EN SOCIÉTÉ

Cocteau. Cahiers Jean Cocteau, nouvelle série,
n° 3, 2004 (Passage du Marais, 200 p.,
20 €). Consacré à « Cocteau et la mode », ce numéro déçoit, après les deux premiers, très riches (Cocteau et Genet, Le cirque). La mode, aux divers sens du mot, est un sujet évidemment central pour qui s’intéresse à l’auteur du Potomak. Mais le numéro ne semble pas avoir été bien préparé : textes et dessins retrouvés sont entassés là, souvent sans le minimum d’information nécessaire. Ainsi, dans la section « De Byron à Wilde », Pierre Chanel publie l’argument d’un ballet de Cocteau en 1952, d’après Le Portrait de Dorian Gray, sur une musique de Ned Rorem ; rien, sinon une laconique citation du journal du compositeur (un « bide honteux »), n’évoque la réalisation du ballet créé à Barcelone et les raisons de son échec : ni photographie, ni critique. C’est frustrant. Les textes retrouvés, parfois attachants ou drôles, ne bénéficient jamais de l’annotation qui permettrait de les lire pour le mieux : ainsi, qui peut comprendre l’allusion au Miracle monté par Max Reinhardt à propos de Lady Diana Cooper ? Il est dommage de publier des textes sans en permettre la compréhension. 

ImaginaireLe Calepin jaune. Fanzine des littératures de l’imaginaire, n° 1, mars 2004 ; n° 2, juin 2004 (BP 127, 32003 Auch ; 66 et 85 p., 5 €). Et qui prétendait que la province demeure un étouffoir ? Cette sympathique petite publication est là pour prouver le contraire. Elle se présente, certes, d’une manière qui n’est pas très attrayante (certains jugeront même la couverture franchement hideuse, mais on se demande si ce n’est pas volontaire de la part d’une revue qui veut faire sa place au cauchemar). On y trouvera un mélange de textes anciens et récents, ces derniers souvent l’œuvre de tout jeunes auteurs, de récits et d’études. Parmi les grands anciens : Villiers de l’Isle-Adam. La revue a le charme adolescent de tout fanzine, fait de grand sérieux et d’autodérision. Les vieillards curieux de ce qu’aime la jeunesse d’aujourd’hui se pencheront avec intérêt sur la chronique intitulée « Voir ou revoir ou bien ne pas voir », qui traite de livres, de films assez ésotériques, ou de BD encore plus confidentielles.

JeunessesCahiers Robinson n° 15, 2004, Juvenilia (écritures précoces) (Université d’Artois, 9 rue du Temple, 62030 Arras ; 230 p., abonnement : 14 €). L’écrit précoce est un magnifique sujet d’histoire littéraire autant que de psychologie sociale. Il peut être analysé dans sa dimension de phénomène culturel (lié aux conditions d’accès à la création littéraire, que ce soit par des choix collectifs d’enseignement des lettres, comme au XIXe siècle, ou des conditions individuelles favorables qui dotent les romanciers en herbe de parents écrivains ou éditeurs) ; de phénomène sociologique (la construction médiatique du phénomène, qui voit se croiser le très vieux motif de la merveille, et certaine fascination pour l’enfance germinale, c’est-à-dire âge des possibles paradoxalement placé sous le signe du déjà-là). Dernière possibilité, issue de la précédente, l’exploration de ce déjà-là dans l’œuvre d’écrivains reconnus, démarche qui ne manque pas d’ambiguïté car menacée par la révélation tautologique : s’il n’est pas question de retrouver dans les premiers brouillons les qualités littéraires des œuvres à venir, et qu’il faut éviter l’illusion rétrospective, on est vite contraint de n’y chercher que des éléments de continuité que l’on aurait du mal à ne pas trouver s’agissant somme toute de la même personne. Ce numéro hésite de fait entre les approches sociocritiques larges et la plus classique remontée aux sources de l’œuvre, cette dernière nous semblant, théoriquement et de facto ici (Beauvoir, Catherine Pozzi, C.S. Lewis, Loti, Saint-John Perse, Bernard Liègme) la moins riche, quelle que soit la perspicacité des lectures proposées. On fera une exception pour l’approche « sociogénétique » de F. Thumerel (Novarina), démarche intéressante qui achoppe sur l’écueil habituel de la génétique, l’aridité. En revanche, l’article de F. Marcoin présentant des bouquets de jeunes muses est une bonne introduction à l’aspect sociocritique de la question, et amorce la voie assez peu explorée ensuite d’une lecture sexuée du phénomène de l’écrivain précoce, en relation avec l’alternative désespérante : Muse ou Cerveline. Sur cet aspect, G. Tison ne revient pas dans son texte pourtant éclairant sur l’affaire Minou Drouet, qu’elle envisage plutôt, en anthropologue, comme symptôme de la peur des adultes de passer à côté de Mozart : c’est cette vision panique de l’enfance comme gaspillage et perte potentielle que semble avoir depuis mis en œuvre, à travers les phénomènes et opérations médiatiques, le second XXe siècle – ce que ne voit guère A. Besson dans une étude trop descriptive des récents prodiges littéraires de la rentrée 2002 (déjà oubliés). On trouvera enfin un article plutôt biographique et informatif sur la romancière pour enfants Colette Yver et un texte sur la presse collégienne (les feuilles clandestines servant de soupape au grand renfermement des internats), qui brasse des sources peu connues mais a tendance à passer d’une citation à l’autre comme en promenade, ce qui ne manque pas de charme mais ne laisse rien de substantiel à penser – hors la sympathie pour les malheureux collégiens, qui ne peut tenir lieu de thèse. Les esprits grincheux regretteront qu’une publication succédant à un colloque s’applique si peu à la théorisation que demandait son objet, mais l’intérêt de certaines contributions, et l’homogénéité de bon aloi des autres en font une lecture hautement recommandable, d’autant que le volume est bien joli avec sa couverture mimosa frappée d’une vignette sang-de-bœuf. On a, en Artois, le sens de la couleur. 

Main de singeLa Main de singe, 2004, n° 2 (Éditions Comp’Act, 28 p., abonnement annuel : 30 €). S’en prendre, en 2004, aux notoriétés surfaites d’un François Bon, d’une Christine Angot, d’une Amélie Nothomb ? C’est tout aussi démodé, aujourd’hui, qu’attaquer l’armée ou l’église, ou Anatole France, ou Henri Troyat, ou François Nourrissier. On sent bien des animosités personnelles, dans les pages de ce périodique dont les rédacteurs ressassent leur bile sur des têtes de turc à eux, comme Philippe Beck ou Michel Onfray. Jalousie ? Vexations passées ? Sans doute. Ces coups de patte, au demeurant faiblards, se font dans le vide et sous pseudonyme. Cette Main de singe, aux jugements littéraires légers et bâclés, n’est pas rédigée par des gorilles ou des orang-outangs, mais par des ouistitis criards et fuyants, à l’ironie lourde, lourde, lourde, et médiocrement doués pour le pamphlet : « François Bon a installé une webcam dans ses cabinets, où il écrit ses pages les plus inspirées », « Le Salon du livre est une sorte de Salon de l’agriculture où les vaches circulent comme en Inde », « Pour Angot, la position conjugale du missionnaire avec son chéri est déjà une tournante ; quand elle baise, elle pense à l’écriture, quand elle écrit elle ne parle que de la baise » : c’est signé Dominique Poncet, qui aurait profit à lire Barbey d’Aurevilly, Bloy ou Baudelaire, car même le Pierre Marcelle de Libération témoigne de plus de verve. Le présent numéro contient un dossier sur Auguste Boncors, qui a apparemment trouvé son inspiration dans un récent Colloque des Invalides, et c’est ce qu’il y a de plus intéressant dans le numéro. Parions qu’après ce compte rendu, Histoires littéraires aura droit à un écho fielleux de la rubrique « Foudre et flèches » (sic) de La Main de singe. 

Matricule. Le Matricule des anges, n° 56, septembre 2004 ; n° 57 octobre 2004 (52 p. ; 5 €). LMDA nous arrive par deux, ce qui a du bon puisque cela permet à un numéro plus faible de racheter l’autre. Bingo pour le Goncourt Gaudé, déniché avec un mois d’avance, mais en revanche Septembre nous a laissés rêveurs, médiocrement convaincus par le dossier Mainard, bavard et peu substantiel. Rendre accessible une œuvre par la médiation de la parole, même banale, de l’écrivain, admettons, mais six pages d’entretien c’est trop, manifestement, surtout quand les deux articles d’accompagnement sont farcis d’extraits… d’entretien. Ayant achevé la lecture du dossier, on peut encore refuser de croire à l’existence des livres de cet auteur qui parle beaucoup mais qu’on ne cite guère en ses œuvres. Et quand on cite, c’est parfois pire. On s’est longuement demandé quelle était la fonction de l’extrait partouzard cité à l’appui d’un article séduisant sur Bolaño : échantillon représentatif ou apéritif, teasing de mauvais aloi ? Question embarrassante, notamment pour votre serviteur : vérification faite, la pub était fausse, bonne pour le commerce puisqu’elle nous a poussés à aller lire, et mauvaise pour LMDA car on garde rancune à Ph. Savary de ce tour de passe-passe. Mis de mauvaise humeur, le chroniqueur en vint alors à s’irriter des photographies qui accompagnent, chaque mois, les dossiers. Sans discuter des qualités esthétiques, des goûts ni des couleurs, on fera observer que ces portraits sont redondants et superfétatoires. Curieusement, en octobre, les évocations des lieux de l’écrivain (l’appartement-du-XIVe-que-Gaudé-va-bientôt-quitter-faute-de-place) encombrent les textes, mais le photographe ne voit qu’une chose, la bobine à Gaudé pointant un menton têtu hors de l’obscurité. Or, si les lieux et les choses ont du sens, et nous le croyons, ne valent-ils pas photo (pour changer) ? Nous avons tendance à penser d’ailleurs que les deux problèmes se règleraient avantageusement en soutirant un peu d’espace à la photo au bénéfice d’extraits plus généreux. Ce qui est en revanche indiscutablement réussi dans LMDA, de mois en mois, ce sont les notes de lecture ; mais il faudrait aussi parler des chroniques qui font mouche (Prigent, Holder), et de celle de Gilles Magniont sur la manière, grasse, d’accommoder Montaigne quand on s’appelle Onfray et qu’on cause au populo. Un mot encore des éreintements, variété chétive partout ailleurs et ici cultivée avec parcimonie mais sérieux : adieu Gaspard Koenig, né en août dans les dithyrambes du Figaro, enterré en septembre ; adieu Yann Moix… Merci à tous d’être venus indiquer l’étiage de la production de saison, signalant par contraste la valeur de tous les auteurs d’ici et de là-bas qui occupent ces pages : Roberto Bolaño, Alain Jaubert, Virginie Lalucq, etc.  

Poésie 2004. « Une chambre d’échos : la Maison de la poésie (1984-2004), Poésie 2004, n° 101, juin 2004, 127 p., 18 €. Pour fêter ses vingt ans, la Maison du Théâtre Molière revient sur l’histoire de sa fondation et de la renaissance de sa revue, sous l’égide de Pierre Emmanuel et Pierre Seghers. Bel album, le reste du numéro consacre une page aux auteurs morts ou vivants, français ou étrangers, dont elle a accueilli les voix au cours de ces années. Seul regret : la très belle iconographie est desservie par un problème de tramage. 

PergaudLes Amis de Louis Pergaud, n° 40, 2004 (Les Rachats, 26120 Chabeuil ; 92 p., 12,20 €). Ce numéro, qui rappelle que Pergaud participa à de nombreux périodiques et qui témoigne de l’activité multiforme de l’association (avec notamment un article consacré à une estampe de Jean Chicandre représentant Pergaud), fait la part belle aux dessins et enluminures de l’écrivain. On retrouve dans son graphisme sa passion pour le portrait et l’animal (notamment le chat), comme pour les jeux de l’imaginaire : les enluminures créées collectivement à l’encre de chine de différentes couleurs par Pergaud et ses amis (dont Léon Deubel dans une malle duquel elles ont été retrouvées) et qui furent rassemblées dans un recueil intitulé Les Illuminations (quatre tomes), sont un enchantement pour les yeux et l’esprit. On n’attend plus qu’une exposition, si possible dans un lieu rendant enfin compte des talents divers d’un écrivain encore trop souvent considéré comme « mineur ». 

ProustBulletin d’informations proustiennes, n° 34, 2004 (ITEM, 45 rue d’Ulm, 154 p., 22 €). Il s’agit, pour l’essentiel, du séminaire de l’ENS consacré en 2003 au Contre Sainte-Beuve. Les deux éditions existant en français (celle de Bernard de Fallois et celle de Pierre Clarac) divergent radicalement, et aucune n’est satisfaisante. La récente publication d’une édition allemande du Gegen Sainte-Beuve due à Luzius Keller permet de relancer le débat sur des bases nouvelles. – En outre, une poignée de lettres inédites, dont quatre à Charles du Bos. 

Revue des sciences humainesMarges du dialogue, textes réunis par Dominique Viart (Revue des sciences humaines, n° 273, 2004, 200 p. – dont quelques pages curieusement blanches à la fin ; 22 €). Belle brochette de collaborations pour ce numéro dont l’éditeur situe le projet sur un plan plus philosophique que littéraire et le place sous le signe de Derrida (qui n’était pas encore mort). Les textes sont souvent brefs mais de qualité, signés de Michel Deguy, Valère Novarina, Jean-Pierre Sarrazac, Didier Bezace, Daniel Buren, Nathalie Heinich, etc. Quand ils ne sont pas plutôt théoriques, ils portent sur Dostoïevski, Savitzkaya, Ian Wilson. « La nouvelle vague du dialogue » de Marie-Hélène Boblet-Viart offre une intéressante étude sur le dialogue dans le cinéma français des années 60 et 70 envisagé dans son rapport à la littérature de l’époque. La psychanalyse a aussi sa place, naturellement, elle qui est pourtant réputée n’écouter que d’une oreille. Deux articles examinent de plus près la question de l’entretien : « l’entretien d’écrivain et la co-construction d’une image de soi : le cas de Nathalie Sarraute » (Galia Yanoshevsky) et « Fatigues de l’entretien » (Martine Burgos), intéressante étude du cas particulier de l’entretien dans les sciences humaines. La section des comptes rendus représente un effort par rapport à ce que l’on trouve dans la plupart des revues universitaires : une grande partie des ouvrages recensés est relativement récente. Michèle Sajous d’Oria aura quand même dû attendre depuis 1990 un compte rendu qui paraît en 2004, ceci pour un ouvrage de 127 pages ! Chers confrères, encore un effort ! 

Roman populaireLe Rocambole. Bulletin des amis du roman populaire, n° 27, été 2004, Napoléon et le roman populaire (BP 0119, 8001 Amiens ; 176 p., 14 €). La très sympathique revue le Rocambole poursuit son travail d’exploration d’un territoire dont elle reconnaît elle-même qu’il est encore largement vierge : « À chaque numéro, toutes les fois que nous ouvrons un dossier, systématiquement, nous constatons que tout, ou presque, reste à faire, dans toutes les directions, pour tous les domaines de l’immense champ littéraire qui constitue le fonds commun des « littératures populaires » ». C’est cette fois-ci un dossier de plus de cent pages qui se trouve consacré à un monstre sacré de l’histoire et de la culture populaire : Napoléon. Malgré ce statut hors concours, la présence et l’impact de l’empereur dans la littérature populaire, il faut bien le dire, n’ont été que peu étudiés. Ce dossier est donc une première étape, mais déjà tout à fait substantielle. On y trouvera, sous la direction de Charles Ridoux, plusieurs bons articles. Gérard Gengembre, qui s’y connaît, traite du « grand homme du roman populaire ». Jean Tulard, autre pointure respectable, rapproche deux ingrédients fort présents dans cette littérature : Napoléon et le complot. Bonaparte et Lagardère retiennent l’attention de Daniel Compère. Il est aussi question de Maurice Landay, d’Erckmann-Chatrian, de la baronne Orczy et même de Conan Doyle dont tout le monde ne sait pas qu’il a produit divers récits consacrés à l’époque napoléonienne et que François Hoff nous rappelle. Recommandons cependant tout particulièrement l’article de Jean-Luc Buard, curieuse composition dont le centre et le prétexte sont un roman particulièrement étrange de Théo Fleischman, Un qui revient de loin. Les mésaventures de Florentin Passavant, général d’empire réincarné, paru en 1955. Étrange personnage que cet écrivain maniaque de Napoléon, dont Jean-Luc Buard éclaire brièvement la carrière et la personnalité. Étrange article aussi puisqu’il ne commence par une évocation de la bibliothèque Paul Marmottan à Boulogne-Billancourt, entièrement consacrée au souvenir de l’Empire et de l’Empereur, que pour dire que le roman de Fleischman dont il nous entretient ne s’y trouve pas ! Un petit cahier iconographique reproduit des illustrations de Maurice Toussaint pour des couvertures d’ouvrages publiés par l’éditeur Tallandier. Le reste du numéro est occupé par les chroniques habituelles, toujours instructives, sous le titre clin d’oeil « Le Front populaire ». Les amateurs chevronnés éplucheront la « Revue des autographes », et ceux à qui leur collection de romans populaires d’origine ne suffit pas pourront lire un conte de Marie Aycard datant de 1842 et intitulé Le Conspirateur en 1800. 

Table ronde. Cahiers de la Table ronde, printemps 2004 (Table ronde, 2004, 156 p.,10 €). Ressusciter une revue ne va pas de soi. On regarde ce volume étroit, agréablement souple dans la main, affublé d’une couverture d’avant le graphisme manifestement, et on se demande s’il s’agit d’un hommage (ô Cocteau, ô Mauriac), de revendiquer une filiation idéologique ou esthétique, de capitaliser plus simplement sur un nom en économisant le publicitaire. Ouvrons. Aux avant-postes, l’éditorial de Denis Tillinac. Dieu que les revues littéraires françaises se ressemblent, à vomir le monde qui les voit naître avant même d’avoir des lecteurs, agitant toujours les mêmes monstres de papier, la pub, le spectacle, le marché, la consommation. À droite, à gauche, on sonne le tocsin et l’abordage dans un même « esprit de dissidence » : « Il est temps de rompre avec la résignation. De solder les vérités officielles, sous quelque emballage qu’on nous les fourgue. » Suivent néanmoins des pensées poids mouche de Jean-François Colosimo (directeur de la rédaction), du genre : « Le Diable est le premier fournisseur de spiritualités au monde. Ce qui lui vaut un rond de serviette au banquet du consumérisme. En or massif. » Le reste de la section Essais évoque une forme de journalisme se poussant du col, avec ses banalités empesées (sur Le Pen, sur la Gauche, dispensables Levy ou Muray), ses affirmations gratuites (Melman sur les jeunes psychanalysés, Denys Arcand) ; on lira cependant le texte pertinent de Debray sur la substitution de la logique du débat à celle du combat dans la vie intellectuelle française, ou la mise au point de Joseph Macé-Scarron sur la réception de son ouvrage La Tentation communautaire. La section Littératures ne se cherche pas moins : Pirotte donne des fonds de tiroir, Richard Millet est fastidieux, Charnet vague. Les amateurs apprécieront la tentative de sauvetage de Raymond Guérin (rescuer : Jean-Paul Kauffmann), ou l’inédit de Blondin sur Saint-Germain-des-Prés (plaisant hasard), avec une page en fac-similé. Espérons que cette revue ne fasse pas qu’ajouter un organe au lamento général des cinquantenaires décrochés du monde dans lequel ils survivent. Il faudrait pour cela faire moins de phrases et donner davantage à penser. 

VerneRevue Jules Verne, n° 17 (Centre international Jules Verne, 2004, 124 p., 8 €). Émanation de diverses instances qui se consacrent à l’œuvre de Jules Verne (le Centre international Jules Verne, la Maison de Jules Verne, l’imaginaire Jules Verne d’Amiens ; la Bibliothèque municipale, centre d’études verniennes et Musée Jules Verne, les Amis de la Bibliothèque municipale de Nantes), le présent numéro de la Revue Jules Verne propose une série d’articles centrés sur « Jules Verne et les pôles ». Les pôles – ce n’est un mystère pour personne – représentent de véritables points de fixation de l’imaginaire vernien. Ils apparaissent, soit de façon centrale (Un hivernage dans les glacesVoyages et aventures du capitaine HatterasLe Pays des fourruresLe Sphinx des glaces), soit tiennent une place importante dans la fiction (Vingt mille lieues sous les mersSans dessus dessousCésar Cascabel). La bibliographie finale rassemble de nombreuses références sur la question. Les contributions balisent le terrain, rappellent les grandes étapes de la conquête des pôles, donnent la parole à des témoignages contemporains.

[Patrick Besnier, Alain Chevrier, Jean-Pierre Goldenstein, Jean-Jacques Lefrère, Muriel Louâpre, Hugues Marchal, Michel Pierssens, Anne Simon, etc.]

LIVRES REÇUS

Comptes rendus

ArlandMarcel Arland ou la grâce d’écrire, textes réunis par Bernard Alluin et Yves Baudelle (Presses universitaires de Dijon, 2004, 174 p., 20 €). Homme-siècle, né en 1899, mais qui resta jusqu’à sa mort en 1986 un « auteur de la première moitié du XXe », Marcel Arland est surtout connu pour avoir été une personnalité influente de la vie littéraire française de l’entre-deux-guerres et l’un des piliers de la NRf, qu’il a dirigée avec Paulhan entre 1953 et 1977. Son histoire est profondément liée à celle de la maison Gallimard, et c’est en cela que sa correspondance, déjà connue, « qui révèle des liens d’amitié avec de nombreux écrivains, comme Malraux, Chardonne ou Jouhandeau, est un précieux document d’histoire littéraire ». Mais, comme l’était celle de Paulhan il y a encore quelques dizaines d’années, le reste de son œuvre est à redécouvrir : romancier, inventeur de la « nouvelle-instant » (René Godenne) qui transforme le genre de la nouvelle en l’attelant à une exigence de sincérité, auteur d’une œuvre critique d’ampleur, d’essais sur l’art, et d’écrits intimes qui en font le plagiaire par anticipation de nos producteurs d’autofiction et le défenseur d’une tradition narrative durablement mise en crise par le Nouveau Roman (ainsi que le suggèrent les éditeurs de ce volume dans une sorte d’histoire parallèle de la fiction française), Arland doit être lu. Ce bref collectif s’ouvre sur quelques aperçus biographiques esquissés par Mokhtar Chaoui, suivis d’une évocation de l’amitié Arland-Malraux à travers les écrits autobiographiques d’Arland et les témoignages des contemporains, par Moncef Khemiri, amitié à laquelle l’écrivain avait d’ailleurs consacré toute une partie de son dernier essai, Ce fut ainsi. Jean-Jacques Didier observe les limites de la sincérité, valeur centrale de la poétique narrative d’Arland : « Les facettes les plus controversées du moi, l’homme sincère ne les aura donc pas débusquées. » Une section consacrée aux « paysages intérieurs » rassemble ensuite des réflexions d’Yves Baudelle sur la nostalgie, la relation au terroir et le culte des morts qui apparient Arland à Barrès, un drôle de texte de Paul Renard sur les bovins dans les récits d’Arland, vaches de toutes races qui, dit-il, « entrent dans un programme idéologique » et des notes de Gianfranco Rubino sur l’enfance et ses métamorphoses. Peter Ihring revient sur L’Ordre, couronné par le Goncourt en 1929, qu’il décrit comme le roman d’une génération – à l’instar de L’Éducation sentimentale ou des Déracinés – celle des jeunes gens qui, au sortir de la Grande Guerre, durent trouver leur place dans une société à reconstruire. Une section « Poétique et stylistique » permet à Michel Gissard des réflexions sur le traitement des genres littéraires par Arland, à Monique Gosselin des analyses d’inspiration ricœuriennes sur l’identité narrative des personnages, et à René Godenne des mises au point sur Arland nouvelliste, en fait un réaménagement de quelques passages de ses ouvrages précédents sur le genre. Bruno Curatolo fait entendre une voix plus neuve en s’intéressant aux écrits intimes d’Arland, lus dans la perspective d’une vocation littéraire et du genre, sinon du tombeau, du moins de la vanité. Georges Molinié, surtout, esquisse quelques analyses stylistiques inédites : un certain dialogisme, un « dynamisme scripturaire », « une manière de lyrisme matériel », l’insistance d’un « prestige du Je et de sa voix », une « discrétion pathétique » qui le rapproche de nos contemporains… Dans une dernière section consacrée à Arland critique, Martyn Cornick retrace l’itinéraire d’Arland à la NRf et sa participation à la « politique esthétique » de la revue, Catherine Douzou décrit la singularité d’une pratique critique, de sa démarche fondée sur les « échanges », de ses thèmes et de sa défense de la notion de genre ; Alain Mascarou, enfin, ouvre le dossier encore entièrement inexploré de la critique d’art d’Arland, de ses qualités d’écriture et de discernement, et de la fascination d’Arland, en littérature comme en peinture, pour le moment énigmatique de la genèse des œuvres. On le voit, ce petit recueil pèche sans doute par un défaut de netteté que laissait pressentir l’introduction d’ensemble : pas de ligne très sûre, ni pour l’histoire littéraire, ni pour l’interprétation des œuvres, ni pour la poétique des genres ; mais il s’agissait surtout d’inviter à lire.

BibliographieRevue d’histoire littéraire de la France, hors série 2004, Bibliographie de la littérature française : année 2003 (PUF, 2004, 700 p., 28 €). On est toujours plein de reconnaissance et d’admiration pour les bibliographes capables de sacrifier leurs veilles pour le bien des chercheurs et des curieux. C’est dans cette grande tradition que s’inscrit la version 2004 de la bibliographie de la RHLF. Cet immense travail aurait pu, bien entendu, être produit par l’une de ces machines capables aujourd’hui de traiter ce qui n’est plus du savoir mais de l’information. Cependant, la bibliographie que nous examinons aujourd’hui n’a manifestement rien d’un de ces produits de l’industrie informatique qui tendent à remplacer les bibliothécaires de naguère. On perçoit au contraire, très souvent, la présence tout à fait personnelle bien que discrète de celui qui a fait des choix, qui a feuilleté réellement les publications dont il donne le signalement. Autrement dit, le très gros pavé qui nous est proposé est aussi et peut-être d’abord le résultat d’un tri lié à un goût personnel et à une attention sélective. Bien sûr, on perçoit aussi l’effort de recenser aussi objectivement que possible tout ce qui peut-être significatif pour des chercheurs et des lecteurs dont l’horizon d’attente forme comme une synthèse moyenne de ce que peuvent être par ailleurs les intérêts collectifs du jour, fort hétérogènes. Cette bibliographie étant cependant d’abord un outil, voyons comment il est articulé. On y trouve en premier lieu, comme il est naturel, un recensement des « généralités ». Après quoi commencent les notices organisées par siècle. Le XIXe siècle a droit à 133 pages. Il est battu par le XXe qui a droit, lui, a 231 pages. Les siècles antérieurs ne s’en tirent cependant pas mal puisque le XVIIIe hérite de 68 pages et le XVIIe de 48. Le XVIe siècle fait un peu figure de parent pauvre avec moins de 40 pages. Il est évidemment difficile de tirer de ces chiffres des conclusions très significatives. On ne manquera pas pourtant de réfléchir sur ce fait nouveau qui donne au XXe siècle près du double de l’attention critique mesurée par le nombre des recensions qui lui sont consacrées. Peut-être faut-il y voir la prise en compte de ce qui, désormais, devient une réalité qui ne peut manquer de pénétrer plus avant non sans susciter une certaine mélancolie : le XXe siècle a cessé d’être notre contemporain pour entrer, à son tour, dans l’histoire. Ce siècle qui fut le nôtre n’est plus du présent mais du passé puisque le voilà, à son tour, objet de recherches, de critiques, de dissections savantes, comme si la tribu des écrivains de ce temps lointain nous devenait de plus en plus étrangère et demandait, pour s’y aventurer sans danger, des guides férus d’archéologie préhistorique. Mais revenons, sans plus philosopher, aux différentes parties qui composent ce volume respectable. En sus des notices elles-mêmes, le volume offre un index des auteurs, ces auteurs étant aussi bien les auteurs des œuvres que les auteurs des ouvrages critiques ou des recensions recensées, également très nombreuses. Ce dernier trait est assez nouveau et présage peut-être de l’arrivée sur le marché de la critique littéraire universitaire francophone de mécanismes à l’anglo-saxonne tel le performance index bien connu des scientifiques. À cela ajoutons encore un précieux index des titres des œuvres qui font l’objet des notices, ainsi qu’un index des sujets classés, là aussi, par généralité et par siècle. Les curieux iront d’abord voir tout ce qui concerne les généralités. C’est là un peu le marché aux puces de la bibliographie, l’endroit où l’on peut faire des trouvailles inattendues, où l’on découvre précisément ce que l’on ne cherchait pas. Peut-être est-ce là aussi que le goût du bibliographe, que nous évoquions tout à l’heure, se marque le plus. C’est là surtout que l’on trouvera des références à des publications qui ne courent pas les rues et que toutes les bibliothèques sont bien loin de pouvoir fournir. Qui, par exemple, irait spontanément chercher le volume de mélanges offerts à Michel Stanesco et publiés par les Presses de l’Université de Bucarest en 2003 ? On notera avec intérêt que c’est dans cette section que figurent de nombreuses recensions publiées par Histoires littéraires sous la plume d’un anonyme dont on voit qu’il est légion ! Toutes considérations mises à part sur les goûts personnels du bibliographe, on ne peut résister à la tentation de parcourir cet inventaire comme s’il s’agissait des résultats d’un concours de beauté ou de popularité. On n’apprendra rien à personne en soulignant à quel point la recherche est aussi affaire de mode, d’engouements plus ou moins passagers, quand elle n’est pas la simple conséquence opportuniste de la survenue aléatoire des centenaires. Dans chaque section chronologique, avant l’inventaire par nom d’auteur, on trouvera d’abord en tête quelques pages de références thématiques. Pour le XIXe siècle, il s’agit des anthologies, des bibliographies, des dictionnaires, de l’épistolaire, de l’histoire des idées, de l’histoire du livre, de l’édition et de la presse, d’histoire et littérature, de littérature et arts, de littérature et société, de littérature de la francophonie, de mouvements et écoles, de poésie, de romans contes et nouvelles, de théâtre, puis de thèmes et études. Cette dernière partie est la plus fournie, comme on pouvait s’y attendre. Il est un peu plus surprenant de constater que « romans, contes et nouvelles » ne figure que pour une référence là où le théâtre a droit à une page entière. C’est ensuite la Grande Loterie de la renommée critique qui transparaît à travers la statistique des notices consacrées aux différents écrivains. On ne s’étonnera pas de trouver une surabondance de références consacrées à Balzac ou à Zola, bien sûr. On regrettera peut-être de ne voir qu’une référence à Gustave Aimard ou à Ponson du Terrail, mais on se réjouira de trouver une page et demie consacrée à Alphonse Daudet ! D’une manière générale, cette bibliographie montre que, bien que le canon demeure le canon, les oubliés où les négligés ne sont plus aussi oubliés ou négligés qu’autrefois. Sous la lettre P, on trouve ainsi côte à côte Gabriel Peignot, Joséphin Péladan, Agricol Perdiguier, Charles Louis-Philippe, Pigault-Lebrun, Pixérécourt, Francis Poictevin, François Ponsard, Ponson du Terrail, Pierre-Paul Poupalion, Pierre-Joseph Proudhon. On se demande ce que l’on pourrait exiger de plus. En y réfléchissant bien, peut-être pourrait-on suggérer à l’auteur, pour la prochaine édition de sa bibliographie, d’y faire figurer également un index des périodiques dépouillés. On trouve en effet dans ce volume un très grand nombre de références à des comptes rendus publiés dans des revues choisies et il pourrait être utile de pouvoir se référer directement à ces revues, surtout lorsque celles-ci publient des dossiers parfois volumineux, comme c’est de plus en plus la règle. Ceci permettrait peut-être de freiner, au moins pendant un certain temps, ce qui sera de plus en plus la réalité de la recherche bibliographique, puisque le chercheur négligera la revue en tant que telle pour ne s’intéresser qu’aux articles touchant étroitement l’objet de sa recherche et dont il trouvera de plus en plus souvent la référence dans des banques de données informatisées où l’identité des périodiques ne représentera plus rien. 

DictionnaireLe Dictionnaire du littéraire, sous la direction de Paul Aron, Denis Saint-Jacques, Alain Viala (PUF, 2004, 650 p., 26 €). Déjà une seconde édition pour cet ouvrage de référence paru pour la première fois en 2002 ! Va-t-il falloir se résigner à débourser 26 € tous les deux ans ? Se résigner n’est pas le mot, car c’est en fait avec bonheur que l’on attendra ces éditions qui ne manqueront pas de croître et de se multiplier. Entre les deux premières versions, nous dit-on, ont pris forme déjà vingt-deux nouvelles notices, tandis qu’une vingtaine de notices existantes ont été retouchées et que cent autres ont vu leur bibliographie actualisée. Tenter de repérer ces additions et modifications serait un travail considérable que les historiens accompliront un jour, sans aucun doute, tant ce dictionnaire sort de l’ordinaire et répond aux changements en profondeur qui se sont opérés dans notre conception de la littérature depuis une vingtaine d’années. Nous voilà bien loin de l’époque où, ivres d’abstraction et de théories, les littéraires se livraient avec passion à une débauche néologique et à une surenchère d’obscurité où ils voyaient le garant de la scientificité. Mais nous parlons là de Préhistoire. Rien de plus instructif pour contraster ces deux âges géologiquement étrangers l’un à l’autre que de lire avec attention l’avant-propos de l’ouvrage. Ces quelques pages seront sans doute un jour analysées et traitées comme une butte-témoin d’une vraie révolution dans les idées. Là où, naguère encore, s’élaboraient des ensembles conceptuels rigides et clos, tout est fait au contraire aujourd’hui pour respecter les diversités de conception, d’approche, de perspective. Plus étonnant encore, « le souci a été de tenir compte des données historiques dans leur ensemble » ! L’histoire, cette grande réprouvée des générations précédentes, fait un éclatant retour : « Puisque tous les termes littéraires ont une histoire, il faut en suivre le fil chronologique pour construire ce qui se joue à chaque moment de leur existence. » À chaque détour de phrase, l’avant-propos prend soin d’insister sur le respect des différences et des divergences. Puisqu’il s’agit d’un travail collectif et international, on se doute qu’il était hors de question de viser une totale cohérence. Au contraire, la richesse potentielle des probables dissonances est ici perçue comme une chance à exploiter : « le souci a été de fédérer des apports… » On remarquera sans malice que, dans cet effort très international mais francophoniquement correct, deux des équipes appartiennent précisément à des pays dont la structure politique est fédérale. On risque sans doute peu à supposer que ce que l’ouvrage comporte d’esprit unificateur revient à celui des initiateurs qui appartient au pays où subsiste toujours la tradition jacobine. Le Canada et la Belgique s’acceptent, avec des nuances, comme des mosaïques. Ce dictionnaire du littéraire assume donc sans complexe son caractère d’assemblage de morceaux de couleurs diverses dont le résultat n’en forme pas moins une figure reconnaissable. Cela dit, comme dans tout dictionnaire, plaisir et connaissance vont de pair, parce que l’occasion nous est ainsi donnée de vagabonder à travers un paysage notionnel plein de surprises et de curiosités. Un parcours même rapide de la table des entrées permet d’emblée de prendre conscience de cette variété assumée : c’est ainsi par exemple – nous puisons au hasard – que l’on voit voisiner maxime, mécénat, médecine, médias, médiation, médiévale (littérature), méditations, mélancolie, mélodrame, etc. L’on voudrait pouvoir se plonger dans toutes ces notices que la règle commune fait passer à la même toise, ce qui contraint leurs auteurs à maximiser le rapport entre information, jugement et nombre de signes autorisés. Il semble pourtant que certains articles sont plus égaux que d’autres. Nous ne nous en plaindrons pas quand la bénéficiaire est l’histoire littéraire. On sourira cependant un peu en constatant que l’article qui lui est consacré pourrait se résumer à « et enfin Lanson vint ! » Cela ne veut pas dire, prenons-y garde, qu’il s’agirait de retourner à un état bien obsolète des conceptions de la littérature. Il s’agit au contraire de retrouver la dynamique créative qui inspirait les conceptions du maître, largement dévoyées par ses disciples. La leçon en est une, au contraire, d’ouverture vers ce qui peut être le plus inspirateur dans des disciplines voisines et, par là, découvrir des horizons nouveaux. On perçoit, à travers la remarquable diversité des objets traités, tout un goût de la novation, un plaisir de l’exploration poussée du côté des marges, des faits moins connus, des notions les plus problématiques. Les grands thèmes classiques demeurent, naturellement, mais ils se trouvent débordés de toutes parts par les nouveautés. À côté des Académies, on traite des affects, à côté des arts poétiques, il est question d’ateliers d’écriture, à côté de l’atticisme figure l’autofiction, le tout à l’avenant. Cette diversité reflète jusqu’à un certain point celle des auteurs (remarquons cependant les limites de cette diversité : il nous semble bien que le XIXe y domine). Si les maîtres d’œuvre sont des spécialistes chevronnés, beaucoup de leurs collaborateurs sont de jeunes enseignants, des doctorants, voire de simples étudiants. Cette jeunesse est à la fois curieuse des traditions, exigeante en matière de précision, mais elle est demandeuse de nouveautés et supporte mal la langue de bois. Tant mieux ! Chaque notice étant signée, on peut tenter d’établir des corrélations entre la nationalité, l’âge et les intérêts de chacun. Ce serait sans doute un peu réducteur, mais en levant l’anonymat traditionnel des dictionnaires, ses rédacteurs ont sans doute voulu donner un exemple des effets de contextualisation sur lesquels ils mettent par ailleurs l’accent. En essayant ainsi de repérer les notices dont Paul Aron est l’auteur, on reconnaîtra sans peine les curiosités érudites et éclectiques qu’on lui sait. Même chose pour Alain Viala et ses préoccupations pédagogiques, ou Denis Saint-Jacques, versé en littératures populaires. Paul Aron, recordman de la spécialité, fournit à lui tout seul la matière d’une petite encyclopédie pleine d’originalité. C’est lui qui disserte (parfois en tandem) sur l’art pour l’art, sur l’autonomie, la Belgique, la bibliophilie, le bilinguisme, le chœur, la citation, le corps, les curiosités littéraires, le cycle, la distanciation, l’école de Francfort, l’édition électronique, l’engagement, le fait littéraire, les fous littéraires, la francophonie, l’hermétisme, l’influence, l’inventaire, le jargon, la littérature judiciaire, la littérature migrante, le motif, le naturalisme, le néoclassicisme, les oubliés, la littérature ouvrière, la page, la parodie, le pastiche, le péritexte, le plagiat, la ponctuation, le populisme, la littérature prolétarienne, la publicité, le réalisme socialiste, le récit initiatique, la revue, la revue théâtrale, le roman gothique, la sociologie, la stratégie littéraire, le théâtre populaire, la tradition, l’utopie, les valeurs – et nous en oublions, sans doute. Nous donnons cette liste, non pour mettre en avant le travail d’un seul, mais pour souligner la réalité de la diversité revendiquée, dont on voit qu’elle n’est pas seulement un vœu pieux. Il faudrait, bien entendu, examiner de près de nombreux articles pour voir jusqu’à quel point le programme est réalisé et avec quelle pertinence. Les quelques sondages que nous avons opérés rassurent : l’essentiel y est, avec ce qu’il faut de rappels historiques, d’esquisses de définition, d’hommages plus ou moins discrets aux prédécesseurs, historiens et théoriciens, et les choix bibliographiques draconiens paraissent assez peu contestables. Les quelques outils complémentaires proposés (table des entrées, index des notions, présentation des auteurs), suffisent pour organiser une navigation plus personnalisée et rendue plus facile encore par les renvois suggérés à la fin de chaque notice et généralement plus fournis que la table des entrées. Un seul exemple : à la fin de sa notice sur l’édition, Jacques Michon renvoie aux articles : édition électronique, foires du livre, imprimerie, librairie, livre, marché littéraire, péritexte, public, publication, typographie. En bref, un ouvrage à mettre entre toutes les mains : il réjouira les connaisseurs et garantira que les débutants grandiront loin de tout dogmatisme, dans un éclectisme éclairé. 

Jupe rôtie. Catherine Robbe-Grillet, Jeune Mariée. Journal 1957-1962 (Fayard, 2004, 572 p.,23 €). Les Mémoires écrits ne sont pas forcément le fait de gens à mémoire ample. Depuis toujours, Catherine Robbe-Grillet est une oublieuse, et l’on doit à ce trait tant l’existence de ce livre, que le fait qu’elle oublia au grenier les cahiers d’écolière où son texte patientait. Œuvrant dernièrement à une biographie d’ARG, elle est allée fouiller là-haut : d’agendas fanés émerge, intact, après une quarantaine bien nommée, un ouvrage ignoré du mari, gommé par l’épouse. De vingt-sept à trente-deux ans, elle avait, sur la brèche, noté mille détails qu’elle savait devoir perdre au défaut de cette consigne. L’écriture fut toujours son faible – en témoigne l’aisance de ces pages. Costume chic et voilette noire, on l’avait entrevue jadis chez Bernard Pivot, mystérieuse dame signant ce soir-là Jeanne de Berg quelque histoire d’O ou de Q (les initiales aussi, ça s’oublie). Haute comme Lolita – assise, il n’y paraissait pas –, l’auteur devait à ce physique de paraître quinze ans aux yeux de Denise Bourdet, de se faire, à vingt-sept, réclamer une autorisation de ses parents par un douanier distrait, à trente-deux d’être lorgnée à la caisse si le film était interdit aux mineurs, plus généralement de faire tenir son époux pour pédophile. Agaçant, mais tonique : d’un mètre quarante-huit fillette, on voit différemment les choses que de cinq pieds onze pouces (de là nos différends avec Dieu, être que CRG juge chimérique.) Ni Nabokov ni, malgré la rime riche, Catherine Millet, ce journal sage et très éveillé, s’il n’entre pas dans des détails érotiques lassants sur un couple si fusionnel que le stylo de la jeune épousée (après six ans de « fiançailles ») passe incessamment du je au nous, donne néanmoins à réfléchir sur le rapport SM, concernant quoi, sauvée du saphisme et grande liseuse, elle juge Beauvoir inexperte (si la femme goûte la passivité en amour, le social n’y est pour rien, c’est hormonal). Au fil des pages, l’époux se révèle, comme tant d’écrivains, un fils à maman. Ne dut-il pas, entre autres, à cette mère « géniale » (mais pas fanatique de la salle de bains – trait Robbe-Grillet !) sa rencontre avec Bruce Morissette, qui, de spécialiste de Rimbaud, séduit vira soudain tour-operator de l’auteur des Gommes – qu’un moins réputé grilletien, l’acteur-poète-humoriste Francis Blanche envisagea ces années-là d’adapter à l’écran ? Projet inabouti, comme aussi mainte velléité d’Alain Resnais, cerveau traversé de mille nuages tandis que l’autre Alain, le maître, l’immortel, scénarise, structure, mécanise, statue, établit. Dans les textes, moins dans la vie. On apprend, en passant, que c’est à sa jeune femme que le romancier dut de devenir châtelain, ses goûts urbains ne l’inclinant ni vers la province ni vers la propriété foncière. Côté Landerneau, pimentent ces pages la rivalité avec le contredisant Michel Butor, bien mieux agrégé à l’édition qu’ARG, l’amitié cyclothymique avec Jérôme Lindon, les affinités avec Samuel Beckett (aussi réticent qu’Alain au conseil de Lindon de dynamiser d’action pure ses belles fictions), les sorties contre les bas-bleus, envers qui Catherine acère une dent pointue (Nathalie Sarraute, Marguerite Duras, Geneviève Serraut). Un lecteur, M. de Sade, de Vincennes, nous maile son reproche au dernier tiers de ce journal : trop de détails féminins ! (« Qu’ai-je à faire du prix en 1960 d’un gorgerin ? »). Or ce ruisseau où Sade reproche à Rétif de patauger fera la saveur de Monsieur Nicolas quand, deux siècles passés, s’y découvrira la chair du quotidien. Sade avec Kant méprise l’anecdote qui, sous la plume de tant de dames mémorialistes, charme l’amateur de ragots : Valéry, Sartre, nous, vous aussi, pas vrai ? Sans Madame de Motteville, aurions-nous les Trois Mousquetaires et Vingt ans après ? D’ARG qui tant voyagea, tant vit, tant lut et tant filma, la bio par l’épouse pourra, gageons, s’avérer pour la postérité d’un meilleur rendement que ses romans respectables et déjà respectés : on les rouvre peu. Flaubert avait raison. On n’aime pas la littérature. On lui préfère les littérateurs : témoins, sur la table basse de notre vestibule, les états respectifs de nos exemplaires du Sursis et de la grande Morale (quasi comme neufs), quand ce livre de gare La Vie sexuelle de Jean-Paul Sartre, a ses tranches toutes sales. À vous dégoûter des patients ! – « Je les tuerais tous ! » confiait Freud. Merci à Catherine Robbe-Grillet pour ce gros livre à la fois digne d’un don et lisible en salle d’attente. Tous publics. 

Mauriac-Gide. Malcom Scott, Mauriac et Gide. La recherche du moi (L’Esprit du temps, 2004,252 p., 14 €). Spécialiste de Mauriac (à qui, aux mêmes éditions, il a consacré un ouvrage intitulé Mauriac et de Gaulle), l’auteur propose un essai parfaitement documenté et efficacement construit dans lequel il s’emploie à démêler – autant que faire se peut – l’écheveau de pensées et de sentiments, d’ambiguïtés et de paradoxes, de ruses et de malices qui scella pendant un temps le dialogue Mauriac-Gide. Il y avait de quoi être découragé d’avance par pareille entreprise, tant il est vrai qu’on éprouve, face à ces deux écrivains si différents, pour ne pas dire franchement antagonistes, comme un vertige. Car ni l’un ni l’autre n’ont été, comme ils l’ont prétendu, fidèles à leurs choix, à leurs morales respectives ou leurs options religieuses. S’il est indéniable que Gide joue les Protée, au grand désespoir de ceux qui, parmi ses amis (on pense bien sûr à Ghéon converti) voudraient le voir se fixer, Mauriac  dissimule à peine ses propres fluctuations, dérobe ses dérives intérieures sous l’armure d’une conscience en apparence inflexible. Tous deux sont fascinés par le moi et tentent de répondre, par la littérature, à cette question lancinante : qu’est-ce qu’être soi ? Ils sont en outre pleinement persuadés que le moi a besoin d’une discipline. Mais laquelle ? Tout est alors affaire de penchant, d’affinité, de choix ou de non-choix. Car en l’occurrence, la relation de Mauriac et de Gide repose tout entière sur cette problématique éthique du choix, c’est-à-dire de la résolution, ce que Malcolm Scott montre de manière fine, en épousant ce fil d’Ariane, passablement entortillé, du Moi, de la vie morale et intériorisée, des enjeux de la réforme spirituelle du sujet. On pourrait, dans un premier temps, rapporter la perspective choisie par l’auteur à une pure enquête psychologique. Or il n’en est rien : l’angle d’attaque retenu fait véritablement office de coin enfoncé dans l’épaisseur d’une écorce, si bien que c’est toute la profondeur d’une crise intellectuelle (celle des années 20-30) qui est parcourue et sondée. Mauriac est d’abord attiré par Gide comme on est porté à se rapprocher de son opposé ; il le dira assez clairement dans son Bloc-Notes : « Il m’aidait le mieux à me juger moi-même. Il était l’opposant dont j’avais besoin. » Gide dans son rôle d’ennemi nécessaire, par rapport – et par opposition – auquel on s’évalue et on se pense : c’est là un emploi classique. Ainsi, le jeune Mauriac voit en Gide, non un maître, mais un interlocuteur privilégié, dont les propos, les jugements et les valeurs contaminent le discours et le système mauriaciens. Comme le dit Malcom Scott : « Les traces de Gide dans l’œuvre mauriacienne sont tentaculaires, s’infiltrant dans les trois grandes ailes de l’édifice : littérature, religion, politique. » Présence envahissante – qui remplace dans la jeunesse d’alors la figure de Barrès, ce maître à penser – et dont il faudra bien se délester. Toute l’attitude de Mauriac par rapport à Gide, dans les années 1920-1924, sera donc tentative de dégagement, d’émancipation. C’est là une espèce d’impératif catégorique, et cela implique, nécessairement, une mise à distance, un effort de neutralisation critique de tous les aspects fascinants de Gide, à commencer par cette morale variable du choix impossible et de la déterritorialisation du moi. Gide est l’homme du recul ironique, de la contemplation enjouée de soi, du culte de l’inconséquence, comme il se plaît à le dire de Dostoïevski. Mauriac, tout au contraire, se campe en homme conséquent, c’est-à-dire fermement attaché à des valeurs invariables, à une conception du moi – de la personne morale et spirituelle – qui résulte d’un choix concerté, d’une résolution, qui est toujours une forme de renoncement. À partir d’une telle position, qui informe un point de vue et détermine un jugement, Mauriac appréciera Gide, il le verra tantôt comme un falsificateur, tantôt comme un être insincère, tirant à lui les textes évangéliques (comme dans Saül par exemple), affrontant le Christ à Saint-Paul, et s’avérant tout compte fait incapable d’un rapport intime et direct avec Dieu. Puis il y a la question de l’homosexualité, d’abord détournée, ensuite exposée dans Corydon (1924). Encore une fois, Mauriac ne peut souscrire à la morale gidienne, qui ne veut ni renoncement, ni retranchement. Comme il l’écrit dans La Vie de Jean Racine : « Faire passer du plan de la nature au plan de la grâce leur personnalité originale, unique, sans retranchement ni diminution, tous les méandres de la pensée gidienne […] mènent à cette exigence. » Mais, comme le montre Malcom Scott, un revirement se produit, suite à une réaction de Gide qui écrit à Mauriac que ce que ce dernier recherche, c’est une situation, un « compromis rassurant qui permette d’aimer Dieu sans perdre de vue Mammon ». De là découle la « crise » de Mauriac, qui s’interroge sur la « chair », la nécessité d’écrire… Une fois de plus, Gide joue les « inquiéteurs ». Malcolm Scott s’attache ainsi à examiner comment ces problématiques du moi commandent des prises de position publiques, comment également elles irriguent les œuvres respectives de Mauriac et de Gide, comment enfin elles se transposent au plan de la fiction romanesque, par exemple. La deuxième partie de son essai propose de très remarquables analyses (dont les pages sur les « transparences homosexuelles chez Gide et chez Mauriac »), à la lumière desquelles apparaissent, sinon les lignes de convergence, du moins les plans parallèles de la (re)construction du moi chez Gide et chez Mauriac. Car le sujet littéraire – par nature « lawless » – révèle ce que le moi biographique ne peut ou ne veut pas toujours voir. 

Image de la série « La Morale à Tigre », constituée par Pierre Louÿs pour Pierre de Régnier. 

RégnierMarie de Régnier, muse et poète de la Belle Époque, sous la direction de Marie de Laubier (BnF, 2004, 160 p., 35 €). Ce volume consacré à la seconde fille de José-Maria de Heredia – un des conservateurs les plus connus, avec Nodier, de la Bibliothèque de l’Arsenal –, femme-auteur de la Belle Époque sous le nom de Gérard d’Houville, constitue le catalogue de l’exposition organisée par Marie de Laubier en 2004 à l’Arsenal, pour présenter enfin le fonds légué à cette bibliothèque par l’intéressée, à son décès, en 1963. Renouant avec une tradition pratiquée il y a une trentaine d’années à la Bibliothèque nationale, il n’a en réalité de catalogue que le nom. Car l’ensemble, précédé d’une notice explicative sur les fonds de la bibliothèque consacrés à cette famille, débute par une chronologie établie par le docteur Fleury, puis est divisé en sept chapitres rédigés par des spécialistes et dont le contenu est présenté parallèlement aux notices détaillées dues à Marie de Laubier, décrivant chacun des 228 documents exposés. Le fonds Marie de Régnier se compose d’environ sept mille volumes, dont beaucoup sont évidemment des éditions courantes, mais il y a également au moins 2500 clichés et négatifs photographiques, ainsi que des papiers de toute sorte émanant de Marie et de son époux (morganatique), l’académicien Henri de Régnier. Nombre de documents contribuent à mettre en lumière la vie amoureuse agitée de Marie de Régnier, qui fut la maîtresse de Pierre Louÿs et eut des liaisons avec bien d’autres écrivains (Tinan, Bernstein, D’Annunzio, etc.). On aurait sans doute aimé disposer de détails supplémentaires sur trois autres partenaires de « Gérard d’Houville » : Paul Drouot, jeune poète mort à la guerre en 1915, Jean-Louis Vaudoyer, romancier et critique d’art, et André Chaumeix, journaliste, qui fut son dernier amant, leur liaison ayant duré de 1932 à 1955. Évidemment, l’exposition fait la part belle à Louÿs, qui avait épousé une des deux sœurs de Marie. À ce propos, Marie de Laubier fait observer que « le grand absent du fonds Régnier, c’est Pierre Louÿs » : peut-être, mais en tout cas pas dans l’exposition ! Malgré les destructions de documents par Marie de Régnier elle-même, il subsiste en effet de nombreuses lettres et photographies (reproduites dans le catalogue), même si, selon certains visiteurs de l’exposition, les photographies « suggestives » n’étaient pas assez nombreuses… Un chapitre est consacré à « Tigre » de Régnier, fils de Marie et d’Henri de Régnier pour l’état-civil, de Louÿs pour la génétique : il fut romancier, poète, illustrateur, et mourut assez jeune, miné par l’alcool et la drogue. Un autre chapitre est consacré aux amis et relations : Mallarmé, Tinan, Valéry, Proust. En réalité, tout ceci n’aurait pas suffi à justifier une telle exposition si Marie de Régnier n’avait aussi été femme de lettres. Car le grand mérite de cette manifestation est de mettre en valeur l’œuvre de Gérard d’Houville, qui comporte vingt-huit titres (dont certains écrits en collaboration), des préfaces et des articles, qui furent appréciés des contemporains. Elle n’en reste pas moins ignorée de la plupart des bibliographies littéraires, qui ne lui accordent généralement que deux ou trois lignes, le plus souvent à la fin de la notice consacrée au mari académicien. Les premiers vers de Marie de Régnier, composés à l’âge de cinq ans, en 1881, sont suivis dans le catalogue d’un petit poème en prose envoyé quatre ans plus tard par son père à Leconte de Lisle, et qui est loin d’être insignifiant. L’inspiration un peu sentimentale et plus souvent mélancolique comporte aussi un appel constant à la mort, qui ne laisse pas indifférent. Marie de Régnier, dont la production poétique s’est poursuivie jusqu’en 1949, reçut neuf ans plus tard le Grand Prix de l’Académie Française. Le grand public privilégia évidemment certains romans, commeLe Temps d’aimer, qui eut quatre éditions. On lui doit aussi des livres pour enfants, comme Les Rêves de Rikiki, qui furent illustrés par Tigre. Le catalogue apporte bien des détails intéressants, mais on regrette l’absence de chapitre sur un autre membre de la famille : Hélène de Heredia, laquelle, veuve de Maurice Maindron, épousa le critique René Doumic. Elle n’est évoquée que par deux lignes et par deux portraits de jeunesse. Signalons encore la publication d’inédits dans les notices et les nombreuses reproductions photographiques (également inédites, sauf pour quelques imprimés et la photographie de Valéry prise par Louÿs). Quelques remarques de détail : le mariage de Louise avec Gilbert de Voisins fut célébré par procuration le 1er juin 1915, mais il s’agissait seulement du mariage civil ; sur le plan religieux, la situation ne fut régularisée qu’après la mort de Louÿs, en 1925. Le titre du sonnet de Tigre, Aphrodite, est transcrit en français, alors qu’il est en grec sur l’autographe. Sous le numéro 64, il faut lire « Persée » et non « Pégase ». Il faudrait enfin vérifier – ce que nous n’avons pas fait – si la biographie d’Henri de Régnier dans Les Hommes d’aujourd’hui ne serait pas en réalité de Léon Vanier (et non de Verlaine, car elle n’a pas été retenue par Jacques Borel dans son édition des œuvre du poète dans la Pléiade). Le catalogue se termine par une importante bibliographie consacrée non seulement à Gérard d’Houville, mais à tout son milieu littéraire. 

Rimbaud. Antoine Fongaro, De la lettre à l’esprit. Pour lire Illuminations (Champion, 2004, 448 p., 65 €). L’auteur, dont le présent ouvrage rassemble près de quarante années de recherches sur les textes des Illuminations, ne se contente pas d’apporter sa contribution aux célébrations rimbaldiennes du moment. Il résume aussi une méthode et un parcours de lecture qui, s’il irrite certains par ses principes et sa rigueur, en comble d’autres par son intelligence et sa pertinence. Cette méthode, on le sait, fuit comme la peste la théorie et les partis pris idéologiques qui, à différents niveaux, préconstruisent une lecture et déterminent a prioril’approche d’un texte. Il est vrai que Rimbaud – au même titre que Mallarmé – a été arraisonné par les diverses écoles théoriques et critiques du XXe siècle, il a été attiré de force dans le champ des disciplines modernes telles que le structuralisme, le thématisme, la psychanalyse ou le matérialisme historique, qui n’ont pas manqué de le dénaturer quelque peu, de l’opacifier. Il est vrai que moins un texte est transparent, plus il est aisé de le recouvrir d’une chape de métadiscours abscons et de faire ainsi parler, non le texte considéré mais la voix théorique et souvent dogmatique du commentateur. Antoine Fongaro s’est avisé de ces confusions dommageables. C’est pourquoi il propose de substituer à « interprétation » « explication ». C’est pourquoi également il se refuse à édifier un système, forcément clos, préférant reprendre, dans une espèce de work in progress critique, la lecture patiente, méticuleuse, des Illuminations. Il est donc rappelé, en guise d’aperçu méthodologique, quelques principes de sagesse lectorielle : « Tout texte littéraire, quelque original, quelque hermétique qu’il soit, a un sens […]. C’est la tâche des lecteurs d’élucider ce sens patiemment et humblement, en effaçant autant que faire se peut toute idée préconçue, toute opinion personnelle. » Autrement dit, et pour citer ici furtivement Mallarmé : « Des contemporains ne savent pas lire ». Plus précisément, Antoine Fongaro préconise une approche littérale ou littéraliste qui s’impose comme premier devoir de considérer les mots pour ce qu’ils sont et pour ce qu’ils disent – tenant à l’écart les démons de la polysémie ou de l’indécidabilité sémantique. L’intérêt premier de cet ouvrage est donc de combiner harmonieusement, par reprises et approches successives, une réflexion sur l’acte de lecture – et par conséquent sur la démarche critique – et un ensemble d’analyses qui se recommandent à l’attention par leur extrême rigueur philologique. Car toute exploration littéraliste implique nécessairement le réexamen minutieux des attendus de la critique ancienne et actuelle, un nettoyage méthodologique et épistémologique tout à fait salutaire, qui inspire par exemple de reconsidérer le point de vue de Todorov sur « l’illisibilité » des Illuminations ou de remettre en question – c’est-à-dire en débat – des catégories analytiques qui sont en fait des interprétants, telles que, par exemple, la notion de « glissement » avancée par André Guyaux, ou telle hypothèse d’analyse proposée par Albert Henry à propos de Marine ou par Yves Denis au sujet d’Après le Déluge. La méthode d’Antoine Fongaro n’est pas holistique : elle ne vise ni la totalité ni l’exhaustivité. Elle procède bien plus par focalisations, découpages, fragmentations, s’attachant aussi bien à un poème dans sa globalité qu’à un paragraphe, une phrase, voire un mot. Des éclairages pertinents sont ainsi portés sur des zones textuelles délimitées, mais cette technique concourt à faire progresser la lecture des Illuminations par un travail d’approfondissement localisé. Dans tous les cas, ces percées ressortissent au domaine des hypothèses. On pourra, par exemple, s’attarder sur le chapitre « Une hypothèse pour Les Ponts ». Antoine Fongaro pose comme proposition de départ que ce texte constitue indiscutablement « une présentation synthétique et abstraite […] de Venise ». De là, une exploration des références tant littéraires que picturales à la cité des Doges est amorcée ; elle débouche, via une remarque de Walter Benjamin relative à « la Venise des passages » parisiens, sur un développement nécessaire sur les panoramas et un aperçu, non moins éclairant, sur la technique du diorama en littérature. Le cadre de lecture s’enrichit ainsi d’une lisibilité démonstrative qui s’appuie exclusivement sur les indications et les suggestions des éléments textuels. Il faut savoir gré à Antoine Fongaro d’avoir réuni ses études surIlluminations qui seraient restées, sans cette heureuse initiative, dispersées dans maintes revues. L’intelligence du texte de Rimbaud y gagne, par recoupements et confrontations. On pourra peut-être regretter que ce livre ne soit justement qu’une collection de textes discontinus les uns par rapport aux autres, un recueil et non un essai. C’est l’inévitable revers de la médaille.

Notes de lecture

Absence. Olivier Barrot, Je ne suis pas là (La Table Ronde, 2004, 160 p., 16 €). L’histoire littéraire se souviendra que, depuis 1991, Olivier Barrot a tenu la rubrique quotidienne Un livre un jour sur France 3 et qu’il avait cependant le goût des voyages. En voici vingt-huit souvenirs, de Paris à Saint-Pétersbourg, en passant par Casablanca où il s’étonne qu’on ait oublié le nom de certains concepteurs des façades modern style, comme Adrien Laforgue : c’était pourtant le frère de Jules. 

ArdennesBalade dans les Ardennes sur les pas des écrivains, présentation de Marie-Noëlle Craissati (Alexandrines, 2004, 258 p., 20,60 €). Comme les plateaux argentins avaient inspiré Borges, pour sa littérature à la fois métaphysique et charnelle, les Ardennes ont vu des écritures fulgurantes naître dans ses forêts : on connaît Rimbaud, ou Gracq et son Balcon en forêt, mais il faut inclure aussi Dhôtel et sa mélancolie subtile, purement inspirée du mystère des paysages ardennais. Organisé en fonction des lieux, et non des écrivains, l’ouvrage permet d’associer le charme d’un hameau, d’un plateau ou des méandres de l’Aisne à une plume. De quoi alimenter d’éternelles promenades spirituelles. 

Argot (I). François Déchelette, L’Argot des poilus. Dictionnaire humoristique et philologique (Editions de Paris Max Chaleil, 2004, 258 p., 20 €). Excellente initiative que de rééditer ce Dictionnaire humoristique et philologique du langage des soldats de la Grande Guerre de 1914, publié à l’origine en 1918, réalisé par un « poilu de 2e classe, licencié ès lettres ». François Déchelette s’est appuyé sur son expérience personnelle et sur un certain nombre d’ouvrages pour sélectionner, définir et illustrer un riche lexique lié aux usages langagiers de la Première Guerre mondiale, non sans aller voir un peu aussi du côté des argots spéciaux des aviateurs, aérostiers, automobilistes, etc., et des principales abréviations militaires en usage alors et devenues totalement opaques aujourd’hui (je n’en donnerai pour exemple que le G.V.C. – garde des voies et communications, présent dans le poème d’Apollinaire Venu de Dieuze de Calligrammes). C’est toute la vie du front qui renaît avec ses artiflots, ses saucisses, ses guetteurs, ses bobosses, cagnats, machines à coudre, moulins à café et autres museaux de cochon. François Déchelette a sauvé cet univers de l’oubli sans tomber dans le chauvinisme si fréquent dans les publications qui ont trait à cette époque à l’armée et tout ce qui s’y rattache de près ou de loin. Un volume qui séduira les amateurs de langage et rendra service aux actuels lecteurs de récits guerriers.

Argot (II). David Alliot, Chier dans le cassetin aux apostrophes (Horay, 2004, 188 p., 20 €). Cet ouvrage de format carré, mis en librairie par cet éditeur dont il constitue le 1000e titre publié, inventorie près de six cents vocables de l’argot de différents métiers du livre : typographes, relieurs, maquettistes, éditeurs, libraires, etc. Il était temps de se livrer à ce recensement, car de nombreux termes ou locutions ne sont plus utilisés depuis longtemps. L’expression qui donne son titre au livre est celle par laquelle l’ouvrier typographe signifiait qu’il voulait quitter l’atelier, généralement à la suite d’une colère (un cassetin aux apostrophes mesurant environ 3 cm sur 2, il ne devait pas être aisé de viser juste). Certaines locutions de métier ne manquent pas de charme : L’Absinthe ne vaut rien après déjeuner faisait savoir à un ouvrier qu’un travail peu agréable l’attendait après un repas. C’est à cause des mouches ! était la réplique par laquelle un typographe indiquait qu’il ne donnerait pas la cause exacte d’une absence. Le livre inclut naturellement les termes qui restent en vigueur : prière d’insérer, faire gémir les presses, bouclage, marbre, nègre, ours, etc. De certaines expressions, on a parfois oublié l’origine, comme être à la bourre : on disait cela de l’ouvrier typographe qui, étant en retard dans son travail, bourrait les lignes pour terminer plus vite. Un petit livre précieux, sympathique et chaleureux. Et si ce compte rendu paraît entaché de coquilles, que les Usines réunies de Tusson ne nous disent pas que c’est à cause des mouches !

Autographes. Cinq siècles sur papier : autographes et manuscrits de la collection Pedro Corrêa do Lago (La Martinière, 2004, 280 p., 53 €). Ce grand album reproduit milliardairement des documents appartenant à la collection personnelle de Pedro Corrêa Do Lago, représentant de Sotheby’s à São Paulo et président de la Bibliothèque nationale du Brésil (les deux fonctions ne sont apparemment pas inconciliables). La collection en question concerne des personnages de tous bords (rois, hommes politiques, artistes, acteurs de cinéma, écrivains, etc.), de toutes les époques (le plus ancien est un document sur parchemin signé par Alphonse IX d’Espagne et datant de 1149) et de tous les continents. Sur le domaine d’intérêt d’Histoires littéraires, signalons, pour le dix-neuvième siècle, des autographes de Hugo, Baudelaire, Flaubert (remerciant l’auteur de l’envoi de L’Homme qui rit), Maupassant (lettre à Strindberg), Zola ; pour le siècle suivant : Proust, Apollinaire, Colette, Cocteau, Saint-Exupéry, Camus, Sartre. Belle collection, assurément, mais un peu sans âme, sans personnalité : le seul point commun de tous les documents est la célébrité du personnage, d’où la présence de reliques des Beatles, de Kennedy, de Louis Armstrong et d’autres. Les reproductions n’en sont pas moins magnifiques (comme ce qui sort généralement de cette maison d’édition), et l’on aurait tort de bouder son plaisir. Parfait pour un livre d’étrennes, car le bénéficiaire y trouvera certainement une poignée de personnages de son panthéon personnel, qu’il s’agisse d’une actrice de cinéma ou d’un peintre fameux. 

Bataille. Lina Franco, Georges Bataille. Le corps fictionnel (L’Harmattan, 2004, 134 p., 12,5 €). Élégamment mis en page, cet essai entend aborder la façon dont « s’écrit l’intrication corps/ politique chez Bataille ». Sans ignorer les travaux lus par Bataille, l’auteur s’appuie pour l’essentiel sur une solide connaissance de l’œuvre pour chercher à mesurer les enjeux de ce qu’elle nomme une « pratique scatologique de l’écriture ». Malheureusement, sa fidélité au discours de Bataille est aussi la rapide limite d’une lecture qui, tout en proposant une analyse convaincante de l’articulation entre corps abject, révolte et souveraineté chez Bataille, ne questionne pas assez le socle de l’édifice bataillien. Ainsi de l’affirmation constamment réitérée selon laquelle le corps, notamment les excréments ou la sexualité, constitue une souillure ou une puissance abjecte, introduisant la dépense, la part maudite, etc., contre l’ordre du monde : si « souiller, c’est rendre visible le mal, vivre son corps comme ordure », encore faut-il participer d’une axiologie où saleté corporelle et saleté morale sont liées. Même si l’obscène est toujours relatif et dépend des éléments mis en relations, vivons-nous encore dans le dégoût prêté ici au corps ? Michel Surya, dans sa biographie, évoque l’influence, sur le jeune Bataille, de textes latins mystiques, traduits par Gourmont, marqués par une haine de la chair. Or, une large part du vocabulaire de Bataille – « scandale » de l’érotisme, « prison d’un corps humain », vomis comme « fin de la dignité » – reprend une axiologie chrétienne largement dépassée. Que faire de cette influence et de son éventuelle intempestivité ? Comment concilier ce dualisme et l’évolution des mœurs et des savoirs qui, de toutes parts, le récuse et le récusait déjà quand Bataille écrivait ? On pourrait multiplier les exemples, et c’est en vain que l’on cherchera des remarques d’ordre formel. Lina Franco, faute d’interroger les apories – réelles ou apparentes – ou les stratégies littéraires de Bataille, a manqué son objet. 

Baudelaire. Robert Kopp, Baudelaire, le soleil noir de la modernité (Découvertes Gallimard, 2004, 159 p., 13 €). Belle maquette, riche illustration, texte sérieux et solide : ce volume est fidèle aux caractéristiques des meilleurs titres de la collection Découvertes. Tout en adoptant un parcours chronologique, l’auteur multiplie les analyses critiques et les éclairages, parfois peu courants mais toujours pertinents (Laforgue, par exemple). Excellent connaisseur de Baudelaire, il se livre à de bonnes mises au point sur les conceptions esthétiques du poète, qui évoluèrent sensiblement avec les années, et rappelle qu’il fut également un grand critique littéraire (ce qu’on oublie parfois un peu) et l’un des découvreurs de Wagner. Son texte retrace les grandes étapes de la vie de Baudelaire : la jeunesse, les Salons, Les Fleurs du MalLe Spleen de Paris, la Belgique. Il traite, ce faisant, des thèmes majeurs comme le dandysme, le socialisme, l’influence de Poe et de Maistre, le Paris contemporain, la modernité, la mort. C’est un réel plaisir que de suivre Robert Kopp à travers son accompagnement iconographique. Illustration particulièrement riche, avons-nous dit, car elle fait appel non seulement à des photos, tableaux et gravures d’époque, mais aussi à des autographes (lettres, manuscrits, épreuves corrigées) et à des fac-similés d’imprimés (livres, pré-originales de revues, etc.). L’œuvre de Baudelaire nous est ainsi restituée dans sa genèse et publication mêmes. À la fin, une section Témoignages et documents donne des extraits de lettres, d’articles ou de textes. Pour la bibliographie finale, comme elle est assez copieuse, peut-être aurait-on pu y mentionner le grand article de Suarès, admirable et si étonnant pour 1912, et le livre posthume de Benjamin Fondane, qui valent bien les considérations du pâle Charles du Bos, les tortillements de Gide, et une série de thèses aussi profondes qu’ennuyeuses. Une fois lu et médité le texte de Robert Kopp, on reviendra souvent aux illustrations, car on n’est pas près d’épuiser le pouvoir de fascination de certaines : Mme Autard de Bragard en rose et noir ; Jeanne Duval en immense fleur vénéneuse peinte par Manet ; l’extraordinaire Baudelaire aux gravures de Carjat, où le poète semble saisi pour l’éternité ; et la dernière effigie, le Baudelaire au cigare de Neyt, qui montre un homme tout près de passer le Styx.

Beauvoir. Simone de Beauvoir, Jacques-Laurent Bost, Correspondance croisée 1937-1940, édition établie et annotée par Sylvie Le Bon de Beauvoir (Gallimard, 2004, 982 p., 35 €). Les lieux communs ont parfois du bon, et ce n’est pas par facilité que l’on dira à quel point ce (presque) millier de pages se lit comme un roman. Un roman épistolaire, bien sûr, où l’on découvre peu à peu les deux protagonistes (il n’y a autour d’eux que de vagues silhouettes, et même Sartre, présent au début, s’estompe). Leur liaison commence « un soir qu’il pleuvait à Tignes », en juillet 1938, au cours d’une randonnée en montagne. L’essentiel de ces lettres raconte un roman d’amour pendant la drôle de guerre : lui, tout jeune, vingt-deux ans, devient le « soldat Bost » à partir de novembre 38, bloqué à Amiens, dans l’inconfort et la médiocrité militaires. Elle enseigne à Paris au lycée, mais, à vingt-neuf ans, n’a encore rien publié. Leurs lettres très denses disent la séparation et dressent un impressionnant tableau de la vie quotidienne en ces années difficiles. La correspondance ici publiée s’interrompt en février 1940, les lettres postérieures de Beauvoir ayant été perdues. La gloire ensuite venue à l’auteur du Deuxième sexe et la relative obscurité de Bost compliquent la lecture : qui n’a pas d’idées plus ou moins arrêtées sur Simone de Beauvoir ? Mais les clichés sont souvent mis à mal. Pour lui, que l’on attend beaucoup moins, évidemment, il est sympathique et attachant. Le lecteur ne peut s’empêcher de se demander parfois ce qu’il fait là, à épier ces amoureux contrariés par l’histoire (c’est pour cela peut-être qu’il fait l’hypothèse du roman). Le bref avant-propos met les lettres en perspective. Les notes auraient pu être plus nombreuses, mais le volume est déjà très épais. 

Bibliothèque Elzevirienne. Edgard Daval, Bibliographie de la Bibliothèque Elzevirienne (1853-1898) (Chez l’auteur, 2003, 112 p., 38 €). La réalisation matérielle de cet ouvrage est indigne de son sujet : composé « avec les caractères de Garamond », certes, tout comme la première partie d’Histoires littéraires, mais ce Garamond informatique-là ne suffit pas à assurer au livre quelque critère de qualité que ce soit, et surtout quand il est aussi mal employé : ici, pas une apostrophe et pas un guillemet ne sont de Garamond. Un offset bien blanc ne convient pas mieux à cet ouvrage que son format tristement demi A4, et rogné trois faces, cousu tout de même, mais que penser de cette couverture rouge bœuf, sans autre impression qu’un double filet et quatre ornements, si éloignés de la tradition typographique qu’ils sont censés évoquer ? La mythique Bibliothèque elzevirienne, fondée par Pierre Jannet, est une référence de l’édition bibliophilique au XIXe siècle, et ses célèbres cartonnages, d’un rouge plus ou moins passé selon les conditions de conservation, ont leurs collectionneurs et leurs inconditionnels. Mais elle est plus qu’un objet de culte. En effet, à côté de Corneille ou Rabelais, de nombreux volumes sont consacrés à des écrivains, français pour la plupart, peu ou pas connus, des XVIe et XVIIe siècles ; c’est donc une mine pour l’histoire littéraire de ces périodes. Ainsi en est-il des dix volumes de Variétés historiques et littéraires, soit plus de 3500 pages de « pièces volantes, rares et curieuses », dans une édition comportant présentation et annotation comme les 89 autres titres publiés dans la Bibliothèque, entre 1853 et 1898, les derniers par Plon. Cet ouvrage classe chacun de ces volumes par nom d’auteur, ou le titre prenant l’ordre alphabétique quand il s’agit d’un volume collectif, avec un résumé des textes de présentations, l’indication du tirage et des papiers et l’origine des textes. C’est un descriptif figé, sans vie et sans perspective qui ne comporte pas de notice sur Pierre Jannet ni sur les éditeurs successifs, qui néglige de signaler les à-côtés de la Bibliothèque (les versions brochées ou les tirés à part réalisés pour certains volumes), les imitations (car il y en eut) et, plus embêtant, le détail des pièces, quand il s’agit de volumes collectifs, n’est pas indiqué. Il peut donc servir de catalogue aux collectionneurs, mais ne constitue pas un apport important pour l’histoire de l’édition au XIXe siècle. 

Breton. Claude Bommertz, Le Chant automatique d’André Breton et la tradition du haut-dire (Peeters, 2004, 184 p., 23,50 €). Certains ouvrages sont à ce point lumineux qu’on se demande, après les avoir lus, pourquoi personne ne s’était avisé de les écrire avant. Il en est ainsi de la dernière étude proposée par Claude Bommertz qui s’occupe de sonder chez André Breton la profondeur des courants souterrains reliant la grande prose lyrique avec une poésie qu’on dit parfois un peu rapidement automatique. Ses conclusions apparaissent d’autant plus décisives que les monographies consacrées aux produits de l’automatisme surréaliste ne sont pas si nombreuses qu’on pourrait croire et que ledit automatisme opère une plongée haletante au fond de contrées toujours méconnues. En inscrivant la conquête du « point sublime » que s’assigne l’aventure surréaliste dans la descendance du Pseudo-Longin, antique théoricien du sublime, Claude Bommertz montre à quel point l’automatisme chez Breton n’est point simple abandon aux forces les plus obscures de la bouche d’ombre, mais au contraire recherche d’un équilibre extatique où l’être se révèle et l’individu s’élève à travers la chute qu’il opère dans les profondeurs de l’esprit humain. De là provient chez Breton la nécessité d’une éthique de la pureté de l’âme qui joue comme une instance de régulation de l’automatisme et d’une volonté qui en oriente la coulée dans la direction du sublime. Encore faut-il que le lecteur puisse lui aussi passer de la stupeur et de l’angoisse à une forme de plaisir pré-extatique. Le poème de Breton ne saurait en effet se résoudre en une diapositive rapportée d’une excursion dans le surréel, il agit à la manière des rêves dont on peine à s’éveiller et voudrait indiquer à son lecteur la voie qui lui permettra de retrouver en lui le point sublime. Cette vocation initiatique, le poème ne peut cependant la remplir qu’à condition d’être effectivement lu ; il faut obliger le lecteur à ne pas glisser d’un vers à l’autre et pour cela l’éduquer, lui signaler les voies d’accès à cette poésie et le prémunir contre les dangers qui le guettent s’il se lance à la suite du poète sur la route où s’interpénètrent le lyrisme et le sublime. C’est tout cela que tisse avec la poésie « le versant prosaïque » de l’œuvre de Breton, et c’est tout cela que montre Claude Bommertz au fil d’une étude qui remet en exergue une écriture automatique pas si automatique. 

Céline (I). André Rossel-Kirschen, Céline et le grand mensonge (Mille et une nuits, 2004, 230 p., 12 €). Chaque génération de lecteurs se voit offrir plus d’une de ces lanternes sourdes, sévères, stériles et chicanières de la bonne conscience sociale d’époque. C’est ce livre qui, par un effet de retournement immédiatement perceptible, constitue le « grand mensonge » annoncé, et le début du prière d’insérer s’applique parfaitement à ce travail même : « Dans le résumé biographique qui est encore fréquemment donné de Céline […], bien peu de choses se révèlent exactes après un examen attentif. » Pour « montrer » que Céline-Harpagon n’a jamais écrit que pour un gain matériel (« il apparaît que l’homme n’a eu qu’un seul idéal : gagner de l’argent. Gagner de l’argent, non pas pour jouir d’une vie confortable, mais pour amasser sans fin »), l’auteur a recours à la méthode des citations tronquées, hors contexte et mises bout à bout. Croyant faire la preuve par l’image du « grand mensonge », il reproduit, pour permettre la comparaison, la fameuse représentation du « maréchal des logis Destouches » dans L’Illustré national, version originale et version montage (le titre du journal ayant été collé en haut de l’image, et la photo du jeune militaire placée en médaillon). On sait depuis longtemps que ce montage n’est pas dû à Céline mais à son père, et que c’est la version originale que Céline a distribuée à ses avocats et amis en 1950, pour appuyer sa défense. De plus, la version montage ne masque pas du tout la mention « page 16 », et ne cherche donc pas à la travestir en page de couverture. S’il reste au lecteur trompé sur la marchandise une petite envie de poésie, Mort à crédit, Féerie pour une autre fois et Nord ne sont-elles pas, dans le domaine de la prose moderne, trois étapes vers la musique qu’a réussi à dégager de sa gangue linguistique l’abominable et éclatant Céline ? 

Céline (II). Philippe Alméras, Dictionnaire Céline (Plon, 2004, 880 p., 33 €.). La meilleure entrée de l’ouvrage, c’est Crotte, qui dit tout, ou encore Joulon, qui ne dit rien. En effet, le mystérieux « Joulon » n’est qu’une faute de lecture récurrente chez les experts, rédacteurs de catalogues de vente, pour « Zoulou », alias Antonio Zuloaga, fils du peintre espagnol et diplomate avec lequel Céline a entretenu une correspondance importante et récemment publiée. L’entrée Cendrars, quant à elle, réjouit, dit-on, les spécialistes de l’écrivain manchot. Chaque page contient d’ailleurs son bonheur d’illusion. Pour un livre d’information, c’est beau ! Laissons l’auteur pister « Joulon » sur les pentes de Montmartre, laissons-lui aussi la certitude que son dictionnaire fera date. Car ce cafouilleux bric-à-brac est un monument de vanité et d’échec comme on en rencontre rarement. Son accueil médiatique a été à l’avenant. 

Champfleury. Champfleury, Histoire de l’imagerie populaire (Ressouvenances, 2004, 312 p., 25 €). L’éditeur a déjà publié le reprint de trois titres de Champfleury. Celui-ci est un classique qui étudie les grands thèmes de l’imagerie populaire, le Juif errant, le Bonhomme Misère, « Crédit est mort », et autres contes. 

Cirier. Nicolas Cirier, L’Œil typographique offert aux hommes de lettres Le Plus Étonnant des catalogues (Cendres, 2004, 34 et 32 p., 16 € chaque). Le typographe quérulent Nicolas Cirier, que Raymond Queneau avait sorti de l’ombre, ne doit pas être lu comme un fou littéraire, mais comme un Petit Romantique, disciple de Sterne. Son discours au lecteur d’une pédanterie sans limites, comportant des fragments de poèmes de l’auteur, est prétexte à exposer son savoir-faire typographique, dont des citations en alphabets grec et hébraïque. Le plus célèbre est un calligramme en forme d’œil. Mais son humour est le plus souvent opaque, sauf quand il disserte sur la façon de couper le mot Prout. Signalons aussi la réédition du catalogue de la bibliothèque de Cirier. Plus que par son contenu, conforme à l’esprit du temps, l’ouvrage vaut par les titres des œuvres de l’auteur lui-même, et par les digressions et les fantaisies typographiques qui l’ornent. Mais ce bel objet est un peu léger, et ne vaut qu’associé aux autres rééditions de ce typographe extravagant. 

Debord (I). Guy Debord, Correspondance, volume 4, janvier 1969-décembre 1972 (Fayard, 2004, 622 p., 35 €). À une époque où, n’en déplaise aux blasés, la pensée de Debord se révèle définitivement teintée d’une incontestable clairvoyance, il est plus que jamais nécessaire de fréquenter – plutôt de près que de loin, cela changera : avis aux spectateurs des Situs prodigues à citer une œuvre qu’ils n’ont pas toujours bien comprise (voire qu’ils n’ont jamais lue) – les écrits du plus grand philosophe de la réification humaine. Se plonger dans le quatrième volume de la correspondance debordienne, qui regroupe les lettres rédigées entre 1969 et 1972, offre une rare occasion de saisir les divers enjeux du Situationnisme à travers l’histoire intime et intellectuelle de son premier théoricien. Chronique épistolaire, donc lacunaire, d’une conspiration idéologique qui tente de se (re)définir avant la publication de La Véritable Scission (avril 1972) annonçant l’autodissolution de l’I.S, ce volume, comme ceux qui le précèdent, dévoile le quotidien d’une entreprise idéologique et subversive perpétuellement confrontée aux pires difficultés, des plus conceptuelles aux plus terre-à-terre. Échanges intellectuels, doctrinaux et pratiques avec les sections étrangères de l’I.S et ses affiliés ; ébauches, suivis, abandons de projet éditoriaux ; avancées des travaux critiques et politiques ; sévères jugements du comportement des ennemis comme des amis ; (re)lectures aussi précises qu’intransigeantes des textes émanant de l’I.S et de ses proches, ainsi que de ceux provenant des indésirables ; érudits conseils stratégiques ou de lectures ; problèmes pragmatiques d’organisation du mouvement, de ses actions et de ses publications ; rendez-vous plus ou moins codés ; prudentes précautions à prendre contre la police et les RG ; nouvelles rencontres, brusques ruptures, reprises de contact, sèches mises en demeure, complications d’ordre pécuniaire se succèdent et se mêlent à travers ces courriers qui dressent en creux le portrait d’une époque, d’un esprit, d’une organisation. Le tout dans une langue précise, classique, irréprochable, parfois teintée d’un certain sens de l’humour et de la formule (vacharde et sans appel, ou limpide et convaincante), qui montre à quel point le dialecticien, le révolutionnaire et l’individu se retrouvaient dans la figure et dans la plume de l’écrivain. Mais, plus que la dérisoire et parfois amusante petite cuisine interne d’un mouvement révolutionnaire, la correspondance de Debord se lit surtout comme l’édifiante et passionnante autobiographie d’un penseur et d’un styliste intraitable, d’un homme qui a toujours accordé sa vie à ses convictions, ses actes à ses écrits. L’exemple est rare.

Debord (II). Guy Debord, Le Marquis de Sade a des yeux de fille… (Fayard, 2004, 180 p., 32 €). Beau livre 30 x 21, papier couché fort, étonnant dès l’ouverture : quasi rien d’imprimé, pas d’illustration non plus. Quid alors ? Une arnaque ? Non. Le fac-similé parfait (on croirait tenir en mains la chose) des pages de cahiers d’écolier où Guy ado écrivit vers 1950 ses lettres à Hervé Falcou, quinze ans, Cannois. Hervé vient de mourir – d’où l’émergence de cet inédit touchant. Pas que des lettres, des tas de choses. Exemple : un jour les deux amis, de passage à Antibes, veulent voir Audiberti, SDF jamais là. Ils le cherchent en vain. Ces petits bourgeois n’en reviennent pas. D’où cette page d’une sage écriture écolière bien collée aux lignes du cahier : « Cadavre pour Audiberti, qui ne nous a pas reçus parce qu’on ne savait pas son adresse. / Avorteur. /  Tu te planques. Tu dissimules. Tu découches. Cadavre, les vivants te vexent. / Oui, tu as toujours été pour Franco et tu l’as bien prouvé aujourd’hui. Poisson, au rendez-vous de l’immortalité tu avais dix-sept mètres de retard. / On est venu à Antibes pour faire la tournée des antiquités et monsieur R.D. de la Souchère qui nous a montré son musée déplorait ton absence parmi les souvenirs napoléoniens. / quoiqu’il en soit il y aura mort d’homme. / Hervé Blanc-Falcou / 45 ter avenue de la Grasse / Cannes. – Guy-Ernest Debord, villa Mebeko / avenue Isola Bella / Cannes. » Si le style épistolaire debordien date, on le voit, de loin, la philo, elle, est encore floue : « Cher Hervé, je suis très heureux de te revoir bientôt / mal de tête violent / D’autre part NOUS SOMMES SAMEDI. / Nous devons définir ensemble beaucoup de choses / qu’est-ce que la littérature ? comme dit Sartre / et la condition humaine, on accepte ou non ? / C’est à prendre ou à laisser / Tu paries, dit B. Pascal ? » Bonnes questions, certes, rétorque Hamlet. Pour ne les avoir, dans leur jeune temps, jamais tranchées, d’aucuns les ont traînées toute la vie.

Dédicaces. Lysiane Bousquet-Verbeke, Les Dédicaces : du fait littéraire au fait sociologique (L’Harmattan, 2004, 86 p., 12,50 €). Ce livre a pour sa défense un très bel objet : la dédicace, l’un des « seuils » de l’œuvre, dont l’étude pourrait délivrer toutes sortes d’enseignements sur le statut historique de l’auteur et ses relations avec le pouvoir à l’âge classique, ou sur la conception de l’écriture comme acte individuel et mode d’affiliation à une communauté littéraire après le discrédit apporté par Furetière et Montesquieu à la pratique de la dédicace (« ceux qui font profession de dire la vérité ne doivent point espérer de protection sur la Terre » – à bon entendeur). Gérard Genette a étudié cette manière, comme il dit, « de mettre le pied dans la porte ». Pourtant, l’auteur du présent ouvrage a manqué la réouverture du dossier général : déclarant adopter une perspective sociologique, mais avec fort peu de bagage, empruntant aussi à la linguistique, à la pragmatique, à la poétique, mais sans maîtrise et pour des réflexions dont la naïveté fait quelquefois rougir, affichant des ambitions anthropologiques auxquelles aucune proposition d’ampleur ne viendra véritablement répondre, s’appuyant sur un médiocre corpus, indifférente aux scansions les plus signifiantes de l’histoire littéraire… elle se condamne à des analyses simplistes. Un livre rapide et sans soin éditorial, qui prend la forme des notes ou du brouillon plutôt que de l’ouvrage rédigé (la juxtaposition de paragraphes de quelques lignes, sans composition ni suivi, fait de chaque phrase un maigre alinéa flottant dans son trop grand costume), et laisse intact un objet aussi brillant que fragile. 

Enfance. Jean-Paul Gourévitch, Jacques Gimard, Mémoires d’enfance (Pré-aux-clercs, 2004, 115 p., 24 €). Un bien bel album pour adultes, somptueusement illustré, qui explore avec pédagogie et légèreté l’univers de l’enfance tel qu’il se représente, disons, de la IIIe République aux années 60, en confrontant histoire quotidienne et textes littéraires. On appréciera la grande variété des auteurs cités, tous convoqués sans façons, qu’ils soient classiques ou obscurs. Un brin décalé, franchement rétro, presque un livre de remise des prix, qui fera de jolies étrennes. 

Esthétisme. Éric Méchoulan, Pour une histoire esthétique de la littérature (PUF, 2004, 295 p.,28 €). Le point de départ de cette réflexion est le suivant : comment expliquer que les œuvres du passé nous parlent encore au présent ? Cette question, tout à fait classique, est traitée de manière renouvelée par le détour d’une succession de concepts autour de notre rapport à l’histoire et au révolu : les concepts de dette, de production, de loisir, d’héritage, d’immédiateté ou encore de blessure. Ces points de réflexion permettent à l’auteur d’examiner notre rapport au posthume et de voir dans quelle mesure le kairos, l’occasion, est à la fois évanouissement et épanouissement du temps : « Chaque présent « fourche », déphasé qu’il est par rapport à lui-même, et l’histoire n’est pas le compte rendu des médiations ayant eu lieu dans le passé, elle s’écrit dans la bifurcation entre immédiateté du présent qui passe et immédiateté du passé toujours présent. » La difficulté est de garder au passé son intensité, sa densité. On le voit, le parcours d’Éric Méchoulan ne le conduit pas à reconstituer l’histoire d’une discipline née au XVIIIe siècle, mais plutôt à tirer de tout un corpus relativement hétérogène de références (empruntées notamment à l’historiographie et à ses marges) une série de concepts opératoires afin de saisir ce paradoxe propre à l’esthétique : les œuvres y sont à la fois « signes d’histoire et résistance à cette histoire » (Barthes). Cette méditation sur les paradoxes temporels débouche alors sur une réévaluation de la notion de « topique », technique qui consiste à élever des singularités à la puissance supérieure du général : le lieu commun est une manière de créer du « comme-un ». Il est dès lors possible de comprendre comment les œuvres parviennent à conserver l’intensité du temps : elles ne sont pas des exceptions, mais des règles. Le problème n’est plus de comprendre comment des œuvres peuvent résister au temps, mais de voir que, par leur survie paradoxale, ces œuvres révèlent la tournure même de l’histoire, de cette histoire « kairotopique » qu’analyse Benjamin. Si bien qu’on a raison de penser les œuvres comme des exceptions, mais on a tort « d’oublier que les exceptions ne sont pas seulement ce qui sort de la règle, mais aussi ce qui règle le sort de l’existence. Le donné premier n’est jamais normal, mais exceptionnel ». 

Fallet. René Fallet, Chroniques littéraires du « Canard enchaîné » (Les Belles Lettres, 2004, 320 p., 21 €). Ce n’était pas un mauvais souvenir, le Fallet de notre enfance, un enfant du milieu de siècle, clope au bec et verbe haut, et pourtant, à lire ces chroniques, le doute vient : n’était-ce que ça, le style de Fallet, deux ou trois cordes maigrelettes toujours pincées, et par là-dessus la basse continue de la haine du curé (Claudel) et des officiels (des prix littéraires) ? Finalement, l’irrévérence convenue ne vaut guère mieux que les convenances révérées par l’autre académie, et nous voilà tremblants de relire les romans. 

Genet. Ivan Jablonka, Les Vérités inavouables de Jean Genet (Seuil, 2004, 434 p., 23 €). Une véritable leçon de méthodologie critique ! C’est l’intérêt premier de cet ouvrage, que les littéraires méditeront à loisir. Historien de formation, empruntant la plupart de ses outils d’analyse à la sociologie de Bourdieu (Les Règles de l’art et Raisons pratiques), l’auteur a choisi une œuvre qui bénéficie de l’un des discours critiques les mieux rodés, les plus solidement établis. Il en démonte peu à peu, preuves à l’appui, quelques-unes des sacro-saintes vérités. La première concerne l’enfance de Genet. Non, celui-ci n’a pas été une victime : « Les femmes de la famille Régnier l’ont entouré comme des mères, les hommes n’ont pas cherché à le mettre au travail pour le rentabiliser, Chemelat et les instituteurs se sont soucié de son avenir, les directeurs d’agence de l’Assistance publique l’ont aidé moralement et financièrement, les dames patronnesses de la haute société l’ont trouvé intelligent et ont voulu le prendre sous leur aile, [etc.]. » C’est avant tout de l’impossibilité de poursuivre ses études que Genet a souffert. Dépossédé de toute perspective d’ascension sociale, il devint un enfant fugueur que les institutions en charge de son avenir tentèrent de redresser. C’est la fugue, signe à l’époque d’un déséquilibre mental, qui se trouve à l’origine de son parcours, et non le vol ainsi que le veut Sartre. Le processus d’exclusion était désormais mis en branle, conduisant le jeune révolté à rejeter une France républicaine dont le discours humanitaire et égalitariste cachait à ses yeux tout un système d’exclusions et de violence. En cela, l’apologie du mal renverse certes chez Genet les valeurs de son milieu d’origine (la petite propriété, la morale, le respect de la parole donnée) mais lui emprunte tout autant : « Le compagnonnage, le tour de main, les rites d’initiation, le ruralisme, un anticléricalisme frondeur et une espèce de poujadisme avant la lettre où se mêlent la revendication d’indépendance corporatiste, la méfiance à l’égard de l’État despote, l’aversion pour la bourgeoisie capitaliste (juive), et l’humour gaulois. » Car, et c’est peut-être la partie la plus intéressant de l’essai d’Ivan Jablonka, Genet n’a jamais caché sa haine de la République ou son antisémitisme. Ses premières accointances littéraires le rapprochent d’écrivains fascisants ou au mieux avec le pouvoir durant la guerre. Toute la difficulté est de comprendre pour quelle raison ses différents commentateurs, à commencer par le Sartre du Saint Genet comédien et martyr, ont pu, à partir de la Libération et par la suite, exonérer cet écrivain au point d’en faire un symbole du minoritaire, de la victime. C’est à démonter minutieusement ce processus de reconnaissance que s’emploie Ivan Jablonka : alors même que les valeurs de Genet s’ancrent dans une idéologie d’extrême-droite fascisante (le parallèle entre Genet et Drieu la Rochelle s’avère, de ce point de vue, convaincant), Genet s’est vu sacralisé en révolutionnaire exemplaire, compagnon de lutte de Sartre ou de Foucault, modèle de la figure de l’exclu. Il y a là un malentendu que, sans se lancer dans un procès, Ivan Jablonka tente de dissiper. Il en ressort un parcours littéraire beaucoup plus cohérent et dont l’œuvre de Genet pourra certainement profiter : il y a là l’occasion non seulement de sortir des commentaires jouant du tourniquet épuisant de la transgression mais aussi d’inscrire les textes de l’écrivain à l’intérieur d’un courant idéologique et littéraire plus large. 

Ghelderode. Correspondance de Michel de Ghelderode. 7. 1950-1953 (Archives et musée de la littérature, Bruxelles, 2004, 2 vol., 931 p., 75 €). Ce septième tome d’une entreprise décidément monumentale couvre, explique Roland Beyen, la principale des crises de « ghelderodite » qui enfiévrèrent Paris : succès et scandales s’y enchaînent avec, en particulier, la bruyante création de Fastes d’enfer. Douze pièces différentes de Ghelderode sont jouées à Paris dans ces années 1950-1953. Retenu à Bruxelles et à Ostende par la maladie, Ghelderode écrit et reçoit beaucoup de lettres qui rendent compte des enthousiasmes, mais aussi des coups fourrés, trahisons et jalousies animant le petit monde du théâtre parisien. Tout cela est bien instructif et peu ragoûtant : les manœuvres de Jean-Louis Barrault autour de La Farce des ténébreux ne sont pas à son honneur, qu’il ait ou non été manipulé par Madeleine Renaud et par les Jésuites, comme le suppose Ghelderode. C’est un moment important de l’histoire du théâtre que l’on découvre dans ce volume : comme le souligne justement le préfacier, le succès de Ghelderode prépare l’apparition d’Ionesco et de Beckett. Les lettres de et à André Reybaz, René Dupuy, Jean Le Poulain, Roger Planchon, Marcel Lupovici et bien d’autres constituent une chronique presque au jour le jour de la vie théâtrale. On voit même Henri Langlois sortir de sa cinémathèque et monter Barrabas au festival d’Antibes ! Mais si l’activité parisienne est ainsi au centre de ce volume, il ne s’y réduit évidemment pas : Ghelderode ne cesse d’échanger de nombreuses lettres avec ses amis belges, Jean Francis, Paul de Bock, Franz Hellens (l’amitié avec ce dernier se dégrade à la fin de 1950) et d’autres. Le très riche appareil critique – notes abondantes et précieux répertoire des correspondants – occupe les quatre cents pages du deuxième volume. 

Gracq. Hubert Haddad, Julien Gracq, la forme d’une vie (Zulma, 2004, 310 p., 20 €). Deuxième édition d’un livre paru initialement en 1986, cette étude, écrite en profonde empathie avec son sujet, relève d’un exercice critique ambitieux : reprenant à Gracq certains de ses motifs littéraires et topographiques – la route, la magie, l’attente, la croissance, il s’agit de retracer le parcours et désigner les points d’attache d’un auteur qui a déjà si bien balisé ses propres sentiers et ordonné les grands chemins de sa propre culture : « nul point d’Archimède hors de l’œuvre », précise d’ailleurs le critique dès la première page de son ouvrage. Le danger de la redondance guette, mais Hubert Haddad le contourne en suivant explicitement la chronologie des livres, encadrés par quelques chapitres d’abord biographiques puis synthétiques toujours entés sur la matière même de l’œuvre dont il cite d’amples extraits (auxquels il manque cependant les références, car l’étude veut être lue comme un récit). L’essai est extrêmement écrit et prend moins la figure d’une analyse que celle d’une évocation, reconstitution d’une atmosphère profonde, souvent juste mais quelquefois pesante, entreprise bio-biblio-poétique qui impose progressivement son ton au lecteur, réussit à imprimer des idées-phrases et des figures cernant peu à peu l’univers gracquien (Nantes en « espace survolté de qualités », la singularité de l’accord entre deux sensibilités rarement conjuguées : « l’héritage romantique et la dépossession moderniste », la reconnaissance des richesses d’une mémoire culturelle « repassionnée », la perception du passage, dans l’imaginaire gracquien, des « champs magnétiques » hérités du Surréalisme aux rhizomes de la « plante humaine ») Hubert Haddad reprend au maître certains de ses stylèmes (un répertoire métaphorique toujours puisé à la géographie, l’usage récurrent des italiques, le souvenir jamais lointain de Rimbaud ou de « grands intercesseurs » communs), force le mystère, mais trouve aussi les mots pour décrire une situation littéraire singulière, qui agit essentiellement comme une force de recomposition du paysage et de l’histoire littéraires : « Son œuvre ne s’ajoute pas aux autres comme l’arbre dans la forêt ; elle modifie la perception d’ensemble, sa perspective et sa couleur. » 
Hergé. Marcel Wilmet, Tintin noir sur blanc, l’aventure des aventures (Casterman, 2004, 124 p., 15,50 €). Volume noir solidement cartonné, papier couché blanc pour la plupart des pages et crème pour les « fiches signalétiques » cadencées d’indices de rareté de * à ****, mainte illustration couleur (couvertures, vignettes, etc.). Forts d’abord d’être plaisants, les livres sur Tintin ne se boudent pas ; celui-ci propose aux collectionneurs et curieux un texte longtemps attendu : étayé de centaines de lettres entre Hergé et Casterman, son propos est d’étudier l’histoire éditoriale des neuf albums en noir et blanc parus de 1930 à 1942, intervalle où Tintin transite des pinces rouges des Soviets à celles, d’or, du Crabe arabe. Sur les caprices typographiques – erreurs et curiosités à chaque tirage –, l’érudition de l’auteur semble imbattable. Ayant manié moult alboumes chez des collectionneurs avides comme Sakharine, écumé les bibliothèques de la Fondation Hergé et celles de Casterman, analysé les comptes d’auteur, blanchi sous la robe du bénédictin hergéen, Marcel Wilmet émerge avec un paquet d’informations inédites de nature à nous distraire de nos soucis. Tableaux très clairs. Livre de chevet bon pour les rêveurs autant que pour les bibliophiles spéculateurs, il intéressera aussi les historiens de l’édition du siècle dernier. Rare tiercé, en somme. 
Hommes remarquables. Joaquim Vital, Adieu à quelques personnages (La Différence, 2004, 350 p., 20 €). Ils sont légion, ces livres de souvenirs où l’auteur ne débite que des banalités, voulant à toute force démontrer qu’il n’a jamais rien vu ni compris, et qu’il ne se soucie que de paraphraser le Tartempion qui rabâchait : « Ensuite, ce grand homme m’invita à dîner. » Rien à craindre avec ce livre, qui est moins un livre de souvenirs qu’une galerie de portraits, brossée par le fondateur des éditions de La Différence. Dirons-nous que sa double condition de Portugais et d’expatrié permettait à Joaquim Vital de porter un regard particulièrement lucide et aigu sur le petit cirque littéraire parisien, où la brosse à reluire se double souvent du renvoi d’ascenseur ? Au reste, il ne se limite nullement à la littérature et évoque souvent des artistes qu’il a fréquentés : écrivains et peintres sont ainsi à peu près à égalité. Les modèles proviennent des horizons sociaux les plus divers, de Boris Souvarine et Daniel Guérin à Leonor Fini (une dame pas très simple) et Giorgio de Chirico (totalement sous la coupe de sa femme, qui répondait pour lui aux interviews). On croise ainsi le sculpteur César, d’un radinisme grandiose ; Vieira da Silva et son mari, « confinés dans une espèce de béatitude pesante » ; Gilbert Lely, parfumé à la lavande, laudateur de Charlotte Corday, et d’un commerce très amusant quoique fort imprévu ; Pierre Klossowski, persuadé que sa femme sexagénaire susciterait infailliblement, rien qu’en se promenant dans la rue, une foule dangereuse de soupirants et admirateurs ; Deleuze monologuant dans un bistrot face à la prison de la Santé… Surtout, la démarche même de l’auteur est bien intéressante, en ce sens que, à côté des rencontres, il prend soin de nous donner des non-rencontres (Max Ernst) ou des rencontres fugitives (Julien Green, solennel et ennuyeux). Ce dosage, qui restitue le côté disparate de toute vie, équilibre les autres portraits, dont certains sont extrêmement suggestifs à force de sympathie intelligente, tels ceux de Patrick Waldberg et de Pascal Pia (dont sont transcrites fort à propos des lettres sur Brinn’ Gaubast). D’autres sont assez cocasses, tel celui de Jean-Edern Hallier, « Lord Byron de sous-préfecture », éternel allumé toujours cramponné à un micro, qui n’existait que par ses millions, les médias et le copinage parisien, et qui, nous apprend Joaquim Vital, était obsédé par deux personnes : Philippe Sollers et Josyane Savigneau. Peut-être parce que tous deux s’appliquaient à l’éconduire et n’étaient pas à plat ventre devant son génie ? Autre mégalomane, le peintre Hélion, qui se croyait sérieusement le plus grand artiste de son temps. La tonalité de ces portraits est fort variable : certains révèlent des gens assommants ou infatués d’eux-mêmes ; d’autres, des agités ; d’autres enfin, des êtres profondément attachants et originaux. Joaquim Vital a en effet l’art du portrait, du raccourci, et aussi de la petite anecdote qui symbolise – ou démystifie – tel personnage. On voit vraiment vivre tous ces disparus. Au passage, il ne se prive pas non plus d’indiquer ses sympathies ou antipathies, ainsi à propos du Journal de Julien Green : « Sente escarpée au-dessus d’abîmes en carton-pâte, [qui] débouche sur les immenses artères de la banalité poussive. Foi et chair, coquetteries, masques éventés, clins d’oeil et lapalissades – le pudding est indigeste. » On l’aura compris, les ennuyeux et les importants ne sont pas son genre. Il les a fuis le plus possible, pour s’attacher de préférence à certains originaux ou irréguliers, mais aussi à de vrais écrivains et artistes. C’est pourquoi son livre n’est jamais ennuyeux ni plat. Écoutons parler Francis Bacon : « Leiris a écrit sur ma peinture. C’est un homme très fin, très subtil, très distingué. Il s’habille avec recherche et il a un valet de chambre qu’il réprimande quand le pli de son pantalon n’est pas impeccable. À part ça, il adore le communisme et les communistes. » Saisir à la fois les boutades de Bacon, les incongruités de Lely et les ironies de Pia, voilà qui n’est certes pas à la portée du premier venu.

Hugo. Victor Hugo, Pierre-Jules Hetzel, Correspondance. II. Victor Hugo publie « Les Contemplations », édition établie et annotée par Sheila Gaudon (Klincksieck, 2004, 537 p., 31 €). Le présent volume de la correspondance de Hugo avec l’éditeur Pierre-Jules Hetzel vient à la suite du premier tome rassemblé par les soins de la même Sheila Gaudon, publié en 1979, et qui portait sur la période 1852-1853, relative à la publication de Napoléon-le-Petit et de Châtiments. La période suivante s’étend de janvier 1854 à avril 1857 : elle couvre la genèse, la préparation et la publication d’un des livres de poésie majeurs de l’exil, Les Contemplations, que Hugo n’avait pas hésité à appeler sa « grande pyramide ». Œuvre monumentale, par son architecture et sa conception d’ensemble, mais aussi œuvre de mémoire, tombeau et témoignage de grandeur. On sait que Hugo avait très tôt, dès son installation à Jersey, pensé à un livre de « poésie pure », un ensemble lyrique qui lui eût offert de prendre un peu de hauteur par rapport aux mêlées récentes – et aux démêlés non moins actuels – d’une histoire en déroute. Mais il s’était aussitôt avisé que ce qui, pour lui, n’aurait été qu’une pause nécessaire aurait pu, aussi bien, être perçu comme un signe de faiblesse, voire une abdication. À Hetzel, le 7 septembre 1852, il écrit : « J’ai pensé – et autour de moi c’est l’avis unanime, qu’il m’était impossible de publier en ce moment un volume de poésie pure. Cela ferait l’effet d’un désarmement, et je suis plus armé et plus combattant que jamais. Les Contemplations en conséquence se composeraient de deux volumes, premier volume : Autrefois, poésie pure, deuxième volume : Aujourd’hui, flagellation de tous ces drôles et du drôle en chef. » On sait qu’il en a été autrement et, du remaniement de ce projet, le recueil Châtiments a vu le jour, effaçant momentanément le chantier des Contemplations. Mais d’un livre à l’autre, Hugo s’entretient avec un même homme, Hetzel, proscrit comme lui, qu’il a rencontré en 1852. Hetzel remplit d’abord le rôle d’un intermédiaire et d’un conseiller ; il s’active pour mener à bien – en dépit des lâchetés, des obstacles et des rigueurs de la Loi Faider – la publication de Châtiments, comme on le voit bien à la lecture du volume I de cette correspondance. Le deuxième volume le montre tout aussi désireux de faire aboutir le projet éditorial des Contemplations. En vérité, cet échange de lettres retrace l’histoire d’un livre, depuis les étapes préparatoires de la publication à la cession de l’ouvrage par Hetzel à Hachette. Dans le même temps, se révèlent les grands moments de l’histoire d’un homme d’intuition et de conviction, négociateur habile, qui, de 1853 à 1856, s’efforce de passer du statut, précaire, d’intermédiaire, à la condition enviable d’éditeur de Victor Hugo. Il faut dire que celui-ci, qui a subi de plein fouet l’échec commercial deChâtiments, compte sur un éditeur financièrement fiable. Il ignore ce qu’il en est d’Hetzel sur ce plan. Et la correspondance nous éclaire sur les discussions, les tractations, les hésitations de Hugo, et les stratégies persuasives de Hetzel, qui s’avère, une fois encore, un champion hors pair de la négociation. Le contrat est finalement signé le 24 juillet 1854. L’un des intérêts de cette correspondance est de permettre de suivre, notamment à travers un échange de lettres très nourri, le dialogue passionnant de Hugo avec Noël Parfait, son correcteur. On y voit véritablement Les Contemplations se former, s’enrichir, atteindre l’envergure que nous lui connaissons aujourd’hui. De sorte que, le jour de la mise en vente du livre, le 23 avril 1856, Hetzel écrit à Hugo : « Vos Contemplations dépassent tout ce que vous pouvez vous fourrer dans la tête. Les honnêtes gens sont des fontaines ouvertes à tout robinet depuis ce matin. C’est à ne pas croire. J’ai vu pleurer une douzaine de personnes, je croyais que tout le monde avait du chagrin – chacun avait la raison de ses yeux rouges dans une de vos pages ou dans toutes. La bonne chose qu’une belle chose – que vos diables d’enfants doivent être heureux de vous embrasser. » De fait, il y avait de quoi se réjouir : Les Contemplations sont un succès de libraire, dont Hetzel peut être légitimement crédité. Quant à la somme revenue à Hugo, elle lui permet de devenir pour la première fois de sa vie propriétaire : il achète Hauteville-House à Saint-Pierre. 

Horticulture. Vincent Jadoulle, L’Amour dans l’œuvre d’Alexandre Jardin (Paradigme, 2004, 130 p., 16 €). Les mauvaises langues rapportent que, chez Gallimard, lorsqu’Alexandre Jardin doit, devant tel comité, exposer le sujet de son prochain chef-d’œuvre, l’ordre est donné discrètement dans les bureaux : DÉFENSE DE RIRE ! Même injonction devant cette petite étude consciencieuse, écrite par un psychanalyste visiblement ébloui par son sujet. La première phrase donne le ton : « Quelle pépinière que l’œuvre d’Alexandre Jardin pour l’homme et la femme en questionnement sur eux-mêmes et sur leur existence ! » Le psychanalyste a d’ailleurs du pain sur la planche, ou plutôt sur le divan, avec un patient qui, visiblement, ne s’en remet toujours pas d’être le fils de son père et le petit-fils de son grand-père : si vous saviez comme c’est dur ! On peut toutefois demander ce qui se serait passé chez nos chers éditeurs si Alexandre Jardin s’était simplement appelé Joseph Mouchabœuf. Mais on trouvera ici tout un chapitre au « destin d’Alexandre », dont « l’œuvre » (que la maison Gallimard, on le sait, met une grande persévérance à répandre et multiplier en Folio) est ensuite glosée comme celle d’un simple Paul Bourget, mâtiné toutefois de Delly. Les citations de romans du petit prodige tombent comme autant de sentences immortelles et profondes. Elles sont trop belles pour que nous n’en transcrivions pas quelques-unes : « Tout en me déstructurant par sa conduite de femme, [ma mère] fut assez mère pour me bâtir une colonne vertébrale qui me permît de tenir le coup. » Yes, Mr. Bourget-Delly. « Manon s’envole pour le Québec au moment où je suis assez mûr pour l’aimer. Pourquoi faut-il que l’autre soit un obstacle irrréductible ? » Yes, Mr. Bourget-Delly. « Je ne peux plus éviter la vérité. Elle a donc consenti à le suivre. L’intensité de mon désir de gosse n’a pas suffi à façonner l’horrible réalité. J’ai mal. » Yes, Mr. Bourget-Delly. Glose de l’exégète : « Au plus fort de sa certitude d’avoir recouvré la toute-puissance de ses désirs sur l’extérieur, il doit lui aussi subir l’impitoyable altérité du réel et d’autrui. » Yes, Mr. Bourget-Delly.

Houellebecq. Olivier Bardolle, La Littérature à vif. Le cas Houellebecq (Esprit des péninsules, 2004, 98 p., 12 €). À ceux qui espèrent lire un essai sur l’œuvre de Michel Houellebecq, il convient d’éviter une déception. L’ouvrage est un mélange entre une piètre dissertation sur l’utilité de la littérature et une tentative, tout aussi maladroite, de constitution d’une généalogie littéraire (Proust, Céline, Houellebecq). Selon l’auteur, la littérature servirait à acheter un appartement (Céline), à retrouver le temps perdu (Proust), à survivre malgré tout (Houellebecq), à garder l’esprit vif (Olivier Bardolle ?). La prétendue « thèse iconoclaste » de l’auteur – que lire, à part Houellebecq, après Proust et Céline, dont La Recherche et Le Voyage « constituent les chants du cygne de la grande littérature française à vocation universelle » – est on ne peut plus réactionnaire, terme qu’Olivier Bardolle semble particulièrement goûter. L’ouvrage est pétri d’évidences et de clichés du temps : l’insignifiance de la production contemporaine, le parisianisme éditorial et littéraire, son « moimoïsme » (cher M. Bardolle, qui stigmatisez également l’appauvrissement de la langue, cela s’appelle, au choix, de l’égoïsme, de l’égotisme ou du narcissisme), la mort de la République des Lettres, celle du rayonnement de la langue française, celle de l’humanisme, la dénonciation d’une société de consommation, du divertissement, du matérialisme, des mauvaises traductions, d’Internet, de la Playstation, etc. Quant à l’écrivain, le vrai, on le savait depuis longtemps, c’est celui qui n’est pas une femme, celui qui n’est pas aimé, celui que l’on ne lit pas et donc qui ne se vend pas, celui qui a un style, qui est inspiré mais qui travaille, celui qui émeut, qui dit la vérité de son temps, celui qui est malade, celui qui est un « cas », etc. On est heureux d’apprendre que « Céline, en « peine à jouir », a fait sous lui » ou que « le temps, c’est Proust, c’est le sujet deLa Recherche, c’est aussi le titre, c’est enfin le mot de la fin ». L’ouvrage étant constitué aux deux tiers de citations, on rendra grâce aux penseurs convoqués (dont la liste transformerait ce compte rendu en annuaire des gens d’esprit), avant de conclure que La Littérature à vif est une mise en abyme paroxystique de la fascination d’une époque – un essai insignifiant sur l’insignifiance.

Incipits. Léon Mazzella, Abc : premières phrases de romans célèbres (Fitway, 2004, 96 p., 9,90 €). Format à l’italienne et d’un gabarit qui invite à le ranger parmi nos carnets tchèques, ce livret s’en distingue par son contour qui, au lieu du rectangle, épouse, bravo les rogneurs ! les rondeurs du mot aBc. Chaque page porte une citation unique, imprimée en un caractère spécifique : variété heureuse qui nous change du sempiternel Times corps 12 précisément inventé en 1712 pour endormir l’Anglais clubé après son thé – et seriné depuis, implacablement, par tous les embaumeurs de la littérature. Vive Tiqqun ! qui a compris pourquoi il n’y a plus d’opposition en Angleterre. Ce livret est aussi un jeu qu’on jouera en société ou en solitaire (les titres à la fin). Quel roman français commence par : « Je cède à ton désir » ? Vous séchez ! Offrez, Miss Shy, à votre chéri ce Folio choisi (ou l’édition à tranches dorées de l’Imprimerie nationale, à vous de juger), vous saurez s’il mérite vos agréments. Or que dites-vous de : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu » ? – Saint John’s Gospel, of course. God ! Saint Jean, c’est flagrant. – Le Gospel, un roman, mécréante ? Perdu ! C’est d’Eco, Le Nom de la Rose (singeant Saint Jean, d’accord, mais c’est piégé les jeux). Mmm maldonne, c’est bête ! j’ai deux exemplaires, mais j’ai pas lu. – Comme tout le monde, c’est ça, le Times corps douze ! Continuons. Sautons les faubourgs de Mégara, c’est trop facile, et cette maman morte la veille, ah ! ceci : « Il mesurait six pieds, à un pouce près, peut-être deux, était bâti avec force, et venait droit sur vous, les épaules légèrement voûtées, la tête en avant, avec un regard fixe jeté par en dessous qui vous faisait penser à un taureau prêt à charger. » – Sais pas… Je pense à La Conjuration des imbéciles, Ignatius ? Non, dites… – Voyons, Jane, qui m’a dit ce que Johnny gardait en poche en talisman, toujours ? – Ah ! Lord Jim de Conrad ! Bien traduit, bravo ! Mais je suis plus avec Hallyday, quelle idée ! Depuis 88, je fais plus ses poches.

Ionesco. Marie-France Ionesco, Eugène Ionesco, portrait de l’écrivain dans le siècle (Arcades Gallimard, 2004, 148 p., 14,90 €). Une fille défendant son père est a priori sympathique. Elle n’est pas pour autant la mieux placée pour compter les poux dans sa crinière absente. Comparer Eugène à Pascal parce qu’il a maintenu toute sa vie ce que Blaise a noté dans un instant fatal (un notateur note tout, d’abord les positions de l’adversaire : on ignorera toujours ce qui serait advenu de ce disparate amas si Port-Royal était mort avant Pascal), plaisanterie. La philo d’Ionesco n’existe pas, c’est un viscéral. Son absurdisme est tout aussi absurde que celui qu’a mû, hâle berbère au front, tout le théâtre ainsi taxé. Ionesco est un clown, parfois drôle, OK, mais Ionesco est un triste. La tristesse est contagieuse, impose la quarantaine, au pavillon jaune. MFI narre, vite et bien, pas mal de choses aussi vite oubliées sur la jeunesse roumaine de cet ami de Cioran, d’Eliade Mircea ; elle a le soin de munir son étude attentive (au départ n’était prévioue qu’une intervioue) d’un petit répertoire des mentors en -scu et en -sco que la Roumanie produit à gogo pour l’ébahissement des Miss du parieur Paris où ils atterrissent. Au passage, notez, Madame, que le comique bergsonien dont votre père fut imbu n’est pas issu de la, mais du mécanique plaqué sur du vivant. LA mécanique engage le calcul vectoriel ou les mains dans le cambouis ; LE mécanique implique la faculté de déraper sur les peaux de bananes et de s’étaler aux grands rires des gosses. C’est distinct. Parce qu’elle lui rasa la calvitie et les méninges, Eugène décida la science mauvaise, préféra la métaphysique facile et l’adaptation d’Assimil. Cela n’appelle pas qu’on réveille Heidegger. Un anti-mécaniste cohérent commence par bazarder son vélo, sa moto, son frigo, vit en Diogène. Pas Eugène. Vivant dans la contradiction, forcé qu’il marinât dans l’absurde. À part ça bon zigue, manquerait plus qu’il morde. Sensible à ce témoignage de première main, le lecteur admettra que l’écrivain soit brossé des médisances visant son supposé fascisme incident. Vantons donc aux fidèles du papa ce filial et clair petit livre blanc, au cahier illustré sépia. Il ne les décevra pas. 

Isou. Isidore Isou, Les Manifestes du soulèvement de la jeunesse 1950-1966, postface de Roland Sabatier (Al Dante, 2004, 89 p., 12 €). Trois brefs manifestes dans lesquels Isidore Isou élabore une réflexion économique et politique sur le statut d’externité de la jeunesse, exclue de la sphère des échanges. Ouvrant souvent d’intéressantes perspectives polémiques, il propose notamment de raccourcir la durée des études chargées de retarder l’entrée sur le marché des jeunes, et d’imposer un apprentissage continu pour toutes les générations. Une postface de Roland Sabatier replace ces textes dans leur contexte historique tout en défendant leur validité dans la réflexion actuelle sur les classes – sociales, d’âge ou d’école. 

Je. Hubert de Phalèse, La Règle du Je dans « L’Âge d’Homme » (Nizet, 2004, 156 p., 18 €). Les bons comptes font-ils les bons livres ? Cet ouvrage de circonstance, qui s’adresse aux candidats à l’agrégation planchant cette année sur L’Âge d’Homme de Leiris (à ce propos, si vous avez des agrégatifs parmi vos amis, rappelez-leur la généreuse mise en ligne de Lire Leiris de Philippe Lejeune, que son éditeur d’origine n’avait pas souhaité republier), cet ouvrage donc est fondé sur un ensemble d’études statistiques et lexicographiques permises par la BDHL (Banque de données en histoire littéraire) de l’Université Paris-III, qu’un collectif d’enseignants fait régulièrement fructifier sous le pseudonyme d’Hubert de Phalèse, avec un goût rafraîchissant du calembour : Renan tous comptes faitsVoltaire portatifGuide de Voyage au bout de la nuit, Code de La Route des Flandres… La méthode est placée sous le signe des « nouvelles technologies » (sont-elles encore si nouvelles ?), et des informations pas toujours inédites (des dates de naissance, un nombre de pages, un chapitrage) sont convoquées pour s’organiser en listes et donner lieu à des traitements quantitatifs. On s’interroge sur le profit que les candidats pressés tireront d’informations comme celle-ci : « Du point de vue de l’ordinateur, le texte de L’Âge d’Homme est une suite de 336 064 signes dont on définit certains comme des caractères (a, B, c, d, ê, le tiret des mots composés, etc.) et les autres comme des séparateurs (l’espace les ponctuations, etc.) », sans compter que le « point de vue » des ordinateurs a depuis plusieurs années progressé à ce sujet. Restent les promesses de l’analyse lexicale, que l’auteur appelle « la mise en mots » ; malheureusement, le filet (pourtant solidement cousu, car on cite souvent les « divers logiciels » engagés dans l’affaire) prend ici peu de poisson, Leiris ayant déjà organisé son texte topiquement, commenté son vocabulaire et livré les mots-clés de la métaphysique de son enfance. Le repérage des indications temporelles, des références à la vie bourgeoise, des descriptions corporelles, ou les renvois bibliographiques sur la question du statut des images seront sans aucun doute plus utiles ; mais à ce plan de l’ouvrage, quoique rien n’y soit fautif, on bascule franchement dans le genre « fiches de révision », et la fréquence des emprunts à une monographie sur Leiris (en l’occurrence celle de Catherine Maubon) laisse inquiet sur la nouveauté du contenu. Bien plus originaux sont le chapitre intitulé « De la tauromachie considérée comme une littérature », qui a le mérite de dresser un « calendrier taurin » des années leirisiennes et d’éclairer les allusions tauromachiques du texte, et le glossaire final, riche en éclairages de toutes sortes, façon édition critique portative, qui poursuit avec esprit l’entreprise de balisage d’une encyclopédie personnelle déjà fragmentairement dressée par Leiris. 

Kessel. André Asséo, Rêver Kessel (Rocher, 2004, 210 p., 17,50 €). André Asséo a connu Joseph Kessel de 1959 à sa mort en 1979. Il nous livre ici ses souvenirs, sans prétention, mais sans beaucoup d’intérêt. Réservé aux spécialistes d’André Asséo. 

Larousse. Jean Pruvost, La Dent-de-lion, la semeuse et le Petit Larousse (Larousse, 2004, 200 p., 20 €). L’auteur est un lexicographe dont les chroniques de langue sur le site de l’université de Cergy-Pontoise sont pleines d’ensei-gnements. Signalons par exemple celle qu’il consacre à la coquille, hantise de tous les éditeurs. Sa passion pour la langue en a fait un collectionneur : la quatrième de couverture de son ouvrage révèle qu’il possède quelque 10 000 dictionnaires ! Avec tant de lecture sous la main, comment a-t-il trouvé le temps de rédiger ce petit livre d’hommage et d’affection au Petit Larousse ? Les millions d’utilisateurs et d’amoureux de ce dictionnaire pas comme les autres se promèneront avec plaisir, guidés par lui, dans les pages d’éditions anciennes ou plus récentes et y glaneront de nombreuses anecdotes tout en enrichissant leur vocabulaire. Une bonne iconographie permettra également de retrouver de ces vignettes au charme suranné sur lesquelles tant de petits Français ont rêvé depuis un siècle. Chacun pourra mesurer le passage du temps en revoyant les couvertures qui ont rythmé la succession des générations, depuis Eugène Grasset en 1890 jusqu’à Christian Lacroix tout dernièrement, pour l’édition de 2005. Avant qu’il ne soit trop tard et que la jeunesse studieuse en panne orthographique ne s’en remette exclusivement à l’Internet, offrons-lui vite ce livre plein de charme et sans prétention, pour accompagner, bien sûr, un Petit Larousse en cadeau. 

Loti. Pierre Loti, Matelot, édition de Bruno Vercier (Folio classique, 2004, 224 p., s.p.m.). Dernier roman de la trilogie maritime de Loti, après Mon Frère Yves et Pêcheur d’IslandeMatelot (1893) est beaucoup moins connu. Sa noirceur y est peut-être pour quelque chose : c’est la chronique d’une vie détruite et d’une série de ratages, qui s’achève en catastrophe (mais le parallèle avec Rimbaud en quatrième de couverture est très abusif !). Bruno Vercier éclaire parfaitement, dans sa préface, la genèse et les dessous du roman, et montre quelle complexité est comme toujours à l’œuvre sous l’apparente simplicité de Loti, en particulier ici la tentation du social. Des extraits inédits du Journal intime relancent la question : quand disposerons-nous enfin d’une édition complète de ce document si important ?

Maillard. Firmin Maillard, Le Requiem des Gens de Lettres. Comment meurent ceux qui vivent du livre (Cendres, 2004, 78 p., 18 €). Curieux ouvrage, et ouvrage pour les curieux. Sont rapportées diverses dernières paroles, comme « Je vais ou je vas mourir, l’un et l’autre se disent », ou le testament du « pauvre Chavannes » : « Je n’ai rien, je donne tout à la Société des Gens de Lettres. Le reste est pour mes créanciers. » Nombreuses histoires de curés à l’affût des âmes sur le point de leur échapper, comme celles de Littré ou de Lamennais (on apprend que Sainte-Beuve leur échappa). On suit les enterrements, on lit les faire-parts, on écoute les discours au bord des tombes, on s’effare devant les fondateurs de religions obscures et les libres-penseurs, on plaint les artistes et écrivains devenus fous sur le tard (André Gill) ou « retombés en enfance » (Lamartine), on participe aux mouvements de foule (enterrement de Béranger ou de Frédéric Soulié), on suit les enterrements avec peu de participants, mais de qualité (Baudelaire). L’auteur termine sur les morts à l’hôpital, alors lieu infâmant pour mourir, et sur les suicidés, en reproduisant un étrange document : le journal d’un homme rapportant ses dernières heures avant de mettre fin à ses jours. Ce Requiem des Gens de Lettres est purement anecdotique – et l’historien ne saurait s’y fier sans contrôle – mais il est plaisant à lire et donne à méditer. De cette rapsodie funèbre, l’auteur ne tire aucune morale. C’est une façon de voir par le petit bout de la lorgnette des écrivains grands et petits (ces derniers étant de loin les plus nombreux) du siècle qui venait de s’écouler : l’ouvrage, tiré à 382 exemplaires, est en effet paru en 1901. Il a été réédité à 399 exemplaires. Les élus seront encore en petit nombre. 

Marseille. Roberto Rossi, L’Arme du rire. La presse satirique radicale à Marseille, 1871-1879 (Via Valeriano bis, 2004, 253 p., 21 €). Si la presse satirique parisienne du XIXe siècle est relativement bien connue, la presse publiée dans les grandes villes de province a, elle, été rarement décrite en détail. Il faut dire que l’état des collections publiques ou les difficultés de conservation et de consultation de supports papiers friables et de grand format ne facilitent pas le travail des chercheurs. Pourtant, cette presse est un des rares lieux de débats publics, voire de contestation, sous la censure du Second Empire. Des tirages souvent impressionnants et une singulière capacité à renaître malgré les procès ou les difficultés financières en font un phénomène social non négligeable. De surcroît, une illustration souvent somptueuse et inventive crée un intérêt que ne fléchissent pas les années qui nous séparent des événements. C’est toutefois l’aspect politique qui intéresse surtout Robert Rossi. Issue d’un mémoire de maîtrise en histoire, et fondée sur la consultation des archives municipales, son excellente enquête fait découvrir la vie quotidienne de six périodiques locaux :La Marotte, Le Bouffon marseillais, La Vraie Marotte, La fronde, Le Diable et Le Canard. Tout un monde de journalistes souvent très jeunes s’y déploie, entretenant des relations de contestation, mais parfois aussi de compromis douteux, avec les autorités politiques et la justice impitoyables qui sévirent dans les mois qui suivent les Communes de Paris et de Marseille. Se détachent notamment les figures de Léo Taxil et de Clovis Hugues, dont l’auteur trace des portraits précis et vivants. Regrets d’usage concernant l’absence d’index des noms cités et d’imprécisions bibliographiques (citations sans références de date et de pages). 

Matisse-Sembat. Henri Matisse, Marcel Sembat, Correspondance Matisse-Sembat. Une amitié artistique et politique (1904-1922) (La Bibliothèque des arts, 2004, 222 p., 19 €). Une nouvelle pièce dans le puzzle de la correspondance Matisse, avec un et même deux partenaires de choix : Marcel Sembat, homme politique et collectionneur éclairé, et son épouse Georgette Agutte-Sembat, une des rares femmes-peintres à accéder aux Salons. L’édition est fort sérieuse, scrupuleusement annotée par Christian Phéline, mais, pour avoir voulu donner le primat à l’analyse esthétique, elle ne fournit pas la moindre explication historique. Pourquoi l’œuvre de Matisse a-t-elle failli ne plus être vue qu’en Russie ? Le lecteur devra se reporter à Matisse et la Russie (1993) pour lire la correspondance avec les collectionneurs et mécènes Chtchoukine et Morozov, à laquelle il n’est fait ici aucune allusion. Quant au combat avec le Cubisme, pourtant au centre de cette correspondance, il n’est mentionné que dans quelques notes éparses en bas de page. 

Michon. Ivan Farron, Pierre Michon, la grâce par les œuvres (Zoé, 2004, 177 p., s.p.m.). La quatrième de couverture présente l’ouvrage comme la première monographie sur Michon, ce qui a tout lieu d’étonner si l’on considère le dynamisme actuel des études consacrées à l’auteur des Vies minuscules. D’ailleurs, c’est peut-être cette volonté de couvrir tous les aspects d’une œuvre encore en devenir qui a poussé l’auteur à commencer son essai par deux chapitres un peu fourre-tout, qui abordent successivement les questions du genre et de l’écriture. De la notion de récit transpersonnel à l’attirail des concepts élaborés par Bourdieu, de modalisateurs en intertextes et autres métaphores diégétiques, on a parfois l’agaçante impression d’une analyse qui jargonne et perd son objet. Passé ces deux premiers chapitres qui ne convainquent pas, l’ouvrage s’attache, avec un brio qu’on n’attendait plus, aux thèmes de l’origine et de la filiation, thèmes annoncés dans le deuxième chapitre et que l’auteur avait eu l’occasion d’aborder dans ses précédentes contributions, en particulier dans le cadre du colloque international Pierre Michon organisé à Saint-Étienne en 2001. Comment faire advenir le miracle de la vocation littéraire puis celui de l’œuvre et de sa perpétuation ? Prendre la posture et jouer à l’écrivain suffirait-il à susciter la grâce, ce don de la langue qui confère enfin l’auctoritas ? Ivan Farron montre à quel point la tension ménagée par Michon entre deux conceptions de la grâce littéraire – la grâce janséniste qui attend tout d’une subite inspiration romantique et la grâce par les œuvres prônée par les Jésuites – constitue un ressort puissant de l’œuvre, des procédures et des respirations qu’elle s’invente afin de pouvoir s’écrire. Cette manière d’interroger la mise en scène des vertus rédemptrices de l’écriture implique des choix et suggère même une hiérarchie à l’intérieur de l’œuvre ; elle conduit à privilégier Vies minuscules et Rimbaud le fils au détriment de récits plus récents comme, par exemple, Mythologies d’hiver ou Abbés, admirables paraboles dont une étude plus approfondie n’eût sans doute démenti ni le beau titre choisi par Ivan Farron, ni la fresque de Giotto qui le rehausse en couverture. On ne peut certes pas tout dire en une fois.

Nadar. Claude Malécot, George Sand et Félix Nadar (Monum/Patrimoine, 2004, 158 p., 20 €). Dans le déluge de publications iconographiques parues sur George Sand en cette année de commémoration, ce petit livre n’a pas été un des plus remarqués, bien qu’il soit des plus remarquables. C’est en effet un ensemble de photographies bien intéressantes qu’il présente, certaines peu connues, d’autres célèbres mais dont l’histoire – et les retouches – sont racontées ici avec les précisions érudites nécessaires. Le 24 mars 1864, George Sand écrivait à Nadar, après l’avoir félicité des photographies qu’il avait prises d’elle : « Détruisez donc l’affreuse photographie Richebourg – sur l’honneur ! » C’est vrai que ce daguerréotype de 1852 ne flattait pas la Bonne Dame. L’ouvrage montre, à travers une trentaine de lettres restées inédites, les liens d’amitié que la romancière entretenait avec la famille Nadar et le jugement qu’elle portait sur ses portraits photographiques. 

Orient. Sophie Basch, Les Sublimes Portes. D’Alexandrie à Venise, parcours dans l’Orient romanesque (Champion, 2004, 328 p., 60 €). Sophie Basch poursuit l’étude abordée dans une précédente étude, La « folie vénitienne » dans le roman français, par ce recueil d’une quinzaine d’articles et de préfaces publiés entre 1993 et 2004. On y retrouve son infatigable curiosité alliée à une grande érudition interrogeant la fascination des écrivains occidentaux pour le Proche-Orient, dans la fiction plutôt que dans les récits de voyage ou les essais. Malgré quelques pages sur D’Annunzio, Alberto Savinio, Thomas Mann ou E.T.A. Hoffmann, il s’agit pour l’essentiel d’écrivains français. Le livre est organisé en cinq sections, suivant la géographie plutôt que la chronologie : Égypte, Turquie, Malte, Grèce et Venise. Sur les auteurs déjà très étudiés, comme Loti, Sophie Basch apporte un éclairage nouveau (« Dans Venise la grise »). Elle étudie la réception d’un succès théâtral comme la Théodora (1884) de Victorien Sardou, qui « inaugure une nouvelle ère du byzantinisme », et suscite un débat de l’auteur avec des historiens. Plus inattendue, « Une algarade en 1909 » rappelle une polémique à propos de la Grèce entre le jeune maurrassien Henri Clouard et Louis Bertrand. Sophie Basch paraît parfois excédée par la médiocrité des œuvres qu’elle étudie. L’irritation est particulièrement sensible dans le dernier chapitre, « Venise parodique ou l’érosion d’un mythe », qui passe en revue des œuvres généralement nulles, de Franc-Nohain et Flers et Caillavet à Lucien Fabre. Marcelle Tinayre se voit qualifier, dès le titre du chapitre à elle consacré, de « Bécassine chez les Jeunes Turcs ». L’auteur paraît plus d’une fois céder à une pente satirique qui n’est finalement pas très encourageante pour le lecteur. Ce n’est pas une condamnation idéologique « pro-orientaliste » à la manière d’Edward Saïd, puisque, dès la première page, l’auteur critique, en citant John V. Tolan, sa « perspective presque rigide » ; il s’agit plutôt d’une réaction à un excès de mauvaise littérature : mais est-il utile aujourd’hui de nous dégoûter d’une Marcelle Tinayre que personne ne songe à lire ? 

Photographies. Méaux, Danièle et Vray, Jean-Bernard (sous la direction de), Traces photographiques, traces autobiographiques (Publications de l’Université de Saint-Étienne-Jean Monnet, 2004, 174 p., 20 €). Ce bel ouvrage prouve qu’une presse universitaire, en France, peut faire parfois aussi bien que ses contreparties étrangères, pour peu que des partenaires intelligents s’y mettent, comme c’est le cas ici de l’IUFM de l’Académie d’Amiens pour cette publication des actes d’un colloque tenu à la Maison de la culture d’Amiens en 2003. Le projet dudit colloque s’inspirait largement du « manifeste autobiographique » de Gilles Mora, paru en 1983 (reproduit ici), pour qui la photographie permet à l’opérateur de reconstruire sa vie de manière fictive. La photographie échappe aujourd’hui en grande partie à une histoire spécifique : elle se lie de plus en plus aux autres arts, ainsi qu’à la littérature, au risque peut-être de se dissoudre dans un ensemble un peu indistinct. Comme le dit Danièle Méaux dans sa préface, « si les rapports de l’autobiographie et de la fiction ont été étudiés dans le champ littéraire, la photographie apparaît comme un objet problématique, qui articule de manière complexe ancrage dans le réel et ouverture à l’imaginaire ». Tous les articles rassemblés dans ce volume ne sont pas également limpides : dans la section La Trace, on pourra par exemple trouver l’étude « théorétique » de François Soulages quelque peu ténébreuse. Celle d’Arlette Farge sur La Photographie et le battement du temps est plus accessible : la réflexion de l’historienne sur son rapport au passé se nourrit de manière très riche des interrogations qu’elle adresse à quelques photographies contemporaines. Dans la même section, un petit texte de Jean Loup Trassard évoque la photographie « piège à temps ». La partie intitulée Images et mise en récit  présente quelques études de cas : il y est question de Jean le Gac, de Paul-Armand Gette, de l’inévitable Sophie Calle et de son « image fabulatrice » (Jean Arrouye) ou encore de sa «faux/tobiographie », notion que Jean-Paul Guichard oppose à la « phautobiographie » selon Denis Roche. Une autre section rassemble des textes qui portent sur « photographies et vie intime ». C’est là qu’on retrouve le manifeste de Gilles Mora. À noter l’expérience de « journal photographique sur le Web » de Louise Merzeau, dont de séduisants échantillons en couleurs figurent dans le cahier d’illustrations. La photographe, qui s’est imposé de « prendre chaque jour une photographie et la diffuser aussitôt sur le réseau », s’interroge sur les conditions techniques et subjectives de cette entreprise. Bernard Lafargue propose un parcours express de la mise en scène de l’intime de la Renaissance à avant-hier, avec quelques brèves pauses sur Mapplethorpe, Nan Goldin, Marcel Duchamp, Pierre Molinier, Cindy Sherman et, guess who ?, Sophie Calle. Mentionnons encore « Ma vie et la photographie » de Jean-Claude Bélégou, avec tout un cahier de ses œuvres. Pour lui, « toute image n’acquiert du sens qu’en étant construite » et ses photographies sont donc des mises en scène. La sectionPhotographie et écriture autobiographique se rapproche un peu plus de la problématique proprement littéraire : il y est question de « L’Image de soi dans le récit d’enfance » (Alain Schaffner), de « L’Ontologie précaire » de Roland Barthes (Stéphane Chaudier), des « Belles endormies » de Gérard Macé (Agnès Castiglione), de Marguerite Yourcenar (Agnès Fayet), de François Bon, « l’écrivain en photographe » (Christine Jérusalem), de « Voyages photobiographiques» (Philippe Antoine), de Jean-Loup Trassard (Jean-Bernard Vray). 

Pica. Vittorio Pica, « Votre fidèle ami de Naples »Lettere a Edmond de Goncourt, 1881-1896, a cura di Nunzio Ruggiero (Guida, 2004, 260 p., 15,80 €). Dans les dernières décennies du XIXe siècle, le Napolitain Vittorio Pica fut l’un des principaux passeurs de la culture et de la littérature françaises en Italie. En relations avec Zola, Maupassant, Verlaine et Mallarmé, il eut un rapport privilégié avec Edmond de Goncourt. Les lettres de celui-ci manquent malheureusement à la correspondance, les archives de Pica ayant été dispersées. Une seule lettre de Goncourt, publiée par le destinataire, est connue : elle relate la disparition du peintre italien Salvatore de Nittis, mort brutalement à Paris en août 1884. Les soixante-sept lettres de Pica témoignent de son admiration pour le vieux Goncourt et de son désir de faire connaître son œuvre en Italie. Ainsi, en 1885, il l’invite à collaborer à un numéro spécial du journal Napoli consacré largement à un éloge de la république parténopéenne : s’il l’a lu, Goncourt a dû être surpris de voir sa contribution publiée à côté d’une lettre d’Éléonore Pimentel ! Les dix-neuf premières lettres de Pica sont en italien ; ensuite, il écrit en (excellent) français. Selon Nunzio Ruggiero, il pouvait alors se sentir autorisé à négliger sa langue natale, étant devenu un critique reconnu. Outre une introduction et une annotation copieuses, le volume contient une série de documents sur la réception des Goncourt en Italie : un portrait des deux frères par Vittorio Pica dans la Rivista Nuova en 1881 et les premiers comptes rendus des romans au moment de leur parution en France par Pica et d’autres, comme Luigi Capuana, Matilde Serao, Federico De Roberto, D’Annunzio et même Édouard Rod (dans le Fanfulla della Domenica en 1884). L’ensemble est précieux.

PolitiqueLittérature et politique en France au XXsiècle, sous la direction de Guillaume Zorgbibe (Ellipses, 2004, 302 p., s.p.m.). Voilà bien longtemps que nous n’avons pas vu citer Pierre-Henri Simon ! C’est ce que fait Alain-Gérard Slama dans sa brève préface à cette anthologie d’essais critiques où il voit un signe de résurgence de ce qu’il appelle « l’histoire littéraire des idées », susceptible de « faire des textes littéraires une source à part entière de la connaissance histo-
rique ». Il n’a sans doute pas tort. Pas tort non plus quand il rend la nouvelle critique des années 60 et 70 responsable d’une éclipse qu’il juge malencontreuse. Cela dit, on se demande à quoi il s’en prend quand il soutient que ce livre devrait pouvoir « aider à faire de la littérature autre chose qu’un procédé de colorisation de la mémoire ». On s’étonne également quand il parle d’exhumer (c’est son mot) certains titres de Segalen ou Guillevic qui ne sont pourtant pas inconnus des lecteurs. L’introduction non moins brève de cet ensemble évoque, quant à elle, « l’intime du langage », « l’intime de la littérature, langage souverain par excellence », où il « convient de chercher le politique » – conception qui nous agréera un peu plus. Si nous avons bien compté, cinquante-cinq auteurs sont passés en revue, chacun pour une œuvre dont on ne peut pas dire sans exagération qu’elle est oubliée. Mais il est vrai qu’à côté de Proust, Claudel, Cocteau, Sartre, Beckett, Sollers ou Genet, certains écrivains n’ont plus qu’un lectorat un peu confidentiel. Chaque cas est traité en cinq pages ; c’est évidemment un peu rapide pour rappeler les grands traits d’une biographie et analyser des œuvres comme Les Hommes de bonne volontéVoyage au bout de la nuitÀ la recherche du temps perdu ou Les Mandarins. Certains ricaneront en voyant Sollers encadré par Sarraute et Duras, mais les quelques pages que lui consacre Nicolas Ginsburger sont plutôt bien tournées et pertinentes malgré un certain côté « Viande froide » (comme disent les journalistes) probablement involontaire. L’intéressé en appréciera la première phrase qui énonce calmement qu’« après 45 ans d’une carrière littéraire extrêmement riche, aujourd’hui encore très active, etc. ». Ce volume «destiné aux étudiants en lettres, en sciences politiques ou en histoire », sans être tout à fait révolutionnaire, apporte néanmoins une perspective un peu inhabituelle à son sujet. Les auteurs des notices sont vraisemblablement des étudiants d’histoire ou de Sciences-Po (il n’en est rien dit) : si c’est le cas, c’est plutôt bon signe pour le niveau culturel de nos futurs dirigeants.

PoésieLe Coin de table n° 19 (Maison de poésie, 2004, 128 p., 16 €). On s’était dit cette fois un peu d’indulgence et d’eau fraîche sur le coin de table, mais non, même la chroniqueuse de mode poétique Emma Tulu n’a plus rien à dire d’un peu piquant, et malgré quelques pages agréables de Claude de Burine, de Jacques Réda, on s’avoue plombés par le 1400e poème de N. Pavée (un sonnet), par des études s’attaquant hautement à « l’apostrophe polyphonique de la modernité » (cherchez Léger), alors en fait ce sera, pour cette tournée encore, au coin, indigence et eau tiède. 

Ponge. François Almaleh, Francis Ponge, la fable spéculaire ou la création littéraire (Écritextes, 2004, 123 p., 11 €). Dans cet essai, François Almaleh s’interroge sur la fonction réflexive de l’écriture pongienne qui, en se déployant, rend lisibles à travers un feuilletage métapoétique caractéristique de la modernité littéraire les raisons mêmes de la création. C’est pourquoi l’auteur s’attache d’abord à relever et à commenter les indices de spécularité qui émaillent les textes de Ponge – et qui, pour certains, se thématisent sous les espèces du miroir et de ses dérivés optiques –, pour ensuite se concentrer sur un très court poème, intituléFable, dans lequel on se plaît à voir comme l’essence même de la poétique pongienne, son condensé ultime, son reflet rigoureusement médité. L’essai dans son entier est la glose de ce texte ; il aboutit à cette conclusion : « Ainsi au terme de cette étude, nous avons développé parallèlement deux idées centrales : celle queFable est baigné de reflets car le poème est lui-même un miroir à multiples facettes, et celle par ailleurs que Fable est un texte sur le texte qui se crée et vit. » CQFD. On se demande, après avoir refermé ce petit livre, pourquoi la dépense de 120 pages pour en arriver à cette somptueuse banalité – et surtout, comment on peut encore aujourd’hui écrire de telles choses sur Francis Ponge. Car, à examiner de près la méthode, les hypothèses et les arguments de François Almaleh, on s’avise – très vite au demeurant – de ce que l’opuscule doit à une mauvais pédagogie de lecture, indigne même d’une méchante classe de collège. Non seulement l’auteur s’ingénie, sans brio, à collectionner les lieux communs et les banalités, mais il nous démontre qu’il n’a rien lu ou si peu. De Francis Ponge, il ne retient que deux ou trois idées post-mallarméennes – pourquoi pas, en effet, puisque Ponge lui-même ne manquait pas d’évoquer souvent le maître de la rue de Rome, mort un an avant la naissance de l’auteur du Parti pris des Choses – et laisse dans l’ombre épaisse de l’ignorance ce que la recherche actuelle sur l’œuvre et la poétique de Ponge a pu apporter de meilleur et que l’on se doit de connaître avant même de prendre la plume. Certes, Bernard Beugnot, Gérard Farasse et Jean-Marie Gleize sont cités dans la maigre bibliographie finale, mais quelle place leur réserve-t-on dans cet essai ? Et Bernard Veck, pourquoi est-il omis ? De même, le volume 1 des Œuvres de Ponge en Pléiade est référencé, mais le deuxième, où est-il passé ? On ne l’a sans doute pas lu. Pareille négligence, alliée à un sens de la lecture pour le moins fourvoyé, conduit François Almaleh à débiter des platitudes insignes, dont l’exemple qui suit donne la mesure : « Dans l’écriture de F. Ponge, rien n’est laissé au hasard parce que l’écriture (et celle particulièrement de notre poète) ce n’est pas (forcément et toujours loin s’en faut) une succession de mots simplement juxtaposés comme par exemple l’écriture automatique de certains Surréalistes. » Ou encore, dans le même registre infantile : « Rarement pouvons-nous lire en si peu de lignes un texte complet et parfaitement construit, si rigoureux qu’ôter un mot de Fable pourrait déstabiliser le texte lui-même et donc son sens. » C’est bien ce que nous pensions : soit l’auteur de ce livre n’a rien lu, soit il ne sait pas ce que c’est qu’un texte littéraire… Nous passerons sur le style de cet essai. Style est ici impropre, car, de cette denrée précieuse, l’écriture de François Almaleh est totalement dépourvue. Relâchements, solécismes, fautes d’orthographe, entorses syntaxiques, agrammaticalités, impropriétés, la copie cumule les faiblesses et les maladresses. Les Éditions Écritextes prennent-elles le soin de faire relire les ouvrages qu’elles publient ? On est en droit de se le demander. Après tout, ces carences visibles ont peut-être leur utilité : inspirer le recul immédiat (et on le souhaite définitif) du lecteur bénévole.

Proust (Mme). Évelyne Bloch-Dano, Madame Proust (Grasset, 2004, 384 p., 20,90 €). Marcel ne se serait sans doute jamais remis du défaut de fabrication qui fait annoncer par la table des matières, page 383, des remerciements qui auraient dû figurer à la page 385, mais que l’on retrouve, en fait, page 380. Lui qui passait ses nuits à griffonner d’inoubliables billets d’excuse ou de gratitude emphatiques aurait dû, du coup, y sacrifier un peu de ses jours. Incident malencontreux mais cependant bien véniel et qui n’entache pas cette biographie de Jeanne Proust, conduite avec chaleur et talent, à la fois sérieuse et d’une certaine légèreté de ton dont on imagine sans peine qu’elle a pu être celle même des milieux où a grandi le petit Proust. La vie de Jeanne, le rappel de ses antécédents familiaux, l’évocation de son mode de vie, l’intensité de ses rapports avec son fils, la relative froideur de ceux avec son mari, tout cela est narré de manière simple et attachante. Les trois parties distinguent les trois grandes périodes de la vie de Jeanne : la jeune fille à marier ; l’épouse et mère de famille ; la bourgeoise qui reçoit et qui va en villégiature puis qui devient veuve et qui continue à veiller sur son étrange fils. Évelyne Bloch-Dano fait un habile usage de ses
sources, dont certaines sont bien connues des Proustiens et d’autres qu’elle a elle-même identifiées. La première partie, en particulier, s’appuie sur une recherche originale qui permet de mettre en lumière, à partir de documents peu connus, les origines juives de la famille de Jeanne Weil. Elle donne ainsi accès à une histoire qui rencontre, par beaucoup de côtés, l’histoire politique et sociale du Second Empire et de la Troisième République, dont bien des acteurs, parfois importants, étaient apparentés à la famille de Jeanne – ainsi de Crémieux, par exemple. Cette histoire d’une jeune fille, produit de l’ascension sociale rendue possible par l’intégration des Juifs à la nation française depuis la Révolution, nous fait pénétrer avec beaucoup d’empathie dans un milieu dynamique et passionné, attentif à toute une culture contemporaine. L’étroitesse des relations familiales, jointe à une très grande ouverture d’esprit et à un certain libéralisme politique, a fourni le terreau où a pu s’épanouir avec une extrême liberté le génie personnel de Proust. Sa mère en a été à la fois l’agent et le symbole. L’auteur puise tout au long à bon escient, sans étalage d’érudition inutile, avec des citations brèves et bien choisies, dans l’immense archive produite par les Proustiens. Elle en retient ce qui peut faire de Marcel et de sa mère des personnages que nous approchons de manière familière mais qui demeure respectueuse de certains secrets – ainsi du dossier médical de Jeanne, qui existe, nous dit sa biographe, mais qu’elle n’a pu consulter. Sur certains points de détail, la recherche aurait cependant pu aller plus loin. Ainsi, quand il est dit qu’« on avait choisi pour parrain un certain Eugène Mutiaux », l’article de Michel Bernard au sujet de cet inconnu, publié dans les actes du Cinquième Colloque des Invalides, aurait fourni quelques détails. Petit lapsus : Évelyne Bloch-Dano attribue à Tissot un Onania, ouvrage d’un auteur anglais dont il ne fait que s’inspirer. Pour le reste, on consultera avec curiosité les tableaux généalogiques des Weil et des Berncastel, de même que celui qui expose la parenté, bien lointaine cependant, entre Nathé Weil, le père de Jeanne, et son contemporain Karl Marx. Les notes abondantes ainsi que l’index complètent utilement la bibliographie un peu succincte (c’est avec bon sens que l’auteur relègue dans une note adressée aux psychanalystes « le soin d’expliquer, chacun à leur façon, le lien entre l’attachement de Marcel Proust à sa mère et son homosexualité »). Ce travail bien fait prolonge donc de manière intéressante et réussie ceux qu’Évelyne Bloch-Dano avait consacrés antérieurement à Madame Zola et à Flora Tristan. 

Proust. Martine Salvatge, Christine Laverne, Georges Bronner, Venise et Proust (Cahiers du temps, 2004, 63 p., 22 €). Un petit livre rectangulaire, qui fonde ses espérances ou ses surprises sur la résonance de citations et de pépites enfouies dans notre mémoire littéraire, et associe quelques fragments proustiens à des aquarelles légères, parfois évocatrices, plus souvent décoratives. L’album s’ouvre sur une section « Désir de Venise / longing for Venice », dont la citation inaugurale donne le ton et la mesure du défi : « Un de mes rêves était la synthèse de ce que mon imagination avait souvent cherché à se représenter, pendant la veille, d’un certain paysage marin et de son passé médiéval. » Le dispositif qui suit dit toute la difficulté de l’illustration pour rendre compte de l’univers proustien, ici transposé, dans des teintes évanescentes, en rose mauve et en vert d’eau, sur le mode de la légèreté, ou de la mièvrerie. 

Putains. Régine Deforges, Claudine Brécourt-Villars, Les Poètes et les putains (Albin Michel, 2004, 384 p., 35 €). Une anthologie selon le service de presse, un choix en réalité, qui réunit 250 poèmes et chansons en vers – avec une exception de taille : la prose de Maldoror ! Dans le déluge de pièces sur le thème de la putain, la sélection n’était pas aisée. Le résultat est un contraste plaisant entre les vers d’un Apollinaire (appelé à la rescousse pour quelques mots de La Chanson du mal-aimé sur une putain) et les paroles bâclées et faciles du Carco deDans l’trou (« Mais c’est dur quand l’perlot / On l’pay’ dix ronds la pipe / Pour l’fumer aux gogu’nots »). La préface, signée par Régine Deforges, et la postface, écrite par Claudine Brécourt-Villars, auraient pu « fusionner » : elles parlent de la même chose et racontent la même histoire. La signataire de La Bicyclette bleue a son nom plus gros sur la couverture (et seule sa photographie figure sur le rabat de la couverture) : on veut croire que c’est justice, et non la conséquence d’un argument du service commercial (auteur, saluez bien bas !) ou du service de presse (auteur, re-saluez). En fin de volume, un lexique bien utile indique ce qu’est un daron (« tenancier de maison close »), une jerse (« maîtresse de proxénète »), une rouchie (« prostituée de bas étage »), termes argotiques utilisés par les rimeurs d’antan et tombés en désuétude. On apprend que le surnom de maquereau vient d’une « allusion au poisson qu’on fait cuire dans le beurre » et qu’un farfadet était le « client reçu gratuitement, réclamant parfois de l’argent, mais à titre de prêt ». Une part un peu belle est faite aux chansonniers de la Belle Époque, dont les compositions sont parfois un peu répétitives. Parmi les auteurs de chansons du XXe siècle, on trouvera La Complainte des filles de joie de Brassens, qui date de 1962, mais non Putain de toi du même, qui avait pourtant sa place dans le recueil. Rien de Brel, bien que les paroles d’Amsterdam eussent pu figurer dans le volume. Il est vrai que la page des Remerciements justifie certains manques : « Le lecteur pourra s’étonner de ne pas trouver ici certains textes attendus sur le thème. Les exigences des ayants droit étaient parfois telles que nous avons dû y renoncer. » Ne citons pas de noms, bien qu’ils viennent aisément à l’esprit, ce serait un coup à faire adresser du papier bleu à la revue. Citons plutôt ces vers de Maupassant, composés vers 1881 et qui, s’ils ne rappellent ni de près ni de loin la poésie d’un Paul Eluard ou celle d’un René Char, n’ont, eux, rien d’ennuyeux :

Salut, grosse putain, dont les larges gargouilles
Ont fait éjaculer trois générations !
Et dont la vieille main tripota plus de couilles
Qu’il n’est d’étoiles d’or aux constellations ! 

RadioAnthologie du XXe siècle par la radio, dirigé par Patrick Frémeaux (Frémeaux et associés, 2004, six CD dans un coffret, avec un livret ; s.p.m.). André Salmon sur Apollinaire, la mort de Marcel Proust, l’opinion de Paul Valéry sur Hitler et la guerre, Paul Claudel à propos du Soulier de satin, des réflexions de Gaston Bachelard, Françoise Sagan juste après Bonsoir tristesse, Jean Vilar sur les trois ans du TNP, Raymond Queneau répondant à des questions stupides sur Zazie dans le Métro, Boris Vian et Henri Salvador se livrant à un exercice de ’Pataphysique, Albert Camus remerciant poliment et gentiment pour son prix Nobel, Jacques Prévert déclarant qu’il ne sait pas ce que c’est que la poésie, Marguerite Yourcenar interrogée à distance au moment de son entrée à l’Académie Française, tels sont les éléments retenus, comme passages « littéraires », dans cette anthologie radiophonique. Le plus décoiffant : l’intervention Vian-Salvador. Le plus surprenant : la voix de gamine de Simone de Beauvoir. Le plus démodé : le ton des « interviewers ». 

Rebatet. Pascal Alain Ifri, Rebatet (Pardès, 2004, 127 p., 12 €). Ce n’est pas de chance pour Lucien Rebatet, la collection Qui suis-je ? de cet éditeur engagé « très à droite » se présente sous une maquette de couverture esthétiquement repoussante : des livres aussi moches que celui-ci, peu d’éditeurs parviennent à en réaliser. L’écrivain et journaliste, dont le nom est le plus souvent, quand il apparaît, synonyme de puanteur idéologique, a trouvé ici un biographe bienveillant et plat. Deuxième malchance pour un qui pensait ses effets de plume ravageurs, les citations choisies donnent peu envie d’aller à la découverte d’une œuvre dont on nous assure qu’elle est importante dans plusieurs registres : pamphlétaire, romanesque et musicologique. L’iconographie dispersée chronologiquement est faite, pour la quasi totalité, de photos d’amateur extraites d’un album de famille. Le tout, couronné par une « Étude astrologique de Lucien Rebatet », est signé par un « Marin de Charette » qui fleure bon son vieux chouan. Bref, rien ne donne accès à un début d’explication de la personnalité de Rebatet, et c’est dommage : toutes réserves émises, et avec les immenses pincettes d’usage, les contradictions de ce petit bonhomme paroxystique et déplaisant, mais aussi passionné d’écriture qu’il l’était de politique, restent à analyser, l’ouvrage trop facilement malveillant de Robert Belot (Lucien Rebatet. Un itinéraire fasciste, 1994) et le montage orienté de textes publié par Berg en 1999 (Dialogue de « vaincus ») n’étant pas des sources fiables.

Renan. Anne-Marie de Brem, Tréguier et la maison d’Ernest Renan (Monum/Patrimoine, 2004, 64 p., 7 €). Guide sur les pas de Renan dans sa ville et dans sa maison natale, devenue musée, comprenant aussi une (brève) biographie. Abondamment illustré, surtout de gravures et cartes postales anciennes, ce volume est un véritable petit « album Renan », utile et agréable, qui donne très envie d’aller flâner à Tréguier. 

Révolution. Michel Surya, La Révolution rêvée. Pour une histoire des écrivains et des intellectuels révolutionnaires (1944-1956) (Fayard, 2004, 580 p., 25 €). Se basant sur le titre d’une œuvre de Marx Ernst, Rêve de révolution, Michel Surya se propose de retracer les douze années les plus marquantes de ce rêve, à savoir les nombreux débats qui organisèrent le champ intellectuel d’après-guerre, autour des notions de révolution et d’engagement. Pour ce faire, il recourt aux documents d’époque : « l’essentiel » des œuvres, de nombreuses revues, principalement Les Temps modernes, La Nouvelle Critique, Les Lettres françaises, mais pas ou très peu d’archives. L’objectif n’en est pas moins colossal, puisque l’auteur désire intégrer dans son propos les productions d’auteurs de renom (Sartre, etc.) mais aussi d’intellectuels moins charismatiques, dont les noms apparurent dans les sommaires des revues, mais que l’histoire oublia. On se réjouit de l’étendue de l’enquête, d’autant que l’auteur ne rechigne pas à internationaliser ses sources et à intégrer dans son étude les intellectuels non français qui participèrent aux débats. Dans un style qui passionne ou irrite, l’auteur conte comment la Libération représenta pour beaucoup de Résistants un espoir de révolution esthétique, morale et/ou sociale (la célèbre expression de Jean Cassou, « De la Résistance à la Révolution », devint la devise de Combat). Alors que les intellectuels s’accordaient, dans l’immédiat après-guerre, sur l’engagement inévitable de l’écrivain ou de la littérature, ils se divisèrent néanmoins rapidement en plusieurs groupes, menés par les figures essentielles de Sartre, des représentants ou adhérents au PCF, etc. Les Communistes tentèrent, durant plusieurs années, de s’accaparer le monopole des idées révolutionnaires, mais les intellectuels désertèrent petit à petit leur rang et mirent à partir de 1956 leurs espoirs sur d’autres révolutions, à commencer par l’engagement dans le débat de la guerre d’Algérie. On ne comprend pas toujours l’organisation de l’ouvrage (quatorze parties, divisées chacune en un, deux, trois ou quatre chapitres), mais d’utiles sommaires résument, sous des titres capitulaires originaux mais peu explicites, le contenu de chaque chapitre. On regrette que l’auteur se cantonne uniquement à l’époque étudiée et ne fasse que peu de liens avec les positions occupées avant-guerre et durant l’Occupation par les écrivains liés d’une manière ou d’une autre à la « révolution rêvée ». Ainsi, très peu de cas est fait des écrivains qui décrochèrent rapidement du Communisme et eurent pourtant leur mot à dire dans les débats d’après-guerre. De même, la « conversion » au Communisme puis la tout aussi rapide « reconversion » de nombreux Résistants est pratiquement passée sous silence. Et c’est à peine si on voit apparaître les initiales du CNE dans le texte. En aval, l’auteur choisit délibérément de ne pas utiliser les témoignages ultérieurs à la période étudiée. Or, retourner en arrière et se pencher sur des ouvrages testimoniaux aurait certainement apporté un éclairage différent et de précieuses informations sur les nombreux débats d’après-guerre relatés dans l’ouvrage. De même peut-on croire que les nombreux chercheurs qui se sont penchés sur la période auraient apporté quelque grain à moudre au critique : celui-ci ignore presque complètement leurs travaux. Si certains chapitres de l’ouvrage sont excellents, on s’étonne de trouver dans d’autres des approximations ou raccourcis, qui appuient certes le propos de l’auteur mais biaisent complètement la vision du champ intellectuel de l’époque. Ainsi (pour faire court), Michel Surya oppose plusieurs groupes d’intellectuels dans les débats d’après-guerre. Parmi eux, les Surréalistes et leurs héritiers ; les Existentialistes ; les Communistes. Les premiers auraient décidé de se séparer complètement du communisme, voire de s’affirmer anti-communistes. Mais avancer cette thèse, c’est caricaturer une époque et passer sous silence l’aventure du « Surréalisme révolutionnaire », mouvement fondé en 1947, qui affirme encore que le Communisme porte en lui l’espoir d’une transformation du monde. L’essai, complété par une chronologie étendue qui dessine le contexte historique, déploie donc une grande envergure investigatrice mais pèche par certaines lacunes. Au lecteur averti de les combler.

Rimbaud (I). Claude Carton, Rimbaud. Retour sur images (Anciaux, 2004, 170 p., 36 €). À part quelques ringardises (le portrait photographique du poète pris par Carjat ici « traité à la manière d’Andy Warhol »), un album d’images sur Rimbaud qui ne manque pas de qualités picturales. Un album iconographique de plus sur Rimbaud, pensera-t-on, mais celui-ci a l’avantage de montrer, et en couleur, des décors ardennais que l’auteur d’À la musique a réellement vus ou pu voir. Un reproche : les images sont souvent exagérément petites (les cartes postales, notamment, sont reproduites en occupant à peine l’espace que prendraient deux timbres-poste placés côte à côte. Un document fort peu connu (là encore, à voir avec une loupe) est la page du livre des ventes de la chapellerie Nicaise, qui indique que, le 19 octobre 1870, Vitalie Rimbaud rapporta le képi de collégien que son terrible fils ne devait plus porter. En dernière partie de volume figure la photographie totalement apocryphe de la mère du poète : « très peu reproduite, car particulièrement sujette à caution », explique l’auteur. Ce n’est rien que de le dire, mais pourquoi reproduire et ainsi cautionner un tel document ?

Rimbaud (II). Yanny Hureaux, Un Ardennais nommé Rimbaud, préface d’André Velter, photographies de Gérard Rondeau (La Nuée Bleue/L’Ardennais, 2004, 222 p., 17 €). Cet ouvrage, une réédition corrigée et amplifiée, relève plus du journalisme local et de la célébration du terroir que de l’histoire littéraire. On en apprend davantage sur les paysages ardennais que sur la vie de Rimbaud ou sur son œuvre. Le début, sur le père absent, est d’une plume savoureuse, mais très vite le style indirect libre et les phrases hachées en font un roman de gare. La construction de l’ouvrage n’est pas chronologique, mais faite d’ajouts successifs. Les anecdotes sur les jeux d’enfants dans la campagne, le référent possible du Cabaret Vert ou de la Rivière de cassis, l’histoire de la ferme de Roche, le frère de Rimbaud, rien qui ne se trouve déjà chez Ernest Delahaye ou chez d’autres. Un raccourci à citer : « Durant ces douze ans, en Arabie et en Abyssinie, Rimbaud sera négociant, explorateur, géographe » (sic). On se demande ce qui permet à l’auteur de dire que Marine a été écrit lors du premier voyage en mer du poète, et s’il n’existe vraiment que deux ardennismes dans son œuvre ! La mise en page des vers cités est loin d’être parfaite. Les photographies témoignent plus du désert agricole actuel qu’elles ne ressuscitent le passé. La couverture est convenue (le portrait de Rimbaud extrait du Coin de table). La sympathie de l’auteur pour ce gars de « chez nous, dans les Ardennes » n’est pas une garantie de compétence et d’apports nouveaux, même en matière d’érudition locale. Les notes finales sur la route Rimbaud-Verlaine et les divers lieux du culte peuvent être cependant utiles à ceux qui envisagent un pèlerinage pour leurs prochaines vacances.

Rimbaud (III). Jean-Luc Steinmetz, Arthur Rimbaud. Une question de présence, biographie (Tallandier, 2004, 488 p., 25 €). Dans son « Introduction à la nouvelle édition », l’auteur prend acte des nouvelles biographies de Rimbaud parues depuis 1991 dont il ne semble guère apprécier l’existence, si l’on comprend bien le sens de cette remarque contournée : « Devant de tels successeurs, je n’ai guère pris soin de réagir puisque mon Arthur Rimbaud. Une question de présence était bel et bien là et ne demandait pas d’accommodations particulières pour s’actualiser. » C’est dire que, selon lui, les apports des autres biographes sont nuls, ou du moins trop minces pour être pris en compte. Aussi bien, l’éditeur réimprime-t-il telle quelle l’édition de 1991, en actualisant simplement la bibliographie, six pages dans une nouvelle composition, dont la différence typographique est (trop) perceptible. Que dire de plus de cet ouvrage, dont le ton a par endroit les accents vieillots d’une biographie subjective classique (« quelque peu chiffonné de n’en avoir rien su »), alors qu’il devient ailleurs très personnel et riche en résonances (par exemple, la belle page introductive aux « Morceaux d’enfance ») ? Cette réédition n’a donc d’autres raisons d’être que le souci de reprendre sa place sur le marché du livre, où elle fait sa troisième apparition.

Rimbaud (IV). Paterne Berrichon, Jean-Arthur Rimbaud le poète, présentation de Pierre Brunel (Klincksieck, 2004, 184 p., 14 €). Si l’on continue à considérer la version berrichonnienne de Rimbaud comme un meurtre du « vrai » poète, que fait-on de ce présumé assassinat ? La question de l’hagiographie de Pierre Dufour se trouve nuancée dans la présentation de Pierre Brunel, qui réédite cette œuvre publiée en 1912 et tente de remettre en lumière l’apport de Berrichon dans la biographie et le mythe de Rimbaud : distorsions rectifiées, exagérations nuancées, erreurs signalées. N’aurait-il pas été cependant plus judicieux de laisser passer cette « année Rimbaud », pleine de publications et de manifestations commémoratives, et d’attendre l’achèvement de « l’indispensable thèse entreprise au sujet de Paterne Berrichon par une candidate travaillant sous la direction d’André Guyaux » ? 

Rimbaud (V). Salah Stétié, Rimbaud d’Aden (Fata Morgana, 2004, 46 p., s.p.m.). Cela commence par une carte postale d’un élitiste au charme suranné : « Le Yémen est un haut pays de rêve. Non pas le rêve des dépliants touristiques, mais le rêve éveillé : celui des poètes. » Hélas, l’ensemble est un texte verbeux et vide, qui n’apporte strictement rien et n’est pas sans rappeler le blabla eaudurobinesque des Voleurs de feu de Dominique de Villepin, le Chateaupasbriand de notre temps. Ancien ambassadeur, Salah Stétié promène sa puissance comique de « poète » officiel dans toutes les manifestations où on le convie à pérorer. Et cela vaut  ses lecteurs ou à ses auditeurs de belles perles : les Yéménites seraient « beaux comme des faucons s’apprêtant à prendre leur envol » ! Ô Salah, nous faire du Ducasse quand on attend du Rimbaud ! « Aden est dur sous son soleil de plomb l’été » : mauvais alexandrin mais beau propos de dépliant touristique, cela. Une expression, une seule, à sauver, dans cette plaquette par ailleurs joliment présentée, car elle témoigne de ce pouvoir comique que nous évoquions plus haut : « les Anglais blanc et roses, douloureusement en manque de pelouse ». Il ne reste qu’à demander à notre ambassadeur-poète, à ce mini-mini-Claudel la permission de penser que sonRimbaud d’Aden ne justifiait peut-être pas l’impression, car celle que laisse ce qui aurait dû légitimement s’instituler Mon Yemen à moi est des plus falotes. Un manque de pelouse flagrant, oui. 

Rimbaud (VI). Philippe Besson, Les Jours fragiles (Julliard, 2004, 188 p., 18 €). Un « roman » où l’auteur parle à la place d’Isabelle Rimbaud durant les mois de l’agonie de son frère. Le ton : « Oh, ma chère, si vous saviez ce qu’il a souffert, mon pauvre frère, bouh, j’en suis encore toute retournée ! » Le style : insipide et impersonnel. La source : démarquage d’une biographie du poète parue il y a quelques années – un démarquage que Philippe Besson poursuit après la parution de son « roman », puisqu’il va répétant mot pour mot, dans des émissions, ce qu’il a entendu dire par le biographe dans des émissions antérieures (un nouveau Troyat nous serait-il né ?). Ayons une pensée pour le romancier Patrick Besson qui a dû faire face cette année à cette pénible homonymie, et admettons que, pour l’heure, le Philippe Besson des Jours fragiles paraît assumer avec aisance sa position d’auteur de romans pour grandes surfaces, où l’ordre alphabétique le fait voisiner avec Avril (Nicole) et Buron (Nicole de), ce qui n’est pas rien.

Romanesque. Gilles Declercq et Michel Murat, Le Romanesque (Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, 317 p., 20 €). Il est rare qu’un collectif se compose d’articles de même tenue et qu’on prenne un plaisir égal à les lire. C’est le cas de ce volume rassemblant les travaux issus d’un séminaire qui s’est tenu de 1998 à 2000 et s’est conclu par un colloque à l’Université Paris-IV. Particulièrement riche parce que central et situé à l’articulation de la poétique, de l’histoire littéraire et des études culturelles, le concept de « romanesque » présente d’importantes difficultés : il relève aussi bien de la théorie littéraire que de la langue commune, désigne une réalité mouvante au cours des siècles et paraît sans cesse disparaître derrière le roman, avec lequel cependant il ne se confond pas – « Le romanesque n’est pas le roman, mais l’une de ses composantes. Il y a du romanesque dans le roman : ce romanesque peut être critiqué (voir le Don Quichotte de Cervantès, ouIllusions perdues de Balzac), mis à distance de manière ambivalente (Stendhal), ou au contraire offert comme moment de pur idéal éthique (George Sand). » L’intérêt principal des communications est précisément de faire sans cesse le va-et-vient entre la théorie du roman et ses éléments dérivés, entre ce qui semble être le comble de ce genre et des faits de fiction indépendants de ce modèle littéraire. De sorte que le romanesque se révèle un fabuleux moyen de parcourir, selon un point de vue novateur, l’histoire du genre tout en s’autorisant toutes sortes de vagabondages, de redécouvertes ou de considérations sur les différentes modalités du romanesque : le merveilleux, l’élégiaque, le pathétique, l’héroïque, etc. Le champ envisagé est couvert de manière systématique tout d’abord sous une forme chronologique (les sources grecques du romanesque, le lyrique comme moyen du romanesque au Moyen Âge, le moment essentiel du roman baroque qu’expose Laurence Plazenet, romanesque et galanterie au XVIIe siècle, la poétique du romanesque chez Chateaubriand ou encore le cas de Victor Hugo, pour lequel Myriam Roman montre que la catégorie de romanesque ne convient pas), puis sous une forme plus analytique dans une série d’articles qui sont certainement parmi les plus intéressants. Michel Murat développe la notion proustienne de « romanesque vrai » afin de mettre en valeur les moments d’interférence entre la littérature et la vie, dont le meilleur exemple serait Nadja de Breton, qu’il définit comme un exemple de « romanesque sans le roman ». Alain Schaffner, s’autorisant de Bernard Pingaud (L’Expérience romanesque) montre que, si les romans se construisent volontiers contre le romanesque, le vrai romanesque provient généralement de ce conflit même. Mais c’est Thomas Pavel et Jean-Marie Schaeffer qui proposent le point de vue théorique le plus riche, en insistant sur la dimension axiologique qu’introduit la question du romanesque : « La spécificité du romanesque consiste à souligner la difficulté axiologique en suscitant une comparaison entre la simplicité et la transparence axiologiques de l’univers fictionnel et la complexité et l’obscurité du monde de l’expérience. L’invraisemblance empirique des romans romanesques fait donc partie intégrante de l’effet qu’ils poursuivent. Elle contribue à sa manière à la plausibilité axiologique de ces romans : les valeurs et les normes y sont représentées dans tout leur éclat, libérées des impuretés, des doutes et de l’injustice propres au monde imparfait de l’existence quotidienne. » La fiction, définie comme un dispositif inférentiel, y gagne d’enrichir l’expérience du lecteur en le conduisant à réfléchir au sens de l’action humaine et à ses rapports avec les normes, les valeurs et les habitudes de pensée.

Roumains. Petre Raileanu, Les Roumains de Paris. Gherasim Luca (Oxus, 2004, 190 p., 18 €). Dirigée par Basarab Nicolescu, la collection Les Étrangers de Paris propose depuis 2003 une série consacrée aux « Roumains de Paris ». Après un volume panoramique (Roumanie, capitale… Paris), quatre monographies ont vu le jour, Victor BraunerCioranEliade romancier et ce Gherasim Luca. Le sort de cet auteur, bien paradoxal, lui offre le statut rare et envié de poète maudit authentique, puisque son suicide, le 9 février 1994, après une vie fort peu argentée et une reconnaissance plutôt restreinte, a déclenché un engouement dont son principal éditeur, José Corti, devrait pouvoir mesurer tous les épisodes. Un film diffusé par Arte avait, il y a une quinzaine d’années, offert de nouveaux lecteurs au poète. Il existe d’ailleurs aujourd’hui un snobisme Gherasim Luca que la très haute qualité de l’œuvre justifie évidemment mais que l’œuvre elle-même semblait devoir empêcher. Volontairement installé dans l’instabilité, le glissement et la mise en danger, Gherasim Luca a probablement été le plus curieux des poètes français de son siècle. Et son origine roumaine n’est probablement pas pour rien dans son incessante révolte froide, non plus que son passage à la langue française, lié à des situations douloureuses et à l’exil. Membre fondateur du groupe surréaliste roumain (Gellu Naum, Paul Paun, Virgil Teodorescu, Trost), Luca fut à la fois un penseur et un praticien (depuis les pictopoésies de la revue 75 HP, conduite en compagnie de Voronca, jusqu’à son exploration des thèmes de l’amour, de la « mort morte » ou, plus fameux, de l’anti-Oedipe). L’une des qualités de l’essai de Petre Raileanu est d’avoir donné des clefs précises sur la part roumaine de cette œuvre changeante que les exégètes français ont tendance à négliger, forcément. Son défaut serait en revanche de faire mentir l’intitulé de la collection (« Les Roumains à Paris ») puisque, au fond, le tissu conjonctif et la topographie parisienne de Luca ne sont pas évoqués en tant que tels. Mais qu’importe : le livre n’est ni verbeux, ni nuageux, il propose des analyses informées et des points de vue cohérents. Post-scriptum destiné aux amateurs d’anecdotes littéraires : Gherasim Luca est le pseudonyme de Salman Locker, qui lui fut proposé par un ami et dont Gherasim Luca apprendra plus tard qu’il fut pêché par cet ami dans la notice nécrologique d’un archimandrite. On espère maintenant le volume consacré à Ilarie Voronca.

Saint-Exupéry. Hervé Vaudoit, Philippe Castellano, Saint-Ex, la fin du mystère (Filipacchi, 2004, 221 p., 19 €). Ces dernières années ont vu la localisation des restes de deux écrivains ayant divers points communs (ne serait-ce que leur renommée posthume et leur succès auprès des adolescents) et tous deux disparus au combat : Alain-Fournier et Saint-Exupéry. La plus médiatisée a certainement été celle du second. Peut-être est-il cependant un peu exagéré d’écrire (même si c’est pour une quatrième de couverture) que le mystère de sa disparition constituait « une des énigmes les plus célèbres du XXe siècle », d’autant qu’on ne sait toujours pas pourquoi son avion s’est écrasé en mer : abattu ? Panne ? Malaise du pilote ? En revanche, nul n’ignore ou n’est censé ignorer l’affaire de la fameuse gourmette d’argent, repêchée en mer en 1998 par un pêcheur marseillais et qui appartenait à l’auteur du Petit Prince. Ce livre reconstitue toute l’enquête qui, de 1991 à 2004, conduisit à l’identification des restes du fameux Lightning, reposant au large des calanques de Marseille. Enquête fort intéressante, disons-le, et moins peut-être par son résultat que par ses développements et rebondissements. On pourra y apprécier le rôle des médias, qui, versatiles et irresponsables, varient au moindre vent de l’opinion : au fil des semaines, la gourmette devint, comme toute relique, vraie, puis fausse, puis incertaine… Résultat, le pêcheur responsable de cette découverte en vint à intenter des procès aux héritiers dubitatifs de l’écrivain afin de retrouver son honneur perdu : tout un chacun, à Marseille, le traitait de fada et de mythomane noyé dans la bouillabaisse. Bien curieuse fut aussi l’attitude de ces héritiers envers ceux qui recherchaient avec obstination l’épave de l’avion. Les batailles d’experts et de contre-experts ont aussi de quoi réjouir les mânes de Paul Masson. On voit enfin quelle immense poubelle est la mer : les chercheurs y découvrirent force épaves romaines, mais aussi, outre des bidons, de vieux bateaux et des ferrailles diverses, pas mal d’autres avions, dont plusieurs Lightnings. Ce qui est assez piquant, c’est que, comme l’expliquent les auteurs, la découverte de l’avion de Saint-Ex est une conséquence indirecte de la fameuse loi Evin sur la réglementation de la publicité pour le tabac et l’alcool. Au lecteur de découvrir le comment et le pourquoi, dans ce livre qui, comme on dit, se lit agréablement. À quand le prochain cadavre retrouvé ? Quelque laboureur des Dombes retrouvera-t-il la pierre tombale de Louise Labé ?

Sainte-Beuve (I). Victor Hugo, Charles-Augustin, Sainte-Beuve, Correspondance, établie et annotée par Anthony Glinoer (Champion, 2004, 231 p., 38 €). Les 124 lettres échangées par Victor Hugo et Sainte-Beuve étaient déjà connues par diverses publications, en particulier par la correspondance générale de Sainte-Beuve et par deux éditions des œuvres complètes de Hugo. Certaines de ces lettres, bien que divers indices en attestent l’existence, n’ont toujours pas été retrouvées et figurent donc ici, si l’on ose dire, in absentia. L’intérêt de cette nouvelle édition est d’abord qu’elle permet de retracer l’évolution d’une amitié progressivement changée en haine entre ces deux acteurs essentiels de la vie littéraire du XIXe siècle. Ni l’un ni l’autre n’a toujours fait preuve d’une moralité irréprochable, mais il reste que cette relation, d’abord enthousiaste puis tournée en détestation et pour finir en indifférence, fait apparaître Sainte-Beuve comme un personnage assez méprisable. Le ressentiment et l’amertume de se voir reléguer au second rang n’excuse pas tout. « Fourbe tortueux », « je vis luire en tes yeux toute ta trahison », lui lance Hugo en 1845 dans un poème où il l’assomme de tout son mépris : « On devine la toile en voyant l’araignée. » Au-delà de cette histoire personnelle entre deux hommes que séparait en outre une rivalité amoureuse, c’est quelques moments de l’histoire littéraire du premier XIXe siècle que cette correspondance permet de retraverser. Elle est ici parfaitement éditée, chaque lettre ayant été revue avec soin sur l’autographe, quand il existe. Un index des noms de personne assortis d’informations parfois relativement développées permet de mieux situer Hugo et Sainte-Beuve dans le champ littéraire de leur époque.

Sainte-Beuve (II). Sainte-Beuve, Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme, édition établie par Jean-Pierre Bertrand et Anthony Glinoer (Bartillat, 2004, 287 p., 20 €). Renonçant à être poète comme il renoncera à être romancier, Sainte-Beuve, en publiant ce livre, écrit un « roman » qui a tout les traits de la mystification littéraire. On pense d’abord à Mérimée et à Marius Tapora, et bien sûr à Barnanooth, le riche amateur. Ratage ou réussite, on en dispute encore. Pourtant, les poésies de Joseph Delorme valent mieux que la plupart des œuvres contemporaines ; il a des accents, en plein Romantisme, à la fois de Verlaine et de François Coppée, avec une ironie légère qui transparaît dans ces poésies dont Sainte-Beuve lui-même souligne la mélancolie et, bien sûr, dans Les Rayons jaunes, dont on s’est beaucoup moqué à l’époque, sans voir ce que cette pièce d’anthologie apportait de nouveau. En cette année commémorative, cette relecture a un charme que n’ont pas les écrits critiques dans lesquels, avec constance et pesanteur, Sainte-Beuve s’est la plupart du temps trompé. Excellent travail de notes et d’établissement du texte. 

Sand (I). George Sand, Lettres retrouvées, édition établie, annotée et présentée par Thierry Bodin (Gallimard, 2004, 495 p., 21 €). Volumineux supplément aux vingt-six volumes publiés par Georges Lubin : 457 lettres inédites, allant de décembre 1825 au 24 février 1876, quelques mois avant la mort de George Sand. Comme toujours alternent les billets brefs – rendez-vous, requêtes, recommandations – et les lettres plus substantielles, parfois émouvantes, comme, en 1851, les remerciements à Dumas pour le sauvetage en Pologne des lettres envoyées par George Sand à Chopin. Le théâtre occupe une place importante, en particulier grâce à un ensemble de lettres de 1853-1854 à Gustave Vaëz et Alphonse Royer, co-directeurs de l’Odéon. Le tout est présenté et annoté avec tout le soin et l’érudition souhaitables. Quatre index : correspondants, noms cités, œuvres de Sand et, plus surprenant, index géographique, d’Abyssinie à Yport.

Sand (II). Jean Dérens, Luc Passion, Martine Reid, George Sand. L’œuvre-vie. Catalogue de l’exposition de la Bibliothèque historique de la ville de Paris (Paris-Bibliothèques, 2004,126 p.,30 €). Passons sur le titre regrettable et dépourvu de sens. La présentation de ce catalogue intrigue et ne convainc pas. Les documents sont publiés en belle page, avec commentaires en vis à vis, mais le choix des pièces reproduites manque de cohérence et surtout de charme : quel est l’intérêt, par exemple, de reproduire la lettre de Pauline Roland ? Et pourquoi publier la photographie de Sand par Richebourg qu’elle n’aimait pas et qu’elle voulait interdire, non sans raison ? En somme, on ne comprend pas bien à qui s’adresse ce catalogue assez luxueusement présenté.

Sand (III). Simone Balazard, Sand, la patronne (Le Jardin d’essai, 2004, 205 p., 14,50 €). Sous un titre curieusement plagié de Jean Paulhan, ce livre est un recueil de « fiches de lectures » méthodiques concernant les principaux livres de Sand (dates de rédaction et de publication ; dédicace ; lieu de l’action, personnages, etc.). Quarante-deux romans et une dizaine de pièces de théâtre (sur les trente qu’elle a écrites) sont ainsi dépouillés. L’auteur donne son opinion en de brèves formules généralement enthousiastes, parfois désarmantes et naïves. Le livre eût été indispensable s’il avait porté sur toute l’œuvre de Sand, mais c’était beaucoup demander, tant elle est vaste. Tel quel, il pourra rendre des services. 

Sand (IV)Lectures de Consuelo. La Comtesse de Rudolstadt de George Sand, sous la direction de Michèle Hecquet et Christine Planté (Presses universitaires de Lyon, 2004, 480 p., 25 €). Il est instructif de comparer à cet imposant volume – paraissant l’année du bicentenaire de la naissance de Sand – celui qu’avaient publié en 1976 – centenaire de sa mort – les Presses universitaires de Grenoble. Ce mince volume (moins de cent cinquante pages), intitulé La Porporina, entretiens sur « Consuelo », réunissait douze contributions. Le volume de 2004 en contient une trentaine sur près de cinq cents pages. Près de trente ans ont passé, des choses ont changé – par exemple, l’Université s’est féminisée : trois femmes participaient au volume de 1976, elles représentent les deux tiers des intervenants en 2004. La diffusion de l’œuvre s’est améliorée : en 1976, Léon Cellier signalait que Garnier ne réimprimerait pas son édition de Consuelo procurée en 1959 avec Léon Guichard. Aujourd’hui, Folio vient de la reprendre en fac-similé, et deux autres éditions de cet énorme roman sont disponibles. Notons enfin que le dialogue semblait plus à l’ordre du jour en 1976, comme le promettait le sous-titre au charme un peu désuet d’« Entretiens sur Consuelo » : on publiait alors le résumé des discussions, absent en 2004, ce qui est regrettable. On ne saurait ici analyser que dans ses grandes lignes le volume dirigé par Michèle Hecquet et Christine Planté, issu d’un séminaire et d’un colloque organisés par le groupe LIRE. Il se divise en cinq sections : Poétique, Musique, « la Famille humaine », l’initiation, « Sand et les autres », qui parcourent dans sa diversité ce roman où Alain voyait avec justesse notre Wilhelm Meister. L. Cellier et L. Guichard ayant particulièrement étudié le rôle de la musique et de l’initiation, c’est dans les sections « Poétique » et « Famille » que l’apport est le plus éclairant ; les deux domaines ne sont d’ailleurs pas sans un lien profond : histoires de famille et généalogie, particulièrement énigmatiques dans Consuelo et La Comtesse de Rudolstadt, suscitent pour une part la complexité des procédés narratifs mis en jeu, une « contre-polyphonie » anti-réaliste, selon Éric Bordas. La section « Sand et les autres » est la moins développée, limitée à trois communications, ce qu’on regrette : Sand et Hoffmann, les lecteurs allemands et une étude d’Anna Szabo, « De Consuelo à Jean-Christophe », qui propose une ouverture nouvelle sur la fortune du roman. 

Séries. Anne-Marie Pol, Les Séries : chronique d’un malentendu littéraire (Sorbier, 2004, 138 p., 10 €). Le malentendu consiste surtout à demander à un écrivain pour la jeunesse de disserter sur un genre dont il n’est pas même capable de donner une définition stable, et encore moins pertinente : dans le grand fatras des impressions et des naïvetés, même d’auteur, tout se mélange, séries, cycles, œuvre, conte, l’ensemble étant porté par un ton pétulant qui serait bien sympathique si l’auteur ne disait pas trop souvent n’importe quoi sous prétexte de vivacité et d’impertinence. En somme la martingale unissant l’expérience de l’écriture au recul du critique reste à découvrir. On passe son tour, sans même prendre la peine de se demander à qui est destiné ce volume hybride dont la mise en page évoque l’édition scolaire. Pauvres étudiants d’IUFM…

Souvenirs. Mathurin Maugarlonne, À la rencontre des disparus (Grasset, 2004, 364 p., 20,90 €). Peu importe qui se cache derrière le pseudonyme franchouillard de Mathurin Maugarlonne : le découvrir n’aurait absolument aucun intérêt, bien que l’auteur tienne à nous rappeler, à diverses reprises, qu’il travaille à l’Assemblée Nationale. Ce livre (dont une note nous informe qu’il a déjà été publié hors commerce) appartient à la catégorie de ce qu’on pourrait appeler les automémoires : souvenirs révélant des égolâtres. L’auteur y étale complaisamment ses anciens carnets d’adresses. Dès la première page, le ton est donné : « Qu’aurais-je de mieux à faire que d’évoquer les belles figures que j’ai connues ? » L’ironie intermittente n’empêche pas qu’on y ait droit, et longuement. On navigue ainsi entre Histoire et Littérature, avec des clins d’œil au passage : « Il était soucieux de tous les équipages, porteurs de blés flamands ou de cotons anglais, et non des ivresses idéologiques. » On se rengorge, tout en se confessant pétri du néant des choses : « Je voudrais saluer Claude Mauriac, qui m’a fait l’honneur de m’accueillir dans son Temps immobile, sorte de gotha intellectuel du XXe siècle, et aussi parce qu’il a fait cette expérience de la subjectivité qui est celle de la nullité, je n’ose pas dire mieux que moi. » C’est là oublier que, plutôt qu’un Gotha, le mille-pattes du fils de François est surtout une interminable steppe d’ennui… Au passage, des précisions aussi désinvoltes qu’érudites : « […] l’extraordinaire Journal de prison de Boris Vildé (dont le manuscrit est désormais en ma possession, don de sa belle-sœur, Marianne Mahn-Lot). » Des chapitres assez fournis sont consacrés à Sartre, Jankélévitch, Ionesco et Cioran, ou plutôt aux relations que l’auteur a entretenues avec tous ces grands personnages. On y glanera des anecdotes diverses, avec, bien entendu, des conversations où celui-ci essayait de donner la réplique au grand homme de service. On l’aura compris, le pseudo-Maugarlonne tient à nous donner l’impression qu’il a vécu et vu tout ce qu’il nous raconte. C’est justement ce que nous regrettons un peu : les faux souvenirs sont souvent plus intéressants que les vrais.

Stendhal (I)L’Année stendhalienne 3. Paysage de Stendhal, deuxième partie (Champion, 2004, 384 p., 35 €) ; René Bourgeois, Stendhal : la chasse du bonheur (Le Dauphiné/Musée Dauphinois, 2004, 51 p., 6 €). Moisson stendhalienne bien inégale en cette période automnale. D’abord, le second volet des actes du colloquePaysage de Stendhal, qui s’était tenu à La Sorbonne Nouvelle en 2001. On y poursuit par conséquent cette exploration des espaces géographiques – et « égo-graphiques » comme le dit Laure Levêque qui s’intéresse aux voyages en France de Stendhal et qui montre comment le paysage incorpore la fiction, déploie l’imaginaire. Le Touriste n’est pas celui qui cueille au passage la vue et s’en réjouit ; il est bien plus celui qui cherche à établir ou à raviver, à travers le champ topologique du paysage, un rapport de soi à soi. Les études rassemblées dans ce volume tournent toutes, peu ou prou, autour de cette question ou de cette tension qui, au sein du cadre descriptif, associe selon une dynamique toujours en déplacement, un sujet et un monde. Béatrice Didier revient sur le problème de la description : Stendhal y était réticent, qui préférait la notation, l’indice, la mention émotionnelle. Elle l’examine dans la poétique des écrits autobiographiques et conclut que « Stendhal découvre surtout l’impossibilité de la représentation du réel à laquelle la description voudrait prétendre ». Cette impossibilité est une façon d’interroger à la fois la littérature et le réel, de marquer en somme entre ces deux pôles comme une frontière, un seuil infranchissable. C’est cette limite, intuitivement ou inconsciemment éprouvée, qui justifie sans doute la composition des paysages, si spécifiques, pour ne pas dire irréductibles, dans les romans stendhaliens. L’article d’Yves Ansel l’atteste, qui, s’intéressant aux lieux romanesques de Stendhal, éclaire l’écart qui sépare l’univers de la fiction et les paysages réels « décrits par le dilettante, l’amoureux, l’autobiographe, le diariste, le touriste, etc. » On lira aussi les articles qui abordent les rapports de Stendhal à la peinture, et, par ce biais, les références aux paysages picturaux : Philippe Berthier, « Érotique du plat d’épinards », et Alice Tibi, « La Leçon de Giorgione ». Ce détour s’imposait. On apprécie moins les études trop longues, ennuyeuses et répétitives, telles que celles de François Vanoosthuyse et d’Anastasios Tsolakis, qui n’entretiennent en outre avec la problématique du colloque qu’une relation épisodique et lointaine. Dans la rubrique des varia de ce numéro 3 de L’Année stendhalienne, on relève un projet de comédie de Stendhal en collaboration avec Paul-Louis Courier, un supplément à la correspondance générale (document substantiel), la chronique et le carnet critique. Quant au petit livré procuré par René Bourgeois – qui tient son titre d’une phrase de la Vie de Henry Brulard (« J’appelle caractère d’un homme sa manière habituelle d’aller à la chasse du bonheur »), il n’a pas le prétention de traiter de manière approfondie, et selon une méthode scientifique, tel ou tel aspect de l’œuvre stendhalienne. Il se propose, plus humblement, d’offrir une sorte de promenade guidée, une manière de brochure de vulgarisation, à l’usage de ceux qui souhaitent se familiariser sans trop d’efforts avec Stendhal, sa vie, ses amours, ses chefs-d’œuvre. L’ouvrage se compose de quatre étapes obligées : « le jeu des familles » – où il est question notamment du milieu familial, de l’École centrale et de la Journée des Tuiles ; « l’entrée dans l’âge d’homme » se place sous le signe de Napoléon ; « Vivre, aimer, écrire » aborde la patrie du bonheur, l’Italie chérie ; « le temps des chefs-d’œuvre » évoque l’univers des grands romans de Stendhal, ainsi que ses écrits autobiographiques et ses récits de voyage. Le tout est agréablement illustré de documents éloquents, gravures, fac-similés de manuscrits, reproductions de tableaux ad hoc – assortiment qui obéit aux règles du genre. On peut douter cependant qu’un tel fascicule, malgré l’ornement et la fioriture, tienne toutes les promesses de son titre : la traque cynégétique est loin d’atteindre la proie annoncée.

Stendhal (II). Michel Crouzet, Stendhal en tout genre. Essais sur la poétique du Moi (Champion, 2004, 336 p., s.p.m.). Michel Crouzet, grand et fervent Stendhalien, rassemble ici des articles déjà anciens et donne un livre sur les écrits égotistes de Stendhal dont la première originalité est d’adopter, sur la question du sujet, de sa singularité et de sa présence, la perspective des genres littéraires. Les genres, aux yeux du critique, offrent la modélisation d’un éthos, c’est-à-dire d’un comportement et d’un style. Loin de transformer l’affirmation du moi en un geste topique, mensonger ou roublard, il s’agit de la représenter sous les traits d’un travail dont l’instrument principal est la notion de naturel, catégorie du style et de la morale qui reconduit l’écrivain romantique au souvenir de la tradition classique, mais lui offre également la perspective, voire l’injonction, d’une libération. Les modèles génériques du théâtre ou du « romanesque » (le fil est suivi dans le chapitre consacré à Brulard), pourraient d’ailleurs servir la même entreprise. Dans cette perspective tout ensemble rhétorique et anti-structurale, le moi se révèle « créateur d’une poétique qui le crée ». Plusieurs genres sont successivement parcourus, genres du Moi perçus comme « proprement stendhaliens » pour la place qu’y tiennent l’idée et les formes de la personne : le journal intime (« laboratoire de la personnalité et de l’écrivain », mais aussi « lieu caricatural de la comédie d’écrire »), l’autobiographie (parade produisant un « effet montre » qui transmue « la vanité en charme » et reverse les valeurs du romanesque dans la vie la plus ordinaire), le fragment (dans ses relations avec la maxime, et d’ailleurs la filiation de Stendhal et des moralistes classiques est souvent invoquée), le voyage (rapproché de la démarche des Essais de Montaigne), le pamphlet. On regrette l’absence de l’essai et du récit de vie dans cette enquête générique, mais la constellation de notions explorées autour de la figure du Moi (le naturel, la singularité, l’authenticité, l’engagement, l’ostentation, l’originalité, le génie, la sincérité, l’« aristocratie d’esprit ») et augmentées d’un certain constructivisme rhétorique et éthique dessine une géographie convaincante de l’égotisme littéraire.

Tardieu. Jean Tardieu, Jacques Heurgon, Le Ciel a eu le temps de changer. Correspondance 1922-1944, texte présenté et établi par Delphine Hautois (Imec, 2004, 260 p., 25 €). Des trois « garnements irrévérencieux » qui apportent un léger trouble aux entretiens compassés de Pontigny en 1922, Jean Tardieu, Jacques Heurgon et Albert-Marie Schmidt, les deux premiers ont échangé une longue correspondance jusqu’en 1944, date à partir de laquelle ils se rencontrèrent assez souvent à Paris (et se téléphonèrent ?) pour n’avoir plus besoin de s’écrire. Jacques Heurgon, quatre ans plus tard, épousa Anne, la fille de Paul Desjardins, organisateur des « Entretiens » : son entrée dans la « caste des maîtres » de Pontigny bouleversa l’amitié de Tardieu moins carriériste que son ami. Dans cette correspondance, c’est surtout Tardieu dont se montre le caractère chaleureux. En 1928, effectuant son service militaire en Indochine, il adresse à Heurgon une lettre de quarante-deux pages datée du 14 novembre 1927 au 15 février 1928, dans laquelle il donne mille renseignements précieux sur son séjour, y compris les sons qu’il observe, tels le ré dièze et le sol bémol de la paire de socques d’une jeune fille sur le pavé. Une autre très longue lettre du 18 octobre 1944 donne d’intéressantes nouvelles de Paris au lendemain de la Libération. On comprend que parfois, au cours de ces longues lettres, « le ciel a eu le temps de changer »…

Thomas. Henri Thomas, Les Heures lentes. Entretiens avec Alain Veinstein (Arléa, 2004, 112 p.,15 €). On entend dire que le téléphone et l’Internet ont tué la correspondance, que l’ordinateur vaporise les manuscrits. On se permettra d’en douter : quiconque travaille dans une grande administration a pu constater que l’ordinateur décuple la masse des papiers en circulation ; parions que, loin de se raréfier, les manuscrits des auteurs deviennent aussi plus volumineux. Quoi qu’il en soit des jérémiades sur les prétendus méfaits de la technologie, ne peut-on penser que s’imposerait un éloge du magnétophone ? N’a-t-il pas permis l’apparition d’un type nouveau de livre : le recueil d’entretiens ? La cause n’est pas entendue, du moins pas pour tous. Au début de ces Heures lentes, Alain Veinstein résume une réponse d’Henri Thomas en citant une des notes du Migrateur. Thomas réplique aussitôt : « Oui, c’est ce que j’ai écrit. C’est mieux que ce que je répète ici. » Est-il si sûr que l’écrit, « c’est mieux », et que l’entretien le « répète » sur le mode du bavardage et du cafouilleux ? On ne renoncerait pas aux Salons ni à Mon cœur mis à nu, mais que ne donnerait-on pour de tels entretiens de Baudelaire avec, disons, Charles Asselineau, vers 1862 ? L’intervention d’un questionneur, qui peut être imprévisible ou insistant, l’obligation de répondre sur le champ, l’irréversibilité du discours oral (à la condition qu’il n’ait pas été trop retouché au moment de la transcription) concourent à donner aux meilleurs de tels entretiens une spontanéité à laquelle l’écrit n’atteint pas. Plus de vérité ? Ce serait trop simple : une autre vérité, infléchie par l’intervention d’un tiers. Qu’on songe aux Mémoires improvisés de Claudel avec la collaboration de Jean Amrouche, aux entretiens de Léautaud avec Robert Mallet, aux conversations de Borgès avec tant d’interlocuteurs, dont on ne se lasse pas. La qualité de l’intervieweur compte pour beaucoup dans la réussite d’un entretien. Alain Veinstein se révèle ici le vis-à-vis idéal de Thomas, qu’il relance avec tact, parfois d’une phrase, de quelques mots seulement qui offrent un relais. On ne résume pas un tel livre. Il bifurque imprévisiblement (c’est un de ses charmes), si attentif que soit le questionneur. On signalera quand même des pages remarquables sur la solitude et quelques mots « dépréciés », des observations décapantes sur Mai 68, et une longue méditation sur la poésie.

Tirades« Cyrano de Bergerac » d’Edmond Rostand. Enregistrements historiques 1898-1938 (Frémeaux, CD et livret, s.p.m.). Déclamées par des acteurs célèbres en leur temps, et même par le créateur du rôle-titre, les plus célèbres tirades de la plus illustre des pièces de Rostand : Constant Coquelin, Denis d’Inès, Jules Leitner, Charles Monval : « Non merci ! », la scène du balcon, la tirade des nez, celle du duel, celle des cadets de Gascogne. « Il est temps de dégonfler cette baudruche de Cyrano », lit-on dans Cinquante ans de Paris de Pierre-Barthelémy Gheusi (vœu non réalisé à ce jour). En prime, La Mort de l’hiver, poème de Rostand enregistré en 1902 par Charles Le Marchand. 

VerlainePaul Verlaine. Colloque de la Sorbonne, 5 et 6 avril 1996, dirigé par Pierre Brunel et André Guyaux (Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2004, 222 p., 20 €). Dans la première partie, Bertrand Marchal donne une étude fouillée sur « Verlaine selon Mallarmé », qui culmine dans une explication fine duTombeau de Verlaine. Dans « Pauvre Lélian et Grotesquiou », Antoine Bertrand rend justice au comte pour son aide matérielle à Verlaine comme pour son goût poétique. Marie-Claire Bancquart montre qu’au-delà de l’affaire du second Parnasse contemporain, Anatole France louera dans ses chroniques la figure du poète. Olivier Bivort démêle les rapports complexes des poètes belges, parnassiens et symbolistes, avec Verlaine et publie deux lettres de ce dernier. Catherine Boschian-Campaner aborde « Le Verlaine de Francis Vielé-Griffin » et montre l’indépendance de ce poète symboliste. Yves Reboul explique la stratégie de Claudel sous-jacente à ses poèmes sur Verlaine et la met en relation avec sa vision religieuse de Rimbaud La seconde partie est consacrée à la réception de l’œuvre de Verlaine dans les littératures circumvoisines : anglaise, allemande, espagnole, ou plus lointaines (polonaise, japonaise). Il apparaît que les traductions anglaises d’un même texte donnent bien des surprises. La fascination éprouvée pour Verlaine par des écrivains de langue allemande comme Stefan George et Stefan Zweig est rappelée, et l’assimilation de ses poèmes à des lieder, ainsi que la germanisation de Verlaine du fait de son lieu de naissance, sont d’intérêt. Beaucoup moins convaincant est le commentaire sur un poème de Paul Celan où se trouve un vers de Verlaine et qui relève plus de la mémoire que de l’histoire. Les traductions polonaises d’un même texte sont encore plus surprenantes. On apprend que le Japon a accueilli des textes de Verlaine dans trois anthologies (la première date de 1905), mais qu’il est actuellement délaissé par rapport à Baudelaire ou Rimbaud. Citons encore deux articles interdisciplinaires : celui de Guy Ducrey, « Arthur Symons et Verlaine au miroir de la danse », et celui, très technique, de Marie-Noëlle Masson et François Mouret sur « Verlaine-Fauré-Debussy, Clair(s) de lune ». La bibliographie de la fin du volume n’était pas indispensable et comporte bien des lacunes. La couverture originale sous laquelle se présentent ces actes de colloque est pour une fois une réussite.

Verne (I). Éric Weissenberg, Jules Verne. Un univers fabuleux (Favre, 2004, 319 p., 39 €) ; Samuel Sadaune, Les Soixante Voyages extraordinaires de Jules Verne (Ouest-France, 2004, 144 p., 30 €). Le premier est un album magnifique, qui joue sur toute une gamme picturale – illustrations des éditions Hetzel, affiches de film, photographies contemporaines de décors de livres, affiches des pièces de théâtre tirées d’œuvres de Verne, etc. Les biographes de Verne ne manqueront pas de s’intéresser à la photographie d’Estelle Hénin, épouse séparée du notaire Duchesne, laquelle aurait été la maîtresse de l’auteur de Kéraban-le-Têtu. Jean-Jules Verne, le petit-fils, avait évoqué cette dame, il y a une trentaine d’années, dans l’espoir de mettre un terme aux rumeurs d’homosexualité, voire de pédophilie (avec le jeune Aristide Briand !), qui couraient sur le glorieux grand-père. Dans sa postface, Olivier Dumas, qui est à Verne ce que Michelin est au pneu (ou Ducasse – pas Isidore ! – aux fourneaux), émet le vœu que la correspondance échangée par les deux amants refasse surface en sortant des greniers amiénois où elle attend peut-être l’exhumation dont la fera bénéficier quelque chanceux chercheur… Le commentaire d’Éric Weissenberg commente, alimente et cimente les illustrations de cet album qui paraît quelques mois avant le centenaire de la disparition du génial romancier admiré par Raymond Roussel. Page 140 est reproduite l’affiche du film italo-germano-français Michel Strogoff, courrier du Tsar, avec John Philip Law (l’ange aveugle de Barbarella), Mimsy Farmer (l’héroïne de More), Hiram Keller (l’inquiétant Ascylte du Fellini-Satyricon), « réalisé par Visconti en 1970 » indique la légende. Par Visconti ? Par le grand Luchino ? Que non pas, le film est en réalité l’œuvre – plutôt médiocre – de son neveu Eriprando, qui a laissé une trace très réduite dans l’histoire du Septième Art. À part ce coléoptère, le reste semble parfait. Le second album, Les Soixante Voyages extraordinaires de Jules Verne n’est pas moins somptueux : les pays et les décors des principaux livres de Verne apparaissent à raison de deux pages par titre. Belle occasion de revivre, en quelques images, l’aventure du docteur Fergusson, celle de Ned Land, celle de Michel Ardan, celle du capitaine Hatteras, celle d’Arne Saknussem et du professeur Liddenbrock (inutile de dire qui sont ces gens si le lecteur ne les considère pas comme des amis d’enfance). L’album est aussi l’occasion de découvrir quelques titres peu connus, comme Bourses de voyage, Les Histoires de Jean-Marie Cadiboulin, Le Volcan d’or, Le Beau Danube jaune. Deux albums de haute tenue, qui augurent bien du centenaire de la disparition du romancier.

Verne (II). Jean-Paul Dekiss, Jules Verne. Le rêve du progrès (Découvertes Gallimard, 2004, 180 p., 13,80 €). Jean-Paul Dekiss, directeur du Centre international Jules Verne et de la Maison de Jules Verne à Amiens, parle le vernien couramment comme l’attestent les multiples publications qu’il a consacrées à l’auteur des Voyages extraordinaires. Le présent volume, publié à l’origine en 1991 et actualisé ici et là, retrace l’essentiel de la vie et de la carrière de Verne. Ajoutons qu’il s’inscrit dans la collection Découvertes et qu’il bénéficie de la remarquable mise en page qui caractérise cette série. C’est assez dire que cette étude synthétique, informée, est à mettre entre toutes les mains – lycéens, étudiants, grand public – et que les très nombreux documents iconographiques enchanteront petits et grands.

Verne (III)Jules Verne en verve, présentation et choix de Bruno Fuligni (Horay, 2004, 107 p.,7,50 €). La verve n’est pas la franche rigolade. Elle se caractérise plutôt par la fantaisie, la liberté du trait, l’esprit. On s’en convaincra sans peine en lisant ce petit volume d’ana qui regroupe en les classant quelques bons mots du grand Jules issus d’une trentaine d’œuvres généralement narratives, mais pas uniquement. Les grands thèmes classiques s’y retrouvent, les femmes, les médecins, les grandes institutions – l’antisémitisme aussi… C’est gentillet, sans plus, bien qu’ici et là le lecteur puisse être surpris, comme par cette Lamentation d’un poil de cul de femme publiée anonymement dans le Nouveau Parnasse satyrique : neuf strophes d’octosyllabes qui participent à leur façon au grand projet de voyages dans les mondes connus et inconnus. 

Verne (IV). Voyage au centre de la terre de Jules Verne, enregistrement de 1955 par Jean Desailly (INA-Frémeaux, 2004, coffret de 3 CD, livret de 12 pages, s.p.m.). Une réussite : Jean Desailly, acteur qui jouait gauchement les fils de famille gauches, trouva ici le ton et la voix justes – c’est-à-dire une diction ferme et fervente – pour dire l’aventure du trio qui descendit dans les sous-sols de notre planète favorite. On écoute cela d’une traite, même si l’on connaît par cœur certains épisodes d’une des rares histoires nées de l’imagination du génial Nantais-Amiénois que le XXe siècle n’a pas réalisées. Mêmes compliments à l’enregistrement Desailly de De la terre à la lune, qui date de 1959. En l’écoutant, un peu de la rêverie des illustrations des volumes Hetzel remonte en nous.

Vierge rougeLouise Michel (1830-1905), textes réunis par Xavière Gauthier (La Martinière/X. Barral, 2004, 64 p., 3 €). La collection Voix, dans laquelle cet opus s’inscrit, s’est fixé pour objectif de « donner la parole aux acteurs remarquables de notre histoire ». Dans un format de poche, une soixantaine de pages voient se succéder préface, citations de et sur l’auteur, repères biographiques et bibliographiques. La préface dresse le portrait – mythique – de la « Vierge rouge », cette révolutionnaire dont le « programme politique [aurait pu] tenir presque entièrement dans ce mot : cyclone ». Le choix des citations illustre cette présentation tout en la dépassant et répond ainsi au pari de la collection : donner à entendre toutes les inflexions d’une voix singulière.

Voyageurs. Gérard Cogez, Les Écrivains voyageurs au XXe siècle (Seuil, 2004, 288 p., 9 €). Cet essai sur les écrivains voyageurs est moins une réflexion sur un genre (en dépit d’une brève présentation historique du modèle générique) qu’une série de monographies sur quelques écrivains. La plupart d’entre eux ne se sont d’ailleurs pas limités à cette forme d’expression mais tous ont donné au récit de voyage ses lettres de noblesse : Victor Segalen, André Gide, Henri Michaux, Michel Leiris, Claude Lévi-Strauss et Nicolas Bouvier. En guise d’escales, trois méditations sur les fondements de cette double expérience (l’expérience du déplacement et celle d’un modèle dont l’origine remonte à Hérodote ou Jean de Léry) : « la pratique du regard », « la rencontre des individus » et « le lecteur ». Cette dérive au gré de textes finement commentés aurait toutefois été utilement complétée par une réflexion plus théorique sur les liens complexes des récits de voyage avec l’ethnographie, mais aussi avec la géographie (qui, comme l’histoire, compte de grands auteurs, ainsi que des manuels offrant la possibilité de voyager en chambre) ou encore avec les récits de voyages imaginaires ou même la science-fiction. Au terme de ce parcours, c’est peut-être l’écrivain le moins « officiel » qui s’avère le plus fascinant : l’œuvre de Nicolas Bouvier (récemment publiée dans la collection Quarto chez Gallimard) est celle d’un « chercheur d’images » aux prises avec un Orient qu’il ne tente pas de faire entrer dans un cadre conceptuel prédéfini et dont il restitue, avec un bonheur d’écriture étonnant, toute la complexité – « Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait ou vous défait. » 

Zola (I). François-Marie Mourad, Zola, critique littéraire (Champion, 2002, 528 p., 75 €). Zola critique littéraire a été éclipsé par les Rougon-Macquart, et sans doute aussi par le poids excessif donné aux recueils militants des années 1880-1881. Pourtant, il existe une véritable vocation critique de Zola, qui y fait ses armes dans tous les sens du terme, et y a trouvé comme de nombreux provinciaux désargentés, une voie d’accès au marché littéraire. On utilise à dessein ce vocabulaire pour signaler que l’auteur se réclame d’une approche d’histoire littéraire revivifiée par la sociocritique, quoique suffisamment légèrement pour qu’il ne soit requis du lecteur nulle connaissance théorique ni terminologie savante. Sans négliger la dimension archéologique de certains textes, l’auteur cherche surtout à établir la personnalité critique de Zola. De là une démarche assez classique en trois temps, « la vocation critique », qui voit la mise en place d’une pratique, ses références, ses spécificités ; « le champ critique », vaste panorama des auteurs abordés regroupés en grandes sections chronologiques (classiques, romantiques, Hugo/Balzac, précurseurs et disciples, étudiés pour eux-mêmes mais aussi comme référents qui permettent de définir des critères : celui, de la « vie », puissance démiurgique mais également restitution de l’intégralité de l’expérience humaine grâce à la réhabilitation du corps et du modèle organique ; celui, historique, du lien au « sol social ») ; la dernière section, moins descriptive, s’efforçant de comprendre le rôle et la valeur de la « critique naturaliste », cette production autopromotionnelle parfois revendiquée comme telle, et qui embarrasse les zoliens au point d’être souvent considérée comme le témoignage de la fragilité conceptuelle d’un Zola inspiré, sauvé de sa propre théorie par la force de ses élans créateurs. L’auteur choisit de lire la critique naturaliste comme un très pédagogique Qu’est-ce que la littérature ?, qui n’exclut d’ailleurs pas la négativité (au passage, le thème de la lecture nocive semble loin d’être spécifique à Zola, et relever de ce qu’un autre sociocritique appelle le discours social), cherchant à imposer au-delà de l’amplification médiatique d’un concept, une vision de la littérature comme science humaine, et un travail conscient sur les genres et la généricité. Cette partie est sans doute la plus riche en avancées pour la réflexion zolienne, la plus clairement sociocritique, mais pas toujours la plus cohérente, à force d’accueillir tous les axes d’analyse dont l’approche historique préliminaire avait entravé l’exploration. Elle permettra à cette thèse soigneusement informée et scrupuleuse de rejoindre les rayonnages des amateurs d’histoire comme ceux des partisans de l’interprétation au sens large, c’est-à-dire incluant les positions et trajectoires socio-historiques. 

Zola (II). Émile Zola, Lettres à Jeanne Rozerot 1892-1902, édition établie, présentée et annotée par Brigitte Émile-Zola et Alain Pagès (Gallimard, 2004, 387 p., 22,90 €). « Chère femme bien-aimée », « ma grande Jeanne », « mes trois enfants chéris » : s’il est une justice qu’il faut rendre à Zola, c’est bien celle de la constance et de l’intégrité dans les choses sentimentales. Ces lettres à sens unique (celles de Jeanne Rozerot, passion tardive et mère des deux enfants de l’écrivain, n’ont pas été conservées) ne sont pas des monuments littéraires et n’apportent qu’un matériel factuel diffus, utile à l’établissement des menus faits de la vie de Zola. L’intérêt premier en est l’exil anglais, journal à distance de l’Affaire, où l’on peut suivre au jour le jour la succession des espoirs et des désillusions racontées ailleurs par Henri Mitterand. En revanche, ces lettres nous rappellent, indépendamment du talent et des engagements, la valeur d’un homme ; sa fragilité aussi face aux « coups de noir » qui assaillaient périodiquement cet angoissé chronique, sa mélancolie native, son courage, et la volonté toujours réaffirmée de construire du bonheur quand même. C’est même parfois une philosophie de la crise qui s’exprime dans les consolations prodiguées à l’amante esseulée : du moment que tout va plus mal, il faut être assuré qu’un dénouement heureux est inéluctable, écrit-il à plusieurs reprises en substance. Comme nous sommes loin de l’image d’Épinal du bourgeois popote, de l’assis ! Certes, la destination familiale des lettres, comme à certains moments la clandestinité, limitent les effusions, certes la sensualité de Zola est tenue en bride, et sans doute la moindre éducation de la mère de ses enfants empêche-t-elle ces lettres d’être aussi des articles de fond, comme pouvaient l’être certains échanges de jeunesse. N’importe : ces lettres, sobrement et efficacement annotées, avec illustrations, notices biographiques et index, sont indispensables à tous ceux qui aiment Zola, comme à ceux qui le méjugent. 

[Paul Aron, Matthias Alaguillaume, Patrick Besnier, François Caradec, Alain Chevrier, Jean-Louis Debauve, Nathalie Fagot, Bibiane Fréché, Jean-Pierre Goldenstein, Jean-Paul Goujon, Jean-Philippe Guichon, Jean-Louis Jeannelle, Jean-Jacques Lefrère, Muriel Louâpre, Hugues Marchal, Audrey Lasserre, Jean-Paul Louis, Marielle Macé, Robert Melançon, Jean-Paul Morel, Jacques Noizet, Michel Pierssens, Henri Scepi, Claude-Antoine Vanœil, Seth Whidden, etc.]