EN SOCIÉTÉ

Alain-FournierBulletin des Amis de Jacques Rivière et d’Alain-Fournier, n° 113, 1er semestre 2005, Centenaire de la « Rencontre du Grand Palais » (AJRAF, 21 allée du Père Julien Dhuit, 75020 Paris ; 104 p., abonnement : 37 €). C’est le rôle d’un grand-père, on le sait, d’être auprès de ses petits enfants celui qui permet tout, qui console les petits quand ils sont grondés par leur père ou leur mère, et qui surtout leur ouvre des horizons que les parents n’ont pas souvent le temps de leur offrir. Et c’est le rôle d’un petit-fils, quand il atteint, tel Alain Rivière, quatre-vingt cinq ans, de chanter, ému, la bonté de son Auguste aïeul Fournier, qu’il a connu entre 1933 et 1939. Sachant par ailleurs que voici cent ans qu’eut lieu la rencontre de Meaulnes et de la belle Yvonne, c’est bien le moment de comparer les différentes versions données par l’écrivain de leur bref échange, strié d’un final « À quoi bon ? À quoi bon ? » Partout présente en ces feuillets, la bonté des sentiments console le lecteur farouche, entendez celui qui en a connu surtout de mauvais. Pour se retrouver, il se réjouira de rencontrer, dans les notes d’une lettre, tout un article de Remy de Gourmont sur le Nouveau Syllabus paru au Mercure du 16 août 1907. D’Alexandre Guinle, de Tarbes, secrétaire de Giraudoux, il verra une lettre disant grand bien d’Alain-Fournier ­— mais rien de sa (sauf erreur) belle-sœur Jeanne-Marie Dours, cousine d’Isidore Ducasse et l’une des dernières qui médit de ce cousin, vu de travers par elle gamine. En somme, l’ensemble de ces articles nous a globalement paru d’un inintérêt très reposant.

BenoitLes Cahiers des Amis de Pierre Benoit, n° 15, 2005 (4 place de la République, 46500 Gramat ; 96 p., s.p.m.). Ce n’est pas d’un niveau intellectuel très élevé, mais après tout (heureusement) Pierre Benoit n’est pas Jacques Derrida. Et puis, on apprend des choses : saviez-vous qu’à son élection à l’Académie française en 1931, Pierre Benoit avait battu Gustave Guiches ? Qu’au terme du banquet de neuf cents couverts qui, à Saint-Céré, célébra cette élection, l’auteur de Kœnigsmark, éméché obtint que « la muse de l’arrondissement » se dévête totalement et la doucha au champagne, aidé d’Anatole de Monzie, ministre de l’Éducation nationale ? Et que René Doumic, ulcéré de ce dévergondage, fit repousser autant qu’il le put la réception sous la Coupole ?

BibliophilieLe Livre et l’estampe, revue trimestrielle de la Société royale des Bibliophiles et iconophiles de Belgique, 2004, n° 162 (4 Boulevard de l’Empereur, B-1000 Bruxelles ; 190 p., 30 €). On n’est jamais déçu de la lecture de cette revue. Le dossier proposé par Jeroom Vercruysse, L’attrait du fruit défendu : avanies et succès du commerce des livres prohibés à Bruxelles. L’affaire Delahaye et Cie (1782-1793) est fascinant : il met au jour les activités d’une petite firme dirigée par un certain Duverger, ancien valet de chambre de Louis XV, huissier de la Chambre du roi, arrêté pour malversation, incarcéré à la Bastille puis à Charenton, d’où il s’échappa pour gagner Bruxelles et tâter du commerce de la librairie – illicite et rémunératrice. En plus des ouvrages libertins très en demande et des livres piratés imprimés par la Société typographique de Neuchâtel (connue pour ses « éditions » de Voltaire), Duverger diffusa de virulents pamphlets anti-royalistes. Arrêté après une délation, Duverger et ses accolytes furent condamnés à la prison, et tous leurs biens et effets saisis. Ayant obtenu leur grâce (de nul autre que l’empereur Joseph II), les compères n’hésitèrent pas à réclamer ensuite du gouvernement la restitution des ouvrages saisis, même les piratés et les interdits ! Comme le rappelle Jeroom Vercruysse, nombre de libraires pratiquaient ainsi le commerce « du permis et de l’interdit » sans qu’il faille en déduire un « quelconque engagement idéologique ». D’où l’intérêt des inventaires de saisie, proposés en annexes : y cohabitent La Putain erranteLesAventures monacales ou la Vie scandaleuse du frère Maurice parmi les religieuses, les Fables de La Fontaine, LeContrat social, les Œuvres de Diderot en six volumes, l’Imitation de Jésus-Christ et ainsi de suite. On notera également l’article de Françoise Weil sur les impressions lyonnaises clandestines, qu’elle retrace à travers l’étude des vignettes et bandeaux utilisés — et ré-utilisés par mesure d’économie — par les imprimeurs (64 vignettes accompagnent l’article). Les amateurs de Maeterlinck et de Bloy y trouveront également leur compte (« L’Édition originale des Douze chansons de Maurice Materlinck » et « Les Livres de Léon Bloy dans la bibliothèque de Michel de Ghelderode »). Pour la bonne bouche : dans son article sur Alexis Curvers (qui fut à la fois auteur et relieur), Catherine Gravet cite une lettre de Jean de Beucken. Directeur de collection aux Éditions Libris, Beucken écrivit à Curvers en 1943 : « Faire relier ses œuvres par l’auteur, voilà le fin du fin en bibliophilie. »

CendrarsContinent Cendrars. 11. Blaise Cendrars : Je suis l’autre (Champion, 2004, 193 p., 29 €). Ce bulletin du Centre d’études Blaise Cendrars de l’Université de Berne, le dernier en date, reprend pour l’essentiel des contributions publiées en allemand à l’origine lors de l’exposition zurichoise de 1999, Blaise Cendrars : « Je suis l’Autre ». Bonne occasion, donc, pour les non germanistes de prendre connaissance d’une série de contributions consacrées à différentes facettes de la vie privée ou littéraire de Cendrars. La naissance du poète, de Frédéric Sauser à Blaise Cendrars en passant par Freddy Sausey et Blaise Cendrart ; l’écriture de la guerre chez Apollinaire et Cendrars ; l’insertion de ce dernier dans l’Histoire ; les rapports aux sonorités (à la dissonance tout particulièrement), à la peinture ; les figures féminines dans la vie comme dans l’œuvre de celui qui s’est volontiers représenté comme un franc misogyne ; le Brésil, etc. De nombreuses réflexions, enrichies par l’accès aux archives de l’auteur, confirment la mutation des études cendrarsiennes depuis une bonne trentaine d’années. Le lecteur ne manquera pas une fort curieuse « promenade hagiographique » calendaire proposée par Daniel Rausis (Saint Blaise, Sainte Véronique, Jehanne de France, les Cendres, Sainte Hélène) qui mérite de retenir son attention en ce qu’elle l’invite à une stimulante relecture du pseudonyme.  

ClaudelBulletin de la Société Paul Claudel, n° 177, mars 2005, Paul Claudel trois autoportraits (13 rue du Pont Louis-Philippe, 75004 Paris ; 108 p., 5 €). Le plus ancien de ces autoportraits remonte à la relation avortée avec Barrès, qui, en 1911 sollicita Claudel de le renseigner sur son parcours, l’homme de la Colline brûlant, écrivait-il à Philippe Berthelot, de composer un article inspiré sur l’auteur de Tête d’Or, alors à Prague. Honoré (car Barrès alors, c’était Sollers puissance S), Claudel lui fit une réponse détaillée. Il s’aperçut bientôt, au moyen du silence glacial qu’observa dès cette époque le Maurice, que ce serait aux Balkans la bonne heure de se mettre en colère, ou de rédiger un nouveau Mystère, ou de faire un Sygne à la Pensée. Il choisit ces trois solutions ensemble, car son appétit était vaste. Figurez-vous, Messieurs, le grand Villepin vous dédier, de sa voix onctueuse, une aussi belle requête : bien content, vous lui faxez la liste de vos ouvrages, des pays visités, des épouses ou maîtresses qui, pagne au vent, vous y flanquèrent, sans oublier ad libitum la mention des postures les plus recommandées par elles, bref mouillez d’encre lisible tout ce qu’un homme de cœur aime à répandre sur le veston d’un ami aux heures pâles de l’aube aux pas d’opale. – Hé ! Richard ! le dernier ! pour la route ! – quand vous agita l’émoi de parader en gloire auWho’s Who personnel de cet important Ministre (doublé en soie rouge des honorifiques Légions d’un fervent desVoleurs de feu). Suite à ça, quoi xéti qui spasse ? Rien. Niet, niet et re-niet. Paul dit un ave et s’occupa d’un autoportrait plus malin, bien moins officiel, et partant bien plus charmant : celui qui se déduit de son Journal,défalcation faite des pages qui, dans ces deux tomes, parlent de toute autre chose moins intime — presque toultoutime. Restent quelques alinéas que l’amateur de la personnalité d’autrui se réjouira de lire ici, plutôt que de se perdre à feuilleter ces deux grosses Pléiades qui totalisent (notes comprises) trois mille pages pas du tout toutes à jeter. N’aimerez-vous pas cette petite scène candide ? Elle aurait fait sourire Maldoror. « Le père : Qu’est-ce que tu as dans la bouche ? – La fille : Ce sont des caramels tout chauds que l’on est en train de fabriquer à la cuisine pour les enfants. En voulez-vous ? Ils sont très bons. – Le père : C’est pour m’empêcher de parler que tu m’offres des colle-en-bouche. Tu as peur que je continue à t’ennuyer avec l’Apocalypse ? – La fille : Au contraire. J’en reprendrais bien une louche. Depuis que nous avons commencé à travailler ensemble, il m’est venu toutes sortes d’idées et je regarde les choses autrement, comme si les animaux et les fleurs étaient des princes enchantés que je dois désempapilloter, et les événements des avertissements personnels dont j’ai à dégager le sens. » S’il y a du Lautréamont chez Claudel, voire du St-Ex, il y a aussi du Cami. Y fut sensible le préfacier de ce numéro, le chroniqueur Vialatte dont l’hommage au décédé parut le 1er mars 1955, intitulé « Le Grand Pari ». Paul Claudel à Sciences-Po est encore une période assez creuse de sa biographie sinon de sa vie, et qui suscite bien moins de curiosité que son précédent passage en philo à Louis-le-Grand dans la classe de Burdeau, aux côtés de Schwob et de Léon Daudet (on avait alors de joyeux condisciples, autres gens qu’à présent ces baudets). À s’y pencher se voue Allain (Jérémie). Claudel et Jammes convergent en poétique, mais divergent en poésie, nous assure Marie-Joséphine Whitaker : à cela l’on s’empresse d’opiner, car comment le nier ? Bref. Nous n’en finirions pas de détailler les beautés de ce numéro. Une seule chose nous étonne, c’est de voir si mal distribués ces excellents bulletins de la Société Paul Claudel. Même notre buraliste, un érudit ! n’avait pas entendu parler d’elle.

DelacroixBulletin de la Société des Amis du Musée National Eugène Delacroix, n° 1, janvier 2003 (6, rue de Furstenberg, 75006 Paris). Ainsi que le rappelle le responsable de ce bulletin, François de Waresquiel, la Société des Amis de Delacroix a connu des jours fastes, suivis de périodes plus sombres : l’ancienne génération des parrains prestigieux a disparu et la cote de Delacroix n’est plus ce qu’elle était, comme en témoignent les ventes. Les Amis du peintre n’ont pas pour autant désarmé et recentrent leurs actions sur le soutien au Musée, installé dans l’appartement où Delacroix passa ses dernières années, à proximité du chantier de Saint-Sulpice. Ce musée (national depuis 1971), ils contribuent à l’enrichir considérablement en lui remettant leur collection, dont on trouvera l’inventaire illustré dans ce numéro du bulletin, à côté de plusieurs études d’Arlette Sérullaz, spécialiste dont les travaux sur Delacroix, David, Eugène Boudin, etc. sont bien connus. Quelques chroniques et une revue des trois dernières années de publications sur Delacroix complètent ce premier numéro prometteur, dont on espère qu’il suscitera des adhésions à la Société elle-même.

Fargue. Revue des sciences humaines, n° 274, Fargue… variations, textes réunis par Pierre Loubier(2004, 228 p., 22 €). Oui, il y a bien deux points, et non trois, après le nom de Fargue : voilà qui indique assez qu’on sera fidèle ici à la lettre comme à l’esprit du poète. Sous l’impulsion de Pierre Loubier, les travaux sur Fargue se multiplient dernièrement, et l’on doit aussi à l’héritier du poète, Laurent de Freitas, diverses publications importantes, dont celle de deux admirables inédits : Venise ô ma jolie et La Rue Lepic. On ne s’en plaindra pas, tant il est vrai que Fargue avait jusqu’ici été oublié par l’Université (mais n’en allait-il pas ainsi de Cendrars voici quarante ou cinquante ans ?) comme par son éditeur Gallimard, lequel s’obstine à ne pas lui consacrer de volume en « Pléiade ». Ce recueil d’études est assez varié, cherchant à proposer des perspectives critiques tout en faisant le point de la recherche actuelle. Il reste beaucoup à faire sur Fargue, et, à cet égard, le volume est moins un bilan que l’esquisse d’un état des lieux. Le poète est particulièrement à l’honneur dans l’étude d’Henri Scepi, « Vers et prose », qui, scrutant en détail vers, vers libre et prose, souligne que « Fargue invente sa propre modernité ». Interrogation formelle prolongée par Michel Murat (« Dans l’épaisseur des formes »), puis, d’une manière que certains trouveront un peu trop technique, par Jean-François Jeandillou, qui dissèque les rimes (« De finibus. Rimes et autres appariements dans le vers farguien »). Marie-Paule Berranger s’attache au jeu et à l’élément ludique — en effet essentiel — dans la poésie de Fargue (« Joyeux ludions ? »). Un aspect sans doute moins important est le music-hall (« La charge du merveilleux »), que passe en revue, à propos d’un texte mineur publié en 1948, Barbara Pascarel, qui aurait sans doute pu citer Tinan, dont la fameuse chronique de Cirques, cabarets, concerts constitue un précédent qui n’échappa point à Fargue. Dans « L’Écriture du deuil », Benoit Conort, analysant avec finesse lesPoëmes de 1912, note que « le livre est issu d’une épreuve de la mort », ce qui est évident pour le poème liminaire, hommage au père mort, mais sans doute pas pour le reste, qui existait en manuscrit au moins dès 1903. Pierre Loubier met en lumière un aspect essentiel, celui de « Fargue, le Nocturne ». L’expérience de la nuit est, chez le poète, fondamentale, en même temps qu’essentiellement solitaire. Article à la fois sensible et précis, qui susciterait des prolongements : la nuit farguienne ne devrait-elle pas aussi quelque chose aux Chants de Maldoror ? Fargue et les femmes : sujet fort complexe, pour le critique comme pour le biographe, et qu’a voulu esquisser Laurent de Freitas. Chez le poète, la quête amoureuse se révèle souvent décevante, et l’on est tenté de rapprocher ce sentiment des diverses amours de l’homme Fargue. À ce sujet, Laurent de Freitas rappelle au passage l’importance, jusqu’ici ignorée, des relations avec Christine de Sagonne durant la période 1905-1908 : « premier amour véritablement adulte pour Fargue ». L’amitié qui, durant vingt ans, unit Fargue et André Beucler a fourni à Paul Renard le sujet de « Exercices d’amitié : André Beucler et Léon-Paul Fargue », où est notamment évoquée la collaboration des deux écrivains. Il est malheureusement difficile, encore aujourd’hui, de préciser jusqu’où a pu s’étendre exactement cette collaboration. Certains voudraient même que quelques-uns des derniers livres publiés par un Fargue paralysé et diminué, aient été, tout ou partie, écrits par son ami. D’autres articles (Anne-Elisabeth Halpern, Nathalie Froloff, Pascal Rougé) sont moins importants, surtout le dernier (« Suivez le guide »), qui consiste en un parallèle Fargue-Jacques Réda. Parallèle qui semble dernièrement devenir obligé, car nous l’avions déjà vu établi ailleurs et par d’autres, mais qui n’éclaire pas grand’chose, il faut bien le dire. Une note typiquement farguienne, pour finir. Dans son article déjà cité, Paul Renard écrit qu’un personnage de Beucler « invente des patronymes ridicules » et donne cet exemple : « Quand je pense qu’ils lancent des Rondibé, qu’ils font des ponts d’or à des Radada… » Or Beucler n’a pas inventé ces deux patronymes. Ils proviennent d’une très curieuse chanson anonyme des années 1905-1910,Le Dékiouskoutage, reproduite par Apollinaire sous le masque de Germain Amplecas et que Fargue adorait fredonner. Chanson très salée, commençant en ces termes : Je me suis fait dékiouskouter / Le rondibé du radada

GideBulletin des Amis d’André Gide, n° 145, janvier 2005 (La Grange Berthière, 69420 Tupin-et-Semons ; 143 p., 11 €). Comme toujours, un heureux mélange de documents et d’analyses. Isolons deux contributions : Claude Foucart une nouvelle fois apporte des informations sur les relations allemandes de Gide, ici, sur le séduisant et « mystérieux » Karl Vollmœller (le « mystérieux » est de Gide). Une curiosité, présentée par David H. Walker : un projet d’adaptation de Paludes au cinéma (!) dû à André Silvaire, avant qu’il ne devienne l’éditeur qu’on sait. Habituels dossiers de presse (Les Nouvelles Nourritures et Thésée). Une bonne nouvelle : la fin (définitive, espérons-le) de l’inepte Journal inédit de Robert Levesque.

IndisciplineLa Petite Revue de l’indiscipline, n° 134, février 2005 (BP 1066, 69202 Lyon Cedex 01 ; 40 p., 3,40 €). « Sébastien », qui signe la plupart des articles de cette « revuette », n’aime pas la « novpoésie » (de Queneau à Roubaud) mais l’ultra-sensibilité ne lui plaît guère non plus. Ses remarques sur ce sujet dérivent d’un débat avec une autre petite revue, les Cahiers de l’Alba, à propos de la question de l’émotion chez Baudelaire, Musset, Rimbaud ou Breton. Ce dernier en ressort comme plus proche de Musset que de Rimbaud. Sébastien récidive dans « Ô Rolla ! », placé sous l’égide de Rimbaud : « Musset est quatorze fois exécrable pour nous ». Il enfonce enfin le dernier clou du cercueil dans une « lettre ouverte à Alfred de Musset ». Maurice Hénaud polémique de son côté avec Le Coin de table, accusé de récupérer Baudelaire. Bref : tout va bien dans le petit monde de la poésie.

JarryL’Étoile-Absinthe. Cahiers de la Société des Amis d’Alfred Jarry, tournées 103-104, hiver 2004 (SAAJ, 48 rue Lautréamont, près-la-rue-Alfred-Jarry ; 156 p., abonnement annuel : 30 €).Intéressante tournée, qui s’ouvre sur un article mettant au point les rapports de Fargue et Jarry et leur intérêt pour la peinture (article en partie basé sur les lettres de Filiger à Fargue). À la suite, des articles issus d’un colloque tenu en 2003 et un curieux inédit de Jarry : une petite peinture annotée par Rachilde et présentée par Paul Edwards. On apprend également qu’au printemps 1907 la consommation quotidienne de vin par Jarry était de 4, 5 litres. Après ces constatations, un bref hommage est rendu à Noël Arnaud. On ne pouvait mieux conclure. Santé !

Linguistica. L’Analisi liguistica e letteraria, Anno X, 2002, 1-2 (Milano, Vita e Pensiero, 638 p., 48,29 €). Pour ce prix respectable (70,44 € en dehors de l’Italie), calculé on ne sait comment, le lecteur a droit à du vrai savoir à l’ancienne — de la linguistique —, mais également à toute une série d’articles sur les sujets les plus variés. Le tout, ô bonheur !, dans diverses langues européennes, l’italien en tête, comme il se doit. En français, recommandons une étude des plus sérieuses sur les « synesthésies pour dire l’écoute ». L’auteur, Paola Paissa, s’est livré à une étude psycho-linguistique et rhétorique de la question, à partir d’un « corpus des synesthésies lexicalisées » de sa confection, basé sur le dépouillement d’un certain nombre de revues qui traitent du son. C’est le genre d’article où les notes occupent les 4/5 de la page. Les amateurs savoureront la longue liste des adjectifs et des substantifs français et italiens repérés à cette occasion, avec évocation de leur contexte d’utilisation : un vrai régal pour poètes amoureux des mots ! Il faut l’être aussi pour apprécier un article (en anglais) sur les dangers de disparition qu’encourt le nynorsks, langue minoritaire norvégienne, ou un autre (en français) sur « la microstructure dans la lexicographie française moderne ». Les francophones passionnés de dramaturgie allemande qui ne jurent que par Brecht feront bien de lire l’article (en allemand) très approfondi de Lucia Salvato sur Masse Mensch, une pièce d’Ernst Toller qui inaugura en 1919 le théâtre expressionniste, sur fond d’engagement politique, en traitant du rapport de l’individu et de la masse. Les œuvres de Toller avaient été jetées au feu par les nazis. Exilé, il s’est suicidé à New York en 1939. Oublié, il faudra attendre les années 60 pour qu’il soit redécouvert. Nous revenons enfin au français avec un article sur la manière dont Proust met en œuvre le principe selon lequel le style est ce qui transforme la réalité, à partir d’un passage du Côté de Guermantes évoquant Rembrandt. Félicitons l’Université catholique du Sacré-Cœur de Milan, responsable de cette publication : elle entretient utilement l’idée qu’il existe une culture européenne. On admirera en outre la déclaration en deuxième de couverture selon laquelle le volume contient moins de 45 % de publicité : on se demande franchement comment, avec de pareils sujets, il pourrait en aller autrement !

MirbeauCahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005 (10 bis rue André-Gautier, 49000 Angers ; 407 p., 23 €). Encore un pavé Mirbeau ! C’est à se demander comment fait Pierre Michel pour tant publier sur son auteur. Comme d’habitude, cette livraison est divisée en plusieurs parties, dont la deuxième, « Documents », peut intéresser les lecteurs d’Histoires littéraires, car ce sont des textes inédits, des correspondances ou des études autour de Mirbeau (traduction d’un article de Ruben Dario, étude sur Les Mauvais Bergers au Vieux-Colombier, étude sur Mirbeau et Réjane, etc.). On est moins convaincus par la partie « Témoignages », qui n’apporte pas grand chose. Cette livraison a pour frontispice une peinture à l’huile intitulée Paysage méditerranéen et signée… Octave Mirbeau !

NRF bis. La Revue littéraire n° 10, janvier 2005 (Léo Scheer, 240 p., 12 €). La revue continue sur sa lancée. Rien de bien fantastique au menu. Un fil court entre les textes (involontaire ?) : la vieillesse, ce qui fait un curieux effet dans une « jeune » revue. Il est question chez Béatrice Commengé d’un photographe jeune puis vieillard (mais ce n’est qu’un à côté du récit) ; Gabriel Matzneff, lui, n’en finit pas de vieillir, toujours aussi pathétique avec ses « vieilles peaux » que caressent de « jeunes lèvres » dans des « poèmes » d’une assez solide nullité ; le personnage de Paul Andreu « savait qu’il allait bientôt mourir » ; quand Jacques Lassalle transcrit son journal des répétitions, c’est pour évoquer un Depardieu qui soupire : « Je ne fais que me survivre. » Dans le métro, dans l’autobus, de vieux messieurs fantasment sur de jeunes passagères. Éric Meunié s’exclame (c’est de titre de son morceau) : « Va mourir ! » On conviendra que tout cela n’est guère réjouissant. Heureusement, des notes de lecture nous parlent un peu du présent et de livres, pas tout à fait moribonds, que la critique courante ne mentionne guère. Le volume se clôt sur une « leçon » de Pierre Guyotat sur la langue française professée à Paris VIII et d’une confondante banalité. Rendez-nous la Sorbonne !

PerecCahiers Georges Perec. 8. Colloque de Montréal, octobre 1996, sous la direction de Jean-François Chassay (Castor astral, 2004, 265 p., 20 €). Issu d’un colloque transatlantique, ce numéro des Cahiers Georges Perec aligne des études très diverses, dont certaines en provenance de ses meilleurs spécialistes. Marcel Benabou donne une introduction panoramique et sensible sur le roman chez Perec. Bernard Magné revient sur son grand roman « polygraphique », Warren Motte sur W, sous le beau titre « Contrainte et catastrophe », et Dominique Bertelli analyse son histoire des années 60. Éric Beaumatin étudie sa traduction d’un roman de Harry Mathews, Hans Hartje un feuilleton radiophonique très peu connu pour Radio-Abidjan, et Marc Lapprand décrypte des poèmes d’Ulcérations. Pascale Voilley, d’une façon originale, rappelle la critique politique associant le sport et le fascisme à l’époque de W, et Jean-Pierre Vidal se penche sur le trop négligé Quel petit vélo. Enfin, Sylvie Rosienski-Pellerin inaugure son étude du récit de détection chez Perec. D’autres études portent sur un des lieux chers à Perec, sur les cartes et plans, sur le film sur Ellis Island. Les parallèles entre Les Mots et les choses de Michel Foucault et Les Choses tout court, ou entre l’expérience autobiographique chez Perec et Christa Wolf paraissent aussi académiques que forcés. Le jargon obscurcit certains textes, et la focalisation à outrance du point de vue peut fatiguer la vue du lecteur. L’ouvrage se termine sur la bibliographie perecquienne de l’année 1985, qui témoigne d’un curieux retard et ressemble à une « tentative d’épuisement ». Mais globalement, la richesse de ce numéro, tant en apports d’informations qu’en perspectives d’analyse, reflète bien la complexité de l’œuvre étudiée, qui n’a pas fini de faire parler d’elle.

PéguyL’Amitié Charles Péguy, n° 109, janvier-mars 2005, Lettres de Péguy à Camille Bidault (12 rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris ; 70 p., abonnement : 34 €). Après l’échange Péguy-Baudouin du n° 80, paraît la sixième correspondance de jeunesse de Péguy (cinquante-deux pages de ce numéro). Allant d’août 1890 à février 1899, elle finit sur une note amère, puisque c’est sur le mot ennemi. Camille ne s’en remit jamais, sa fille le confie. De son condisciple entré dans la « grande muette » l’auteur de Jean Coste avait en vain rêvé de faire un allié avoué dans la défense de Dreyfus. Péguy eut-il jamais d’autres amis que de combat ?

PourratCahiers Henri Pourrat, n° 19, Jacques Poinson, illustrateur d’Henri Pourrat (Centre Henri Pourrat, Bibliothèque municipale et interuniversitaire de Clermont-Ferrand, 2005, 79 p., 8 €). Jacques Poinson (1939-2003), dessinateur autodidacte, fut, pendant une vingtaine d’années, l’illustrateur de l’univers d’Henri Pourrat, dont il partageait l’attachement au Livradois. Cette livraison des Cahiers reproduit en couleurs un grand nombre de ses illustrations, issues de collections particulières, accompagnées d’extraits de Pourrat, le tout présenté par Marie-Hélène Raynaud. La réalisation, soigneuse et élégante, aurait cependant gagné à utiliser des reproductions en haute définition.

PylônePylône. Revue de philosophie, d’art et de la littérature, n° 3, automne 2004 (39 avenue des Arts, B-1040 Bruxelles ; 246 p., 20 €). Revue franco-belge plutôt luxueuse, Pylône évoque par sa présentation typographique et sa mise en page certaines revues américaines fort chic, mi-intellos et mi-underground. Elle est soutenue à la fois par le Centre national du livre (français) et par la Communauté française de Belgique, ce qui doit être assez rare. L’Europe des revues est peut-être en marche, si un référendum ne l’arrête pas. Celle-ci, en tout cas, est sans conteste l’une des meilleures nouvelles arrivées sur un marché dont tout le monde désespère, sans renoncer pourtant à y déballer sa marchandise. Littérature et philosophie mêlées, comme disait Hugo, mais sans qu’on s’embrouille. Au contraire, les lignes sont ici tout à fait claires car, ainsi que le formule Stefan Hertmans dans un article tournant autour de Borges : « Je veux dire la foi que la littérature accomplit sur nous un travail bien autre que celui de l’actualité, de la presse et de la politique. » Ce troisième numéro enrichit des dossiers inaugurés dans les deux numéros antérieurs. « États de la philosophie » reproduit en traduction un tableau de la philosophie française contemporaine du philosophe anglais Peter Hallward, étonnant par sa capacité de saisir de l’intérieur des problématiques qu’il ne cesse pas pour autant d’examiner du dehors et globalement : à lire, malgré quelques accidents de traduction — ce n’est pas parce qu’on s’intéresse à l’histoire littéraire qu’il faut négliger la philosophie. Dans la foulée, à lire aussi, « Hegel et le Baroque » d’Olivia Bianchi et l’excellent « Autoportrait comme forme d’expérience métaphysique », d’Antonia Birnbaum, à partir de la reprise par Foucault dans Qu’est-ce que les Lumières ? de la forme grecque des hypomnêmata. Le dossier « Écrire, éditer en Europe », donne la parole à Sollers par le biais d’une entrevue. Il nous semble n’avoir eu que rarement à ce point le sentiment qu’il y a chez lui un fond de réelle authenticité. Il s’explique ici sur ses positions (personnelle, esthétique, institutionnelle) d’une façon remarquablement franche, avec un minimum de poudre aux yeux. De quoi faire relire peut-être avec un peu moins d’agacement automatique d’autres déclarations a priori insupportables. Du côté création, signalons les textes de Yann Appery, de François Vergne, de Laurent Herrou. Dominique Noguez est présent par des extraits de son journal (on peut en lire parfois aussi dans Histoires littéraires) : l’historiographie future y trouvera à puiser, la littérature peut-être moins. « Théorie des maisons » rassemble une très bonne série de photos d’Alexandre Caussin et des textes de Benoît Goetz qui les commentent intelligemment. Ceux qui ne savent rien de la théorie de la pornographie s’instruiront en lisant « Abrégés du désir, réflexions sur le corps porno », de Laurent de Sutter (en gros : il est pour), en dépit d’une arrogance permanente qui lui fait dire que, à quelques exceptions près, personne n’a rien compris, alors que lui-même… Bonnes photographies de Rémy Russotto en contrepoint, où quelques corps abondants, genre porno soft, côtoient ici un Bacon, là un portrait de Baudelaire. On pourrait continuer ainsi et pointer beaucoup d’autres choses pleines d’intérêt dans ce volume : il faut souhaiter à Pylône de demeurer aussi solide et aussi durable que son titre, comme chez Faulkner.

QuadrumanieLa Main de singe n° 3, printemps 2005 (7 cours Gambetta, 69003 Lyon ; 28 p., 8 €). Larges pages au contenu hétéroclite où fusent en tintamarre et mélangés les vils canards, les bonnes infos et les vrais scoupes, tel est le charme des bons journaux. Dominique Poncet, qui ordonne ici les pompes, a sur l’édition littéraire actuelle en France l’idée la plus optimiste : nous n’avons jamais joui d’aussi excellentes traductions ni d’aussi bons livres traduits, tandis que, par nos contrées, la qualité moyenne des produits indigènes reste modeste en vue de ne point distraire le francophone de la découverte, même tardive, de si nombreux chefs-d’œuvre ouvragés à l’étranger. L’éloge de l’édition Phébus du Martin Scribilis de Jonathan Swift et d’autres nous a touché au cœur. Bouquin beau, unique et pas cher ! – que demande le peuple ? (c’est le titre insistant de la chronique de Poncet). Vers 1590, un jeune universitaire cambridgien raillait ferme le grand Will sur l’énormité de ses plagiats. Marcel Schwob et Charles Whibley, dans l’article, ici reproduit sur trois larges colonnes, Thomas Nashe ou Rabelais en Angleterre, ouvrent à découvrir son picaresque roman Le Voyageur malchanceux (The infortunate Traveller or Jack Wilton, 1594) duquel, généreux, le Singe donne un extrait copieux. Côté traducteurs, pointons une belle page d’hommage à celui, excellent, des Nietzsche de l’an 1888, feu Jean-Claude Hémery. Trois autres colonnes fournissent à Éric Mozet l’espace où cet érudit cadence, d’une bonne centaine de corrections, sévères et précises, à leur apporter d’urgence, sa recension des huit cent quatre-vingt pages du Dictionnaire Céline de Philippe Alméras, opuscule dont il a été ici médit, mais à moindres frais de fouet. Petit pompon, enfin, et nouvelle propre à ravir plusieurs de nos copains : Raoul Ponchon est toujours en vie ! Encore une résurrection de bon aloi. Rappelons à ceux qui l’auraient omis, voire l’ignoreraient, qu’en vue de faire pièce aux Parnassiens, Ponchon, Bourget et Richepin créèrent naguère le groupe dit des Vivants. L’un d’eux signe ici (ou plutôt ne signe pas, mais son style nous frappa, c’est du Raoul) un articulet titréMercatique où l’on apprend qu’au prochain colloque des Invalides (thème : la censure) s’opposera, la veille jeudi, celui des Valides ! Toute la nuit, la fête vrombira aux alentours de la rue Mouffetard, adresse un peu vague, mais le bruit des rires, des cinq balles et des claque-sons de cette parade sauvage guidera nos pas, cela est sûr, Madame Arthur. Thème : la promotion. Ça nous changera de nos rouges collets montés vieillards à canne comme Sar Bâ Khan ou en chaise roulante. Vivent les ouistitis parisiens !

RimbaudPoésie 1-Vagabondages, n° 40, Rimbaud. l’Hallali (Le Cherche-Midi, 2004, 125 p., 4,50 €). « Si jamais je me mêle de faire une revue, sachez que je m’arrangerai pour la rédiger tout entière de ma main, en sorte que : 1° la qualité y règne et que 2° la variété en soit assurée. Il est clair que le compagnonnage, dans un étroit enclos, d’individualités diverses et marquées produit à la longue, voire trop vite, un effet d’entropie ou d’arasement, d’où résultent des caprices de plume interchangeables entre le petit gros et le grand maigre, le Baudelairien et le Rimbaldien, l’ancien et le moderne, le barbare et le civil, le Noir et le Blanc, le chauve et le chevelu, le cow-boy et le Comanche. Rien de plus fatal aux lettres. En revanche, confiez la tâche à un seul cerveau puissant, que se passera-t-il ? Une chose bien simple, dont Pessoa nous a donné l’exemple le plus large : cette individualité se répartira d’elle-même en cases adverses, liées comme celles de l’échiquier, mais porteuses de forces rivales impliquant la mutuelle disputation des thèses. » Nous voyons pour cette citation, non signée (page 119) ce trimestriel inviter à lire là – c’est l’Hallali ! – devinette et gagner ainsi les quatre numéros de l’année en cours. Le timonier de Poésie 1, revue au format poche qui vola son titre à Ducasse et porte beau Rimbaud (Jean Orizet assure la présentation, ce qui est tout dire) se la joue encore, oui, alors qu’elle affiche trente-cinq bougies — qui font, au cadran présent, nos respectifs délais de parution s’additionnant, trente-six chandelles, trois fois douze. Née sous les Gémeaux l’Année du Coq — début juin 1969 —, elle accueille tour à tour en ce n° 40 Dellisse, Farellier, Lathuille, Favier, Kanapitsas, Patin, Roulède, Farnel, Lefebvre, Majorczyk (sic) — facteur du Violon, quatre quatrains octopodaux pour faire dodo —, Vignale, Segond, Morcrette, Rode, Fenoult, Hanquez, Sandrine Rotil-Tiefenbach, et même (chats noirs, gare aux moustaches !) Mario Salis, tous noms fleurant un peu trop bon le canular et la bonne poésie française cuite à la maison. C’est trop fort ! Elle va jusqu’à pointer d’un boomerang agile en Jacques Aramburu le fils du camp Gourou ! Il y en a même un qui signe Nutkowicz  un compte rendu de bouquin d’En-rit-mais-chaud-nique. Là, nous craignons bien que l’Art (et alité !) dépasse l’affliction. Mais ne boudons pas. Une heure de franche rigolade pour quatre euros et demi, de nos jours, c’est donné.

RivièreBulletin des Amis de Jacques Rivière et d’Alain-Fournier, n° 112, 2° semestre 2004, L’évolution du roman après le Symbolisme. Deux conférences de Jacques Rivière (21 allée du père Julien Dhuit, 75020 Paris ; 142 p., 19 €). Un numéro qui ne dépare pas la série de cette publication, toujours riche en documents pleins d’intérêt, et, ce qui ne gâte rien, bien présentés. On souhaiterait vraiment que toutes les publications de « sociétés d’amis » fussent de cette qualité constante. Ce numéro reproduit deux causeries inédites de Rivière, faites à Genève en 1918. La première se centre paradoxalement sur Charles-Louis Philippe. On sait que le roman n’était guère en honneur auprès des Symbolistes, dont certains (Gourmont, Jarry, Dujardin) avaient pourtant tenté des expériences-limite. Privilégier Charles-Louis Philippe semblerait assez paradoxal, si l’on ne savait que celui-ci était très apprécié du premier groupe de la N.R.f. (Gide, Fargue, Larbaud). Au reste, Rivière n’était point un admirateur inconditionnel de l’auteur de Bubu de Montparnasse et souligne notamment que celui-ci avait été « infecté par le Symbolisme » — et surtout, ajouterions-nous, par Dostoïevski, sinon par tout un sous-Naturalisme. C’est un fait que, pour aussi estimable que soit son œuvre, Philippe ne parvint jamais à se débarrasser totalement du lyrisme pleurnichard et de l’attendrissement généralisé qui s’étalaient dans ses juvéniles Quatre histoires de pauvre amour. La seconde causerie est consacrée à Larbaud et Proust. Sur le premier, Rivière hésite parfois un peu, l’opposant au passage à Philippe, en notant : « C’est qu’il était riche et même fort riche. » La peinture et l’analyse de l’amour, précise-t-il, réclament le luxe et l’aisance. Soit. Tout en montrant l’originalité de la tentative romanesque de Larbaud dans le personnage de Barnabooth, Rivière ne semble pas avoir été sensible à toute l’ironie que l’auteur y a mise. Même hésitation à propos de Proust, mais combien plus légitime, si l’on ose dire : en 1918, qui pouvait vraiment prendre la mesure de cet écrivain ? Le grand mérite de Rivière est d’avoir dépassé ses primitives réserves, et proclamé l’extraordinaire originalité et la profondeur incomparable d’Un Amour de Swann, où, écrit-il, la naissance de l’amour et la jalousie sont « exprimées avec une force et surtout une patience au détail presque affolantes ». La lecture de ces deux causeries est fort intéressante, car elle montre que la pensée critique de Rivière est en fin de compte assez complexe et nuancée, et parfois même proche de l’allure d’un Gide. Elle révèle surtout, dans sa démarche même, une grande honnêteté.

RollinatBulletin de la Société des Amis de Maurice Rollinat, n° 43, 2004 (11 rue de Paumule, 36200 Le Pêchereau, 62 p., abonnement : 23 €). Le meilleur article de ce fascicule est sans doute la biographie de Georges Lubin par J-L Vergeade ; certes, Lubin (à qui l’on doit la réunion critique de la correspondance de George Sand, un monument de 20 000 pages) n’est rollinien que par cousinage — François Rollinat, père du poète, ayant été le plus sincère platonique ami de George, laquelle, si elle n’en marraina le fils, eut du moins à cœur de l’orner de son prénom masculin préféré, Maurice. Rollinat, dont les derniers lecteurs sont sans doute ceux des anthologies du Chat Noir.

Sartre. La Règle du jeu, n° 27, Sartre et son siècle (Grasset, 2005, 285 p., 15 €). Les « nouveaux philosophes » d’antan prennent de la bouteille : les noms de Pascal Bruckner, de Jean-Paul Dollé ou de Jean-Paul Enthoven au sommaire de ce numéro évoquent de vieilles agitations, largement retombées. Peut-être est-ce le souci de l’âge en train de venir qui fait que la revue sacrifie, comme tout le monde, aux centenaires. Pas n’importe lequel quand même, puisqu’il s’agit ici de Sartre. On a dit quelquefois de Bernard-Henri Lévy qu’il était un Sartre version light — mais qui commande la grandeur ou la médiocrité de son temps ? Et d’ailleurs, tout en reconnaissant le génie de l’homme, il semble que les commentateurs d’aujourd’hui aient de Sartre lui-même une perception mitigée. Il n’est pas inutile de noter que le dossier présenté par La Règle du jeu est issu d’un colloque tenu en 2004 à l’Université Johns Hopkins de Baltimore, organisé par Christian Delacampagne, familier des universités américaines. La distance géographique permet de prendre de la distance et d’éviter la célébration répétitive. D’autant que les États-unis furent pendant vingt ans, des années 50 aux années 70, fascinés par l’existentialisme incarné par le couple Sartre-et-Camus, omniprésent dans tous les départements de littérature française, alors dominateurs (les choses ont bien changé et, de l’influence française, il ne reste aujourd’hui presque rien). Notons également — la chose est évidemment significative — qu’il n’est question ici que du Sartre philosophe. Le romancier, le dramaturge, le critique et le théoricien littéraire, tous ont disparu. Seul Bernard- Henri Lévy fait allusion, dans un bel article mais dont ce n’est pas l’objet principal, à un Sartre stendhalien. Il y reprend son schéma des deux Sartre, celui du Siècle de Sartre, en lui ajoutant un troisième personnage philosophique, cette fois-ci lévinassien. Autre article de belle venue, celui de Denis Hollier, qui joue très subtilement sur un Sartre du troisième âge. Christian Delacampagne, sous le titre prometteur « Ce que nous lui devons », livre en fait une marchandise assez plate. Jeffrey Mehlman fait un « Retour sur Saint Genet » où l’on perçoit difficilement de quoi il est question. Sean Greenberg avait en revanche la tâche facile en traitant de « Sartre dans la philosophie américaine » : affaire réglée en quatre pages puisque, de Sartre, dans cette philosophie, il n’est jamais question ! Le reste du numéro est assez éclaté — mais c’est après tout ce qu’on demande à une revue : nous faire lire des choses très diverses, vers lesquelles le on n’irait pas spontanément. Les variations de Pascal Bruckner sur l’insomnie ont tout du soporifique qu’il devrait s’administrer à lui-même. Nous apprenons dans le « Troisième journal 2004 » de Laurent Dispot qu’il raffole de Catherine Clément, faiblesse que compensent son admiration proclamée pour la bibliothèque de l’Arsenal et son évocation de Roger Stéphane. Il est d’ailleurs beaucoup question, dans ce journal, d’homosexualité, occasion rare de célébrer une bonne action de Chirac, ce qu’on ne peut qu’approuver. Dans la section « littérature, carte blanche », quelques textes curieux, dont on n’est pas bien certain qu’ils enrichiront le patrimoine national, mais sait-on jamais ? Enfin, Jean-Paul Enthoven s’abandonne à quelques épanchements à propos de Louise de Vilmorin : étrange évocation (la quatrième d’une série consacrée aux « dernières femmes») qui fleure bon (ou mauvais, c’est selon) le roman mondain tel qu’il sévissait au tournant du siècle. Nous allions oublier l’immense écrivain Jacques Henric (membre du comité de rédaction) qui poursuit dans une interview les opérations de service après-vente des annales de la vie sexuelle de Catherine Millet, relancées parComme si notre amour était une ordure ! considérable apport, lui aussi, à notre patrimoine. Grâce à son interviewer, nous apprenons pourquoi le point d’exclamation ne figure pas sur la couverture. Nous pourrons enfin dormir tranquille.

VignyBulletin des Amis d’Alfred de Vigny, n° 34, 2005 (6 avenue Constant-Coquelin, 75007 Paris ; 92 p., abonnement : 25 €). Qui a dit que les associations d’amis d’écrivains avaient quelque chose de suranné, voire de poussiéreux ? C’est là au contraire que survivent, voire que reprennent vigueur les écrivains dont l’outre-tombe n’est guère fleuri (à quand, se demanderont quelques dix-neuviémistes, les amis de Philothée O’Neddy ou du bibliophile Jacob ?). Dans sa dernière livraison, outre les inévitables bilans comptables, in memorias et autres relevés minutieux des mentions de Vigny dans les médias (on regrettera éternellement de n’avoir pu entendre le chanteur Jean-Luc Lahaye réciter « La Mort du Loup » sur la chaîne « Paris première »…), le Bulletin présente quatre articles. Le premier, « Redécouvrir Delphine Gay de Girardin », par Madeleine Lassère, ne nous apprend rien par rapport au livre qu’avait consacré Léon Séché, il y aura bientôt un siècle, à la pasionariaromantique et salonnière. Les trois autres, en revanche, s’appuient sur des documents inédits et sont instructifs : dans « Vigny personnage de théâtre en 1832 », Jean-Pierre Lassalle exhume une pochade satirique d’un certain Scipion Marin, intitulée Le sacerdoce littéraire, qui se distingue de la masse des écrits antiromantiques de l’époque pour avoir mis en scène les romantiques présumés non par allusions ou allégories mais sous leur vrai nom ; Janette McLeman-Carnie fait état de la participation de Vigny à l’Athenæum Club de Londres et des articles nécrologiques parus à son propos dans la presse londonienne en 1863 ; plus anecdotique, Michel Fabre de Beauchamp évoque la mémoire de Lydia Bunbury, l’épouse de Vigny, à travers la découverte d’un pianoforte qui pourrait lui avoir appartenu. Pour clore la livraison, André Jarry fait le point des derniers et rares travaux universitaires sur Vigny et Thierry Bodin nous fait part de ses trouvailles de 2004 en matière d’autographes.

LIVRES REÇUS

Malraux. André Malraux, Écrits sur l’art I, sous la direction de Jean-Yves Tadié ; Écrits sur l’art II, sous la direction d’Henri Godard (Gallimard, Pléiade, 2004, 1680 et 1856 p., 60 et 65 €). La publication dans la Pléiade desÉcrits sur l’art de Malraux est un événement. Pour la première fois sont réunies des œuvres magistrales introuvables depuis des années. Aux Voix du silence et à La Métamorphose des dieux, s’ajoutent des textes moins connus, des inédits et une cinquantaine de préfaces, articles et allocutions datés de 1922 à 1976. Les textes sur l’art, rarement lus dans leur intégralité, restent entourés comme d’un glacis d’incuriosité, ou d’un respect convenu qui est une excuse de l’ignorance, ou d’une rumeur qui associe des accusations d’amateurisme à de l’ironie sur leur pathos présumé. Leur rassemblement devrait permettre de prendre la mesure d’une entreprise qui appartient à l’histoire de l’art et qui la déborde. Cette édition marque aussi l’entrée des reproductions dans la Pléiade, autre événement, les volumes de Prévert n’ayant été qu’un coup d’essai, il y a quelques années. Il convient, cette fois, de parler d’exploit technique : plus de 1200 illustrations, dont le quart en couleurs, réduites au format de la Pléiade et imprimées sur papier bible, frappent par la finesse des détails et par une fidélité au moins égale à celle des reproductions dans les albums d’art. L’établissement des textes posait des problèmes considérables. L’exemple des Voix du silence en donnera quelque idée. Malraux évoque dès janvier 1931 le projet d’« une sorte de machin qui voudrait être à l’esthétique, histoire de l’art, etc., ce qu’est M. Teste à la philosophie », dès janvier 1931 ; les premières ébauches remontent à 1935 ; en 1937-1938, trois articles publiés dans Verve se donnent pour « les premiers fragments de laPsychologie de l’art » ; sous ce titre général paraissent après la Guerre, trois ouvrages, Le Musée imaginaire (1947),La Création artistique (1948) et La Monnaie de l’absolu (1950), aussitôt recomposés en un nouveau livre en quatre parties par l’ajout des Métamorphoses d’Apollon, qui paraît en 1951 sous le titre Les Voix du silence. En 1965, une nouvelle version de la première partie, Le Musée imaginaire, fait l’objet d’une publication séparée. Enfin, Malraux a longtemps caressé, sans le mener à terme, le projet d’une refonte dont porte trace un exemplaire chargé de corrections manuscrites. La Pléiade reprend le texte de 1951, dernier état intégralement revu par l’auteur. Un appareil critique étagé (notice, note sur le texte, notes et variantes, appendice donnant à lire partiellement l’avant-texte et des « prolongements inédits ») permet de reconstituer sommairement cette genèse. Un modèle de rigueur philologique. Les éditeurs ont respecté la ponctuation de Malraux, qui organise sa pensée, impose un souffle. La qualité des notes mérite d’être signalée, mais les introductions de chaque volume sont longuettes et ajoutent peu à l’appareil critique : et quinze pages auraient constitué un parvis suffisant. Les notes permettent de mesurer l’effort de Malraux pour assurer sa documentation. Les Voix du silence et La Métamorphose des dieux n’ont pas été improvisés par un « poète, poussé par le démon de l’écriture », incapable de « quitter son fauteuil pour vérifier ses dates », comme l’a insinué Germain Bazin. Il était inévitable que des ouvrages qui embrassent tout l’art du monde comportent çà et là des erreurs. Il y en a moins qu’on l’a prétendu parfois. La partie des notices consacrée à la réception critique établit d’ailleurs que la réaction des historiens de l’art n’a pas été unanimement négative, tant s’en faut. Ernst Gombrich a publié un compte rendu hostile de ce qu’il qualifiait de « rhapsodies sur l’art » en 1954, mais a souligné l’importance des « passionnants ouvrages sur la Psychologie de l’art » dans Art and Illusion en 1960. André Chastel a consacré des comptes rendus attentifs à chacun des ouvrages de Malraux lors de leur publication, qui culminent en un hommage au moment de la mort de l’écrivain : ces livres, écrivait-il, « ont complètement transformé le discours sur l’art dans notre pays et peut-être dans le monde ». Les illustrations appellent un examen attentif. Dès 1923, la découverte qu’il était possible de composer des images en un discours fut vraisemblablement à l’origine lointaine de la réflexion sur l’art de Malraux. L’Esquisse d’une psychologie du cinéma décrit la découverte de cette écriture nouvelle : « C’est donc de la division en plans […] que naquit la possibilité d’expression du cinéma – que le cinéma naquit en tant qu’art. […] À partir de là, il put chercher la succession d’images significatives. » On a souvent relevé la force des juxtapositions d’images qu’opère Malraux, la plus célèbre étant celle d’un ange de la cathédrale de Reims à une tête bouddhique du Gandhara. Mais l’on n’a sans doute pas assez porté attention à leur mise en séquences. Elles cessent alors de présenter sans plus des exemples ; elles élaborent un discours parallèle au texte, qui le croise et lui répond sans le redoubler. Ce discours appelle une lecture. Faire défiler les images des Voix du silence, ce n’est pas s’abandonner au plaisir banal de regarder de belles illustrations, c’est déchiffrer un texte iconographique qui joue des rythmes, des enchaînements, de la variation des formats, de l’alternance du noir et de la couleur, des changements d’échelle, des détails, du cadrage. Ce texte a un vocabulaire, une morphologie, une syntaxe. Il enchaîne en phrases de longues suites d’images, au terme desquelles la couleur joue souvent le rôle d’une ponctuation. Les noms d’Anne Lagarrigue et de Constance Clavel, qui l’ont édité, auraient dû figurer sur la page de titre au même titre que ceux des autres éditeurs. La comparaison avec les reproductions de l’édition originale des Voix du silence montre que chaque image a été traitée comme un cas d’espèce : les contrastes sont tantôt atténués (parfois trop, comme en IV, page 239, Un poète regarde la lune de Ma Yuan, où la lune a disparu), tantôt accentués. Le papier bible, mince, peu opaque, mat, ivoire, absorbe la lumière, atténue les contrastes, éteint les couleurs. Il n’y a pas là qu’un désavantage : combien de reproductions sur papier blanc glacé imposent-elles aux œuvres un éclat et une dureté que leurs originaux n’eurent jamais ? On trouve dans ces deux volumes de remarquables réussites en couleur, par exemple deux portraits de Rembrandt qu’on signale à cause de difficultés particulièrement grandes dans l’équilibre des tons ; les Cézanne, dont la palette s’accorde sans doute bien avec le fond ivoire du papier Pléiade, sont particulièrement convaincants ; la série des Goya dansSaturne, en noir et blanc, sépia et couleurs, est magnifique. Des difficultés apparaissent à l’occasion dans le rendu des rouges et de certains roses ; par exemple, celui du petit Bar des Folies-Bergère de Manet s’atténue en un pêche sale, si bien qu’on n’y trouve plus « la tache framboise derrière le corsage noir » dont Malraux fait l’éloge. Une œuvre d’art diffère toujours de sa meilleure reproduction, mais ces différences ne se traduisent pas toujours en perte : elles peuvent mettre en relief des détails, révéler certains de ses aspects, mieux faire voir sa richesse et sa profondeur. Et l’œuvre diffère toujours d’elle-même, si l’on ose ainsi dire, selon les heures du jour et les saisons : qu’on aille au Louvre par un après-midi de novembre ou un matin de mai, on ne verra pas les mêmes couleurs. Un éclairage artificiel n’apporte aucune vérité ; il retire à l’œuvre la vie que les variations du jour lui apportent. À quelle heure, en quelle saison, par quel temps les vitraux de Chartres sont-ils vrais ? Les couleurs d’un tableau valent par leurs rapports plutôt qu’isolément : non pas tel bleu ou tel jaune, mais leurs relations et l’harmonie qui en naît. Aussi peut-on admettre des transpositions qui n’altèrent pas ces rapports : La Lettre d’amour de Vermeer est passablement atténuée sans que sa vérité soit faussée. Rarement, l’image devient illisible, telle l’esquisse pour laPietà de Delacroix. Certaines reprises font apparaître des problèmes de constance, par exemple le Portrait de Taira Shigemori par Takanobu, reproduit trois fois : intégralement, légèrement recadré, réduit au buste. Dans aucun cas, on n’arrive à distinguer le motif noir sur noir du vêtement, certes difficile à rendre mais il était parfaitement lisible dans l’édition de 1951 ; le motif rose de l’éventail, visible dans un cas, ne l’est pas dans les deux autres, et on note des variations dans la couleur de la poignée du sabre et de son cordon, ainsi que dans la relation de la figure avec le fond. Plus grave, on s’avise d’une curieuse anamorphose de la tête, étroite et allongée ici, arrondie là. Elle signale des manipulations qui auraient pu autrement passer inaperçues. Le passage de l’édition de 1951 à celle-ci impliquait la transposition des illustrations d’un format presque carré à un format rectangulaire ; pour éviter de les réduire encore, il a fallu modifier le rapport entre leur hauteur et leur largeur. Parfois la reproduction est rognée sur les côtés, comme Les Régents de Frans Hals. Ailleurs, grâce à un ajustement rendu possible par le traitement informatique, ses proportions sont modifiées sans que son cadrage soit retouché : ainsi un fragment de La Déposition de la Croix des Heures de Rohan, ou le Portrait de Clemenceau par Manet. Une phrase de la « Note sur la présente édition » le signalait discrètement (nous soulignons) : « Les images devaient être réduites ; elles l’ont été,dans toute la mesure du possible, de manière que leurs proportions ne soient pas fondamentalement modifiées. » Un examen attentif montre que de telles anamorphoses restent à toutes fins utiles indétectables. Une manipulation comme celle qui dénature le Portrait de Taira Shigemori par Takanobu, décidément maltraité, reste l’exception. La maquette, dernier aspect de ce discours iconographique — sa syntaxe si l’on veut —, est une réussite indiscutable. Malraux avait apporté le plus grand soin à la disposition des images : donnons à ce mot la force qu’il a dans la rhétorique. Laisser courir le regard dans Les Voix du silence dans l’édition de 1951, c’était déchiffrer un ordre. L’édition de la Pléiade préserve cet ordre grâce à des transpositions subtiles. Une réussite si éclatante fait d’autant plus regretter la lacune béante de cette édition. On n’y trouvera pas les admirables suites iconographiques du Musée imaginaire de la sculpture mondiale : « Nous reproduisons le texte introductif de chacun des trois tomes du Musée imaginaire de la sculpture mondiale avec ses illustrations, mais nous ne reproduisons pas les centaines de photos qui constituent ensuite le corps de chaque volume », disent laconiquement les éditeurs. Or ces « centaines de photos » (a-t-on tort d’entendre un vague dédain dans cette expression ?) forment un texte de Malraux. Ce texte est fait d’images, certes, plutôt que de mots, mais de l’ouverture des Voix du silence aux dernières pages deL’Intemporel, Malraux a insisté sur le fait « qu’il existe une intelligence des images plus rapide que celle des idées ».Le Musée imaginaire de la sculpture mondiale est peut-être la pièce maîtresse de ses écrits sur l’art ; il en est à coup sûr la tentative la plus audacieuse. On y découvre une pensée en images. La note sur le texte ne laisse pas de doute sur les intentions de Malraux à cet égard : le manuscrit du premier volume, La Statuaire, comporte « des remarques concernant les reproductions et la mise en page » ; dans le dossier génétique du troisième, Le Monde chrétien, « une maquette illustrée contient de nombreuses corrections manuscrites (Malraux a même corrigé le texte de la plupart des légendes figurant sous les illustrations et se soucie explicitement du cadrage des œuvres reproduites) ». Les introductions, que l’on peut lire dans cette édition, perdent beaucoup de leur intelligibilité dès lors qu’elles ne s’appuient pas sur les suites iconographiques qu’elles ont pour fonction, précisément, d’introduire. Transposons ici ce que Malraux écrivait à un ami américain déconcerté par la peinture de Fautrier : « Je ne sais si les préfaces éclairent le lecteur ; la succession chronologique des œuvres, elle, éclaire le spectateur. » Rien ne s’opposait techniquement à la publication du Musée imaginaire de la sculpture mondiale en un volume de la Pléiade qui aurait formé le cœur de ces Écrits sur l’art ; les deux volumes de cette édition en apportent la démonstration superlative. On ne saurait trop regretter cette occasion ratée : il manque aux Écrits sur l’art leur clé de voûte. Les essais sur l’art de Malraux, dès la première version du Musée imaginaire en 1947, ont bouleversé le domaine alors un peu somnolent de l’histoire de l’art. Avec un brio, une audace et une autorité qui confinaient à de l’arrogance, quelqu’un prenait acte de la métamorphose de l’art depuis un demi siècle. On ne se donnera pas ici le ridicule de réduire en quelques paragraphes la pensée sur l’art de Malraux ; on s’en tiendra à l’intuition géniale du « musée imaginaire ». Elle permet de penser à la fois l’élargissement du domaine de l’art et la transformation des pratiques artistiques depuis la fin du XIXe siècle. La province familière du beau idéal grec et de la peinture européenne entre Florence et les Salons, longtemps tenue pour le tout de l’art, a été remplacée par un univers démesuré, de l’art magdalanéen et des sculptures gréco-bouddhiques du Gandhara aux masques africains, de la peinture Song aux reliefs mayas et aux portails romans. À une peinture fondée sur la représentation, s’est substitué, de Manet aux avant-gardes, un monde de l’art qui prétend à l’autonomie et métamorphose l’immense passé qu’il dévore. Qu’on relise l’ouverture magistrale des Voix du silence. Malraux y définissait, en cela plus historien que les historiens quoi qu’il s’en défendît, l’événement central de l’art moderne. Jusqu’à la méditation sur l’audiovisuel sur laquelle s’achèveL’Intemporel en 1976, Malraux n’a cessé de ramifier cette intuition et d’en déduire les conséquences, dans une démarche qui ne se donnait d’autre règle qu’un élargissement constant des perspectives. Aussi ces Écrits sur l’artsont-ils plus que des textes sur l’art. C’est sur la grandeur et la misère de l’homme que s’interroge dans ces pages inspirées un Pascal agnostique. On y bifurque imprévisiblement de l’analyse des œuvres d’art à la méditation sur l’histoire, sur le sacré, à une poésie oraculaire, à d’admirables prières comme l’invocation de Çiva dansant qui clôtL’Intemporel. On ne peut esquiver la question du style de ces livres. Il se révèle à la lecture infiniment varié, tout en contrastes, tour à tour familier, ironique, enjoué, grave, cicéronien et aphoristique, jamais neutre. Une telle écriture ne se comprend pas dans une conception décorative du style comme supplément de forme badigeonné sur une information préalablement mise en phrases dépourvues d’ornements. Elle est une méthode. Le texte de Malraux se charge toujours de sens, jusque dans les énumérations les plus risquées, qui ne semblent un entassement hétéroclite qu’à un lecteur trop pressé pour peser la valeur que porte chacun de leurs termes. Toute écriture impose ses exigences, minimales ici, extrêmes ailleurs, et il est clair que Malraux demande un réel effort à son lecteur. Celui-ci peut être frappé par des métaphores que souligne un rythme de poème : « Racine couronne comme un fronton de temple la civilisation dont il naît, Rembrandt couronne celle où il naît, comme le frémissant rougeoiement d’un incendie. » S’il s’en tient à ce choc, ce lecteur n’a rien lu, parce que ces métaphores, qui remplacent de longs, de pesants développements, portent une pensée. Une page magnifique sur la langue que la douleur humaine peut entendre culmine dans cette phrase : « La première prédication chrétienne à Rome fut invincible parce qu’elle disait à une esclave, fille d’esclave, qui voyait mourir en vain son enfant esclave né en vain : « Jésus, fils de Dieu, est mort torturé sur le Golgotha pour que tu ne sois pas seule devant cette agonie ». » C’est une phrase, certes, aussi calculée qu’une phrase peut l’être. Mais a-t-on jamais expliqué en moins de mots l’improbable triomphe d’une secte, qui n’était pas encore l’Église, sur la Ville qui accueillait indifféremment tous les dieux ? On ne saurait toutefois réduire Malraux à ce sublime : quelques pages auparavant, on avait lu le récit familier de la visite de Lénine à Cassis par un garagiste à qui « l’inspecteur de la Shell » a ensuite « fait installer la pompe ». On a pu dire des symphonies de Bruckner que l’écart entre les passages les plus retentissants et les moments les plus doux y est particulièrement marqué ; sans doute pourrait-on en dire autant des symphonies verbales que sont Les Voix du silence et La Métamorphose des dieux. Mais on n’oubliera pas qu’elles portent, jusque dans leurs grands écarts stylistiques, une pensée.

Comptes rendus

Aragon. Pierre Daix, Aragon. Une vie à changer (Tallandier, 2005, 595 p., 26 €). Réédition augmentée et corrigée de cette grosse biographie, écrite par quelqu’un qui, de 1947 à 1972, fut très proche de l’écrivain. De la vie d’Aragon comme de son œuvre, il y a évidemment beaucoup à dire. Pierre Daix ne se dissimule pas que, sur le tard, Aragon s‘est soigneusement appliqué à gommer certains épisodes de sa vie, ou bien à leur donner une interprétation controuvée. En ce sens, sa biographie n’est nullement une hagiographie. Sa parfaite connaissance de l’œuvre (y compris l’œuvre poétique) lui fait multiplier, à bon escient, les analyses et les citations. Aragon écrivain en sort-il grandi ? C’est difficile à dire, tant il y a toujours chez lui un désir de briller, d’éblouir, qui va presque jusqu’à la faconde d’un rhéteur. « Je suis pourri par le goût de séduire. À toute heure cela me reprend », avouait-il dès sa jeunesse. On pourrait le rapprocher de Barrès, à cause de leur courbe idéologique à tous les deux (avec Elsa en plus, évidemment, dans le cas d’Aragon), mais aussi de Cocteau. Un Barrès mâtiné de Cocteau, en somme ? En effet. S’il n’est pas douteux qu’Aragon est, sur un certain plan, un disciple de Barrès, son mimétisme de Cocteau est également indéniable. Il existe notamment une lettre de lui à ce dernier, écrite de Sarre le 11 mars 1919, et qui constitue un véritable exercice d’admiration et de séduction. Les périodes « pré-dada », puis « dada » d’Aragon sont longuement retracées par Pierre Daix, qui souligne que « c’est donc entre octobre 1917 et juin 1918 que tout s’est joué dans les conversations avec Breton ». Reste que, durant un certain temps, Aragon était un peu éclipsé, dans l’esprit de ce dernier, par l’ombre de Jacques Vaché. Durant toute sa période surréaliste, Aragon était constamment en porte-à-faux dans le groupe, à cause de sa passion pour le genre romanesque, condamné par Breton et ses disciples. Même s’il donna des gages en écrivant des poèmes et des textes non romanesques, il persista dans son goût, ce qui ne fut pas sans lui causer des problèmes. On voit aussi, dans le livre, toute l’importance qu’eut pour l’Aragon des années 1923-25 l’amitié avec Drieu La Rochelle et « l’intensité de leurs relations d’alors », relations qui, indique l’auteur, allèrent assez loin, sans parler de leur rivalité amoureuse auprès de Eyre de Lanux. Pierre Daix rappelle aussi que ce fut Drieu qui finança le fameux pamphlet Un Cadavre. À propos des amours d’Aragon, des précisions nous sont données sur ses rapports avec Eyre de Lanux, Denise Lévy, Clotilde Vail, Nancy Cunard… Quant à Elsa, on ne connaît pas, précise Pierre Daix, sa réaction lorsque parut le fameux album érotique confectionné par Aragon et Péret : 1929. La rencontre avec Elsa et le congrès de Kharkov précipitèrent la rupture avec Breton, qui intervint après l’affaire de Front rouge, ce poème si typique d’Aragon et qui, comme le remarque Pierre Daix, montre bien toute sa « démesure ». Il n’est pas besoin d‘insister non plus sur le rôle joué par Elsa dans la rupture d’Aragon avec les Surréalistes et son ralliement au communisme orthodoxe : « À l’évidence, c’est Elsa qui en a été la médiatrice », peut affirmer Pierre Daix. Si Aragon croira et surtout fera croire pendant près de quarante ans que l’U.R.S.S. était un paradis, sa foi lui faisait parfois reculer les limites du ridicule, ainsi à propos de l’affaire du « smoking aphrodisiaque » comportant des gobelets pleins de lait, exposé par Dali, et qui lui faisait écrire : » Assez d’excentricités de Dali ! Le lait sera pour les enfants des chômeurs ». De même, en 1933, il lancera un vibrant appel, exhortant Céline à aller en U.R.S.S. : « Allez Céline, allez là-bas voir ce que c’est que la jeunesse née de la Révolution ! Là-bas, non point pour le plaisir d’un médecin de quartier dans son coin, se développe à millions d’exemplaires la femme dont vous n’avez qu’entrevu l’idéal fardé…» On sait quel sera le résultat de cet appel : Mea culpa. On trouvera plus loin, dans le livre, un autre morceau d’anthologie, celui sur « l’extraordinaire expérience du canal de la mer Blanche à la Baltique »… creusé par des bagnards et des déportés, tous enthousiastes, cela va de soi. La liste serait longue, il faudrait aussi y inclure la justification du pacte germano-soviétique dans Les Communistes, les déclarations sur la mort de Paul Nizan, etc. Autant d’exercices rhétoriques où Aragon était passé maître. Il pouvait même, à l’occasion, rivaliser sans effort avec le meilleur Déroulède ou le meilleur Théodore Botrel : « C’est rue Lafayette au 120 / Qu’à l’assaut des patrons résiste / Le vaillant Parti communiste / Qui défend ton père et ton pain. » Passons sur la Résistance, pour en arriver aux années 1950, à l’Aragon stalinien de la guerre froide. Pierre Daix ne ferait-il pas largesse à son lecteur d’une certaine dose de naïveté, lorsqu’il écrit : « Aragon et Elsa, à l’époque, n’en savaient, semble-t-il, guère plus que le commun des mortels et ne suspectaient pas en Jdanov l’assassin en chef des intellectuels tant soit peu indépendants » ? Qu’importe, puisque la vérité officielle suffisait amplement au poète qui avait écrit : « Vive le Guépéou, véritable image de la grandeur matérialiste ! ». Pierre Daix peut donc noter : « Il s’est fort peu expliqué par la suite sur cette période noire », et, ailleurs : « La politique demeura jusqu’au bout un domaine où tout révision demeurait interdite ». Oui, et à tel point qu’aujourd’hui encore, dans les pays de l’Est, on dit « un Aragon » pour désigner un thuriféraire du stalinisme et des gauleiters locaux. Il est cependant dommage que le biographe n’ait pas rappelé une petite scène dont nous fûmes modestement témoin. Lors d’une manifestation d‘étudiants le 9 mai 1968 sur le boulevard Saint-Michel, on apprit soudain qu’Aragon se trouvait parmi la foule (vêtu d’un élégant costume bleu pétrole, qui devait être signé Cardin). Certains proposèrent de lui donner la parole avec un porte-voix, ce qui déclencha force huées et protestations. Daniel Cohn-Bendit prit alors le micro et dit « Camarades, tout le monde a la parole, y compris les canailles staliniennes ! ». Aragon bafouilla quelques mots, pour dire qu’il allait consacrer aux étudiants le prochain numéro des Lettres Françaises, ce qui n’eut pas l’air enthousiasmer l’assistance, qui attendait autre chose. La fin de cette biographie fait défiler des images pieuses : le couple Aragon-Elsa, Maurice Thorez, Benoit Franchon, Jacques Duclos (dont Aragon nous apprend que, dans ses Mémoires, il « a parlé assez largement de Lautréamont, à sa manière à lui, bien entendu »), Georges Marchais, Roger Garaudy… Pierre Daix ne se prive pas cependant de rappeler : « C’est Elsa qui a pris le commandement de leur couple et sur ce qui est en son cœur même : la relation avec l’Union soviétique ». On ne saurait mieux dire, même si, plus loin, l’auteur nous assure un peu généreusement, à propos des derniers livres d’Elsa : « La conteuse avait atteint à cette grâce qui n’est que dans Mozart ». Ces quelques réserves faites, on a là une biographie précise, assez complète (cependant, Jean Ristat n’y est guère évoqué) et bien documentée. Une fois sa lecture terminée, on se prend cependant à songer que le mot terrible de Dali sur Aragon n’est peut-être pas si inexact ni si injuste : « Tant d’arrivisme pour si peu d’arrivage ! ».

Bohèmes. Marc Partouche, La Lignée oubliée : bohèmes, avant-gardes et art contemporain de 1830 à nos jours(Al Dante, 2004, 376 p., 18 €). L’ambition de cet ouvrage est de mettre à jour la filiation qui unit, dans un semblable rapport à l’art et à ses institutions, la bohème romantique, les fumistes et décadents de la fin du XIXe siècle, les avant-gardes des années 20 et certains artistes (ou groupes d’artistes) contemporains. L’auteur se propose de retracer, au travers d’une vaste synthèse, une histoire « parallèle » de l’art qui s’est constituée en marge de l’« histoire académique » : celle d’une « lignée oubliée » qui, par ses pratiques subversives, a contribué à perturber, avec plus ou moins de succès et de reconnaissance, le système des valeurs artistiques durant plus de deux siècles. Cherchant à ouvrir une « perspective neuve par la relecture de faits connus », Marc Partouche s’est attaché à préciser le fonctionnement de ces groupes d’artistes en mettant l’accent sur la dimension collective de leur projet. Ce sont d’ailleurs les analyses consacrées à cette dynamique « groupiste » qui s’avèrent les plus convaincantes, tirant parti des outils forgés par la sociologie de la littérature pour étudier les phénomènes de sociabilité littéraire. Même si l’auteur n’évite pas l’approche monographique dans certains chapitres consacrés à des personnalités saillantes, comme Murger, Satie, Duchamp ou Tzara, son attention se porte plus particulièrement sur le rôle des amitiés et des solidarités artistiques, des revues et des pratiques de publication collective, des cafés et autres lieux de rencontre stratégiques (salons, cabarets, clubs, etc.). Pour Marc Partouche, la première bohème romantique inaugure cette forme de sociabilité qui a pour caractéristique de fondre, en une même temporalité, vie et œuvre. Il y voit la première apparition d’une attitude artistique collective qui met en crise la société et ses règles. Cette attitude se traduit par un mode de vie, des pratiques d’écriture et d’édition, des mécanismes de solidarité qui ouvrent dans le monde de l’art un espace social où s’élaborent les entreprises artistiques les plus audacieuses, opposant aux formules consacrées et à l’art « officiel » le rire, la dérision, le détournement et la mystification. La « lignée » exhumée par l’auteur se manifeste de manière particulièrement dynamique durant les dernières décennies du XIXe siècle avec les Hydropathes, Zutistes, Hirsutes et autres Incohérents, que Daniel Grojnowski s’était déjà attaché à réhabiliter dans ses publications éclairantes sur le fumisme et le rire « fin de siècle ». Reprenant en grande partie ces analyses, Marc Partouche s’en écarte cependant en refusant de considérer cette effervescence « fin de siècle » comme une avant-garde avortée : il y voit plutôt la préfiguration des avant-gardes du siècle suivant. C’est dans cette perspective que s’inscrit son analyse des Incohérents, dont les Salons renouvellent l’art, selon lui, « en expérimentant des formes visuelles qui seront largement reprises par les avant-gardes du début du siècle suivant », comme le monochrome, la performance ou encore l’installation. Cette volonté de construire son objet à toute force engage parfois l’auteur de La Lignée oubliée sur une voie que se sont refusés à emprunter Daniel Grojnowski comme Bourdieu, plus attentifs au rôle des institutions qu’à l’innovation formelle pratiquée par ces artistes, qui n’étaient pas tous, selon Marc Partouche, des « blagueurs » condamnés à être récupérés (mais aussi discrédités) sous les auspices de la « bonne humeur ». La prise en considération de l’état du champ et des phénomènes de réception engage pourtant à une certaine prudence, qui incite à relativiser l’idée que ces artistes auraient tout inventé. Marc Partouche franchit ce pas, se démarquant de l’analyse de Bourdieu, en affirmant que « les expériences menées par les Incohérents aboutissent directement aux révoltes artistiques des années 1920 », Dada faisant passer leur travail dans le domaine du « grand art » et du « sérieux ». Affirmation quelque peu tempérée dans un autre passage de l’ouvrage, où l’auteur prétend que cet esprit nouveau qui a imprégné les expériences artistiques de la fin du siècle, a produit dans la société « des secousses profondes et souterraines, dont on ne peut imaginer qu’elles n’aient pas eu une influence, au moins indirecte, sur tout un pan de l’art qui a suivi ». Pour préciser cette influence, directe ou indirecte, il aurait peut-être fallu s’attarder, dans une mise en contexte historique plus fouillée, sur les éléments (les orientations politiques, par exemple) qui distinguent les groupes du XIXe siècle de leurs prétendus héritiers du siècle suivant. À trop vouloir mettre en avant ce qu’ils ont en commun, l’analyse procède parfois par simplifications (et répétitions), s’écartant de l’ambition initiale qui était pourtant de préciser les modes de fonctionnement de ces groupes. Le recours à un concept comme celui de la légitimité artistique aurait très certainement permis de nuancer certaines analyses sans remettre totalement en question le point de vue de M. Partouche, qui se raidit parfois en parti pris. La question des redécouvertes et des réhabilitations, par exemple, invitait à examiner avec précision la dette que les mouvements du XXe siècle reconnaissent véritablement à l’égard de leurs « prédécesseurs » du XIXe siècle. Cette question est abordée à plusieurs reprises (dans l’analyse consacrée au Collège de ’Pataphysique, notamment), mais pas approfondie de manière systématique. On regrettera d’ailleurs que la partie concernant le XXe siècle, dont l’auteur est pourtant spécialiste, soit moins fournie que les chapitres consacrés au siècle précédent (où l’on a repéré quelques erreurs dans les noms d’auteurs ou titres d’œuvres : Jules Romain pour Romains, Hans Ryner pour Han Ryner, Samuel Dinah, de Félicien Champsaur, pour Dinah Samuel). C’est pourtant dans cette seconde partie que résidait l’originalité du projet et l’essentiel de la démonstration, à savoir comment les pratiques initiées par les bohèmes, décadents, etc., se répercutent et trouvent finalement leur légitimité dans les mouvements avant-gardistes du XXe siècle (de Dada au Situationnisme, de Panique à Fluxus, des Nouveaux Réalistes à Présence Panchounette). Il faut également déplorer l’absence de conclusion en fin d’ouvrage, absence qui semble indiquer que le programme annoncé n’a pas été tout à fait accompli et qu’une partie de l’histoire de cette « lignée oubliée » reste à écrire. En dépit de ces réserves, il faut reconnaître que l’ouvrage, ambitieux, propose une utile synthèse qui couvre une période vaste, au sein de laquelle les filiations et interactions méritent sans doute d’être interrogées. On apprécie à ce titre le souci de l’auteur de traiter l’ensemble du champ artistique, en mettant à jour les solidarités entre écrivains, peintres et musiciens, voire autres acteurs du champ social. Les références aux œuvres plastiques sont nombreuses et font parfois l’objet d’analyses assez fouillées : on regrette l’absence d’un dossier iconographique qui aurait permis au lecteur d’éclairer son parcours à travers les Salons, expositions et autres manifestations évoquées.

Céline. Philippe Roussin, Misère de la littérature, terreur de l’histoire : Céline et la littérature contemporaine(Gallimard, 2005, 760 p., 31,50 €). Fruit de quatre années d’un travail studieux, ce « pavé » paraît d’abord s’inscrire dans une volée très tendance cet an-ci : le « basculement des statues » (suivant le vertueux principe : il est des morts qu’il faut qu’on tue). Les Vérités inavouables de Jean Genet d’Ivan Jablonka et Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie d’Emmanuel Faye sont de cette veine : aux lecteurs cultivés, elle offre l’occasion d’en débattre haut et ferme, en superposant leurs voix comme si le sort de l’Europe leur incombait. Cette étude-ci est plus solide, bien moins tendancieuse. En vue, nous dit le prière d’insérer, de dégager les éléments qui « à partir de Céline » ont déterminé « un basculement qui fit que la littérature décida d’avoir pour objet celui même du politique en régime démocratique »,l’important travail documentaire de ce chercheur au CNRS assemble et articule des citations parfois très longues (jusqu’à une page) issues de plumes fort diverses : littérateurs de l’entre-deux-guerres (Morand, Cendrars, Bataille, Blanchot, vingt autres), linguistes (Vendryes, Bally, Darmesteter) et écrivains (Ramuz, Queneau) ayant traité du clivage de la langue entre écrit et parlé, penseurs penchés sur le problème de la rhétorique et de la terreur (essentiellement Paulhan, dont les essais lumineux sont toujours à relire et que Roussin ranime à très bon escient), tenants de la rationalité moderniste qui, vers 1925, se déclinait en fordisme, constructivisme (Le Corbusier), hygiénisme, biologisme, bientôt racisme, l’une d’ordre littéraire pour remettre le roman célinien dans la lignée du roman picaresque (où tout s’envisage au point de vue d’un anti-héros peu agissant, soumis aux incertitudes du moment), l’autre dans l’ordre politico-journalistique : rappel des proses de Marat (L’Ami du peuple) et d’Hébert, (Le Père Duchesne) et des mazarinades, genre imposant au libelliste de vaticiner au prorata des préjugés d’un peuple en émoi. L’option pour un certain langage « peuple », aux antipodes d’un Mallarmé, incline, si l’on n’y prend pas garde, à dégoiser à l’unisson des populaces, tirant sa matière de folliculaires contemporains. Roussin rappelle que les Bagatelles furent, pour partie, écrites à partir de collages prélevés dans une certaine presse droitière. En mettant en avant un I (l’écriture) qui avait pris le pas sur une passion (la médecine), Céline repenti – « le con ! », dira-t-il sobrement pour résumer son parcours – donnerait, en somme, raison à Gracq selon qui Céline aurait « suivi son clairon ». Mais, biographiquement, c’est négliger toute la période précédant l’invention du pseudonyme Céline, période que Philippe Roussin met bien en valeur, alors que le docteur Destouches n’était point ce brave médecin de banlieue qu’il campera en harmonie avec son profil « de gauche », mais un fordiste tout à fait opposé à une médecine de la personne, complètement acquis à la médecine collectiviste, celle dont le docteur Carrel (Alexis) se faisait alors le chantre en promouvant l’eugénique éradication des inaptes. Le scandale n’est ici qu’a posteriori : au nom de la stabilité de certaines vérités acquises, le lecteur contemporain tend à juger a priorimonstrueuses des options qui, avant 1945, pouvaient se réclamer de la raison la mieux fondée. Que leur opposer, sinon une morale qui dès lors battait de l’aile ? Une esthétique ? Une métaphysique ? Celle qui, par exemple, aux fatigants angles droits de Corbu, opposait, via Dali élève de Gaudi, les peu pratiques mais significatives portes en mou de veau ? Bien que le ton de l’auteur puisse suggérer, ici ou là, quelque penchant au jugement négatif implicite, il conserve, la plupart du temps, une impartialité convenable. S’il ne nie pas que Céline avoisine, par des traits d’autobiographie évidents, le courant qui, de Restif à Christine Angot, en passant par Zola et tous les Naturalistes, étale sur la place le linge sale que des conteurs plus raciniens lavent en famille (dans le sang, souvent), il ne voit pas là un trait bien marquant du roman célinien, crédité à meilleur droit d’avoir, via l’oral, réintroduit dans la prose française imprimée une dimension poétique autrement plus charnue que la poésie d’un Giraudoux, plus remuante que celle d’un Barrès jouant sa partie Déroulède — ce qui fait le prix de Céline pour un Claude Simon, une Nathalie Sarraute, une Marguerite Duras. Queneau, le plus drolatique de nos grands mélancoliques, n’a jamais désavoué son affiliation à l’auteur du Voyage, tandis que Nord, Rigodon, peuh peuh, puis toutes ces Féeries ! peuh. Ce gros bouquin est à recommander et le recenseur suggérerait à l’éditeur les améliorations physiques que, quant à lui, il apporterait s’il en possédait la version numérique, ici jalousement couvée par Gallimard. D’abord, au lieu de présenter le tout d’un seul tenant en un sempiternel Times corps 12 ou apparenté, qui rend impossible de juger d’un coup d’œil, au hasard du feuilletage, quelle plume écrit quoi, et sachant que, chez le nouveau riche, les fontes sont disponibles par milliers, il conviendrait d’imprimer, margés de justes retraits : 1) tous les extraits de Céline en (par exemple) Bodoni corps 10 ; 2) tous les extraits d’auteurs scientifiques en Helvetica corps 9 ; 3) tous les extraits des collègues gallimardesques de Céline en Garamond corps 10, etc. (pas plus de dix fontes mais au moins quatre). Une telle mise en page pédagogique rendrait justice au côté « anthologie » de ce choix éclairé et simplifierait beaucoup la consultation d’un ouvrage appelé à faire référence. Ensuite, il eût fallu donner à l’index toute l’ampleur qu’il exige : il comporte en effet de graves lacunes : même Hébert (Jacques), important tournant, n’y figure point.

Denoël. A. Louise Staman, Assassinat d’un éditeur à la Libération. Robert Denoël (1902-1945), traduit de l’américain par Jean-François Delorme (e-dite, 2005, 340 p., 20 €). Toutes nos félicitations à la personne chargée de corriger les épreuves ! Elle compète aussi visiblement en français qu’en littérature : « soisante et onze », « ils ont attendu que Denoël meurt », « et cela souciait Bidault », « peut avant ou immédiatement après », etc. Quelques perles sont merveilleuses, ainsi : « compte de fée ». Une est tellement belle qu’on la trouve répétée quatre fois (sic) : « sous scellée ». Quant aux noms estropiés, on ne les compte plus : « le célèbre collectionneur Léon Bartou », « Antonin Coulet-Tessier », « Sommelweiss », « Gertrud Stein », « Dr Roquès », « professeur Montadon », « Charles Mauras », « Robert Anon ». Bagatelles pour un massacre est tantôt écrit sans s, tantôt avec s : au petit bonheur la chance… À cet égard, le livre est exécrable. Pourtant, il ne manque pas d’intérêt sous d’autres aspects. L’assassinat de Denoël le 2 décembre 1945 était resté un mystère, et voici qu’une universitaire américaine a décidé de reprendre l’enquête à zéro en profitant de l’ouverture de certaines archives françaises. L’entreprise était bien nécessaire, car, comme le démontre ce livre, il n’y avait jamais eu, à l’époque, d’enquête véritable. Mais pourquoi faut-il que A. Louise Saman ait choisi « une forme plus romancée que strictement universitaire » et qu’elle ait « voulu apporter une certaine licence poétique en ajoutant des dialogues » ? Ces dialogues inventés sont bien gênants. Oui, oui, l’auteur a voulu faire plus « vivant »… A. Louise Staman semble cependant ignorer qu’on peut rendre vivant un ouvrage d’érudition, même universitaire — mais pour cela, dame ! il faut pas mal de travail supplémentaire, et un certain don. Revenons à son enquête, qui se trouve englobée dans une sorte de biographie de Denoël. En 1945, cet éditeur restait, avec Grasset, le plus redoutable concurrent de Gallimard. Il était surtout infiniment plus redoutable que Grasset, car il savait parfaitement à quoi s‘en tenir sur les menées collaborationnistes, durant la guerre, des éditeurs français. L’auteur écrit même qu’il était, avec Drieu La Rochelle et Otto Abetz, celui qui en savait le plus à ce sujet. Or, Denoël fut assassiné quelques jours avant l’ouverture de son procès, pour lequel il avait préparé un dossier de défense explosif, démontrant, pièces en main, que presque tous les éditeurs français avaient collaboré. Voilà qui devait donner froid dans le dos à certains de ses collègues. Le livre montre bien que ce dossier de défense (que Denoël portait avec lui ce soir-là et qui ne fut jamais retrouvé, pas plus que le double qu’il en avait établi) est au centre même de cette ténébreuse affaire, en même temps qu’une mallette de lingots d’or. Le rendez-vous qu’il avait au moment même de son assassinat était un traquenard : il s‘agissait de lui ravir son dossier et de faire croire à un crime crapuleux. Encore plus au centre, s’il se peut, se trouve la redoutable Jean Voilier (alias Jeanne Loviton), ex-Mme Pierre Frondaie, puis maîtresse de Valéry, puis de Denoël. Elle ne fut jamais inquiétée, bien que son témoignage sur le soir du crime, où elle accompagnait Denoël, fût extrêmement suspect : « En un mot, il n’y eut tout simplement pas d’enquête. Les déclarations de Jeanne Loviton furent prises pour parole d’évangile et personne ne prit la peine de s’attarder sur la chronologie des faits. » Sa complicité dans le meurtre ne fait cependant aucun doute pour qui accumule les preuves à charge. Mieux encore, Jean Voilier réussit, par un ahurissant tour de passe-passe, à s’emparer de la maison Denoël, qu’elle revendit ensuite à Gallimard. Autre exploit, celui-là vraiment méritoire : elle persuada la justice que la maison Denoël n’avait jamais collaboré ni même dérapé (elle avait pourtant publié la fameuse collection antisémite « Les Juifs en France »). Explication : Jean Voilier « était devenue l’une de ces intouchables de la société française ». L’impunité incroyable qu’elle bénéficia jusqu’à sa mort, en 1996, s’explique par ses hautes relations politiques et autres, et aussi, sans doute, par le fait que, le 2 décembre 1945, elle avait rendu un signalé service à certaines personnes assez puissantes. Le livre ne nomme pas ces personnes, mais on peut sans doute les deviner. En 1950, Cécile Denoël perdit le procès qu’elle avait intenté contre Jean Voilier. Celle-ci avait également fait main basse sur bien des papiers personnels de Denoël et, lorsque le tribunal lui demanda ce que signifiaient ses voyages en Suisse et en Belgique peu après le crime, elle répondit que c’était « pour raison de santé » : elle fut crue sur parole. Toute cette affaire est bien édifiante sur les dysfonctionnements de la Justice française et l’intervention des politiques (Bidault et autres) pour que leur chère amie soit laissée tranquille. Flétrir la Justice de Vichy est facile, mais celle des années 1945-50 ne semble pas avoir été très reluisante non plus. Sur le plan littéraire, on apprend de curieuses choses, notamment sur Pierre Frondaie. Passons sur les portraits de Céline, présenté comme un bouc puant et effroyablement vulgaire ; d’Artaud, « génie fou à lier », « acteur exécrable » : tout cela est destiné au lecteur américain moyen. On parle aussi des « premiers travaux de Jean Genet », comme si celui-ci était un sociologue ou un astrophysicien ! Sur Valéry, cette énorme contre-vérité : « Ses poèmes les plus célèbres ne traitent cependant ni de femme ni d’amour romantique. Paul Valéry avait la réputation d’être misogyne. » A. Louise Staman, qui n’a sûrement jamais lu ni La Jeune Parque, ni Anne, ni aucun poème de Valéry, se moque ici de nous. Valéry misogyne ! Pourquoi pas Rabelais puritain ? L’auteur s’étonne aussi que les spécialistes de Valéry aient « tout bonnement ignoré » Jean Voilier. Mais c’est qu’ils ont peu parlé, en général, des diverses amours de Valéry, dont la liste est assez longue : Catherine Pozzi, Renée Vauthier, Edmée de La Rochefoucauld, Renée Vauthier, Émilie Noulet, Jean Voilier, etc. Et puis, la famille Valéry faisait bonne garde. Ce n’est que depuis dix ou douze ans qu’on parle de Catherine Pozzi. Mais, pour Jean Voilier, qui fut son dernier amour, Valéry tenait beaucoup à elle, physiquement d’abord. Nous avions jadis connu l’homme qui apprit à Valéry proche de sa fin, que Jean Voilier allait se marier : il nous assura que le poète chancela, puis perdit connaissance. Certaines lacunes et inexactitudes de l’auteur n’ont cependant pas échappé à l’éditeur, qui a éprouvé le besoin, par exemple, de rectifier l’affirmation selon laquelle, dès 1936, les lois françaises reflétèrent déjà « l’antisémitisme grandissant du pays », lequel ne se manifesta officiellement qu’en 1940. Maintenant, le plus curieux du livre est la réticence de l’auteur à dire clairement ce qu’elle croit avoir découvert, tout en le laissant entrevoir par d’étranges contorsions. Voulait-elle ainsi ménager la mémoire de la principale suspecte ? On souhaiterait que cette enquête fût un jour reprise sérieusement, sans dialogues inventés, et avec des conclusions moins tarabiscotées ou escamotées, par quelqu’un qui fût plus philosophe que A. Louise Staman : « À quelque point qu’en frémissent les hommes, la philosophie doit tout dire » (Sade).

Maudits. Pascal Brissette, La Malédiction littéraire. Du poète crotté au génie malheureux (Presses de l’Université de Montréal, 2005, 410 p., 31 €). La littérature peut faire votre malheur. Mais comme l’inverse est vrai aussi (le malheur peut faire de vous un grand écrivain), tout espoir n’est pas perdu. Telle est la thèse que montre brillamment cette étude d’un chercheur postdoctoral de l’université de Montréal, et il faut féliciter Benoît Mélançon de l’avoir accueillie dans sa collection Socius, consacrée aux interactions de la culture et de la société. Interactions bien difficiles, dans le cas qui nous occupe. Pascal Brissette a choisi de faire le point sur la figure de l’écrivain malheureux, telle qu’elle s’est popularisée au XVIIIe et au XIXe siècle. Son ouvrage est divisé en deux parties. La première montre la formation d’une topique du « malheur des lettrés », qui remonte à l’Antiquité classique et au Moyen Âge. Mélancolie, pauvreté, persécution : les maux dont souffrent les écrivains ne datent pas d’hier, et Pascal Brissette s’attache à rendre visibles les filiations parfois secrètes qui relient sous cet aspect l’époque moderne aux temps plus anciens. D’Aristote à Tissot (moins célèbre pour son traité De la santé des gens de lettresque pour ses mises en garde contre l’onanisme, quoique les deux thèmes ne soient peut-être pas sans rapport), du pitoyable Rutebeuf au non moins pitoyable Gilbert, du sage Boèce à l’astucieux abbé Morellet, qui sut faire de la Bastille un tremplin littéraire, le parcours est convaincant, qui prépare l’apparition des grandes figures de la malédiction littéraire à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Dès lors, soutient Brissette, l’infortune ouvre paradoxalement à l’homme de lettres les portes de la gloire. La topique devient tactique. C’est tout l’objet de la seconde partie, qui met en lumière quelques cas exemplaires des temps modernes : Rousseau, qui capitalise le malheur avec le plus grand succès public ; Chateaubriand, qui pose en martyr de la Révolution ; les suicides romantiques ; l’exil anglo-normand de Hugo. Les grands noms sont bien présents, mais aussi certains moins attendus : les pauvres Escousse et Lebras, qui en 1831, après avoir fait un four au théâtre, allumèrent un réchaud chez eux et assurèrent au moins le plein succès de leur suicide par asphyxie, ne font pas oublier l’inquiétant Lacenaire, lequel, pour mieux faire connaître ses poèmes, décida de passer à la guillotine, comme d’autres àApostrophes. C’est dire la richesse d’information d’un volume qui fait appel à toutes les ressources documentaires disponibles, et en particulier à l’iconographie, présente sous la forme de onze illustrations de bonne qualité et dûment commentées. Matériellement, le livre est lui-même élégant, et la plume alerte et ironique de l’auteur tire le sujet beaucoup plus du côté du rire que de celui des larmes. La lecture en est donc plaisante et instructive, en dépit de quelques rares maladresses de style (on notera simplement un tic désagréable, peut-être un anglicisme, page 206 : « l’œuvre lue, qui en est une « de génie” », que l’on retrouve page 331 : « son crime en est un qui s’énonce »). Quelques redites auraient pu être évitées : Stello est analysé une première fois en note, page 299, puis une seconde fois dans le corps du texte avec des formules presque identiques, page 317. Mais il ne s’agit que de vétilles dans un projet qui brasse et maîtrise une quantité aussi considérable de savoir. Le problème serait plutôt : où s’arrêter ? Puisque Pascal Brissette fait le choix explicite de ne pas déborder sur le XXe siècle, on ne lui fera pas le reproche malhonnête de n’avoir pas poussé son exploration du malheur des lettrés jusqu’à la situation contemporaine et à ceux qu’on appelle désormais les intellos précaires. Plus ennuyeuse cependant est la décision de ne pas aborder de front la question rebattue des poètes maudits : Baudelaire et Verlaine sont tout bonnement laissés de côté, sans explications excessives. Pour un ouvrage qui s’intitule La Malédiction littéraire, c’est presque une tromperie sur la marchandise. Inversement, on y trouve les cas de Lacenaire et de Hugo qui, si intéressants soient-ils, restent relativement marginaux par rapport à la thématique générale, dans la mesure où, avec eux, on a moins affaire à des figures passives et victimaires qu’aux hérauts actifs et offensifs d’une revendication sociale, pour le premier, et politique, pour le second. On n’est pas étonné alors d’apprendre que les développements qui les concernent proviennent d’articles déjà publiés, qui semblent avoir été raccrochés de manière un peu lâche au reste du livre. Peut-être ce flou dans la définition du sujet provient-il d’un autre flou, de type épistémologique. Bien sûr, on ne peut qu’aller dans le sens de l’auteur, lorsqu’il refuse tout net le réductionnisme sociologisant dont Pierre Bourdieu est le représentant le plus fameux, même si à l’occasion Pascal Brissette ne dédaigne ni l’analyse sociologique ni les motivations de type stratégique. Mais les concepts de mythe et de « discours social », rapportés à Marc Angenot (pour qui l’auteur exprime dans ses remerciements une estime hyperbolique), ne semblent guère suffisants pour justifier la démarche générale de l’étude : écrire que le mythe suit les règles du discours social (page 369) relève plus de l’évidence que de l’explication proprement dite. On ne comprend pas très bien comment et pourquoi on passe de la simple topique du malheur des lettrés à son actualisation historique. Concrètement, pourquoi placer l’abbé Morellet dans la première partie et le Rousseau des Confessions, pourtant son exact contemporain, dans la seconde ? La tactique de l’un est-elle moins réelle que celle de l’autre ? Par ailleurs, mettre arbitrairement l’accent sur l’enthousiasme des rousseaulâtres laisse accroire que seuls des écrivains malheureux et persécutés bénéficièrent de cet honneur. Mais quand on se rappelle que, de son vivant comme après sa mort, Voltaire, qui n’avait rien d’un pauvre hère, eut aussi droit à ce même culte, on comprend que la réalité fut un peu plus complexe : le malheur ne fut pour rien dans ces accès d’idolâtrie ; ce fut pour elle-même que la littérature dans son ensemble jouit alors d’un prestige inégalé. Bref, parler de mythe à ce sujet, c’est en dire trop ou pas assez : si le mythe n’est qu’un fait de discours sans rapport avec la réalité, un simple lieu commun, comme semble l’indiquer le ton constamment ironique employé par l’auteur, on se demande ce qui le distingue de la pure topique ; mais si, au contraire, il cristallise dans le discours des éléments de la réalité sociale, alors on aimerait savoir pourquoi il apparut à tel moment plutôt qu’à tel autre et quelle transformation de la littérature, quel nouveau rapport au politique il impliqua. Il s’agit de problèmes complexes, évidemment, et on ne saurait tenir rigueur à qui que ce fût de ne pas les avoir définitivement résolus. Les travaux historiques sur la longue durée sont suffisamment rares pour être salués. Pascal Brissette a donné un livre important qui, par l’ampleur de son contenu et la clarté ferme et subtile de son propos, pose autant de questions essentielles sur l’histoire de la littérature : comme dit le poète (ou presque), il a fait la magique étude du malheur, que nul n’élude.  

PhotographieLa Photographie au pied de la lettre, textes réunis par Jean Arrouye (Publications de l’Université de Provence, 2005, 378 p., 29,50 €). Depuis quelques années, les études sur les pratiques intersémiotiques jouissent d’un intérêt grandissant dans le milieu académique. Certes, la question des relations entre les arts n’est pas nouvelle : artistes et écrivains se la posent depuis des siècles. À l’heure actuelle, cette interrogation s’enrichit cependant de nouveaux objets : alors qu’hier, c’était le rapport entre la peinture et la littérature qui était sujet de débats, l’apparition de médias comme la photographie et le cinéma invite à examiner sous un angle neuf le dialogue entre textes et images. Essais, revues, colloques s’attachent ainsi, avec plus ou moins de bonheur, à cerner la spécificité de la relation entre littérature et photographie. Le présent ouvrage, qui réunit les vingt-huit interventions d’un colloque qui s’est tenu à Aix-en-Provence en 1999, s’inscrit dans ce champ de recherche dynamique mais auquel semble encore faire défaut des balises théoriques solides. Si les textes de référence sur la photographie ne manquent pas (Barthes, Dubois, Schaeffer, etc.) et sont d’ailleurs, à de nombreuses reprises, convoqués dans les articles ici rassemblés, les études consacrées plus particulièrement à la relation photographie/littérature (comme celles de Philippe Ortel, Daniel Grojnowski ou Jerôme Thébot, citées dans l’avant-propos) sont encore assez rares. Ce manque de perspective théorique se ressent à la lecture de l’ensemble ­— riche, mais disparate — des contributions, dont la majorité relève de l’étude de cas, autrement dit, l’analyse du rôle que joue la photographie dans l’œuvre d’un écrivain. Objets et approches sont variés, les études concernant aussi bien la pratique photographique de certains écrivains (Guibert, Simon) que l’usage de la photographie dans le livre (Nougé, Triolet), l’invention de photographes ou de photographies fictionnelles (Mann, Ionesco, Nabokov, Tabucchi) que les commentaires d’écrivains sur d’authentiques clichés (Yourcenar, Duras, Ben Jelloun). Par ailleurs, les analyses côtoient les témoignages d’artistes, écrivains (Anne-Marie Garat – notons que le roman dont il est question dans ce texte est István arrive par le train du soir, et non, comme indiqué en note, La Rotonde) ou photographes (Alain Desvergnes, Antonio Altarriba – qui se présente comme « scénariste » de photographies). Des lignes directrices apparaissent cependant à la lecture de cet ensemble éclaté, générant échos et résonances qu’il eût été utile de rendre plus perceptibles, par une organisation en différents chapitres, par exemple, articulés autour d’une problématique bien précise. Dans cette perspective, une véritable introduction — il faut se contenter d’un (trop) bref avant-propos — aurait également permis de structurer l’ensemble avec plus de cohérence, énonçant clairement les questions abordées, les choix méthodologiques et les pistes de recherche apparaissant comme les plus stimulantes pour les investigations futures dans le domaine. L’article qui ouvre le plus de perspectives théoriques est, sans surprise, celui de Philippe Ortel (« Poésie, pittoresque et photogénie au XIXe siècle »), qui, précisément, a consacré ses recherches aux rapports entre littérature et photographie dans ce siècle. On s’étonne d’ailleurs que le siècle de l’invention de la photographie soit si peu traité dans la suite du volume, alors que, comme l’explique Philippe Ortel, c’est à cette époque que se définissent les enjeux de la relation paradoxale, mélange de fascination et de répulsion, qui se noue entre les écrivains et cette nouvelle technique qui modifie les façons de regarder et de représenter le monde : la photographie. Dans sa contribution, Philippe Ortel étudie comment la notion de photogénie, opérant l’articulation entre technique et esthétique, bouleverse le rapport des artistes à l’espace, mais aussi au temps. Les articles de Bernd Stiegler sur Zola (« Émile Zola : photographie et physiologie ») et de Charles Grivel sur Hello (« Ernest Hello : la vérité photographique des apparences ») interrogent à leur tour ce lien particulier qui unit photographie, science et dimension spirituelle au XIXe siècle. Les deux analyses s’avèrent convaincantes dans la démonstration du rôle joué par la photographie dans la démarche littéraire des deux écrivains, démonstration appuyée sur l’analyse du texte comme du contexte historique. Les études qui suivent sont, pour la plupart, consacrées à des écrivains contemporains. Elles s’organisent autour de grandes problématiques. L’une concerne la co-présence et l’articulation du texte et de l’image au sein du livre. Tel est le problème qu’aborde Mohamed Essaouri dans son analyse du roman « illustré » d’Elsa Triolet, Écoutez-voir, où les images (picturales et photographiques) viennent pallier les insuffisances du langage (« Écoutez-voir, un roman imagé »). L’auteur y confronte la pratique de la citation littéraire chez la romancière et son usage des documents iconographiques. On regrette cependant que, dans cette analyse de l’image comme élément de syntaxe du roman, la spécificité du médium photographique soit oubliée au profit de la notion d’image. Cette « assimilation » invite à se poser une série de questions : dans quelle mesure les problèmes soulevés par la présence (réelle ou fictionnelle) de la photographie dans le texte sont-ils propres à ce médium ? Les mêmes questions ne se posent-elles pas avec la peinture, le cinéma, ou d’autres images (l’image numérique, par exemple) ? La photographie reprend-elle à son compte les questions que la peinture, déjà, avait posées à la littérature auparavant et y apporte-t-elle d’autres réponses ? Investit-elle de rapports de sens nouveaux des pratiques anciennes comme l’ekphrasis ou l’illustration ? Existe-t-il un « roman du photographe » au XXe siècle, comparable au « roman du peintre » en vogue au XIXe siècle, conçu sur le modèle duChef-d’œuvre inconnu ? La tradition du « livre d’art », issu de la collaboration entre un peintre et un écrivain, se perpétue-t-elle dans les livres cosignés par un auteur et un photographe ? Toutes ces questions sont certes abordées dans l’ensemble du volume mais ne bénéficient pas d’un traitement systématique : réponses et bribes de réponses sont à aller chercher dans les études de cas, et c’est au lecteur d’assembler, en fin de parcours, les pièces du puzzle. Évelyne Rogniat (« Claude Simon et les images du photographe ») propose une stimulante lecture croisée d’un « roman de photographe », Le Vent, tentative de restitution d’un retable baroque (1957) et d’un album, réunissant entretiens et photographies prises par l’auteur, notamment à l’époque où il écrivait le roman en question. Les interférences entre le récit et les photographies sont analysées à la lumière des notions de cadrage, de fragmentation, d’instantanéité, autant de caractéristiques propres au médium photographique que le romancier aurait intériorisées pour en faire l’essence de son écriture romanesque. D’ailleurs, comme le souligne Évelyne Rogniat, à partir du moment où il a intégré ces « procédés », Simon s’éloigne peu à peu de la photographie. Reposant sur une véritable hypothèse de travail ­— comment l’écrivain définit-il, voire modifie-t-il sa pratique en la confrontant à la photographie ? —, cette étude invite cependant à une certaine prudence quant à la transposition des techniques ou des qualités de la photographie dans le domaine de la littérature, transposition qui relève parfois de la métaphore. Un danger que n’ont pas évité nombre d’études sur les rapports entre peinture et littérature et qui pèse aujourd’hui, comme l’attestent quelques travaux présentés ici, sur l’étude de la relation entre photographie et littérature, menacée de se diluer dans des considérations très générales sur les pouvoirs de l’image. Ainsi, parler d’« images photographiques latentes » (Christine Buignet, « De “l’instant décisif” d’Henri Cartier-Bresson au “mot-trou” de Marguerite Duras, une trajectoire de la fulgurance ») dans le texte littéraire pour légitimer un rapprochement entre écriture durassienne et processus photographique relève d’un mirage assez comparable à celui ­— dénoncé, entre autres, par Bernard Vouilloux — de l’« écriture picturale » qui, dans le domaine de l’étude des rapports picturo-littéraires, a fait couler beaucoup (trop) d’encre. Il est parfois plus judicieux de rester dans le domaine des rapports explicites : l’œuvre de Duras entretient avec le médium photographique une relation tout à fait concrète, comme en témoigne le livre qu’elle a cosigné avec Hélène Bamberger, étudié par Micheline Simon, illustrations à l’appui (« La mer écrite »), comme une démarche complice où les images, longtemps après leur prise, viennent « déclencher » l’écriture qui se les approprie pour mettre le passé au présent. Plus productive apparaît la démarche qui consiste à s’interroger sur les photographies « invisibles » — expression que Jean-Pierre Guillerm avait employée pour parler des tableaux décrits dans les textes (Les Peintures invisibles, 1982) ­—, ces images « imprenables » qu’analysent Robert Pujade chez Claudel et Guibert (« L’Imprenable. Sur des prises de vue écrites par Paul Claudel et Hervé Guibert »), Martine Joly (« Photographie, disparition et imaginaire dans quelques romans ») et Michel Bouvard (« La Parenthèse photographique ») chez Dominique Noguez. Dans cette perspective, la photographie apparaît comme principe même de « l’intervention du texte » (Pujade), une sorte de catalyseur qui permet à l’écriture de se redéfinir, de s’interroger sur ses pouvoirs et ses limites, de se déployer dans des directions inédites. Mais, paradoxalement, les photos les plus propres à donner de la littérature, à susciter la fiction, sont des photos ratées ou absentes : c’est au prix de l’effacement de l’image que la complémentarité texte/photographie peut « se mettre pleinement à l’œuvre en s’engouffrant dans la percée ainsi ouverte et permettant au pouvoir des images de s’exercer » (Martine Joly). Les photographies qui ont généré le texte disparaissent à son profit « comme si leur disparition était la condition même de cette littérature » (Michel Bouvard). On signale enfin des champs de recherche qui mériteraient approfondissement. Ainsi le cas du portrait photographique de l’écrivain (brièvement évoqué par Alexandre Castant dans son étude sur Mandiargues) qui touche à la question de l’auteur et de sa représentation. La réflexion sur l’identité invite également à interroger le rôle de la photographie dans le questionnement autobiographique (envisagé par Agnès Verlet dans l’œuvre de Yourcenar), voire la constitution d’une identité et d’une mémoire collectives. Approche qui ouvre sur une autre perspective à creuser : le rapport entre photographie et genre littéraire. Y a-t-il des genres littéraires plus prédisposés à accueillir la photographie ? La présence de la photographie dans le texte, sous forme littérale ou figurée, en affecte-t-elle le statut générique ? La photographie est-elle responsable de l’émergence de nouveaux genres littéraires ou de genres « hybrides » ? À la lecture des études réunies dans La Photographie au pied de la lettre, il apparaît que la confrontation avec la photographie a été et est toujours productive pour la création littéraire. À ce titre, elle mérite d’être étudiée. Mais pour acquérir une certaine légitimité au sein du champ scientifique, cette étude ne pourra cependant faire l’économie d’un véritable questionnement méthodologique en s’affrontant aux problèmes que pose toute approche interdisciplinaire.  

Picabia. Francis Picabia, Écrits critiques, édition établie par Carole Boulbès (Mémoire du livre, 2005, 695 p., 39 €).Avec Francis le Loustic, on ne s’ennuie jamais. Mieux encore, sa merveilleuse insolence fait tout voler en éclats. Rien ni personne n’est épargné. C’est d’abord contre son milieu qu’il se révolte, accablant de ses flèches et de ses sarcasmes aussi bien les artistes que les marchands et les critiques. Sur la politique et la société, ses propos ne sont pas moins percutants. Il avait aussi prévu la vague de souvenirs et de journaux intimes dont nous sommes à présent inondés : « On en est beaucoup maintenant aux inventaires de soi-même : « J’étais alors un petit garçon de cinq ans qui adorait son petit camarade Pierre ! Véritable littérature d’huissier ! » La comédie de l’art et de la littérature ne pouvait rien contre celui qui avait écrit : « Tout ce qui est officiel me fait vomir » et qui resta toute sa vie un individualiste et un libertaire. Pas de carrière. Son anarchisme était tel qu’il pouvait se permettre d’écrire en 1922 : « Cher Monsieur Desvallières, vous m’avez demandé un jour, pendant les opérations du jury, ce que j’avais fait pendant la guerre ; je vous ai répondu que je m’étais formidablement emmerdé. Elle est finie depuis quatre ans : ne cherchez pas à la continuer avec quelques autres illuminés. » La très haute idée qu’il avait de l’art le faisait aussi s’exclamer : « Le public !… Mais, de tout temps, ce qui touche à l’art lui fut inaccessible ! » Convaincu de l’inégalité foncière et fatale des hommes, il sut admirablement se garder de toute tentation politique. Les mouvements littéraires et artistiques le lassaient vite : peintre impressionniste coté à l’égal d’un Sisley et d’un Pissarro en 1905, il n’hésitera pas, dès 1908, à changer totalement de style. De même, il quittera Dada et se tiendra constamment à l’écart du Surréalisme, refusant à la fois l’exploration des rêves et l’adhésion au communisme, refusant surtout d’être embrigadé. De là ses provocations envers Breton, qui le tenait pourtant en vive estime, mais n’eut peut-être jamais d’adversaire aussi diabolique ni autant capable de lui donner mauvaise conscience. On voit aussi combien les activités de Picabia furent diverses : peinture, poésie, journalisme et enfin cinéma, moyen d’expression qu’il tenait pour extrêmement important, comme le souligne Carole Boulbès. En filigrane de certains textes, on entrevoit par ailleurs combien, toute sa vie, Picabia aima l’amour et les femmes : sentiment vif et persistant, d’un texte de 1913 épinglant les « vendeuses vives et délurées » de New-York jusqu’au très long poème Ennazus (1946), d’une ampleur inhabituelle : « Je déteste le monde, / il faut en user / mais il faut l’user / comme l’on use le papier des chiottes… » Telles sont quelques-unes des réflexions qu’inspire au premier abord la lecture de ce gros volume dont le titre d’Écrits critiques ne doit pas faire illusion. « Critiques » est à entendre ici au sens le plus fort du mot. Il ne s’agit pas d’études ou de réflexions faites à propos d’un livre ou d’un artiste, mais bien des interventions que Picabia multiplia dans la presse. Journaux et revues furent utilisés par lui comme le moyen le plus direct d’exposer sa pensée, le plus efficace surtout. Il y recourut très souvent, notamment dans les années 1920 (en revanche, on observe deux trous, de 1907 à 1912 et de 1914 à 1918). Le présent volume rassemble donc, en cinq grandes parties, les textes parus en journal, puis ceux en revue, les préfaces, les scénarios de film ou de ballet, enfin les publications posthumes. Par rapport aux deux volumes des Écrits publiés chez Belfond en 1974-1976, il représente un progrès, car il donne vingt-sept textes supplémentaires. Excellent travail de Nicole Boulbès, qui a rassemblé les textes et les a présentés de manière très informée, consacrant même à chaque section un substantiel préambule. Son travail est tellement remarquable qu’on hésite presque à lui signaler un lapsus : le fameux Café Certa n’était pas situé place Blanche, mais dans le défunt passage de l’Opéra (joignons-y deux coquilles : « Dupanlout » pour « Dupanloup », et : « Il n’y a pas de gens connus » pour « de gens inconnus »). Quant aux textes de Picabia, on n’est pas près d’en épuiser tout l’intérêt et toute la verdeur. Peut-être est-ce dans les revues qu’il créa et remplit presque entièrement qu’il donna le mieux sa mesure : 391CannibaleLa Pomme de pinsLe Pilhaou-Thibaou. Mais il s’attacha à varier ses tribunes, et collabora aussi bien aux revues qu’à de simples quotidiens comme ComœdiaParis-JournalL’Ère nouvelleParis-Soir. Il y polémiquait contre Rachilde, Mauclair ou Breton (voir son étonnant Poissons volants) et n’hésitait pas à attaquer Derain pour prôner Jacques-Émile Blanche, à ridiculiser Lénine et à louer Bonnat… Comme écrivain (ne disons pas : critique), Picabia fait souvent penser à son ami Arthur Cravan. Il est même le seul dont on puisse dire cela, et le compliment n’est pas mince. Son amitié indestructible avec un Marcel Duchamp montre également bien à quelle famille d’esprits irréductibles il appartenait. Et plutôt que d’analyser doctement ces si toniques Écrits critique, nous ne saurions être mieux fidèle à l’esprit de Picabia qu’en citant, en vrac, quelques-unes de ses paroles : « Si vous lisez André Gide tout haut pendant dix minutes, vous sentirez mauvais de la bouche. — En Amérique, ils ont supprimé l’alcool et conservé le protestantisme, pourquoi ? — Hélas, ce que les hommes ont trouvé de mieux à faire avec de l’or, ce sont des pièces de vingt francs… — La nature est injuste ? Tant mieux, l’égalité ne peut nous mener qu’à l’ennui. Voyez-vous tous les hommes du même type, de la même taille, tous toréadors, ou curés, ou artistes peintres ? — J’ai eu l’idée d’écrire un livre dont le titre serait Trois cent-quatre-vingt-onzième mille ! et dans lequel je raconterais, pendant trois cent-quatre vingt-onze pages, que je n’aime pas les épinards… Je ne doute pas que ce livre se vendrait admirablement, un gros tirage étant la meilleure des publicités ! — Le socialisme n’a été inventé que pour les médiocres et les imbéciles. Voyez-vous le communisme en amour, en art ? — J’aimerais coucher encore une fois avec le pape. Vous ne comprenez pas ? Moi non plus. Comme c’est triste. — On m’a apporté le volume d’Aragon, je félicite la N.R.F. de ce livre-passage à niveau, entre Anatole [France] et P. -J. Toulet. — Dieu n’a jamais guéri que les malades. — Je suis contre le communisme, contre cet idiot de Lénine, qui fit d’un général un soldat et d’un soldat un général, ce qui revient exactement au même. — Les hommes gagnent des diplômes et perdent leur instinct. — L’homme athée qui va mourir demande un prêtre, il vaut mieux demander une femme ! — Je serais bien heureux de savoir ce que ces messieurs entendent par nouveauté, celle des Galeries Lafayette sans doute ? » — Bref, 694 pages de contre-poison garanti. Et ce n’est pas un, mais dix Picabia qu’il nous faudrait aujourd’hui, dans une presse bêlante, sinistrement sérieuse et que domine le « politiquement correct ».  

Roubaud. Véronique Montémont, Jacques Roubaud : l’amour du nombre (Presses universitaires du Septentrion, 2004, 410 p., 21 €). S’il est des écrivains contemporains dont la lecture mérite d’être accompagnée, Jacques Roubaud est assurément de ceux-là : l’ampleur de son œuvre, sa diversité, la multiplicité des liens qu’elle tisse avec d’autres textes et nombre de traditions, les interactions aux divers visages qui relient, plus ou moins secrètement, les divers ouvrages qui la composent, tout cela fait qu’il est malaisé de saisir les enjeux de tel de ses livres sans y être un tant soit peu guidé. Confronté à tel ou tel texte, on peut en effet se livrer à quelque lecture « naïve », qui a toute sa valeur ; il n’empêche qu’une part essentielle de la raison d’être d’une telle entreprise d’écriture nécessite un lecteur averti. Jacques Roubaud, en ce sens, « forme » son propre lecteur, pour peu que ce dernier veuille bien prendre la peine de l’entendre : il le conduit de livre en livre, l’incite à circuler de l’un à l’autre, lui donne quelques éléments d’appréhension de ce qui se joue là, quitte à se dérober ensuite. Dans ces conditions, l’ouvrage de Véronique Montémont se justifie pleinement : c’est la première étude d’ensemble des œuvres de Roubaud qui ait l’ambition de ressaisir une œuvre engagée désormais depuis près de quarante ans et forte de très nombreux titres. Le livre, fondé sur une bibliographie sans défaut, donne de très nombreux repères dans cette œuvre-continent, aux contrées nombreuses et diverses. Visiblement pensé et écrit pour être à la portée des lecteurs bienveillants, il les aidera dans leur découverte de cette œuvre. Véronique Montémont ne laisse dans l’ombre aucun des éléments attendus, informations ou types d’analyses indispensables à l’égard d’une œuvre qui n’hésite pas à élaborer son propre commentaire, voire à en faire la matière de l’œuvre même. Une conclusion en forme d’envoi en dit clairement la difficulté, l’exigence et les ambiguïtés. Dans cette perspective même, la démarche de l’auteur révèle certaines limites. En premier lieu, la structure du livre et sa composition paraissent assez mal justifiées, les deux derniers chapitres, par exemple, portant respectivement sur la mathématique et l’Oulipo ; sans doute, ces questions, certes abordées plus tôt, auraient-elles dû être traitées dans le détail antérieurement : cela aurait permis au livre de construire son véritable horizon, autour du « projet » notamment (qui gouverne explicitement l’essentiel de l’œuvre, y compris sur le mode de la destruction), d’une poétique si l’on préfère (au sens le plus large et en même temps le plus radical du terme). Dans son état, le livre se présente un peu trop comme un ensemble juxtaposé de repères et de problématiques, bien venues mais sans que le passage d’un chapitre à un autre relève toujours d’une vraie nécessité portée par un projet d’ensemble tenu d’une main sûre. En ce sens, le livre échoue à embrasser la démarche roubaldienne en son entier, du moins ne parvient pas absolument à en donner une image très claire et fermement posée ; on le regrette d’autant plus qu’il est des pages où une telle vision d’ensemble est assez clairement envisagée. En outre, l’auteur hésite parfois entre différentes approches, tantôt très formelles, voire formalistes, comme les ouvrages de Roubaud y incitent, tantôt thématiques et même biographiques, ce à quoi l’auteur de Quelque chose noir prédispose en certaines circonstances. Il semble qu’une perspective plus unifiée, pour n’être pas totalement absente, aurait dû être plus clairement affirmée. Il aurait alors été possible, voire nécessaire, de retravailler plus étroitement les relations entre le « Projet » décrit en 1979 et le cycle inauguré par Le Grand Incendie de Londres ; mais aussi les fondements poétiques dudit cycle et de sa conception, qui transparaissent en particulier dans la table des matières de tel volume (celle de Poésie : se donnant le sonnet pour modèle convoqué). Ou bien encore l’imaginaire de la « feuille mentale », placée sur le mur « d’une grande pièce circulaire », qui est supposé gouverner l’ensemble du cycle de la mémoire en prose. Dans le détail des analyses, on peut saluer tel ou tel chapitre, par exemple sur la question du rythme ou sur la pratique intertextuelle. L’œuvre de Roubaud est suffisamment difficile à appréhender pour qu’il soit légitime de chanter les efforts ici déployés pour y contribuer. En revanche, Véronique Montémont est prise en défaut sur quelques points, par exemple sur une section de La Forme d’une ville, « Square des Blancs-Manteaux », commentée au nom du recours à la langue anglaise pour les titres des poèmes qu’elle contient, alors que c’est plutôt la clef fournie par le sous-titre, « Méditation de la mort, en sonnets, selon le protocole de Joseph Hall », qu’il faudrait interroger (l’anglais est langue du protocole, en l’occurrence, et non pas seulement signe d’un « lien » particulier avec cette langue, nourri de l’histoire personnelle). L’analyse des rapports à la photographie pose des problèmes plus importants : au-delà d’un commentaire discutable sur Stieglitz (qui n’aurait rien à voir, dans son travail photographique, avec les gratte-ciel qu’on voit encore à New York), c’est l’appréhension même de la photographie qui semble ici contestable. D’une part, la référence au point de vue de Barthes paraît peu opérante à l’encontre d’un travail (celui d’Alix Cléo Roubaud, celui du poète lui-même, mené avec d’autres moyens) qui s’aventure dans d’autres voies ; d’autre part, les enjeux véritables du travail photographique d’Alix semblent trop cernés par rapport à ce que deviendra l’artiste, trop donnés comme intelligibles par le seul truchement du biographique. C’est faire trop peu de cas du caractère radical de la recherche photographique d’Alix, de son caractère théorique et abstrait, en même temps qu’éminemment humain, ontologique, pourrait-on dire. Pour en cerner les vrais enjeux, il faut aller voir sérieusement du côté de Wittgenstein (y compris peut-être pour la question de la couleur), non en faire une pure référence, donnée deux ou trois fois sans véritable approfondissement. Or s’il y a des ruptures dans l’œuvre et la démarche de Roubaud, ce n’est sans doute pas seulement dans les drames d’une histoire personnelle qu’il faut les chercher : c’est aussi dans la rencontre avec Alix en tant qu’elle fut rencontre avec l’œuvre de Wittgenstein. Le recours récurrent à « la lampe », objet d’observation, de méditation, de travail poétique ressassé, ne s’éclaire pas sans de telles mises en perspective. De même, la question de la poétique médiévale apparaît-elle finalement trop vite laissée de côté ; or l’idée même d’« éloge inverse », par exemple, ne s’entend pleinement que si l’on tente de tenir tout à la fois la référence médiévale, l’influence japonaise et même la réflexion photographique. Roubaud lui-même, par souci pédagogique ou pour brouiller les pistes, sépare parfois les choses et paraît les donner comme simples… ou met en scène l’énigme de son propre texte ! Il appartient au critique de décrypter, de dénouer les fils de l’écheveau, parfois aussi de les nouer de nouveau les uns aux autres. Si l’on peut penser que Véronique Montémont n’y parvient pas jusqu’au bout, elle fait sentir la nécessité et l’a expérimenté elle-même, fût-ce partiellement.

Schuré. Édouard Schuré, Les Grands Maîtres (Les Grands InitiésLes Prophètes de la RenaissancePrécurseurs et révoltés), préface de Guy Rachet(Bartillat, 2005, 1066 p., 24 €). Sous un titre apocryphe forgé pour l’occasion, c’est la réédition de trois livres curieux, susceptible de retenir l’attention des amateurs de la littérature fin de siècle. Ces derniers, du reste, n’ont pas attendu pour manifester leur intérêt à l’égard de ce volume souplement broché de plus de mille pages, puisque c’est de la seconde édition qu’il s’agit aujourd’hui, la première datant de 2000. Édouard Schuré (1841-1929) est resté dans les annales de l’histoire artistique et culturelle pour au moins deux raisons, que rappelle Guy Rachet. D’abord, avec son Histoire du drame musical (1875), sous-titrée Étude sur Richard Wagner, ce Strasbourgeois, déjà auteur d’une Histoire du lied (1868), devint l’un des principaux introducteurs du wagnérisme en France. Il y avait de quoi, puisqu’il eut la chance d’assister à Munich à la création de Tristan et Isolde en 1865, sous la baguette de Hans von Bülow : on conçoit que, d’une telle expérience, il ne fut pas nécessairement facile de se remettre. Toutefois, ce n’est pas à ce titre que Schuré dut l’essentiel de son renom, mais à son rôle dans l’histoire du renouveau spirituel et mystique de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, qui le conduisit à croiser le chemin de Rudolf Steiner, de la Société théosophique et de l’Anthroposophie. Il fut en effet l’auteur d’un best-seller de l’ésotérisme, Les Grands Initiés, qui, publié en 1889 par la Librairie académique Perrin, fut constamment réédité jusqu’à nos jours. En ouvrant ce livre, on est donc convié à faire l’archéologie du New Age. La thèse de Schuré est simple, peut-être un peu trop : l’histoire des grands maîtres spirituels et religieux montre le développement d’une seule et même doctrine. Il entreprend de le démontrer en passant en revue des « initiés » de haute volée : Rama (personnage emprunté aux théories raciales d’Antonin Fabre d’Olivet), Krishna, Hermès (Trismégiste), Moïse, Orphée, Pythagore, Platon et, last but not least, Jésus. Chaque fois, la méthode est la même : la présentation historique et philosophique tourne au récit plus ou moins fictif, voire à la nouvelle. D’un point de vue générique, une telle prégnance du mode narratif dans un exposé de type conceptuel et essayistique mériterait à elle seule une étude. Quant au fond, voici en scoop pour les lecteurs d’Histoires littéraires, quelques éléments de la fameuse doctrine ésotérique : « l’esprit est la seule réalité », « la création est éternelle et continue », le microcosme reflète le macrocosme, « l’âme […] est immortelle », la réincarnation est de règle. Plus surprenant : Dieu est « Père, Mère et Fils (essence, substance et vie) ». Voilà qui n’est pas sans évoquer le féminisme politiquement correct de l’omniprésent Da Vinci Code de Dan Brown. On l’aura compris : cette théorie des Grands Initiés vaut surtout par le succès qu’elle rencontra et l’influence qu’elle exerça, en tant que témoignage historique sur un mouvement spiritualiste auquel prirent part une foule d’intellectuels, du Sâr Péladan à Bergson, en passant par William James. En 1919, avec Les Prophètes de la Renaissance, Schuré voulut donner une sorte de conclusion à cette histoire de l’ésotérisme occidental, en tâchant de retrouver, à travers les portraits de cinq figures canoniques de la poésie et de la peinture italiennes (Dante, Léonard de Vinci, Raphaël, Michel-Ange et, moins attendu, Le Corrège), la même doctrine qu’il avait mise en évidence trente ans plus tôt dans Les Grands Initiés. Même projet, et aussi même technique : ce n’est pas à un vieux singe qu’on apprend à faire la grimace, et Schuré avait alors près de quatre-vingts ans. L’un après l’autre, les cinq malheureux passent ainsi sur le lit de Procuste de la doctrine secrète, et comme celle-ci, entre-temps, a intégré « le mystère de l’Éternel-Féminin » (toujours le Da Vinci Code !), il n’est pas sans intérêt, somme toute, de voir comment des artistes aux tendances homosexuelles aussi notoires que Léonard et Michel-Ange se transforment, sous la plume du bon Alsacien, en d’honorables adorateurs de l’autre sexe. Ici encore, l’ouvrage, relativement peu original (il s’inspire abondamment du Léonard de Merejkovski, de La Renaissance de Gobineau et de l’étude sur Le Corrège procurée par l’égérie de Schuré, Marguerite Albana), vaut d’abord par l’éclairage qu’il jette sur un goût d’époque pour l’Italie et la Renaissance (on songe à Jakob Burckhardt et Walter Pater), ainsi que sur un contexte éditorial : 1919, c’est aussi l’année de la réédition de l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci (1895), précédé de « Note et digressions » ; mais la comparaison avec Valéry s’arrête là. Finalement, c’est le dernier titre du volume, Précurseurs et révoltés, qui mérite le plus qu’on s’y intéresse. Il s’agit d’un recueil d’articles paru en 1904. On y trouve une introduction inspirée à la vie et l’œuvre de Shelley (datée de 1877), la présentation d’une poétesse italienne méconnue, Ada Negri (1870-1945), des textes concernant Ibsen, Maeterlinck, Gobineau et Gustave Moreau, et surtout un important témoignage sur Nietzsche, paru en 1895 dansLa Revue des Deux Mondes, avant la publication des traductions d’Henri Albert, ce qui en fait un document rare sur la première réception française du philosophe. Schuré y relate notamment sa rencontre avec le jeune auteur de La Naissance de la tragédie, dès 1876, lors des premières représentations de L’Anneau du Nibelung à Bayreuth, rien de moins ! Il décrit sa « voix musicale », son « parler lent », sa « démarche prudente et méditative ». Il perçoit même le « commencement de ce mal cérébral qui devait l’accabler plus tard », preuve, chez notre auteur, d’un don de clairvoyance digne d’un grand initié, puisqu’en réalité les symptômes psychologiques de la syphilis ne se déclarèrent chez Nietzsche que bien des années après. C’est dire qu’il faut prendre ce témoignage avec des pincettes. Mais comme, à la différence de Platon ou de Michel-Ange, Schuré ne se reconnaît nullement dans la philosophie de Nietzsche, dont il rejette l’athéisme, il lui évite son habituel traitement de Procuste et conserve à son égard une relative objectivité qui fait l’intérêt de son point de vue. Finissons ce compte rendu par un hommage à l’éternel féminin cher à l’auteur, en signalant l’éloge qu’il dédie à une figure exceptionnelle de l’art lyrique allemand, répondant au doux nom de Wilhelmine Schroeder-Devrient, laquelle eut le singulier destin à la fois d’émouvoir Beethoven (malheureusement déjà sourd) en chantant Fidelio et de devenir malgré elle l’inspiratrice de Wagner. Gageons que, plutôt que de la coucher dans le lit de Procuste, l’incorrigible séducteur qu’était Schuré eût préféré cette fois lui offrir le sien !  

Surréalisme. Simone Breton, Lettres à Denise Lévy 1919-1929 et autres textes 1924-1975, édition présentée, établie et annotée par Georgiana Colvile (Joëlle Losfeld, 2005, 315 p., 22 €). De ce document de première importance pour l’histoire du Surréalisme, l’édition, disons-le tout de suite, laisse beaucoup à désirer et tient souvent plus du désastre que de la merveille. Georgiana Colvile semble décidément ignorer beaucoup de choses. Qu’on en juge par cette transcription d’une lettre de 1925 : « André m’écrit que la princesse Bassiano aimerait que tu traduises encore deux pièces de Büchner pour Commarer [?]. » Ignorer l’existence de la revue Commerce, dont on ne réussit point à déchiffrer le nom, est un peu fort de café, du moins pour qui a la prétention de se faire l’historienne des dames surréalistes. Il est vrai que, page 116, une autre lettre parle d’un poème paru dansComoedie : sic pour Comoedia, journal dont l’éditrice ignore également l’existence selon toute apparence. Dame, ce n’est pas une petite affaire que de transcrire et d’éditer une correspondance ! Plus loin, une autre lettre fait allusion à la « question Arthur Meyer », et de savoir s’il convient ou non de brûler une lettre inconvenante d’un écrivain connu : n’attendez point ici une note sur la fameuse lettre de Vigny à Marie Dorval, dont l’éditrice n’a probablement jamais entendu parler non plus. Évidemment, des notes, il y en a, reconnaissons-le. Le malheur est que certaines sont superflues, alors que d’autres manquent cruellement. Ainsi, pourquoi consacrer une longue note biographique à Benjamin Péret, lequel n’est tout de même pas un inconnu, alors qu’on juge inutile de nous documenter sur Marius de Zayas (et non, comme indiqué à l’Index, son neveu Rodrigo, né en 1935), Marie de La Hire, Jean Royère, André Germain, Georges Gabory, Jean Pellerin, Jacques Baron, Maurice Raynal et pas mal d’autres ? Mais il faudrait d’abord, c’est vrai, savoir qui sont tous ces gens : la vie est bien compliquée. Le Club du Faubourg n’a pas été jugé digne non plus d’une note (Léo Poldès, cela vous dit quelque chose ?), pas plus que la conférence de Saint-Pol-Roux, le banquet du même, ou une conférence de Marinetti. Un point d’interrogation superflu émaille par contre le nom de saint Benoît Labre appliqué à Max Jacob. Gaspard de la nuit est sans doute un livre anonyme, puisque nulle note n’est là pour nous en dire l’auteur ; tout comme Fermé la nuit. Certaines personnes n’ont pas été identifiées. Était-il donc si difficile de reconnaître en Jean Domergue le célèbre peintre mondain Jean-Gabriel Domergue ? Dans Blanche, son confrère Jacques-Émile Blanche ? Dans un Pellerin en compagnie de Gabory, le poète Jean Pellerin (absent de l’Index final) ? En revanche, d’autres notes, assez nombreuses, sont régulièrement émaillées d’un prudent « sans doute », ainsi à propos de la maîtresse anglaise d’Aragon : « Il s’agit probablement de Nancy Cunard. » Au petit bonheur la chance… Page 53, nous voyons Simone Kahn assister, le 26 mai 1920, au mariage du futur ambassadeur et académicien André François-Poncet : une note eût été bienvenue. Dans les lettres comme dans l’Index, le nom de la femme de Drieu La Rochelle, Colette Jéramec, est constamment orthographié Jérameck (il existe pourtant une édition des lettres de Drieu à André et Colette Jéramec publiée chez Gallimard en 1993, mais on ne peut pas tout connaître). D’autres notes, enfin, témoignent d’un besoin d’être « absolument moderne ». Par exemple, ce passage où Simone Kahn se plaint de douleurs : « […] Quelque chose entre les deux omoplates se creuse, comme si un trou béant s’y formait. Je soupire et ma tête tombe sur mes bras repliés » appelle cette note déconcertante : « On remarquera, chez Simone Kahn-Breton, une écriture du corps très en avance sur son temps. » Vraiment ? Il y a gros à parier au contraire que ce genre de notations assez banales sur des malaises physiques se retrouverait aisément dans les correspondances de bien des femmes et des hommes de l’époque, pour ne pas parler du XIXe, du XVIIIe ou du XVIIe siècle (au fait, n’existe-t-il pas un livre de Crevel intitulé Mon corps et moi ?). Déjà, dans l’Introduction, une citation d’Hélène Cixous venait à point pour nous rassurer sur la « post-modernité » de l’éditrice. La datation des lettres est de surcroît parfois bien inexacte : des lettres de 1923 sont ainsi datées 1922. Il est souvent question de tableaux dans cette correspondance, Simone Kahn en faisant, tout comme Éluard, commerce. On regrettera que l’éditrice n’ait pas cru bon de se référer, à propos de certaines toiles, au catalogue de la fameuse exposition de Beaubourg, André Breton. La beauté convulsive, qui lui eût fourni nombre d’informations utiles. Autant dire qu’un gros « supplément d’information » apparaît nécessaire. Les lettres de Simone Kahn, qui rencontra Breton en 1920 et fut surtout impressionnée par son caractère, donnent d’amples informations sur la période Dada et les débuts du Surréalisme. Pas de révélations, à proprement parler, mais beaucoup de détails sur les séances de sommeils, Éluard, Crevel, Artaud, Picabia, Desnos, Aragon, Drieu La Rochelle, etc. Un détail curieux, à propos de la préparation du procès Barrès. Breton et ses amis avaient invité au Certa « un vieux communard, ouvrier-poète, de 70 ans au moins », qui leur conta ses souvenirs et évoqua, à une réunion sous la Commune, « la silhouette éperdue et grandiose de Rimbaud ». Sur tout cela, Simone Kahn porte un regard assez lucide, servi par un véritable don épistolaire. On y trouve aussi notées certaines tensions existant à l’intérieur du groupe, par exemple entre Breton et Aragon, entre Breton et Soupault, entre Desnos et Crevel. En proie à une véritable boulimie de lectures et de musique, la jeune femme partagea les curiosités de Breton et de ses amis. Cependant, elle semble n’avoir goûté que médiocrement les premières manifestations Dada, déclarant d’une séance en 1920 : « une grossièreté et une pauvreté qui se rendent l’une l’autre inexcusables ». Plus tard, elle appréciera des individualités comme Rigaut et Artaud. Puisque Georgiana Colvile tient à souligner l’importance de « l’œuvre de Simone Kahn-Breton » (œuvre des plus succinctes, au demeurant), elle aurait pu signaler que son nom apparaît une seule et unique fois (sauf erreur) au bas d’une déclaration collective : une lettre à Georges Vidal de décembre 1923, à propos de l’affaire Philippe Daudet-Germaine Berton, affaire évoquée ici dans une lettre du 19 décembre 1923. S’adressant à Denise Lévy comme à une confidente très proche, Simone Kahn lui conte aussi en détail sa vie sentimentale, et ses lettres permettent de retracer l’évolution de ses sentiments pour Breton d’abord, pour Max Morise ensuite. En juillet 1923, elle écrit : « J’aime André. Est-ce une raison pour désespérer Max ? Il y a des degrés dans l’amour. [….] Il me semble qu’il y a une cruauté bien vaine à se consacrer systématiquement à un seul être, même en l’aimant passionnément. » Fin 1928, Breton, découvrant — assez tard — sa liaison avec Max Morise, poussera à la rupture, sous l’influence de Suzanne Muzard, avec qui il vivait alors. Mais ce n’est pas demain qu’on écrira l’histoire de la vie sentimentale de Breton, qui fut assez riche et complexe, et qui, comme le notait Artaud (Point final), ne fut pas sans conséquences sur le développement même du Surréalisme. La lecture de ces lettres, souvent longues et pleines de détails, suscite, on le voit, quantité de réflexions et de remarques. Leur publication intégrale (car Marguerite Bonnet en avait déjà donné des extraits), est donc très bienvenue, avec toutes les réserves que nous venons de faire sur leur édition. Que Georgiana Colvile veuille se faire rapidement un nom dans la littérature sur le surréalisme féminin, rien de plus naturel. Seulement, elle devra se hâter un peu moins, compléter sérieusement son information et faire quelques petites recherches supplémentaires — d’ailleurs élémentaires, rassurons-la. On s’étonnera donc que l’édition de ces lettres, qui porte un copyright Gallimard, n’ait pas été plus soignée, ou, pour mieux dire, moins lacunaire et plus informée.

Notes de lecture

Agrégation. Gabriel Conesa, Franck Neveu, L’Agrégation de lettres modernes 2005 (Armand Colin, 2004, 688 p., s.p.m.). Une équipe d’agrégés patentés planche ici en se mettant au service de ceux qui aspirent à les rejoindre. Plutôt jeunes (presque tous sont maîtres de conférences et leur thèse est généralement récente), on les devine encore rompus aux exercices académiques, la France partageant avec la Chine ancienne le culte des concours et le sens de la gastronomie. Les plats servis ici ne sont pas trop indigestes. Il faut dire que le programme de l’année ne manque pas d’intérêt : Chanson de RolandQueste del saint Graal, Louise Labé, Cyrano de Bergerac (l’original), Beaumarchais, Balzac, Tocqueville, Leiris. Chaque œuvre au programme fait l’objet d’un véritable petit essai d’une cinquantaine de pages, suivi d’une étude de la langue qui en fait une trentaine, plus quelques éléments bibliographiques rudimentaires. La Chanson de Roland a droit en outre à un index linguistique. Concernant les périodes qui nous intéressent, c’est Mireille Labouret qui s’y colle pour Illusions perdues, Lise Dumasy pour Tocqueville et Nathalie Barberger pour L’Âge d’homme. Sur Balzac, on n’échappe bien sûr pas aux études de génétique, désormais omniprésentes, mais elles sont ici suffisamment condensées pour demeurer éclairantes. Pour le reste, l’analyse passe par les interrogations attendues : « Illusions perdues, roman de formation, roman d’initiation ? », « le livre des contrastes et des contraires », etc., mais cela fort bien mené et pas si conventionnel qu’on pourrait le craindre. La candidate passe l’épreuve haut-la-main. On s’étonnera peut-être de trouver Tocqueville au programme de l’agrégation de lettres, mais Lise Dumasy rappelle que, dans les années 1830, « la hiérarchie des genres alors reconnus dans les milieux académiques » n’est pas celle que nous reconnaissons aujourd’hui : « la littérature politique et, de manière plus générale, la littérature d’idées occupe le sommet ». Elle s’efforce en conséquence (sans enthousiasme excessif) de montrer que Tocqueville « prenait au sérieux son travail d’écrivain », reconnu par l’élection à l’Académie française en 1841, la même année que Hugo, à trente-six ans ! Bonne occasion d’explorer la pensée contre-révolutionnaire et la pensée libérale, laquelle veut mettre de côté les socialistes et les républicains. L’étude du « système conceptuel de l’œuvre » permet ainsi un retour intéressant sur la notion de démocratie. Mais Tocqueville est-il un écrivain ? Oui, à condition de ne pas le détacher de la tradition des Belles-Lettres, « celle de la grande éloquence morale et politique », ce qui l’amène à prendre différentes « postures d’énonciation », celles, entre autres, du pédagogue, du savant et du prophète. Marie-Albane Rioux-Watine a la charge, après cela, d’étudier la langue de Tocqueville, où l’ »éthos de l’objectivité » n’efface pas toute trace de subjectivité. C’est évidemment une autre paire de manches avec Michel Leiris, chargé à lui tout seul d’incarner dans ce programme le XXe siècle. Nathalie Barberger s’emploie ainsi de son mieux à donner une analyse littéraire de L’Âge d’homme, œuvre devenue canonique et déjà abondamment glosée par tous les théoriciens de l’autobiographie. Une grande partie de l’étude est consacrée à retracer les origines de ce texte, l’analyse des formes présentant quant à elle des difficultés particulièrement retorses. On peut heureusement tirer de beaux effets des motifs tauromachiques, sans parler des figures désormais classiques de l’inachèvement. David Zemmour se charge de son côté d’exposer les particularités de l’écriture « leirisienne ». Soulignons pour finir le fait que ce gros volume sérieux échappe fort heureusement au genre, hélas !, trop répandu, de la tartine pédagogique aux visées opportunistes que les éditeurs spécialisés utilisent pour racketter des étudiants sans défense. Nous le recommandons par conséquent sans hésitation aux agrégatifs : ils n’y trouveront peut-être pas la clé magique qui les transformera en fonctionnaires mais ils pourront toujours y retourner plus tard avec nostalgie, comme nous à nos vieux Lagarde et Michard.

Apollinaire (1). Yoji Ito, Apollinaire et la lettre d’amour (Connaissances et savoir, 2005, 360 p., 20 €). L’activité épistolaire d’Apollinaire aura été importante et diversifiée. On a vu paraître au fil des années la correspondance du poète avec André Level (1976), son frère et sa mère (1987), Cocteau (1991), Picasso (1992), Romains (1994), Mireille Havet (2000), sans parler des lettres adressées à de nombreux destinataires que l’on trouvera disséminées ici et là dans les revues. Un aspect particulier de cette graphomanie concerne la lettre amoureuse dont les principales inspiratrices sont Lou et Madeleine. Yoji Ito s’est donné comme objet d’étude le corpus de la lettre d’amour chez Apollinaire. Cet essai, qui a été primitivement une thèse, étudie d’abord les caractères textuels de la lettre en présentant les « pactes » à respecter par l’épistolier (écrire tous les jours de longues lettres conformes à la vérité). L’auteur explore ensuite les différentes composantes et fonctions du discours amoureux pour aboutir au bien nommé « paradoxe de l’amour épistolaire », le « discours sexuel » tenant, à juste titre, une large place dans le propos. La troisième partie s’intéresse davantage aux éléments littéraires présents dans les lettres d’Apollinaire : jugements sur sa propre pratique, sur les autres écrivains anciens ou contemporains, sur ses goûts en matière de lecture. Ces différents éléments, intéressants en soi, n’ont pas grand chose à voir avec la lettre d’amour. En revanche, le poème épistolaire nous ramène au sujet avec son caractère ambigu mi-privé, mi-public, son emploi des mythes, la diversité de l’actualisation de l’imaginaire du poète qu’il nous propose. Au total, la lettre d’amour d’Apollinaire relève d’un bavardage lyrique qui nous renseigne fréquemment sur l’auteur et son œuvre, un auteur – faut-il s’en étonner ? – qui reste avant tout, même dans la quotidienneté la plus quotidienne, un poète.

Apollinaire (2)Apollinaire à livre ouvert. Actes du colloque international tenu à Prague du 8 au 12 mai 2002(Université Charles de Prague, 2004, 232 p., s.p.m.). Quinze participants (Allemagne, Canada, Ecosse, France, Pologne, République tchèque, USA) proposent leurs réflexions sur « Apollinaire à livre ouvert », titre un peu passe-partout qui n’est pas sans rappeler le célèbre « sans tambour ni trompette ». On retiendra principalement la présentation, par Pierre Caizergues, d’un projet peu connu d’Apollinaire sur Raspoutine, les réflexions de Claude Debon sur l’introduction de passages manuscrits dans certains calligrammes d’Apollinaire, la « prudente déambulation » – mais très informée ! – d’Etienne-Alain Hubert dans la culture hébraïque d’Apollinaire à propos de Lilith, la contribution de Peter Read sur la « pornographie picaresque » des Onze mille verges, ainsi qu’une fort intéressante étude de la figure des Juifs errants chez Apollinaire par Kurt Roessler. Ou : les charmes deL’Enchanteur pourrissant opèrent encore.

Apollinaire (3). Guillaume Apollinaire, Lettres à Madeleine. Tendre comme le souvenir, édition revue et augmentée par Laurence Campa (Gallimard, 2005, 476 p., 22,50 €). On connaît l’histoire. Apollinaire, affecté à Nîmes dans un régiment d’artillerie, vit une brève liaison volcanique avec Louise de Coligny-Châtillon. Tout cela sur la courte période des trois derniers mois de 1914. Il rencontre dans le train, entre Nice et Marseille, Madeleine Pagès le 2 janvier 1915 et lui écrit du front à partir du 16 avril 1915. S’ensuivra une importante correspondance, d’abord amicale, puis de plus en plus intime ­— voire franchement érotique — entre le poète exilé et la jeune institutrice qui réside en Algérie (près d’Oran, à Lamur : ach ! Lamur, toujours Lamur !), des fiançailles puis un progressif éloignement. Apollinaire, blessé, trépané, se détache de sa « Roselys », de sa « panthère » et finira par épouser « la jolie rousse » le 2 mai 1918 avant de mourir prématurément le 9 novembre de la même année. Les Lettres à Madeleine avaient été publiées en 1952 sous le titre Tendre comme le souvenir. La présente édition, revue et augmentée, est assurée par Laurence Campa, qui rétablit des passages alors altérés, supprimés, et procure le texte intégral des lettres d’Apollinaire à Madeleine. Cette correspondance est évidemment précieuse pour tous les détails biographiques qu’elle contient. Elle témoigne par ailleurs fort bien de certains aspects de la vie au front et l’on ne s’étonne pas de constater que l’ouvrage a été publié avec l’aide de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne. Outre son intérêt intrinsèque, elle est absolument indispensable à la compréhension de nombre de poèmes publiés dansCalligrammes. L’édition reproduit d’ailleurs une vingtaine d’illustrations, dont Du coton dans les oreilles et Le Cinquième Poème secret. On retrouve, sans surprise, les difficultés éditoriales liées à ce type d’exercice. Il n’est qu’à observer la transcription du « cercle parfait de notre amour », page 460, pour voir immédiatement que la construction en acrostiches n’a pas été totalement respectée lors de la linéarisation du poème. Édition de référence pour les années à venir. L’absence d’index manque cruellement.

ArtistesLes Écrits d’artistes depuis 1940, textes réunis par Françoise Levaillant (IMEC, 2004, 512 p., 45 €). Ce gros volume renferme les actes d’un colloque international qui a eu lieu en 2002 : deux jours à Paris, deux jours à Caen, trente-six intervenants. Qu’il soit peintre, sculpteur, photographe ou autre, d’où vient ce besoin d’écrire de l’artiste ? Pourquoi, comment, pour qui écrit-il ? Tel est le sujet de cet ouvrage dont les huit divisions donnent les grandes lignes : Écrire à la première personne, Correspondances, Recherches identitaires, Genres et supports de l’écrit, Histoires d’éditions, Paroles et/ écrits de femme, Arguments et programmes, Problématiques américaines. L’index des noms, la table des illustrations (deux au moins pour chaque communication) et la Bio-bibliographie des auteurs complètent l’ensemble. Dans son introduction, « L’Invention d’un auteur », Françoise Levaillant affirme que ce livre aurait pu s’intituler Les Écrits d’artistes au miroir brisé de Babel, car plus de trente artistes originaires de douze pays y sont évoqués, artistes pour lesquels l’écriture avait une telle importance qu’ils ne pouvaient s’en passer, même si la gamme va de l’aphorisme (Brancusi) jusqu’aux cahiers et carnets de Jean Hélion, aux romans de Dali, de Warhol, d’Andre (seize de la Japonaise Kusama), et la somme de quatre volumes due à Dubuffet (Prospectus et tous écrits depuis, 1967 et 1995). D’un autre côté, Picabia, admirateur de Nietzsche, ne transforme pas moins de huit poèmes pour en faire une lettre d’amour ! Picasso prend ses poèmes très au sérieux mais n’en laisse publier qu’une partie. Pour certains, la question de la langue se pose : langue maternelle ou langue du pays d’adoption ? Schwitters, interné pendant la guerre, choisit l’anglais ; Dali écrit le plus souvent en français. Les artistes japonais ont été particulièrement prolifiques au cours du dernier siècle. Deux correspondances traitent d’expositions : celle de Calder à Paris en 1946, et l’affaire Guggenheim de New York, lorsque Daniel Buren vit son œuvre Peinture-Sculpture retirée de la Sixième Exposition internationale en 1971. Ce dernier, qui sut comment se défendre par écrit, est le seul artiste-écrivain à faire l’objet de deux communications. Sur un autre continent, le Festival mondial de la jeunesse, organisé à Moscou en 1957, apporta une explosion de l’art abstrait chez les jeunes, d’où l’importance de leurs écrits pour comprendre le mode de transmission de la tradition artistique russe. Leshappenings, les actions-événements de Roman Signer sont soigneusement préparés et documentés. Ce recueil renferme les multiples aspects de soixante ans de vie artistique à partir de 1940, sans oublier le rôle d’un artiste-éditeur tel que Motherwell. Cet ouvrage est le fruit du programme « Archives de la création » lancé par le CNRS en 1997 et de la richesse de l’IMEC.  

Bagnères. F. Albaniac, Voyage pittoresque et sentimental à Bagnères-Adour (Lacour-Ollé, 2004, 52 p., 12 €). Ainsi, semble-t-il, que les autres réimpressions dues à cet éditeur ami du passé, le présent fascicule procure l’image exacte (ou reprographie) d’un opuscule ancien. Celui-ci a paru en 1818, à Nantes, imprimerie de Mellinet-Malassis. Les charmes typographiques d’un vieux Didot s’y allient aux délices d’un style vif et sapide — proche de celui d’un Restif — prose et vers y alternant sans perte d’alacrité. Un pur plaisir.

Barrès. Maurice Barrès, Une enquête au pays du Levant, préface de Jacques Huré (Maunucius, 2005, 349 p., 25 €). De la caravane des écrivains français partis chercher « un enrichissement de l’âme » au proche Orient, Barrès est à n’en pas douter le dernier, ce qu’on oublie souvent. L’ouvrage, qui n’avait jamais été repris sous sa forme originale depuis sa publication en 1923, relate un voyage accompli d’Égypte en Turquie de mai à juin 1914. Les neuf années qui séparent le périple de son écriture et de sa parution disent assez que derrière le prétexte officiel et transitoire d’une inspection des congrégations du Levant se profile le besoin d’un approfondissement du dialogue entre Orient et Occident que vient symboliser la méditation finale au pied du cénotaphe d’Alexandre au musée de Constantinople. Ce besoin de retrouver les modalités d’un échange authentique avec cet autre nous-mêmes qu’est l’Orient fait toute l’actualité de cette enquête au bout de soi, au fond de la conscience. Jacques Huré, qui préface avec rigueur et sobriété cette nouvelle édition, le rappelle opportunément : « il faut lire ce texte face à l’Orient détruit », relire aujourd’hui ces phrases dont les arabesques justifient le patronage lointain de Chateaubriand et tentent de retrouver le dynamisme d’un jaillissement primitif enseveli dans les tranchées de 1914 et la ruine de l’Empire ottoman. On n’échappe pas toujours à la grandiloquence, mais on voit aussi que la rencontre avec les Ismaéliens de la secte des Hashâshins, ou bien encore avec le successeur de Djélal-eddin Roumi à la dervicherie de Konia, réveille chez Barrès l’anxiété de questionnements qui ne l’avaient jamais vraiment quitté. À travers la découverte d’une sorte d’universalité de l’expérience mystique – hétérodoxe et subversive en Islam comme en terre chrétienne – renaît en même temps l’espoir d’une refondation du dialogue engagé entre les deux rives du Bosphore. Manifestement, c’est cet enseignement que tenait à laisser derrière lui Barrès, quelques semaines avant sa mort, et qui justifie qu’on redonne ce livre au lecteur qui n’y avait plus accès. Dommage cependant que la reproduction des photographies qui accompagnent l’ouvrage ne soit pas des plus soignées. Dommage également qu’un index des lieux et des personnes ne vienne pas compléter cet utile travail de réédition.

Bécassine. Bernard Lehembre, Bécassine, une légende du siècle (Gautier-Languereau, 2005, 167 p., 25 €). Gautier-Languereau n’est plus la maison indépendante et bien-pensante qui publiait au début du XXe siècle Les Veillées des chaumières, puis La Semaine de Suzette. Elle fait aujourd’hui partie du groupe Hachette, ce qui lui permet de se pencher assez luxueusement sur l’un des monuments de son passé, la géniale invention du personnage de Bécassine. Le récit qu’en donne Bernard Lehembre constitue un historique rapide, attentif cependant à bien souligner les paramètres sociologiques qui ont fait la popularité de la petite Bretonne, tandis que l’évolution de celle-ci permet en retour d’esquisser à grands traits l’évolution de la société elle-même entre 1905 (première apparition de Bécassine dans La Semaine de Suzette) et les années 1960. Un centenaire donc, célébré dignement et intelligemment illustré, comme il se doit. La littérature enfantine a désormais une histoire et Bernard Lehembre s’appuie sur une bibliographie de référence souvent savante. L’ouvrage, même s’il est destiné à célébrer, n’est donc pas entièrement hagiographique. On y apprend des choses intéressantes sur Maurice Languereau, l’éditeur et scénariste des albums sous le pseudonyme de Caumery, ainsi que sur Joseph Porphyre Pinchon (1871-1953), le superbe dessinateur qui fut aussi le directeur artistique de l’Opéra de Paris. Bécassine, ce fut de 1905 à 1914, 99 histoires racontées en 129 planches dans La Semaine de Suzette. En 1913, un premier album racontait L’Enfance de Bécassine mais c’est entre les deux guerres, à partir de 1918, que commencent à paraître les 25 albums composés de 1477 planches qui ont fait la gloire du personnage. Un chapitre examine la manière dont ces albums traitent des mutations de la société : on retrouve Bécassine en motocyclette, en aéroplane, en automobile, confrontée au téléphone, etc. Les albums parlent aussi de « la place des bonnes », de la disparition de l’aristocratie foncière, de l’immigration, de l’impact de l’Exposition des Arts décoratifs de 1925 sur le goût, de l’effet des congés payés sur les villégiatures. Il est aussi question de la guerre, de la libération de la femme, des innovations pédagogiques. Sans être franchement engagée, on peut constater, avec Bernard Lehembre, que Bécassine a résisté au bourrage de crâne pendant la Grande Guerre et n’a jamais versé dans le fantasme colonial ni dans le racisme. À tel point que l’une des premières actions des Allemands occupant Paris a été de détruire les stocks d’albums, Bécassine étant jugée d’une germanophobie trop influente (cf. Bécassine chez les alliésBécassine mobiliséeBécassine pendant la guerre). Les albums d’avant-guerre furent même retirés de la Bibliothèque nationale ! À la Libération, Bécassine réapparaît mais, malgré une certaine popularité toujours présente, son heure est passée. Quel rôle aura-t-elle joué dans la formation de l’imaginaire des petites filles pendant un demi-siècle ? Un rôle très important, si l’on en croit une Françoise Dolto : elle était entreprenante, téméraire, ouverte à tout, mais en même temps faillible, gaffeuse, un peu idiote et pleine d’humanité. De quoi plaire à beaucoup de petites filles pas très sûres d’elles-mêmes mais décidées à devenir quelque chose et qui se reconnaissaient en elle. Il y a là quelque chose de paradoxal pour une publication inaugurée sous le patronage d’un catholicisme très paternaliste. Considérée sous l’angle de sa place dans l’histoire de la B.D., Bécassine est clairement une grande réussite avant l’heure de la « ligne claire » et l’on évoque d’ailleurs ici le plagiat auquel se serait peut-être livré Hergé en transformant Bécassine en Tintin, la houppe se contentant de remplacer la coiffe bretonne. Quoi qu’il en soit, ce volume permet, avec ses nombreuses reproductions d’excellente qualité, d’apprécier l’extraordinaire talent de Joseph Porphyre Pinchon. Une partie de l’ouvrage est consacrée à « La vogue Bécassine » et à ce que l’on appelle aujourd’hui les « produits dérivés » : les poupées à son effigie remontent loin, mais c’est à des créateurs d’aujourd’hui que l’on doit quelques-unes des métamorphoses ici proposées et dont quelques-unes sont tout à fait séduisantes, signées Inès de la Fressange, Sonia Rykiel, Chantal Thomas ou Nathalie Garçon. Contrairement aux personnages de B.D. d’aujourd’hui, Bécassine ne semble avoir eu aucune vie sexuelle et il faut un dessin de Zep pour qu’un coup de vent vienne nous révéler sa culotte rose, complément coquin de ses chaussettes rayées.

Béhachélisme (2). Philippe Cohen, BHL. Une biographie (Fayard, 2005, 451 p., 22 €). Une biographie, c’est vite dit. Plutôt un essai qui tend au pamphlet sans basculer jamais dans le genre — et passe à côté de la seule question intéressante sur le sujet : depuis l’Apostrophes décolleté du 27 mai 1977, comment un tel personnage a-t-il réussi à cristalliser tant d’antipathies ? Il a fait et continue à faire tout ce qu’il faut pour cela, c’est entendu, mais une semblable réussite est rare en son siècle. Au temps de Lutèce, L.-G. Mostrailles en aurait fait, en quelques pages, une de ses Têtes de pipe. Aujourd’hui, Philippe Cohen lui en consacre plus de quatre cents. Signe d’époque.

Bénichou. Paul Bénichou, Romantismes français I : Le sacre de l’écrivain ; Le temps des prophètes et II : Les mages romantiques ; L’école du désenchantement (Gallimard, Quarto, 2004, 1008 et 1120 p., 24 € chaque volume). Ce n’est que trois ans après sa mort en 2001 que Gallimard s’est décidé à rendre accessible à tous le magnum opusde Paul Bénichou. C’est bien tard, mais ne nous plaignons pas puisqu’il est enfin possible de prendre toute la mesure de cette œuvre puissante qui nous a fait comprendre la cohérence profonde du XIXe siècle, à partir de l’invention la plus délirante de ce dernier : la littérature, ce « pouvoir intellectuel laïque » dont il a détaillé le déploiement. On ne se donnera pas ici le ridicule de résumer l’apport de Bénichou à la connaissance des textes, les plus grands comme les plus obscurs (il a su comme personne utiliser les ressources des bibliothèques de Harvard). Disons simplement que toute éducation de dix-neuvièmiste doit passer par là, impérativement. L’enquête qu’il a poursuivie pendant quelques dizaines d’années livre ses résultats avec sérénité et tout le détachement intéressé que doit avoir l’universitaire digne de ce nom. Mais on voit bien que tout ce travail est en fait animé par une passion : celle de comprendre les passions que le Romantisme a fait surgir et qui ont bouleversé des vies, suscité des œuvres, remué des sociétés entières. Derrière la littérature, ou plutôt en elle, au plus profond, il y a de l’Histoire en pleine ébriété, directement branchée sur de l’imaginaire et de la métaphysique, pour le meilleur et pour le pire. Comment tout cela a-t-il pu naître, se formuler, s’épanouir, se transmettre puis se perdre dans le désenchantement ? Ces interrogations ne sont manifestement pas, chez Bénichou, le simple enjeu d’une rhétorique académique : il ne pouvait pas ne pas penser à son propre siècle en réfléchissant à celui qui l’avait précédé. Derrière le travail de l’universitaire, il ne faut surtout pas oublier la vie bouleversée du Juif espagnol de Tlemcen devenu compagnon de Sartre et d’Aron à l’École normale, forcé de repartir à zéro en Argentine en 1942 et qui n’est rentré en France que pour repartir aux États-Unis, sans trouver dans l’Université française le poste qu’il aurait dû avoir. Cette édition de son œuvre majeure (les autres sont également considérables : Morales du grand siècle comme son livre sur Mallarmé — le dernier) permet de prendre toute la mesure de sa conception. On est reconnaissant à Sylvia Roubaud-Bénichou (fille de Paul et épouse de Jacques) pour le cahier de photographies du premier volume. L’une d’elles permet de rappeler que le passage de Bénichou par le formatage élitiste de la République française ne l’avait pas détaché de ses racines : il avait aussi consacré deux livres aux ballades espagnoles de tradition orale, collectées sur le terrain. Le premier volume reproduit également un entretien paru en 1989 dans Le Débat et le second fournit un index des deux volumes, paginés de manière continue.

Blanchard. Noël Arnaud, La Rencontre avec Maurice Blanchard (Patrick Fréchet/Les Autodidactes, 2005, 135 p., s.p.m.). Un petit livre, mais très dense et qui précise un pan de l’histoire du Surréalisme durant l’Occupation et l’immédiate après-guerre. Dans plusieurs textes qui se complètent les uns les autres, Noël Arnaud rend hommage au poète Maurice Blanchard (1890-1960), homme à la fois discret, secret et passionné. On voit combien fut essentielle pour lui la rencontre qu’il fit, en 1941, de Blanchard, dans le civil ingénieur-mécanicien aéronautique : « Vous ne pouvez pas savoir comme nous étions seuls et combien les autres, ceux qui n’étaient pas seuls, étaient ignobles. » Poète estimé de Breton, Éluard, Char et Péret, Maurice Blanchard faisait, aux yeux d’Arnaud et de ses amis du groupe La Main à Plume, figure d’aîné. Les livres des poètes du groupe, et leur activité même, furent pour lui « un signal à travers ce grand silence noir », et il pouvait écrire à Arnaud : « Vous aurez, je crois, été les premiers à rouvrir les fenêtres. » Les textes de Noël Arnaud rassemblés par Patrick Fréchet évoquent précisément ce « silence noir », les réunions clandestines du groupe en 1943, la répression mise en œuvre par les Nazis, les aléas de la clandestinité (lui-même résistant, Blanchard cacha un temps Arnaud), le combat commun contre « le cloaque mystique » qui se manifestait dans une certaine littérature de la Résistance. Sur cette dernière, la position de Blanchard était nette : « Je ne supporte les mystiques que s’ils sont muets, ainsi que l’exige la commune étymologie de ces deux mots. » S’étalant de 1941 à 1957, la correspondance Blanchard-Arnaud montre, sans grands mots, qu’ils étaient d’accord sur l’essentiel, et que le second conserva toujours au premier une estime admirative. La dernière lettre de Blanchard à Arnaud a des allures de testament pudique et ému : « Je vous suis très reconnaissant de ne pas m’avoir oublié, je suis hélas bien seul et malade. Cela se terminera bientôt, et de la façon la plus normale. J’ai trop aimé la poésie et cela au détriment de la santé. » Cette stèle à un poète qui échappera à l’oubli est rehaussée par la belle présentation matérielle du livre.

Bonnefoy. Patrick Née, Rhétorique profonde d’Yves Bonnefoy (Hermann, 2004, 250 p., 25 €). Bonnefoy avait-il besoin d’un essai, après tant d’autres, consacré à ce que, depuis Baudelaire, certains nomment, sans même se demander s’il y a du sens à le faire, sa « rhétorique profonde » ? À la lecture du petit livre de Patrick Née, la question demeure, comme persiste d’ailleurs, une fois lues les dernières pages de la conclusion, un curieux sentiment de frustration et d’incomplétude, d’agacement et de lassitude. À quoi cela tient-il et de quoi s’agit-il ? Visiblement destiné à des élèves ou des étudiants, désireux de se familiariser avec la « poétique » de Bonnefoy, cet essai se propose un objectif somme toute modeste et pédagogique. Il vise à expliciter les fondements d’un art d’écrire – appelons cela comme on veut, poétique, rhétorique, après tout la diversité des dénominations ne change rien à l’affaire. Or, chez Bonnefoy (comme d’ailleurs chez n’importe quel écrivain de valeur), cet art ne va pas sans une métaphysique, sans une éthique et une ontologie. C’est là que les choses se compliquent. Car écrire — on apprend cela en classe de terminale — est une espèce particulière d’engagement, pour ou contre le monde, pour ou contre les autres… On pourrait à l’infini dérouler la liste des « pour » et des « contre ». L’œuvre poétique d’Yves Bonnefoy se caractérise de fait par cette constante réflexion tournée vers la liaison des mots aux choses, vers le rapport sans cesse remotivé du langage au réel. Il y va non seulement d’une esthétique, qui trouve là son point d’ancrage et son lieu, mais aussi et surtout d’un postulat philosophique qui s’inscrit à rebours de toute une tendance de la pensée moderne. Patrick Née y insiste à juste titre : la problématique du lieu délimite le cœur de la poétique de Bonnefoy, d’où tout rayonne et irradie. Car il importe avant tout de veiller à ce que les mots du poème gardent mémoire vive de l’être au monde du sujet, de sa participation à la temporalité vécue, à l’émotion immédiate et première, bref à tout ce qui témoigne d’une présence au réel, seul bien et seule raison de l’écriture. Le grand mérite de l’essai de Patrick Née est de procéder à une mise en perspective de la pensée « théorique » de Bonnefoy sur le lieu comme pli ou articulation des mots et du monde. L’accent est placé avec raison sur ce questionnement ou ce creusement du signe linguistique (à quoi Bonnefoy a consacré une part essentielle, sinon première, de sa réflexion critique), dont il s’agit de défaire l’empire : par là, le poète apporte sa contribution, contradictoire, au débat sur la théorie du signe, qui prit son essor avec l’éclat qu’on sait lors de l’avènement du Structuralisme. Revisitant la doctrine saussurienne, Yves Bonnefoy plaide en faveur d’une logique de la (re)motivation du signe : ruiner le dogme absolutisé de l’arbitraire, rejeter la religion de la coupure donc, cela revient à récuser sans rémission tout ce qui légitime des pratiques poétiques et plus largement artistiques visant à déconstruire la présence, le rapport de soi à soi dans le langage et la représentation. Ce renversement opéré par Bonnefoy est gouverné, de l’intérieur et en profondeur, par des postulats qui relèvent de l’ordre du sacré ou plutôt du divin, mais d’un divin absent et dont il faut, à chaque pari lancé dans la voie de l’existence, inventer et incarner la présence. D’où — Patrick Née le montre bien — la nécessité de fonder une langue poétique qui soit à la fois le reflet durable et consistant d’une théorie du langage et une façon d’agir, c’est-à-dire d’être avec, d’être parmi. Le choix du symbole contre l’allégorie chez Bonnefoy atteste ce parti pris. De même que la prévalence de la métonymie sur la métaphore. Ces catégories rhétoriques sont examinées dans le détail par l’auteur. Mais qu’en ressort-il exactement, qui soit de nature à éclairer davantage le lecteur ? On se le demande. On voit bien qu’il y a dans l’écriture de Bonnefoy une rhétorique à l’œuvre, profonde ou non : cela reste une rhétorique. Car quoi que fasse et imagine l’auteur de cet essai, la pensée ici exposée ne sort pas de son cercle ; elle demeure prise par le métadiscours de Bonnefoy sur l’art et la poésie et ne parvient pas à se ménager le recul indispensable à l’évaluation critique. Cette servitude immanquablement conduit à des simplifications abusives. Par exemple : était-on obligé de suivre Bonnefoy dans sa réduction aberrante du Symbolisme à je ne sais quelle tentative de fuite dans des ailleurs de pacotille ? Certes, non. Il fallait prendre le soin de relire les bons écrivains de la fin du XIXe siècle, qui n’étaient pas symbolistes, et laisser de côté ceux qui ne vivaient que de déclarations et de manifestes. On s’étonnera ainsi que l’auteur de cet essai ait, dans un souci d’explication bien évident, sacrifié la pensée de ceux contre lesquels Bonnefoy prend position, et valorisé, parfois exagérément, ceux qui soutiennent la « rhétorique profonde » du poète. Le travail critique exige, semble-t-il, d’autres équilibres.

CafésParis et ses cafés (Action artistique de la Ville de Paris, 2004, 243 p., 40 €). Avec un titre aussi alléchant et un tel format, on pouvait craindre d’ouvrir une nouvelle fois un livre d’art sur Paris, sujet aussi rebattu dans le commerce des albums que les chats angoras et les peintres impressionnistes. Heureusement, il n’en est rien. Les illustrations, abondantes et bien reproduites, habillent une soixantaine de contributions dues à des historiens qui restituent les divers aspects des cafés parisiens, de l’apparition du café en France au XVIIs siècle à ceux que nous fréquentons aujourd’hui, y compris les cyber-cafés qui disparaissent déjà, les jeunes gens qui les fréquentaient ayant maintenant dans leur chambre de quoi satisfaire leur e-vice. De nombreux chapitres sont consacrés à l’histoire des quartiers parisiens et de leurs établissements respectifs, de leurs clientèles et des limonadiers.. Mais d’importants chapitres étudient aussi l’architecture et les enseignes, la décoration, vitraux et céramique, le mobilier (un chapitre sur la fameuse chaise Thonet n°14, sur laquelle tout le monde s’est assis un jour ou l’autre) ; ne sont pas oubliés les jeux, du 421 au baby-foot, et de la belote au flipper. La variété des sujets et des auteurs trouble parfois une stricte logique, mais contribue au charme de cette promenade historique et nostalgique au pays des zincs, de la demi-tasse et des soucoupes de faïence. Qu’est-ce qui, mieux que les cafés rassemble, autant de souvenirs de l’histoire littéraire ?  

Calaferte. Louis Calaferte, Circonstances (Carnets XI, 1989) (Gallimard, 2005, 246 p. 20 €). De l’œuvre immense qu’a construite Louis Calaferte, on retiendra sans doute et, aux yeux de certains paradoxalement, l’exigence constante, l’obsession même du qualitatif. Il y a chez lui, en effet, un goût pour la précision, pour l’éclaircissement, qui ne se dément jamais : rien ne lui mésied plus que la pose ou la dissimulation. Et l’écriture lui est un moyen – un de ces moyens essentiels – de mener à bien une tentative d’élucidation de soi. Son but ? Formuler une qualité d’existence, peser avec les mots une valeur dont le système tout entier détermine sa place et son rôle d’écrivain. LesCarnets sont de ce point de vue révélateurs de l’entreprise. Ressortissant aux écritures intimes, ils vont ainsi au jour le jour, épousant dans le discontinu l’ordre mouvant de la vie, de la pensée et de l’affect, les rencontres et les surprises. D’où ce titre : Circonstances, qui marque clairement la prééminence de ce qui advient, en soi et hors de soi, et qui, dans le même temps, environne, circonscrit, définit. La circonstance n’est pas l’occasion : elle consacre le temps dans sa dimension aventureuse, accidentelle ; elle est porteuse de quelque chose, un sens, un mystère, une aura, qu’il faut saisir et comprendre. « L’important, écrit Calaferte, est l’immédiateté de la saisie. » Or cette saisie, cette immédiateté fondent un geste, légitiment une écriture. Et l’on ne sera pas étonné de voir, dans ce Carnet XI de l’année 1989, non pas se déployer un récit, une tranche de vie, une petite chronologie portative, mais bien s’étoiler des branches d’immédiateté, qui sont autant de moments d’une modification intérieure. Car tout ici se meut dans cette perspective toujours remaniée, instable, que l’écrivain trace par rapport à lui et à lui seul. Il n’est point d’autre repère que celui qui écrit. « Nul n’a tendance à comprendre quelqu’un de ma trempe, note Calaferte, qui écrit parce que la vie lui a été donnée pour écrire, que, sans cette expression et quelques-unes similaires, il n’est fondamentalement rien, un néant en mouvement, devant qui s’ouvrent les portes du suicide. » L’écriture est ce qui doit faire rempart à la fatale aspiration ; elle est surtout l’acte majeur par lequel prend sens une existence, dont elle ramène le volume vers le centre d’une intériorité à découvrir. C’est pourquoi la vie, avec ses contraintes, ses règles, ses conventions de tous ordres, ne constitue pas un lieu proprement dit. Au mieux est-elle le paravent sur lequel la lumière d’un feu personnel trace les contours de flammes invisibles. Calaferte n’a jamais su prendre pied dans la vie. Aussi relève-t-il pour se l’approprier cette remarque de Gide : « Jamais je n’ai su m’installer dans la vie. Toujours assis de guingois, comme sur un bras de fauteuil ; prêt à me lever, à partir. » Petit condensé de morale gidienne, sans doute : un pied ici, l’autre là, déjà ailleurs. Mais pour Louis Calaferte prévaut ce déséquilibre, cette non-coïncidence essentielle, constitutive, de l’écrivain avec le lieu collectif et officiel de la vie où tous semblent se tenir de bonne grâce. « Il faut être à soi-même dans la vie quotidienne provocation. » Il faut donc lancer cette voix, cet appel vers soi-même, pour laisser sortir de soi ce qui s’y réfugie, la clé de quelque mystère, de quelque chiffre : « Malheureusement, nous ne pouvons savoir qui nous sommes – l’Ets haïm nous reste à jamais interdit ; ne nous sont concédés que des fragments de connaissance. C’est en ce sens que nos vies sont des initiations. » Le Carnetreprend ainsi le chemin initiatique et croise en route les voies et les voix : la littérature, dont on vient de parler, et la foi, le recours à Dieu, qui constitue un des axes structurant la réflexion dans ce volume. La prière, le recueillement, le seul souci de Dieu conduisent la pensée de Calaferte du côté d’une attente mystique dans laquelle vie et écriture pourraient se réconcilier. Foi et littérature fondent ainsi une qualité : la première possède à elle seule « pouvoir spirituel de modification », comme la littérature, qui, à l’image de la foi, s’organise en une « démarche […] individuelle » où « questions et réponses […] sont limitées au cercle de la vie intérieure de chacun ». Dès lors, revenant sur sa vocation d’écrivain, Calaferte peut affirmer : « J’écris pour Dieu. »

Camus. Paul-F. Smets, Albert Camus, critique littéraire et préfacier (Académie royale de Belgique, 2004, 152 p., 15 €). Visant Chamfort, commençons par dire que, très au-dessus de la préface de Cami (1970), nous plaçons la notice d’Emmanuel Berl incluse au tome deux du Tableau de la Littérature française (1962). Berl dit d’abord ce que, chez Chamfort, il préfère : de ne le trouver jamais suspect d’écrire ce qu’il écrit en vue d’un intérêt matériel personnel. Camus, lui, commence par dire ce que, chez Chamfort, il hait. Placer la haine avant l’amitié, l’absurde avant le sens, la peste avant la santé, le négatif avant le positif, les laideurs avant la bonté, c’est toute une époque, à méditer sans nostalgie. Paul-Ferdinand Smets, qui voue à l’auteur de La Peste un culte au moins aussi sincère qu’à Paul-Henri Spaak, propose ici, après un volume répertoriant les éditoriaux de Cami, un répertoire de ce que cette idole surfaite pondit, de la main droite ou de la gauche, dans Combat ou dans L’Express, pour honorer son renom de polygraphe valet des muses. Exemple, page 40, cet intertitre : « Camus découvre La Nausée et Le Mur. » Songeant à l’immensité du trésor des grands livres à lire ou à relire, aux puits de science qu’il nous reste à sonder, l’existence de tels imprimés, forts seulement du charme des œuvres de la piété, parfois déprime, telle une injure à l’humanité. À Camus, certes, on préfère Cami : Pour lire sous la douche a pour nous autrement de prix que Le Malentendu et toutes ces fadaises à quoi la Pléiade gaspille son papier bible. Non, vraiment, dans le style curé, les drames du Polonais Wojtyla sont cent fois supérieurs (France Culture, par ses pittoresques diffusions théâtrales en nocturne, nous a permis, voici quelque vingt-cinq ans, ce parallèle édifiant). Assez de ce Nobel précipité qu’au moyen d’une Facel-Vega gazant sur la RN6 qui va de Sens à Montereau, Michel Gallimard crasha (et lui avec) sur un platane le quatre janvier mil neuf cent soixante, en un froid début d’après-midi (la précision départementale nous est rappelée par l’auteur, professeur émérite à l’Université Libre de Belgique, cf. Éthique et Cosmétique, 2002,et Gestion responsable, développement durable : éthiques ou étiquettes pour notre avenir ? 2003 — titres excellents, notez ; il est aussi directeur des études camusiennes pour la France). Page 145 du fascicule dont nous parlons, Paul-F. Smets expose une photographie de la route en question, prise vers Petit-Villeblevin dans l’Yonne, commune qui s’ignorait promise à vibrer d’un trépas si bruyant. Ces quatre épithètes (petit, vil, bleu, vain) peignent en somme fort bien, sinon l’auteur exagéré dont Paul-F. Smets cartographie les paratextes, essais écoliers et fonds de tiroirs, du moins son tracé dans la culture suivant cette bibliographie commentée. Détail piquant : dans la poche du mort célèbre, on retrouva, vierge, le ticket de train Lourmarin-Paris acquis par lui peu avant que le chauffard Michel, craignant de foncer seul au ciel ou en enfer, l’eut convaincu de prendre place à sa droite, au siège dit du mort. Moralité : jeune homme, si tu n’es pas pressé d’en finir, réfléchis bien avant de préférer, à un wagon non fumeur de la SNCF, une avance, même honnête, de Gallimard.

Carlier. Robert Carlier, À la nuit la nuit. Carnets, préface de François Caradec (H.C., 2005, 84 p.). Figure importante de l’édition française de l’après guerre, mort en 2002 à 92 ans, Robert Carlier, dont François Caradec fait un saisissant portrait au seuil de ce petit volume, laisse de très nombreux carnets, envers de livres qu’il n’a jamais voulu écrire : vingt mille pages en deux cent cinquante cahiers. Ce petit volume donne un exemple de ces méditations nocturnes sur la musique et la littérature, sur l’amitié ou sur la mort d’une hauteur de vues constante. On se heurte à une subjectivité sans concession : au cœur de très belles remarques sur l’opéra — entre autres sur l’aubade du Roi d’Ys de Lalo — ce constat : « Pelléas et Mélisande (dont la niaiserie du texte m’a toujours interdit l’écoute). »  

Cendrars (1). Christine Le Quellec Cotier, Devenir Cendrars : les années d’apprentissage (Champion, 2004, 327 p., 35 €). Lorsque Miriam Cendrars publia en 1969 le volume des Inédits secrets au Club français du livre, les amateurs de Cendrars découvrirent de nombreux aspects totalement inconnus du public concernant cet écrivain à la fois célèbre et secret. Des brouillons de lettres, des notes de lecture, des tentatives d’écriture (Mon voyage en AmériqueHic haec hocDanse macabre de l’amourAléaMoganni NamehNew York in flashlight, etc.) permettaient de mettre en perspective un Cendrars avant Cendrars tout à fait passionnant. Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts. La critique a évolué. Les Archives littéraires suisses à Berne ont accueilli un riche Fonds Blaise Cendrars. Dans le présent essai, issu d’une thèse de doctorat, Christine Le Quellec Cottier a privilégié la face débutante et longtemps dissimulée de l’œuvre et notamment une tentative romanesque fort maladroite sans doute,Aléa, dont l’analyste montre la valeur littéralement séminale pour toute une partie de l’œuvre à venir et tout particulièrement Moravagine. On voit alors comment un jeune homme – Frédéric Sauser – se mue progressivement en Freddy Sausey, puis en Blaise Cendrart et enfin en Blaise Cendrars, comment il passe d’un romantisme teinté de décadentisme à une écriture personnelle de la modernité, comment il opte pour la francité au détriment de la dimension germanique qu’il porte en lui. Tout cela à partir d’une attention fine portée aux textes, d’un travail dans différentes archives et d’une excellente connaissance de l’œuvre. Certaines figures peu connues aujourd’hui revivent de façon bienvenue dans ces pages (Ola Hansson, Emil Szittya, Otto Gross, Franz Blazek, Johannes Nohl, Siegfried Lang, Ivan Bloch, Ludwig Rubiner par exemple [on lira, p. 197, Magnus – et non Marius ! – Hirschfeld]). Des renseignements fort intéressants concernant les activités de traductions de l’allemand (Stanislas Przybyszewski, Richard Dehmel), auxquelles il conviendrait d’ajouter la traduction en allemand des Méditations esthétiquesd’Apollinaire que l’éditeur des Inédits secrets pensait être une œuvre de Cendrars lui-même… Le travail effectué dans les archives a permis à l’auteur de mettre à jour des documents inconnus du public. Certaines des illustrations reproduites sont extrêmement intéressantes. Regrettons simplement l’absence d’index.

Cendrars. Blaise Cendrars, Œuvres complètes, nouvelle édition dirigée par Claude Leroy, volumes 10 à 12 (Denoël, 2005, 532, 556 et 500 p., 28 €  chaque volume). Menée tambour battant, cette nouvelle édition des écrits de Cendrars livre aujourd’hui trois volumes de la série (il en restera autant à paraître). Le premier contient l’Anthologie nègre, les Petites Contes nègres pour les enfants blancs, Comment les blancs sont d’anciens noirs et La Création du Monde (présentation et notes de Christine Le Quellec Cottier) ; le deuxième, Aujourd’huiJéroboam et la sirène, Sous le signe de François Villon, Le Brésil et Trop c’est trop (textes présentés et annotés par Claude Leroy) ; le troisième, Le Lotissement du ciel, dernier volume des mémoires de l’auteur,et La Banlieue de Paris (présentés par le même). Tous ces textes ne sont pas d’égale valeur, et ne suscitent pas un intérêt équivalent, mais, comme on le lirait dans Libération, l’homme à la main coupée avait de la patte.

Charlot. Guy Basset, Camus chez Charlot (Domens, 2004, non paginé, 14 €). Le présent livret mignon, tiré à quatre cents exemplaires numérotés ne traite que des relations livresques d’Albert et d’Edmond, lequel, éditeur débutant à Oran, publia en mai 1937 L’Envers et l’endroit, premier « essai » (au sens de tentative) du jeune footballeur qui, en mai 1939, lui donna Noces, et bien après, en mai 1950, Le Minotaure ou la Halte d’Oran. Albert Camus fut aussi, chez Charlot, directeur de la collection Poésie et théâtre. La Méditerranée les unit puis les sépara, enfin la question algérienne. Peu d’informations, mais un petit volume qui « ravira » les bibliophiles amis du grand homme, tout en rendant grâce à Edmond Charlot, décédé le 10 avril de l’année dernière.

Chateaubriand. François-René de Chateaubriand, Correspondance générale. VII. 6 juin 1824-31 décembre 1827, texte établi et annoté par Pierre Riberette et Agnès Kettler (Gallimard, 2004, 471 p., 30 €). Chateaubriand n’a décidément pas fini de nous surprendre : alors qu’on attendait depuis quinze ans le tome VI (1823-1824) de sa correspondance, voici que tombe sans prévenir le tome VII ! Les éditeurs justifient cet enjambement par des difficultés liées à l’établissement de la correspondance mi-privée, mi-diplomatique de la période pendant laquelle l’auteur du Génie occupa l’une des plus hautes fonctions de l’État. Soit. Ce tome s’ouvre donc sur la destitution du grand homme : « Je ne suis plus ministre » (lettre du dimanche 7 juin 1824). Chute brutale qui suscite, on s’en doute, un fort sentiment d’amertume chez l’ex-ministre, et qui donne le « la » (plaintif) de toutes les lettres suivantes : « On m’a mis à la porte comme si j’avais volé la montre du roi sur la cheminée. » Outre cette humiliation, Chateaubriand doit faire face à des problèmes de couple (lassée des infidélités de son mari, l’épouse s’enfuit à Neuchâtel) et à des difficultés financières (lourdes dettes due à une opération immobilière hasardeuse). Cette avalanche de catastrophes n’entame cependant pas complètement le moral de Chateaubriand, qui lutte sur tous les fronts à la fois. Politiquement, il poursuit, par journaux interposés, sa bataille contre l’action néfaste de Villèle (on relira avec délectation sa fameuse lettre du 3 janvier 1827 contre la loi de « justice et d’amour », publiée dans le Journal des Débats). Assidu à la Chambre des Pairs, l’élu ne laisse rien passer et s’enorgueillit des amendements qu’il réussit à faire adopter. Sentimentalement, Chateaubriand travaille à ressouder le couple tout en maintenant des liens intimes, et même amoureux, avec des maîtresses secrètes. Littérairement enfin, Chateaubriand s’attelle à la tâche gigantesque de la publication (chez Ladvocat) de ses Œuvres complètes, qui commencent à paraître en livraisons à partir de juin 1826. Financièrement, il parvient à éponger ses dettes en réalisant l’opération éditoriale la plus juteuse de la Restauration (signature avec son éditeur d’un contrat de plus d’un demi-million !). Quel profit l’histoire littéraire peut-elle tirer de cette correspondance ? Qu’est-ce, au fond, qu’une « correspondance littéraire » ? : Est-ce simplement une correspondance écrite par un écrivain célèbre (texte appartenant au sous-genre « épistolaire » et rattachable de plein droit à l’œuvre) ? S’agit-il d’une correspondance dont les acteurs sont majoritairement littéraires (et, dans ce cas, ils valent comme documents exploitables par les sociologues, les historiens du « littéraire » et les biographes) ? S’agit-il d’une correspondance où l’auteur livre ses secrets de fabrication, délivre un discours sur l’œuvre ou sur la littérature en général (ce qui intéresse en premier lieu les éditeurs de texte, les généticiens et les chasseurs de « clef ») . Toujours est-il que, chez Chateaubriand, l’intérêt est limité quant aux deux derniers aspects : point ou peu de considérations sur la littérature qui se fait, le « Romantisme », l’esthétique nouvelle (Chateaubriand semble ignorer le bouleversement qui affecte le monde des lettres : La Muse française, la condamnation de l’Académie, la naissance du Globe, la querelle des classiques et des romantiques, etc.). Point d’échange avec les principaux écrivains de l’époque (Chateaubriand répond poliment aux solliciteurs, ceux qui lui demandent, tel Turquety, de donner son auguste avis sur un recueil nouveau, ou ceux qui viennent, tel Lamartine, quémander un siège à l’Académie). En revanche, Chateaubriand, styliste incomparable, est tout entier dans ses lettres, spécialement dans celles adressées à des dames.  

Claudel. Yvan Daniel, Paul Claudel et l’Empire du Milieu (Les Indes savantes, 2004, 433 p., 40 €). Claudel a passé quatorze ans en Chine, de 1895 à 1909. Il compose durant cette période des textes aussi fondamentaux queConnaissance de l’Est, Le Repos du septième jour, Partage de Midi, les Grandes Odes ou encore le Traité de la co-naissance au monde et de soi-même, et il engrange une série de notations et d’impressions qu’il réutilisera dans d’autres œuvres. Or on a longtemps dit que l’écrivain, qui n’en a jamais appris la langue, n’avait guère pénétré la culture chinoise, se contentant de sources secondaires. L’essai d’Yvan Daniel, très informé, démonte ce cliché. Complétant les travaux de Gilbert Gadoffre, cette étude aborde l’ensemble des textes de Claudel relatifs à l’univers chinois, qu’il s’agisse de son œuvre littéraire ou de ses écrits diplomatiques, et convainc de la profonde attention portée par l’écrivain à la Chine antique ou contemporaine. Les intertextes les plus divers sont pistés et discutés, des écrits jésuites aux influences de Jules Renard (modèle stylistique) et Jacques-Henri Fabre (modèle « éthologique »), du corpus français aux textes anglais, latins ou allemands, en passant par un « Microfilm comptabilité du Poste de Fou-tchéou » daté de 1902. Les activités professionnelles du diplomate sont convoquées. Un dossier iconographique présente les photographies de plusieurs lieux évoqués explicitement ou non par les textes, et ceux-ci sont comparés à ceux des autres écrivains occidentaux traitant de la Chine, notamment Loti, Judith Gautier et, surtout, Segalen, lecteur attentif et critique de son aîné. Or la complexité et la sensualité d’un auteur trop souvent figé dans son rôle tardif de « gorille catholique » éclatent ici. Alors même qu’il vient d’embrasser la foi, Claudel en Chine mêle allégrement le dogme catholique aux traditions religieuses orientales ; fasciné par un pays alors en pleine déliquescence, mais où le passé semble figé, il se retrouve dans « son désordre, son incurie, sa saleté, son anarchie, sa sagesse imbécile […] tout de même qu’un blaireau ou un putois [dans] ce qu’il peut y avoir de plus blaireau et de plus putois », et il n’est pas loin de trouver dans cet ailleurs une patrie d’élection à opposer à celle qu’il a quittée. Tranchant avec la plupart des textes contemporains, il ne cède guère à la raillerie anthropocentrique, conteste le mythe du « péril jaune » et, comme Segalen, tend à regarder l’autre autant qu’à se regarder par l’autre, avec un immense respect des différences ainsi saisies. Claudel, souligne en effet Yvan Daniel, adopte « le point de vue de l’habitant […] en faisant de l’espace exotique son propre lieu personnel (sa « maison ») ». De fait, le « j’ai habité la Chine » du poète mériterait d’être rapproché du célèbre « j’avais une ferme en Afrique » de Karen Blixen. D’où des développements passionnants sur son traitement de la pensée chinoise en matière de religion ou de philosophie, dans une partie joliment titrée « Engagé sous deux ciels », qui offre de belles pages sur le « paysage de la mort », ou sur les liens entre Le Repos du septième jour et sa réécriture par Segalen, Le Combat pour le sol. Seules réserves : la longue étude consacrée au Livre sur la Chine, sorte de rapport sérieux, aurait peut-être gagné à se voir condenser, et il est dommage que plusieurs coquilles déparent ce volume, car outre l’intérêt de son contenu, sa mise en page est soignée, rythmée par les yeux de Claudel peint par « un artiste chinois ».  

Coiffeur. Huysmans, J.-K., Chez le coiffeur (Le Bouche-Trou, 2004, 14p., s.p.m.). Les Croquis parisiens ont été souvent réédités et les amateurs connaissent bien ce texte bref et vengeur, plein d’alacrité. L’édition qu’en procure ici Éric Walbecq est pourtant originale puisqu’elle s’accompagne de la série de dessins donnés par Eugène Courboin dans le Supplément illustré du Journal en 1893. La qualité graphique des reproductions, probablement tirées d’un microfilm ou d’une photocopie, est peu satisfaisante, mais le tirage de la plaquette sur un agréable papier de format carré plaira à ceux qui pourront se procurer l’un des cent cinquante exemplaires. Comme le coiffeur qui « sarclait le poil » de Huysmans, l’impression a ici nettement « allégé » les lignes. Mais l’essentiel, n’est-ce pas, c’est qu’on ne se rase pas pendant l’opération ?

Composition. Françoise Argot-Dutard, Janine Baudry, Alain Hazera, Jérôme Roger, La Composition française sur un ou plusieurs textes d’auteurs(Armand Colin, 2005, 368 p., 30 €). Ceux des lecteurs d’Histoires littéraires en âge d’avoir des enfants en seconde ou en première, terrifiés par ce qu’on lit dans les journaux à propos des horreurs de l’enseignement littéraire au collège et au lycée, voudront peut-être savoir comment sont accommodés les plats servis à leur progéniture. Il faut en effet distinguer les programmes, violemment vilipendés (ainsi dans un récent numéro spécial de la revue Le Débat), avec souvent beaucoup d’injustice ou de mauvaise foi, et la manière concrète de les appliquer. Les enseignants responsables de cette mise en oeuvre subissent une préparation ad hoc lorsqu’ils se présentent aux concours qui leur sont réservés. L’ouvrage que nous examinons est destiné à cette préparation. Les enseignants visés doivent apprendre, comme l’exigent les programmes, à préparer une « séquence didactique » étalée sur plusieurs semaines et centrée sur un ou plusieurs textes, recommandés ou non. Autrement dit, ce manuel de composition française dessine le profil de l’enseignant idéal selon la machinerie pédagogique nationale. Ce personnage de rêve possède toutes les qualités : bien entendu, il connaît toute la littérature ancienne et moderne et il peut en distiller l’essence à ses élèves ; c’est à la fois un stratège et un tacticien accompli : il sait formuler des objectifs et il sait mettre en oeuvre les moyens de les réaliser ; il connaît parfaitement toutes les théories élaborées depuis 40 ans et il sait démontrer sa maîtrise des langages techniques à ses examinateurs ; il se tient au courant en lisant assidûment et de manière approfondie les instructions officielles et les revues spécialisées, etc. Dans son rôle d’enseignant et plus encore dans celui de candidat aux concours, il doit faire preuve des plus grandes vertus morales en sachant prendre des risques, mais pas trop, en ne faisant pas étalage de ses connaissances, en sachant se mettre à la portée des jurys comme des élèves. Fort bien ­­— mais la littérature, dans tout ça ? Le temps est bien révolu où elle servait à une éducation du goût, cela va de soi. Inutile de lui demander ­— énumérons ces ringardises au hasard ­ une pédagogie de la beauté, une formation du jugement, un apprentissage des valeurs, une introduction à l’histoire, un moyen de construire un rapport à soi et aux autres, une façon d’apprendre le monde ou d’accéder à des savoirs, un outil pour explorer ses émotions, etc. Non ! La littérature, comme objet pédagogique, est avant tout un mode de communication dont l’étude est l’occasion d’analyser ce dont toute communication est faite : des techniques et des procédés d’instrumentalisation. Afin qu’on ne croie pas qu’il s’agisse ici d’une caricature, nous reproduisons le tableau (p. 40) qui schématise la « communication littéraire », selon la vision que souhaitent en donner les didacticiens d’IUFM :

Nous sommes bien sûr plein de respect et d’admiration pour les enseignants qui ont choisi ce métier par amour de la littérature, mûs par le désir de communiquer leur passion et leurs intérêts. Mais on nous permettra de douter qu’ils puissent longtemps persévérer, ainsi soumis à une conception hyper-techniciste de ce qu’il s’agit de faire comprendre et apprécier. Faut-il vraiment s’étonner, dans ces conditions, si toutes les études le redisent : les élèves veulent de moins en moins entendre parler de littérature ? Il reste à espérer que tout ce matraquage aboutira à réveiller ici et là des résistances, que l’éternelle révolte adolescente, d’une lucidité souvent miraculeuse, saura bousculer comme elle l’a toujours fait tous ces échafaudages pour aller rencontrer d’elle-même, indifférente aux finalités didactiques, la source vive qui répondra à sa soif . Heureusement, les aléas de la typographie savent jouer les perturbateurs jusque dans les travaux pédagogiques les mieux ratissés : « Les manuels ne sont pas toujours irréprochables et ils contribuent parfois à entretenir des confusions. » On ne saurait mieux dire. La phrase qui suit immédiatement cette mise en garde en fournit aussitôt la preuve en parlant du « schéma actuariel » de Greimas, transformé en expert-comptable ! On appréciera également à leur juste valeur les conseils sur « l’orthographe correcte des noms» dans une section sur le « souci de la composition claire et ordonnée » : « Apollinaire, Chateaubriand, Rimbeaud, Beaudelaire ou George Sand et non Appolinaire, Chateaubriant, Rimbaud, Baudelaire ou Georges Sand » (p. 31) ! Comprenne qui pourra, mais ayons tout de même une pensée solidaire à l’égard des malheureux candidats.

Critique. Alain Trouvé, Le Roman de la lecture. Critique de la raison littéraire (Mardaga, 2004, 215 p., s.p.m.). C’est la référence occasionnelle à Kant qui justifie le sous-titre quelque peu grandiloquent de cet ouvrage qui multiplie par ailleurs les assurances de modestie, en un mélange légèrement cauteleux d’ambition et de détachement. Au-delà du déchiffrement formaliste ou herméneutique, il veut réhabiliter la dimension plus littéraire de l’exercice, ce qu’il nomme « roman de la lecture », pour « mieux prendre en compte les limites de la connaissance inhérente à tout acte de lecture ». Cet acte possède, selon lui, une « dimension esthétique », laquelle ne va pas toutefois jusqu’à faire du critique qui écrit un véritable écrivain. La position n’est pas révolutionnaire et s’accommode donc fort bien d’un voisinage éclectique avec toutes sortes de théories, des plus techniques aux plus idiosyncrasiques, de Kristeva à Bellemin-Noël. Autre façon, au fond, de revenir sur l’une des tartes à la crème de la théorie littéraire depuis trente ans : la méthode d’Alain Trouvé, c’est l’intertextualité, sans en être, tout en en étant. On le voit bien dans les lectures qu’il propose, reprise d’articles divers antérieurement publiés. Il est ainsi question d’Aragon (auquel il a déjà consacré un livre), de Perec, de Le Clézio, de Breton et d’Éluard. La strophe de l’omnibus dans les Chants de Maldoror occupe une place importante dans la lecture qui fait se recouper Les Voyageurs de l’impériale etL’Immaculée Conception. On notera, parce qu’il s’agit d’un auteur rarement commenté par la critique universitaire, le bref chapitre sur Le Wagon à vaches de Georges Hyvernaud. L’ouvrage se referme sur une page d’« aphorismes pour ne pas finir » : cela ressemble aux notes de cours qu’aurait pu distiller un étudiant un peu paresseux, converties en Dictionnaire des idées reçues : « l’insu affectif et intertextuel touche au fantasme, en amont et en aval du texte », « la lecture est dans l’Histoire », etc. Si la lecture implique bien, comme le veut à juste titre Alain Trouvé, un investissement un peu personnel du lecteur, il ne nous en voudra pas de ces remarques. Bibliographie et index.

Daumal. Roger Marcaurelle, René Daumal. Vers l’éveil définitif (L’Harmattan, 2004, 304 p., 25,50 €). L’ouvrage constitue la reprise et l’amplification d’un article publié sous le même titre dans le numéro des Dossiers H consacré à Daumal en 1993. À l’époque déjà, la contribution apportée par Roger Marcaurelle à la compréhension du parcours spirituel de Daumal figurait parmi les plus substantielles et les plus originales du recueil proposé par Pascal Sigoda. On sait en effet, notamment grâce aux lumières de Jacques Masui et de Phil Powrie, que toute approche tant soit peu sérieuse du cheminement de Daumal ne saurait s’affranchir d’une interprétation du « souvenir déterminant » dont il donna trois versions et qui relate le drame d’une conscience expérimentant sa séparation d’avec l’absolu. De là à conclure que cette séparation est irrémédiable et même que l’absolu n’existe pas, il n’y a qu’un pas qui fausse tout et que franchissent pourtant la plupart des commentateurs de Daumal. Roger Marcaurelle démontre que c’est au contraire la conviction de pouvoir un jour enfin se résorber dans l’absolu qui galvanise le poète autant que le philosophe chez Daumal, et que cette conviction a trouvé force et soutien dans une théorie de la non-dualité développée suivant le modèle offert par l’Advaita Vedanta de Shankara. Remise en cause du paradigme de la finitude et initiation à l’expérience d’une identité de la conscience individuelle avec l’absolu, l’œuvre peut se relire ainsi comme le fruit d’un « yoga de l’écriture », à la fois moyen et résultat d’une transformation spirituelle appelant à son tour un « yoga de la lecture ». On est ici bien loin de l’affabulation si l’on se souvient que Daumal fut en son temps un indianiste plus que respectable. Cette révision limpide de son œuvre à la lumière du non-dualisme shankarien fait la part belle aux articles théoriques et au Contre-Ciel sans négliger toutefois des récits comme La Grande Beuverie ou Mugle ; seul Le Mont analogue paraît un peu sous-estimé dans un ouvrage qui marquera sans doute les études consacrées à l’autre voyant des Ardennes.  

Delteil. Joseph Delteil, L’Homme coupé en morceaux. Soixante-huit chroniques (1923-1933), édition établie et présentée par Robert Briatte, avant-propos de Gladys Bouchard(Le Temps qu’il fait, 2005, 228 p., 22 €). Chroniques d’une décennie à Paris, années d’apprentissage du métier d’écrire, poésie puis prose, petites et grandes revues, fins de mois difficiles, tuberculose, tout y passe – y compris l’excommunication du groupe surréaliste. Irrévérence, ironie, sarcasme, Delteil maniait tous les instruments de l’impertinence avec brio. On n’oserait plus, aujourd’hui, ce serait trop politiquement incorrect. D’où l’envie de tout citer, en toute impunité, de ce bel ouvrage (qui se clôt sur une importante bibliographie). À propos de « La Librairie de l’avenir », alors que le prolongement du boulevard Haussmann signifiait la démolition des librairies Flammarion et Rey : « Loin de moi la pensée d’arrêter jamais une pioche. La pioche est le plus sacré des instruments, et je connais pas mal de pierres, d’hommes, de règles et de lois où je souhaiterais qu’elle s’enfonçât. » Au moment de la mort d’Anatole France : « Il y a entre A. France et un calicot une différence de quantité et non pas de qualité.» À propos du Prince des écrivains : « Je décrète par avance que le Prince des écrivains sera un soliveau » (Delteil suggérait de couronner Colette princesse des plumes) Lors d’une enquête relative à la construction d’un musée français d’art moderne, enquête effectuée par la revueL’Art vivant (1925), Delteil reconnut n’entendre rien à la peinture, ce qui ne l’empêcha nullement de donner son avis : « J’estime que le choix des œuvres d’art devrait être confié à un Comité de quatre membres : un nègre, un chinois, un peau-rouge et même un blanc (ou mieux : une blanche). Le nègre aurait voix prépondérante. » Rien de tiède, donc, chez celui qui recommandait à tout homme de découvrir l’Amérique, « sous peine de mort »… 

De Roux. Jean-Luc Barré, Dominique de Roux. Le provocateur. 1935-1977 (Fayard, 2005, 650 p., 28 €). À lire cette grosse biographie très documentée, on se dit que les ouvrages sur certains auteurs qui ne sont pas de premier plan en apprennent parfois bien davantage sur une époque et sur le monde littéraire que le énième livre sur tel « grand » écrivain. Au surplus, Dominique de Roux n’était pas un personnage banal. Fils d’un royaliste avocat et grand ami de Maurras, il fait figure de dernier rejeton de Barrès, un Barrès mâtiné de Malraux et de D’Annunzio, et qui, si l’on ose dire, se serait imprégné de Bloy. Le déclin de l’Europe et l’« épopée tragique » de l’Allemagne ne cesseront de le hanter. Nombre de ses fréquentations ne sont pas innocentes : son maître l’intégriste Robert Vallery-Radot, des partisans de l’Algérie Française, des membres de l’OAS, Oswald Mosley, Arno Breker, l’amiral Dönitz, le chef des services secrets sud-africains, bien d’autres encore. Ce sont là de dangereux patronages. Visiblement, De Roux était fasciné par les hommes d’action et les reîtres à monocle, comme le montrent ses relations avec le général portugais Spinola. Il aurait sans doute été boulangiste en 1889 et cagoulard en 1936. D’ailleurs, il évolua et passa de l’Algérie Française à une admiration inconditionnelle pour De Gaulle. Puis, à la fin de sa vie, l’aventurier pris le pas. Passionné par l’Afrique et navré du déclin de l’ancien empire colonial portugais, il devint le conseiller politique et l’ambassadeur itinérant de Jonas Sawimbi, le leader de l’UNITA angolaise (le même Sawimbi qui déclarera plus tard que De Roux travaillait pour le SDECE). Il y aurait beaucoup à dire sur ses prises de position politiques. En 1967, ne décrivait-il pas la Roumanie de Ceaucescu comme « avant-garde tragique de cette plus grande Europe que d’aucuns ont déjà vue comme un rêve » et paladin de « la guerre révolutionnaire pour la paix » ? En revanche, il avait bien pressenti « l’éclatement inéluctable du bloc communiste » et « l’inexorable montée en puissance du militarisme américain ». Mais peut-être s’est-il trop grisé du rôle politique qu’il s’imaginait jouer dans la coulisse, étant d’ailleurs habile à faire financer par d’autres ses incessants déplacements et séjours à l’étranger. Sur le plan littéraire, son apport est important. Il tient moins dans ses œuvres que dans son entreprise audacieuse des Cahiers de l’Herne. Dès 1963, la chose mérite d’être soulignée, il situa Céline à sa juste place. Suivirent Borges, Michaux, Pound, Jouve et Gombrowicz (ce dernier peut-être un peu surfait, soit dit en passant). Mais le polémiste, souvent redoutable, doublait l’éditeur. Son essai La Mort de Louis-Ferdinand Céline est, à cet égard, remarquable. Que dire de son pamphlet Immédiatement, où se trouve, avec toutes les humeurs de l’auteur, évoquée l’époque Pompidou ? Jean-Louis Barré évoque à ce sujet le scandale auquel donna lieu la publication de ce livre. Alarmé par un passage qui concernait sa vie privée, Roland Barthes en exigea la suppression, avec menace de poursuites. Sven Nielsen poussa à la roue, et le pouvoir, semble-t-il, s’en mêla aussi : la page litigieuse fut retirée des exemplaires. Mais peut-être Jean-Luc Barré ne dit-il pas tout (il se serait agi d’un passage relatif à la fréquentation, par Barthes et Foucault, des bordels de garçons au Maroc). Il est en tout cas assez piquant de voir l’auteur de Fragments d’un discours amoureux s’ériger en censeur. Comme polémiste, De Roux est étonnant : mordant, incisif, avec un certain génie de la formule. On connaît ses cibles favorites : Sollers, Pompidou, Jean-Jacques Servan-Schreiber, le Nouveau Roman, etc. De son ancien ami, le mythomane et mégalomane Jean-Edern Hallier, il dira : « Machiavel de carton-pâte ». Sollers est exécuté en une phrase : « On peut s’étonner qu’un cercle de lumignons rayonne autour de ce petit girondin dès qu’il fait un peu grincer le lit de la marquise ». Trois mots lui suffisent pour faire rentrer dans le néant Maurice Genevoix : « écrivain pour mulots ». Biographie très documentée, avons-nous dit. L’auteur a interrogé de nombreux témoins et est même parvenu, chose exceptionnelle, à se faire confier les copieuses correspondances adressées par l’écrivain à deux de ses maîtresses, qu’il cite abondamment. On y voit un Dominique de Roux en proie à une perpétuelle agitation, pris dans le vertige des mots, et qui cache mal son inquiétude persistante. Au total, une biographie très consistante, qui fait passer le lecteur de la perplexité à l’ironie, puis à ce qui ressemble parfois à une certaine admiration.

Des ForêtsLouis-René des Forêts (numéro spécial de Critique, 668-668, janvier-février 2003, Éditions de Minuit, 128 p., 11,50 €). Des Forêts n’échappera pas un jour prochain à la mise en Pléiade. L’éditeur, qui sera nécessairement Dominique Rabaté, aura du grain à moudre : publications dispersées, manuscrits complexes, intense intertextualité, cohérence du projet, uniformité du ton, singularité de l’auteur, silences énigmatiques, respect unanime, amitiés choisies, glossateurs déjà nombreux — tous les ingrédients sont là pour faire un grantécrivaincomme l’histoire littéraire les aime. Elle a bien raison. La réputation croissante de Des Forêts depuis Ostinato ne peut faire que s’amplifier, maintenant qu’il est mort, tandis que bien des marionnettes qui s’agitent encore bruyamment à l’avant-scène devront prendre le chemin du placard. Ce numéro de Critique, organisé par Dominique Rabaté, n’est encore qu’une première étape dans la constitution d’une critique savante de Des Forêts, mais elle en offre les linéaments. L’ensemble est un peu hétéroclite, inévitablement. Michel Deguy livre quelques pages curieusement lisibles (ce n’est pas son habitude) consacrées au Des Forêts qu’il a fréquenté surtout du temps où ils étaient tous deux du comité de lecture de Gallimard. Jean Roudaut, dont on connaît les ouvrages intelligents et personnels, donne un bon Des Forêts for beginners sous le titre « Un rire en vérité si fragile » — le rire lui servant de fil conducteur ambigu. Dans « Le Salon de musique », Gérard Macé cisèle à sa manière élégante quatre pages tressées autour d’un souvenir de cinéma partagé. Bernard Pingaud n’apporte pas grand-chose de neuf, et Patricia Martinez en rajoute dans l’énigmatique au prétexte d’une « poétique de l’énigme ». Emmanuel Delaplanche distille à propos d’« Influences en miroir » une partie de sa thèse, consacrée aux emprunts de Des Forêts et dont il a montré qu’ils sont omniprésents ­— fait dont toutes les conséquences ne sont pas encore tirées mais qu’il traite avec subtilité. Christine Andreucci s’intéresse aux poèmes de « Sam Wood ». Dominique Rabaté étudie avec l’« écrivain en troisième personne » la figure du tiers qui fait de l’œuvre un genre à part. Jean-Paul Michel traite d’Ostinato, œuvre quand même contre toute la thématique de l’œuvre. Parmi les autres essais rassemblés, on retiendra surtout celui de Jean-Yves Pouilloux, « Faire une phrase », très bel exercice de lecture et sur la lecture, à la première personne, à partir de la confrontation avec la première page de Pas à pas jusqu’au dernier. Un fragment de poème inédit et une lettre à René Vincent sur Les Mendiants, publiée antérieurement sans lieu d’édition, sans date, sans nom d’éditeur, complètent le dossier. Pour finir sur des futilités, notons que la qualité typographique de la couverture de ce numéro de Critique est assez désastreuse : qui dira les ravages de l’ordinateur dans l’art de la mise en page ?   

 

Duras. Hélène Bamberger, Marguerite Duras de Trouville (Minuit, 2004, 20 €). Le ravissement devant cet original objet d’édition est entier si l’on aime l’œuvre de Duras, et sa personne aussi. L’éditeur a eu réuni dans un petit coffret noir, noué d’une faveur rouge, trente photos d’Hélène Bamberger sous le format de cartes postales. Souvent dirigées par l’écrivain-cinéaste, ces photographies ont été prises lors de promenades en voiture autour de Trouville, comme l’étaient aussi les photos publiées dans La Mer écrite (1996), où les images d’Hélène Bamberger étaient toutefois commentées par Duras. Sans texte aucun et libres de toute reliure, les images trouvent ici une autre respiration et nous invitent à composer nous-mêmes nos séquences, nos séries, notre livre. Pour la majeure partie, ce sont des images de la mer captant les cieux normands, des portraits de l’écrivain, qui se met en scène avec la dégaine qu’on lui connaît (« Elle avait une idée très précise de la façon de s’habiller. De la sienne et de la mienne », note la photographe), ses mains bijoutées, son visage à la fois séculaire et toujours enfant, son couple asymétrique avec Yann Andréa, puis les lieux de l’intimité, qui sont aussi ceux de l’écriture, désarmants de simplicité, avec leurs livres pêle-mêle, leurs fleurs fraîches, leurs objets fétiches. Mais au-delà du sujet et du lieu, ce qui se poursuit d’image en image, ce sont les modulations de la lumière, versées souvent par une ouverture qui invite le dehors dans le dedans. Dans ce dialogue de l’ombre et de la lumière, l’œil de la photographe épouse le regard de Duras et parvient à écrire en images ce que serait, pour ceux qui les ont rêvés, un des poèmes d’Emily L.  

Fantin-LatourFantin-Latour. La voie du clair-obscur. Dessins et lithographies (Artlys, 2005, 96 p., 17 €). Comme le prouvent quelques expositions récentes, le dessin est actuellement mis à l’honneur dans les musées et dans les galeries. Sans doute cet intérêt pour les œuvres graphiques a-t-il encouragé le Musée de Grenoble à consacrer une exposition à une partie méconnue de l’œuvre d’Henri Fantin-Latour. La commémoration du centièmeanniversaire de la disparition du peintre grenoblois offrait en outre au Musée, dépositaire de plus de deux cents œuvres sur papier, une belle occasion de mettre en valeur un fonds peu connu, susceptible d’apporter un nouvel éclairage sur le parcours artistique de cet artiste, surtout célèbre pour ses portraits collectifs (Hommage à DelacroixUn atelier aux BatignollesCoin de table), ses compositions allégoriques et ses tableaux de fleurs. À la demande du musée, Sylvie Patry, conservateur du Patrimoine à l’Institut national d’Histoire de l’art, a accompli pour le fonds grenoblois un travail qui avait déjà été effectué pour les fonds déposés à Lille et à Paris. Dans le catalogue de l’exposition, elle retrace, de manière précise et rigoureuse, l’histoire de ce fonds, ponctuée par quelques repères chronologiques et iconographiques, assortis d’un examen des techniques utilisées par l’artiste. Ce parcours permet d’entrer dans le plus intime de l’atelier de Fantin-Latour, qui avait souhaité garder son travail graphique dans la plus stricte confidentialité, à l’exception d’une exposition organisée par un marchand peu avant son décès. L’ensemble proposé est assez hétéroclite et, comme l’indique Sylvie Patry, il n’est pas toujours évident de distinguer les brouillons des pièces achevées. On y trouve néanmoins de précieux témoignages sur le travail du peintre, pénétré de traditions classiques (copies d’après les maîtres, études d’après le modèle vivant, etc.) dont il saura cependant se libérer pour faire un usage inédit de certaines techniques (le calque utilisé comme support autonome, par exemple). Parmi les pièces les plus remarquables, les œuvres inspirées par la musique (Wagner, Berlioz, Schumann) qui assureront à l’artiste une certaine renommée grâce à la diffusion par la lithographie, procédé dont il avait acquis une parfaite maîtrise, créant autour de ses figures, par des effets de clair-obscur très raffinés, une sorte de « vibration musicale ». L’un des intérêts de l’exposition est aussi de pouvoir suivre la « migration » et l’évolution des motifs privilégiés de Fantin-Latour, suscitant reprises et déclinaisons à travers différentes techniques. Les notices qui accompagnent les œuvres sont enrichies d’extraits de correspondances et de témoignages variés. Ces documents permettent de poser des balises dans un parcours qui vise à éclairer quelques moments forts dans la carrière du peintre (la période de formation, avec les autoportraits et les vues d’atelier ; la « révélation » de Wagner à Bayreuth, etc.). Une manière de se familiariser avec un artiste dont l’œuvre, malgré la grande rétrospective organisée en 1982 au Grand Palais, reste encore assez méconnue.  

Fulcanelli. Patrick Rivière, Fulcanelli (Pardès, 2004, 128 p., 12 €). Dans le monde souvent pittoresque des excités de l’occulte, héritiers tantôt de Papus et tantôt de Guénon, les mystères de l’alchimie continuent à faire recette. Les séductions de l’étrange touchent bien au-delà des cercles spécialisés, il est vrai, et l’on sait comment, à travers André Breton et le Surréalisme, la fascination du Secret a remué les imaginations. Ainsi, qui n’a pas rencontré le nom de Fulcanelli à un moment ou à un autre ? L’énigme de l’identité réelle de l’auteur du Mystère des cathédraleset des Demeures philosophales en a tourmenté plus d’un depuis les allusions d’Eugène Canseliet à celui qui fut son maître. Chercheurs, cessez de chercher : Patrick Rivière donne ici les clefs du mystère ! Fulcanelli n’était autre, selon lui, que le physicien Jules Violle, membre distingué de l’Académie des sciences, ami de Ferdinand de Lesseps et fréquentation appréciée de Raymond Roussel. Ce petit livre plutôt bien fait fournit les résultats d’une longue enquête et apporte des arguments qui paraissent convaincants, du moins pour un non-initié. Convaincront-ils les passionnés du dossier ? C’est une autre histoire. Les amateurs de Surréalisme croiseront quelques personnages de leur connaissance, tandis que les historiens des sciences pourront rafraîchir leurs souvenirs sur Chevreul, Dumas, l’unité-lumière (qui porte très officiellement le nom d’« étalon Violle »), etc. On pourra recueillir quelques échantillons de l’ouvrage sur le site que Patrick Rivière consacre à l’alchimie et à la spagyrie >.

Fumisme. Françoise Dubor, L’Art de parler pour ne rien dire. Le monologue fumiste fin de siècle (Presses universitaires de Rennes, 2005, 375 p., 20 €). Le monologue est une des formes les plus anciennes de l’expression théâtrale. Lorsque Charles Cros rédige Le Hareng saur et qu’il le récite chez Nina de Villard dans les années 1876-1878, il ne peut savoir qu’il vient à la fois de renouveler un genre et de donner le signal d’une mode. Quelques années plus tard, le vaste corpus que Françoise Dubor appelle joliment le « monologue fumiste » compte près d’un millier de textes, écrits entre 1870 et 1935. Leur genèse et leur histoire sont racontées pour la première fois de manière exhaustive. Cette mode se déploie dans les milieux de la bohème parisienne d’abord, dans les salons artistiques, puis dans les salons bourgeois qui s’ouvrent de la sorte à une manière de théâtre de société économique. On y goûte un ton volontairement désinvolte, qui se moque des conventions littéraires autant que théâtrales. Cette « blague » apprivoisée, devenue presque populaire, se répand largement. Mâtinée d’esprit artistique, mais accessible à tous, elle témoigne de la confusion des publics où chacun trouve son intérêt : le snobisme de la canaille contre l’entretien de la jeunesse bohème. Telle sera encore, un peu plus tard, la recette du Montparnasse de Picasso ou de Modigliani. Le monologue fumiste est d’abord une forme parodique. À un moment où le théâtre renouvelle les codes de la représentation, grâce au Naturalisme et au Symbolisme, il est fasciné par les formes qui mettent en question l’unicité du discours et du personnage. Parce qu’il ne croit pas à ce qu’il dit, tout en le disant, et que son mime désigne la dérision du jeu théâtral, ce monologue est également autoparodique. Il travaille donc un entre-deux des registres, à la fois comique et tragique, drôle et grinçant, qui convient parfaitement à la vogue mi-sérieuse, mi-ironique du symbolisme et du décadentisme qui explore les marges des genres constitués. Mais son succès n’est pas que littéraire : aux comédiens, il donne l’occasion d’exploiter les ressources de codes verbaux et gestuels rarement exploités sur les scènes. La drôlerie des monologues tient dans cette alchimie du verbe théâtralisé : souvent conventionnels à la lecture, ils constituent des « machines à jouer » efficaces. Charles Cros, Coquelin cadet, Félix Galipaux et bien d’autres moins connus, très fréquemment acteurs et auteurs en même temps, furent les interprètes de cet art de divertissement, qui se voulait « moderne, parisien et comique ». L’ouvrage de Françoise Dubor rend bien compte des différentes facettes du phénomène. Elle s’intéresse aux conditions de production du monologue fin de siècle, à son public et au contexte social et politique. Elle montre le monologue comme genre et la pratique théâtrale de ce genre, qu’elle situe en conclusion comme une « pré-avant-garde » des formes théâtrales du XXe siècle. Une importante bibliographie, intelligemment présentée, complète cet ouvrage.

Genet. Jean Genet, Théâtre complet (Gallimard, Pléiade, 2002, 1463 p., s.p.m.). La collection de la Pléiade a connu des fortunes diverses et tous les volumes ne sont pas des modèles uniformément admirables, on le sait. On sait aussi ce que sont les difficultés de toute entreprise de cette nature, infiniment variables en fonction des auteurs, mais toujours redoutables. Il y a cette fois-ci tout lieu d’admirer Michel Corvin et Albert Dichy. Le « théâtre complet » qu’ils annoncent mérite entièrement l’épithète ; tout y est : les pièces devenues des classiques incontournables du XXe siècle comme les œuvres peu connues ou inachevées. Mais on découvre surtout ici à quel point, inachevées, elles le sont toutes : Genet n’a pas cessé d’y travailler, de les remanier, de les reprendre d’édition en édition, la plupart du temps dans des manuscrits qui demeuraient hors de portée. C’est là la grande chance de cette édition : les multiples états des manuscrits et des éditions sont désormais accessibles aux chercheurs. La liste des lieux de conservation forme le Gotha de l’archive littéraire aujourd’hui, de l’IMEC à la Carlton Lake Collection d’Austin. La BnF (malgré une dactylographie des Bonnes du Fonds Rondel de l’Arsenal) ne fait pas partie du lot, on le remarquera. Il faut ajouter à ces fonds institutionnels les nombreuses archives privées dont l’accès a permis de faire de cette édition un travail génétique exemplaire en ce qu’elle n’étudie pas l’avant-texte pour lui-même mais le fait servir à comprendre dans toute sa complexité la richesse d’une œuvre en mouvement, jamais arrêtée sur une version définitive. Ceci répond parfaitement au nomadisme souvent tragique de Genet, dans sa vie comme dans ses convictions et ses affections, et donne tout leur sens aux jeux compliqués de ses personnages, avec des identités et des situations toujours insaisissables. Une pareille ouverture s’imposait d’autant plus dans le cas d’une œuvre théâtrale dont les avatars (au premier sens du terme) sont potentiellement infinis : chaque mise en scène, chaque style de jeu, chaque choix de décor, chaque contexte de représentation diffère de tous les autres. Michel Corvin, en spécialiste de la dramaturgie, présente pour chaque pièce des analyses approfondies jusque dans le détail de leur attention minutieuse aux virtualités des textes comme aux réalités des représentations. Chaque notice est un condensé d’érudition intelligente. On pourrait dire la même chose des autres choix éditoriaux. Voilà donc rassemblés, dans un seul volume, non seulement les pièces elles-mêmes avec leurs variantes souvent inconnues, mais également toute une série de documents, parfois déjà connus mais jamais sous une forme complète et annotée. Ainsi une préface inédite des Nègres, les lettres à Roger Blin – document fondamental – et toute une correspondance largement inédite avec Bernard Frechtman (l’artisan initial de la mondialisation de Genet) ou avec Patrice Chéreau. On trouve encore dans cet ensemble aussi bien le fameux Cas Genet de Mauriac que le compte rendu du débat historique à l’Assemblée nationale à propos des Paravents en 1966, plus quelques entretiens inédits. L’appareil critique est à la hauteur, avec une chronologie due à Albert Dichy, où les moments essentiels de la vie de Genet apparaissent avec toute une force quasi-physique, comme les images chargées de sens et impénétrables de son théâtre. L’iconographie des mises en scène souffre évidemment du format et du support imposés aux reproductions par la collection. Il faut souhaiter une édition séparée intégrale en grand format. En revanche, le répertoire des créations majeures en France et dans le monde, l’inventaire des premières éditions (souvent plus ou moins clandestines), etc., forment un outil de travail exemplaire autour d’une œuvre qui n’en sort pas amoindrie parce que mitée par du discours parasite, comme il arrive trop souvent : la parole de Genet s’impose au contraire plus fortement que jamais, souveraine, impérieuse et douloureuse tout à la fois. Les trois générations de Gallimard qui ont voulu tour à tour ce Genet pléiadisé avaient raison d’insister, tout comme Cocteau, auquel il faudra rendre cette justice qu’il aura aidé à advenir, très consciemment, plus grand que lui.   

Gide (1). André Gide, Edmond Jaloux, Correspondance 1896-1950 (Presses universitaires de Lyon, 2005, 412 p., 25 €). C’est Jaloux qui, poète adolescent, aborda Gide, son aîné de neuf ans, quand les deux hommes n’en totalisaient que quarante-cinq. Jamais ils ne devaient se perdre de vue, bien qu’ils ne se soient fréquentés qu’à longs intervalles. Quatre cents pages annoncent une correspondance un peu ample ; or, défalcation faite, premièrement, des cent pages d’introduction de Jacques Lachasse (excellente), deuxièmement, des cent pages finales formées par les annexes A, B et C (A : textes de Jaloux sur Gide ; B : texticules des mêmes et d’Henri Ghéon ; C : bibliographie) et, troisièmement, des notes en bas de page, parfois d’une vingtaine de lignes, flanquant le corps des cent sept lettres, demeure, tout décompté, la valeur d’environ cent cinquante pages d’échanges amènes — bien mince total pour une « amitié » courant sur cinquante-deux années. En volume comme en intérêt, nous sommes aussi loin de la correspondance Gide-Valéry que du duel Gide-Claudel. Du moins le présent volume permet-il de connaître un peu mieux un critique assez oublié, avec qui ont pu sympathiser ceux qui l’ont croisé au hasard du journal de Léautaud comme ceux qui ont admiré, à travers sa préface à l’édition Corti, la fine intuition d’un bon lecteur de Maldoror en un millésime (1938) où Lautréamont n’avait encore trouvé que bien peu de critiques non pincés. Cela posé, observons qu’entonner une lettre par « cher ami Jaloux » n’est pas donné à tout le monde, malgré la banalité du fait : bien placé pour être jalousé, Gide, homme de toutes les chances, eut même celle-ci. Quoi de jalousable chez Gide, demandez-vous ? Eh ! bien, par exemple, sa phrase limpide. En son ultime lettre (10 août 1948), il relève chez son correspondant une tournure qui – il a « beau la relire » – lui « demeure inexplicable […] Je ne nie pas que ce plan ne soit sans défaut. » Entre nous, si Jaloux avait écrit : « Je juge ce plan parfait », sa phrase eût gagné en clarté ce que le goût de la double litote et le soupçon d’un ne explétif propre à embrouiller un esprit même retors lui eussent fait perdre d’attrait aux yeux de l’algébriste carrollien. Admirons, amis, ces antiques discutant, au bord de la tombe, d’un point scabreux de la grammaire.

Gide (2). Gaston Bouatchidzé, Touches et retouches. Retour en URSS avec André Gide et ses compagnons de voyage (Hermann, 2005, 200 p., 20 €). Troisième volume d’une trilogie intitulée Les Pas dans les pas(comprenant : Le Marquis de Custine voyage en Russie — à paraître — et L’Anneau à chiffre. Les aventures d’Alexandre Dumas en Russie et au Caucase, 2004), ce curieux ouvrage irrite et intéresse tout à la fois. L’irritation d’abord. C’est en écrivain que l’auteur suit son héros en URSS ; il commente ses faits et gestes en puisant dans de nombreux témoignages, mais son livre est dépourvu de toute précision bibliographique, et les nombreuses citations ne sont jamais référencées. Avec le sentiment de supériorité que donne la distance historique, il répertorie les illusions, les errements, voire les erreurs de Gide, d’Aragon ou des écrivains qui ont cru, en 1936, que la « patrie du socialisme » serait un remède aux maux du capitalisme. L’ironie est aisée, et l’auteur en abuse. De temps en temps, il avoue ses lacunes : ainsi, à propos de l’affaire Victor Serge au Congrès de 1935, dont il dit qu’on « ne sait trop pourquoi » les congressistes n’ont pas accepté la version soviétique officielle. On sait parfaitement pourquoi : il suffit de consulter la bibliographie de Magdeleine Paz et de Charles Plisnier. À d’autres égards, toutefois, le récit est instructif. Concernant le voyage en Géorgie, l’auteur se fonde sur les traductions de la presse de l’époque et sur des témoignages de première main qui éclairent d’un jour assez triste cette partie de la tournée triomphale de l’écrivain français. Non moins intéressantes sont les notations sur la chronologie précise du voyage et sur la confrontation des souvenirs de ceux qui croisèrent la route de Gide en URSS : Jef Last, Aragon, Pierre Herbart, Eugène Dabit, Jacques Schiffrin.  

Grosjean. Jean-Luc Maxence, Jean Grosjean (Poètes d’aujourd’hui, Seghers, 2005, 224 p., 21 €). La ferveur peut-elle tenir lieu de pensée ? On voudrait ne pas avoir l’air mesquin mais il faut prévenir que l’étude ou la présentation qui forme la première partie de cet ouvrage est à peu près illisible. « Je ne sais trop comment catalyser toutes ces interrogations furtives qui me traversent l’esprit », avoue Jean-Luc Maxence, qui oppose une « étude universitaire » à une « invite à lire». On aurait, en principe, envie d’applaudir, mais encore faudrait-il que l’invitation à lire, sous prétexte d’éviter la pesanteur universitaire ne sombre pas dans la digression, le cafouillage, la redite et l’emphase. Qu’on en juge : « Grosjean, le poète, lui aussi se prénomme… Jean ! Jean, comme l’auteur énigmatique du quatrième évangile. Et les exégètes, nombreux, sont d’accord pour dire que ce texte fascinant a d’abord été diffusé oralement avant d’être écrit en hébreu ou en araméen (là, les avis divergent), puis en grec (ce qui est vrai pour les quatre Évangiles). Quant à la personnalité de Jean, l’analyse critique n’a pas fini de s’interroger au sujet de son identité réelle. Mais nous ne sommes pas là pour décider de l’identité de l’auteur de l’Apocalypse ! Ni pour savoir s’il s’agit aussi de celui du prologue. Ce qui est sûr, c’est que le prologue est un des sommets littéraires et mystiques de l’Écriture. Et, toute sa vie, Jean Grosjean restera passionné par cette proclamation majestueuse de la gloire du Verbe créateur qui s’est fait chair. Le poète épie, célèbre et interroge, à travers toute son œuvre, le mystère de l’Incarnation. » L’enthousiasme conduit Jean-Luc Maxence à en prendre plus qu’à son aise avec la simple chronologie : « En fait, Jean Grosjean participe comme acteur à part entière à l’aventure héroïque, devenue mythique, de la NRf des premières années, après Jacques Rivière, mort le 14 février 1925. […] Il passe une grande partie de son temps à lire, choisir, et conseiller souvent, les plus incontestables écrivains de la première moitié du XXe siècle. » À la mort de Jacques Rivière, Jean Grosjean, né en 1912, était sur le point de devenir élève d’une école d’agriculture ; il ne codirigera la NRf qu’à partir de 1967. Oublions donc cette présentation brouillonne. Le choix de textes d’un peu plus de cent pages, dû à Jean Grosjean lui-même, sauve quand même ce livre. Il prend un peu la valeur du volume de Poèmes et proses choisis (1961) dans lequel Jean Follain avait condensé son œuvre. La mode n’est plus aux morceaux choisis mais aux œuvres plus que complètes, surchargées de brouillons, ratures, variantes, ébauches, dossiers ; il n’est pas sûr que la littérature y gagne.

HallierL’Idiot international. Anthologie (Albin Michel, 2005, 225 p., 25 €). Histoire, extraits et témoignages du journal dont Jean-Edern Hallier fut l’âme et le muscle. Le périodique disparut en 1994, emporté par le poids des amendes de quelques condamnations judiciaires. Son fondateur mourut, accidentellement dit-on, à Deauville un jour de 1997. Le plus intéressant du livre : les témoignages de ceux qui firent L’Idiot. Sentiment général : un tel journal ne serait sans doute plus possible aujourd’hui, pour des raisons judiciaires, les hommes politiques et les grands trafiquants ayant fait ce qu’il fallait pour cela. Un regret : des articles reproduits en fac-similé, seul les titres et sous-titres sont lisibles. Pour le reste, l’initiative était excellente, en attendant que la maison Slatkine produise une réédition de la collection intégrale de L’Idiot international en fac-simulé. Pas dans l’immédiat, non, bien sûr, mais dans quelques années.

Harry. Cécile Chombard Gaudin, Une Orientale à Paris. Voyages littéraires de Myriam Harry (Maisonneuve et Larose, 2005, 480 p., 22 €). Ce n’est pas une mauvaise idée que d’avoir cherché à ressuciter la figure de Myriam Harry (1869-1958), dont les livres exotiques connurent un si grand succès dans l’entre-deux-guerres et jusque dans les années 1950. Écrite sans pédantisme et de manière assez vivante, cette biographie est sympathique. L’auteur aime son sujet et parvient sans trémolos à communiquer sa passion. Et, pour remettre à l’honneur la femme peu banale que fut l’auteur de La Conquête de Jérusalem, mieux vaut sans doute un petit livre comme celui-ci qu’une thèse aride, bardée de références érudites et de pointilleuses précisions. L’auteur a cependant fait de consciencieuses recherches, mettant notamment à profit la Bibliothèque Doucet et les Archives Flammarion conservées à l’IMEC. Elle fut bien originale, la vie de cette voyageuse devenue écrivain, et qui était née Maria Shapira à Jérusalem, d’un père antiquaire-archéologue pas très scrupuleux, qui se suicidera par la suite, à cause des remous suscités par un sien manuscrit hébraïque du Détéronome. Le livre donne de curieux détails sur la bataille d’archéologues qui, en 1883, mettra aux prises des experts, dont Clermont-Ganneau, lequel finit par conclure à l’inauthenticité du manuscrit. La jeune Myriam Harry connut en Allemagne Sacher Masoch, lequel la recommanda à Catulle Mendès. Installée à Paris en 1887, elle y publiera une traduction de l’allemand faite avec Marcel Schwob, tout en nouant une liaison avec le poète-conférencier Georges Vanor. Puis ce furent des voyages, et les premiers romans. En 1902, elle fait la connaissance de Huysmans, dont elle devient l’amie et la confidente. Amitié surprenante, remarque Cécile Gaudin, car Huysmans n’aimait guère les « chevalières de l’écritoire ». Ajoutons que, pour lui, le Soudan commençait au sud de la Loire, qu’il détestait le soleil et les gens du Sud, et ne devait pas être autrement enthousiasmé par les livres où son amie exaltait si lyriquement la Méditerranée et l’Orient. Toutefois, les rapports de Huysmans avec les femmes ne furent peut-être pas aussi exclusifs et misogynes qu’on l’a dit. Parvenu au soir de sa vie, il prenait probablement plaisir à la conversation et aux visites de la jeune femme. Il ne s’était d’ailleurs pas mépris sur elle, déclarant à l’abbé Mugnier : « Elle est païenne et ne croit qu’à la chair. C’est une allumeuse ! » Ce paganisme foncier, qui semble avéré, l’écrivain l’aura un peu gazé, ou répandu de manière diffuse dans ses livres. En 1904, elle sera la première lauréate du Prix Femina, décerné à son roman La Conquête de Jérusalem. Elle devient dès lors célèbre, voyage beaucoup, publie livre sur livre, et le reste de sa vie nous fait croiser des personnages assez divers : Jules Lemaitre (dont elle fut la dernière égérie), Alexandra David-Néel, Anatole France, le photographe et explorateur Jules Gervais-Courtellemont, le futur résistant Jacques Decour. La plus fascinante est assurément Lucie Delarue-Mardrus, dont Myriam Harry fut l’amie pendant quarante ans et qui brillait par son incomparable beauté, qu’elle savait à l’occasion faire admirer en détail : un soir, chez les Harry, elle monta sur la table et laissa couler sa robe rouge, pour apparaître « dans toute son éclatante nudité ». Ou bien, assise par terre, elle modulait « de déchirantes plaintes d’amour », selon la technique du chant oriental apprise d’une Égyptienne. En somme, une évocation biographique assez prenante, où l’auteur ne surestime d’ailleurs pas les œuvres de son modèle. « Ce que ses lecteurs attendaient d’elle, souligne-t-elle, c’était avant tout du dépaysement exotique et des références culturelles, des traditions bibliques ». Petites coquilles (?) à corriger : Max Nordeau, Nietzshe, Karl Joris Huysmans, Nathalie Barney. Remerciements à l’auteur pour avoir révélé le nom du sculpteur (Jean-Paul Aubé) à qui l’on doit cette extraordinaire et fascinante statue de Dante qui se dresse au milieu d‘une pelouse devant le Collège de France.

HistoriensDictionnaire biographique des historiens français et francophones. De Grégoire de Tours à Georges Duby, sous la direction de Christian Amalvi (Boutique de l’histoire, 2004, 366 p., 24 €). Voici un excellent instrument de travail : un dictionnaire présentant les membres de ce que Christian Malvi nomme dans son introduction le « Cercle des historiens disparus » — car la mort est une condition nécessaire (sage précaution) à l’entrée dans ce Who’s Who d’un nouveau type. Il y a là une manière de répondre au « paradoxe de l’historien » qui veut que ce « fin limier du passé, chargé de tirer les événements de l’oubli, [soit] le plus souvent condamné, lui et son œuvre, à sombrer dans l’oubli ». Une question parcourt l’ensemble de ce dictionnaire : qu’est-ce qu’un historien ? Aux yeux de Christian Malvi, est historien « toute personne qui tente de connaître et de comprendre de bonne foi le passé en s’appuyant sur des documents de toute nature tenus sincèrement pour vrais […] et qui s’efforce de raconter, d’abord en latin, ensuite en français, puis de transmettre ses découvertes aux spécialistes et au grand public ». Une telle ambition impose toutefois de se fixer certaines limites : ne sont recensés que 348 historiens, parmi lesquels 37 femmes. Parmi eux, peu de mémorialistes (Commynes, dD Gaulle), puisqu’aux yeux de Christian Malvi, la plupart des mémorialistes « ne sont pas de véritables historiens, mais des témoins privilégiés ». On regrettera simplement que les historiens contemporains, et notamment les plus théoriciens, se voient accorder une place souvent plus importante qu’aux historiens des siècles passés : un peu plus de trois pages sont ainsi consacrées à Michel de Certeau, alors que Bodin n’a droit qu’à une demie page et que le compte d’Augustin Thierry est réglé en à peine une page.  

HugoL’Œil de Victor Hugo, actes du colloque des 19-21 septembre 2002, Musée d’Orsay et Université Paris VII (Cendres, 2004, 489 p., 34 €). Sous ce titre court et laconique, les actes du colloque organisé en 2002 par le Musée d’Orsay et l’Université de Paris 7 dévoilent des perspectives nouvelles et riches sur le visuel chez Hugo, textes et dessins mêlés. Si ce colloque s’inscrit dans la lignée de celui de 1985, « Victor Hugo et les images », il le complète et le dépasse. Posant comme objets d’étude la perception du créateur et sa mise en forme littéraire ou graphique, ce livre s’intéresse davantage à l’énonciation qu’à l’énoncé, pour reprendre les termes de Guy Rosa et Nicole Savy dans la présentation. Des spécialistes du Groupe Hugo et des responsables du Musée d’Orsay ont été réunis afin de comprendre une notion centrale chez Hugo, qui est aussi un motif : l’œil. Enfin, les yeux : l’œil de l’auteur d’abord, celui du spectateur de théâtre ou du contemplateur des dessins, souvent à la limite du visible tant ils sont noirs d’encre, et celui du lecteur, dont la faculté imageante est sollicitée. Les nombreuses contributions, brillantes, allant de la stylistique à l’étude dramaturgique et de la philosophie à la sémiotique, permettent d’y voir plus clair dans la création et la pensée hugolienne. Elles sont classées en cinq parties : les deux premières, « Expériences » et « Culture », décrivent les facteurs extérieurs influençant l’œil de Hugo, tant physiologiques (l’écrivain est sujet aux ophtalmies à répétition, que décrit Jean-Marc Hovasse), que culturels — peintures, estampes et livres. Les autres parties, « Dessins » et « Écriture », traitent des images (graphiques et littéraires), des couleurs et des signes ; la dernière est entièrement consacrée aux Contemplations. Cette partie, « Contemplation », pourrait être sous-titrée « Ce que voit l’œil d’ombre », comme le livre entier. Celui qui voit mal, sinon se voit aveugle (!), comme Homère, Shakespeare et Milton, a la capacité de voir l’ombre, ou plutôt la lumière dans toute ombre. C’est ce qu’explique Max Milner ; c’est ce qu’avance Guy Rosa en parlant de l’« extension du domaine du visible ». Ce livre repousse les limites du visible et du pensable ; il dessille aussi les yeux sur Hugo. 

Hugo (Eugène). Pierre-Jean Lancry, Eugène Hugo : l’histoire oubliée d’un frère (L’Harmattan, 2004, 153 p., 14 €). Les Hugoliens ne se sont pas bousculés pour faire place dans leurs études à ce frère oublié de Victor, né deux ans avant ce dernier et mort fou à Charenton en 1837 d’une entérite chronique, d’après le registre des décès qu’est allé consulter Pierre-Jean Lancry. Son petit livre offre avec simplicité et empathie les résultats de recherches conduites pendant vingt ans, nous dit-il. Son utilisation respectueuse des documents, dont une large part attendait la consultation à la Maison de Victor Hugo, permet de reconstituer un bien triste destin tout en jetant une certaine lumière sur les relations affectives plutôt complexes qui régnaient au sein de la famille Hugo — si l’on peut parler de famille avec un père soudard d’assez haut vol mais toujours absent, une mère qui souffre des frasques de son mari, etc. L’entente qui paraissait jusque-là excellente entre Eugène et Victor, ne survit pas, elle non plus, à la grande crise causée en 1821 par la « profanation » par Eugène d’une mèche de cheveux d’Adèle et il semble bien que le mariage de Victor et d’Adèle, en 1822, fut un élément déclencheur de sa folie. Une fois interné, il occupera pourtant encore son frère, malgré tout, comme en témoigne la correspondance citée par Pierre-Jean Lancry. Eugène était poète, lui aussi, on le sait. L’ode pour laquelle il avait obtenu un prix des Jeux Floraux de Toulouse et d’abord publiée dans le Conservateur littéraire en 1818 est donnée ici dans une version inédite avec les variantes imprimées.

Humbert. Albert Humbert, Cadavres sur cadavres. Emotions à jet continu, préface de François Caradec (Patrick Fréchet, 2005, 54 p., s.p.m.). Albert Humbert, l’éditeur et l’auteur unique de La Lanterne de Boquillon, petite publication hebdomadaire anticléricale et antimilitariste qui parut de 1868 à 1926 avec, à certains moments, un immense succès : jusqu’à 160 000 exemplaires en 1878 ! Humbert publiait des romans feuilletons dont ce Cadavres sur cadavres (1869) est un exemple extraordinaire. Parodiant avec brio le roman historique à succès, de Hugo et Dumas à Ponson du Terrail, il en fournit une ébouriffante synthèse en quarante pages d’une violence et d’un humour renversants, qui justifient amplement le sous-titre. Les palpitantes aventures de Mathieu Bringuenille, abonné auPetit Journal (en 1318 !), de Gorju l’Escorcheur et du Bossu de la Tour Saint-Jacques sont illustrées de dessins de l’auteur tout aussi amusants. Voilà une considérable découverte, dont il faut remercier vivement éditeur et préfacier.

Illustrateurs. Philippe Kaenel, Le Métier d’illustrateur (1830-1880) : Rodolphe Töpffer, Grandville, Gustave Doré(Droz, 2004, 632 p., 20 €). Depuis Champfleury, Grand-Carteret et Béraldi, la caricature et l’illustration ont été prises au sérieux par les amateurs et les bibliophiles, et plus récemment par les chercheurs. On ne connaissait pourtant que peu de choses sur les conditions matérielles de la vie des producteurs d’images, sur leur statut artistique et social, ce que Philippe Kaenel se chargea de mettre en lumière. Le Métier d’illustrateur est une réédition de la thèse de doctorat de l’auteur. Une belle réédition d’ailleurs, accompagnée d’une bibliographie très augmentée et d’une nouvelle préface de l’auteur, qui incorpore les travaux sur la question publiés depuis 1996 — de même que les thèses européennes et américaines soutenues depuis dix ans. Ce faisant, Philippe Kaenel prend la mesure de sa propre influence sur un champ d’études en développement : il a ouvert la voie à une réflexion renouvelée sur les métiers de l’illustration au dix-neuvième siècle, métiers quelque peu décriés, et sans cesse comparés (pas très avantageusement), à ceux de « l’art véritable ». On se souviendra que Charton, le directeur du Magasin pittoresque, n’utilisait le mot « illustrateur » qu’encadré de guillemets. Le métier était nouveau en France, le concept en avait été emprunté aux Anglais qui, dès le début des années 1830, avaient lancé les magazines illustrés à bon marché. De cette grande soif pour l’illustration naquirent une foule de périodiques illustrés de part et d’autre de la Manche, la relance de la gravure sur bois en France et un début de reconnaissance sociale et artistique pour ces « artistes de librairie ». L’édition de poche proposée par Droz inclut les quatre-vingt gravures de la première édition.
 

Jacob. Béatrice Mousli, Max Jacob (Flammarion, 2005, 514 p., 25€). Première surprise : pas une seule illustration ! Nous ne connaîtrons de Max Jacob que le portrait de couverture, une photo de l’agence Roger-Viollet. Pour un volume de cinq cents pages, l’éditeur aurait pu se montrer moins radin. Il s’agit peut-être d’une nouvelle forme éditoriale, comme celle de faire figurer sur la couverture le seul nom de JACOB, un peu agressif (c.84 gras), avec unMax ital. deux fois plus petit ; cela surprend un peu ceux qui étaient habitués à l’appeler Max Jacob, tout simplement, comme il est imprimé d’ailleurs sur la page de titre. On comprend qu’il s’agit d’une initiative du service commercial (Gallimard en a fait autant avec Artaud), qui, en grossissant aussi le nom sur le dos, permet de retrouver plus facilement le livre en rayon quand il n’est plus à plat sur une table de la librairie. Ce sont de nouvelles habitudes à prendre ; quand Max Jacob et Antonin Artaud sont en concurrence directe avec Harry Potter et Da Vinci Code, la discrétion n’est plus de mise. Depuis la mort tragique de Max Jacob, les recueils de correspondance n’ont cessé de paraître, ceux des lettres de Jean Cocteau et Max Jacob annotées par Anne Kimball (648 pages, 2000) et Les Amitiés et les amours de Didier Gompel Netter (trois volumes, 2003) couronnant provisoirement les recherches, tant Max Jacob a écrit et tant il reste à publier de lettres inédites dispersées et oubliées. Nous sommes loin, en tout cas, des deux petits volumes de Correspondance dus à Pierre Garnier (1953). La matière biographique ne manque donc pas. Depuis Vie et mort de Max Jacob de Pierre Andreu en 1982, on attendait la grande biographie du poète dont le petit livre de Lina Lachgar, Arrestation et mort de Max Jacob (120 pages de texte, documents et photos, 2004) apportait la preuve qu’il y a beaucoup à dire (et à trouver) à propos du grand poète parigo-breton. Le grand-père de Max Jacob, Samuel Alexandre, né en Prusse, s’est établi successivement en Alsace, à Paris, à Tours, à Lorient avant de se fixer à Quimper. Il ne se contente pas d’être tailleur et ouvre sur le quai de l’Odet, 8, rue du Parc un magasin d’antiquités, de dentelles, de mobilier breton sculpté et de costumes. Le père de Max, Lazare Alexandre, pour mieux s’intégrer à la Bretagne, la nouvelle patrie de sa famille, fait modifier le nom d’Alexandre en Jacob le 29 mars 1887 (Béatrice Mousli donne la date de 1888, ce qui ne change pas grand-chose). C’est en effet une façon de conserver des traces de son origine israélite grâce à un des nombreux noms bretons pris dans l’Ancien Testament. Max Jacob lui-même en fera autant en choisissant pour ses premiers écrits le pseudonyme de Léon David, patronyme biblique aussi fréquent en Bretagne. Le père et le fils soulignent ainsi l’appartenance de leur famille à la Bretagne, mais ils ne pratiquent aucune religion, ce qui facilite plus tard le baptême de Max. Ce nom à double face deviendra d’ailleurs compromettant sous l’Occupation allemande. Par prudence, Max Jacob écrit à Pierre Andreu en 1943 : « Ne mets plus Jacob sur l’enveloppe. Mets “M. Max“. Jacob est suspect ». Le livre de Béatrice Mousli publie des lettres inédites, notamment celles à Louis Emié dont on savait qu’elles apportaient une certaine clarté sur l’homosexualité, qui a tenu tant de place dans la vie et les amitiés de Max Jacob. Fort complète, la biographie de Béatrice Mousli se place d’elle-même sur un rayon de bibliothèque à côté des correspondances déjà publiées et de la dizaine de livres de Max Jacob encore en librairie (l’édition du Cinématomadisponible chez Gallimard date de 1929, ce qui prouverait que les lecteurs ne se sont jamais bousculés). On peut toutefois regretter que cette biographie soit un peu monotone. Max Jacob méritait plus d’allant et un peu de prudence sur les légendes pour ne pas les accepter sans critique, comme ce revolver de Picasso, « cadeau d’Alfred Jarry », qui accrédite une fois de plus un Jarry amateur d’armes à feu : quand il ne tire pas lui-même sur les glaces des cafés ou sur les rossignols, il distribue des revolvers à ses amis. La fin de Max Jacob est aussi un peu rapidement résumée (six pages) alors qu’on se pose tant de questions et qu’on voudrait enfin savoir qui l’a protégé jusqu’en 1944 (et qui a oublié un jour de le faire), ou bien admettre qu’il ne s’est rien passé de ce qu’on soupçonne, tant la confusion des premiers mois de 1944 devint telle qu’on ne pouvait savoir qui faisait quoi, et qui le pouvait, et pourquoi la Gestapo et la Milice se hâtaient tant d’achever leurs crimes avant leur propre liquidation.  

Jean. Françoise Bonali-Fiquet, Lire Raymond Jean (Publications de l’Université de Provence, 2005, 150 p., 18 €). Depuis toujours, la question se pose : quand on est écrivain, comment exister si l’on n’habite pas Paris, si l’on ne hante pas le tout petit périmètre où se décide une réputation ? La carrière de Raymond Jean, méridional résolu, montre que, dans certaines limites, c’est possible. Auteur d’une oeuvre abondante publiée chez les meilleurs éditeurs (Le Seuil, Actes Sud, etc.), quelques-uns de ses titres lui ont valu une notoriété tout à fait respectable : grâce au film qui en a été tiré, La Lectrice est mêmedevenu une manière de classique contemporain et plusieurs de ses livres ont connu un vrai succès : La ligne 12Les deux printempsLa fontaine obscureL’or et la soie, par exemple. L’essayiste a également produit quelques ouvrages importants et l’on n’a pas oublié le chroniqueur qui, pendant une décennie, a donné au Monde quelques-uns des meilleurs articles suscités par la littérature plus ou moins « expérimentale » des années 60. Pendant longtemps, Raymond Jean a également figuré dans l’aile intellectuelle la plus ouverte du mouvement communiste, cherchant à concilier engagement et rénovation romanesque. Mais peut-être cela lui a-t-il nui en le faisant apparaître comme un écrivain trop soucieux de compromis entre avancées formelles et engagement idéologique, de telle sorte que nombre de ses romans laissent soupçonner une touche d’opportunisme lié à un souci, par ailleurs tout à fait sincère, de traiter par la fiction des problèmes d’actualité. Faire du roman qui tienne la route littérairement à partir de matériaux sociologiques ou historiques encore chauds ne réussit pas toujours à tout le monde. Raymond Jean semble s’en être convaincu lui-même en explorant depuis une dizaine d’années des thématiques plus légères et qui conviennent au fond bien mieux à son tempérament, de manière moins idéologique et beaucoup plus personnelle : la curiosité, l’érotisme y occupent une forte place. Tout cela finit par faire une oeuvre considérable : plus d’une vingtaine de romans, quatre ouvrages autobiographiques, des livres pour enfants, une douzaine d’essais critiques, des dizaine d’articles, des scénarios, etc. Le petit essai de Françoise Bonali Fiquet est l’indice que le temps est venu de traiter cette oeuvre dans son ensemble. On y trouvera une esquisse biographique, des analyses un peu techniques de quelques oeuvres, des entretiens, une très complète bibliographie. Ce n’est qu’un début, parfois maladroit, mais qui ouvre sans aucun doute la voie à des explorations plus approfondies.

Kiki. Kiki de Montparnasse, Souvenirs retrouvés (Corti, 2005, 319 p., 19 €). Le visage et la silhouette d’Alice Prin, plus connue sous le nom de Kiki, nous sont familiers grâce aux artistes qu’elle inspira, comme Man Ray ou Foujita. Mais la « Reine de Montparnasse » est aussi l’auteur de souvenirs, édités en 1929, l’année même où elle reçut ce titre de gloire. Des souvenirs qui évoquent l’ambiance « bohème » du Montparnasse des années folles dans un décor d’ateliers, de bistrots et de cabarets hantés par des artistes sans le sou et des modèles faméliques, sous l’œil curieux de nantis venus s’encanailler ou repérer les célébrités de demain. Publiés en anglais avec une préface élogieuse d’Ernest Hemingway, ces « mémoires » tombèrent sous le coup de la censure américaine, ce qui contribua à en faire un livre culte. Les éditions Corti proposent une autre version, inédite, datée de 1938, dont l’imminence de la guerre a retardé la publication. Après la mort de Kiki, en 1953, son compagnon, André Laroque, qui travaillait aux impôts le jour et l’accompagnait à l’accordéon la nuit, tentera, sans succès, de faire éditer le texte. Exhumé, le précieux tapuscrit tombé dans l’oubli fait aujourd’hui l’objet d’une édition agrémentée de belles illustrations, choisies, pour la plupart, par Kiki elle-même. Au moment où elle rédige cette seconde version, à trente-sept ans, celle-ci a connu des hauts et des bas (dont une cure de désintoxication) et jette un regard plus distancié sur sa vie passée que dans la version précédente. Au fil des pages se succèdent de brefs chapitres qui retracent son enfance difficile, ses années de misère à Paris, la perte « laborieuse » de son pucelage, ses errances nocturnes et, enfin, sa proximité avec les artistes, les seuls en la compagnie desquels elle affirme se sentir bien, partageant leurs joies et leurs peines dans cette ambiance particulière de La Rotonde, qui brasse un « mélange de femmes vénales, de modèles, de bourgeoises en mal de curiosité, d’hommes politiques, d’artistes plein de foi et d’ardeur, de peintres resquilleurs, etc. » Parmi les artistes, pour qui elle pose à l’occasion contre quelques « bonnes tartines de graisse salée », Kiki avoue avoir trouvé son vrai milieu où, s’il lui arrive souvent de ne pas manger à sa faim, elle partage avec ses « copains » des moments de « rigolade » qui lui font oublier les difficultés de l’existence. Égérie et témoin privilégié, Kiki évoque, dans de rapides portraits incisifs et souvent drôles, les personnes (Soutine, Modigliani, Foujita, etc.) et les lieux (le « petit Vavin », le « Jockey », La Coupole, etc.) qui contribuèrent à l’effervescence artistique et mondaine du Paris des années 20. Ces portraits sont souvent tendres sauf pour les Surréalistes qui, hormis quelques-uns (comme Desnos, Aragon et Man Ray), lui semblent mener hypocritement, dans leur vie privée, l’existence confortable de ceux « qu’ils auraient fait brûler » en public. Propos qu’elle atténuera d’ailleurs dans un repentir sous lequel l’éditeur retrouvera le passage original. Par son caractère de témoignage, l’ouvrage fournit un précieux document, non pas sur les artistes de l’époque, désormais bien connus, mais sur tout ce « peuple de l’ombre » auquel appartiennent les modèles et les maîtresses, mais aussi les patrons de cafés et de cabarets, les mécènes et les collectionneurs, les animateurs de petites revues, etc. Par-delà leur caractère anecdotique, les souvenirs de Kiki permettent de comprendre comment fonctionne un milieu artistique donné, avec ses lieux de ralliement, ses réseaux de sociabilité, ses codes et ses rites, ses promotions et ses exclusions. Et le « génie » de Kiki, petite provinciale sans le sou, est certainement d’avoir été là au bon endroit, au bon moment, pour incarner l’essence et l’identité d’une communauté d’artistes qui cherchait, au-delà des disparités, à assurer sa visibilité vis-à-vis du monde « extérieur ». Figure fédératrice, Kiki devint une image (presque publicitaire) de ce Montparnasse des années 20, une icône, au sens propre du terme, susceptible de s’exporter au-delà des frontières, jusqu’en Allemagne ou aux États-Unis. Les documents iconographiques qui accompagnent le texte illustrent ce processus de sublimation, comme les belles photographies de Man Ray, qui constituent le contenu silencieux, mais éloquent, du chapitre qui lui est consacré – on n’en apprendra malheureusement pas plus sur les relations entre le célèbre artiste et son égérie. Notons aussi les quelques dessins et peintures de Kiki, qui, immergée dans le monde de la peinture, se frotta elle aussi à la création. Une histoire de ces modèles devenus à leur tour artistes à l’ombre de leur(s) mentor(s) serait d’ailleurs à faire. On regrette que l’édition proposée ne soit pas une édition critique, qui aurait permis d’éclairer certains passages en apportant des informations complémentaires. Le lecteur devra se contenter de la brève introduction et de la bibliographie (reprenant, entre autres, les travaux et les rééditions de Billy Klüver) qui encadrent le texte pour satisfaire sa curiosité. On aurait aimé, par exemple, que soient indiquées les variantes par rapport au texte de 1929. Par ailleurs, les amis de Kiki ont certainement joué un rôle dans le projet éditorial (version américaine comprise) et il aurait été intéressant de connaître la part qu’ils prirent dans la préparation du texte. Est-ce vraiment la voix de Kiki que ces « souvenirs » nous donnent à entendre ou, pour satisfaire les attentes d’un public curieux d’anecdotes et de révélations croustillantes, son témoignage fut-il adapté, réécrit, arrangé ? Peut-être pourrait-on voir, toutes proportions gardées, Kiki comme une figure médiatique avant la lettre, comparable à ces actrices, chanteuses, mannequins dont le public recherche aujourd’hui avec avidité mémoires, confidences et souvenirs construits de toutes pièces. Quelle que soit sa part de responsabilité dans la rédaction de ces Souvenirs, Kiki, par sa modernité, s’impose comme une figure destinée à survivre durablement dans l’imaginaire collectif.  

LelyHommage à Gilbert Lely 1904-1985, sous la direction de Sabine Coron (Société des Amis de la Bibliothèque de l’Arsenal et William Blake, 2005, 125 p., 18 €). Belle publication, sous la direction de Sabine Coron et qui constitue le catalogue de l’exposition Lely tenue à l’Arsenal en octobre-novembre 2004. Elle s’ouvre par une biographie due à l’épouse de Lely, Marie-Françoise Lely, suivie par des études de Yves Bonnefoy, Michel Delon et André Guyaux (curieusement, cette biographie cesse, à partir de 1947, de donner des détails biographiques, pour se centrer quasi exclusivement sur les publications : on aimerait pourtant savoir ce qu’a été la vie de l’homme Lely durant ses trente-huit dernières années) Le gros morceau en est un « Essai de bibliographie maniaque ou l’acte de poésie CXXIII fois perpétré » par Jacques Remy-Dahan, aussi précis que complet. Ce catalogue permet d’avoir une image plus complète et plus exacte de Lely, trop souvent arbitrairement réduit à ses activités sadiennes. En fait, sa « lampe scabreuse » (Breton) éclaira trois domaines : Sade, d’abord, dont il publia une bonne dizaine de volumes d’inédits et dont il se fit, prenant la succession de Maurice Heine, le biographe et l’exégète. Travail considérable, dont on a parfois exagéré les petits défauts : place secondaire accordée au théâtre (d’ailleurs assez larmoyant) et refus de la scatologie (ce qui permettait à Lely de traiter Bonaparte de « chien fécal de Brumaire »). Reste qu’on doit à Lely la monumentale édition des Œuvres complètes de Sade en quinze volumes (Cercle du Livre précieux, 1962-1964). Mais Lely fut aussi un poète de race, et c’est cette passion de la poésie qui lui fit nouer des relations avec des Surréalistes comme Desnos, Breton et surtout Char (on aimerait aussi être renseigné sur ses rapports avec André Suarès, qui préfaça sa tragédie Ne tue ton père qu’à bon escient). Il y distille un érotisme très particulier, fait de fureur, de lyrisme dur et de raffinements dignes des Elizabéthains (certains passages d’Arden évoqueraient presque, avec dix ans d’avance, Le Condamné à mort de Genet). Des poèmes comme L’Épouse infidèle et Je ne veux pas qu’on tue cette femme restent mémorables. Peut-être est-ce d’ailleurs ce tempérament de poète qui permit à Lely de s’attacher aussi profondément à Sade. Moins connu encore que le poète, l’éditeur de livres (c’est son troisième domaine de prédilection) est remis ici à l’honneur. Attachant un soin extrême à l’aspect matériel des livres, Lely se fit même éditeur pour, en 1931-1932, publier pour son plaisir, en de belles réalisations typographiques, Les Fleurs du Mal de Baudelaire et Divagations de Mallarmé. Il n’accordait pas une moindre attention à ses propres œuvres, même celles réalisées dans des conditions précaires, comme l’E.O. de Ma Civilisation, tirée en 1942 à douze exemplaires dactylographiés sur papier gris, avec de curieuses planches hors-texte. Signalons par ailleurs que, dans les années 30, Lely sera le rédacteur en chef de trois petits revues para-médicales que les amateurs d’histoire littéraire ne doivent pas dédaigner : HippocrateLe Courrier d’Épidaure et Grandgousier. Ce catalogue, plein de précisions et de renseignements, constitue ainsi le meilleur complément à la biographie de Lely publiée en 1991 par Jean-Louis Gabin (et qui était un peu trop hagiographique). Il contient aussi d’intéressantes illustrations : reproductions de manuscrits, photographies de Lely, et aussi un beau portrait où Man Ray a capté le regard inquiet et fascinant de Maurice Heine, cet autre prince des Sadiens, qui trouvera peut-être quelque jour son biographe.

Lille. Dominique Arot, Sur les pas des écrivains à Lille (Octogone, 2005, 144 p., 11,15 €). Malgré des référendums ratés, la France serait-elle en train de devenir européenne ? La façon dont les grandes villes de province, en se réveillant, se découvrent un passé riche et un présent actif, peut le laisser espérer. Que serait la culture italienne sans Milan, sans Naples, sans Florence ? Peut-être la France culturelle est-elle en train de découvrir qu’elle a Lyon, Marseille, Bordeaux, Lille ? Lille, qui fut capitale européenne de la culture en 2004 et que cette plaquette élégante invite à parcourir, au fil de rencontres avec des écrivains d’autrefois, lillois d’origine ou de passage, ou d’aujourd’hui. Ils sont nombreux : l’index final couvre deux pages, comme la bibliographie.

Loti. Marc Hélys, L’Envers d’un roman. Le secret des « Désenchantées » révélé par celle fut Djédane, avant-propos de Jean-Benoît Puech (Maunucius, 2004, 260 p., 16 €). Réédition d’un livre paru en 1923 et dans lequel était dévoilée, après la mort de Loti, l’aimable mystification dont fut victime celui-ci en 1904. On sait que cette mystification fut à l’origine des Désenchantées (1906), roman dans lequel est évoquée la vie des femmes dans les harems turcs. Dans son livre, Loti ne fit, comme le montre, pièces à l’appui, Marc Hélys (la journaliste Marie Léra), que transcrire en les modifiant légèrement, les lettres qu’il reçut de trois malicieuses jeunes femmes turques (en réalité, deux sœurs, assez occidentalisées, aidées de la Française Marie Léra), qui s’affirmaient opprimées. Elles avaient inventé une histoire des plus émouvantes, mais Loti ignorait que les lettres qu’il recevait étaient en fait écrites à Paris par Marie Léra, puis réexpédiées via Smyrne par un complice… La mystification, au demeurant, n’était point méchante, et on se dit que, tout bien pesé, Loti ne demandait qu’à se laisser abuser (hypothèse d’ailleurs évoquée, en passant, par Benoît Puech, à la fin de ses notes). Il est dommage que l’avant-propos, qui cite aussi bien Barthes que Caillot-Duval (!), ne donne aucune information sur le singulier duo composé par les deux sœurs Zennour et Nouryé Noury-bey, petites-filles d’un aristocrate dauphinois, le marquis de Blosset de Châteauneuf, dont le fils, Noury-Bey, était devenu un diplomate turc. Le destin peu banal de ces deux jeunes femmes aurait pu être évoqué, car il donne sa véritable dimension au livre et montre que, par-delà la simple mystification, il y avait autre chose, de plus curieux encore. Au moment même où paraissait Les Désenchantées, les deux sœurs Noury-Bey trouvaient de plus en plus insupportable la vie à Constantinople. Elles décidèrent donc de s’évader et de gagner Paris. Dans Le Figaro (12 et 25 février, et 3 mars 1906) parut un long article (réécrit en fait par Loti), intitulé « Notre évasion du harem » et signé Nouryé-neyr-el-Noussa. Cet article éveilla l’attention de Renée Vivien, qui envoya de l’argent aux deux sœurs et leur offrit l’hospitalité de sa villa de Nice, « au nom de la grande solidarité féminine ». Après avoir durement mis à contribution Loti à Rochefort, Nouryé fera, à Paris, la connaissance de Barrès, de Rilke et de Rodin… mais c’est là une autre histoire. Nous l’avons évoquée non pas pour faire étalage d’érudition, mais tout simplement parce que, depuis l’étude de Raymonde Lefèvre, « Les Désenchantées » de Pierre Loti (1939), elle traîne dans toutes les biographies de Loti. Elle montre surtout que l’écrivain était sans doute une victime idéale pour ces « trois jeunes femmes sans scrupules », comme les appelle sévèrement Lesley Blanch. On pourra aussi rêver à loisir sur la pure fiction qui engendra cette autre fiction qu’est une œuvre littéraire. Même si Les Désenchantées sont loin d’être un chef-d’œuvre, tout le mécanisme de la mystification est assez intéressant à suivre dans le livre de Marc Hélys et montre que le choix de la victime est un point essentiel dans ce genre d’entreprise.

Malraux (1). Claude Tannery, L’Héritage spirituel de Malraux (Arléa, 2005, 108 p., 15 €). Le livre que propose Claude Tannery, infatigable arpenteur de l’œuvre de Malraux, mérite d’être abordé à la fois comme une mise au point et comme la clarification d’un testament dont les termes risquent d’être sinon inécoutés du moins détournés. Le titre de l’ouvrage met d’emblée l’accent sur la notion d’héritage, aussi bien legs que mode de transmission, et sur une attitude, une posture que voudrait ressaisir l’épithète « spirituel » – une manière d’être, qui engage absolument, face aux grandes questions de l’existence. À première vue, rien là qui soit de nature à modifier le tableau. Y avait-il lieu de revenir sur cette question de la dimension spirituelle de l’œuvre et du message de Malraux, près de trente ans après la mort de l’écrivain ? Selon Claude Tannery, il y a nécessité et, dans une certaine mesure, urgence, à corriger le malentendu qui enveloppe la pensée de Malraux et la rend pour ainsi dire opaque, sinon muette. Ce malentendu est fondé sur trois raisons, d’après l’auteur, ou plutôt trois réductions : d’abord la réduction de l’œuvre de Malraux à des circonstances essentiellement historiques et politiques, donc déterminées par une époque et trouvant écho et valeur au sein de cette époque ; ensuite, la réduction de la pensée de Malraux au champ restreint de la littérature, à l’ordre de l’imaginaire et de ses figures ; enfin, la réduction ultime, qui consiste à jouer les aveugles et les sourds face aux grandes interrogations que Malraux tout au long de son œuvre nous livre et devant lesquelles il entend nous placer, comme pour nous sommer non tant d’y répondre que d’en prolonger la résonance et l’inquiétude. « En rappelant ici les grandes lignes telles que je les sens, déclare Claude Tannery, de l’héritage spirituel que nous a laissé Malraux, je souhaite placer en pleine lumière les interrogations qu’il nous lègue et donner envie, peut-être, à chacun de les regarder en face. » Le propos a le mérite de la clarté : il s’agit d’expliciter la leçon du testament de Malraux, afin d’éclairer le lecteur actuel et le lecteur futur. Œuvre louable. Et l’auteur ne manque pas, en toute honnêteté, de marquer sa présence – et peut-être aussi sa subjectivité — dans ce travail de clarification (« telles que je les sens », dit-il). Tout repose ici sur un dialogue constant, une communication familière et sans cesse relancée entre deux êtres, l’écrivain et le critique, comme en témoigne l’entretien (du 14 janvier 1972) qui sert d’épilogue à ce livre : l’échange s’ordonne à une question centrale, celle de « l’homme universel » — vers lequel toute l’œuvre de Malraux serait tendue —, une problématique résolument anthropologique, mais qui englobe nécessairement ses attendus éthiques, politiques, esthétiques, et métaphysiques. En une succession de cinq chapitres brefs et bien sentis, Claude Tannery décline sous différents angles d’approche cette question « qu’est-ce que l’homme ? », que Malraux, à en croire l’auteur, a posée inlassablement dans son œuvre et en dehors des deux grands schémas de pensée hérités de la tradition humaniste et de la tradition chrétienne. De « L’Homme est mort », titre du premier chapitre, à « L’étonnement » du dernier chapitre, le livre programme en quelque sorte une relève de l’Homme, survenant à la faveur d’une révolution intérieure : un dépassement nécessaire des conditions matérielles et économiques en vue d’autre chose, un saut dans l’inconnu de l’esprit. En quoi la composante spirituelle du message de Malraux trouve à s’actualiser, voire à s’objectiver. Ce « jaillissement spirituel » est de l’ordre de l’imprévisible, n’obéit pas en somme aux lois évolutives et parfaitement lisibles des sciences et des technologies. Sans doute Malraux concevait-il, et jusque dans cette phrase qui a fait tant couler d’encre sur le XXIe siècle et sa nature religieuse, un nouveau mode de communication entre les êtres, une autre façon de les relier dans l’ordre encore à inventer d’une spiritualité créatrice. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Si le lecteur apprécie l’explication de texte qu’avance dans ce livre Claude Tannery, il s’interroge cependant sur l’actualité de cet héritage spirituel dont il ne voit la trace, ni dans la diversité des expressions artistiques ni dans les comportements éthiques de son temps. Il se demande donc si l’homme de Malraux est bien l’homme universel et si la tentative de réajustement de Claude Tannery ne ressortit pas au domaine de jour en jour plus étendu des vœux pieux.

Malraux (2)André Malraux et la tentation de l’Inde, textes réunis par Jean-Claude Perrier (Gallimard, 2004, 263 p., 25 €). On se demande comment l’éditeur a pu signer un objet matériel si bizarrement kitsch : imprimé sur papier glacé lourd, presque un bristol, il comporte des pages diversement teintées, les chapitres y commencent à gauche plutôt qu’en belle page, etc., etc. ; il évoque irrésistiblement ces rapports illustrés que diffusent les conseils d’administration pour assoupir les actionnaires. On y lira néanmoins un bel ensemble d’études, dont plusieurs dues à des intellectuels indiens, et on y trouvera des documents parfois peu connus. Ce recueil met en lumière un paradoxe. Ainsi que le note Jean-Claude Perrier, « l’Inde est sans doute le pays lointain où Malraux s’est rendu le plus souvent » et « c’est la civilisation orientale qui l’a le plus attiré », mais il a relativement peu écrit sur ce pays et sa civilisation millénaire. Le monde indien a été un ferment de sa pensée. Telle est la conclusion d’un article suggestif d’Henri Godard : « Malraux n’est pas un spécialiste des religions ni de l’art de l’Inde, mais il s’est intéressé d’assez près, et avec assez de passion si ce n’est de fascination, à la métapysique indienne pour que celle-ci marque de son empreinte la philosophie de l’art qui est son apport à la pensée du XXe siècle. » La place de l’Inde et de la civilisation indienne dans l’œuvre de Malraux restent à étudier. Ce recueil donne à penser qu’une telle étude s’imposerait.  

Manhattan. Jeffrey Mehlman, Émigrés à New-York. Les intellectuels français à Manhattan 1940-1944 (Albin-Michel, 2005, 253 p., 25 €). Publié d’abord aux États-Unis il y a cinq ans, ce passionnant essai de Jeffrey Mehlman innove de plus d’une façon. Sur le plan du genre, tout d’abord : ce n’est ni de l’histoire, ni du roman, ni de la critique littéraire, ni un pamphlet — mais c’est un peu tout cela à la fois, amalgamé de manière magistrale. Comme beaucoup d’essais produits aux États-Unis depuis quelques années, ce livre s’articule autour d’objets très denses, bien circonscrits, formés d’un assemblage très soigneux de textes, de documents, d’éléments biographiques, d’idées paradoxales, tout cela présenté dans un style personnel, légèrement distancié, parfois ironique, dans des chapitres souvent brefs. Il s’y ajoute la touche de suspense indispensable empruntée au polar et au roman d’espionnage, ces deux sources majeures du romanesque américain contemporain et qui lui donnent toute son extraordinaire puissance de séduction. Il y a du Da Vinci Code, du Carlo Ginzburg, mais aussi du Derrida et du Starobinski dans ce nouveau genre d’essai — et bien d’autres choses encore, dont du journalisme d’enquête et d’opinion style Washington Post ouNew York Review of Books. Autrement dit : des choses très peu françaises, même si le moteur de l’enquête est la passion de comprendre les complexités d’une France perçue comme constamment contradictoire. La méthode de Jeffrey Mehlman repose de fait sur l’analyse et l’exploitation systématique de ces contradictions, dans les actes, dans les paroles et les écrits, dans les images, dans les événements : partout il repère des chiasmes, sa figure favorite, et il en fait des leviers pour pointer les solidarités cachées entre des éléments apparemment disparates. C’est en cela qu’il reste structuraliste, mais un structuraliste passé à la déconstruction, avec les objectifs de la micro-histoire ou des cultural studies. La méthode est d’une très grande fécondité car elle permet, à partir d’objets d’étude relativement limités, de mettre en évidence tout un réseau de sens déployé comme une cascade d’énigmes jamais tout à fait résolues : il reste toujours quelque chose à comprendre. C’est par excellence le cas de la France des années 1940-1944, que toute une série de chiasmes permet de cerner sans la définir : Français et Allemands, résistance et collaboration, de Gaulle et Giraud, Vichy et Alger, Londres et New York, occupés et occupants, chrétiens et athées, juifs et non-juifs, etc. Tout ce macrocosme formidablement compliqué se transforme en un microcosme beaucoup plus saisissable, une sorte de modèle réduit analysable en laboratoire, sur lequel Jeffrey Mehlman peut promener sa loupe de chercheur érudit. La matière première était là : dans les journaux new-yorkais de l’époque, en français bien souvent, dans des archives tout à fait accessibles comme le fonds Souvarine de Harvard, mais encore fallait-il aller y voir. On découvre ainsi Pétain réfracté par le New Yorker, occasion de revenir à Renan pour un intrigant (et d’ailleurs discutable) parallèle entre 1940 et 1871. On découvrira aussi un étonnant « Maeterlinck à Manhattan », belle étude de malentendu, appuyée sur de très fines lectures des pièces américaines du vieux symboliste qui superpose fantasmatiquement Palm Beach et Orlamonde. « Denis de Rougemont, gnostique de New York », situé quelque part entre Baudelaire et la Bible, et qui faisait du Diable l’une des clés de l’Amérique, a droit à un excellent chapitre qui réveille l’attention pour cet essayiste dont on a quelque peu oublié l’influence. Nul plus que Simone Weill ne pouvait incarner le genre de paradoxe auquel Jeffrey Mehlman est attentif en priorité : juive antisémite fascinée par les Cathares, très hostile à ses compagnons d’émigration étouffés, selon elle, par le confort – et il est vrai que beaucoup vivent plutôt bien, voire luxueusement. C’est le cas de la famille Steiner. Jeffrey Mehlman se concentre sur le rôle de la Bérénice de Racine (juive passée à l’ennemi romain puis rejetée par lui) dans les souvenirs de George Steiner. L’ancien élève du Lycée français de New York est un maître en matière d’ambiguïté et on le voit ici dans une étonnante posture d’amitié avec Pierre Boutang, l’ancien camelot du Roi, exilé lui aussi. Excellents chapitres également sur « Saint-Exupéry entre Breton et Maritain», sur Saint-John Perse mettant à distance et Alexis Leger et de Gaulle pour redevenir poète, sur « Lévi-Strauss et la naissance du structuralisme » — remarquable dramatisation généalogique d’un moment fondateur de la modernité intellectuelle. Une certaine France parachève son effondrement dans ces années-là tandis qu’une autre se prépare, dans la distance et l’exil. Mais s’agit-il vraiment de « la France»? Mieux aurait valu parler de francophonie si ce terme ne désignait pas aujourd’hui quelque chose de bien différent de la communauté de culture de l’Europe francophone d’avant-guerre. Toujours est-il que ni Maeterlinck, ni Steiner, ni Denis de Rougemont ne sont « français », mais c’est là peut-être un autre de ces chiasmes fondamentaux que Jeffrey Mehlman sait admirablement désigner, au même titre que le porte-à-faux indissociable de la judéité, véritable fil conducteur de l’essai, parfois visible et parfois occulté. C’est que, ainsi que l’écrivait Blanchot dans Être juif, les juifs « ne sont pas différents» »mais « portent témoignage  […] de ce rapport avec la différence dont le visage humain […] nous apporte la révélation et nous confie la responsabilité» » Jeffrey Mehlman en a parfaitement éclairé les réverbérations dans cette culture « française» qu’il connaît mieux qu’elle ne se connaît, entre autres par ses travaux sur l’antisémitisme  français — lesquels ont fait des vagues, à commencer par sa révélation du passé… de Blanchot.

Maquis. Jean-Pierre Otte, La Littérature prend le maquis (Sens et Tonka, 2005, 114 p., 10 €). Couverture verte, papier vergé, composition en nofret light (romain et italique)& fette block (regular et heavy), ce joli volume n’est pas davantage la version 2005 de la Littérature à l’estomac de Julien Gracq qu’une suite de la thèse selon quoi, notre champ littéraire étant fatigué, une période de jachère s’y impose. Maquis signifie maquis. Sous couleur de retrait dans les landes où gris et verts corroborent l’essor des vertus, Jean-Pierre Otte s’adonne à des considérations mélancoliques, dignes d’un vieillard amer, sur le peu de goût des mœurs et des livres d’aujourd’hui — cela sans système, nous sommes loin d’Annie Le Brun, femme de tête et de sens ; le débinage est contrebalancé tantôt par l’éloge de la viticulture et de la macération des raisins (« Les pages sont des parchets. Un cep est planté au cœur de l’être.»), tantôt par le salut à l’excellence des effets du bricolage à l’ancienne : métaphores contrastées où le lecteur est prié de détecter l’image des conditions méridionales de la production d’ouvrages lyriques goûteux. Nul algorithme effectuable ne vient donner corps à cette rêverie, permettre au lecteur de vérifier si l’auteur n’erre pas. Quand Jean-Pierre Coffe (Otte autorise, par ses allusions culinaires, ce parallèle où l’assonance irise le décompte des syllabes), quand Coffe vante les produits du terroir, son discours s’assortit de menus, de recettes, de bonnes adresses prouvant que ce chauve en colère, s’il peut raser, ne parle pas en l’air. Les seules preuves de Jean-Pierre Otte sont ses propres phrases. En voici une qui tombe bien : « Si ton écriture va mal, s’empâte ou s’affadit, reste stérile ou mimétique, si l’inspiration te fuit et que le plaisir même se perd, retourne plonger dans la vie la tête la première. » Nous avons essayé, nous avons pris une bosse (car notre vie c’est du béton, pas une eau de piscine). Toutes les phrases de Jean-Pierre Otte ne tombent pas aussi juste, et nous en pourrions citer dont la syntaxe nous a navré (mais, restons urbain). Si, à notre tour, nous pouvions conseiller Jean-Pierre, l’admonester d’un dire qui ne mange pas de pain, nous lui citerions le proverbe breton : La médiocrité de notre univers est sujette à notre pouvoir d’énonciation – et ajouterions : cesse, ami, de t’ombrager aux mesquineries des temps, de jauger proses et choses à l’aune des fromages de chèvre ; pratique la contre-culture active ; décèle les bontés de notre époque unique ; fais-toi leur laudateur ; et, si elles te paraissent minces ou éteintes, soumets-les à la chaleur de ton regard clair et bon, de ton souffle viride, afin qu’elles croissent, comme dans une couveuse, jusqu’à des proportions indéniables. Mais pas plus, car trop de bonté nuit.

Martin  du Gard. Roger Martin du Gard, Théâtre et cinéma (Gallimard, Cahiers de la NRf, 2005, 220 p., 17 €). Le titre paraît annoncer un recueil des textes de Martin du Gard consacrés à ces deux domaines. En réalité, il s’agit d’un recueil d’études et de documents publié par le Centre international de recherche sur Martin du Gard. Trois parties : une abondante correspondance inédite sur le scénario auquel RMG travaille avec Pierre Herbart entre 1949 et 1952 afin d’adapter au cinéma les premiers volumes des Thibault. Mais le film que devait réaliser Jean Grémillon ne vit jamais le jour. Cinquante ans plus tard, la télévision mena le projet à bonne fin avec un feuilleton de J.-P. Verhaeghe, auquel est consacré un deuxième dossier. La dernière partie du volume traite des représentations de La Gonfle, la pièce « patoisante » de RMG à la Comédie de Saint-Étienne en novembre 2003. Des comptes rendus et une bibliographie 1999-2003 complètent l’ensemble.

Matzneff. Vincent Roy, Matzneff, l’exilé absolu (Michalon, 2003, 206 p., 17€). Encore un exilé absolu ! Avec Sollers comme concurrent, fréquemment cité, le désert de Saint-Germain-des-Prés va bientôt connaître la surpopulation. On redoute déjà la ruée des aspirants-stylites sur les rares colonnes encore disponibles dans le quartier, les caves et les grottes étant toutes désaffectées depuis la disparition de Boris Vian. Il restera toujours des positions de repli dans les farouches solitudes de Deauville ou de l’Île de Ré, rassurons-nous, et nos modèles postmodernes de la sainteté chic pourront continuer à livrer leurs messages tragiquement incompris. Nos Casanovas vieillissants pourront y ressasser en paix leurs conquêtes adolescentes, se rêvant toujours en aristocrates dix-huitième siècle, quand ils évoqueraient plutôt de tristes Catulle Mendès très Troisième République. Tous les deux se fantasment en « espions », en « agents doubles », sans se rendre compte que tout le monde les a reconnus et les laisse jouer tranquillement, par charité. Mais ne soyons pas injustes envers Matzneff en poussant trop loin le parallèle avec Sollers. Il a sur son rival en austérité revendiquée l’avantage d’être sympathique et aussi de savoir de quoi il parle quand il évoque les auteurs grecs ou latins, les Pères de l’Église ou de plus obscurs théologiens. Il a aussi l’avantage d’avoir trouvé en Vincent Roy un hagiographe qui vit en le lisant toutes les Béatitudes ainsi qu’un inlassable thuriféraire (précisons pour les handicapés de la liturgie qu’il s’agit du desservant chargé de balancer l’encensoir). Journaliste au Magazine littéraire, Roy élève à des hauteurs encore inconnues la rigueur critique. C’est grâce à lui, par exemple, que nous saurons que Matzneff, photographié à la pizzeria Starita, rione Materdei, à Naples (il manque le numéro), en automne 2002, est en train de consommer des fiori di zucchini. Comme on aimerait avoir ce genre de document à propos de Flaubert en train de manger du haricot de mouton ! Ce n’est pas Pleynet, amer porteur du nécessaire à cirage, qui serait capable d’aller jusque-là. Quoiqu’il en soit, remercions Vincent Roy qui permet au non-dévot de se faire une idée des bonheurs à répétition de Matzneff avec des kyrielles d’adolescents et d’adolescentes mais aussi du lien de ronces sur lequel ces bonheurs débouchent souvent et que l’écrivain détaille inlassablement, au bout du compte plus proche de Jouhandeau que de Casanova. Passer sa vie à la porte des lycées — non : des collèges — pour en raconter les suites dans le détail, cela fait-il de vous un écrivain ? C’était l’avis de Montherlant et de Mitterrand, à en croire Vincent Roy. C’est tout dire.

MinoresŒuvres majeures, œuvres mineures ?, sous la direction de Catherine Volpilhac-Auger (ENS, 2004, 234 p., 29 €). Depuis que la croyance dans la transcendance des chefs-d’œuvre a cédé la place à des conceptions beaucoup plus relativistes des hiérarchies littéraires, on s’interroge beaucoup pour savoir pourquoi et comment de « grands » textes peuvent un beau jour rapetisser ou même disparaître, tandis que d’autres, longuement ignorés ou méprisés, occupent soudain toute l’attention. Histoires littéraires se situe elle-même bien évidemment dans le champ balisé par cette problématique. Les travaux rassemblés ici sont issus d’un séminaire de l’ENS de Lyon, tenu voici quelques années. L’introduction signée par l’éditrice de ce volume en résume excellemment les « enjeux », à partir des interrogations qui sont aujourd’hui inévitablement celles de tout entrepreneur d’œuvres « complètes » : problème de hiérarchie des genres, évolution linguistique, statut équivoque des œuvres dites « de circonstance », tendances hagiographiques du critique, etc. On verra ainsi comment le Temple de Gnide de Montesquieu, a changé de statut ; ce que l’on a pu faire des Malheurs de la constance de Dorat ; ce qui s’est passé entre Rousseau et Jean-Jacques, ou comment Voltaire poète et dramaturge est purement et simplement passé à la trappe. Le XIXe siècle est représenté par un article de Raymond Trousson (« Quand Pierre Larousse jugeait La Comédie humaine »), un autre de Florence Naugrette sur Hugo, un autre, enfin, de Daniel Bilous sur Mallarmé, dont on ne sait comment il faut traiter les Loisirs de la poste et les proses d’éventail. On sait que Balzac a eu du mal à se faire reconnaître : Raymond Trousson rappelle quelques moments de cette mauvaise réception contemporaine chez Jules Janin, Gachons de Molènes, Hippolyte Castille, Armand de Pontmartin, Elme-Marie Caro et beaucoup d’autres. Ces réactions négatives sont bien connues mais celles que l’on peut glaner dans les dictionnaires contemporains le sont moins, ainsi de Pierre Leroux dans L’Encyclopédie nouvelle, pour qui Balzac est « l’Antéchrist nécessaire », de l’abbé Glaire, dans L’Encyclopédie catholique, qui parle de « caractère méprisable », de L’Encyclopédie du XIXe siècle qui en rajoute en parlant d’« une des plus sinistres apparitions qui aient traversé le sommeil de la sagesse des peuples ». Larousse, lui (ou ses rédacteurs, on ne sait trop), réserve les blâmes pour le jugement d’ensemble sur laComédie humaine mais se montre parfois curieusement beaucoup plus élogieux dans les notices consacrées aux œuvres individuelles, non sans réserves toutefois. L’impression globale est donc assez franchement négative, comme on peut le voir par ailleurs dans la notice sur Balzac lui-même, mais parce que Larousse a du mal à accepter qu’il y ait réussite esthétique là où l’éthique est, selon lui, déficiente. Raymond Trousson a raison de souligner le fait que, à cause de l’énorme diffusion de son dictionnaire, Larousse est sans doute responsable de la diffusion « pour longtemps, chez le lecteur moyen », de « l’image d’un Balzac immoral et brutalement réactionnaire, matérialiste grossier et artiste sans finesse ». Florence Naugrette (grande connaisseuse du théâtre du XIXe siècle) examine le cas très curieux du Théâtre en liberté de Victor Hugo, ensemble d’œuvres volontairement « mineures » mais que les metteurs en scène du XXe siècle semblent traiter à légal des majeures. Une partie de la question se ramène à la problématique du théâtre écrit pour ne pas être joué, comme Lorenzaccio où les premières pièces de Claudel. Mais, remarque Florence Naugrette, c’est le Romantisme qui a inventé la différence entre œuvres mineures et œuvres majeures : « le mode de mineures, qui est celui de l’avant-garde, de la révolution permanente, est à partir du Romantisme le moteur même de l’histoire littéraire ». Quant à Mallarmé, peut-être faut-il chercher plus qu’il n’apparaît au premier regard dans ses « riens précieux ». Daniel Bilous voudrait en tout cas nous convaincre que la « densité structurale de l’objet » ne diffère pas dans ce cas de celle qu’exhibe « l’Œuvre des douloureuses veilles ». On voudra bien le croire, pour l’amour de Mallarmé.

Nodier. Charles Nodier, Notions élémentaires de linguistique ou Histoire abrégée de la parole et de l’écriture pour servir d’introduction à l’alphabet, à la grammaire et au dictionnaire, édition établie, présentée et annotée par Jean-François Jeandillou (Droz, 2005, 352 p., s.p.m.). C’est à cet ouvrage de Nodier qu’on doit la diffusion du mot « linguistique », mais sa linguistique paraîtra bien « fantastique » à nos yeux post-saussurriens. Gérard Genette l’avait remis au jour comme avatar du cratylisme, et l’on peut enfin juger sur pièces. Ces études ont été publiées dans Le Temps en 1833-34, puis en volume, mais elles reflétaient déjà un état de sa pensée bien antérieur. Sur l’origine des langues, de l’écriture, sur l’orthographe, l’étymologie, la néologie, les patois, les langues de convention, le bibliomane et entomologiste Nodier a ses théories. Il les expose avec une poésie et une fantaisie toute romantiques. Qu’on en juge : « Le bambin, le poupon, le marmot a trouvé ses les trois labiales : il bée, il baille, il balbutie, il bégaye, il babille, il blatère, il bêle, il bavarde, il braille, il boude, il bouque, il bougonne sur une babiole, sur une bagatelle, sur une billevesée, sur un bébé, sur un bonbon, sur un bobo, sur le bilboquet pendu à l’étage du bimbelotier. » C’est une bonne idée que d’avoir enrichi ce texte d’autres études dispersées mais proches thématiquement, concernant le langage macaronique, les langues artificielles, les nomenclatures scientifiques. C’est une édition savante, ô combien ! par sa préface, sa bibliographie et par les 1123 notes, qui couvrent parfois la moitié d’une page. Tout ce qui a trait à la langue française et aux langues naturelles ou artificielles jusqu’à cette époque est mobilisé de la façon la plus pertinente par un commentateur tenace, qui dissipe toute obscurité du texte et de ses références. On regrettera seulement que l’orthographe modernisée fasse perdre le charme de ses participes passés en –oit et autres passéismes auquel tenait cet écrivain amateur de traditions et de singularités. Après que ses contes et récits ont été pléiadisés, voilà qui complète heureusement le Dictionnaire des onomatopées, et ses autres écrits « théoriques » republiés depuis peu.

OuvroirOupeinpo. Du potentiel dans l’art (Seuil, 2005, 222 p., 40 €). L’Ouvroir de peinture potentielle, réanimé en 1980 et dirigé par Thierry Foulc, fait le point sur ses jeux et ses travaux. Le plus connu des participants est Jacques Carelman pour ses « objets introuvables ». Les contraintes présentées sont très nombreuses. Elles peuvent être géométriques, comme de mélanger les portraits, les découper en lamelles, en faire des puzzles, les déchirer, leur appliquer des opérations ensemblistes. Mais elles peuvent être aussi sémantiques ou stylistiques : les contraires, les exercices de style, la « pictée » (dictée visuelle), etc. De nombreuses contraintes recoupent celles du domaine littéraire balisé par l’oulipo, et l’informatique devrait en faciliter quelques-unes. Mais le discours avec force néologismes pseudoscientifiques et mystificateurs (picturogenèse bitangentielle, morpholo, polypticon), une survivance de la ‘Pataphysique, est souvent d’un humour pesant, et il ne saurait masquer la pauvreté, et, parfois, la mocheté des résultats. Les « créatifs » autoproclamés que sont les publicitaires font souvent mille fois mieux sur leurs affiches. Finalement, l’activité principale de l’Oupeinpo semble être la parodie plutôt que la création. Les contraintes décrites valent plus pour la satisfaction cognitive qu’elles apportent que par les œuvres qu’elles rendent visibles. Elles sont rassemblées dans un index final, après un historique du mouvement.

Péguy (1). Charles Péguy, Marcel. Premier dialogue de la cité harmonieuse. La cité socialiste, préface de Roger Dadoun (Maunucius, 2005, 95 p., 16 €). Il s’agit de la réédition d’une curiosité publiée pour la première fois en 1898 par Péguy sous le pseudonyme de Pierre Baudouin. Si le dialogue s’intitule Marcel, c’est qu’il se présente à la fois comme le prolongement d’un entretien avec Marcel Baudouin et comme un hommage à cet ami et beau-frère posthume disparu en 1896. À l’évidence, l’ouvrage s’inscrit dans la lignée des grandes utopies socialistes du XIXe siècle, dans la descendance directe d’un Charles Fourier, par exemple. Sa singularité n’en est que plus troublante car, là où l’on s’attend à lire ce que sera la cité harmonieuse, on apprend plutôt ce qu’elle ne peut pas être, là où l’on attend l’exposé méthodique et raisonné d’une théorie de l’action pratique, on découvre une suite de versets dont le dénuement lexical et les anaphores voudraient imiter une simplicité toute biblique affranchie des valeurs bourgeoises de justice et d’égalité. Logique négative et prégnance des blancs qui séparent les versets, ces blancs intercalaires qui « absorbent et « absentent » le texte », il n’en faut pas plus à Roger Dadoun pour déceler, clou de sa préface intitulée « L’Utopie blanche », la présence occulte, forcément occulte, d’un deus absconditus et faire du Marcel un succédané de la Kabbale et du Zohar. Habile, mais pas franchement convaincant. Pas plus du reste que le petit jeu des prophéties a posteriori qui voit se confronter la blanche colombe de l’utopie marceline avec la vilaine caricature que donna Picasso pour masquer les errements dystopiques du régime soviétique. Que Charles Péguy ne fût point stalinien, on s’en serait douté.  

Péguy (2). Bernard Collignon, Pourquoi ont-ils tué Péguy (Le Bord de l’eau, 2005, 160 p., 15 €).  Bernard Collignon mélange tout et il le fait très bien, ce qui n’est pas donné à tout le monde : Péguy, Jaurès, l’affaire Dreyfus, la guerre de 14, Vichy, ses propres parents, ses ancêtres, ses élèves, ses écrits, ses lectures, ses haines, ses croyances, ses incroyances, ses doutes, ses certitudes, etc. Son essai tient du pamphlet, par le ton et le style, comme on en faisait de Bloy à Céline — en passant par Péguy. Pour le fond, c’est le chaudron des soucis contemporains, tel que le fait bouillonner dans toute une série d’excellents petits et parfois grands livres Le Bord de l’eau, maison bordelaise quelque part à la gauche de la gauche, la plupart du temps, à suivre avec attention.

Ponge. Objet : Ponge. Augmenté du manuscrit de « L’Âne », textes réunis et présentés par Gérard Farasse (L’Improviste, 2004, 176 p., 18 €). La collection où apparaissent ces actes d’un colloque tenu en 2003 à l’Université du littoral s’intitule « Les aéronautes de l’esprit », ce qui laisse entendre que les communications volent haut. On peut même dire que certaines échappent à la gravité mais, paradoxalement, non à la pesanteur. Philippe Bonnefis traite des « comédies de la fin » dans un style qu’on croyait devenu objet de musée depuis la fin (justement) des années 70 (« Toutes ces fioritures, toutes ces arabesques, toutes ces boucles au paraphe : autant de marques d’affectation » : c’est lui qui le dit, page16). Il nous semblait justement que toute la beauté de Ponge se trouvait dans une extrême complexité présentée avec une extrême limpidité. Nous avons dû rater quelque chose. Même ton, évidemment, chez Cécile Hayez-Melckenbeek, puisqu’elle disserte sur « l’autre signe, de Ponge à Derrida », encore que dans une forme qui relève nettement moins du bulletin des cruciverbistes. L’étude de Christiane Vollaire sur « La Matière des choses» est en revanche intéressante par sa façon de mettre en perspective le « matérialisme rhétorique » de Ponge, à la fois modeste et savant, attaché à la littérature, dit-elle, « parce qu’elle est actualisation d’un rapport perdu à la matière ». Jacqueline Guittard est quelque peu hors sujet en discutant « Roland Barthes et les objets bavards ». Bon article également celui que l’organisateur du colloque, Gérard Farasse, intitule « La Peinture prise aux mots ». Il y fait le tour, sobrement, de quelques œuvres et quelques peintres regardés de près par Ponge. Le volume est enrichi du dossier génétique de «L’Âne», bien commenté par une « note savante » du même Gérard Farasse. Les fac-similés du manuscrit laissent un peu à désirer mais la graphie de Ponge est suffisamment claire pour que l’aller-retour entre manuscrit et transcription ne soit pas trop pénible.

Proust (1). Sylvie Pierron, Ce beau français un peu individuel. Proust et la langue (Presses universitaires de Vincennes, 2005, 257 p., 22 €) ; Marcel Proust : Surprises de la « Recherche », textes réunis par Raymonde Coudert et Guillaume Perrier (Textuel n°45, 2005, 253 p., 15 €). Le menu proustien qui nous est servi dans cette double livraison est riche et divers. L’essai de Sylvie Pierron, inspiré de sa thèse de Doctorat, engage l’enquête sur le terrain de la stylistique, mais une stylistique de la langue, qui pose d’emblée comme objet, à la fois réel et virtuel, la langue française et la relation, changeante, variable, que l’auteur de La Recherche entretient avec cet horizon linguistique. Le titre de cet ouvrage, qui emprunte à Proust une caractérisation du français que parle Françoise, à la fois « beau » et « individuel », articule les deux champs notionnels que Sylvie Pierron s’emploie à examiner et à interroger : celui de l’idéal de la langue, produit d’un imaginaire et non d’une Norme, et celui de « l’idiologue », le « bricolage personnel », la « relation affective » qu’un sujet noue avec sa langue. La tension de ces deux pôles est constitutive de l’écriture (littéraire) tant elle spécifie le travail de l’écrivain : « Devenir écrivain suppose de s’inscire dans l’imaginaire d’une langue, tout en remettant sur le métier des questions linguistiques ». Certes, c’est dit bien maladroitement, mais il faut convenir que, dans le cas de Proust, dont La Recherche narre en somme le procès d’un vocation d’écrivain, cette manière de voir le « devenir-écrivain » avoue son degré de pertinence. D’autant que Proust n’a pas toujours observé à l’égard de la langue une attitude constante, passant, comme le fait observer Sylvie Pierron, « de la langue idéologique à la langue des linguistiques », à la problématique des faits de langue. Mutation décisive en vérité qui démontre que, dans son approche de la langue française, Proust déplace les catégories et les valeurs, donnant à la grammaticalité du style une importance croissante, comme en témoigne son article sur Flaubert, tandis que l’article contre l’obscurité de Mallarmé restait pris au piège de cette idéologisation de la langue fondée sur des valeurs figées telles que celles de « génie » ou de « clarté ». Mais le nombre de remarques et de commentaires qui émaillent le texte de La Recherche, multipliant les considérations métalinguistiques, en sont aussi la preuve : la langue devient objet, elle se réfléchit et se pense dans l’univers verbal du roman, caractérisant des personnages, leur appartenance sociale, leur choix politique, etc., mais également spécifiant leur rapport à l’imaginaire du français. Sur cette base féconde et passionnante, Sylvie Pierron emmène son lecteur dans une exploration savante, mais jamais ennuyeuse, de cette sorte de « langue étrangère » que selon Proust l’écrivain écrit au sein de sa propre langue. Entre individualité, idéal, et horizon normé, se joue de fait une comédie linguistique dont le présent ouvrage éclaire les soubassements. À lire. Le propos du volume collectif présenté par Raymonde Coudert et Guillaume Perrier — qui rassemblent ici les actes d’un colloque — est tout autre, encore que l’entrée adoptée, celle de la « surprise », soit à l’évidence de nature à révéler ici et là quelques précieux indices d’ordre linguistique, tant les déplacements, les décalages et les effets imprévus sont nombreux dans ce domaine. Force est de constater, à la lecture de cet ouvrage, que la catégorie esthétique ou poétique de la surprise — théorisée minimalement par Aristote — s’avère apte à renouveler et à varier les regards cirtiques sur l’œuvre de Proust. Il y a bien, comme le montre Nathalie Mauriac-Dyer une « poétique de la surprise » dans La Recherche, où les grandes expériences affectives ou esthétiques sont vécues et décrites comme des moments de « défamiliarisation », des instants de « choc ». N’est-ce pas, après tout, le propre des romans dits de formation ou de vocation ? De même, les « surprises de la mémoire », analysées par Geneviève Henro Sostero, permettent d’éclairer les mécanismes de renversement de la mémoire involontaire. On apprécie que cette notion serve d’interprétant polyvalent et donne lieu de ce fait à des lectures qui valent d’abord par la posture interprétative qu’elles entendent légitimer : de l’esthétique romanesque en passant par la poétique du discours, jusqu’aux effets d’intertextes, tout le territoire proustien est reparcouru et réexploré de sorte que l’œuvre s’en trouve enrichie – et aussi passablement modifiée dans son approche classique. Il n’est pas jusqu’à Odette (que tout le monde croit bien connaître) qui ne recèle son lot de surprises, comme le montre le texte que Julia Kristeva consacre à ce personnage. On pourra simplement regretter que cet ouvrage, divers par les options critiques des différents contributeurs, n’ait pas fait l’objet d’une organisation minimum. Le sommaire reproduit visiblement les deux journées du colloque : ce calendrier ne fait pas apparaître ce qui à l’évidence manque à ce livre, à savoir une structuration scientifique un tant soit peu rigoureuse. Ce que confirme, hélas, l’avant-propos du volume, où domine l’impression de fourre-tout sympathique mais insuffisant.

Proust (2). Marie-Odile Beauvais, Proust vous écrira (Melville, 2005, 210 p., 20 €). Proust n’est pas d’un abord facile, aussi celles et ceux qui possèdent ses clés côté jardin sont-elles et -ils les bienvenus. Avançant dans la lecture des vingt et un volumes des lettres de Marcel (chez Plon leur assembleur Philippe Kolb bénédictinement les édita), Marie-Odile Beauvais confie qu’elle alla d’admiration en émotions, de rires en larmes, d’extases en passion, voyant l’emberlificotage uni au souci délicat des autres et de soi que témoigne, à toutes les pages de presque tous ses courriers, l’amitieux Marcel. Bref, ce fut le grand amour et ce l’est toujours, impossible d’en douter à lire ce volume, qui se dévore. Le mieux est que, l’entrain aidant, avec un humour jamais démenti, elle arrive à vous faire partager sa vision émue. Sur un terrain miné, celui du complexe réseau de relations d’un petit monde où l’on se causait (eh ! oui, ce temps fut et il n’est plus), elle dégage le génie proustien à l’état naissant et cela de la façon la plus plaisante : présentant ses extraits (soixante-deux items sans compter les sous-items) sous la forme d’un livre de recettes à la façon des vieux manuels de la correspondance, à ce trait près que les circonstances, souvent problématiques, que sont censées résoudre les épîtres proustiennes ne sont pas les premières venues. Il y a un style typiquement Marcel de compliquer quand il faut compliquer, de simplifier quand il faut simplifier, de négliger ou d’insister tout et toujours à quelque escient qui font de ce corpus immense comme un vaste traité de stratégie. Kolb estimait que les cinq mille et quelques lettres connues de Proust formaient un vingtième du massif total. N’exagérons pas : cent mille lettres en dix mille jours feraient dix missives par jour… Des billets, admettons, mais pas quatre cents volumes de cinq cents pages, pitié, pas cent Pléiades, pas le Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre Larousse (même réédité pour les fans par Redon en vingt grammes sous cellophane). Trop d’amitiés nuit. Heureusement, après l’apéritif délicieux concocté par Marie-Odile Beauvais, on dispose depuis peu, pour en prolonger l’émoi, d’une anthologie de la correspondance proustienne : 1350 pages parues chez Plon en 2004, avec une préface de Katherine Kolb, fille de feu Philippe.

Rachel. Jean-Pierre Renau, L’Incroyable Défi de la famille Félix : Rachel, son frère, ses quatre sœurs, stars flamboyantes du Second Empire (L’Harmattan, 2004, 188 p., 16,50 €). La page de titre annonce la couleur, car, assez différente de la couverture, elle lance ces fières proclamations : Un frère et quatre sœurs « de la Comédie-Française » / L’incroyable défi de la famille Félix / Rachel, son frère et ses quatre sœurs : stars flamboyantes du Second Empire ! Nous voilà renseignés. Toutefois, au rebours des gens qui, voulant mitonner une biographie romancée, ne savent comment trouver des documents ou se dépêtrer avec, Jean-Pierre Renau semble s’être d’abord documenté, puis a choisi d’écrire les « mémoires imaginaires » de Dinah Félix, sœur aînée de Rachel. Choix assumé et proclamé comme tel dès le faux-titre du livre (mais, au moins, il faut en remercier l’auteur, on nous épargne les dialogues imaginaires !). À vrai dire, la principale qualité de ce livre, c’est sa brièveté. Des notes en bas de page indiquent les références des citations ou apportent des précisions ; chose rarissime, les emprunts sont même indiqués comme tels. En tant que monographie sur la famille Félix, le livre devra être consulté avec prudence, car l’auteur n’a guère d’esprit critique, et puise aux sources les plus hétéroclites, y compris des moutures comme Les Grandes Amoureuses ou La Vie sentimentale de Rachel. Il est vrai que certaines citations montrent aussi qu’il accorde une totale confiance, peut-être imprudente, à des écrivains aussi médiatiques et achalandés que Gonzague Saint-Bris, Catherine Clément et Jean-Marie Rouart. Reste que l’histoire des cinq sœurs Félix n’est pas banale, ni limitée à la littérature : l’une d’elles, Sarah, peu douée pour les planches, se tournera avec succès vers la parfumerie. En ce qui concerne Rachel elle-même, l’ouvrage est une simple évocation romancée, dont la publication, disons-le tout net, n’avait rien de bien indispensable, sauf, évidemment, si l’on veut faire concurrence à Jean Chalon ou à Dominique Bona. On peut aussi penser que la correspondance inédite de Rachel, qui est assez volumineuse, aurait pu être utilement mise à contribution pour étoffer davantage le livre. La quatrième de couverture nous apprend que l’auteur est « désormais passionné par l’histoire de ces « méconnus du XIXe siècle » auxquels il consacre toutes ses recherches ». Or, peut-on dire que Rachel soit une « méconnue » ? Certainement pas. Espérons que Jean-Pierre Renau n’ira point nous découvrir un jour Nerval ou Jarry. Il devra aussi faire attention aux petites erreurs d’histoire littéraire : Stendhal n’a jamais dédié La Chartreuse de Parme aux filles de la comtesse de Teba. Attention également aux coquilles du genre « Marius Boison », « Achille Foulde », « Faucigny-Lucingé ». Mais sont-ce bien des coquilles ? Dans une note de la page 153, on lit cette chose énorme : « Mme de Récamier ». Autre perle, dans la Bibliographie finale : le « fonds Rotel » de l’Arsenal ! Ailleurs, Custine est prénommé tantôt Astolphe, et tantôt Adolphe. À propos de la romance de 1810, Partant pour la Syrie, l’auteur note que ce chant « était apprécié particulièrement par Napoléon III » : évidemment, puisque les paroles en étaient attribuées à sa mère la reine Hortense ! Enfin, quelle ne fut pas notre surprise de voir qualifier les huîtres de « crustacés » : Jean-Pierre Renau, qui semble avoir quelque mal à distinguer crustacés et ostréidés, se sera un peu fourvoyé parmi les anatifes, les crevettes, les crabes, les gamares et les limules, tous animaux diversement comestibles.

RicœurL’Histoire entre mémoire et épistémologie. Autour de Paul Ricœur, sous la direction de Bertrand Müller (Payot, 2005, 220 p., 21 €). Ce volume, issu d’une table ronde organisée par Bertrand Müller à l’Université de Genève en 2001, est paru au début de l’année 2005 (cette recension ne sera publiée qu’après la mort de Paul Ricœur) : son objectif — renforcer le dialogue entre les professionnels du passé et l’auteur de La Mémoire, l’histoire, l’oubli — constitue à lui seul un bel hommage à celui qui fut, à l’égal peut-être de Jacques Derrida, l’incarnation du dialogue philosophique et du dialogue de la philosophie avec les autres disciplines. Il y a loin toutefois des intentions formulées à la réalité, ne serait-ce que parce que la plupart des intervenants réunis sont d’emblée très largement acquis à la pensée de Ricœur, tels François Dosse ou Christian Delacroix, ou tout du moins convaincus de l’utilité d’une réflexion sur l’épistémologie de l’histoire, tels Marie-Claire Lavabre, Régine Robin ou Philippe Mesnard. Du moins le dialogue avec Ricœur lui-même est-il engagé, d’une part par Régine Robin, Sarah Gensburger et Marie-Claire Lavabre qui reviennent sur les notions de « devoir de mémoire » ou de « juste mémoire », d’autre part par Philippe Mesnard qui souligne les limites de la « fable » réconciliatrice sur laquelle s’achève La Mémoire, l’histoire, l’oubli, ainsi que par Bertrand Müller lui-même, qui propose une discussion serrée de l’analyse que Ricœur fait de l’opération historiographique. Quelle que soit la position adoptée, les différentes interventions montrent que l’intervention de Ricœur fut centrale : on lira, pour s’en convaincre, la réflexion de Christian Delacroix sur « quelques usages historiens de Paul Ricœur ».  

Rimbaud (1). Philippe Sollers, Illuminations (Folio, 2005, 224 p., 5,30 €). Satan avide, sur ce titre pimpant, de nouvelles lueurs concernant les illuminées schöne conneries du jeune Rimbaud, va-t’en ! — ce livre n’est pas pour toi. Est-ce qu’on éclaire le Soleil ? Non pas : on en tire des clartés suffisantes, voire excessives, quand la petite tache sur la rétine empêche d’y voir clair dans nos affaires de spleen. Cela, c’est un éblouissement. On raisonne mal alors, comme quand une mouche ou un penseur ou Radio-Galère ou le ventre d’une femme bourdonne à nos côtés. Rimbaud, certes, lu en Solde, a une raison de passerune saison en enferd’y rechanter la chanson de la plus haute tour, surtout de réciter ces proses où, singeant l’Évangéliste, il récrit un bout fabuleux de sa bible à tranches vert chou. Si Arthur occupe ici, avec grâce, le haut du pavé des initiateurs, il n’empêche pas, tout au contraire, de prêter l’oreille au comte de Lautréamont, celui de la strophe aux mathématiques dont on relit ici les six pages divines. À Hölderlin, qui, de fin 1801 à mai 1802, eut le bon goût de venir visiter les cépages bordelais — ce dont les mânes (ou plutôt leurs inverses, mais comment dire l’inverse des mânes ? disons les sourdes prémisses) de Sollers lui savent un gré durable ; à Zarathoustra qui, via la belle traduction de Maël Renouard (Rivages/poche, 2002) reprend vie en français ; à Heidegger qui vers Hölderlin se livre à des approches, lisibles en collection Tel, desquelles un jeune mortel de la gentry aurait, aujourd’hui encore, à se méfier — jeune homme tard rentré l’habit sali et toi si meurtri à la maison, quel alibi tu fournirais ? Ce ne seront pas toujours des histoires à dormir debout que tes parents boiront d’un trait ; à Parménide, qui, transcrit de l’ancien grec en pseudo-vers français perd beaucoup de la musique hellénique qui fit son charme original, en sorte que nous lui préférons une grue en métal, celle qui hausse le Parnassed’Audiberti (jamais cité chez Sollers alors qu’il avait dans ce recueil sa place marquée) au-dessus des traductions de l’hébreu, des inepties, des malentendus, des faux sens, des frondaisons toscanes où Goethe distingua des cédrats, de tous les ex-cursus fatals qui déparent à l’envi les fruits de la bizarre, compréhensible, passion mélo maniaque de transposer pour le triangle ce qui fut composé pour l’orchestre : avec ses

chevaux, sans éparvins,
que l’on répute demoiselles, où balance
l’estoc des seins les fleurs du sinistre silence,

Audiberti parvint même à caser l’allusion chevaline que Philippe acclame chez Parménide ; à Novalis, occasion de témoigner d’un goût nouveau pour les rencontres de nombres ; à Blaise Pascal, de qui il est léger d’affirmer, page 125, que Ducasse « s’amuse plus d’une fois à retourner [l]es propositions » ; à Marguerite Porète, belle femme nue qui périt dans les flammes ; à Baudelaire dont Sollers cite au long les treize quatrains de Bénédiction ; à Nietzsche, qu’il conseille de lire comme un des plus grands écrivains français ; à Maître Eckhart ; à Catherine Emmerich ; à Angelus Silesius — bref aux meilleurs éléments de la collection Rivages/poche, et même à plusieurs autres faiseurs de tomes, sont dédiées les salutaires révérences qu’un homme de lettres, ayant passé et outrepassé le sexagénat, peut sans fard distribuer aux fantômes. Généreusement cités, les textes de ces différents mystiques, à des titres si divers, occupent plus du tiers du livre. Certain quatuor chevalin y joue le jeu des cavaliers de l’Apocalypse, et leurs voix alternent, au moyen de leurs divers organes, motets et répons sous la baguette, agitée à bon escient, de maître Alfred Deller, un amour, « avec lui c’est comme si les siècles remontaient leur cours ». Anthologie modeste de ce qu’aima le mieux l’aimé des fées (ainsi qu’au gré d’un trait de plume enjouée André Breton le sacra), ce petit volume tout neuf de joies sans mélange cible la poche des lycéens non peureux de lire ou relire un peu des écrits fameux qu’il segmente, compose, socratise, permute, récapitule, allie. Petit reproche : les phrases de Sollers sont un peu courtes.

Rimbaud (2). Nikola Bertolino, Rimbaud ou la poésie objective (L’Harmattan, 2005, 338 p., 28,50 €). Difficile tâche, celle de parler de l’œuvre de Rimbaud en se passant des études qui ont défini la richesse de la critique rimbaldienne de ces dernières années. Ici, on ne retrouve ni l’édition « pluriversionnelle » de Steve Murphy (ce qui aurait apporté beaucoup à la discussion de Patience/Bannières de mai et celle de Jeunesse II/Sonnet, entre autres) ni celle, « universionnelle » de Pierre Brunel en 1999. On se demande également ce qu’aurait été cette étude sans l’aide d’André Guyaux « dont les suggestions ont aidé à améliorer ce texte, et surtout à l’actualiser, en le rendant plus conforme à l’état actuel de la critique rimbaldienne » (page de remerciements). Les ouvrages consultés ne représentent nullement cette actualité et, au lieu d’évoquer Étiemble, Todorov, Gaspard et Ruff, peut-être l’auteur aurait-il dû lire Murat, De Cornulier, Claisse et Murphy. Si l’ouvrage avait été seulement déficient sur le plan bibliographique, on aurait pu le traiter comme document d’intérêt historique. Ce n’est pas le cas, et l’on y trouve les platitudes d’une biographie imposée sur une œuvre poétique. Le titre n’est qu’un leurre, « la poésie objective » n’étant développée de manière suffisante nulle part.  

Robin. Armand Robin, Ma vie sans moi suivi de Le Monde d’une voix (Poésies/Gallimard, 2004, 256 p., 5,70 €). La poésie anglaise dut, selon Wilde, son âge d’or, 1890, au fait que nul ne la lisait. L’hygiène le veut, les moins lus des tomes sont les plus beaux. Notre poésie, heureusement prémunie, elle aussi, des bacilles banals, jamais peut-être d’un feu plus chaste ne brilla qu’à la fin du siècle dernier. Par suite, nommer Robin « poète maudit du XXe siècle » c’est l’honorer peu, le discerner mal. Membre en 1945 du groupe anarchiste de Paris quinzième, rappelons que ce polyglotte y rencontra Brassens et en devint l’ami, mais que — moins porté vers la chanson gaillarde — sa carrière fut si discrète et son crédit si menu qu’ayant, trois jours avant sa mort, quitté un appartement menacé de saisie, une querelle de comptoir lui valut, dit laconique, d’atterrir dans un poste de la police où il fut si bien qu’il n’en sortit plus. Il allait atteindre cinquante ans, âge où les plus âgés de nos bons poètes sont en principe déjà décédés, exceptions les monstres de la préhistoire, Mathusalem, Aragon, Char, Hugo. Paru dans la collection Métamorphosesen avril 1940 et réédité en 1970 dans la présente, plus petite et blanche, le recueil originel Ma vie sans moi a dû s’épuiser puisque le voici reparaître à neuf, scindé en deux parties, celle dite « personnelle » étant la seule donnée ici. On retrouvra l’autre, formée de traductions de Blok, etc., dans Écrits Oubliés II. Traductions. Il faudrait, pour saisir à quoi tient qu’Armand Robin demeure en la mémoire de ceux qui l’ont croisé inoubliable, et pour rendre à ces poèmes leur cachet de fureur sourde et d’anathème (lus à sec ils perdent parfois en écho), relire son livre La Fausse parole, où l’analyse de l’affiliation de la casuistique communiste à la liturgie chrétienne vaut celle de Klemperer quant au nazisme.

Sachs. Thomas Clerc, Maurice Sachs, le désœuvré (Allia, 2005, 144 p., 6,10 €). Bref essai d’un jeune écrivain dont c’est le premier livre, ce portrait de Maurice Sachs en mondain raté peut plaire. Les brefs chapitres qui le composent ont des titres prévisibles : « La maladie de Sachs » ou « Fin de partie ». Quelques bonheurs de plume, comme : « Sa vie est un texte antipathique sur lequel je passe une encre sympathique. » On attend le second pas de Clerc en dehors des sentiers académiques.

Sartre (1)Dictionnaire Sartre, sous la direction de François Noudelmann et Gilles Philippe (Champion, 2004, 544 p., 70 €). Au-delà de l’opportunité éditoriale fournie par une date anniversaire, la personnalité de Sartre rend utile un tel dictionnaire : ses implications dans la vie sociale et politique, les divers visages de son œuvre, les liens avec tel ou tel configurent une toile dont il est nécessaire, le temps passant, de dénouer les fils. Fort de plusieurs centaines de notices, qui comportent une dizaine de lignes ou plusieurs pages serrées (il s’agit alors d’analyses véritablement fouillées, denses et souvent riches), l’ouvrage doit pouvoir aider tout lecteur entreprenant de se lancer dans l’aventure de cette œuvre. On y croise les livres, des articles et des entretiens de Sartre, des proches et des contemporains, des notions ou des questionnements au cœur de l’œuvre, des événements historiques. Un tel dictionnaire impose des choix, qu’il serait vain de discuter un à un (pourquoi une entrée Périer, François et nonReggiani, Serge ?) et compte des notices de valeur inégale, inévitablement. On peut cependant trouver un peu étranges des notices consacrées aux Sartriens (et même une notice dévolue au « Groupe d’Études Sartriennes »), qui trahissent à leur manière certaines obédiences dont l’ouvrage ne se départit pas toujours dans ses analyses ou les points de vue proposés. On jugera tout aussi étranges, de fait, quelques quasi-silences éloquents (on ne saura ainsi guère qui se cache derrière « les maos » sinon Benny Lévy, ce qui est regrettable pour les lecteurs les plus jeunes). Un index aurait été utile. Prenons date pour un nouveau dictionnaire Sartre dans vingt ou cinquante ans, qu’il sera intéressant de confronter à celui-ci…

Sartre (2)Témoins de Sartre (Folio, 2005, 310 p., s.p.m.). Réimpression en poche du dernier volet de l’énorme numéro spécial qu’en 1990 Les Temps modernes avaient publié en hommage à leur fondateur. Dix-sept témoins qui ont plus ou moins bien connu Sartre, pour des raisons amicales ou professionnelles (mais la distinction est visiblement ici artificielle), de Claude Lanzmann et Jean Cau à Bernard Frank et J.B. Pontalis, de François Maspero à Claude Roy, on passe de l’anecdotique à des interrogations poussées (Daniel Defert s’interrogeant sur la relation Sartre-Foucault). Chez tous, on sent la fascination pour une intelligence, une curiosité et, souvent, une grande drôlerie. Françoise Sagan, citée par Françoise Giroud, résumait d’un adjectif bien inattendu mais qui devait être juste : « C’était un homme charmant. »

Sartre (3). Annie Cohen-Solal, Jean-Paul Sartre (PUF, 2005, 127 p., 8 €). Sauf erreur, seuls Socrate et Kierkegaard ont eu droit, dans cette collection, à un volume à eux seuls consacré (Kant doit partager avec le kantisme, Platon avec le platonisme, etc.). L’idée d’ajouter un Sartre à la série est audacieuse mais excellente, car elle permet de faire échapper son objet à la fossilisation académique. Ceux qui n’auraient pas lu l’ouvrage biographique d’Annie Cohen-Solal paru en 1985 y puiseront sans aucun doute le désir d’y aller voir pour en savoir plus long. Tel qu’il est, ce petit essai plein de passion, personnel et pourtant objectif, parle de Sartre avec simplicité, sans le réduire pour autant à l’anecdote. Humain, très humain, mais irréductiblement attaché à sa liberté, capable de violence comme de générosité, détaché et engagé, immense travailleur qui savait s’amuser — mais en tout, toujours, philosophe. Les 128 pages d’un Que sais-je ? ne peuvent rivaliser avec les 3000 d’un Idiot de la famille, mais l’inspiration et les ambitions n’en sont pas si différentes. Toujours est-il que la vie et l’œuvre de Sartre prennent ici une couleur séduisante dont une partie est due à la façon très personnelle dont l’auteur parle de ses enquêtes et de ses émotions. Il est cependant dommage, encore que compréhensible, que les étrangetés des dernières années de Sartre soient ici passées sous silence.

SchneiderAvec Marcel Schneider (Rocher, 2005, 179 p., 14,90 €). Il s’agit de mélanges, mais sans rien d’universitaire, qui ont trouvé leur origine, peut-on imaginer, dans le désir de célébrer en 2003 les quatre-vingt-dix ans d’un écrivain marginal et délicat. Le résultat est hétéroclite : on a été rechercher des pages anciennes de Francis Poulenc et d’Alfred Manessier ; des amis plus ou moins prestigieux évoquent leur rapport avec la personne et l’œuvre de l’écrivain. S’ils se répètent parfois, c’est que le monde imaginaire de Marcel Schneider n’est pas très vaste — ce qui lui donne sa cohérence. Volume agréable et superficiel, comme cette photo de 1955 où on voit M. Schneider déguisé (à lui tout seul !) en Erckmann-Chatrian à un bal de Marie-Laure de Noailles. L’occasion eut été bonne de joindre une bibliographie de Marcel Schneider, qui eût utilement remplacé la paresseuse contribution de Jean Dutourd sur laquelle s’ouvre ce petit livre.

Stendhal. Stendhal, Œuvres romanesques complètes, tome I, édition établie sous la direction d’Yves Ansel et Philippe Berthier (Gallimard, Pléiade, 2005, 1248 p., 50 €). Soixante-douze ans après la parution des Romans par les soins de Henri Martineau (trois minces tomes en 1932-1933, puis, augmentés des Nouvelles, deux tomes en 1947-1948), la « Pléiade » romanesque de Stendhal fait peau neuve. Cette refonte, prévue en trois tomes et attendue depuis longtemps, n’est pas superficielle. Elle s’étend à toute l’œuvre narrative et réunit romans, nouvelles, fragments et récits inachevés, dont une quinzaine de textes qui ne figuraient pas dans les éditions précédentes. Elle bouleverse aussi le plan originel de l’édition Martineau, en disposant les textes dans l’ordre chronologique. Ce volume, qui couvre la période de 1797 à 1830, comprend Anecdote, Roman, Journal de Sir John Armitage, Ernestine ou la naissance de l’amour, Souvenirs d’un gentilhomme italien, Armance, Vanina Vanini, Le Coffre et le revenant, Mina de Vanghel, Le Philtre et Le Rouge et le noir. Les Chroniques italiennes, dont les éditeurs rappellent que Stendhal ne les avait ni réunies ni publiées de son vivant, sont disposées selon leur ordre de composition ou de parution préoriginale et deux textes attribués à Stendhal (Anecdote, une ébauche écrite à quatre mains, et Souvenirs d’un gentilhomme italien) complètent cet ensemble. La perspective chronologique qui intéresse à nouveau les éditions savantes aujourd’hui — juste retour de l’histoire littéraire — ne reflète pas seulement l’image de la progression d’une œuvre dans le temps. Dans le cas de Stendhal, elle fait apparaître un intérêt constant pour la narration, que l’on a trop souvent tendance à estimer tardif. Cette édition fournit un apparat critique, clair et systématique, comportant, pour chaque texte édité, une notice, une note éditoriale, une bibliographie critique, un ensemble de notes et, quand les manuscrits sont disponibles, un choix étendu de variantes : tant du point de vue philologique que du point de vue de l’agencement des parties, elle est rigoureuse et judicieusement construite. Mais elle exprime des tendances critiques et des lectures qui, paradoxalement, pourraient la faire vieillir avant son temps. Non que l’histoire de la réception, même la plus récente, puisse déconcerter le lecteur par la disparité des points de vue. C’est dans l’ordre des choses. Mais ici, il n’y a pas toujours accord ou complémentarité entre la préface de Philippe Berthier et l’introduction de Yves Ansel, entre la notice du premier pour Armance et celle du second pour le Rouge, et la richesse des approches risque de se perdre dans les contradictions internes. Le dilettantisme de Stendhal, défendu avec passion par Philippe Berthier, s’accorde parfois mal avec la perspective sociologique adoptée par Yves Ansel. Pour le préfacier, il semble entendu que le romancier n’a ni modèles ni système, et qu’il est tout sauf un écrivain de métier (cf. Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit) ; parce qu’il encense le génie et l’insouciance de Stendhal en niant visées et calculs dans son art, il met en doute, par exemple, le sujet d’Armance(l’impuissance) malgré les explications détaillées de l’auteur (lettre à Mérimée du 23 décembre 1826, reproduite). En revanche, Yves Ansel s’efforce de montrer que le parcours romanesque de Stendhal, marqué au sceau du réalisme, repose sur des principes qu’il a lui-même exposés, défendus et soutenus depuis ses essais dramatiques et l’Histoire de la peinture en Italie. On sait combien Stendhal a contribué à bouleverser le concept de modernité au xixe siècle : en revendiquant, dans Racine et Shakespeare, le présent comme point de vue de la modernité, il rompait avec les modèles antérieurs et défendait l’inscription de la littérature dans son temps. Ansel rappelle l’importance de l’expérience journalistique de Stendhal dans sa formation d’écrivain réaliste. C’est la presse qui, selon lui, est la source première du romancier : l’intrigue du Rouge repose sur une chronique d’actualité et la plupart des passages réalistes du roman sont tirés des journaux du temps. Ainsi la désinvolture de Beyle finit-elle par être opposée à sa détermination. Ne pouvait-elle pas en être l’expression ?  

Surréalisme. Elie-Charles Flamand, Les Méandres du sens. Retour en Forez, retour sur moi-même (Dervy, 2004, 236 p., 20 €). Poète et essayiste, Élie-Charles Flamand, à qui Alain Mercier a consacré une étude en 1987, est connu des amateurs de Surréalisme et d’alchimie. Le livre qu’il donne ici est une grande réussite. À partir d’une visite du château de la Bastie d’Urfé, au cœur du Forez, vu comme une demeure alchimique, Élie-Charles Flamand explore son passé en évitant les pièges des livres de mémoires (anecdotes empilées et narcissisme). Aucune aigreur, aucun ressentiment dans les souvenirs ; ainsi parle-t-il de façon dédramatisée de son exclusion du groupe surréaliste et fait de Breton un portrait nuancé. Belles pages sur Mandiargues, évocation trop brève d’Eugène Canseliet, souvenirs sur quelques grands noms du jazz, Bechet ou Armstrong. On apprécie une vibrante défense de la marquise d’Urfé contre son calomniateur, l’affreux Casanova. L’art de l’auteur consiste à faire tenir des éléments si variés en une seule coulée. Pour cette maîtrise et pour la couleur alchimique, on pense au Portrait de l’artiste en jeune singe, l’un des plus beaux livres de Butor. Ces Méandres du sens résument d’heureuse façon une vie consacrée à la quête du merveilleux sous toutes ses formes. Iconographie riche et variée. Que la maison d’édition ésotérique et les présupposés « alchimiques » ne vous détournent pas de ce livre inattendu.

Tinayre. France Grenaudier-Klijin, Une littérature de circonstances : texte, hors-texte et ambiguïté générique à travers quatre romans de Marcelle Tinayre (Peter Lang, 2004, 262 p., 45,10 €). Que nul n’entre ici s’il ignore les beautés du « schéma actanciel » ! L’arrière-petite-fille de Marcelle Tinayre aura du mal à égaler les tirages de son illustre aïeule avec cet ouvrage, de surcroît attaché à combattre « l’ordre androcentrique » pour mieux vanter «les mérites des œuvres de femmes ». L’idée est pourtant bonne de tenter de comprendre pourquoi les premiers romans de Tinayre furent si mal reçus par la critique mâle. C’est ce à quoi s’efforce l’auteur en reconstituant le « hors-texte » des années 1895-1905. On s’inquiète quand même un peu quand elle décrit la période comme celle de la « disparition des vieux maîtres tels que Loti, France ou Bourget » : Loti, mort en 1924, France mort en 1924, Bourget mort en 1935, remuaient pourtant encore assez considérablement au tournant du siècle ! Mais peu importent ces détails, puisque l’objectif est de saisir « l’identité du roman tinayrien », injustement bafouée par la critique misogyne du temps. France Grenaudier-Klijn a tout à fait raison (nous le reconnaissons malgré nos œillères fatalement androcentriques) lorsqu’elle centre son étude sur la coexistence, dans les romans de Tinayre, de l’inusable schéma du roman d’amour et de la forme beaucoup plus noble du Bildungsroman. Le roman de formation féminisé est en effet pour le moins méconnu et on ne comprendrait rien à son sens si l’on ne tenait pas compte de sa visée formatrice à l’égard de ses lectrices, qu’il s’agit d’éduquer en fonction des archétypes (dit l’auteur) de la Vierge (« avant ») et de la Mère (« après), pas faciles à concilier. La perspective sera donc celle des gender studies, évidemment, si populaires chez les universitaires anglo-saxonnes (France Genaudier-Klijn enseigne en Nouvelle-Zélande). Le lecteur (et peut-être même la lectrice) trouvera bien courtes et bien vagues les quelques pages biographiques, mais bien longs les chapitres d’analyse savante. Peut-être est-ce le prix à payer pour redonner une dignité au roman « féminin » : « Les concepts de dialogisme, de bivocalité […] nous permettent aujourd’hui d’approfondir notre connaissance et notre appréhension… » : tant pis pour la vie de l’auteur, pourtant intéressante ! Mais qu’apprend-on ? Qu’il y a « constance de la distribution actancielle », etc., bref que Tinayre raconte toujours la même histoire avec des personnages tous sortis du même moule. Que la virginité des héroïnes, cruciale on s’en doute, est un « topos d’opposition » (traduction : ne plus l’être ou le rester ? Et pour qui ou pour quoi ?) abrité par un « chronotope virginal ». Angoissante question : « Il reste à se demander ce qu’il advient une fois passé le cap virginal. » Oui : quoi ? Réponse : « femme d’abord, mère ensuite ». On ne peut pas dire que ce soit une découverte révolutionnaire mais, selon l’auteur, Tinayre parvient à introduire dans ces thèmes quelque chose d’« ambigu » et de « subversif », d’où un certain « radicalisme qui se dégage des scènes maternelles rencontrées dans les romans tinayriens ». Les résumés que fournit France Grenaudier-Klijn des quatre romans analysés nous convainquent difficilement qu’il y a là des choses bien audacieuses — mais sait-on jamais ? Les archives départementales de la Corrèze (Tinayre était de Tulle) réservent peut-être par ailleurs des surprises grâce à une correspondance qui paraît plus amusante que les romans. Un extrait cité dans l’ouvrage en donne un avant-goût, en même temps qu’il trahit un sens de l’humour sans doute bien involontaire chez France Grenaudier-Klijn dans l’interprétation des ratures : « Il y avait là [à un dîner chez Calmann-Lévy en 1907] Mme de Caillavet, la vieille [illisible] de France, et un tas de comtesses et marquis bêtes comme des oies. Ça se passait dans un appartement fantastique de luxe, et je pensais à part moi que c’était à la sueur des pauvres gens de lettres que l’on devait toutes ces splendeurs. » Bibliographie, index des noms de personnes ainsi que des principaux thèmes (les « adjuvants » et l’« androcentrisme » y côtoient le mariage et la maternité).

Tourgueniev. Robert Dessaix, L’Amour de toute une vie, traduit de l’anglais par Marie-Pierre Bay (Mercure de France, 2005, 321 p., 24,50 €). Quel livre étrange et attachant ! C’est l’allure et le ton qui en sont extrêmement remarquables. Cette rêverie sur la passion mystérieuse et obstinée qui, durant quarante années, attacha Ivan Tourgueniev à la célèbre cantatrice Pauline Viardot, est moins une enquête qu’une véritable quête, celle des traces laissées par l’écrivain russe en France et en Russie. Mais c’est de l’intérieur, et sans nul pédantisme, que procède l’auteur. Connaissant la vie et l’œuvre de Tourgueniev mieux que personne, il se garde cependant bien d’accumuler les citations et les précisions érudites, de chipoter des détails ou bien de pousser des fiches. Sa propre situation lui donne déjà un point de vue bien particulier : écrivain australien fixé en Tasmanie, il a vécu autrefois en Russie et en France. Nous le suivons ainsi dans les trois étapes de sa poursuite de l’ombre de Tourgueneff : Baden-Baden, la France et la Russie. Animé par la présence de certains amis de l’auteur, le récit est caractérisé par un mélange constant de gravité et d’enjouement. Surtout, il y a cet incessant va-et-vient entre le passé et le présent, entre l’époque de Tourgueneff et la nôtre, mais aussi entre les années 60 vécues par Robert Dessaix en U.R.S.S. et la Russie actuelle, qui rythme tout l’ouvrage. Tout ce qui est dit de cette dernière est extrêmement intéressant, et fort bien senti et exprimé. L’essentiel du livre se trouve ainsi dans les réflexions que fait l’auteur et qu’il nous confie longuement. S’y dessine peu à peu la figure de Tourgueniev, qui voua sa vie à une seule femme, dans une sorte d’extase comblée qui l’accompagna jusqu’au bout. Il est sûr que Pauline Viardot, sœur de la Malibran et fille de Manuel Garcia, n’était pas une femme banale (c’est à elle que la France doit l’inestimable manuscrit du Don Giovanni de Mozart, qu’elle fit acheter à Londres en 1855 et donnera au Conservatoire). Elle avait une grande réputation de laideur physique, ce qui ne devait pas être un obstacle ou un inconvénient, bien au contraire, pour Tourgueniev, lequel pensait sans doute comme Barbey d’Aurevilly : « Être belle et être aimée, c’est être femme ; être laide et savoir se faire aimer, c’est être princesse. » Du Musée Tourgueniev à Bougival (actuellement très menacé : voir son site internet) au manoir de Spasskoïé, en passant par les parcs de Baden-Baden, les rues de Moscou ou le domaine disparu de Courtavenel-en-Brie, l’auteur s’interroge sans relâche sur le destin de Tourgueniev et sur ce qu’a pu être son bonheur. Il le fait avec un certain scepticisme, et le sens de la fatalité étrange des sentiments et des êtres. Il y faut un grand talent d’écrivain, et des dons réels. Robert Dessaix possède tout cela, qui donne à son livre un charme nonpareil. C’est avec un intense plaisir qu’on le suit tout au long de sa quête passionnée. Comme elle est prenante, par exemple, son évocation de la rue de Douai et du Paris de Tourgueniev — un Paris qui n’a pratiquement pas changé, tant certaines rues du 9e arrondissement sont demeurées les mêmes, cent ou cent cinquante ans après. Le Paris de Maldoror et de Maupassant, celui du Petit Ami, de la Petite Jeanne Pâle, la rue Clauzel, le passage Laferrière et la rue de la Victoire… Il est piquant d’y imaginer l’auteur des Récits d’un chasseur, ce chef-d’œuvre, où jamais, peut-être, la nature n’a été mieux décrite et suggérée dans toute sa vie profonde. Un pouvoir de suggestion analogue imprègne tout le livre de Robert Dessaix et le rend si particulier, et d’abord à cause de cette immense mélancolie qui s’y trouve répandue. « De l’autre côté du siècle tant de cœurs sensibles sont morts dans une ombre rouge… »

Trains. Jean-Paul Caracalla, Petite Anthologie de la poésie ferroviaire (La Table Ronde, 2004, 172 p., 8,50 €). Jean-Paul Caracalla a sans doute eu l’éblouissement de sa vie le jour où il a reçu son premier train électrique. Avant de devenir éditeur chez Denoël, il a été directeur de la Compagnie des Wagons-lits et l’auteur de force ouvrages à la gloire des trains de toutes sortes et de toutes époques. L’anthologie qu’il propose aujourd’hui fait la preuve que cette fascination a été partagée par beaucoup de poètes (et parfois retournée en répulsion), à commencer par Lamartine, dont tout le monde ne sait pas que, député, il s’était exclamé à l’Assemblée en 1838 : « Je veux des chemins de fer ! » On connaît en revanche l’enthousiasme de Marinetti, la « Gare de la douleur » de Fargue, la Prose du Transsibérien de Cendrars. Des textes moins connus figurent aussi dans ce recueil, comme Le Train fatal  de Charles-Louis Pothier (1916) ou Déraillement (2004) de Jean-Claude Pirotte, qui clôt le volume avec un clin d’œil. Chaque poème, cité selon sa date de composition, est accompagné d’une petite notice sur les événements ferroviaires de l’année — événements qui peuvent aussi avoir une connotation plus ou moins « littéraire », comme lorsque Maurice Dekobra (1885-1973) accouche en 1924 de l’inoxydable Madone des Sleepings (ce qui lui a valu une biographie de 500 pages par Philippe Collas, parue en 2003). On peut rêver sur cet aiguillage temporel qui a fait se croiser un monument du roman de gare et le Manifeste du Surréalisme.

Trouvère normand. Pierre Hamel, Faôt s’ardréchi ! René Saint-Clair, le dernier trouvère en langue normande(Cheminements, 2005, 184 p., 20 €). Si vous avez saisi que Faôt s’ardréchi ! signifie : Faut se redresser ! ce livre est pour vous, vous êtes déjà debout. Certains opposeront qu’il est trop riche en normandismes et trop pauvre en bonnes raisons d’applaudir à l’Europe pour soutenir décemment l’attention d’un électeur tempérant. Imprimé sur papier recyclé, il offre néanmoins un bon échantillon d’érudition régionale (« de la poésie avec de l’argile et du foin »), des transpositions normandes de fables françaises prolongeant d’un pompon fifrelin leur verve un peu cabrée, surtout des vers d’une philosophie facile qui reposeront vos lobes obèses de Char et de Heidegger : « Men pâys d’iau, men pays d’vent / Es parties d’cache / D’eun trou d’gabioun j’pens’ byen / souvent / Et cha m’égache / De n’paè pouver à men laisi, / – Vèr, cha m’hébète ! – / M’servi d’la gaule ou du fusil / Viv’ment la r’traite ! »Voilà, ce semble, des propos qu’on lit rarement émis d’aussi verte façon. Que demande le peuple ?

Vaché. Bertrand Lacarelle, Jacques Vaché (Grasset, 2005, 266 p., 16 €). Petit essai bien documenté et précis sur cet hétérodoxe qui, à sa manière, fut déjà surréaliste. Comme le souligne l’auteur, Vaché, analogue en cela à Cravan, n’a laissé aucun livre : « poète existentiel, [il] n’a rien produit d’autre que lui-même ». Il exerça sur le jeune Breton, on le sait assez, une emprise incomparable. Toutefois, et c’est l’intérêt de cet essai, Breton a retenu le personnage beaucoup plus que l’homme Vaché, lequel était assez divers. Imprégné du Petit Chose d’Alphonse Daudet (mais oui), épris de cinéma, anglomane effréné, mystificateur et dandy, opiomane amateur, Vaché s’adonnait surtout au dessin, lequel, souligne Bertrand Lacarelle, domine toute son esthétique. Au surplus, il ne respectait guère Gide et Apollinaire, que Breton avait en grande révérence. On retiendra les considérations sur « le groupe de Nantes », au fond très symboliste ; sur la mort de Vaché, qui fut en réalité un accident, et non pas, comme le voudrait la légende, un suicide ; sur la position d’Aragon, Fraenkel et Soupault vis-à-vis du météore Vaché ; sur le rôle de substitut joué par Tzara (« plutôt qu’un double de Vaché, Tzara semble en être la doublure provisoire »). Tout en mettant à profit les travaux de Michel Carassou et de Georges Sebbag, Bertrand Lacarelle a effectué pas mal de recherches, accédant ainsi à des lettres inédites et interrogeant la famille. Il a pu ainsi voir combien Vaché était longtemps demeuré tabou dans cette même famille (laquelle, heureusement, n’est pas allé jusqu’à détruire les lettres qu’elle en avait reçues), et Breton, considéré comme son mauvais génie ! Signalons une chose assez rare : l’auteur suit les ventes publiques et cite des catalogues de vente. C’est là un mérite, car combien de gens, universitaires ou non, écrivent sur le Surréalisme (ou le Symbolisme, ou le Romantisme, etc.) sans avoir jamais vu de leurs yeux la moindre édition originale, la moindre pré-originale en revue, la moindre lettre autographe ?

Valadon. Jeanne Champion, Suzanne Valadon (Fayard, 2004, 378 p., 20 €). Vingt ans après sa première publication aux Presses de la Renaissance, cette biographie romanesque de Suzanne Valadon (1865-1938) plaît tout en instruisant, avec la même efficacité. Jeanne Champion décrit ainsi la naissance en province de la petite Marie-Clémentine Valadon, fille de lingère