partie du titre, riches d’une polysémie qui, en anglais, évoque aussi le bruit parasite sur les ondes hertziennes, s’intègrent à cette démarche qui dévoile le paradoxe : l’ordre formel des mots comme des choses n’a plus de sens que nimbé de ces éléments d’atmosphère trouble de la ville moderne, telle qu’elle fut modifiée par Haussmann. Et le sens n’est évidemment jamais fixe ou positif, mais traduit seulement le sentiment compris de l’aliénation moderne. Ce qui émerge, c’est le souci qu’a Baudelaire de concevoir une poétique de l’allégorie où « le grand hurlement » de la ville, figurant le Temps et donc le Mal, s’allie à l’art pour dénoncer la fausse familiarité d’un monde qui n’est plus lisible ou plus précisément, pour Chambers, un monde dont l’illisibilité, après le désenchantement politique de 1848, est seule ce qui devient lisible. Cette interprétation se fait en trois étapes qui s’articulent autour des notions de fétiche (sous l’égide de l’Idéal, avec une lecture stimulante de la vitre dans la poésie de Baudelaire) d’allégorie (illustrée par quelques spectres fameux) et d’ironie que complète l’expérience de l’anonymat et de l’instabilité épistémologique que proposent les Petits poèmes en prose dans ce qu’ils disent de l’urbain. La démarche, qui s’appuie majoritairement sur des références américaines et des outils de théorie critique comme la lisibilité (intellectuelle) ou compréhensibilité (readability), fait aussi la part belle à d’impeccables lectures et analyses de textes clés des Fleurs du Mal (dont entre autres « Le Cygne », « Les Sept Vieillards » et « À une passante » donnés dans le texte en français et en traduction) et du Spleen de Paris (« Le Mauvais vitrier », « Perte d’auréole »). S’appuyant d’ailleurs sur l’histoire du Spleen de Paris, inachevé et publié à titre posthume en 1869 comme on sait, Ross Chambers souligne à quel point l’éternel « chantier » de l’œuvre constitue fortuitement et paradoxalement la quintessence d’une poétique de la déambulation dans un milieu aliéné et aliénant, retrouvant en cela des préoccupations précédemment analysées dans un autre bel ouvrage qui reste à traduire sur la flânerie en littérature (Loiterature) et sur ce qui se révèle, en passant.

Dubut de Laforest. François Salaün, Jean-Louis Dubut de Laforest. Un écrivain populaire. Avant-propos d’Alain Pagès (Dijon, coll. « Écritures », Éditions Universitaires de Dijon, 2015, 310 p., 20 €). Il est rare qu’un écrivain réputé de seconde zone fasse l’objet d’un travail aussi documenté, aussi fouillé et aussi précis. De l’immense production de Jean-Louis Dubut de Laforest (plus de 80 volumes), il n’est guère resté qu’un titre, qui fit scandale en 1885 : Le Gaga. Cependant, cet écrivain connut un succès énorme, et s’il ne s’était pas suicidé à 49 ans, en 1902, sa production eût certainement continué à un rythme aussi soutenu, tant le romancier était fécond. Issu d’une thèse de doctorat, cet ouvrage se propose d’analyser l’œuvre de celui qu’on a qualifié tantôt de « romancier populaire », et tantôt de « petit naturaliste ». À la première étiquette, François Salaün préfère celle d’« écrivain populaire », qui lui semble plus pertinente, tant elle rend mieux compte du grand succès obtenu auprès du public par l’auteur des 37 volumes des Derniers Scandales de Paris. On doit saluer le courage de l’auteur, qui s’est appliqué à lire en détail toute la production de Dubut de Laforest, dont il fait de nombreuses citations. Il aura, ce faisant, poussé très loin la précision, puisque son étude contient par exemple le relevé des journaux cités dans l’œuvre. La documentation accumulée aussi bien sur Dubut de Laforest que sur son époque, ainsi que le dépouillement de la presse du temps et la bibliographie critique, sont réellement impressionnants et témoignent de vastes recherches : il serait difficile d’être plus complet en la matière. Dans une première partie se trouve retracée la biographie de l’écrivain, dont le suicide en pleine gloire reste encore un mystère, tandis que la seconde est consacrée à une analyse des grands thèmes de l’œuvre : l’« omniprésence féminine », la prostitution, l’homosexualité et la presse. Autant de chapitres très documentés, qui ont aussi le mérite de nous offrir un éclairage historique, social et idéologique. (Deux petites remarques en passant : le Nestor dont il est question p. 65 est le pseudonyme d’Henry Fouquier ; quant à Mlle Rosalie Rousseil citée p. 177, c’est une actrice qui deviendra amoureuse de Barbey d’Aurevilly et tentera de se suicider pour lui.) Maintenant, on pourrait se demander si François Salaün n’a pas parfois un peu surestimé Dubut de Laforest. Au fond, celui-ci n’innove guère, et représente la continuation, mise au goût du jour des années 1880-1900, d’Eugène Sue et de Ponson du Terrail, voire d’un certain Balzac. Souvent, cela ferait même songer au vieux mélodrame romantique retapé, dont le réalisme était tout factice : enfants abandonnés, femmes au grand cœur, vierges déshonorées, séducteurs sans scrupules, prostituées et souteneurs (omniprésents), assassins et suicides. Certains titres parlent d’eux-mêmes : La Vierge du trottoir, Le Caissier du tripot, Les Victimes de la débauche, Le Docteur Mort-aux-Gosses… Toutefois, le romancier sentait l’air du temps et avait l’habileté de développer des thèmes plus contemporains : les lesbiennes (on aurait pu citer aussi Deux Amies de Maizeroy, pour ne pas parler des Chansons de Bilitis), la morphine, le scandale de Panama, etc. – innovations qui sont d’ailleurs bien mises en lumière par François Salaün, lequel ajoute que Dubut de Laforest se soucia également, autre habileté, de flatter le public féminin de son époque. Il est cependant difficile de suivre l’auteur lorsqu’il rapproche le romancier du peintre Edward Munch, et plus encore de Rimbaud « le voyant » ! Il nous semble au contraire assez significatif que Dubut de Laforest ait collaboré avec le « petit naturaliste » Oscar Méténier, dont ce n’est point le calomnier que de dire que son œuvre n’a rien d’immortel. Il n’empêche que François Salaün nous a donné là une étude exhaustive et particulièrement éclairante. Il est même réconfortant de penser que, alors que la curée critique se multiplie à l’infini sur les « grands », des écrivains négligés comme Dubut de Laforest peuvent faire l’objet d’un travail érudit d’une telle ampleur. Bref, un tel livre ne peut être que bienvenu.

Eros. La Scène érotique sous le regard, sous la direction de Françoise Nicol et Laurence Perrigault (Presses universitaires de Rennes, 2014, 300 p., 20 c) l’ouvrage regroupe une vingtaine de contributions données dans le cadre d’un séminaire consacré de 2009 à 2011 à la notion de dispositif. C’est donc à l’articulation du réel et de ses modes de représentation que s’intéressent ces études qui s’attachent à décrypter la manière dont le regard du lecteur ou du spectateur vient rencontrer l’organisation symbolique de l’espace à laquelle procède toute œuvre. Spécialistes de la littérature, des arts visuels et du spectacle se succèdent ainsi pour analyser ce moment de cristallisation scopique qui prend, avec le choix thématique de l’érotisme, une vibration particulière. La première partie de l’ouvrage propose ainsi un ensemble d’études destinées à mieux comprendre les données qui président à l’élaboration d’un dispositif scénique, photographique ou cinématographique : par quelles procédures la mise en images devient-elle mise en scène ? Mais dans la mesure où la construction d’un dispositif présuppose une réflexion sur la place de celui qui le recevra et la nature de l’interaction qu’il entretiendra avec lui, la seconde partie du recueil détaille la figure du voyeur dont les comportements constituent la mise en abyme de ce qui se trame dans la rencontre entre la scène érotique et celui qui la consomme. Scènes de bain épié, trou de serrure et scènes de cabinet permettent alors, en une série d’études souvent stimulantes, de mieux appréhender la manière dont, de Christine de Pisan à Denis Roche, l’œil devient organe érotique. Enfin, last but not least, la dernière partie de l’ouvrage explore les dimensions subversives de la scène érotique. Substituant une logique iconique à la logique rhétorique dominante, le dispositif libère en effet le regard des conformismes et porte nécessairement une charge politique. La scène érotique, qu’elle se joue dans le roman maghrébin francophone, dans le cinéma japonais ou chez Masson, devient alors l’enjeu d’une expérience qui dépasse l’érotisme ; par sa puissance transgressive, elle ramène le spectateur à la violence du réel et dénonce les discours qui en anesthésient la perception. Concept opératoire, la notion de dispositif permet ainsi de mieux saisir ce que les artistes ont à nous dire ; on ne lui en demande pas davantage.

Hugo. Victor Hugo, Le Livre des Tables. Les séances spirites de Jersey. Édition de Patrice Boivin (Folio Classique, 2014, 758 p., s.p.m.). Il a fallu un sacré courage à Patrice Boivin pour s’attaquer à un dossier documentaire aussi ténébreux que l’est par elle-même la pensée métaphysique de Victor Hugo, et ce n’est pas peu dire. Les deux années pendant lesquelles la petite bande d’exilés de Jersey a fait frénétiquement tourner les tables entre septembre 1853 et octobre 1855 donnent lieu en effet à une sorte de mélodrame policier bourré de mystères non résolus. D’où sortent les cahiers où furent enregistrées les conversations ébouriffantes avec tout un défilé assez carnavalesque d’« esprits » oscillant entre la plus verbeuse grandiloquence et la plus affligeante platitude ? Où sont passés les cahiers disparus ? Quel rôle ont joué dans les disparitions et les réapparitions de ces étranges documents tous ceux et celles qui ont eu l’occasion de les manipuler, depuis Paul Meurice jusqu’à Cécile Daubray en passant par Gustave Simon ? Patrice Boivin ne nous fait grâce d’aucun détail sur tous ces mystères dans les multiples paratextes de son édition, y compris 90 pages de longues notes parfois redondantes et une préface assez confuse. Il reste cependant près de 600 pages pour les élucubrations de la table tournante dénichée dans un magasin de jouets de Jersey et mise au travail presque tous les soirs pendant des heures durant toute la période concernée. Ces élucubrations sont parfois d’une extrême sobriété, avec des cascades de « oui » et de « non » ou des dialogues dignes des techniques du roman-feuilleton pour tirer à la ligne. Elles sont parfois au contraire débordantes de lyrisme métaphysique et de prophétisme agité, où il est bien difficile de ne pas reconnaître la marée hugolienne habituelle – d’autant, comme le note de manière répétée Patrice Boivin, que Hugo occupe au même moment ses journées à produire, entre autres, Les Contemplations. D’un texte à l’autre, les passages sont multiples et il est incontestable que la pratique des tables sert à Hugo d’atelier expérimental pour forger ce qui devient peu à peu sa théorie religieuse à base de métempsycose et de grandiose vision historique et sociale à l’échelle du cosmos. Comme le disait Isidore Ducasse, « dans Hugo, l’ombre et le détraqué, font partie de la reliure » – ce qui n’empêche pas que certains passages soient fort beaux, on l’admettra sans peine. Il lui restait cependant assez de raison pour ne pas prolonger l’expérience au bout des deux années en question, en dépit des regrets de Madame Hugo qui aurait bien voulu continuer. Ce qui n’était peut-être pas le cas de Juliette Drouet : si elle n’a participé à aucune séance et s’est contentée de regarder de sa fenêtre la maison de Hugo, il lui a fallu malgré tout se coltiner de nombreuses copies de procès-verbaux infligées par son Totor. Trop d’évocations de morts douloureuses rappelaient Léopoldine tandis que trop de folie rôdait sans doute autour du groupe, même si le coup de démence de Jules Allix en pleine séance relève de la légende (P. Boivin omet de rappeler son dossier psychiatrique et son invention délirante des escargots sympathiques). On se demandera finalement, non sans compassion pour son fabricateur, quels lecteurs pourront sérieusement s’intéresser à un volume aussi massif et si débordant de données contingentes qui ne pourront passionner que les hugoliens fanatiques (il y en a) et les spirites (s il en reste). Mais le volume aurait pu gagner encore en obésité si P. Boivin avait réussi à dénicher les cahiers perdus ou encore à y joindre les textes parfaitement hugoliens rassemblés dans Le génie hugolien ressuscité : l’esprit « Symbole » animateur des tables de Jersey, et révélés par Jean-Louis Victor en 1967 (qu’il ne cite pas).

Rictus. Jehan-Rictus, Journal quotidien, 21 septembre 1898 – 26 avril 1899, édition établie et annotée par Véronique Hoffmann-Martinot, introduction de Frédéric Lefèvre (1924) (éditions Claire Paulhan, 2015, 429 p., 40 €). Ces quelque 400 pages constituent le début d’un journal que Jehan-Jehan-Rictus a tenu, quasiment sans interruption, durant trente-cinq ans de 1898 à 1933 et qui compte 153 cahiers de format écolier ; seuls les cinq premiers sont publiés ici. Depuis quelques années, l’écrivain nourrit ce projet sans avoir encore eu l’occasion de lui donner corps. Il se décide le jour de son trente et unième anniversaire, conférant ainsi, comme il le dit, une certaine solennité à son entreprise : c’est le temps des bilans, c’est aussi faire de son acte une sorte de nouvelle naissance. Jehan-Rictus se donne des modèles : probablement le Journal des Goncourt bien qu’il ne l’avoue pas, mais une citation qu’il en fait prouve qu’il l’a lu. En revanche, il s’inscrit explicitement dans une double lignée : celle de Léon Bloy, dont Le Mendiant ingrat paraît en cette même année 1898, et celle des Confessions de Jean-Jacques Rousseau. Comme ce dernier, il va se raconter sans pudeur ni réserve ; comme celui-là, il va observer et juger ses semblables sans indulgence ni retenue. Toutefois, Jehan-Rictus n’entreprendrait point la tenue d’un journal si sa vie matérielle ne s’était améliorée : il a publié une première édition des Soliloques du pauvre qui a attiré l’attention sur lui, il se produit avec succès dans les cabarets montmartrois. Il est connu. Il peut se croire célèbre et arrivé. Il peut écrire plus librement.
C’est d’abord un « journal quotidien », redondance qui surprendrait si elle ne tendait à souligner la double astreinte à laquelle se plie l’écrivain : l’examen critique incessant de sa conscience et de la société au milieu de laquelle il vit. Cette volonté fait tout l’intérêt du journal. D’un côté, c’est un document littéraire et social, souvent précieux, parfois partial, à l’occasion proche du déballage de règlements personnels ; de l’autre, il est l’expression d’un désir de rigueur et d’ascèse morale, toujours remis en question, toujours transgressé et, finalement, jamais conquis. Jehan-Rictus s’y met en scène avec délectation, y donne libre cours à son ego, se construit des généalogies tout aussi fastueuses qu’imaginaires et interprète, en artiste qu’il est, le rôle principal d’une histoire personnelle que traverse aussi l’Histoire tout court.
Cette aventure écrite, il s’en donne la primeur, car il se relit et, au passage, jette, dans les marges, des annotations dont l’éditeur a eu la bonne idée de nous donner quelques exemples. On y voit un homme à l’affût d’une découverte de soi-même et un écrivain préoccupé de tirer de son quotidien la matière des expériences auxquelles il projette de confronter un héros romanesque en devenir, qui lui ressemble beaucoup et qu’il nomme Tristan. Ces pages tiennent à la fois du confessionnal, de la salle de rédaction des échos et du laboratoire d’écriture. C’est le lieu de l’intime et de l’inachevé où se construisent simultanément une conscience et une œuvre, monument par essence protégé des regards : « un Journal », écrit-il, « n’a d’intérêt que s’il est rédigé entièrement pour soi. » Mais, le 22 octobre 1898, il ne peut s’empêcher de rêver au « premier venu qui me lira. » Libre cours est offert à un portrait autosatisfait de soi et à une œuvre consciemment appelée à être divulguée. Certains propos prennent alors l’allure de provocation à l’égard du bourgeois et de quelques confrères pour lesquels il est sans pitié parce qu’on a été sans pitié pour lui. La haine s’appelle légion : Laurent Tailhade, Saint-Pol-Roux et bien d’autres. Le dédain n’est pas moins vif : Zola en est une cible de choix.
Au fil des pages, I auteur des Soliloques du pauvre et de Fil de fer, s’interroge sur la langue populaire à laquelle il se flatte d’avoir donné droit de cité en poésie et, du même coup, s’inscrit dans la tradition de Villon. En revanche, il critique Jean Richepin auquel il reproche l’emploi d’un argot littéraire et artificiel. Jehan-Rictus réfléchit aussi à sa méthode de travail, très lente (« J’ai le travail horriblement lent ») ; on en voit l’illustration à travers la difficile élaboration du poème « Pierreuse ». Cela pose une question inquiétante : le temps considérable pris par la rédaction du journal ne l’est-il pas au détriment de l’œuvre à réaliser ? L’auteur est conscient du risque et le minimise en se persuadant que ces pages sont aussi une réserve de notes pour l’œuvre à venir. Au fond, le Journal est une carrière dont les pierres n’aboutissent peut-être pas au monument escompté.
Mais le détail est souvent passionnant. Jehan-Rictus sait camper le monde des petites revues éphémères et de leurs collaborateurs médiocres et jaloux. Avec le trait sûr du caricaturiste qu’il était aussi, il dessine en trois mots le profil de la Goulue ou d’Yvette Guilbert. Il sait juger les représentants de la seconde génération symboliste : Paul Fort, Pierre Louÿs, etc. Il propose de ses contemporains poètes des classifications assez justes. Il y a de jolis croquis : celui de Coppée, juste et incisif ; et de grands tableaux comme l’enterrement de Félix Faure. Parfois, cependant, le lecteur est submergé par un fatras qui donne le tournis : regard sur la banque coloniale, idées sur les États unis d’Europe, vues sur l’écologie interfèrent en aperçus rapides et suggestifs. Souvenirs et anecdotes apportent beaucoup à la connaissance de la société fin de siècle, à travers ses acteurs et ses détails peu connus. D’où l’intérêt de l’annotation fournie par l’éditrice, Véronique Hoffmann-Martinot : abondante, précise et à laquelle il y a peu à reprendre. Signalons seulement que le conte d’Edgar Poe dont il est question p.173 est probablement « Le Cadavre accusateur » ; le Mesplès de la p. 260 est l’illustrateur bien connu ; on s’étonne de voir Salis figurer sur une photographie de 1898 : il était au paradis des chats noirs depuis 1897 ! On passe sur quelques fautes de lecture, mais on regrette les coupures que l’éditeur a cru devoir pratiquer dans le texte. Enfin, une préface originale, qui aurait pu s’appuyer sur les beaux travaux de Philippe Oriol, eût été plus opportune que le vieil entretien de Frédéric Lefèvre avec Jehan-Rictus, qui date de 1924. À travers ce volume, le premier d’une série qui, nous l’espérons, se poursuivra, quelques sujets retiennent l’attention et permettent de distinguer Jehan-Rictus de ses contemporains : un prodigieux amour de la vie, une vision de la femme fort éloignée de celle qu’offre la Décadence. En revanche, sa philosophie aigre-douce prolongerait, en quelque façon, celle d’un Laforgue : « Le rire dont je fais rire est le vrai. C’est celui de la tristesse humaine, celui du misanthrope. » On voit s’esquisser, au long des mois, l’évolution qui va conduire Jehan-Rictus de l’anarchisme à un individualisme que son public ne comprendra pas, en raison d’une restructuration maladroite de ses recueils après 1903. Enfin on suit ses hésitations devant l’affaire Dreyfus. « Tristan n’est pas politicien », dit-il de celui qui doit devenir son futur héros. Devant l’Affaire, en particulier devant la révision du procès, il est hésitant, plein d’attentisme, avec des tentations dreyfusardes. Mais, la vérité est qu’il se sent plein de contradictions et rempli d’agacement devant les deux camps opposés. Ce qui est sûr c’est que Jehan-Rictus a une conscience très vive de sa valeur et de son originalité. Il pourrait dire, comme une femme vieillissante dont il cite le propos : « Je suis ma seule passion ».

Léo. Frédéric Chauvaud, François Dubasque, Pierre Rossignol, Louis Vibrac, dir., Les vies d’André Léo : Romancière, féministe et communarde, préface de Michelle Perrot (Presses universitaires de Rennes, 2015, 353 p.) Faut-il redouter un surpeuplement du Panthéon littéraire devant le surgissement d’études monographiques sur les minores, cohorte d’oubliés et de méconnus qui retrouvent aujourd’hui leurs marques ? Tout dépend, nous enseigne l’histoire culturelle, des clartés que peuvent apporter ces retrouvailles avec ceux que Gustave Lanson appréciait, car ils formaient le « tissu conjonctif » de la littérature, cet entre-deux qui précède, nourrit ou continue les mouvements, indispensables limbes d’où ont surgi les glorieux.
S’il ne s’agissait que de la littérature, le nom de Léodile Béra (1824-1900), connue sous le pseudonyme d’André Léo, ne soutiendrait pas longtemps la curiosité malgré l’ampleur de son œuvre, une trentaine de romans, une dizaine d’essais politiques, une centaine d’articles et des œuvres pour la jeunesse. Le tout, paru tout au long de la deuxième partie du xix siècle, n’est pas encore totalement inventorié. Mais l’ouvrage majeur qu’un groupe d’universitaires lui a récemment consacré, Les Vies dAndré Léo, romancière, féministe et communarde, la transforme en l’une des plus intéressantes personnalités culturelles de son temps si on consent à la relire de façon moins artistique, en fonction des dilemmes socio-politiques de notre époque, que l’on retrouve inscrits dans la sienne.
La partie proprement biographique de l’ouvrage, intitulée Trajectoires, portera surtout les curieux à revenir à des ouvrages pionniers et peu diffusés, ceux d’Alain Dalotel (André Léo [1824-1900] : la Junon de la Commune, 2004) ou de l’universitaire italienne Fernanda Gastaldello qui en fit son sujet de thèse à Padoue en 1979 puis un essai (André Léo [1804-1900], femme écrivain au m » siècle, 2001). Ces notes de rappel mettent surtout la table pour le regard approfondi que propose la deuxième partie, sur les « combats et engagements » d’une féministe socialiste anticléricale aux idées claires et radicales, qui a pris appui sur l’écriture pour militer de façon plus individuelle que collective, mais d’une constance absolue. C’est en sa propre réflexion – et sa propre érudition héritée d’une jeunesse bourgeoise en province – qu’elle puisait sa force et c’est ce mélange d’individualisme et de solidarité qui pourrait en faire un personnage de référence pour les militantismes actuels convaincus et généreux, mais aux rangs peu serrés.
La grille de lecture politique nous la révèle socialiste et solide héritière de la Révolution, mais constamment opposée à toute dérive revancharde, qu’il s’agisse du souvenir de la Terreur ou des lendemains de la Commune où elle accompagna les insurgés, mais dont elle fut écartée par la suite chez les gauches européennes où elle osa critiquer la tentation de la violence. Ces débats, qui évoquent si bien ceux du xx » siècle des intellectuels séduits puis désabusés par les Staline, Mao, Pol-Pot, elle en était une modeste, mais ferme instigatrice aisément repoussée. La grille de lecture féministe met au jour chez André Léo une saisissante conscience des contradictions de la même gauche sur le thème de l’égalité. C’est le plus souvent en vain, mais sans arrêt qu’elle rappellera à ses compagnons que la « fraternité » révolutionnaire doit aussi être une « sororité », enseignement que les partis socialistes vivent encore aujourd’hui, bien que de façon discrète, comme fardeau et martyre. La grille de lecture laïciste retrouvera chez cette anticléricale qui pouvait sembler farouche et vengeresse la plupart des éléments qui commandent aujourd’hui la résistance au retour en force du religieux. Dont un programme qui donne, encore et toujours, valeur clé à la démocratisation de l’éducation dans la lutte contre les noirceurs. Tout cela formulé dans une langue précise, limpide, lisible par tous et encore actuelle très souvent.
Dans ces conditions, si bien mises au jour dans l’ouvrage publié aux Presses universitaires de Rennes, comment expliquer le très tardif et encore très lent retour vers Léodile Béra dans nos milieux d’études ? L’un et l’une après l’autre, les auteurs lancent des hypothèses dont la plus fréquente tient au trajet du personnage qui a frôlé des mouvements sans y appartenir (les disciples de Pierre Leroux, quelques féministes, la Commune) et qui s’est replié en Italie après la déroute des insurgés, pendant le reste de son existence ou presque. La dernière partie de l’ouvrage nourrit ces suppositions en s’intéressant à l’œuvre elle-même. On arrive mal à lui conférer un solide vernis littéraire malgré une belle tentative de célébrer une écriture « polyphonique ». Le fait demeure que l’écrivaine André Léo fut d’abord une militante dont les romans sont lourdement didactiques, notamment par son inépuisable dénonciation des différences de classes. Les joliesses d’écriture et les bonnes tournures du récit ne peuvent faire oublier qu’il s’agit d’abord d’enseigner des vertus laïques, générosité, honnêteté, partage, étude et élévation de caractères. Posture moralisante qui laisse peu de place aux intrigues de mœurs et aux complexes ambiguïtés d’âmes des héros issus des plumes romantiques puis naturalistes, qu’elle connaissait, mais avait tendance à conspuer au même titre que le parisianisme mondain. Si on établissait le diagramme de sa sociabilité, on y trouverait plus de ramifications politiques qu’artistiques. Le plus important corpus d’archives la concernant se trouve d’ailleurs à l’Institut international d’histoire sociale, à Amsterdam, haut lieu de l’étude des mouvements ouvriers, tandis que les institutions littéraires françaises n’en possèdent que des miettes. Or ce sont surtout les littéraires qui nous invitent aujourd’hui à la redécouverte. Section précieuse entre toutes, l’ouvrage propose une bibliographie commentée d’une précision exceptionnelle tout en informant bien le lecteur des exhumations qui ne sont pas achevées et qui pourraient attirer de nouveaux collaborateurs. L’ensemble a pris sa source dans des communications proposées lors de trois journées d’étude sur André Léo, tenues en 2010, 2011, et 2012 avec le concours de l’Université de Poitiers et de L’Association Les amis d’André Léo. Très active, celle-ci prend elle-même aujourd’hui la teinte universitaire propre à ces rassemblements qui étaient il y a peu le fait d’amateurs passionnés dont l’apport, y compris dans ce bel ouvrage, mériterait d’être mieux reconnu.

Louÿs. Pierre Louÿs-Georges Louis, Correspondance croisée 1890-1897. Édition établie et annotée par Gordon Millan. Préface de Dimitri Stolypine. Tome I, 1890-1898 (Honoré Champion 2015, 654 p., 95 €). Voici une édition un peu curieuse à certains égards, comme on le verra plus loin. Disons cependant d’emblée qu’elle a par ailleurs plusieurs mérites non négligeables. Le premier, celui de donner les réponses inédites de Georges Louis, demi-frère de l’écrivain. Généralement plus brèves que les lettres de ce dernier, ces réponses vont à l’essentiel : nouvelles de la famille, conseils (éviter les « surexcitations »), voire reproches (attention à la prodigalité), mouvement diplomatique, envois d’argent aussi. S’affirme entre les deux correspondants une réelle complicité, même si Georges se réserve un rôle de mentor et de conseiller, vrai dire pas toujours écouté. À partir de 1893, Georges Louis, haut fonctionnaire est diplomate, est en poste au Caire, et les lettres de son frère lui sont visiblement bienvenues. Celui-ci ne se fait pas faute de lui raconter les cancans de Paris, en même temps que sa vie mondaine, littéraire et même intime. Sur cette dernière, il pousse les confidences assez loin, à propos de Marie de Régnier et de Zohra bent Brahim (dont il lui envoie des photos sans voiles). Sans refuser de telles confidences, Georges les accueille avec un certain scepticisme, d’autant qu’il n’aimait guère Marie de Régnier dont, contrairement à son frère, il avait parfaitement percé le manège. À ce propos, un certain nombre de lettres de ce dernier de 1898 figurant à la fin du volume sont capitales, car inédites et même inconnues, elles donnent des détails du plus grand intérêt sur sa liaison avec Marie de Régnier. Celles de même date concernant Jean de Tinan, tout aussi inconnues, sont encore plus remarquables, puisqu’elles obligent à décaler de près d’un an la liaison de Tinan avec Marie, qui, contrairement à ce qu’écrivaient R. Fleury et J.-P. Goujon, ne se situa pas début 1898, mais en avril-juin 1897. Sur ce double point, ce volume apporte vraiment du nouveau. Pour le reste des lettres de Louÿs, beaucoup avaient déjà été données par J.-P. Goujon dans son édition des Mille Lettres de P. Louÿs à G. Louis parue chez Fayard en 2002. Justement, on peut s’étonner que le présent volume ne fasse aucune référence à cette édition : c’est comme si elle n’existait pas. Même chose pour le Dossier secret Pierre Louÿs-Marie de Régnier (Bourgois, 2002), où se trouvent transcrites d’autres lettres à G. Louis, tout aussi capitales, sur la liaison avec Marie de Régnier. Or, on vient de le dire, nombre de lettres de Louÿs de l’édition Fayard (laquelle n’était d’ailleurs qu’un choix) se trouvent reprises dans ce volume Champion, qui, curieusement, commence par la même lettre, et a identiquement comme date de départ 1890, alors qu’on connaît des lettres de Louÿs à son frère bien antérieures à 1890. Gordon Millan précise que, pour les lettres de Louÿs, son édition a été établie sur des copies dactylographiées appartenant à la famille. Soit, mais l’édition Fayard avait été, en grande partie, établie sur les originaux autographes. Par ailleurs, le même Gordon Millan signale qu’il n’a pu retrouver un certain nombre de réponses de Georges Louis : or, la présence de 127 originaux de celles-ci (1895-1899) se trouve pourtant attestée dans une collection particulière, qui aura sans doute échappé à ses recherches, ce dont on ne saurait évidemment le blâmer. La confrontation avec l’autographe permet à ce propos de rectifier une lecture erronée de la lettre de Georges du 7 octobre 1897 sur Marie, où l’on lit ici, tout comme dans l’édition de la Correspondance Louÿs-Régnier de J.-P. Goujon : « On ne peut pas faire (…) que Syllabe [Pierre Louÿs] ne soit plus », alors que l’autographe donne : « … que Structure [Tinan] ne soit pas », ce qui change tout à propos de la liaison Tinan-Marie. Quelques petites inexactitudes à signaler dans les notes : Mlle Nau n’était pas la fille de John-Antoine Nau, mais l’actrice Eugénie Nau (1860-1924) ; La Clochette n’était pas une première pensée de Psyché, mais un nouveau roman antique, à peine ébauché par Louÿs en 1895. Des coquilles, ou bévues, aussi : « Fayot » pour « Foyot », « Ramisès II » pour « Ramsès II », « Mereyem » pour « Meryem », « Barrés » pour « Barras », « Olottis » pour « Glottis », « Dimitrios » pour « Démétrios », « Courtville » pour « Courteille ». Enfin, certaines définitions peuvent sembler curieuses : Leconte de Lisle, « fondateur de l’école parnassienne » ; Wilde, « raconteur » ; « la danseuse Liane de Pougy » (laquelle avait, comme on sait, une autre source de revenus). Disons pour terminer que cette édition est un utile complément aux Mille Lettres inédites de P Louÿs à G. Louis, tout en réussissant, par un singulier, mais habile tour de passe-passe I exploit d’en occulter délibérément l’existence.

Meyer. Correspondance reçue par Arthur Meyer, un patron de presse dans le Paris du xi) f siècle. Édition établie par Odette Carasso, préface de Pierre Albert. (Champion, 2015, 759 p., s.p.m.). Quelle belle collection que cette Bibliothèque des correspondances ! Non que nous ayons attendu impatiemment cette correspondance d’Arthur Meyer jusqu’à cette année…, mais elle apporte des documents d’une immense richesse pour aborder par les coulisses notre cher xix » siècle. De quoi s’agit-il ici ? Du directeur et fondateur du Gaulois, par ailleurs bibliophile discret, décédé en 1824, a priori un pilier du conservatisme royaliste, proche de la duchesse d’Uzès, du secrétaire du Comte de Pans, mais aussi en relation avec Boulanger. À ce stade sa correspondance intéresserait essentiellement les historiens de la presse, qu’elle ravira effectivement par la qualité de I annotation. Pourtant la présence d’une riche section biographique, les éclairages historiques efficaces, et le soin apporté à commenter au fil des lettres les enjeux des relations épistolaires lorsque le texte le requiert, tout indique qu’un public plus large peut trouver plaisir à se plonger dans ce copieux volume.
On y rencontre un homme attachant et sincère, perpétuellement à contre-emploi. Mondain malgré lui, condamné à jouer son personnage pour incarner publiquement son journal dans les lieux de sociabilité où frayent les gens qui comptent, Arthur Meyer était aussi un juif converti au catholicisme parmi des antisémites. Si le raccourci peut paraître brutal, il dit bien la complexité des relations entretenues par Meyer avec des milieux que son positionnement politique le contraint à fréquenter et dont il partage certaines valeurs, mais qui le prendront violemment à partie lors de la grande éruption antisémite de la fin de siècle. Habile, souple, en dialogue avec chacun, mais ne lâchant jamais sur les principes, il est traîné dans la boue par Drumont, avec qui il se bat en duel,… pour finir par se réconcilier en privé. De même il échange des courriers aimables avec Léon Daudet, pourtant rédacteur en chef d’une Action française qui poursuit contre lui les campagnes de Drumont. Un détail résume les paradoxes de Meyer : sa tombe au Père Lachaise est la voisine de celle de Drumont. Qu’en penser ? Comme le résume très justement Maxime Blum dans un courrier d’avril 1911, il n’existe pas à l’époque d’espace pour un conservatisme non antisémite 1 « Chaque fois, hélas, que j’ai eu l’occasion de me trouver dans la possibilité de crier “vive I Armee”, j’ai vu mon enthousiasme refroidi par les cris de “Mort aux juifs”, cris qui semblent la conclusion obligatoire de ceux de “Vive l’Armée”. » De là le désarroi et les contorsions de bien des conservateurs authentiques épargnés par la haine et la xénophobie.
Le texte donné par Odette Carasso rassemble un millier de lettres, sélectionnées sur 40 ans de correspondances, uniquement reçues et conservées par la famille. Les correspondants les plus fameux y côtoient des inconnus représentatifs, notamment au moment de l’Affaire où les courriers des lecteurs prennent l’allure d’enquête sociologique. Si le parti pris de rassembler les correspondants par grandes familles idéologiques (les royalistes, les bonapartistes, les boulangistes, les nationalistes, etc.) peut surprendre, il s’avère d’une grande efficacité pour éviter de répéter des explications dispersées, et pour appréhender plus rapidement la cohérence des différents univers.
À ce jeu chacun se trouve donc présenté sous une sorte d’étiquette, ce qu’on peut juger réducteur, mais s’agissant d’un réseau mondain et professionnel l’étiquette se détache difficilement de la personne, et peu de courriers relèvent d’une relation amicale et désintéressée. Les lettres reçues des écrivains en particulier (Lorrain, Bourget, Montesquiou, Gyp…) sont d’un grand prosaïsme (demande de copie, compte-rendu d’activité…), et bien que Meyer ait entretenu une profonde et sincère amitié avec Sarah Bernhardt jusqu’à sa mort, leurs courriers relèvent du billet au pas de course plus que de la lettre introspective : ainsi va, allait, ira, la vie mondaine, pas moins réelle que d’autres.

Mugnier. Charles Chauvin, L’abbé Mugnier : L’aumônier des Lettres 1853-1944, (Médiaspaul, Paris, Montréal, 2015, 182 p.). Difficile de comprendre les motifs de la publication, aux éditions Médiaspaul, d’une « biographie » intitulée L’Abbé Mugnier, l’aumônier des Lettres 1853-1944, signée par Charles Chauvin. L’auteur, traducteur constant des multiples écrits d’un moine-thérapeute allemand (Anselm Grün) qui a adapté l’industrie de la croissance personnelle au cadre du catholicisme variable d’aujourd’hui, a également produit quelques plaquettes sur des chrétiens de répertoire, ils vont de Lamennais à Charles de Foucauld en passant par Ernest Renan. Les 170 petites pages produites pour les éditeurs à la fois québécois et français voués depuis les années 40 à ce qu’on appelait alors « l’apostolat de la presse », n’ajoutent strictement rien à la biographie du renommé ecclésiastique déjà parue chez Perrin en 2003. Le biographe Ghislain de Diesbach, armé d’une forte recherche préalable auprès de témoins ou de descendants de plusieurs célèbres amis de l’abbé, appuyé sur une large documentation, avait proposé une véritable vie, sous le titre L’abbé Mugnier, le confesseur du Tout-Paris. À peine aurait-on pu lui reprocher quelques réflexions moralisantes – de George Sand à Catherine Pozzi, quelques dames libérées le mettaient en rogne – au long d’un bel exposé du parcours à la fois libéral, mondain et souvent angoissé de cet abbé dont le ministère appartient mieux à l’histoire littéraire qu’à celle du catholicisme. Charles Chauvin semble justement avoir voulu réintégrer Mugnier dans le cercle toujours actif des croyants pratiquants, son texte est chargé d’innombrables références à autant de monseigneurs, de curés, d’archevêques et de quelques papes, réseau où seul un catholique d’appareil peut trouver ses repères. L’auteur aurait pu, dans ce créneau, nous amener à comprendre ce que l’abbé a représenté pour l’Église de son temps spirituel, culturel, politique. Il n’en est rien. Les considérations courtes voisinent les faits lâchés en vrac dans une chronologie approximative. La lecture est lourdement affectée par une syntaxe laborieuse où la concordance des temps est en état de péché récurrent. Le sujet d’origine était pourtant charmant.

Nabis. Claude Dessy, Les Écrivains et les Nabis, la Littérature au-delà de la Peinture (Presses Universitaires de Rennes, 2015). Quelle bonne surprise que cet excellent ouvrage, savant sans être abscons, très bien documenté, richement illustré, fourmillant de détails qu’on ignorait, et finalement traçant avec limpidité la trajectoire du groupe des peintres Nabis, en particulier au contact de littérateurs de leur époque. L’interaction fut évidemment à double sens, et le livre de Dessy permet d’y voir plus clair sur une période artistique et littéraire particulièrement touffue, que l’on n’a pas fini de décortiquer, tant dans la peinture qu’en littérature et en musique. L’ouvrage aborde cette peinture largement issue de Gauguin, dans un groupe qu’Émile Bernard désignera par le terme de Nabis (les prophètes) par écrit pour la première fois seulement en 1903. On y côtoyait entre autres Pierre Bonnard, Paul Ranson, Félix Vallotton, Ker-Xavier Roussel, Maurice Denis et Édouard Vuillard. Se référant au peintre Louis Anquetin, Édouard Dujardin avait parlé de « cloisonnisme » pour exprimer que le trait devenait aussi important que la couleur, donnant l’impression de parties cloisonnées à l’intérieur du sujet peint. Puis on parlera de « synthétisme » – en partie pour éviter le terme de symbolisme -, dont les Nabis furent avec l’« école » de Pont-Aven les principaux représentants. L’exposition du café Volpini en avril 1889 fut un moment fondateur en regroupant autour de Gauguin les « impressionnistes et synthétistes », avant que des revues, comme La Revue Blanche ne donnent une « tribune » régulière aux jeunes peintres, notamment par le biais d’estampes hors texte jointes aux livraisons. L’exposition parisienne à la galerie du Barc de Boutte-ville en 1891 confirma ces fondations. Les interactions avec les littérateurs devinrent fréquentes, du Sâr Péladan à Jules Renard ou André Gide, en passant par des critiques comme Camille Mauclair, Alphonse Germain, ou Adolphe Retté, et des écrivains comme Paul Fort, Romain Coolus, Saint-Pol Roux, Alfred Jarry, Rémy de Gourmont ou Léon-Paul Fargue. Maurice Denis devint une sorte de chef d’école, traduisant dans son œuvre une préoccupation religieuse omniprésente à l’époque, même lorsqu’il s’agissait chez quelques autres d’un rejet. Il y eut peut-être même un « Nabi écrivain », nous dit Dessy, en la personne de Paul Percheron, ressuscité du tombeau de l’oubli pour l’occasion, et qui reprenait dans l’écriture poétique les principes de ses amis peintres. Dessy nous fait approcher le style de ces nouveaux venus en art, que ce soit à travers le déploiement des couleurs pures, la ligne devenue arabesque, la nostalgie des « primitifs », ou comme Gabriel-Albert Aurier l’avait écrit dès 1889, les caractéristiques générales de l’œuvre d’art, qui doit être marquée par une idée, exprimée par des symboles, en une synthèse accessible à tous – et décorative -, bien que restant du domaine de la perception subjective. Il faut saluer enfin la prise de risque des PUR, qui ont donné à cette intéressante étude le format et la richesse iconographique d’un de ces « beaux-livres » dont on regrette généralement le manque de fond, et qui offre ici autant à réfléchir qu’à regarder.

Pavie. Victor Pavie, Voyages et promenades romantiques, édition présentée et préparée par Guy Trigalot. (Presses universitaires de Rennes, 2015). Guy Trigalot, auteur d’une thèse intitulée Un romantique en Anjou : Victor Pavie, auteur, journaliste et éditeur. Vie, œuvre et correspondance, soutenue à Angers, en 2012, a recueilli dans cet ouvrage différents textes de Pavie appartenant au genre viatique et publiés dans différentes revues : les Affiches d’Angers pour « Goethe et David. Souvenirs d’un voyage à Weimar » (1829) ou « Une heure au Mont Saint-Michel » ; l’Artiste pour « Notes d’un voyageur en Italie » (1846-1848) ou « Bretagne » (1853) ; la Revue d’Anjou pour « Quinze jours en Normandie » (1867-1868). Mineur du romantisme, combattant de la bataille û’Hernani, il fut « l’un des hommes les plus respectés et les plus sympathiques qui ait paru » à Angers selon son frère Théodore, qui complète ainsi, non sans emphase, son portrait « Par les hautes facultés de son brillant esprit, il appartenait au monde des lettrés et des artistes ; par les tendresses de son âme enflammée de la charité chrétienne, il était porté à tendre la main aux pauvres, aux ignorants et aux humbles. Il avait une de ces natures d’élite qui sont attirées vers le côté élevé des choses et s’y élancent d’instinct. » Descendant d’une famille d’imprimeurs, introduit pendant des études de droit à Paris dans les cercles littéraires parisiens, il devint l’ami de Sainte-Beuve, de Victor Hugo et d’Alexandre Dumas. C’est surtout à ce titre que l’on sollicite son témoignage, consigné dans ses Œuvres choisies publiées en 1887 après sa mort. Il regagna sa province, reprit l’établissement paternel et fut l’un des fondateurs des « Cercles catholiques ouvriers ». Aussi avons-nous accueilli avec intérêt la remise en lumière d’un littérateur, certes de second plan, mais qui, lorsque nous l’avions rencontré à un détour de texte, comme par exemple son délicieux récit de la visite à Angers de Dumas en 1830, avait acquis toute notre sympathie. Si nous n’avons pas entièrement déchanté, nous avons regretté que dans cet ouvrage le commentaire envahisse parfois le texte (Remerciements, Présentation, Note d’édition, occupent d’abord 51 pages ; la présentation du voyage en Italie 20 ; puis celle des voyages vers l’Ouest, 22 ; enfin celle des Promenades naturalistes 7. C’est beaucoup, c’est peut-être trop, même si c’est le lot habituel des ouvrages qui écrèment un travail de thèse). Ces voyages enfin accessibles permettent-ils de ranger Pavie parmi les grands écrivains-touristes du xix » siècle (Gautier, Nerval, Dumas, Hugo) ? Sans doute n’avait-il pas lui-même cette prétention. Ses textes vivent le plus souvent agréablement, s’ils ne vibrent que rarement, comme dans le récit de la rencontre de Goethe à Weimar.
Paradoxalement, c’est sans doute le respect des règles de la rhétorique, le trop bien informé, le trop bien écrit de l’élève appliqué qui lui nuit. Il lui manque la verve entraînante et le naturel qui font de l’écrivain un compagnon de voyage rêvé.

Poésie. Céline Pardo, La poésie hors du livre (1965-1965). Le poème à l’ère de la radio et du disque (PUPS, 2015). Contre toute attente, la poésie n’a pas été balayée au xx » siècle par la montée en puissance des médias de masse. Ce que montre le livre passionnant de Céline Pardo est précisément l’inverse : l’investissement des acteurs de la poésie (auteurs, éditeurs, récitants) dans l’univers de la radiophonie, nourri de l’ambition d’une démocratisation de ce genre littéraire confiné à la fin du siècle précédent, dans le livre, la rareté, l’élitisme. Pour que s’opère cette inversion inattendue du phénomène d’autonomisation poétique si évident à partir disons du symbolisme, il fallait un cataclysme, une suspension temporaire au moins des fonctions et des usages : ce fut l’expérience de l’occupation et de la résistance, qui vit des poèmes devenir des points de ralliement, qui vit des poètes diffusés hors commerce sous le manteau, et des hommes chercher, dans la nuit de la captivité, à retrouver le chemin de leur humanité dans la récitation collective. Ce prestige d’une poésie résistante se trouve muniste de nombre de ces poètes, qui s’engageront à des degrés divers dans une. « popularisation » de la parole poétique. Heureuse coïncidence, ce programme de reconstruction d’une culture humaniste commune autour de la poésie va pouvoir s’appuyer sur la diffusion radiophonique, qui conquiert plus d’une dizaine de millions de foyers après-guerre. Riche pendant l’occupation, la poésie des ondes va s’épanouir à travers de nombreuses émissions souvent conçues par des poètes, voire pensées comme un nouveau genre poétique en soi. Ceux qui n’ont pas connu cette époque découvriront avec autant d’étonnement que de curiosité l’inventivité des émissions imaginées alors : « Les chemins et les routes de la poésie » (Eluard 1949), « Prenez garde à la poésie » (créée par Soupault, animée avec humour par Jean Poiret et Michel Serrault, 1954-1956), « Vive la poésie » (Soupault toujours), le « Club d’essai », programme d’expérimentation poétique qui fusionnera en 1960 avec le service de la Recherche de Pierre Schaeffer. À la télévision, si « Lectures pour tous » de Max-Pol Fouchet s’intéresse paradoxalement peu aux poètes, on trouve des récitals de poésie : l’année 1956 en particulier voit l’apparition d’un phénomène médiatique, les récitals de poésie de Jean-Marc Tennberg, auxquels Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault offrent une alternative moins « récréative » avec « L’impromptu du dimanche ». Il faudrait citer encore « Les Diagonales » de Jean-Pierre Rosnay (1961), mais elle intervient manifestement après le climax du phénomène, cette année 1957 où la presse grand public s’étonne du triomphe de la poésie : « à la radio, au théâtre, au cabaret, au music-hall : partout elle s’est insinuée, partout elle a triomphé ».
Cet ouvrage est donc une sorte de chaînon manquant qui nuance l’image que l’on peut avoir de la place du poète dans la cité : le lecteur moderne qui essaierait de comprendre Soupault, Queneau, Eluard ou Prévert avec les seules lunettes de l’histoire éditoriale passe à côté de ces relais publics que sont les émissions de radio, les cabarets littéraires (car la poésie dite existe aussi, rive gauche, dans ces cabarets des années 50 où elle renoue un vieux compagnonnage avec la chanson), les disques. Plus encore, il découvrira une époque où un mass média peut être investi par la poésie : de nombreux poètes reconnus collaborent à des entreprises radiophoniques, s’exprimant au micro, mais aussi en amont, rédigeant des pièces radiophoniques (Prévert, Eluard, Char), concevant ou produisant même des émissions (Cayrol, Tzara, Carco, Mac Orlan, Soupault), les animant (Pierre Emmanuel). Refuge des poètes, la radio est ainsi travaillée par la poésie, et devient un terrain d’expérimentation prolifique. On peut regretter que tout l’ouvrage ne soit pas d’égal intérêt, et s’appesantisse parfois sur des passages obligés académiques, mais il n’en reste pas moins que Céline Pardo donne ici une étude qui fera date, et ouvre clairement un champ neuf à l’histoire littéraire, hors du livre.

Proust. Collectif, Quaderniproustiani, 2015 (Associazione amici di Marcel Proust, 271 p., 25 €) Le dernier numéro des Quaderni proustiani propose des articles qui pensent l’œuvre proustienne notamment à travers la fréquentation d’Henry James, Michel Leiris et Malaparte, mais qui s’intéressent également à la réception de Proust, par exemple au Brésil, dont la découverte de l’œuvre est « peu connue et pourtant précoce » (p. 169), selon le comparatiste et proustien Philippe Chardin, qui signe un article de synthèse sur les nouveaux chemins du comparatisme en matière de Proust. Dans son article « La satire entre éthique et esthétique dans les œuvres de Marcel Proust et d’Henry James, Isabelle de Vendeuvre revient sur la morale et l’amoral proustiens, dont il a été question il a cinq ans dans un collectif (Morales de Proust, Compagnon et Bertini, dir., 2010), la seule morale étant celle de la création (p. 171). Il n’en va pas de même chez James, où Isabelle de Vendeuvre relève des « bulles d’amoralité » (p. 177) et une « perplexité morale » (p. 177). On pourrait aussi dire que la création, chez Proust, est essentiellement amorale ou extra-morale, tout comme la sexualité et les mondanités sont extérieures aux notions de bien et de mal, obéissant à d’autres lois, celles, biologiques et déterministes, de l’homosexualité, et celles, narcissiques et culturelles, du snobisme. L’auteure remarque d’ailleurs dans sa conclusion une atténuation du libre-arbitre des personnages proustiens, pour ces motifs héréditaires ou sociaux. Notons également qu’lsabelle de Vendeuvre souligne judicieusement l’importance de la sensibilité dans l’œuvre proustienne, son rôle axial. La critique a traité abondamment de la sensibilité créatrice, chez Proust, mais moins de la sensibilité comme étalon de moralité, si on peut dire. La sensibilité, nous dit Isabelle de Vendeuvre, constitue en effet, dans le grand roman (nous pensons que la remarque vaut pour les textes proustiens antérieurs, tels « La Confession d’une jeune fille », « La fin de la jalousie » et Jean Santeuit), comme « la norme morale implicite positive » (p. 174), et l’insensibilité, telle la faute de lèse-majesté, « le point de convergence du mal » (p. 173). Notons que l’auteure relève la rareté de la méchanceté à dessein dans la Recherche, la cruauté étant le plus souvent involontaire. Il aurait été intéressant de traiter de la conception proustienne du sadisme, les sadiques telles Mademoiselle Vinteuil ou les fustigateurs de Charlus apparaissant, dans la Recherche, comme des êtres sensibles et bons, qui jouent les insensibles et actent le mal, le choisissant sans réellement l’incarner, par cupidité ou sensualité. C’est à travers la figure du diplomate chez Proust et James que s’articulent exemplairement éthique et esthétique selon Isabelle de Vendeuvre, car censés être habiles à « se mouvoir dans un monde d’apparences et de symboles » (p. 177), mais bien maladroits dans le monde et leurs amours.
La critique n’a pas encore étudié certains aspects de l’œuvre proustienne, la mélancolie, par exemple, en rapport avec le désarroi ou la nostalgie houellebecquienne. Les deux écrivains ont peu, voire très peu d’affinités, mais certains passages des romans ou des poèmes houellebecquiens entrent en résonnance avec quelques noyaux mélancoliques de Proust, qui ont trait à la fois à la destruction de tout, par le temps, et à la valeur de quelques pépites de ce temps, « perdu » à jamais, sauf pour l’art, et encore, comme dans cet extrait bien connu du Temps retrouvé : « Les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus ». Cependant, on ne peut réellement parler d’une mélancolie houellebecquienne, un climat dépressif – au sens, selon les textes, de « déprimé » et « en dépression » – serait plus juste. Toutefois, Proust et Houellebecq paraissent se rejoindre dans un mal-être face au présent, forcément décevant, parce que stérile et contingent, chez Proust, et perclus de souffrances, comme trop fort, chez Houellebecq, tel que l’illustre cet extrait de Soumission : « [L] a nostalgie n’a rien d’un sentiment esthétique, elle n’est même pas liée non plus au souvenir d’un bonheur, on est nostalgique d’un endroit simplement parce qu’on y a vécu, bien ou mal peu importe, le passé est toujours beau, et le futur aussi d’ailleurs, il n’y a que le présent qui fasse mal, qu’on transporte avec soi comme un abcès de souffrance qui vous accompagne entre deux infinis de bonheur paisible. » Mais alors que Houellebecq se plaint d’un temps trop sensible, Proust voudrait le sentir plus intensément.

Proust. Philippe Berthier, Saint-Loup. Proust et l’amitié, 2015 (Éditions de Fallois, 189 p., 20 €) Cet essai sur le personnage de Saint-Loup d’À la recherche du temps perdu s’intéresse aux relations d’amitié, d’amour inavoué et parfois de haine entre ce dernier et le héros en analysant les différentes facettes de l’aristocrate. L’amitié de Saint-Loup y apparaît comme le type même de l’amitié proustienne idéale/idéalisée, absolue, insatiable, telle celle de Jean Santeuil avec Henri de Réveillon. Il y a d’ailleurs, nous dit Berthier, « un effet Saint-Loup » (p. 72), pour décrire la séduction qu’exerce ce dernier sur le héros, et réciproquement. Notons que cette attirance éblouie n’est pas sans rappeler celle que produit Henri Réveillon sur Jean Santeuil. Philippe Berthier met en parallèle les amours et les amitiés proustiennes : l’ami Réveillon ne possède pas cette « part maudite », impénétrable et inconnaissable qu’ont les êtres aimés de la Recherche, mais Saint-Loup, oui. L’amitié dans une totale communion apparaît comme une « utopie gémellaire » (p. 25) et Saint-Loup, « un amour d’ami » (p. 76). D’ailleurs, l’amitié de Saint-Loup, « énigmatique » (p. 75) pour le héros, est rapprochée de l’amour maternel : « elle ne se distingue plus de l’amour-agapè » (p. 78). Cela n’empêche pas Marcel de se servir de Saint-Loup, « simple truchement » (p. 83), paradoxalement parce que l’amour d’Albertine, ressenti, rappelons-le, comme celui d’une sœur, d’une mère par le héros, passe devant l’amitié, toujours. Il en va de même pour Saint-Loup : « Lorsqu’amour et amitié se trouvent interférer, le premier dévore sans pitié la seconde. Marcel a été la victime collatérale de Rachel, Saint-Loup sera celle d’Albertine » (p. 86). L’amitié montre ses failles et l’ami peut être haï, s’il ne favorise pas ou entrave les amours de l’autre. Par exemple, lorsque Saint-Loup refuse de donner une photo de sa tante Oriane au héros sans la permission préalable de la duchesse, le narrateur fait ce commentaire : « je le détestai » (p. 83). Dans le chapitre « Saint-Loup avant Saint-Loup », Berthier tisse un fil qui va d’Henri de Réveillon, prénommé Bertrand dans ce fragment, à Bertrand de Fénelon, puis à Saint-Loup, en étudiant un fragment proustien « capitalissime » (p. 27), selon l’adjectif qu’affectionnait Proust. L’auteur précise toutefois qu’il n’y a pas de véritable clé pour le personnage de Saint-Loup, en rappelant les célèbres paroles de Proust « Il n’y a pas de clefs pour les personnages de ce livre ; ou bien il y en a huit ou dix pour un seul… », mais en décrivant en quoi Bertrand de Fénelon semble avoir inspiré ce personnage. Philippe Berthier relève également les Robert qui pullulent dans la vie de Proust, dont « Robert de Billy, Robert de Fiers, Robert de Caillavet », sans oublier son propre frère. Puis, Berthier observe « la plasticité imaginaire qui s’offre dans [l] e nom » (p. 35) de Saint-Loup, toponyme toisonnant en France et nom « mouvant » (p. 35). Cette somme de Robert et de Saint-Loup tend, selon Philippe Berthier, à faire du Saint-Loup de la Recherche « le contraire même d’un être univoque » (p. 35). L’auteur attire notre attention sur un élément intéressant d’une esquisse proustienne : un portrait de Saint-Loup en cheval (p. 59). Les caractères hippiques dont se trouve affublé Saint-Loup ont contribué à la formation de ce Guermantes toujours « saisi sur le vif, en plein mouvement » (p. 187). Paradoxalement, Saint-Loup, nous dit Berthier, se révèle « le seul photographe de la Recherche » (p. 187). Mais l’amitié, dans la vie comme dans l’œuvre de Proust, suit une « courbe fatale » (p. 82). La désillusion succède à l’illusion d’un « parèdre idéal » (p. 79), qui aime infiniment, est désintéressé, et surtout, dont on sait tout, dans cette logique proustienne de savoir pour obtenir du pouvoir, se rassurer, se croire aimé. En effet, l’amitié proustienne est décevante, et c’est aussi parce qu’elle est en fin de compte stérile. Vivre l’amitié, chez Proust, à travers les réunions, les conversations, c’est suivre un destin de célibataire de l’art, ou du moins y tendre. Saint-Loup, nous dit Berthier, a « une incapacité congénitale à inventer son propre langage » (p. 103), raison de plus, pour Marcel, de s’isoler des Guermantes pour tenter de faire œuvre : « par ses limites mêmes, Saint-Loup aide Marcel à comprendre que l’amitié est “peu de choses” » (p. 93).
Proust et l’amitié est un essai finement écrit consacré à un personnage qui mérite cette attention, car il catalyse les grandes préoccupations proustiennes. Saint-Loup aussi jaloux-amoureux que Swann, il participe de l’éducation sentimentale du héros. Ami trop humain, il détrompe Marcel sur les illusions d’une amitié totale, parfaite, infinie. Aussi homosexuel que son (ou ses) oncles, mais grand amateur de femmes, il éclaire et illustre cette idée fondamentale, dans la Recherche, d’êtres foncièrement, intrinsèquement ambigus, ambivalents, innombrables, inconnaissables. Célibataire de l’art, Saint-Loup conduit le héros à ne plus perdre son temps dans des conversations trop pauvres, divertissements stériles, sans « descendance », sans temps retrouvé, sans « vraie vie ». Mais Philippe Berthier évoque une première raison pour expliquer son Saint-Loup, qui recouvre toutes les autres : « Lire, c’est élire » (p. 11).

Renan. André Stanguennec, Ernest Renan. De l’idéalisme au scepticisme (Paris, éd. Honoré Champion, Paris, « Romantisme moderne », 2015, 320 p.). Si l’auteur de la Vie de Jésus et de L’Avenir de la science a pu, provisoirement, sembler quelque peu oublié, c’est bien à un retour d’Ernest Renan que nous assistons ces derniers temps, autant par la publication de biographies, comme celle de Jean Balcou (Ernest Renan. Une biographie, 2015), que celle des actes du colloque qui s’est tenu au Collège de France pour le cent cinquantième anniversaire de sa fameuse leçon inaugurale (Ernest Renan, La science, la religion, la République, 2013). Ce regain d’intérêt éditorial et médiatique (France Culture lui a consacré l’un de ses programmes, « Concordance des temps », 05/09/2015) s’accompagne d’une résurgence de la parole de Renan : les hommes politiques français, de gauche comme de droite, citent à nouveau aujourd’hui son célèbre discours, « Qu’est-ce qu’une nation ? » (1882).
L’ouvrage du philosophe André Stanguennec accompagne cette nouvelle actualité renanienne, et offre une étude originale de la pensée et des travaux du philologue. Après son article consacré à Cassirer et Renan (L’art de comprendre, n° 22, 2013), André Stanguennec s’attache ici à un ample panorama des travaux de Renan et de l’évolution de sa pensée, entre idéalisme et scepticisme. Si le genre de la biographie intellectuelle domine directement la première partie « La genèse de l’idéal », qui retrace la généalogie intellectuelle d’Ernest Renan dans sa jeunesse, c’est une analyse approfondie et contextualisée des travaux du philologue et philosophe qui occupe les deux autres parties, « Du projet de soi à la réalisation de l’œuvre » et « L’idéalisme dans la science. Langage, religion, politique ».
La première partie retrace la formation intellectuelle de Renan, depuis son héritage familial, et le rôle particulier de sa sœur Henriette, à sa sortie de Saint-Sulpice en 1845 et aux débuts de sa carrière scientifique. André Stanguennec ne vise pas ici à retracer une biographie précise astreinte à un ordre chronologique, mais à considérer la possibilité, dès les premières années de Renan, de « synthèses », significatives de la recherche d’un principe d’unité. André Stanguennec propose donc des « synthèses » de la vie et de l’œuvre d’Ernest Renan ; il établit ainsi une « esquisse de psychanalyse existentielle », d’inspiration sartrienne, analyse des tensions divisant déjà le jeune Renan (masculin/féminin, science/foi), et dont il recherche la trace tant dans ses travaux que dans ses écrits intimes. Cette esquisse se trouve prolongée par le dernier chapitre de cette partie, dans lequel André Stanguennec met en œuvre une herméneutique guidée par « la divination sympathique et la suspicion dubitative » permise par l’« imagination » de son auteur ; cette entreprise dont André Stanguennec reconnaît la « fragilité herméneutique » retrouve par des associations sonores significatives, autour de la « collation » et de la « décollation », sur le modèle de l’absorption alimentaire et scientifique, l’unité idéale recherchée par Ernest Renan dans sa carrière scientifique.
C’est après la formation de Renan ses lectures et influences qui constituent l’objet de la seconde partie « Du projet de soi à la réalisation de l’œuvre ». André Stanguennec apporte ici un soin et une expertise très profitables à l’étude des lectures de Renan, en insistant notamment sur l’influence de Mme de Staël et de Victor Cousin, deux des figures essentielles du transfert culturel de la littérature et surtout de la philosophie allemande en France. Ainsi, au-delà de la formation de Renan, l’auteur s’attache à décrire la transmission des concepts et des pensées : entre les philosophes, leurs interprètes et Renan, c’est tout le cheminement de la circulation des savoirs qui est minutieusement restitué avec une analyse précieuse de la transformation des concepts d’une plume à l’autre. La présence d’un éclectisme cousinien dans les travaux de Renan et ses manifestations sont ainsi étudiés de près. Cette seconde partie laisse ensuite une large place aux contemporains du philosophe, qui entrent alors en « dialogue » ; les travaux et réflexions de Comte, Littré, Berthelot Taine, Thierry et Michelet entrent ici en résonance, et leurs relations, tant personnelles qu’intellectuelles, sont contextualisées. L’auteur s’appuie autant sur les écrits intimes, comme les correspondances, que sur les travaux. La reconstitution de ce paysage intellectuel offre ainsi de précieux éclairages sur ces textes, tout en soulignant l’originalité de la pensée de Renan face à ses contemporains. Ces dialogues conduisent André Stanguennec à affirmer qu’une dualité est à l’œuvre, dualité qui se retrouve dans ses travaux comme dans sa méthode, « entre compréhension sympathique et explication analytique » et qui, autour des figures de Renan, Flaubert et Mallarmé, serait caractéristique du xixe siècle.
La troisième partie, « L’idéalisme dans la science. Langage, religion, politique », est la plus longue de l’ouvrage. Elle reprend les principales étapes du parcours intellectuel de Renan, en les rassemblant en plusieurs grandes entrées : le langage, la religion, la politique. André Stanguennec, là aussi, reconstitue d’une manière très profitable les influences sur la pensée linguistique de Renan (Kant, Humboldt, Cousin, Schlegel), et revient sur la polémique autour de la notion de race et il pose la question d’un « racisme linguistique » de Renan. André Stanguennec ne se contente pas de citer les passages les plus délicats pour un lecteur actuel, mais montre la pluri-dimensionnalité de l’acception du mot dans l’œuvre et les travaux de Renan, sans en effacer les aspérités. Précisant que le « racisme » de Renan ne peut en aucun cas trouver son origine dans la biologie ou la physiologie, l’auteur n’occulte pas pour autant le soutien de Renan à la colonisation ou à l’idée de races inférieures. Il est cependant regrettable qu’André Stanguennec ne mentionne le discours « Qu’est-ce qu’une nation ? » que dans le quatrième chapitre de cette même partie, exposition tardive qui ne permet pas de cerner au mieux l’évolution du concept. Le chapitre consacré aux études religieuses du philologue restitue l’importance des sciences naturelles pour le projet d’« embryogénie » de l’esprit humain, et rappelle notamment l’apport spinoziste à la pensée de Renan. Ce chapitre est prolongé par l’étude de trois Vies de Jésus, celles de Schleiermacher, de Strauss et bien sûr celle de Renan, l’approche originale de Renan étant alors précisée par comparaison. Le dernier chapitre de cette partie, consacré à la politique, ne se limite pas aux positions politiques de Renan, que l’on sait candidat malheureux des élections législatives de 1869, mais embrasse également le rapport, complexe, de Renan à l’Allemagne, ou les théories perceptibles à partir des Dialogues philosophiques et des Drames. La synthèse opérée dans la conclusion revient sur les reproches de dilettantisme et sur les contradictions permanentes de la pensée de Renan, et sur la teneur de son scepticisme, qui débouche non sur un nihilisme, seulement tentation provisoire, mais sur une indécidabilité ontologique. André Stanguennec offre un ouvrage érudit et fidèle aux ambiguïtés de la pensée d’Ernest Renan, dont il dégage clairement les influences et la généalogie intellectuelles, ainsi que la réception par ses contemporains et successeurs (Nietzsche, France, Sartre). L’idéalisme sceptique d’Ernest Renan dessine ainsi les contours d’une épistémologie équivoque, mais sans facilité ni compromission.

Romantisme. Claude Schopp, Une amitié capitale. Correspondance Victor HugoAlexandre Dumas (Les Portraits de La Bibliothèque, 2015, 318 p., 21 €). Hugo et Dumas : deux grandes étoiles de la nébuleuse romantique. Une importante partie du volume est, cela va de soi, occupée par la correspondance (comportant malheureusement quelques lacunes chronologiques : lettres perdues ou non retrouvées) échangée par les deux écrivains de 1829 à 1868. Mais Claude Schopp a pris soin d’enrichir son édition par tout un tas de documents très divers : lettres à d’autres correspondants, articles critiques, extraits du Journal d’Adèle Hugo, pétitions, envois d’auteur, etc., sans parler de copieuses notes, d’un index biographique, non moins précis et copieux, et d’une table de la provenance des lettres. L’échange épistolaire se trouve ainsi parfaitement éclairé et complété, et nous avons affaire ici à une excellente édition de correspondance, qui est loin de se limiter aux seules lettres et qui est fondée sur une conception très pertinente de l’histoire littéraire. Commencée en 1829 dans l’estime et l’admiration réciproques, l’amitié de Hugo et de Dumas connut ensuite quelques soubresauts : une brève distance en 1831, puis une brouille de 1833 à 1836, provoquée par un fielleux article de Granier de Cassagnac (intégralement reproduit ici), qui égratignait Dumas au profit de Hugo. « Au printemps 1836, l’entente est rétablie » (CL Schopp), et désormais les deux écrivains vont se soutenir l’un l’autre. En 1841, Dumas confie à Hugo son projet de se présenter lui aussi à l’Académie : projet non abouti. Dix ans plus tard, Dumas rejoindra Hugo exilé à Bruxelles, ce qui ne fera que resserrer leurs relations, et il l’accompagnera au bateau qui l’emportera en 1852 vers Jersey. Dès lors, ils seront en correspondance suivie, jusqu’à la mort de Dumas en 1870, et leur amitié connaîtra un nouveau regain. Les circonstances feront malheureusement que Dumas ne reverra plus Hugo qu’une seule fois, en 1857, lors d’une visite à Guernesey. Exception faite, peut-être, de certaines lettres durant la crise de 1833, et de quelques autres un peu messianiques du Hugo de l’exil, toute cette correspondance respire, de part et d’autre, une véritable affection. Toutefois, quelques divergences apparaissent parfois, et une longue lettre de Dumas à son fils (1862) montre que le premier ne goûtait que médiocrement Les Misérables, « œuvre ennuyeuse, mal rêvée dans son plan, mal venue dans son résultat ». Il y relevait de nombreuses incohérences ou invraisemblances, et soulignait : « à chaque nouvel ouvrage, Hugo adopte un mot qui revient de dix pages en dix pages. Ce mot, cette fois, c’est spectral : il est beau, il est expressif, mais il ne mérite pas l’adoration exclusive que lui porte Hugo. » Comme le note Claude Schopp, Dumas estime que Hugo « n’est de nature ni un romancier ni un dramaturge », mais un grand poète. Autant de critiques dont, cela va sans dire, il se gardait bien de faire part à son ami. Il avait au contraire à cœur de défendre l’exilé, comme le prouve la très longue et fort éloquente lettre sur Hugo qu’il écrivit en 1867 au directeur du Figaro (également reproduite ici). Et auparavant, en 1852, il avait, dans Mes Mémoires, longuement célébré les débuts littéraires de son ami – sous la dictée, il est vrai, de celui-ci. Il n’en demeure pas moins qu’on peut suivre Claude Schopp lorsqu’il écrit que les sentiments de Dumas pour Hugo furent, avec le temps, « sans doute variables », et qu’il dut parfois éprouver quelque jalousie en voyant les multiples honneurs qui pleuvaient sur celui-ci. De même, Hugo aura pu être un peu impatienté par l’énorme popularité que valaient à son ami ses romans feuilletons. Mais cela ne tirait nullement à conséquence, et Hugo admirait sincèrement l’auteur d’Henri III et sa cour, précurseur de son Hernani, et de son côté Dumas ne cessa de considérer son ami comme un modèle. Aussi, et malgré les petits soubresauts évoqués plus haut, il n’y eut point de rivalité entre eux. Et c’est tout un pan de l’histoire littéraire du xix* siècle que nous restitue ce savant ouvrage, basé sur une vaste documentation, parfois inédite, et qui doit sa richesse à la parfaite connaissance que Claude Schopp a de Dumas et de son époque. Redisons-le : il s’agit bien plus que d’une simple édition de correspondance.

Situationnistes. Éric Brun, Les Situationnistes. Une avant-garde totale (1955-1972). (CNRS éditions, 2014, 454 p., 25 €). Que nul n’entre ici s’il ne parle le Bourdieu couramment ! Ce gros essai de sociologie où l’abstraction des concepts rivalise avec l’exhaustivité documentaire est un pur produit du sérail, issu d’une thèse dirigée par Gisèle Sapiro, citée presque autant que Bourdieu lui-même. Il faut donc au néophyte s’armer d’une bonne dose d’abnégation pour se lancer dans ce massif, y trouver son chemin et en dégager les informations précises qu’il voudrait pouvoir y chercher. Mais disons-le tout de suite : ces efforts seront récompensés. L’histoire du situationnisme, toujours croustillante d’anecdotes, a été déjà beaucoup racontée. On ne manque pas non plus d’analyses ni de résumés de ce qui peut passer pour une doctrine qui touche à de nombreux aspects de la culture contemporaine avec l’ambition de la malmener. La sanctification de Debord lui-même, avec entre autres l’entrée de ses archives à la Bibliothèque nationale, a fait entrer définitivement le mouvement et ses grandes figures dans le canon postmoderne. Les aphorismes de la Société du spectacle transformés en sujets pour les épreuves du bac : la chose ne saurait tarder, à supposer qu’elle ne soit pas déjà advenue. Rien de tout cela ne constitue l’objet du travail d’Éric Brun. Ce qui le mobilise, ce n’est pas la doctrine, mais les gens, dont il veut « étudier les dispositions à l’égard [des] possibles [qu’ils] doivent aux positions qu’ils occupent dans [différents] champs et aux trajectoires sociales (et en particulier scolaires) qui les y ont conduits ». Vaste programme qu’il développe en respectant un cadre d’abord essentiellement chronologique. C’est dans cette mesure que sa démarche nourrit, sans qu’il le cherche vraiment, une perspective de pure histoire littéraire, pas très différente en ce sens de récentes histoires de la Bohème – les Situationnistes partageant bien des traits avec leurs lointains prédécesseurs, sans bien sûr que cela doive faire oublier leurs différences, comme le souligne le chapitre quatre de la première partie : « Guy Debord dans et au-delà de la bohème ». Comme on pouvait s’y attendre, cette première partie étudie « les coordonnées du positionnement situationniste », c’est-à-dire avant tout en quoi il prolonge le surréalisme puis le lettrisme ou au contraire s’y oppose. Les trois parties suivantes sont non moins chronologiques : « Le programme situationniste en formation (1950-1957) » ; « Le mouvement situationniste dans les arts plastiques (1957-1962) » ; « Une nouvelle prophétie révolutionnaire (1961-1972) ». Pour faire ressembler cet essai à de l’histoire littéraire traditionnelle, il ne manque même pas d’encarts ou de longs passages carrément biographiques (Debord, Isou, Jorn, Vaneigem, plus quelques minores, etc.), ni d’analyse de contenu des correspondances, des pamphlets, des manifestes. Il reste que le plus original de l’ouvrage se situe probablement dans l’examen des « engagements politiques possibles », tendus « vers une extension du domaine de la lutte » (clin d’œil à Michel Houellebecq, pourtant curieusement absent -mais il est vrai qu’il apparaît bien après sur la scène des « positionnements » sur le champ de bataille politico-littéraire). Au fond, donc, les Situationnistes se différencient-ils tellement des Romantiques, des Parnassiens, des Dadaïstes, des Surréalistes, etc. ? La logique qui structure historiquement l’évolution de tous ces mouvements depuis deux siècles demeure peut-être la même, du moins dans les grandes lignes, et les itinéraires individuels – ceux des stars comme ceux des oubliés – se ressemblent souvent. Entre déterminisme socio-historique et efforts d’émancipation personnels et collectifs, la lutte demeure, avec le Panthéon pour les uns en fin de parcours et les oubliettes pour les autres. Jargon à part (il s’évapore d’ailleurs progressivement au cours du récit – car il s’agit pour une bonne part d’un récit), voilà donc, peut-être à son corps défendant, un très solide et très utile apport à l’histoire littéraire (mais également artistique et politique) d’une génération sulfureuse et contradictoire, prise dans une relation compliquée aux héritages revendiqués comme aux héritages refusés. Comme quoi les vraies révolutions sont celles qu’on a rêvées, tout comme les seuls vrais paradis sont ceux qu’on a perdus.

Verne. William Butcher, Jules Verne inédit. Les manuscrits déchiffrés. (Lyon, ENS Éditions, Institut d’histoire du livre, coll. « Métamorphoses du livre », 2015, 460 p., 29 euros). Que voilà un titre alléchant ! Et l’ouvrage, par bien des côtés, répond de manière appropriée et convaincante à l’horizon d’attente que le titre qui s’étale sur sa sobre couverture contribue à créer chez le lecteur. Ce gros volume lui offre en effet pléthore d’illustrations, souvent en couleur, qui lui permettent de visualiser avec précision les phénomènes décrits par l’auteur et de se familiariser avec la matérialité de ces manuscrits qu’on peine effectivement souvent à déchiffrer en dépit de la qualité des reproductions. William Butcher, en grand vernien qu’il est, prend plaisir à partager son savoir et à guider le lecteur dans les dédales de la genèse d’une vingtaine de romans et récits à chacun desquels il consacre un chapitre complet, après avoir décrit, dans une synthèse bienvenue intitulée « Inspiration et transpiration » (p. 57-82), les différentes étapes par lesquelles passe le processus scriptural vernien : de l’idée de base aux placards et mises en page, sous oublier les notes documentaires, les synopsis et les brouillons. Avec le critique, on ne peut donc que s’étonner que de pareils trésors aient encore été si peu étudiés, ni pour eux-mêmes ni pour nourrir l’appareil critique des éditions modernes des romans de Verne. L’auteur donne certaines explications à cet état de fait (p. 77-82) et s’attache surtout avec talent à faire sortir ces milliers de pages inédites de l’ombre dans laquelle elles ont été trop longtemps maintenues.
La méthodologie exposée et suivie par Butcher laisse cependant songeur. S’il peut être tout à fait pertinent d’annoncer vouloir se tenir à distance des chapelles et des courants critiques, il est plus dangereux de vouloir à tout prix restaurer une œuvre en gommant les marques d’une influence qui, si elle a sûrement eu une dimension castratrice, s’est néanmoins intimement liée à l’imaginaire vernien dans une alchimie qu’il serait aujourd’hui bien présomptueux voire vain d’espérer complètement démêler… Or c’est pourtant bien là le but ultime poursuivi par Butcher (qui n’a pas hésité à qualifier de « définitive » sa biographie du romancier) : trier le bon grain et l’ivraie, et donc éliminer dans les textes de Verne, grâce au déchiffrement de leurs manuscrits, ce qui appartient à son éditeur Hetzel, à qui le critique paraît avoir décidément dévolu le rôle du grand Satan. Prenons l’exemple de L’île mystérieuse dont le critique commente le manuscrit dans son quatorzième chapitre : autant le repérage et les analyses des modifications demandées, proposées et souvent imposées par Hetzel à Verne convainquent le lecteur, enrichissent et nuancent sa compréhension de l’œuvre, autant la conclusion à laquelle Butcher aboutit le laisse interdit :
« Notre exploration des origines de ce chef-d’œuvre – qui ressemble à une perle, contaminée de l’intérieur, mais brillante sous une apparence lisse – a, en somme, souligné plusieurs raisons d’accepter difficilement l’œuvre dans sa version publiée. Parce que le Nemo/Dakkar connu n’est pas celui que Verne souhaite créer, son destin est falsifié, et par conséquent, celui des colons, et ainsi le sens du roman entier » – et un peu plus loin : « il faut rejeter comme de belles infidèles l’épisode d’Iowa et les faux sentiments religieux, pour garder en mémoire le mot de Nemo mourant : “Indépendance !” » (p. 348). C’est une chose que de démonter, d’évaluer et de dénoncer les processus d’influence et d’ingérence éditoriales à l’œuvre (et Butcher le fait avec pertinence et brio), c’en est une autre que d’en arriver à « accepter difficilement l’œuvre dans sa version publiée »… Car quoi qu’il en soit, c’est bien là l’œuvre qui a été diffusée et qui a reçu les faveurs du public en son temps. Et surtout, il est le plus souvent impossible de faire un départ strict entre ce qui appartient à Hetzel et ce qui est produit par Verne et, encore plus difficile, de faire le tri dans ce qui, chez Verne serait du « pur Verne » ou serait le fruit d’une influence réputée délétère exercée par Hetzel sur l’écrivain.
Car Butcher ambitionne au fond de restituer un Jules Verne non seulement inédit, c’est-à-dire débarrassé des corrections manuscrites infligées à l’œuvre par Hetzel (son projet est de « chercher Verne “à l’état nature”, “en version originale” pour ainsi dire », p. 14, c’est-à-dire de « déhetzeliser Verne », p. 433), mais un Jules Verne non écrit, idéal, pur, qui serait produit hors de toutes contraintes, y compris celles inconscientes que Hetzel avant même toute relecture avait fini par faire peser sur la créativité du romancier. Un tel exercice, quoique séduisant dans l’esprit, ferait courir le risque de lire un Verne certes déhetzelisé, mais peut-être passablement butcherisé… Heureusement, le critique sait s’arrêter sur une pente qu’il sent glissante et dans son chapitre conclusif livre d’excellentes pages de synthèse sur les différents champs de l’influence hetzelienne. Pour finir, il tente de répondre à la question que le lecteur se pose immanquablement au terme de cette démonstration fort convaincante de la « mainmise mortifère » (p. 449) d’Hetzel sur la genèse des écrits de Verne : « Que faire ? » (p. 455). En ce qui le concerne, Butcher plaide d’abord en faveur de la reconnaissance d’une double paternité pour une grande partie des romans de Verne ; il appelle ensuite de ses vœux un établissement correct pour ces textes qui n’en ont pas encore bénéficié pour la plupart, et il réclame des appareils critiques dignes de ce nom pour leurs éditions. Reste alors à savoir quel texte, voire quelle « version » de chaque roman retenir : seules leurs publications exhaustives permettront peut-être un jour de trancher la question.

Lise Bissonnette, Julien Bogousslavsky, Stéphanie Dord-Crouslé, Isabelle Dumas, Azélie Fayolle, Louis Forestier, Cédric Gauthier, Jean-Paul Goujon, Muriel Louâpre, Suzanne Macé, Michel Pierssens, Claude Schopp, Cosmin Toma.