Livres reçus

Comptes rendus

Aragon. Jean Ristat, Avec Aragon 1970-1982. Entretiens avec Francis Crémieux (Gallimard, 2003, 384 p., 24,50 €). La publication de ce volume d’entretiens – où Jean Ristat, reprend, presque quarante ans après, aux côtés de Francis Crémieux, la place qui fut celle d’Aragon en 1964, ce qui n’est pas sans produire de curieux effets – se présente, dès l’avertissement, comme répondant à une double intention : revendication d’existence d’un écrivain resté dans l’ombre du grand homme et souci de reprendre certains épisodes réécrits au noir des dernières années de la vie d’Aragon : en somme, s’inscrire en faux contre la vulgate. Entreprise de réhabilitation donc, toujours d’emblée délicate et suspecte. Ces deux intentions sont effectivement indissociables dans la mesure où le couple Aragon-Ristat est au cœur de la légende de la vieillesse de l’écrivain, soit par excès – Ristat, symbole de toutes les dérives de l’après-Elsa –, soit par défaut – le passage sous silence, dans la réédition de sa biographie par Pierre Daix, du rôle de Ristat comme « fils spirituel », protecteur et « dernier amour » parmi tous les jeunes poètes qui gravitaient autour d’Aragon. Le livre est donc forcément ambigu dans son dessein : parler d’Aragon pour se distinguer de lui, parler d’Aragon écrivain pour parler aussi de Ristat écrivain. Les premières pages sont ainsi consacrées à l’avant-Aragon : la précocité, les débuts littéraires, les préférences esthétiques – au rang desquelles ne figure pas Aragon, jugé réactionnaire, mais Ponge et Breton ! –, Tel quelLes Cahiers du cheminL’Herne, Hallier, Sollers, Cayrol, De Roux, Lambrichs, Derrida ; les dernières pages sont, elles, centrées sur l’aventure Digraphe et la brève deuxième vie des Lettres françaises. Toute la vie intellectuelle et éditoriale, communiste et sorbonnarde des années 70 forme le fonds vivant des souvenirs, celui sur lequel va pouvoir se raconter la rencontre et les étapes très clairement établies d’une liaison réglée sans faillir, selon Jean Ristat, par Aragon, depuis la convocation du jeune poète, qu’en découvreur de talent il fait venir dans son bureau, à, cinq ans plus tard, l’aveu du sentiment dans le parc du Moulin les jours qui suivent la mort d’Elsa, puis aux dispositions testamentaires et à ses derniers mots au « petit » sur son lit de mort. On peut d’emblée être gêné de ce discours démonstratif – mettre en évidence le principe d’élection – masqué sous le libre mouvement de l’entretien, de ces appels récurrents aux sentiments justifiés par la spontanéité de la forme dialoguée et de certaines coquetteries du même genre, voire du glissement final vers le militantisme homosexuel. Si tout ceci constitue les fondements d’une mise au point à laquelle se livre Jean Ristat pour le grand public – toutes les zones d’ombre sont abordées méthodiquement, toujours dans cette démarche contestable de démonstration : le rôle d’Elsa, l’histoire Breton, la fidélité au communisme, les dettes d’Aragon et le pillage supposé du patrimoine après la disparition d’Elsa, l’argent du Parti, la mise à mort des Lettres françaises, la bisexualité, les fêtes extravagantes de Toulon –, il est évident que le travail biographique sur ces années reste encore à faire et que ces entretiens ne peuvent être jugés à l’aune d’une telle ambition. Nous sommes sans aucun doute « avec Ristat » plus qu’avec Aragon. Néanmoins, ce témoignage est nécessaire. Son importance et sa puissance sont sans prix. Il fallait que figure noir sur blanc la version des faits de ce témoin capital qui, quelle que soit l’orientation de son discours, reste un témoin privilégié de ces dernières années, le seul à bénéficier d’une version complète – sinon définitive et sans appel – de la plupart des épisodes de la vie privée, le dernier aussi des témoins de premier plan, en raison de sa jeunesse à l’époque des faits. La mise en scène de l’entretien fonctionne comme cadre permettant une liberté d’expression et d’interprétation, où Jean Ristat se voit dédouané du difficile devoir de synthèse du biographe. Le statut d’interviewé souligne la subjectivité et les effets de l’engagement littéraire, émotionnel, politique… Le livre se fonde d’ailleurs de façon affichée sur l’orchestration d’une prise de parole, sur la mise en évidence d’une légitimité. Le dialogue avec Crémieux apparaît comme le dialogue de deux témoins, chacun de son côté de la barricade, affirme Crémieux, celle qui sépare « l’Aragon d’avant » de « l’Aragon d’après », celle qui sépare l’Aragon public et l’Aragon privé. Les cinquante premières pages du livre sont un véritable discours à deux voix qui, petit à petit, laisse symboliquement la place à celui qui fut le dernier compagnon d’Aragon. La parole gagne la place qu’elle estime mériter. La fin du livre met l’accent sur des questions un peu moins brûlantes mais qui sont le quotidien de l’écrivain : l’anglophilie, l’effervescence créative qui continue par et autour de l’écrivain, les jeux de miroir et les échanges constants avec Jean Ristat dans l’écriture. Jean Ristat, nous donnant un Aragon chez lui – travaillant par exemple au rassemblement de l’Œuvre poétique que Pierre Daix juge durement, du point de vue du critique, comme un recyclage de restes où le Grand Écrivain démissionne –, trouve dans ces pages la juste perspective, la bonne distance, peut-être, qui dédramatise les enjeux. Ce que l’on appelle l’envers du décor, les coulisses privées du drame de l’écrivain, en ces dernières années de vie, apparaissent en définitive bien plutôt comme son endroit, comme le lieu d’une continuité que démentent au contraire, pour les témoins publics, les mascarades et exhibitions des dernières années. Si Avec Aragon met bas les masques, ce n’est pas par le sensationnel de ses révélations, mais parce qu’il réussit souvent, malgré une certaine naïveté dans les formules, à échapper aux portraits qui pétrifient et à la thématisation des fins de vie. Rupture, suicide programmé, reniement, mise en scène, figement : tous ces qualificatifs n’ont de sens que dans la perspective abstraite d’un trajet de vie qui est celui, extérieur, du biographe et du critique. Ni « Aragon tel qu’en lui-même » ni « Le Dernier Aragon », c’est un Aragon en mouvement, le mouvement vécu de la vie qui va vers sa fin que nous donne Jean Ristat. Ce livre rappelle également qu’Aragon ne fut pas aussi misérablement seul à la fin de sa vie qu’on a pu le dire, mais également qu’il n’a jamais cessé, même après la mort d’Elsa, de pratiquer le jeu des œuvres croisées. Il y eut toujours quelqu’un en dialogue « avec Aragon », il semble essentiel de ne pas l’oublier. Le livre est accompagné en annexe d’un entretien inédit avec Aragon et Elsa Triolet, et de divers textes de Jean Ristat pour des journaux.

Avenir. Frédéric Badré, L’Avenir de la littérature (Gallimard, L’Infini, 2003, 208 p., 17,50 €). Ce serait, une fois de plus, l’histoire de Don Quichotte et des moulins à vent. Don Quichotte, comme toujours, change de nom : il s’appellerait ici Frédéric Badré, et ses moulins seraient une certaine littérature du second demi-siècle, celle qui irait de Blanchot à Blanchot. Mais, en vérité, on ne sait pas véritablement qui est censé jouer qui, et qui est censé jouer le rôle de quoi. Sous son titre peu ambitieux et tout en modestie, L’Avenir de la littérature serait peut-être ainsi un des derniers romans de chevalerie possibles, celui qui raconterait la peu passionnante transmission de pouvoirs éditoriaux entre un suzerain (appelons-le Sollers) et son vassal. Tout ce qui a pu, en effet, nourrir les attributs du maître se voit ici rejoué sur la scène improvisée et photocopiée de la médiocrité triomphante, à savoir la litanie d’auteurs qui ne sont plus maudits depuis longtemps et que tout le monde lit (Sade, Lautréamont, Céline, Debord, et Sollers bien évidemment – cherchez l’intrus). Auteur d’un Paulhan le juste passé relativement inaperçu, même aux yeux de la Société des Amis de Paulhan, Frédéric Badré s’exprime en qualité de directeur de la revue Ligne de risque dont il se propose de dessiner l’avenir tout au long de cet ouvrage en prenant soin d’annoncer d’emblée : « L’Avenir de la littérature n’est pas un pamphlet. Il ne s’agit pas non plus d’une histoire de la littérature. J’apporte un éclairage particulier sur le champ littéraire contemporain. » Il ne sait, hélas, diriger la lumière que sur lui, si bien que sa tentative d’essai se révèle un panégyrique navrant et arrogant de sa propre revue, dont il croit devoir assurer le service après-vente en assénant comme un coup d’estoc : « […] le projet de cette revue est révolutionnaire », le tout sans rire, doit-on préciser. Autant de suffisance ne suffit pourtant pas. Comme beaucoup de voyants ne pouvant anticiper sur leur propre disparition, il ignore qu’à force de jouer les Cassandre, il manque de dire que le plus grand malheur à annoncer, c’est son livre lui-même. Fort du lamento convenu selon lequel « les livres sont promus aujourd’hui selon des critères qui n’ont rien à voir avec leur effectivité littéraire », Frédéric Badré fonde une réflexion partagée entre trois moments jamais dialectisés (« Les conspirateurs », « La fin du littéraire » et « Tout reprendre »), au cours desquels, avant d’envisager le futur, il revient sur une histoire de la littérature dont il serait trop insultant pour les élèves d’affirmer qu’elle pourrait convenir à une grande section de classe maternelle. Paré d’une simplicité toute simpliste, on apprend non sans surprise que « le Nouveau Roman est un genre littéraire », que « la révolution du Nouveau Roman repose sur [une] nouvelle vision du temps », ou encore que « la libération du «je» […] entraîne, dans le cas de Robbe-Grillet, une déperdition d’énergie qui ne laisse aucune défense devant les agressions sournoises du mauvais goût ». Les fleurets apparaissent là plus émoussés que mouchetés, ce qui conduit à penser qu’à force de prendre autant de raccourcis, ses épées ont pris la forme d’autant de zigzags. Frédéric Badré, on le voit, dresse ici des barricades rue Sébastien-Bottin à l’aide des meubles de style que Philippe Sollers lui jette par la fenêtre mais, comme il le dit lui-même, le bureau de Philippe Sollers dans cette vénérable maison est petit, et les meubles s’y font rares. Voyant ses munitions en diminution, et ignorant parfaitement que personne n’est en face de lui sinon sa propre ambition, et toujours pris dans son romanesque du risque qui apparaît comme tout sauf intellectuel, le vassal se prend à lancer lui-même des projectiles destinés à aucune cible et qui ne seraient en mesure d’en atteindre aucune. Cependant, immanquablement, ceux-ci reviennent comme autant de fantômes vers lui. Frédéric Badré confond souvent ligne de risque avec ligne de fuite, et métamorphose progressivement, faute de talent, son roman de chevalerie en fac-similé du Dictionnaire des idées reçues en un surprenant hommage à Flaubert. Comment interpréter autrement cet effort constant vers la niaiserie, dont on se demande si elle doit affliger ou divertir, ou si elle ne constitue pas plutôt un chapitre d’une autobiographie sans avenir ? Que faire de remarques vibrantes lancées peut-être comme autant d’appels au secours du haut de cette barricade chancelante, comme : « La littérature a un lien avec la liberté », « La littérature est une opération magique […] », ou encore : « Le sort réservé aux livres devient comparable à celui des yaourts » ? Sans aucune ligne de force, ne percevant jamais le travail décisif d’un Tanguy Viel entre autres, et puisque tout goûter d’enfant a une fin, cet essai qui s’essaye à tout sans jamais arriver à rien, et qui se proposait de dépasser le « nihilisme accompli » se révèle une incarnation de ce vide qu’il combat en vain. On était pourtant prévenu dès les premières pages de ce retentissant désastre par l’auteur lui-même : « Tous les ouvrages de littérature, qu’ils soient bons ou mauvais, géniaux ou médiocres, qui sont publiés aujourd’hui, et cela sans aucune exception, semblent destinés à finir très vite leur aventure à la poubelle. » On aurait gagné du temps à prendre cette mise en garde au sérieux avant de constater, en refermant ce livre, que Frédéric Badré a son avenir dans le dos, mais accroché comme un poisson d’avril.

Barthes. Roland Barthes, La Préparation du roman I et II. Cours et séminaires au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980), texte établi, présenté et annoté par Nathalie Léger (Seuil et Imec, 2003, 475 p., 25 €). Voici un objet de belle et grande pensée, de quoi lutter contre les divers snobismes qui touchent actuellement les écrits et la figure de Barthes : celui qui consiste à laisser cette œuvre dériver en bloc, partir le plus loin et le plus vite possible, et l’espère engloutie par un naufrage commun avec celui du Structuralisme ; celui qui, à l’inverse, devant l’évidente préférence des lecteurs pour le « dernier Barthes », cherche à se démarquer et sous-estime la valeur de cette conversion finale à la littérature : dégagement du penseur ou dégagement de l’écrivain, donc, devant lesquels cette nouvelle publication offre tout simplement de quoi à la fois aimer et estimer Barthes. L’ouvrage est essentiel car on voit s’y ressaisir une vie entière de pensée : le déroulement des séances en figures – comme les deux cours précédemment édités, et comme beaucoup de livres de Barthes – est l’occasion de la clarification, de la retraduction (souvent dans un vocabulaire phénoménologique, basse sourde, comme disait Gracq, de cette pensée-là) et de la simplification de toute une série de thèmes : l’effet de réel, la place du sujet, l’individuation, la nuance, l’instant, la sémiotique, la situation, l’acédie, le neutre, etc. Tout cela est reparcouru, simplifié, dé-théorisé, unifié dans la perspective d’une vie-œuvre et, comme l’a expliqué Éric Marty à propos de ces cours dont il préside l’édition, « Barthes enfin se dit tout entier et coïncide avec son objet ». Le dernier enseignement de Barthes au Collège de France a couru sur deux ans, sous le titre « La Préparation du roman ». Il est accompagné des brèves notes des deux séminaires complémentaires, l’un sur « La Métaphore du labyrinthe », l’autre intitulé « Proust et la photographie » qui n’apas abouti avant la mort de Barthes, simples légendes des photos de Nadar sur le monde proustien, très émouvante conclusion d’une vie de lecteur sur la collection de ses « fantômes ». Le tout est présenté sobrement, Nathalie Léger donne une préface élégante et informative qui présente l’archéologie de cette réflexion, jusqu’au moment de l’« eurêka » du choix du Dante de la Vita Nova comme guide ; elle accompagne le texte d’un appareil de notes sobre et efficace, qui restitue chaque séance dans l’histoire de l’ensemble des écrits. Barthes se met donc dans la situation de celui qui veut écrire un roman, s’identifie – ne se compare pas – à Proust sortant de l’hésitation entre essai et roman, et parcourt ce chemin jusqu’au bord de l’œuvre, « lente analyse de tous les efforts, sacrifices, entêtements requis par la littérature (ou l’Écriture) dès lors qu’on s’y adonne, c’est-à-dire qu’on s’y donne, sous la figure active de l’œuvre à faire ». Ce faisant, il délivre un véritable savoir ; on aurait beau jeu, en effet, à replier cette méditation sur un énième geste moderne, celui de l’infini ressassement de l’œuvre à faire ; mais on verra que ce n’est pas de cela qu’il est question et que, dans ces cours, l’enjeu n’est pas celui de la réflexivité pénible de l’œuvre moderne, de la revendication d’art de la critique ou d’un geste blanchotien de ruse et d’approche infinie ; ce que décrit Barthes est plus simple et plus vrai : c’est une vie vécue selon la littérature – on songe à la lettre où Barthes s’efforce de préciser une vérité ou un sentiment, et réfléchit au reproche qui peut lui être fait à cette délicatesse de pensée : « La nuance est littéraire (puisqu’elle tient au langage) ? Mais je vis selon la littérature, j’essaie de vivre selon les nuances que m’apprend la littérature. » Des lecteurs sceptiques insistent sur l’illusion du dernier mot, que l’imminence de la mort de Barthes projetterait sur ces dernières réflexions. Mais ce sentiment de l’urgence de la mort n’a rien ici d’un mensonge, chaque mot est en effet pesé comme le dernier, et prononcé avec simplicité sur le ton de la confidence : Barthes vient de perdre sa mère, se conçoit désormais dans la deuxième partie de sa propre vie, et place son écriture sous le signe de cette solennité : « regarder en face l’usage du Temps avant la Mort », c’est-à-dire écrire à partir de la vie, « seconder le monde » comme dit Kafka ici repris. Car, explique Barthes en des termes proches de ceux de La Chambre claire, « peut-être “l’essence” des choses apparaît-elle quand elles vont mourir ». Il place délibérément son cours sous le signe du changement, de la rupture, du franchissement d’un seuil, de la décision de se tourner vers la vie, qui est aussi un « tournant d’écriture » ; pour Barthes, pour cet écrivain de la forme brève, c’est-à-dire du souvenir épuisé aussitôt qu’exposé, ce changement radical consiste en un passage au roman, une forme capable de dire ce qu’il se sait désormais voué à dire. L’amour du passé et la défense de la désuétude du littéraire n’ôtent en rien à cette entreprise son pouvoir de projection en avant : ni dandysme, ni abandon, ce « roman » a peu à voir avec le « romanesque » moderniste et très tactique que Barthes voulait auparavant pratiquer dans l’essai ; la notion s’était imposée dans les écrits des années 1970, et, d’élément d’une théorie, s’était rapidement changée en enjeu d’une stratégie d’écrivain. On connaît en effet l’ordre de fiction donné au seuil du Roland Barthes par Roland Barthes : « Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman – ou plutôt par plusieurs », miroir inverse des demandes de croyance qui ouvraient les anciens romans, et le regret par anticipation qui le suivait : « Il aurait voulu produire, non une comédie de l’Intellect, mais son Romanesque » ; la présence du romanesque était jusque dans les Fragments d’un discours amoureux le nom de la fragilité de la démarche intellectuelle : « Je ne sais s’il sera possible d’appeler encore “roman” l’œuvre que je désire et dont j’attends qu’elle rompe avec la nature uniformément intellectuelle de mes écrits passés, même si bien des éléments romanesques en altèrent la rigueur. » Le roman dont il est ici question est tout autre chose. On est passé à un véritable fantasme d’écriture et de conversion, puisque l’auteur du Michelet abandonne précisément les notions par lesquelles se définissait le romanesque : la fragmentation, la modernité, la tactique : « J’ai maintenant la tentation très forte de faire une grande œuvre continue et non pas fragmentaire […] Ce que j’appelle roman, j’en ai envie […] pour accéder à un genre d’écriture qui ne soit plus fragmentaire. » Dans ce désir de roman que Barthes prendra toujours plus au grave, on quitte les parages des jeux sur l’assertion, de la déviance exhibée à l’égard du discours de savoir, la mise en scène du doute, le décrochement, pour entrer sur de tout autres territoires. Ce déplacement aboutira dans La Chambre claire : la mise en récit de l’essai, son usage de l’imparfait et du passé simple, d’une trame narrative, même si l’aventure demeure celle d’un esprit, le passage d’un romanesque contre le roman à un romanesque qui intègre la tentation du roman, c’est-à-dire du continu, s’y met en pratique. On s’y rapproche du filtre proustien (la recherche du temps perdu passe par une aventure de l’affect). « La Préparation du roman » accompagne en quelque sorte ce moment d’écriture. Barthes n’accorde d’ailleurs aucune place à la notion de fiction, à la composante imaginaire ou mensongère du roman, le genre romanesque est pour lui une mise en œuvre du témoignage. Le cours se construit selon deux volets. La première année est consacrée à l’idée de la Notation : celui qui s’apprête à écrire un roman entretient avec la réalité, la vie, l’histoire, avec son propre quotidien, un lien singulier régi par un regard et un mode d’infra-écriture, par un besoin de vérité qui aboutit à une redéfinition des enjeux contemporains du réalisme. Cette partie est la plus passionnante du cours ; c’est aussi la plus étrange, puisqu’elle se construit sur l’exemple ici inattendu et longuement médité du Haïku, pratique de l’instant et de la nuance ; Barthes ne relève pas l’étrangeté de ce repli de l’activité de notation romanesque sur une production poétique. Antoine Compagnon en a sans doute donné la clé, l’interprétant comme une conversion à la poésie, cette partie de la littérature qui avait pourtant laissé Barthes assez indifférent tout au long de ses écrits précédents ; l’œuvre vers laquelle il se dirigeait ne serait pas alors ce mythique roman, mais une œuvre poétique, accordée à cet art de la nuance et du surgissement formulaire qui caractérise sa pensée. La deuxième année s’intitule « L’œuvre comme volonté » et construit une sorte d’anthropologie spéculative de l’écrivain, repérant les obstacles, les décisions et les renoncements que suppose le passage à l’œuvre ; elle est presque constamment accompagnée par Chateaubriand et égrène les « Figures » de cette vie d’écrivain comme les perles d’un chapelet : manie, tendance, sabordage, oisiveté, position, épreuve, doute, patience, décision, démarrage, panne, ennui… C’est aussi l’occasion d’une philosophie de l’objet-livre : son volume, sa forme, son enjeu ; c’est enfin le lieu d’une méditation sur la désuétude tragique de l’exercice de la littérature – car sans doute « ce qui va mourir » est-il à ses yeux la littérature, du moins cette littérature-là. Barthes conclut en effet le cours sur la description du livre désiré qui apparaît comme un véritable congé donné à bien des pratiques antérieures de son propre parcours : c’est un livre simple, lisible, non-ironique, non-tactique, un livre filial, régressant sur le « désir d’un certain passé » qu’il faudra. L’ensemble du cours est lourd de mélancolie : le sentiment de la caducité de la littérature, certains moments indéniables de passage à vide dans la réflexion, de fatigue du cours lui-même, s’imposent à la lecture. Que l’ensemble ne s’achève pas sur le dévoilement spectaculaire d’une œuvre aboutie ne change rien au fait que l’on ait délivré ici un savoir positif, précis, et surtout sans ruse. 

Claudel. Marie-Anne Lescourret, Claudel (Flammarion, 2003, 562 p., 29 €). « Claudel Maudit » : c’est le titre qu’a retenu Philippe Sollers rendant compte du Claudel de Marie-Anne Lescourret (Le Monde des livres du 21 novembre 2003). Il ne pouvait mieux choisir : la malédiction semble peser à la fois, hélas ! sur le poète, sa biographe… et Philippe Sollers lui-même : ne lâche-t-il pas d’emblée une bévue, sans doute empruntée à la page 513 du livre dont il s’agit. Il ironise sur le faste des « funérailles nationales » offertes au grand Claudel. Or cet honneur fut bien rendu en 1945 à Paul Valéry, mais il sera refusé, dix ans après, à l’autre Paul. Si c’était l’unique erreur commise par Marie-Anne Lescourret, il n’y aurait pas de quoi en appeler aux puissances maléfiques ; mais c’est dans une longue chaîne de péchés, dont plusieurs de la variété dite mortelle, que l’infortunée biographe s’est laissé prendre. Citons, à titre d’exemples, quelques peccadilles avant d’en venir à l’inexcusable. Don Léopold Auguste, qui « n’arrêtait pas de marquer des fautes », serait ici le pire des modèles. Lorsque l’on travaille sur Claudel, sans doute a-t-on le droit de faire, comme lui, des pieds de nez à la langue française. Il n’eût pourtant guère aimé s’entendre dire que « son autre sœur l’indiffère », ni qu’on parlât à plusieurs reprises de son goût pour « l’art jésuitique ». Telle « volonté erratique » – pour signifier la soif d’errer – l’eût fait sursauter, tout autant que ce calque d’Outre-Manche : « Heureusement tous ne tourneront pas fascistes ». Mais voici qui touche de plus près à la substance de l’ouvrage et au dessein de son auteur. Ce n’est pas un hasard si le seul passage mentionné par Philippe Sollers est celui où il trouve la biographie « cocasse » : il y est question de Rosalie Vetch « acceptant les maternités à la manière des chattes ». Cette cocasserie est fort loin d’être isolée. Claudel lui-même, ses proches, ses partenaires et comparses sont affublés de qualifications plus ou moins familières, toutes marquées d’une malice dénigrante. Cela aussi peut être tenu pour un reflet claudélien. Pourtant point trop n’en faut, et cette chape d’ironie dédaigneuse lourdement éployée ne tarde pas à engendrer un malaise. Des exemples ? Voici Claudel à ses débuts, « le vice-consul fauché » ; sur ses vieux jours, on fait mine de le ménager, mais en quels termes : « Claudel n’est nullement le père peinard confit en dévotion » ; « le vieux poète rondouillard ». Reine, sa femme, reçoit des coups de griffe : « ni instruite, ni jolie, elle a tout de trop grand, de trop épais, les yeux, le nez, la bouche, les sourcils ». Rosie n’est guère mieux lotie : on la savait déjà de la race des chattes trop fécondes, mais, en même temps, « elle est femme, elle est passive », elle joue les « madame » tout en étant « largement entretenue », « elle n’a rien compris ». Quant à Francis Vetch, son mari, c’est « l’affairiste Porte-poisse ». Camille la séquestrée est peinte en « rombière corsetée ». Plus gênantes que ces cocasseries sont les erreurs ou les lacunes, accumulées comme à plaisir. Leur bigarrure s’accommode mal d’un classement ; la page 435, toutefois, regroupe à elle seule trois inexactitudes : 1) « On parle de lui comme membre étranger de l’Académie royale des belles-lettres (à Bruxelles) » : en fait, il s’agit de l’Académie royale de langue et de littérature françaises ; 2) « Claudel se présente avec allégresse » – non point : il ne saurait se présenter à ladite Académie, on y est présenté. 3) « La même année, 1935, Claudel envisage de se présenter à l’Académie Française » : erreur, c’est dès l’année précédente qu’il songe à cette candidature, finalement posée le 5 décembre 1934. Il est permis de réunir autour de Claudel, « l’homme et l’œuvre », le plus grand nombre d’observations. Tenons-nous en à quelques exemples. Marie-Anne Lescourret attribue à la mère de Camille l’initiative de la transférer de la troisième à la première classe de son asile. C’est en réalité Paul qui, de loin, intervient. Mal lui en prend : Camille s’insurge et écrit à sa mère : « Ce n’est pas sans une surprise d’épouvante que j’ai appris que Paul me faisait mettre en 1ère classe. C’est curieux que vous disposiez de moi comme il vous plaît. » À en croire Marie-Anne Lescourret, Claudel remet à Louise Vetch, en 1940, le manuscrit de Partage de midi. Hélas ! non : il l’avait jadis offert à Charles-Louis Philippe ; à la mort de ce dernier, il pria Gide de retrouver les précieux feuillets. En vain : ils avaient disparu. Bizarrement, Marie-Anne Lescourret affirme que « Claudel tient en piètre estime » le père Charles de Foucauld. Ignorerait-elle les pages écrites sur Frère Charles, la première des Trois figures saintes pour le temps actuel ? Moins étrange, certes, est le rapprochement esquissé entre le personnage de Lumîr et Rosalie la Polonaise. Il a cependant été possible de révéler, textes en main, que le véritable modèle de Lumîr (comme de Fausta dans la Cantate à trois voix) était une autre Polonaise, aimée du poète adolescent et trop tôt repartie vers son pays « divisé » où, patriote héroïque, elle allait être capturée, puis « pendue à une barre de fer »… Pourquoi Marie-Anne Lescourret avance-t-elle qu’un spécialiste de Claudel « tient de la famille Vetch les lettres adressées par Rosie » au consul qu’elle vient de quitter en août 1904 ? Celles-ci sont recueillies dans le fonds Vetch de la BnF, où Marie-Anne Lescourret aurait pu, à son tour, les consulter. Autre rubrique sous laquelle pourrait être groupé un bel assortiment d’écarts ou d’approximations : la religion et les religieux. À juste titre, la « biographe » relève la proximité chronologique entre deux encycliques du pape Pie XI fustigeant, à cinq jours de distance, en mars 1937, l’une les démons du communisme athée, l’autre ceux du nazisme. L’occasion était belle de signaler une extraordinaire exception : tandis que la première encyclique est publiée en latin selon l’usage constant et la vocation universelle de ces messages, la seconde paraît d’abord en allemand afin de dénoncer plus clairement la racine germanique du mal. Au lieu de cela se lit, entre autres, la phrase suivante qu’on se borne à citer : « le texte Divini Redemptoris, en latin comme son titre l’indique [sic], s’interroge sur le communisme athée… » Quant aux hommes d’église, on en compte au moins six qui sont victimes de malfaçons inégales. Le bénédictin Dom Caillava devient « l’abbé dom Michel Caillava » (!). Il est écrit un peu plus loin : « Le curé puis évêque Baudrillart… » alors qu’il n’occupa jamais aucune cure. L’abbé Flynn pâtit, pour son compte, d’une faute de lecture. Son pénitent-poète le juge, selon Marie-Anne Lescourret, « petit, intelligent et bon » (en fait, on lit dans le Journal : « … l’abbé Flynn, curé de Suresnes, prêtre intelligent et bon ». Plus fâcheuse est l’erreur infligée au Jésuite (fait cardinal in extremis) Urs von Balthasar. Marie-Anne Lescourret le désigne comme « le traducteur allemand de Claudel ». Il eût fallu dire : « le traducteur en allemand », car lui-même était Suisse, issu d’une longue lignée lucernoise, et c’est à Salzbourg qu’il fit éditer sa traduction en allemand du Soulier de satin. Après ces broutilles et ces vétilles, il faut bien évoquer le plus inquiétant. D’abord deux passages où l’inquiétude se fait perplexité. Dans l’un (page 171), Claudel est présenté comme « consul adultérin ». Louis-Prosper ne serait donc point son vrai père, et cela pourrait expliquer le peu d’empressement que Paul mit à venir à son chevet lorsque lui fut annoncée sa mort prochaine. Mais où donc la biographe a-t-elle trouvé cela ? (à moins qu’elle ait confondu adultérin et adultère ? Une lecture plus scrupuleuse achève de troubler : le mot adultérin se trouve employé indûment aux pages 410 et 449). Seconde méprise, à la page 183 : l’Ysé du Partage aurait choisi « de partir avec l’outrecuidant Amalric, avec lequel elle périra ». Marie-Anne Lescourret n’aurait-elle pas lu la pièce jusqu’au bout ? Dans la scène ultime, Ysé déclare en propres termes à Mesa : « Je l’ai quitté / Au moment que la jonque partait… » S’agit-il de Rosie elle-même ? Son départ de Fou-Tchéou, le 1er (ou le 2) août 1904, est à son tour défiguré. Marie-Anne Lescourret unit ici erreur et familiarité : « La dame s’en va au bras d’un nouveau galant. » En fait, elle s’en va au bras de son mari qui l’accompagne jusqu’à Shanghai. Ce n’est qu’au cours de son très long voyage, et de façon tout à fait certaine, entre Vancouver et Montréal, qu’elle se liera avec Lintner, son mari suivant. Autre tort causé à Rosie et à son second double, Prouhèze : à lire le présent Claudel, les « retrouvailles » des amants, au sens passionnel, ont eu en fait pour dénouement la lettre reçue par Claudel à Rio durant l’été 1917 ; et, certes, Marie-Anne Lescourret reconnaît bien son reflet scénique dans la fameuse « lettre à Rodrigue ». Mais elle paraît vouloir ignorer l’extraordinaire récidive ou poursuite d’une passion devenue adultère, sous son triple visage : épistolaire à partir de 1917, charnel durant l’hiver et le printemps de 1920-1921, transposé spirituellement par la suite en promesse d’éternité. Ce qui est plus désolant encore, c’est le vide qui frappe, par voie de conséquence, l’interprétation du « grand drame testamentaire ». Rien ne laisse voir qu’il offre une image plus complète de l’aventure vécue que Partage de midi : Rosie (Prouhèze) et Paul (Rodrigue) sont présents, mais aussi les deux maris successifs, Francis Vetch le « dévot » (Don Pélage), John Lintner le « renégat » (Don Camille), sans oublier Louise (Sept-Épées) et d’autres encore. Sur le parcours des affinités esthétiques – domaine le plus familier à l’auteur du volume – trois accidents inattendus, pour le moins, sont à déplorer. L’un touche Romain Rolland. On lit à la page 427 : « en mars [1940], Claudel renoue avec Romain Rolland qu’il n’a pas vu depuis quinze ans. » Non, pas depuis quinze ans, depuis un bon demi-siècle ! Berlioz, lui, est absent du livre comme de ses annexes, alors que Claudel croyait lui reconnaître, en musique, un génie tout proche de celui qui le hantait lui-même en poésie. Par deux fois enfin, aux pages 338 et 354, Marie-Anne Lescourret croit pouvoir établir une étroite parenté d’inspiration entre Claudel et Maurice Pottecher, autre Vosgien : leurs ambitions théâtrales face au peuple se rejoindraient. Le vrai est tout à l’inverse : Claudel n’a pas de mots trop sévères pour l’esthétique de son compatriote, impatient d’aller au peuple en se faisant son délégué sur le théâtre ; pour le dramaturge de Tête d’or, c’est au contraire au peuple de rejoindre le poète en s’élevant à lui. Est-ce à dire que le Claudel qu’a signé Marie-Anne Lescourret ne mérite pas attention ? Ce serait ne point prendre en compte l’important travail d’inventaires et de récoltes qu’il représente. On goûtera au surplus l’entrain savoureux qui caractérise plusieurs départs de chapitre. On saluera dans l’un au moins d’entre eux (le chapitre intitulé Louange et composition), l’intervention d’une présence et d’un accent plus personnels. Il faut aussi rendre hommage à l’art très sûr que possède l’auteur de choisir en toute circonstance les citations qui frappent juste et fort, de les loger aux bons endroits, en particulier de souvent les appeler à servir d’épigraphe. Plutôt qu’une « Biographie » (Claudel ne les aimait pas), on a sous les yeux une « Somme » rassemblant ou résumant l’essentiel de ce qui s’est imprimé sur et autour de Claudel depuis environ un quart de siècle ; bref, c’est un instrument de consultation, à manier avec prudence mais propre à secourir tous ceux – Dieu sait s’ils sont légion aujourd’hui – à qui l’espace et le temps font défaut. Deux regrets seulement : d’une part, une reconnaissance de dettes (elles sont lourdes !), assortie de quelques remerciements, n’eût pas été superflue. Et surtout, pourquoi avoir presque exclusivement puisé aux sources imprimées ? Combien d’erreurs et de lacunes eussent été réparées, si avaient été mis à contribution les fonds Claudel, Romain Rolland (Journal et correspondances), Vetch, etc., réunis au Département des manuscrits de la BnF, ainsi que la si riche collection Van Bogaert à la Bibliothèque royale de Bruxelles ! Gardons-nous enfin d’omettre, non loin de ces reliques écrites, les sources vivantes – ici, les enfants et les proches du poète, là, les érudits et les chercheurs qui ont voué une large part de leurs efforts aux multiples aspects de son existence et de son œuvre. Nul d’entre eux, semble-t-il, n’a jamais été rencontré : c’est grand dommage.

DucasseMaldoror hier et aujourd’hui. Lautréamont : du Romantisme à la modernité, actes du Sixième Colloque international sur Lautréamont, Tokyo, 4-6 octobre 2002, textes réunis par Yojiro Ishii et Hidehiro Tachibana (Du Lérot, 2003, 375 p., 40 €). Le Japon serait-il en passe de devenir la Terre promise des études ducassiennes ? Tenu à Tokyo en 2002, ce colloque, qui rassemblait trente-quatre intervenants, atteste du grand intérêt porté là-bas à l’œuvre et à la vie du Montevidéen. Intérêt qui va parfois fort loin et a même quelque chose d’exemplaire. Dans son intervention, Tadayoshi Takizawa a rappelé le cas du poète Kunio Tsukamoto, qui n’a cessé de lire Maldoror durant la guerre, jusque sous les bombardements américains, et malgré les interdictions visant les livres étrangers : « J’avais toujours dans ma poche le livre de Lautréamont parce que je pensais que, comme la nationalité de Lautréamont n’était pas connue, la police militaire également ne saurait pas qui il était. » Ce volume d’actes est toutefois bien inégal. D’abord, parce que l’exégèse ducassienne semble, après tant de travaux divers accumulés depuis une quinzaine d’années, s’essouffler un peu. Et en savons-nous vraiment beaucoup plus aujourd’hui sur sa vie ? Michel Pierssens nous assure que « nous en savons maintenant presque tout. » Il faut s’entendre : de sa vie extérieure, peut-être, et encore n’en connaissons-nous que bien peu de chose… Nous ignorons presque tout de sa vie à Montevideo, où il dut tout de même avoir quelques amis. Et que dire de ses amis français ou des compatriotes uruguayens qu’il dut aussi fréquenter à Paris ? Et quels rapports avait-il vraiment avec son père ? Etc., etc., etc. Avouons-le carrément : nous en savons davantage sur ses professeurs ou sur son père, que sur Isidore. En fin de compte, ne serait-il pas préférable, comme le fait ici Jean-Jacques Lefrère, de reconnaître que nous avons un peu la nostalgie de cette bonne vieille « légende de Lautréamont » ? D’autres sont tentés de gloser longuement tel nom d’obscur écrivain cité au passage dans Poésies, sans que cela éclaire beaucoup notre compréhension du texte, lequel fonctionne plutôt, semblerait-il, par un principe de disparate et de « Chez Dupont, tout est bon ! ». Parlant de l’ancienne salle Colbert, Éric Walbecq cite, fort à propos, une annotation de Jules Laforgue : « en sortant de la rue Colbert » ; toutefois, il est malaisé de décider si ce dernier faisait allusion à l’annexe de la Bibliothèque nationale, ou bien au bordel qui se trouvait alors dans la même rue… D’autres communications proposent des rapprochements, parfois curieux, et qui ont le mérite d’attirer notre attention sur certains méconnus ou oubliés : Jean-Pierre Goldenstein scrute les curieuses Confidences morales (1859) d’un Henry Bordeaux homonyme du futur académicien somnifère, et Hasumi Nishikawa interroge l’œuvre d’Alfred de Tarde, « fondateur d’une théorie sociale de l’imitation ». Très utile est la leçon de bibliographie dispensée par Jean-Louis Debauve au sujet des « éditions parisiennes » de Ducasse. « Lautréamont, peintre et sculpteur » est étudié par Liliane Durand-Dessert : intéressant point de départ, mais conclusions peut-être un peu trop généreuses (« l’œuvre de Ducasse magnifie tous les courants antérieurs et porte en germe ceux qui se sont développés dans le siècle ultérieur ») pour un écrivain en qui on voudrait absolument voir un résumé de tout l’art moderne, de Goya à Mondrian. Perplexité également devant des communications accouplant Ducasse et Nerval, Ducasse et Michaux, Ducasse et Rimbaud, Ducasse et Genet : que de pseudo-ménechmes, que de dioscures souvent inventés pour la circonstance (laquelle, en l’occurrence, était un voyage au Japon offert par les hôtes) ! Mieux vaut sans doute, comme le fait Alain Chevrier, étudier les divers pastiches de Maldoror, qui témoignent à leur manière de la vogue du texte. Une influence qui ne peut cependant être niée est celle de Ducasse sur Jarry, « intertextualité jarryque » qu’a tenté de gloser Henri Béhar. Malheureusement, son propos a depuis été rendu un peu caduc par l’ouvrage fondamental de Sylvain-Christian David, paru en 2003. Il contient aussi deux erreurs. La première est son affirmation que Jarry aurait « recopié, partiellement, pour son ami Édouard Julia le fameux article de Gourmont sur La Littérature “Maldoror” ». Comme le montre le texte même de cette lettre, la vérité est sans doute plus simple : Jarry aurait enveloppé sa lettre dans des pages arrachées à un exemplaire de la revue. La seconde erreur est infiniment plus surprenante : « […] le collage est manifeste, Jarry n’ayant pas pu tirer leçon de Poésies II (Gourmont, qui les connaissait, n’en ayant pas cité de fragment). » Or, un enfant de six ans se précipitant page 106 du Mercure de février 1891 (à présent sur Gallica) n’aurait aucune peine à identifier les six dernières citations de Gourmont : elles sont extraites des paragraphes 10, 15, 20, 21, 28 et 54 de… Poésies II. Bien entendu, nous sommes absolument certain qu’il s’agit là d’une simple distraction ou d’un lapsus d’Henri Béhar, bien excusables chez un tel connaisseur. Ce que nous ne comprenons, en revanche, pas très bien, c’est pourquoi il a cru nécessaire d’insister en note, pour le cas où le lecteur n’aurait pas compris : « Dans l’article du Mercure de France, Gourmont ne donne que des extraits de Poésies I. » Nous tenions à signaler cette erreur, étant par ailleurs assuré que ce texte fera désormais autorité.

Génie féminin. Julia Kristeva, Le Génie féminin. 1. Hannah Arendt, 2. Mélanie Klein (Folio Essais, 2003, 410 et 440 p., s.p.m.). Une femme est une femme, comme le filmait Godard. Il n’entendait pas cependant que toutes les femmes se valaient. Les deux volumes du Génie féminin de Julia Kristeva, initialement sortis chez Fayard et aujourd’hui repris en Folio/Essais, en apportent la sinistre et terrible confirmation. Connue et reconnaissable par une œuvre critique essentiellement produite dans les années 70 qui attestera vraisemblablement pour les générations futures par son structuralisme, de l’existence d’une vie extra-terrestre, et ayant également produit au cours de la dernière décennie un essai sur Proust intitulé Le Temps sensible, qui était autant de temps perdu pour la recherche, Julia Kristeva, à présent psychanalyste, semble avoir rencontré Dieu, c’est-à-dire Freud. Après avoir milité activement pour la mort de l’Auteur, c’est en toute absence de contradiction et dans une logique du reniement qui l’a invitée et incitée à écrire notamment un Étrangers à nous-mêmes, vraisemblable plaidoyer sui-réferentielque Kristeva propose ici, en deux volumes, le premier consacré à Hannah Arendt, le second à Mélanie Klein, sa résurrection toute païenne dans un essai biographique ou un essai de biographie, on ne sait pas très bien, qui réinscrit ainsi le Sujet dans une souveraineté régressive tempérée bien évidemment par une méfiance toute viennoise. Une véritable question ne peut alors manquer d’être posée : la psychanalyse rendrait-elle le biographique à nouveau possible ? Kristeva semble le croire, qui s’offre comme un Lacan foudroyé par Sainte-Beuve, ce que le préambule paraît attester non sans perplexité pour son patient lecteur ou son lecteur devenu patient, le ton hésitant toujours poussivement entre aphorisme pour fond de cendrier ou sujet de dissertation paresseux pour premier cycle : « le “génie” est une invention thérapeutique qui nous empêche de mourir d’égalité dans un monde sans au-delà. […] L’œuvre du génie réalise l’éclosion d’un sujet. » Elle s’ingénie même à poser le biographique en condition sine qua non du génie, espérant que ce critère fantaisiste puisse valoir pour produire un synopsis à destination d’un téléfilm de France 2 du lundi soir en plusieurs volets à diffuser à l’occasion de la journée de la Femme : « Appelons “génies” ceux qui nous obligent à nous raconter leur histoire parce qu’elle est indissociable de leurs inventions. » Mais elle n’oublie pas que, depuis sa tentative romanesque des Samouraïs, elle s’est engagée dans une imitation enfiévrée de l’auteur des Mandarins qui passe par tous les genres, dont le féminin. Du génie au gynécée comme résidence secondaire de l’excellence humaine, il n’y a donc qu’un pas qu’elle franchit comme le Rubicon au nom d’une tripartition qui offre une trilogie (Arendt, Klein, Colette) dont la naïveté ne peut être imputée qu’à la confiance aveuglée, comme dirait Œdipe, à la toute puissance de l’Inconscient : « La vie, la folie, les mots : ces femmes s’en sont faites les exploratrices lucides et passionnées en engageant leur existence autant que leur pensée. » Le problème de telles considérations est qu’elles sont sans considération pour l’intellection, qu’elle soit féminine ou masculine. C’est donc avec le plus grand sérieux que le premier tome sur Hannah Arendt se propose de nous dire ce qu’est la Vie en distinguant trois étapes sans relief : « La Vie est un récit », « L’Humanité superflue » et « Penser, vouloir, juger ». On y apprend, entre autres, que « raconter sa vie serait en somme l’acte essentiel pour lui donner un sens », ou on relève, plus pénétrant encore, commentant le cahier de la mère de la philosophe, cette remarque désarmante sur la philosophie qui en dit tristement long sur les présupposés de son auteur : « […] elle peut parler « correctement » sur n’importe quel sujet… même si ce n’est pas toujours intelligible pour ceux qui ne sont pas familiers [déjà une philosophe ?] [sic] ». Le reste sombre dans une longue paraphrase improductive qui doit plus à Françoise Giroud qu’à Simone de Beauvoir. Plutôt que Le Deuxième Sexe, il s’agit surtout ici de La Seconde Main, tant nombre de conclusions formulées sont autant de lieux communs sur Arendt, comme celle qui suit, sur les liens avec les États-Unis : « Le pays d’accueil, l’hospitalière et désarmante Amérique, ne suscite pas moins les observations vigilantes de sa nouvelle citoyenne. » Forte de cette vulgarisation digne d’un journalisme qui se découvrirait psychanalytique, où la femme apparaît plus comme le mauvais génie de Kristeva que comme son bon génie, la psychanalyste examine ensuite la folie au travers de Mélanie Klein. Les dégâts sont ici limités, à la différence du précédent tome, et les analyses plus denses notamment sur « Le sein toujours recommencé » ou sur « Le phantasme comme métaphore incarnée ». En dehors de ces quelques remarques précises, Kristeva rejoue le couplet de la Folie comme facteur créateur : « Ni à ignorer ni à enfermer, la folie est à dire, à écrire, à penser : redoutable limite, interminable stimulation de la créativité. » Tous les poncifs d’une modernité mal digérée sont là sauf Michel Foucault curieusement absent… Face à tant d’analyses éculées sur le surmoi précoce et tyrannique, le lecteur éprouve un sentiment curieux, celui de devenir lui-même l’analyste en appliquant un précepte freudien au parcours de cet essai : l’attention flottante. Pour l’auteur du Langage, cet inconnu, l’écriture devient elle aussi comme absente à elle-même et sans génie de la formule, le tout comme un cinglant démenti à son entreprise de démonstration : « Mélanie Klein est désormais une figure majeure et une valeur incontournable. Comme la psychanalyse qu’elle exerce avec génie. » Les contradictions finissent cependant par se résoudre en un sursaut ultime : une telle absence d’écriture ne démontre-t-elle pas que Julia Kristeva avait au moins raison, dans les années 70, sur un point : l’Auteur est mort. Enfin, la psychanalyste de Folle vérité, se risquant au petit jeu de la phrase lapidaire qui se révèle dans son cas digne d’une auto-mutilation, annonçait pourtant, au début de son entreprise, la promesse de son échec comme un lapsus révélateur : « Le siècle prochain sera féminin, pour le meilleur ou pour le pire. » Une fois ces deux volumes refermés, le pire est heureusement derrière nous.

GourmontCahiers de l’Herne, n° 78, Remy de Gourmont, sous la direction de Thierry Gillybœuf et de Bernard Bois (L’Herne, 2003, 381 p., 49 €). Parodiant un classique, on pourrait dire : « Enfin le Gourmont de l’Herne vint », car ce gros cahier prévu initialement pour l’an 2000, vient seulement de voir le jour (circonstance qui semble indépendante de la volonté de ses animateurs). Malgré son intérêt, cet important ensemble laisse une impression mitigée. Comme dans tous les Cahiers de l’Herne, il débute par des textes « inédits », se subdivise en cinq parties principales, suivies de « souvenirs et témoignages », et se termine, selon les normes de la série, par une chronologie et une bibliographie. Bien que ses principales œuvres aient fait l’objet de réimpressions ces dernières décennies, Gourmont reste un écrivain mal connu du public. Une présentation globale un peu plus détaillée que l’avant-propos n’aurait donc pas été inutile, alors que l’article de Karl D. Utti qui ouvre la première partie (« Le créateur de valeurs ») risque, par son caractère un peu hermétique, de rebuter le lecteur qui aborde pour la première fois cet écrivain malgré la comparaison faite avec Sainte-Beuve, en lequel l’auteur voit un modèle du Latin mystique. La dernière partie de cette étude, consacrée au « Joujou patriotisme », fait d’ailleurs un peu double emploi avec les développements de Francesco Viriat sur ce célèbre article, car ils constituent le début de la partie suivante. Nous formulerons les mêmes réserves à l’égard de l’étude de Madame Schiano-Bennis sur les rapports de Gourmont avec le philosophe Jules de Gaultier, auteur d’un ouvrage sur le « Bovarysme » (dans lequel il démontre que l’auteur se conçoit toujours autre qu’il n’est en réalité), comparé ici à l’idéalisme manifesté par Gourmont dans Sixtine. Bien qu’il ait été en relations suivies avec Gourmont et Segalen, ce philosophe est à peu près inconnu du grand public. Une brève présentation aurait été utile, ou du moins un renvoi à la thèse d’Henri Bouillier sur Victor Segalen (1961) – dont le nom semble inconnu à l’auteur. À défaut d’une analyse comparée des deux œuvres, il aurait été intéressant de dire lequel des deux a mis son confrère en relations avec ce philosophe (précisons ici qu’Achille Jules de Gaultier de Laguionie, né à Paris le 22 juin 1858, est mort en 1942 à Boulogne). En revanche, les développements sur la notion de décadence qui a marqué les poètes anglo-américains et sur la francophonie par rapport aux écrivains belges, semblent avoir été rarement formulés jusqu’à présent. Une des deux études qui terminent cette section (la seconde se limite à Une nuit au Luxembourg) est consacrée à la poésie d’avant-garde : elle insiste sur l’influence de l’œuvre de Gourmont sur Zone d’Apollinaire – le premier prit la défense du second au moment des vols du Louvre – et surtout sur Cendrars dont les Pâques à New York laissent transparaître une lecture du Latin mystique. Il est dommage que M. Richter n’ait pas complété son étude par des notes sur l’œuvre poétique de Gourmont, dont les quatre ou cinq recueils ne sont pas si insignifiants qu’on le dit habituellement. Le Cahier ne consacre aucune étude à cette partie de son œuvre, non plus d’ailleurs qu’à ses pièces de théâtre. De la section Le Parti de la liberté, nous retiendrons, outre des études sur les conceptions morales de Gourmont et son rôle dans l’histoire littéraire belge (par Paul Gorceix), les deux articles consacrés au « Joujou patriotisme » et à l’évolution de son auteur pendant la Première Guerre mondiale. Ce texte, qui entraîna la révocation de son auteur du service des catalogues de la Bibliothèque nationale, a été reproduit à maintes reprises, mais il n’a finalement été lu que par peu de Gourmontiens et Francesco Viriat a eu raison de le reprendre avec des éléments inédits. Pour notre part, nous aurions ensuite plus volontiers placé l’étude consacrée aux rapports de Gourmont avec Léautaud dans la partie Dissociation d’idées, dans laquelle il est question d’autres écrivains comme Schwob, Louÿs et Huysmans, dont les « Stratégies d’une rupture » sont analysées par Thierry Gillyboeuf. On ne peut s’étendre ici sur les autres articles, notamment ceux de la partie L’Ivresse verbale, qui ne manquent pas non plus d’intérêt, bien que celui de Bernard Bois sur Gourmont critique d’art laisse sur sa faim, car c’est tout de même Gourmont qui a découvert le Douanier Rousseau et qui s’est intéressé à bien d’autres artistes que ceux qui sont cités (comme Clésinger, Henri Regnault, Charles Guérin et surtout son ami André Rouveyre, dont il préfaça un recueil et qui illustra les Lettres intimes à l’Amazone). Notons encore, à propos de l’étude sur les petites revues et la rupture avec Gide (qui fonda la N.R.f. pour faire échec à l’influence de Gourmont au Mercure), que Gourmont ne semble pas, contrairement à Félix Fénéon, avoir participé à L’Art moderne de Bruxelles, fondé en 1880 par l’avocat Octave Maus. Même si l’on ne pouvait analyser en détail toute l’œuvre de Gourmont, on doit déplorer l’absence de deux études importantes : l’une consacrée à la femme chez l’auteur d’Un cœur virginal, l’autre consacrée à sa correspondance. C’est tout juste si le nom de Natalie Clifford Barney, destinataire des Lettres et des Lettres intimes à l’Amazone, est mentionné, avec la reproduction d’un portrait d’ailleurs assez connu. Gourmont a aussi eu d’autres liaisons, plus éphémères. Ce sont précisément les Lettres intimes qui font déplorer l’absence d’étude d’ensemble sur cette correspondance, que ne compensent pas les lignes de présentation des quinze lettres inédites données au milieu du volume (lettres adressées à Maurice Denis, Bloy, Pound, Schwob). Indiquons qu’on ne saurait considérer comme « inédite » la lettre à Villiers de l’Isle-Adam : elle a été publiée pour la première fois en 1938 et figure sous le n° 499 de la Correspondance générale éditée par Joseph Bollery (qui figure dans la bibliographie !). Il aurait également été bon de spécifier que René Quinton, dont on publie des lettres, était aussi un ami de Segalen, et de mentionner la provenance des lettres à Barbé, Pound, Aldington. Plus critiquable encore est le début du Cahier, qui prétend offrir des « textes inédits » – mention qui est même reprise dans le catalogue de l’éditeur. Or seuls doivent être tenus pour tels les deux poèmes de 1879 provenant d’un recueil avorté qui se serait intitulé Amours. Tous les autres ont paru dans des revues dont la référence est même donnée sous l’article. Il en est de même pour les trois notices extraites des Portraits du prochain siècle, ouvrage collectif publié en 1894. Le Cahier se termine par des « Souvenirs et témoignages » dont il aurait été bon de donner la référence et pas seulement la date. À la bibliographie du volume, il faudrait ajouter divers articles du Mercure de France mentionnés dans la thèse d’André Barre sur le Symbolisme. Sur le plan matériel, on regrette que les longues citations en allemand, en anglais et en italien ne soient pas traduites alors qu’une note donne une référence à l’édition française. Enfin, il faut déplorer une très inégale correction des épreuves. Deux articles ont été consacrés à Sixtine, mais l’un renvoie à une édition de 1922 et l’autre à une édition de 1982 (au lecteur de choisir). Page 133, les Chansons de Max Elscamp ne sont certainement pas de 1815, leur auteur étant né en 1862. Un biographe d’Apollinaire est prénommé Pierre-Marcel à une page et P.A. à une autre. Page 320, il s’agit de la seringue de Pravaz et non de Trivaz ; page 115, il manque les notes 27 à 30 de l’étude consacrée au « Joujou patriotisme ». En résumé : aurait pu mieux faire.

Hallier. Sarah Vajda, Jean-Edern Hallier (Flammarion, 2003, 466 p., 23 €). Les téléspectateurs qui ont vécu la fin du siècle dernier se rappellent que, lorsque Hallier leur confia sa cécité désormais complète, il se déclara passé des lettres à la peinture. Propos dont la pertinence frappa. Taper un texte à l’aveugle sans contrôle-écran est en effet malaisé, alors qu’il reste facile de peindre eyes wide shut un appartement, a fortiori un tableau piquant. Voilà de la critique en acte, digne de Dorgelès, plus claire que du Jean Clair ! Pourtant, quand, le 12 janvier 1997, dimanche suivant celui de la mort de Franquin, nous parvint de Deauville l’information qu’en tentant la maîtrise conjointe de la canne blanche et du guidon, un autre fantaisiste fameux s’était, ce matin-là, tu à jamais, on pleura peu. « Une crapule de moins », diarisa Françoise Giroud, rancunière. Resté sur le flanc, non palpitant, avec l’œil anglais du poisson mort, Hallier, muet comme Akhenaton, jouit depuis, in abstentia, de « la vieillesse puissante et magnifique » dont les pharaons rêvent. On le vante, on le dore (Arnaud Le Guern), on narre sa vie. Sans doute, sans aligner vingt titres bien connus des sept à soixante-dix-sept ans, Hallier eût-il aimé qu’à l’instar d’Hergé, de Perec, son nom parrainât un nouvel astre. Qu’importent les œuvres, au total ? Compte la figure, qui, au bout du conte, seule demeure. Allié à Arnaud Le Guern qui le loue (Stèle pour Edern, 2001), à Sarah Vajda qui l’habille, Edern luit au firmament, comme Aldebaran. Mais non. En fait, Lourdes avait rendu à Hallier le sens des couleurs, il ne pédalait donc pas vraiment à l’aveugle. Et puis sa gloire est précaire : « Son nom s’efface déjà, comme se dissout, dans la neige télévisuelle, le souvenir de ses frasques. » Bref, ce n’est pas l’hagiographie rêvée. Ni l’anecdote du coup de poing d’un François Chalais fâché d’un soupçon de jesuipartoutisme engluant sa plume de journaliste occupé, ni la prestation figée, l’œil unique oscillant à droite, à gauche, vers les pôles échauffés d’un faux couple d’intervieweurs en rixe (« Voyons, messieurs ! un peu de tenue ! ») – épisodes cocasses de la vie du « trublion du PAF » – n’ont les honneurs du rapport Vajda. Comme la mort d’un cycliste, leur drôlerie relative prouve la pertinence de la notion d’humour objectif vue d’André Breton ; mais en dévaluant un homme dont, toutes réserves faites sur la solidité de sa prose ou de sa moralité, il importe de compresser les actes, dits et gestes majeurs en une biographie de moins de 600 pages. Pari tenu : au sortir d’un Barrès de la même collection (2000) signé de son nom, voici son Hallier. Oublier Hallier n’est pas son propos, ni l’évacuer comme cas. Doublé le cap Maurice d’un colin froid qui laissait à Jarry alcohol, fantaisies cyclistes et goût de la peinture naïve, s’atteste ici une plume féminine forte et indépendante, idoine au goût chevalier de redresser les mal barrés. Au-delà d’un homme agité, Sarah Vajda vise haut : rien de moins qu’à tracer, en « une épopée entre mythographie et faits avérés », l’histoire de la fin du Grand Écrivain. Grand projet, plus apte à réveiller les passions qu’à les calmer. Pas « à l’américaine », cette biographie, mais d’un vrai écrivain, qui ne se cache pas derrière son petit doigt. Les fiers compagnons de l’époque Tel Quel, Jean-René Huguenin, Philippe Sollers, Dominique de Roux surtout – figure étrange, rare héros positif du livre – prennent dans ce périple un relief singulier. Ce dont Sarah Vajda fait thèse – savoir que la compromission avec les « Barbares » (les Romantiques disaient « Philistins ») condamne tout cabotin à se voir démasqué – est au principe du contraste Hallier/de Roux, le second écrasant le premier de toute la supériorité qu’au fond ce dernier lui savait. Briller comme exemple de ce qu’il ne faut ni être ni faire a de quoi satisfaire insuffisamment, c’est un fait. D’où le tintamarre d’Edern, bruit pour couvrir son couinement intime. Tout le monde n’a pas la chance d’être pauvre. Nous regarde, nous, l’effet de ce spectacle, de ces provocations. Avouons qu’il nous a bien fait rire, puis qu’il a coopéré, éloquemment, à nous faire voir certain Président sous un jour moins gauchi. Le gauche/droite (une, deux) des politiques, il a travaillé à en démasquer les tours. Sale travail ? Oui, mais fait salement, l’honnête éboueur ne se cachant pas de puer la rage. Ayant besoin de tels ouvriers, n’allons pas les psychanalyser pour savoir quel tracas freudien les anime, darde leurs pognes gantées vers nos poubelles. Qui a dit que « la société est bonne, c’est l’enfant qui la sape » ? Hallier, selon Sarah Vajda, demeura cet enfant dangereux, sale, méchant, capricieux, insortable, dont il fallait écarter choses et gens délicats pour qu’il ne les démolisse pas. Peter Pan, quoi ! (avec « Pan ! » répété douze fois). La complaisance si répandue envers lui procède de l’enfant terroriste qui est en chacun, refoulé mais vivant, et qui s’esclaffe à se mirer en tel gaillard de cet acabit-là, gardé tel par un miracle de gâtisme familial. L’écrivain n’est pas le sujet d’une biographie, et ici moins qu’ailleurs, car c’est le phénomène qui retient l’attention de l’auteur, non les livres. Trois corrections mineures. Saluant en Pierre-André Boutang celui qui l’a « convaincue qu’il existe un livre capable de répondre à toutes [s]es questions concernant le grand jeu des alliances politiques contraires : Les Yeux d’Ézéchiel sont ouverts » du néo-kabbaliste Raymond Abellio, encore un brillant épuré à l’horizon biographique – malgré ce salut, la symbolique traditionnelle n’est pas le fort des élèves de Roland Barthes. Premièrement, page 29, Sarah Vajda signale à l’exclusive attention des amateurs (prudence) l’identité astrale Poissons ascendant Lion entre deux auteurs en H – revendiquée par JEH, semble-t-il. Or VH est Poissons ascendant Scorpion. Deuxièmement, page 30, Sarah Vajda étymologise Hallier sous les halliers des futaies. Hallier fleure plutôt, à notre nez, un patronyme de métier, tels Marchand, Mercier, Boulanger, Boucher : Littré, à l’article hallier, campe un marchand aux halles, étaleur de marchandises périssables. Troisièmement, page 378, elle prête à Homère une inspiration qui revient à Isidore Ducasse : en effet, la liste où figurent « Fabius, le vampire contaminé ; Hanin le Navarro ripoux de service ; Attali le loufiat revendeur de reliques », etc., fait écho à celle des Grandes Têtes Molles de Poésies I. Il y a en outre moult coquilles, trois rien qu’à la page 375 : martyr pour martyrE, croit pour croiE, pamplet pour pampHlet… Relecteurs, correcteurs, où êtes-vous ? Pour la bonne bouche, remontons au liminaire pour cinq lignes : dans sa compacte liste alphabétique de remerciés (six pages lyriques, pp. 13-19), Sarah Vajda décerne à Sollers son remerciement le plus savoureux, étagé en trois paliers qui donnent envie d’être la souris Mickey voyageant à travers les âges : « à Philippe Sollers qui, après m’avoir prise pour une autre, m’a livré sa version des faits, donné une leçon de rhétorique, a illustré pour moi la leçon de Jouvet… [Note : Tous les jeunes comédiens connaissent ce redoutable exercice : la déclaration d’amour à une chaise. En cette occasion, il ne fut pas question d’amour, mais de chosification], enfin, offert le sentiment inédit d’être une chaise à qui le grand homme s’adresse [suivent neuf lignes de remerciements de T à V… Puis, tout au bout :] à Sarah Yalda enfin, pour notre presque homonymie, qui m’a valu une bonne rasade de vieux bordeaux. » Heureuses Sarahs ! Vajda au moins n’en manque pas, d’humour. J’imagine que si l’hôte passa de la brinde (ou tchin-tchin) à l’être chaisifié, ce fut la vengeance – l’éderniste démasquée – de chais et rasade (gaspillée ! au prix où est le vieux bordeaux !). Un grand livre, dont médirent ceux qui n’auraient pu l’écrire.

Libertins. Michel Brix, Sade et les félons (La Chasse au Snark, 2003, 313 p., 20 €). L’essai que propose Michel Brix s’attaque courageusement à une citadelle jalousement gardée, entourée de sentinelles et de séides dévoués à une seule et unique idole : le libertinage. Sous ce mot se rangent, en un système dont la configuration semble miraculeusement douée de permanence et de fixité, des comportements, des discours, une philosophie, un art de vivre, une « morale » de l’action qui, du gisement du XVIIIe siècle où ils ont pris forme, se perpétuent dans certaines phraséologies et postures contemporaines, véhicule plus ou moins sûr et plus ou moins convaincant d’un « nouveau » libertinage. La notion, quoi qu’il en soit, se caractérise par son pouvoir de division : elle suscite autant de détracteurs que de champions. Sans doute parce qu’elle implique ce qui à nos yeux est essentiel : la liberté individuelle au sein de la collectivité, la relation à l’autre et l’économie du plaisir. En bonne méthode, c’est à la genèse du concept – et du courant historique qui le soutient – que Michel Brix s’attache dans un premier temps, afin de mieux cerner ce que communément nous nommons libertinage et – dans le champ des œuvres littéraires, domaine qui occupe ici le critique – « roman libertin ». C’est pourquoi il entreprend de nettement distinguer, parmi les productions de la littérature érotique, trois catégories d’ouvrages : ceux qui peignent le libertinage pour en dénoncer les erreurs (il s’agirait alors du « roman libertin » proprement dit), ceux qui se présentent ouvertement comme les panégyriques d’un nouvel art de vivre et de jouir (« romans grivois ») et ceux pour lesquels le libertinage est mis au service d’une violente satire de la société ou de l’Église (« romans satiriques »). Constatant que la première catégorie est la plus largement répandue au XVIIIe siècle, l’auteur fourbit ses armes et s’avance dès lors sur le terrain qui sera le sien : celui de la dénonciation systématique, argumentée et documentée, de ce qui constitue l’imposture radicale de l’idéal libertin. Cette imposture se résume en quelques mots : elle consiste, sous couleur d’initiation à la liberté et à la pleine jouissance de soi, à aliéner autrui, à soumettre les femmes à l’exercice d’une domination implacable, à les réduire à l’état de victimes et à leur refuser ainsi tout devenir individuel et social. En somme, la seule liberté qui soit encore concevable reste celle des libertins eux-mêmes qui, dans leurs pratiques, confortent leur pouvoir et prospèrent de la déchéance de celles et ceux qu’ils corrompent. C’est donc tout un art de la ruse qui est mis en œuvre dans le discours libertin, une rhétorique du leurre dont on voit se déployer tous les fastes retors dans les instructions de Versac à Meilcour des Égarements de Crébillon ou dans les plans de Mme de Merteuil. Qui en doutait ? Une fois posée, la thèse de Michel Brix se diffuse sans varier sur une longueur de plus de deux cents pages – ce qui ne manque pas d’entraîner une inévitable impression de lassitude, quelle que soit l’application du lecteur bénévole. Tout le chapitre consacré à Casanova – le « trompeur de Venise » – s’attache ainsi à démythifier une figure légendaire que certains de nos contemporains portent aux nues. Michel Brix lève le voile et exhibe le monstre, « de tous les libertins […] sans conteste le plus diabolique ». Il ne s’explique pas « que les critiques casanovistes soient entrés dans le jeu de l’écrivain » et aient transformé « un génie de la malfaisance en bienfaiteur universel ». C’est peut-être que les « Casanovistes » ont compris que Casanova est d’abord un écrivain. De même, de Sade l’habit est retourné : on reprend à loisir l’épisode des trois coups de canif, l’accusation de tentative de sodomie survenue à Marseille (tout ce sur quoi Lély avait fait la lumière avec une sérénité sans égale). On lui brode les revers d’infamies. On lui retourne d’ailleurs si bien les basques que le marquis devient un dénonciateur du libertinage – eh oui – et (chose que tout le monde sait) un critique de l’idéal de relativité des Lumières. Autant dire qu’on enfonce dans ce livre beaucoup de portes ouvertes. Cet essai laisse une étrange impression : on ne sait trop en vérité ce que veut démontrer l’auteur, s’il est animé d’intentions correctrices, d’inspiration morale (certaines de ses propositions le donnent à penser), s’il se meut dans l’aire de la littérature et de ses constructions imaginaires, toujours instables et réversibles, ou s’il entend tempérer les ardeurs dévotionnelles des nouveaux libertins face à leurs maîtres du XVIIIe (voyez le chapitre VI : « Le libertinage après Sade »). Il reste que l’éthique de l’immédiat, l’idéal du « point de lendemain » le gênent beaucoup. La vertu lui semble préférable aux délices du plaisir et aux séductions du corps. Pourquoi pas ? Mais cette intention dénonciatrice propre aux romans dits libertins – sur laquelle Michel Brix mise tout – n’est-elle pas encore une ruse libertine, une perversité de plus dans le rayon des anomalies constatées ? Il faudra relire impérativement Casanova, Sade – et Rétif.

Mallarmé. Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, tome II, édition présentée, établie et annotée par Bertrand Marchal (Gallimard, Pléiade, 2003, 1936 p., 73 €). Qu’aurait dit ledit Stéphane de cette avalanche de pages, lui qui, tout en n’hésitant pas à se démultiplier, entendait, peu prolifique, rester un écrivain concis ? Faut-il rappeler sa lettre-testament à ses « chéries » du 8 septembre 1898, la veille de sa mort ? « Vous ne vous étonnerez pas que je pense au monceau demi-séculaire de mes notes, lequel ne vous deviendra qu’un grand embarras ; attendu que pas un feuillet n’en peut servir. Moi-même, l’unique pourrais seul en tirer ce qu’il y a… Brûlez, par conséquent […]. Ne soumettez même pas à l’appréciation de quelqu’un : ou refusez toute ingérence curieuse ou amicale. Dites qu’on n’y distinguerait rien, c’est vrai du reste. » Cette lettre concluait le tome I, sorti il y a cinq ans (Œuvre poétique, 1530 pages). Voici donc le tome II, Œuvre critique et pédagogique, 1908 autres et non moins copieuses pages – textes, variantes et gloses inclus –, soit, à coup sûr, plus qu’en trente-sept ans de carrière dans les lettres, Mallarmé n’en a jamais écrit. Le choix ayant été fait, au départ, de ne pas suivre l’ordre chronologique, il fallait trouver d’autres moyens de s’y retrouver, de retrouver une cohérence dans cette véritable cuisine alchimique à laquelle Mallarmé n’a cessé de se livrer, à travers ses publications sans cesse remises à l’ouvrage – pour le plus grand cauchemar de ses éditeurs –, prêt effectivement, dans le même temps, à tout sacrifier « comme on brûlait jadis son mobilier et les poutres de son toit » pour « alimenter le fourneau du Grand Œuvre », pour le Livre unique, « architectural et prémédité », ne dépendant plus du hasard de l’inspiration et qu’il sait irréalisable. Où l’on découvre ainsi – et pourquoi craindre d’appeler les choses par leur nom –, après le poète d’une certaine manière enfermé dans son cabinet de travail, l’écrivain public, voire mondain, qui, sans rien sacrifier de ses exigences créatrices, entend, plus encore que trouver un impact pour satisfaire l’éventuel narcissisme auquel il a clairement renoncé, provoquer par ses œuvres – les livres, il l’a assez explicité, étant pour lui les seules vraies bombes –, la révolution sociale dont la fin du siècle sent la nécessité. On découvre, plus qu’un critique, n’entendant nullement, lui, avancer de théorie, mais pratiquer une « pyrotechnique », et précise-t-il, « non moins que métaphysique », un journaliste qui, parallèlement à sa fort mal vécue fonction de professeur d’anglais, et au moins par compensation, va s’employer à conquérir tous les terrains, des Lettres aux divers arts, ne va pas hésiter à tremper sa plume pour traiter du plus petit comme du plus grand fait divers, à prononcer les plus vibrants éloges et lancer de vigoureuses campagnes en défense quand cela s’avère nécessaire. Faut-il détailler ? L’ensemble des textes est très majoritairement connu et, hors du plaisir de la redécouverte, n’offre que peu de surprises. Mais c’est en ayant refait l’ensemble du parcours (un très bienvenu récapitulatif chronologique, aux pages 1823 à 1828, remet le lecteur sur les rails) que l’on reste époustouflé. À l’instar de Vallotton dans la gravure, Mallarmé offre la plus somptueuse galerie de portraits de l’avant-dernier siècle finissant : au premier rang, bien sûr, les « poètes » (Villiers-de-L’Isle-Adam, Verlaine, Poe), suivis par les peintres (Manet, Whistler) ; on déniche même une Loïe Fuller et une Georgette Leblanc. Maintenant, que l’on cesse de parler d’« éclectisme », qui sous-entend le papillonnage, voire le négligé : viennent immédiatement contredire la conférence sur Villiers, modèle d’oraison funèbre, comme le souligne Bertrand Marchal, ou la préface à Vathek (ces deux textes inaugurent d’ailleurs ce deuxième tome), un modèle de travail bibliophilique. Et l’on se trouve bien face à un feu d’artifice, ou, pour rester dans le registre armurier, à un sacré cocktail. Mais ce monument, tout impressionnant qu’il soit et tel que reconstruit, ne se révèle pas sans failles. La première question qui saute aux yeux est la suivante : était-il nécessaire, certes pour balayer aussi le travail de traducteur de Mallarmé, d’insérer les textes purement pédagogiques (l’ensemble des Mots anglais), réelle « besogne alimentaire », et dont Bertrand Marchal explique par le menu qu’il ne s’agit que d’un travail de seconde main, en outre puisé à de fort vieilles sources ? Sauvons Les Dieux antiques, qui rappelle étrangement La Guerre des dieux d’Évariste de Parny, mais pour le reste… Cela aurait peut-être permis d’introduire, comme dans le premier volume, un peu de correspondance, ici totalement absente. Absente aussi l’illustration : quatre maigres vignettes pour évoquer Le Corbeau de Poe-Manet, deux pages de couverture pour évoquer La Dernière Mode, mais rien pour illustrer la préface au catalogue d’exposition de Berthe Morisot (Mallarmé n’est pas encore Prévert, rue Sébastien-Bottin !). Certes, aucune illustration ne figurait dans le premier tome : Manet n’a sans doute pas rendu son travail pour L’Après-midi d’un faune ; quant au projet Vollard-Redon pour Le Coup de dés, il est resté inabouti. On entend manifestement s’en tenir à la réponse un peu lapidaire et provocatrice que fit Mallarmé à une enquête qui ne couvrait nullement toute la problématique, « sur le roman illustré par la photographie » : « Je suis pour – aucune illustration » (Mercure de France de janvier 1898). Et, par voie de conséquence, il est à peine tenu compte, voire pas du tout, de recherches récentes, comme celles sur Mallarmé et la mode (1989) ou sur l’édition Lesclide du Corbeau (1994). Nous ne soulignerons pas, enfin, l’économie faite désormais sur les notes dans la collection de la Pléiade, sinon pour constater que cette économie crée ici un réel déséquilibre. La multiplication des variantes en devient étouffante, aux dépens de notes plus informatives – et ce « retour au texte, rien que le texte » nous ramène quelque quarante ans en arrière, à la « joyeuse » époque de ce Structuralisme que l’on croyait définitivement dépassé. Une erreur, page 1716 : « Le mot gaz a la même origine que l’allemand Geist, l’“esprit”. » Le mot gaz, disent les dictionnaires, a été créé par le chimiste van Helmont à partir du grec chaos, signifiant « espace vide » – lequel n’a rien à voir avec le mot allemand Geist, qui viendrait du ghost anglo-saxon.

Masculin/fémininMasculin/Féminin dans la poésie et les poétiques du XIXsiècle, sous la direction de Christine Planté (Presses universitaires de Lyon, 2002, 518 p., 23 €). Ce copieux volume, issu d’un colloque international organisé à Lyon en 1998 par l’unité de recherche Lire (Littérature, Idéologies, REprésentations aux XVIIIe et XIXe siècles), propose de « relire l’histoire poétique du XIXe siècle du point de vue de la différence des sexes dans la langue, et [d’envisager] l’ensemble des aspects de la relation masculin/féminin dans ses implications poétiques, culturelles, sociales et idéologiques ». À ce programme vient se greffer une excroissance dédiée à la position de certains romanciers de l’époque (Balzac, Barbey d’Aurevilly, Flaubert, Maupassant). Dans l’ensemble, le pari est tenu, et certaines investigations contribuent à faire de ce collectif une pierre indispensable dans le renouvellement de l’histoire littéraire du siècle, le grand mérite de ce volume étant de rassembler des contributions qui étudient autant les œuvres que leur réception. Cela dit, plutôt qu’une présentation de la structure des actes, on aurait apprécié en introduction une prise de position théorique et pratique sur les concepts et notions engagés par la mise en question du féminin et du masculin : différence des sexes, catégories de sexe, genres, représentations, etc. Distinguer aurait évité d’effacer des apports intellectuels polémiques – critique féministe française, anglo-saxonne, américaine ou encore universalisme, différentialisme, etc. – quitte à renoncer à un certain « confort » dans la réception programmée de l’ouvrage (critiques littéraire et féministe ne faisant, pour certains, toujours pas bon ménage). Comme tel, l’ouvrage ressemble plus à un kaléidoscope d’outillages critiques, ouvrant une multitude de pistes de recherche et de lecture, qu’à une synthèse sur la question, même s’il permet de délimiter certaines lignes de fuite : féminisation de l’activité poétique et misogynie du siècle, corrélation entre démarche créative et spernogynie (de spernere, « mépriser », nous apprend Martine Reid), discrimination des poétesses, concordance de la conception du poétique et de la figure de la Muse, sexuation de l’écriture, etc. Les études monographiques (sur Baudelaire, Desbordes-Valmore, Gautier, Labé, Mallarmé, Mercœur, Tastu) côtoient des approches transversales (sur la Muse ou le mythe de Pygmalion) dans une pièce en cinq actes allant des « Questions de genres » aux « Fins de siècles », la partie centrale dévolue aux « Modernités » se révélant, contrairement aux autres, d’une maigre vertu. Hormis quelques âmes égarées (Lautréamont au pays de Baudelaire, par exemple), les contributions tissent au sein de chacune des parties un jeu d’échos souvent probant. Parmi la quarantaine d’articles récoltés, signalons celui de Jacques-Philippe Saint-Gérand, qui donne le ton en déjouant l’idéologie grammaticale pour expliciter la dichotomie des tâches assignées à l’un et l’autre genre (à l’homme le don créateur, à la femme celui de l’exécution) et la délitescence de la bipartition classificatoire dans le travail poétique. De nombreuses études de réception, dont celles de Michèle Clément sur Labé, de Marie-Claude Schapira sur Tastu et Gay, d’Hélène Millot sur La Plume, démontrent qu’il s’agit pour la critique, lorsque le poète est femme, de justifier la vie et la vertu individuelles pour rendre acceptable l’œuvre, de juger non l’œuvre mais la femme, ou plutôt d’évaluer son adéquation à une nature féminine tacitement établie. José-Luis Diaz, dans « Avatars de la Muse à l’époque romantique », retrace l’évolution de la figure de l’inspiratrice, de la Pythie, Sybille, Sylphide des Lumières à la Muse Vierge ou Ange des Parnassiens, la Muse chaste et austère ou bien lascive du Romantisme ultra s’incarnant en Muse vénale et malade dans l’œuvre de Baudelaire. Christine Planté signe une belle étude (« Quand Je est un(e) autre ») sur l’énonciation en première personne féminine, perçue – parce que le genre féminin est marqué – comme particularisante (contrairement au masculin universalisant), dans une perspective de lecture plus référentielle, quasi-autobiographique. Cet(te) autre Je est également le signal du passage au métapoétique, la réactivation d’une figure codée de la tradition poétique, la Muse, que les poétesses parviennent difficilement à renverser. Il faudrait encore, pour dépeindre avec plus de précision la richesse de ces actes, évoquer les contributions de Christine Marcandier-Colard sur la Muse-Vampire dans la première moitié du siècle, d’Anne Geisler-Szmulewicz sur le mythe de Pygmalion dans la poésie parnassienne, de Thierry Poyet sur les lettres de Flaubert à Colet – la liste n’étant pas close pour autant. On terminera en louant le soin apporté aux notes, ainsi que la présence d’un index nominum, même si l’esprit pointilleux qui nous anime aurait apprécié quelques index supplémentaires, une bibliographie et une conclusion.

Nerval. Hisashi Mizuno, Nerval. L’écriture du voyage (Champion, 2003, 472 p., 33 €). Nerval est un écrivain « ambulant », pour lequel le voyage présente non seulement l’agrément de la découverte et de l’inspiration, mais aussi l’occasion de déplacer ou de remettre en perspective les catégories mêmes de l’écriture poétique. Les pérégrinations géographiques répondent chez lui aux mouvements d’un nomadisme imaginaire et mental qui trouve dans les récits dits de voyage – genre issu de la tradition de la Renaissance, prolongé et infléchi par les options de la modernité romantique – une configuration inédite où le réel – pris en charge et exposé – est aussi le lieu d’une révélation de soi et d’une pensée de l’écriture. La thèse publiée par Hisashi Mizuno s’attache à cerner, avec une minutie exemplaire que renforce l’étai d’une documentation judicieusement exploitée, cette figure un peu trop souvent marginalisée d’un Nerval écrivain-voyageur, auteur de relations publiées par épisodes ou feuilletons dans la presse et qui donneront naissance en 1851 au célèbre Voyage en Orient (pèlerinage obligé de l’écrivain romantique que hantent les origines de la civilisation, le sens de l’Histoire, et la situation du « moi ») et, en 1852, Lorely. Souvenirs d’Allemagne. L’Orient et le Nord se partagent ainsi le champ d’un espace physique et culturel où se redéploient les motifs lisibles de la grande mythographie de l’ailleurs au XIXe siècle. Mais tout l’intérêt du travail de Hisashi Mizuno est de reconsidérer ces deux grands récits de voyage à partir des prépublications en revue échelonnées de 1838 à 1852 : il s’agit de « défaire » ces ensembles qui, du fait même de leur organisation, appellent un certain de type de lecture, pour examiner les conditions de production et de réception des fragments ou des feuilletons parus dans la presse. C’est là une façon de recontextualiser une écriture et une lecture en ressaisissant l’historicité d’une énonciation. Par là aussi se dégagent les voies d’une poétique. Il est important de rappeler à ce propos que Nerval, qui, comme on sait, se soucie peu de la pureté des genres et des formes qu’il s’applique à superposer ou à mêler, ne fait pas de distinction majeure entre le récit de voyage et la critique théâtrale. Car tout est « spectacle », et le point de vue singulier prime toute considération abstraite ou générale. Faire part à un public de ses impressions, réactions, appréciations, tel est bien l’objectif, qui coupe court à toute tentative de restitution fidèle de la réalité observée. Ni histoire ni fiction proprement dite, le récit de voyage nervalien s’apparente à un constant travail de subjectivation, par quoi le réel devient matériau soumis à la création. Le réalisme propre au genre est plus de l’ordre de la quête que de l’ordre de l’enquête. Recourant à une démarche de nature descriptive et chronologique, Hisashi Mizuno quadrille efficacement son objet. En quatre parties qui reflètent chacune les facettes spécifiques de l’écriture du voyage chez Nerval, l’essai explicite et explore les points cardinaux qui orientent la recherche : les rapports du réalisme et du burlesque, si caractéristiques des écrits de Nerval entre 1838 et 1841, éclairent la façon dont l’écrivain s’emploie à travailler l’horizon de la réception en retournant les idées reçues de son temps. Cette impulsion critique se fixe ensuite entre 1841 et 1844 – à partir de la publication des Amours de Vienne – sur la façon même de raconter : c’est l’art du récit qui est pris pour objet métapoétique, symptôme manifeste d’un Nerval toujours soucieux de réfléchir dans l’écriture même les problèmes et les impasses de l’écriture en acte. Un troisième volet concerne l’Orient (1846-1850) : la visée réaliste et documentaire s’enrichit de la coloration poétique et des séductions de la fiction. C’est qu’il importe, en l’occurrence, de rendre compte d’une articulation entre la surface des phénomènes et des « spectacles » – ce dont le flâneur est friand – et la « profondeur » des mythes et des éléments constitutifs de la culture orientale. Hisashi Mizuno parle à juste titre d’un « Orient multiplié et pluridimensionnel », où les plans de perception et d’intellection s’emboîtent et se pluralisent. Enfin la dernière étape de l’enquête porte sur les ultimes récits de voyage (Allemagne et Hollande, 1850-1852) : les considérations d’ordre esthétique, relatives à la musique (Wagner et Liszt) et à la peinture (Rubens et Rembrandt), ne sont pas indifférentes aux échos de la situation politique de la France après le coup d’État de 1851. L’individu Nerval s’inscrit dans un collectif social et politique et le récit de voyage apparaît comme une manière, indirecte certes mais néanmoins éloquente, de réfléchir ses propres préoccupations. On recommandera la lecture de cet ouvrage, qui favorise une pleine intelligence des textes nervaliens. On se demande simplement si l’approche linéaire et chronologique du corpus se justifie vraiment. N’aurait-il pas été de meilleure méthode d’ordonner la réflexion autour de grands axes problématiques, génériques, rhétoriques et poétiques ? Si, enfin, le style de l’auteur est toujours clair et précis, et par endroits élégant, on déplore quelques lourdeurs et répétitions inutiles, propres à l’exercice académique de la thèse, qu’une récriture plus poussée aurait suffi à corriger.

Saint-John Perse. Saint-John Perse, Lettres à une dame d’Amérique, Mina Curtiss, textes réunis, traduits et présentés par Mireille Sacotte (Gallimard, Cahiers de la NRf, 2003, 276 p., 19,50 €). Non moins que de son édition, il faut féliciter Mireille Sacotte de sa préface. Très informée, fine et perspicace, elle est surtout d’une grande honnêteté critique. Et il en fallait beaucoup, pour exposer objectivement et complètement les extraordinaires tripatouillages auxquels Perse s’est livré pour l’édition de sa correspondance dans la Pléiade. Sans tapage ni insistance, cette préface remet les pendules à l’heure et établit un certain nombre de faits à présents irréfutables, qui pourront faire sourire les uns et laisser pantois les autres. On savait cependant depuis longtemps que certaines lettres « d’exil » du poète étaient imaginaires, ou, du moins, avaient été réécrites ou écrites ex nihilo pour le Pléiade. D’autres avaient été censurées ou interpolées. Signalons à Mireille Sacotte que, bien avant le travail d’Albert Henry (1994), le vrai texte des lettres à Gabriel Frizeau avait été donné dans une luxueuse édition publiée sous le manteau et limitée à cinquante exemplaires (Lettres à Gabriel Frizeau suivi de Traductions inédites de Pindare annotées par l’auteur, Chez Crusoé, Hôtel des Etrangers, Pointe-à-Pitre, 1980 [vers 1985]), dont la préface ironisait sarcastiquement sur les retouches apportées à ces lettres par le poète. La liste des lettres imaginaires ou intégralement refaites par Perse doit d’ailleurs être assez longue, puisque Mireille Sacotte nous apprend au passage que la lettre à Joseph Conrad et toutes celles à la mère du poète sont aussi à ranger dans cette catégorie. Tant qu’à faire, le poète n’aurait-il pas réécrit toute sa correspondance ? On sait que Montherlant, par exemple, ne se privait point d’écrire entièrement, questions et réponses, les interviews que certains journalistes devaient publier de lui. Toutefois, celui que Céline surnommait « Buste-à-pattes » n’avait point, que l’on sache, entrepris de refaire sa correspondance. Perse aura été plus ambitieux et plus grandiose dans sa mise en scène de lui-même. Un nouvel exemple nous est, en tout cas, fourni par ces lettres à son amie et mécène américaine Mina Curtiss (auteur d’une intéressante biographie de Bizet). En comparant les originaux conservés à la Pierpont Morgan Library avec le texte imprimé par Perse, Mireille Sacotte a fait de bien curieuses découvertes, mais qui n’ont pas, au fond, dû l’étonner outre mesure. Les travaux de Catherine Mayaux sur les Lettres d’Asie du Pléiade avaient déjà dévoilé l’énorme « remodelage » auquel s’était livré le poète. Mais nous apprenons ici que les trois dernières lettres à Mina Curtiss publiées par Perse sont fausses : elle ne les reçut jamais. Celle-ci, qui ne manquait pas d’esprit, se serait écriée, à la lecture de « ses » lettres dans le Pléiade : « Elles sont très belles, surtout celles que je n’ai pas reçues. » Jugement auquel souscrit Mireille Sacotte, qui les qualifie de « particulièrement travaillées et somptueuses » et assure qu’elle « accèdent elles-mêmes au statut d’œuvres de Saint-John Perse ». On ne saurait mieux dire, et nous aurons la charité de ne pas nous demander (ce serait peu galant) si l’éditrice n’a pas mis ici un invisible point d’ironie. En revanche, il n’est peut-être pas absolument exact d’écrire, comme elle le fait, que seul Mathieu Galey soupçonna l’inauthenticité de la fameuse lettre à Berthelot de 1917. Cette imposture n’avait pas échappé à Pascal Pia, qui – trois ans plus tard, il est vrai – la révélera en détail dans le feuilleton de Carrefour du 14 juillet 1977 consacré au poète. Il en profitait pour indiquer aux exégètes une autre voie (encore peu explorée aujourd’hui, semble-t-il) : la préface du Pléiade « abonde en fastes généalogiques qui feront longtemps rigoler les experts ». Revenons aux lettres à Mina Curtiss, pour souligner combien est involontairement piquante celle du 8 avril 1973, où Perse tente désespérément (il y a de quoi !) de justifier l’emploi de l’expression « communisme léniniste » dans sa lettre à Berthelot, expression qui avait fort intrigué sa correspondante. Plus largement, on remarque que, avant d’être un trucage éditorial (que Mireille Sacotte qualifie de « recréation » – bel exemple d’understatement !), la lettre – authentique ou non, peu importe – est d’abord, chez Perse, cérémonial et rituel. De là les stratégies et le ton adoptés à l’égard de Mina Curtiss (il signe Pierre, prénom qu’il donne aussi à sa correspondante) ; de là l’emploi fréquent, et si typique, du mot « autorité » (qui revient d’ailleurs comme un leitmotiv dans toutes les correspondances de Perse) ; de là aussi, ces incessants verbes à l’impératif, dont on se demande parfois s’ils sont d’un ami exigeant ou bien d’un haut fonctionnaire habitué à distribuer des ordres. Et, dans les correspondances intimes de ce genre, était-ce de son attitude que Perse restait à ce point prisonnier, ou bien de son langage même ? Cette attitude, il s’est évidemment ingénié à la modifier dans la nouvelle version de ses lettres : disparus, les passages où il manifestait un vif intérêt pour les publications sur son œuvre. Le propriétaire des Vigneaux devient ainsi un vieux solitaire, qui avait guillotiné en lui la littérature et qui, face à la mer toujours recommencée, méditait sur l’Éternité. On apprend aussi, au détour d’une lettre de 1966, qu’il garda toute sa vie sous ses yeux, dans ses différents bureaux, un autographe de Bonaparte… « Relation gémellaire et virile », écrit Mireille Sacotte de cette correspondance, tout en soulignant que « tous deux feignent un commerce entre âmes fortes, monstrueuses même à force d’indifférence aux signes extérieurs de tendresse ». N’est-il pas significatif, aussi, que les lettres de Mina n’aient jamais été retrouvées ? « Mina pas plus que Lilita ne se faisait vraiment d’illusion » sur Perse, qui, comme sur la couverture de son Pléiade, ne nous aura laissé que son intemporel masque en bronze. Les annexes contenues dans cette édition ne manquent pas non plus d’intérêt. On y suit toutes les étapes par lesquelles la mécène chercha puis acheta pour son protégé la propriété des Vigneaux, et lui en fit donation. Elle lui en avait proposé auparavant diverses autres, devant lesquelles Perse fit la moue. On voit aussi le petit mais très actif « complot américain », visant à proposer le poète pour le prix Nobel, et la douche froide imprévue que fut une lettre de T.S. Eliot minimisant la réputation de Perse, tout en concédant qu’en France nul autre nom de poète n’égale le sien… « excepté celui de Supervielle » ! Ce livre, tout comme divers autres travaux récents, contient ainsi de précieux matériaux pour une future biographie de Perse, laquelle ne devra pas, faut-il le préciser, être écrite par un hagiographe. Les amours du poète avec Marthe de Fels, son lâchage de Lilita Abreu, la manière aussi dont, au Quai d’Orsay, il poussa discrètement Philippe Berthelot vers la sortie, afin de prendre sa succession, son attitude enfin vis-à-vis de cette campagne américaine pour lui faire obtenir le Nobel, tout cela pourra faire l’objet d’intéressants chapitres. Si Marcel Schwob avait créé (après Aubrey) les « vies imaginaires », Perse aura, lui, porté à la perfection un autre genre : celui des « lettres imaginaires ». De là que la remarquable publication de Mireille Sacotte, dont l’intérêt est, de bout en bout, des plus vifs, n’a point entamé notre haute admiration pour Éloges, AnabaseExil et Amers. Surtout, elle ne nous a nullement désolé : aux documents vrais, on peut préférer les faux. On y voit mieux ce que l’auteur a voulu dire… 

TardieuŒuvres de Jean Tardieu, 1903-1995, édition dirigée par Jean-Yves Debreuille, avec la collaboration d’Alix Turolla-Tardieu et de Delphine Hautois (Quarto Gallimard, 2003, 1596 p., 27,50 €). On attendait une Pléiade, on nous offre un Quarto. On ne s’en plaindra pas d’autant que ce volume – énorme certes et peu maniable comme sont les Quarto en règle générale – apparaît d’ores et déjà comme la somme indispensable, l’édition de référence des œuvres poétiques de Tardieu. Intelligemment emmenée par Jean-Yves Debreuille – fin connaisseur de la poésie contemporaine, dans ses expressions les plus récentes et les plus novatrices –, l’entreprise mérite d’être saluée, et ce à plus d’un titre. Car c’est rendre justice à Tardieu, à son immense talent, à son génie discret et roué tout à la fois, c’est lui assigner la place qui est la sienne – au premier rang, et peut-être le premier parmi les premiers – que de présenter de manière raisonnée et documentée l’ensemble de son œuvre de poète. On ne dira pas assez le prix des documents – lettres, entretiens, collages, fac-similés de manuscrits – qui accompagnent en l’éclairant la lecture de ce volume. Chaque livre de Tardieu est ainsi entouré de parages lumineux. On aimerait dire qu’enfin Tardieu apparaît, doué d’une visibilité nouvelle, qui confère à ses écrits, à sa voix, à ses gestes mêmes, un relief et une consistance miraculeusement palpables. Cela ne tient pas exclusivement au travail des éditeurs, remarquable ; cela tient à Tardieu lui-même, à la façon dont ses textes poétiques dialoguent, respirent, se répondent et s’enchaînent, conspirent, complotent en se faisant passer, clandestinement, la même précieuse énergie, le même courant souterrain, fluide ou fleuve forcément caché : ce qui chemine dans l’écriture et rend accessoires et peut-être même dérisoires les frontières ou les discontinuités liées aux époques, aux inspirations, aux matières. Ce qui ressort de la lecture de cet ouvrage, c’est d’abord l’impression infaillible que Tardieu est un, que ses poèmes forment un tout. D’où vient cette impression ? Ce qui retiendra le lecteur, semble-t-il, c’est, présente dans tout texte de Tardieu et quel qu’en soit le sujet explicite, cette distance, cet intervalle maintenu ou creusé entre soi et soi, entre soi et le langage, entre soi et les autres ou le monde. Ce que souligne très nettement Gérard Macé dans sa préface, lorsqu’il convoque Mallarmé, dont Tardieu semble en effet si proche. Dans cette écriture, tout est vu, approché, senti, éprouvé sur le double mode de la familiarité et de l’étrangeté. De là à parler de « familiarité étrange » de Freud, il n’y a qu’un pas – qu’on s’interdira cependant de franchir car, chez Tardieu, cette dualité fonde une fantaisie, un humour, peut-être même une ironie, mais elle ne révèle pas fondamentalement un fantastique, une rupture. On se rappelle ce poème intitulé Étranger daté de 1927 ; on y lit les vers suivants : « De moi à moi, quelle est cette distance ? On crie. / Réveil. J’ai le souvenir d’un combat ». Revenue d’un rêve, la conscience se perd dans l’épreuve de l’altérité, le vertige du dédoublement : mais ce double à peine aperçu, plutôt pressenti, n’est rien d’autre, in fine, que cet « inconnu qui garde ses secrets » et que le poème – telle est sa destination – va s’appliquer à pister, à épier, à ausculter sans parvenir jamais, sinon par bribes et résonances, à saisir et à dévoiler l’être. Pas de solution de continuité donc, mais bien le passage de l’un dans l’autre, car l’un c’est l’autre. Ecoutez ce que Tardieu dit du poème dans l’Argument d’Accents (1939) : « Les mots, choses semblables aux choses, passent, aussitôt formée l’image qu’ils révèlent ; le rythme qui les apporte abolit à son tour les images et la gangue de toute signification logique, s’il contente par ses temps forts le désir de solidité, et par ses flottements l’appel vers une disparition générale. » Un poème est une opération singulière par laquelle les choses passent dans les mots, les mots dans les images, les images dans le rythme. Reste en effet le rythme, point capital et préoccupation majeure de Tardieu, car la poésie n’est jamais que « la poursuite d’un accent ». Le poème comme accentuation, c’est-à-dire aussi forcément comme variation, modulation : il y a une infinité d’accents, mais la voix est une. Tardieu, qui était aussi un homme de radio, en était persuadé. C’est donc à la déclinaison de ces accents qu’invite ce volume des œuvres poétiques, dans un partage de clarté et d’obscurité, de solidité et de fluidité. Que ce soit dans les textes des Poèmes à jouer (1960) ou ceux du Professeur Froeppel (1975), La Première Personne du singulier (1952) ou le Théâtre de chambre (1955), c’est toujours d’une comédie du langage qu’il s’agit, c’est-à-dire d’une mise en œuvre et d’une mise en acte des mots de telle sorte que sous les mots battent les flux du courant de la voix, objet même de la poésie. On pense bien sûr au texte « La voix » de La Part de l’ombre (1972). Texte repris dans Da Capo en 1995 et qui insiste sur cette « vérité revenue de très loin, exigeante et irréfutable ». La voix de Tardieu est bien cette vérité « revenante ».

Vivien. Marie Perrin, Renée Vivien, le corps exsangue : de l’anorexie à la création littéraire (L’Harmattan, 2003, 328 p., s.p.m.). Étonnant paradoxe que celui de cet auteur qui, connue dans les milieux littéraires de la Belle Époque pour ses excès d’alcool et surtout pour son anorexie, ne fait pas de ces processus addictifs le sujet principal de son écriture. Plutôt que d’écrire sur l’anorexie, il s’agissait pour Renée Vivien d’écrire à partir de cette maladie. Telle est du moins la thèse principale que défend Marie Perrin dans son ouvrage sur la poétesse et romancière d’origine anglaise, venue s’installer sur les bords de la Seine à la fin du XIXe siècle, pour trouver ses nouvelles attaches dans le Paris-Lesbos de l’époque. Ce que l’on sait habituellement sur Vivien, si l’on ne s’intéresse pas particulièrement à l’écriture des femmes de l’époque décadente, c’est sa relation tumultueuse avec l’« Amazone » par excellence, Natalie Barney. Ou encore parce qu’on a lu Le Pur et l’impur de Colette qui, à plusieurs reprises, fait explicitement référence à la poétesse et à sa déchéance volontaire. Peu ont lu l’œuvre littéraire de Vivien, si ce n’est ses traductions de Sappho et d’autres poétesses grecques, ou le roman-apologie du désir lesbien Une femme m’apparut. Mais que sait-on des recueils de poésie tels qu’ÉvolutionsPoèmes en proseÀ l’heure des mains jointesCendres et poussières, ou des nouvelles rassemblées dans La Dame à la louve ? Que sait-on de sa prédilection pour l’artifice formel à la manière des Décadents, de son rêve utopique d’établir sur Lesbos une enclave d’artistes lesbiennes censée représenter la contrepartie de la tour d’ivoire masculine ? Le livre de Marie Perrin s’inscrit dans le cadre des études « viviennes », entreprises surtout par Jean-Paul Goujon qui, depuis 1978, a consacré plusieurs monographies à la vie et à l’œuvre littéraire de Vivien, comme il a également édité les Correspondances croisées entre Pierre Louÿs, Natalie Barney et Renée Vivien. Mais l’œuvre de cette dernière a également suscité l’intérêt d’autres chercheurs, comme Paul Lorentz, Karla Jay et Virginie Sanders. Suivant la voie ouverte par ces spécialistes, Marie Perrin a souhaité apporter une pierre à cette mosaïque en train de se constituer et, par là, contribuer à une meilleure connaissance de celle qui n’est pas encore sortie de son statut de « poète mineur », contribuer également à une compréhension de Vivien « à sa juste valeur ». Dans les trois parties de son livre, elle tente de démontrer que l’anorexie est la pierre angulaire de la démarche de Vivien, qu’ainsi on peut enfin percevoir cette maladie comme le choix d’une voie qui mènerait logiquement de Pauline Mary Tarn à Renée Vivien, puis comme le point de départ d’une écriture de la révolte (à travers son féminisme, le décadentisme et le lesbianisme), enfin comme le symbole mystique de son univers poétique. S’il est vrai que Renée Vivien faisait partie de ces mythiques Amazones de la rive gauche qui vivaient plus ou moins ouvertement leur désir lesbien, et que tant sa poésie que sa prose comptent parmi les premières manifestations délibérées de la parole lesbienne à l’époque moderne, il paraît difficile de voir en elle la figure emblématique, le précurseur des « temps à venir » à laquelle souhaite la réduire Marie Perrin. Sinon, comment pourrait-on expliquer le fait que peu d’auteurs de l’après-Mai 68 se sont référées à Vivien, que peu semblent la considérer comme une figure d’identification ? Car, si l’intérêt pour les artistes et les femmes écrivains depuis la Belle Époque jusqu’aux avant-gardes de l’entre-deux-guerres connaît une véritable renaissance depuis une vingtaine d’années, il n’est que rarement question de Vivien dans de nombreuses publications, l’exception étant l’ouvrage de Karla Jay sur The Amazon and the Page, publié en 1988 et consacré à la relation entre Renée Vivien et Natalie Barney. Serait-ce un simple fait d’ignorance, de pseudonymes démultipliés (Renée Vivien, son pseudonyme principal, publiait également sous les noms de Paule Riversdale et d’Hélène de Zuylen), d’« oubli » si fréquent, comme on le sait, dans le domaine de l’histoire littéraire en général et plus particulièrement en matière de femmes auteurs ? Y aurait-il d’autres raisons pour expliquer cette méconnaissance de l’auteur en dehors des cercles féministes ou lesbiens, méconnaissance face à une œuvre pourtant passablement prolifique ? Marie Perrin ne touche que rarement cette question. Si elle le fait, c’est pour constater, en passant, la traditionnelle double exclusion dont souffrent Renée Vivien et son œuvre : d’une part parce qu’elle est femme, d’autre part parce que le silence frapperait encore aujourd’hui le désir lesbien. L’auteur contourne aussi une autre question, reliée probablement à la première, mais toujours aussi délicate à soulever : celle de la « littérarité » d’une œuvre qu’elle tente de réhabiliter à une plus grande échelle. La discussion lucide de cet aspect ne paraît-elle pas d’autant plus essentielle que pour bon nombre de littéraires – et nous ne pensons pas uniquement aux historiens de la littérature – l’image de Renée Vivien est teintée d’une certaine dépréciation quant à son écriture, à son style pathétique et à son éloge « naïf » d’un saphisme utopique, notamment. Là où cette étude aurait pu rééquilibrer l’image et la réputation de Vivien, Marie Perrin se contente de la placer dans le contexte des grandes anorexiques et de leur esprit de révolte contre un système qui nie le « corps exsangue », de circonscrire son œuvre par une poétique féministe qu’on pourrait facilement interpréter comme dualiste, voire manichéenne, et dans une analyse thématique des figures du double, de l’androgyne, du rêve et de la réalité, de la mort et du mysticisme aussi bien menée soit-elle. D’un point de vue formel et universitaire puisqu’il s’agit d’une thèse de doctorat visiblement peu remaniée pour la publication, le livre de Marie Perrin aurait pu être mieux soigné, notamment en ce qui concerne la manière dont les citations sont introduites (celles-ci sont systématiquement précédées d’un « Colette écrit », « Éric Bidaud souligne », « Béryl le dit », etc.). Même constat pour les références aux publications et aux articles qui se font souvent sur un mode scolaire. Au lieu d’intégrer habilement ses nombreuses lectures, l’auteur accumule les citations et les renvois à d’autres ouvrages, en brouillant ainsi allégrement son propre propos. Il ne suffit pas de répéter régulièrement, souvent par ailleurs pour conclure un chapitre, que Renée Vivien est parvenue en définitive à élaborer une poétique de l’anorexie, il faut la démontrer, la décortiquer, l’expliciter pour convaincre. Cependant, ce que l’étude de Marie Perrin apporte incontestablement de nouveau sur Vivien, c’est une relecture de l’œuvre dans le contexte de la pathologie et des liens intimes que celle-ci peut entretenir avec la création littéraire. Les chapitres sur les origines, les figures et les explications de l’anorexie comme tendance profondément suicidaire nous éclairent sur les problèmes d’identité, le clivage entre corps et esprit, corps et âme si caractéristiques de notre culture judéo-chrétienne, la quête éperdue de spiritualité et de sens menant vers l’autodestruction anorexique. Dans le cadre des recherches récentes sur la construction sociale et littéraire du corps, ces idées occupent une place de plus en plus importante. Il suffit de mentionner Noëlle Châtelet qui s’intéresse autant dans ses publications universitaires que dans ses écrits littéraires à cette maladie qu’on dit essentiellement « féminine ».

Willy. François Caradec, Willy. Le père des « Claudine » (Fayard, 2003, 396 p., 22 €). Avec Willy, on ne s’ennuie jamais, pas plus qu’avec son biographe, lequel sait varier ses curiosités : après Roussel, Ducasse et Allais, voici le veuf de Colette. Il s’agit d’une nouvelle édition, bien augmentée (l’iconographie a été elle aussi renouvelée), d’une biographie dont la première version était parue en 1984. En vingt ans, la Science a progressé. Et le « cas Willy » est tellement intéressant et touche à des domaines si variés – littérature, musique, sociologie, etc. – qu’on n’en aura jamais fini avec ce personnage. Comme le remarque François Caradec, Willy, très connu de son vivant, n’est plus, pour beaucoup de gens, qu’un nom : « L’inconnu, aujourd’hui, c’est lui : [Colette] était l’épouse de Willy, il est devenu le mari de Colette. » Un mari qui fut aussi, ne l’oublions pas, un écrivain, dont la littérature n’est pas toujours aussi méprisable que certains se plaisent à l’affirmer. Et également un homme « passionné et contradictoire », au fond catholique, moral et cocardier, épousant bien des préjugés de son époque, par ailleurs épris de poésie et de latin, ami de tout ce qui compte dans les Lettres et les Arts (Schwob, Fénéon, Louÿs, Toulet, Mallarmé, Debussy, Apollinaire, etc.) et ayant côtoyé aussi des figures aussi originales que Henry J.-M. Levet, Renée Vivien ou Renée Dunan. Romancier à succès, il méprise sa clientèle, mais fait appel, pour grossoyer ses livres, aux meilleurs nègres qui soient, à commencer par Colette… À propos de celle-ci, François Caradec note très justement qu’à l’inverse de sa femme, Willy fut toujours « incapable de transmuer sa vie en roman » : il laissait à ses nègres le soin de lui fournir des intrigues ou des histoires. Différence de tempérament, aussi : « L’un est voyeur, l’autre [Colette] exhibitionniste. » On suivra avec intérêt les diverses étapes de la brouille du couple, de la « réelle complicité » des débuts au scandale du Moulin-Rouge et à la séparation, brouille dont la vraie raison fut la cession par Willy, à l’insu de Colette, des droits des Claudine. « Tendre et mélancolique » mari, il ne croyait pas, au fond, que sa femme pourrait le quitter, et, tel un voyeur du Second Empire, jugeait sans importance la liaison de celle-ci avec Missy. Il est par ailleurs intéressant de remarquer, comme le fait François Caradec, que, jusqu’en 1923, Colette « continuera de signer ses œuvres littéraires du nom de Colette Willy ». Mais ce serait aussi une grosse erreur que de réduire Willy à ses nègres et aux travaux qu’il leur faisait faire. Il savait d’ailleurs parfaitement, comme dans le cas de Toulet, distinguer leur bon grain de son ivraie à lui, et fut (ce qui n’est pas donné à tout le monde) un excellent rédacteur en chef, comme le reconnaîtra Colette elle-même. Ses livres, qui furent très nombreux – voir la longue bibliographie terminant le livre –, ont souvent donné lieu à une importante correspondance de leur auteur : François Caradec reproduit ou cite de nombreuses lettres, souvent piquantes, et qui, fébriles, témoignent d’une extrême attention pour la chose imprimée (correspondances avec Jean Jullien, Toulet et Curnonsky, entre autres). Sont également mis à profit les souvenirs de son fils, Jacques Gauthier-Villars. Tout cela donne l’impression d’une énorme activité, qui se poursuivra jusque pendant la guerre, alors que Willy s’était installé à Genève. Peut-être son biographe aurait-il pu glaner bien davantage dans les Confidences d’une ouvreuse, publiées dans le Gil Blas en 1911 et jamais reprises en volume, ou bien dans les fameuses Lettres de l’ouvreuse, qui, à côté de l’actualité musicale et des concerts, contiennent d’évocatrices silhouettes de bien des écrivains d’alors : « Marcel Proust, cravaté de rose tendre… Fanny Zaessinger, ce torse à cheveux plats… Fin comme un sourire de Félix Fénéon… Jean de Tinan encore las d’avoir tant applaudi l’Ubu Roi d’un (j)arryviste étrange… Henri Albert qui se nietszche là-haut… Paul Masson, orgueil de la Bibliothèque Nationale, qu’il surnomme l’Hospice des Incunables… » Willy critique réserve aussi des surprises : outre sa découverte (après Montesquiou) de Raymond Roussel, François Caradec nous révèle un étonnant article sur Du côté de chez Swann, paru dans Le Sourire en 1914 ! Mais il restera toujours, répétons-le, bien des choses à dire sur Willy, et cette biographie nous offre une synthèse vivante et précise, aussi copieuse que complète. Mieux encore, elle est de ces livres, assez rares, qui intéressent au premier chef l’histoire littéraire, car ils nous font pénétrer dans les coulisses de cette histoire, mettent aussi en lumière des comparses non négligeables, et jettent un jour révélateur et pittoresque sur bien des aspects de la vie littéraire d’une époque. Petites coquilles çà et là, dont Vielé-Griffin orthographié diverses fois avec un second accent superfétatoire. Il faut aussi changer le sexe de « M. G. Réval », qui n’est autre que la romancière Gabrielle Réval, épouse de Fernand Fleuret. Regrettera-t-on l’absence de notes ? Non, car cette biographie n’a, pas plus que son auteur, rien d’universitaire. Et puis, il faut bien laisser quelque chose à glaner aux scoliastes futurs, qui se pencheront sans doute un jour sur le géniteur de Maugis et de Robert Parville, lorsqu’ils seront fatigués de disséquer les ténors du Surréalisme et autres ismes.

Notes de lecture

 

Agoult. Marie de Flavigny, comtesse d’Agoult, Correspondance générale, tome I, 1821-1836, édition établie et annotée par Charles F. Depêchez (Champion, 2003, 576 p., 90 €). Elles ne sont pas nombreuses à faire parler d’elles dans le monde littéraire à cette époque (Restauration et début de la Monarchie de Juillet). L’une est George Sand, dont on parlera suffisamment cette année pour s’étendre sur son sujet, l’autre, tout aussi scandaleuse, est Marie d’Agoult, alias Daniel Stern, la « célèbre compagne de Franz Liszt » – autre périphrase possible pour la désigner. Charles F. Dupêchez, qui a déjà publié une biographie de la comtesse, sesMémoires, son roman Nélida, ainsi que sa correspondance avec la petite dame susdite, était l’homme désigné pour établir sa correspondance. De fait, le travail est impeccable ; trop peut-être, l’éditeur poussant le scrupule jusqu’à ne nous épargner aucune des lettres « non retrouvées », d’où l’impression de frustration et de formalisme. Dans cette correspondance des premières années, on assiste conjointement à la naissance de la femme de lettres et de l’amoureuse ; c’est dire son intérêt, sauf que… les lettres de Liszt n’y figurent pas (elles sont seulement résumées). La raison ? La publication en 2001, chez un autre éditeur, d’uneCorrespondance Liszt/d’Agoult. Autrement dit, nous n’aurons pas de correspondance générale de cet écrivain. Pour le reste, rien n’est plus agréable que de feuilleter cet ouvrage où les voix de Sand, Lamennais, Sue et Hugo se répondent. La correspondance est suivie de deux intéressants « agendas » mondains (1834 et 1835). 

Balzac (I)Ironies balzaciennes, études réunies par Éric Bordas (Christian Pirot, 2003, 284 p., 20 €). Issues d’une rencontre organisée par le Groupe international de recherches balzaciennes en juin 2002, les contributions ici rassemblées tentent de cerner l’objet instable qu’est l’ironie de Balzac, dans Balzac, autour de Balzac et à partir de Balzac. Difficile à définir en elle-même, l’ironie est d’autant plus insaisissable qu’elle se modifie selon le contexte, selon le point de vue de celui qui l’énonce autant que de celui qui la perçoit – ou ne la perçoit pas. C’est dire qu’elle pose une question à la fois aux intentions de l’auteur et aux goûts de l’époque, et qu’elle force à interroger au plus profond ce qui fait le « style de Balzac ». Question d’autant plus pertinente que l’on sait l’auteur de Modeste Mignon amateur de calembours (ne va-t-il pas jusqu’à qualifier un de ses personnages de « clerc obscur » ?) et collectionneur minutieux des doubles sens langagiers. Répartie en trois sections, L’Enjeu ironiquePratiques de l’ironieIronie et romanesque, la matière est traitée autant par des spécialistes de Balzac que par des rhétoriciens ou des théoriciens de l’ironie. Les points de vue divergent donc souvent, et un des mérites de l’ouvrage, suffisamment rare pour qu’on le souligne, est sa qualité proprement éditoriale : le jeu des renvois internes et les effets d’échos entre les interventions témoignent du travail accompli par Éric Bordas. Un ensemble de haute tenue, par conséquent, qui fait honneur à la Collection Balzac dirigée par Nicole Mozet.

Balzac (II). Hubert de Phalèse, À la recherche des « Illusions perdues » (Nizet, 2003, 160 p., 18 €). Pourquoi aller chercher plus loin ? Dans ces cent-cinquante pages ornées de graphiques, l’agrégatif aura tout ce qu’il lui faut : le point sur Balzac, sur le XIXe siècle, sur la Comédie humaine, sur Illusions perdues ; une étude thématique complète et détaillée ; un glossaire ; une bonne bibliographie. Le tout rédigé de manière alerte, sans chichis ni jargon, et non sans humour. En prime, le même agrégatif aura droit à une sobre démonstration de l’efficacité des méthodes d’investigation informatique en matière littéraire : les chiffres et les lettres, contrairement à l’opinion généralement répandue, s’entendent fort bien et même de mieux en mieux. Depuis le premier essai du même Hubert de Phalèse (un collectif qui manie le « je » avec une jolie assurance et qui signe ici son quinzième essai), il est passé beaucoup de bits dans les circuits. Les bases de données se sont multipliées, leur fiabilité n’a cessé de croître et les outils d’analyse de se raffiner. C’est ainsi qu’il existe au moins trois versions numérisées de l’œuvre de Balzac, une concordance en ligne et même un logiciel d’analyse fort sophistiqué (Hyperbase) dont une version d’essai est à la disposition de chacun. Contrôler les affirmations des critiques et des spécialistes patentés est désormais à la portée du premier agrégatif venu. Hubert de Phalèse lui montre la voie en corrigeant par exemple José-Luis Diaz qui prétend que le mot « illusion » est partout dans les Illusions ; l’ordinateur rectifie : on ne le trouve que dix-huit fois. Faire marcher la machine à broyer des mots est cependant une chose et en comprendre les résultats en est une autre. C’est pourquoi le « parcours thématique » qui suit le chapitre statistique puise à bien d’autres sources, même si les décomptes et les calculs sont toujours là pour objectiver les observations. Calcul de « l’écart réduit » et calcul « hypergéométrique » (ce dernier, trop complexe, n’est pas expliqué) permettent de passer du local au global, de la phrase au volume et à l’œuvre en identifiant avec précision (une précision parfois relative – Hubert de Phalèse explique pourquoi) par des bifurcations et des arborescences bien repérables, les évolutions qui amènent Balzac à se poursuivre en se déplaçant. La typographie de cet ouvrage est quelque peu austère, et tableaux et graphiques ne sont pas d’une parfaite lisibilité. En revanche, d’importants compléments, régulièrement mis à jour, permettent d’y voir plus clair – mais, attention ! l’adresse donnée dans le livre est erronée. On espère que ce n’est pas à dessein. Les limiers d’Histoires littéraires vous donnent la bonne : http://www.cavi.univ-paris3.fr/phalese/Balzac/sommaire.htm. (ne fonctionne plus!!!)

Balzac (III). Véronique Bui, La Femme, la faute et l’écrivain. La mort féminine dans l’œuvre de Balzac (Champion, 2003, 330 p., 45 €). Si la littérature moderne est une façon de faire parler les morts, et plus largement de vouer un culte à l’Absence, elle est aussi une entreprise méditée de mise à mort. Faucher la vie qu’elle a elle-même instaurée, étrangler les destins individuels, favoriser les agonies, telle est bien l’imparable logique de l’opération romanesque, que Véronique Bui s’attache à examiner et à décortiquer dans un essai au titre trinitaire qui affiche les acteurs d’un programme éminemment dramatique. Le domaine d’étude choisi est l’œuvre de Balzac, théâtre de nombreuses hécatombes et chambre d’écho de multiples agonies : la mort dans La Comédie humaine est une donnée première, une sorte d’élément dans lequel baignent pensées, sentiments et actions. Elle exhausse en outre ceux qu’elle frappe au rang de figures mythiques : que l’on pense, par exemple, au Père Goriot. Mais ce qui intéresse en l’occurrence l’auteur de cet essai, c’est précisément la mort des héroïnes balzaciennes, qui ne bénéficient pas d’une pareille élévation. Ni Madame de Mortsauf ni Véronique Graslin, héroïne du Curé de village, n’ont gagné par leur agonie et leur « belle » mort l’auréole du prestige mythique. Caractéristique qui tient, selon Véronique Bui, au statut de la femme dans la société du XIXe siècle et à la méfiance constante des hommes à l’égard d’une parole féminine ordinairement soumise au secret et donc vouée au silence. Car ce qui spécifie l’agonie de la femme dans le roman de Balzac, c’est qu’elle se constitue en moment de révélation : la protagoniste placée face à sa propre fin peut « dire ce qu’elle est, ce qu’elle désire, ce qu’elle a fait ou commis ». Stratégie pragmatique de Balzac dont les romans sont d’abord lus par des femmes et dont la visée est sans doute de défaire mythes et stéréotypes. Voilà qui suffit à faire de ces scènes ultimes des lieux privilégiés où le discours féminin se donne à entendre dans une tension dialogique avec le discours des hommes – ce qui invite à ne pas exclure du rayon de la mort dite féminine les figures masculines. L’agonie revêt quoi qu’il en soit une dimension agonique : conflit des valeurs et des représentations, à la faveur duquel les structures mêmes de l’univers fictionnel et les catégories axiologiques trouvent à s’ordonner, à s’intensifier ou à se renverser. L’étude de Véronique Bui se recommande par sa grande clarté et sa rigueur démonstrative. À partir d’un nombre restreint mais hautement significatif d’exemples, l’auteur analyse avec finesse le fonctionnement de la mort dans La Comédie humaine. Une manière d’éclairer, au delà d’un champ thématique circonscrit, les ruses et les mécanismes d’une écriture qui s’emploie à subvertir les perspectives et les attentes : car la mort féminine ne se résume pas à la mort des femmes, elle touche aussi les hommes, comme l’attestent les judicieux parallèles établis entre Goriot et Mme Bridau, entre Birotteau et Stéphanie de Vandrières. De la même manière, le poids de la faute – si présent dans les scènes d’aveux qui accompagnent les lentes agonies féminines – s’allège ou se retourne et révèle sous les traits de la femme meurtrière l’innocente et sous le masque de la femme pure la criminelle. 

Baudelaire (I). Claude Pichois, Jean-Paul Avice, Les Dessins de Baudelaire (Textuel, 2003, 123 p., 45 €). Magnifique hommage à Baudelaire dessinateur, ce livre se signale d’abord par la qualité de la mise en page et des reproductions, rehaussée par le format choisi (34 x 20,5 cm). Même qualité pour la préface et les commentaires des deux auteurs : sobres, précis et éclairants. Chaque dessin est d’abord reproduit en pleine page, puis repris en petit format, assorti d’un commentaire et d’une fiche descriptive (provenance, publications, localisation actuelle, etc.). Se trouve ainsi rassemblé l’intégrale de l’œuvre dessiné de Baudelaire. Les dessins de celui-ci furent vite célèbres, et certains de ses amis, tels Asselineau et Poulet-Malassis, se mirent à les collectionner. Claude Pichois et Jean-Paul Avice ont choisi de les grouper par sujet : autoportraits, femmes, amis et rencontres, autres dessins et caricatures. Le corpus n’est point abondant, totalisant trente-neuf dessins. Sept autres sont rejetés en appendice, comme douteux : certains, comme un personnage en pied, un autoportrait et un portrait de femme, peuvent en effet laisser perplexe. Même si des dessins ont dû se perdre, ou bien restent encore inconnus, on se dit que Baudelaire dessinateur a dû observer la même contention, la même concentration que Baudelaire poète. N’est-il pas également significatif que la plupart de ces dessins aient été, au témoignage de ses amis, exécutés de mémoire ? Dès 1843, Baudelaire se mit à faire des autoportraits : pouvait-il en être autrement, chez un poète qui s’était pris lui-même comme sujet de sa poésie ? Ses autoportraits sont cependant sans complaisance, et, au long des années, acquièrent une sorte de monumentalité, bien visible dans les quatre admirables effigies tracées vers 1860. Lorsqu’il s’agit de femmes (Jeanne Duval, Berthe, des inconnues), le dessin se fait encore plus aigu, plus mordant. On songe même à des eaux-fortes, tant certaines silhouettes féminines en ont le velouté, la profondeur, la densité, la vibration inquiète. Rien à voir avec la mollesse et les « beautés de vignettes » d’un Gavarni ou d’un Devéria. Et tel dessin connu sous le titre d’Hommage à Guys est bien digne de celui-ci – mais c’est un Guys où il entre aussi beaucoup de Baudelaire. Monumentalité également dans les quatre ou cinq grands dessins de femmes en buste : autant de figurations de son « rouge idéal », qui, notent les deux auteurs, est bien « un Idéal qu’on ne peut concevoir autrement que marqué de mélancolie et de malheur ». Plus variés sont les portraits d’amis ou de rencontres : le fin Asselineau, un Barbey d’Aurevilly cambré, et surtout un double Champfleury à l’encre, d’une extraordinaire électricité graphique, où le trait centrifuge semble crépiter et fouetter le visage. Baudelaire dessinateur est bien plus près de Delacroix ou, parfois, de Goya, que de Manet. La plume est son instrument favori, celui qui lui permet le mieux de traduire sa vision nerveuse et volontaire, par la fulgurance du trait, la griffure des noirs. Plus dépouillés, plus synthétiques sont ses dessins au crayon. Ailleurs, c’est l’ironie qui apparaît (La Chère DamePalestinaAlexandre Weill, Portrait-charge de Berthe). Il faut mettre à part le célèbre Autoportrait sous l’influence du hachisch (entre 1842 et 1845), d’abord par la technique utilisée (plume et estompe, rehaussés d’aquarelle), et ensuite par cette espèce de fantasmagorie caricaturale qui évoquerait presque Corbière. Quant aux « caricatures », hormis leur ironie sous-jacente, elles ne sont point comiques, mais constituent bien plutôt la synthèse aiguë d’un visage ou d’une silhouette réduit à l’essentiel. Et, lorsque l’on considère l’ensemble des dessins de Baudelaire, on est frappé de leur unité organique. Chose remarquable, aucun dessin de lui n’est indifférent. Il s’y est mis tout entier, comme dans tout ce qu’il a écrit. Même si ce livre ne contient point de dessin de Baudelaire inédit (mais c’était inévitable), il renferme cependant un beau cadeau, imprévu et inédit celui-là : un étonnant portrait de Poulet-Malassis jeune, en habit noir et haut-de-forme. 

Baudelaire (II). Didier Blonde, Baudelaire en passant (Gallimard, 2003, 177 p., 16,50 €). Promenade parisienne sur les traces de Baudelaire, qui nous conduit, un peu à rebours, du cimetière Montparnasse aux Tuileries. L’auteur s’interroge sur le destin du poète et certains aspects de son œuvre, mais aussi sur Paris qui passe, et le spectacle mouvant de la rue et des cafés. Son livre est bien informé mais, à la lecture, on se dit parfois qu’il aurait tout aussi bien pu avoir été écrit par quelqu’un d’autre, sans que cela entraînât des changements considérables. La bibliographie sur Baudelaire est d’ailleurs telle qu’il est bien périlleux d’y ajouter. Et pourquoi faut-il que l’auteur donne dans les balançoires à la mode, comme de citer Perec ? Oui, on a droit à l’évocation de La Disparition à propos de l’orthographe flottante du nom du poète (Baudelaire ou Beaudelaire) : pure acrobatie gratuite. Perec et Baudelaire ! Pourquoi pas Forain et Rembrandt ? Cela dit, on doit reconnaître que le livre ne contient point d’erreurs et qu’il témoigne d’un intérêt véritable pour son sujet. C’est bien assez pour qu’on recommande aux lecteurs peu informés de lire cette honnête évocation, plutôt que d’en être réduit à mastiquer le nougat fabriqué par les Henri Troyat et autres épiciers. 

Batailles. Géraldi Leroy, Bataille d’écrivains. Littérature et politique 1870-1914 (Armand-Colin, 2003, 349 p., 26 €). L’ouvrage de Géraldi Leroy présente un bon complément à celui qu’il avait signé avec Julie Sabiani sur La Vie littéraire à la Belle Époque (1998). Ce spécialiste de Péguy (il enseigne à Orléans) et de Simone Weil (dont il a édité une partie des Œuvres complètes) connaît parfaitement la période. Il en donne ici un tableau dont le point de vue fait toute l’originalité. Dans une langue directe, sans excès d’érudition, il cherche à montrer comment les écrivains de la Belle Époque ne furent pas de simples spectateurs ou de vaines mouches du coche et participèrent pour beaucoup au contraire de manière extrêmement déterminée et vigoureuse aux combats politiques du temps. L’audience des écrivains était encore considérable et l’impact des journaux, qui les sollicitaient, encore plus. On savait, bien sûr, quelle place Zola ou Barrès ont occupée dans ces combats, mais il fallait rappeler qu’ils n’étaient pas seuls et que les thèmes mis en jeu pouvaient être complexes et nous sont, pour certains, devenus étrangers. Chaque chapitre offre donc une synthèse de choses bien connues et d’autres qui le sont moins, mais regroupées par problématique : « Visions de l’Allemagne », « Images de la Commune », « L’Affaire Dreyfus », « Quel régime pour la France », « Monde moderne et pays de mission », « La Grande Question du prolétariat », « Peuples forts » et « Peuples faibles », « Encore l’Allemagne ». C’est l’occasion d’en apprendre un peu plus sur Benda ou Brunetière, Déroulède ou Loti, Maurras ou Psichari, Tharaud ou Vallès. Cette approche a le mérite de rappeler que notre vision rétrospective tend à nous faire oublier ce qu’étaient alors les hiérarchies et que les écrivains de droite ont longtemps occupé le haut du pavé (il aurait été intéressant, à ce propos, de faire une place à Léon Daudet pour ses évocations des combats politico-littéraires de la génération de son père – même si le personnage a tout pour inspirer la répugnance – ou à Proust). Quelques « éléments de chronologie » et une rapide mais bonne bibliographie. Livre recommandable à ceux qui souhaitent s’initier au contexte politique global de la littérature fin-de-siècle. 

BerliozBerlioz à fleuret moucheté, sous la direction de Jeanne et Sarah Caussé, préface de Michaël Levinas (Maisonneuve et Larose, 2003, 158 p. dont 18 parfaitement blanches, 15 € quand même). Année de centenaire oblige, les braques sont lancés, à la curée, derrière ce qu’il reste de la dépouille du mari de la femme d’Hector. Et Dieu sait s’il ne reste pas grand-chose à ronger ! Le corps du délit se présente sous la forme d’un objet de forme rectangulaire de 16 x 24 cm. En guise de dorure, chacune de ses trois tranches est finement ornée d’un « Specimen – ne peut être vendu », exécuté au tampon, comme à l’ancienne. On sent bien que l’éditeur a voulu transmettre ici toute sa délicatesse, toute son élégance racée, toute la considération qu’il a pour les critiques, même si le tampon rappelle davantage le jambonneau que le Jean de Bonnot. Tant d’attentions font qu’on ose à peine ouvrir l’ouvrage de peur d’y lire en première page : « Spécimen – ne peut être lu ». Mais non, sur la première page, rien de la sorte : rien qu’un blanc pareil à l’émail dentaire de Fred Astaire avec, tout de même encore, un péremptoire, un implacable, un inexorable « Specimen – ne peut être vendu ». À ce stade, nous en sommes au quatrième coup de tampon. Sur la deuxième page, le titre de l’opus est souligné par un nouveau « Specimen – ne peut être vendu ». Sur la troisième page, le même titre avec un dernier « Specimen – ne peut être vendu ». On a beau assister là à un sixième essai, la vigueur du coup de poignet ne se dément pas. À part cela, l’ouvrage se compose essentiellement d’articles de Scudo et de Blaze de Bury publiés dans La Revue des Deux Mondes entre 1838 et 1869, que tout un chacun peut se procurer en ligne sur le site Gallica de la BnF. L’ouvrage trouvera peut-être quelques lecteurs, comme les vieux ânes qui trouvent tout seuls le chemin de leur moulin, disait Berlioz. 

Bloy. Léon Bloy, Je m’accuse…, édition de Michèle Fontana (La Chasse au Snark, 2003, 188 p., 16 €). Après une édition des Dernières Colonnes de l’Église de Bloy, Michèle Fontana publie le Je m’accuse… du même auteur. Auteur d’un Léon Bloy, journalisme et subversion paru en 1998, elle éclaire, dans son introduction et surtout dans une concise mise au point en fin de volume, le violent pamphlet contre Zola, qui est repris ici avec les illustrations de l’auteur. En annexe, une note sur « Bloy et l’Affaire Dreyfus » et un rappel d’histoire littéraire sur Bloy et Zola avant Je m’accuse… Quelques coquilles révélatrices (Rémy de Gourmont, Henri de Groux, Clémenceau). Une précision : il n’y a pas eu cinq éditions du Pal du vivant de Bloy mais seulement quatre livraisons (la dernière fut publiée par Joseph Bollery dans les années 30). Enfin, les incessants « Voir en annexe » et autres « On se reportera » auraient gagné à figurer en notes de bas de pages. Après le centenaire de Zola, il est intéressant de relire ces pages de Bloy, lequel annonçait, dès 1891, et bien avant Brunetière, les « Funérailles du Naturalisme ». 

Bofa. Gus Bofa, Synthèses littéraires et extra-littéraires, présentation d’Emma-nuel Pollaud-Dulian (Cornélius, 2003, 128 p., 23 €). Qui se souvient de Gus Bofa, disparu en 1968 ? Un petit nombre de gens, sans doute, encore qu’un nom semblable, « Gus Bofa », cela ne s’oublie pas aisément. Ces Synthèses littéraires et extra-littéraires de petit format sont d’adorables et malicieux clins d’œil. La réédition de ce livre devenu introuvable est augmentée d’un appareil critique et de plusieurs illustrations inédites ou peu connues. Gus Bofa avait un talent proche de ceux d’un Delaw, l’acuité en plus, et d’un Josso, la méchanceté en moins. Ses portraits d’écrivains traduisent une connivence, sommaire mais immédiatement accessible, avec leur univers. Un dessin, un univers : une forme de critique littéraire qui en vaut d’autres et qui, elle, au moins n’ennuie jamais. Emmanuel Pollaud-Dulian, qui présente ces jubilatoires Synthèses, prépare une biographie de Gus Bofa. On est vraiment curieux de lire ça. 

Bordeaux. Pierre Van Robais, Henry Bordeaux et la musique. (Éditions Lasnier, 2003, 194 p., 26 €). Singulière idée que d’avoir consacré une étude à un tel sujet ! Mais pourquoi pas ? Et ce bouquin bavard, pas très bien imprimé, contient, on va le voir, de drôles de surprises. L’auteur, qui doit être un monsieur âgé, veut à toute force nous prouver que son défunt ami l’auteur des Roquevillard avait, toute sa vie, nourri une véritable passion musicale. Souvenirs de conversations, de concerts aussi, anecdotes diverses, avec des mots assez inattendus dans la bouche de celui que les mauvaises langues surnommaient « Les Côteaux du Médiocre » : « Quand Samson François joue Chopin, il en a plein les mains ! » La recension minutieuse de la bibliothèque – et de la discothèque ! – de l’écrivain apporte des précisions tout aussi inattendues : les deux compositeurs favoris, car les plus représentés, sont Rachmaninov (dont Bordeaux possédait une photographie dédicacée), et… Hervé ! De ce dernier, entre autres, deux versions différentes de Mam’zelle Nitouche en 78 tours : de quoi écrire une Vie imaginaire d’Henry Bordeaux 

BoveLire Bove, sous la direction de Sophie Coste et Dominique Carlat (Presses universitaires de Lyon, 2003, 300 p., 20 €). L’œuvre de Bove est sortie de l’obscurité où elle avait plongé pendant plus de trente ans : silence presque total depuis la mort de l’écrivain en 1945 jusqu’à 1977, date à laquelle commencèrent les rééditions. Il y eut ensuite quelques événements d’importance pour éclairer ce « Proust pour les pauvres », ce « Dostoïevski français », en particulier la biographie publiée en 1994, Emmanuel Bove, la vie comme une ombre signée par Raymond Cousse (suicidé trois ans plus tôt) et Jean-Luc Bitton. Le volume s’ouvrait sur une lettre-préface de Peter Handke, traducteur en allemand de Mes amis et Armand. Cette reverdie a imposé dans la presse la figure d’un romancier de tous les échecs, de toutes les solitudes, usant de couleurs plus sombres encore que Calet, Guérin ou Hyvernaud. C’est désormais, comme le constate Sophie Coste, son « image de marque » évidemment sommaire. Ce volume d’articles se place constamment à la bonne distance, à hauteur d’homme, pour cerner l’« art minimaliste » de Bove, sa fausse simplicité. « Il a comme personne le sens du détail touchant », disait Beckett, au point d’ailleurs de susciter une sorte de malaise de l’insignifiance chez son lecteur. Un vertige naît du désaccord évident qui s’établit entre ses personnages et l’espace où ils survivent, ce qui leur donne un étrange statut, « en un lieu intermédiaire entre Bouvard et Pécuchet et Roquentin » (Dominique Carlat). C’est d’autant plus vrai que ses récits sont constamment en porte-à-faux, de guingois, qu’ils ne convergent pas vers des dénouements rassurants. Lire Bove n’est pas une entreprise de divertissement : à la noirceur du propos, à l’obstination de ses personnages dans la faillite et le ratage, à cette manière poisseuse de cerner la honte dont ils sont mystérieusement travaillés, s’ajoute le caractère déconcertant de la narration étudié ici avec précision. 

Cadou. Hélène Cadou, Une vie entière. René Guy Cadou, la mort, la poésie (Rocher, 2003, 181 p., 18,50 €). Étudier la mort dans l’œuvre de René Guy Cadou, « pour mieux saisir l’être de celui qui parle » en se plaçant « comme à distance de lui et de moi-même » voilà le sujet de son épouse Hélène dans ce livreRené Guy Cadou célèbre la vie, les plaisirs simples du quotidien, le monde végétal, dans un foisonnement de métaphores surprenantes et fulgurantes, alors qu’il est confronté à la mort dès la fêlure de sa naissance (ambiguïté de son prénom, deuils vécus dans la petite enfance). Le corps, sujet de nombreux poèmes, trouve son identité par le jeu du miroir et du reflet, et l’homme poète suit, devance, projette son ombre, son double. La dimension tellurique et cosmique révèle la préoccupation métaphysique constante de Cadou – pourtant niée par l’auteur : « Ah je ne suis pas métaphysique, moi ». Une analyse méthodique, minutieuse, ponctuée de nombreuses citations permet à Hélène Cadou de montrer les pistes classiques du voyage et du seuil, le rôle de la croix et le pressentiment de Cadou « voyant » de sa propre mort. C’est aussi et surtout l’occasion de cerner la poésie, de définir le langage poétique, le rôle du poète et sa nécessaire position face à la mort : celui dont le métier en poésie est de donner le jour à ce qui n’est pas vu, de nommer ce qui n’a pas de nom, de « crever l’opaque pour mieux voir ». Qui, mieux que son épouse, pouvait étudier la création de René Guy Cadou avec lequel elle partage le compagnonnage fraternel des poètes ? 

CélineVoyage au bout de la nuit de Céline, lu par Denis Podalydès (Frémeaux et associés, 2003, 16 CD, environ 1000 minutes d’écoute, 100 €). Le Voyage au bout de la nuit à écouter en dix-sept heures d’affilée : en commençant l’écoute à huit heures du matin, on terminerait à une heure avancée de la nuit. Denis Podalydès, qui lit le texte du Voyage, est sociétaire de la Comédie-Française (ce qui n’a rien de déshonorant) : il lit donc le texte comme un sociétaire de la Comédie-Française, c’est-à-dire avec une diction irréprochable, sans hésitation ni accélération. C’est peut-être en cela que réside la faiblesse de cette création, qui reste malgré tout un pari intéressant : un acteur à l’accent faubourien, point trop bon diseur, un peu intimidé par le texte (ce qui n’était pas le cas de Fabrice Luchini, autre comédien qui se risqua, il y a quelques années, à dire des pages du Voyage sur une scène) aurait sans doute été un meilleur interprète de la « petite musique ». Il n’en reste pas moins que l’œuvre, par sa vigueur et son âpreté, fait oublier cet art déclamatoire académique.

 Cendrars. Jérôme Michaud-Larivière, Aujourd’hui Cendrars part au Brésil (Fayard, 2003, 380 p., 20 €). L’auteur, qui connaît son Cendrars sur le bout des doigts, décide de mettre ses pas dans ceux de son illustre modèle et d’inviter le lecteur à un double voyage dans les textes de Cendrars, dans le Brésil que ce dernier a découvert par trois fois dans les années 1920. Cela nous vaut un récit à la fois irritant, fait de montage de citations et de carnet d’enquête, mais également attachant : l’auteur aborde la question en lecteur passionné mais aussi en écrivain, avec parfois quelques intuitions ne manquant pas de pertinence. Le tout se lit agréablement et accompagnera parfaitement une sieste en hamac.

Chateaubriand (I). Marc Fumaroli, Chateaubriand. Poésie et terreur (De Fallois, 2003, 798 p., 27 €). « Ce livre n’est pas une biographie de Chateaubriand », avertit Marc Fumaroli dès la première ligne de son nouvel opus. Ce qu’il est censé être, nous ne l’apprenons qu’à la dernière : un « livre-bibliothèque », une « bibliothèque portative » qui contient pas moins de « quinze volumes », à l’image de ces « coffrets d’autrefois » que « les voyageurs au long cours, au XIXe siècle, emportaient dans leurs bagages ». On peut regretter que l’auteur ne soit pas allé jusqu’au bout de cette belle idée en offrant au lecteur un vrai coffret de quinze volumes (après tout, cela s’est fait récemment). Composé de quinze gros chapitres autonomes (les prétendus « volumes »), l’ouvrage fait plutôt penser à un recueil d’articles (certains ont d’ailleurs été « accueillis » auparavant dans des revues). Ce qui n’enlève rien à son intérêt. Marc Fumaroli fait dialoguer « l’enchanteur » avec tous les grands de son siècle : Talleyrand, Rousseau, Fontanes, Ballanche, Tocqueville, réussissant par ce biais à dégager l’originalité et la « modernité » (sic) des positions morales, politiques et poétiques de l’ex- « petit chevalier » de Combourg. Toute sa démonstration s’organise autour des Mémoires d’outre-tombe, véritable pivot du livre. La thèse est avancée dans le premier chapitre : avec la Terreur, un certain Chateaubriand meurt qui permet la naissance de l’autre, le Poète des Mémoires. Thèse qui a le mérite de souligner, d’une part, que Chateaubriand fut d’abord une victime de l’histoire (et non cet opportuniste jaloux qu’on a trop souvent peint), d’autre part, que l’auteur des Natchez fut essentiellement un poète au sens rimbaldien du terme (pas de poésie sans mise en péril de soi). Rien à redire sur cette thèse et la démonstration qui la suit, si ce n’est que l’on eût aimé que l’auteur ne se satisfît point d’un remerciement expéditif à divers spécialistes de Chateaubriand, mais que, dans un appareil scientifique digne de ce nom (il est réduit ici à la portion congrue), il rendît justice, au cas par cas, aux travaux les plus récents des chercheurs. Marc Fumaroli, qui doit se considérer comme un écrivain, est sans doute au-dessus de ces contingences. Encore doit-on se demander s’il est vraiment raisonnable, fût-on académicien, de vouloir rivaliser avec Chateaubriand. 

Chateaubriand (II). Jean-Christophe Cavallin, Chateaubriand cryptique ou les confessions mal faites (Champion, 2003, 220 p., 45 €). Vous aviez manqué en 2000 le passionnant Chateaubriand mythographe, autobiographie et allégorie dans les « Mémoires d’outre-tombe » de Jean-Christophe Cavallin ? Voici une occasion de rattraper cet oubli. Ce Chateaubriand cryptique offre une synthèse des analyses déployées dans le précédent ouvrage et permet à son auteur d’expliquer pourquoi, en dépit de son refus de l’héritage rousseauiste, Chateaubriand a fait des Mémoires d’outre-tombe une œuvre centrale dans l’histoire des écrits autobiographiques. Si les Mémoires de ma vie, débutés en 1809, avaient pour programme le dévoilement d’un « inexplicable cœur », il n’en va plus de même après 1830. Les Mémoires d’outre-tombe n’obéissent à aucun impératif de sincérité et mettent au contraire en scène un moi relevant d’un modèle d’introspection métapsychologique : « Le climat intellectuel de la fin des années 1820 suggéra à Chateaubriand ce qui allait devenir le nouveau dessein des Mémoires et donner un nouvel élan à la rédaction de l’œuvre. La grande idée de ces années – cette idée que Ballanche nommera « la grande pensée de mon siècle » – est celle d’une nouvelle synthèse réconciliant l’esprit scientifique et les exigences de spiritualité au sein d’une vision providentialiste des progrès de l’humanité. » Sous l’influence de la philosophie de l’histoire de penseurs tels que Ballanche, Vico, Quinet ou Herder, Chateaubriand fait de ses Mémoires l’épopée de son temps ; il reconstitue, sous une forme allégorique, la suite des temps passés afin de combler la fracture provoquée par la Révolution – manière pour l’écrivain de mener à bien ce qu’il n’avait réussi à accomplir en tant qu’homme politique. L’homme des Mémoires se veut ainsi un « palimpseste synthétique des figures légendaires qui peuplent les souvenirs de l’histoire et les chants des poètes ». Selon Jean-Christophe Cavallin, en lieu et place des aveux qu’impose la posture autobiographique, l’enchanteur reprend à son compte toute une série de mythes qu’il fait revivre. Bien que refusant la confession, Chateaubriand trouve à inventer un nouveau modèle autobiographique : celui d’un « discours épique vraisemblable à l’âge des individualités ». L’auteur des Mémoires d’outre-tombe se confesse en quelque sorte en citant, ce que Jean-Christophe Cavallin démontre à propos d’un épisode où l’écrivain avoue un penchant précoce à l’onanisme mais où, loin de céder au registre du biographème scabreux, tisse toute une série de références : « La figure biblique d’Onan et son refus de devenir un père de famille [a fourni à Chateaubriand] le parfait symbole de la péremption du monde patriarcal (età degli eroi) qu’allait provoquer l’œuvre de mort de la Révolution française : il créa donc la confidence de la funeste habitude contractée par le jeune chevalier de Combourg à la suite de trop de lectures, et formula cette habitude dans les termes d’une opposition à « la transmission de la vie », y enveloppant ainsi l’emblème d’une rupture historique et de l’extinction d’une dynastie. » La lecture de Jean-Christophe Cavallin devient encore plus intéressante lorsqu’elle s’applique à l’étude du livre de Venise, l’un des derniers des Mémoires d’outre-tombe, passage où Chateaubriand se dévoile plus librement, mais qu’il écarte par la suite. C’est dans cette partie brûlant d’une plus grande ferveur que le critique met en évidence un ars tacendi, une réticence à profaner un passé cher : « De son vivant, [Chateaubriand] s’est tu ; sa voix est un rayon posthume : dans les Mémoires d’outre-tombe, il désécrit son silence, mais prend soin de le munir de maintes cryptes effacées dont le mutisme relatif fait un mystère de ses aveux. Il avoue sans rien avouer. »

Cocteau (I). Jean Cocteau, La Corrida du 1er mai ; Essai de critique indirecte Lettre aux Américains (Grasset, 2003, 208 p., 180 p. et 120 p., 7,10 € le vol.). Ces minces volumes couvrent trois décennies de la carrière de Cocteau : l’Essai date de 1932, la Lettre de 1949, la Corrida de 1957. Le plus ancien est de loin le plus passionnant : la rencontre du « mystère » De Chirico lance le poète dans une sinueuse exploration des arrière-mondes de la peinture où l’on croise aussi Dali et Picasso, voire Christian Bérard. Quelques formules inoubliables éclairent pour jamais les paysages métaphysiques. Un grand livre, assurément. Les deux autres plaquettes relèvent du journalisme parfois aimable, explorant comme des terres exotiques les U.S.A. de 1949 et l’Espagne franquiste. Brio, dessins (dans la Corrida) et anecdotes ne font pas toujours oublier que l’auteur tire à la ligne – ils le soulignent même parfois. Il s’agit ici de rééditions en collection de poche, sans appareil critique particulier (une notice anonyme, avec, pour l’Essai de critique indirecte, la préface originale de Bernard Grasset).

Cocteau (II). Jean Cocteau, La Difficulté d’être, préface de François Nourissier (Rocher, 2003, 220 p., 12 €). Un journal intime ? Non, mais des réflexions groupées par chapitres monographiques, et qui constituent une sorte de bilan personnel passé le cap de la cinquantaine. Les sujets en sont très variés : Radiguet, la France, le rire, Apollinaire, Diaghilev, la mort, le rêve, le style, la jeunesse, etc. (avec, parfois, quelques répétitions). Cocteau y regonfle des souvenirs divers (certains, curieux, comme telle phrase d’Apollinaire sur Maldoror), et tous ces textes, qui tiennent de l’essai comme de la rêverie, finissent par constituer une sorte d’autoportrait. On y découvre un homme mobile et inquiet, essayant de se dégager de sa légende de mondain superficiel, de créateur protéiforme, et regrettant « d’avoir trop dit de choses à dire et pas assez de celles à ne pas dire ». Au fil d’un chapitre, telle évocation brève révèle le poète qu’il a toujours été, un poète qui se change à l’occasion en moraliste forgeant des formules frappantes, ainsi lorsque, méditant sur l’amitié, il écrit : « L’amitié est un spasme tranquille. » Se découvre ainsi la véritable nature du livre : une sorte de confession, où l’auteur tente de dire sa vérité, de révéler la part d’ombre qu’il porte en lui. Et peut-être le drame de Cocteau fut-il en effet sa multitude de dons, et ce brillant à jet continu, qui pouvait passer pour du clinquant. N’empêche qu’il était fondamentalement un poète, et qu’il a porté la poésie partout, dans le dessin comme au cinéma, dans le roman comme au théâtre. Même si les célébrations de son centenaire ont abouti, comme d’habitude, à une véritable « cérémonie de la confusion », on doit lui reconnaître cette qualité, qui n’est pas si commune. À signaler que cette édition donne un texte ne varietur, d’après un exemplaire couvert de corrections laissé par l’auteur. 

Cocteau (III). Carole Weisweiller, Jean Cocteau. Les années Francine (1950-1963) (Seuil, 2003, 176 p., 45 €). Ou comment rentrer dans l’histoire littéraire quand on a de l’argent et le sens des mondanités. Ma’m Francine avait mis la main sur une célébrité, dont elle avait fait la connaissance lors du tournage des Enfants terribles, en septembre 1949 ; elle le garda sous le coude plus de dix ans. Cher Jean, Chère Francine. Cocteau en profita pour couvrir les murs de la propriété de sa bonne hôtesse, la villa Santo Sospir, au Cap Ferrat, de fresques d’un goût et d’un talent variables. Certaines photos et certains dessins de l’album n’en sont pas moins extraordinaires. Amusant de voir l’homme d’affaires Pierre Bergé – aujourd’hui président des Amis de Cocteau – dans son jeune âge. On croise aussi, au fil des pages de cet album, de nombreuses personnalités connues, comme Jacques Chazot, Marcel Pagnol, Picasso et autres Coco Chanel. Sur les photographies, tout ce petit monde a au moins le tact de ne pas se montrer préoccupé par le douloureux destin du prolétariat. 

Cocteau (IV). Jean Marais, L’Inconcevable Cocteau (Rocher, 2003, 234 p., 18,50 €). Jean Marais rend un hommage serein à celui qu’il appelle son père, son créateur : « J’ai vécu vingt-quatre ans avant de naître » (c’est-à-dire avant sa rencontre en 1937 avec Cocteau, une « rencontre d’âmes » qui dura vingt-cinq ans). Lui, Jean Marais, se dit paresseux, chanceux, doué pour le bonheur, cette « injustice qui oblige » dont il nous livre en souriant quelques secrets, et il croit aux destins, destins de poète, que le vulgaire nomme coïncidences : ainsi Cocteau aussi est né une seconde fois, grâce au Sacre du Printemps, et justement en 1913, l’année où Jean Marais venait au monde ! Empruntant les images mêmes du poète, Jean Marais, à presque quatre-vingts ans, évoque l’ami disparu trente ans auparavant, dont il n’a cessé d’être le serviteur fidèle : Orphée est mort, il a traversé le miroir, mais « les poètes ne font que semblant d’être morts ». Son amitié lui a dicté un devoir de mémoire d’abord, qu’il a accompli en montant – avec quelles difficultés ! – l’adaptation du Disciple du Diable, dernier travail de Cocteau, ou bien en écrivant ceCocteau-Marais joué en 1983, date d’anniversaire, auquel ces pages de souvenirs écrites dix ans plus tard encore, serviront d’introduction. Son portrait de Cocteau est-il trop louangeur ? se demande Marais. Tant mieux s’il ne trouve que des qualités à celui qui, loin d’être le bourgeois ou le fantaisiste que certains ont dénoncé, fut un artiste rigoureux, un homme pour qui l’art était la projection d’une morale exigeante, de création et de contradiction, même si ce n’était pas celle de tout le monde. Pour son ami, Cocteau peintre et poète incarnait la légèreté profonde, la liberté courageuse, l’éternelle jeunesse. Poète à l’état pur, il métamorphosait la réalité quotidienne, il était la lumière, le charme, l’esprit. Jean Marais décrit la rue Montpensier avec les portraits de Radiguet, Rimbaud, Sarah Bernhardt, Mallarmé, et les objets, part d’un musée imaginaire, qui constituaient « un royaume fait de nuages, de songes, de larmes et de rires ». Devoir de justice aussi, contre les ennemis irréductibles pour qui Cocteau fut « inconcevable », Claude Mauriac, André Breton, dont la haine persistante s’explique peut-être par une divergence poétique : Marais rappelle que le mot « Surréalisme » fut d’abord appliqué par Apollinaire à une œuvre de Cocteau. Associé à Cocteau dans une longue aventure théâtrale et cinématographique, Marais, pour qui le théâtre fut une passion, évoque sa vie d’acteur, son passage à la Comédie-Française, les conditions des représentations parisiennes pendant la Guerre. Il raconte comment Andromaque fut une nouvelle bataille d’Hernani et tomba victime de la cabale menée par Alain Laubreaux et Philippe Henriot qui avait déclaré que le « spectacle était plus nuisible à la France que les bombes anglaises ». À ces anecdotes savoureuses qui font revivre toute une époque sont joints de nombreux anciens articles signés par Marais, interrogé sur ses goûts, son métier, sur l’art, mais écrits par Cocteau. Car Marais tient à avouer que Cocteau fut longtemps son nègre, tout naturellement, jusqu’au jour où Marais prit à son tour la plume pour parler de « l’homme qui arrive toujours une heure en avance » et ne la lâcha plus. Patchwork textuel, voix superposées ou croisées, le récit de Marais et les articles écrits par Cocteau forment une rare osmose. Celle-ci se retrouve dans le Cocteau-Marais présenté en seconde partie du livre. Ici, c’est Marais qui sert de truchement à Cocteau dans un montage de textes choisis au cours d’une relecture éblouie de l’œuvre et réunis avec l’aide de Jean-Luc Tardieu. Sur scène, Cocteau se réincarne en Jean Marais : « Marais s’éclaire avec mon âme et se déguise en Jean Cocteau ». Il en résulte cette double présence vivante, fruit d’une fervente et « inconcevable » amitié.

Cocteau (V). François Barat, Cocteau de ma jeunesse (Rocher, 2003, 144 p., 12 €) ; Carole Weisweiller, Je l’appelais Monsieur Cocteau (Rocher, 2003, 318 p., 19,70 €). À l’instar de leurs estimés confrères, inexorables, les éditions du Rocher n’ont pas fait grâce à ce pauvre Jean Cocteau du quarantenaire de sa disparition. À première vue, les titres sont de nature à laisser planer une lourde menace quant aux conséquences auxquelles le lecteur s’expose avec l’acquisition de ce genre de slogans épiciers. Pour François Barat, dans son Cocteau de ma jeunesse, il est exclusivement question de la jeunesse de l’auteur. De Cocteau, guère. De sorte qu’il peut, d’ores et déjà, préparer pour 2007, année du cinquantenaire de la mort de Von Stroheim, un Von Stroheim de mon enfance sans trop de peine. Mais la bonne surprise vient de la réédition de l’ouvrage de Carole Weisweiller, précédemment paru en 1996. Évidemment, le monde dans lequel évolue l’auteur peut taper sur les nerfs de ceux pour lesquels le seul souci de la journée n’est pas de savoir s’ils souperont à la Tour d’Argent ou chez Maxim’s. Pour autant, ces préventions étant levées, on découvre, au fil des pages, une personnalité sensible, vive, intelligente, et, pour le coup, dénuée de préjugés. Carole Weisweiller a vécu une douzaine d’années, en compagnie de sa mère Francine, auprès de Cocteau qu’elle rencontre place des États-Unis, où se trouve l’hôtel particulier familial, ou encore Villa Santo Sospir, au Cap Ferrat, mise à la disposition du poète et que le peintre décorera. L’intérêt du volume est de nous mener à la rencontre d’un Cocteau inattendu : un homme modeste, fragile, délicat, sympathique – ce qui ne va pas forcément de soi – et finalement moderne parce que doutant souvent. Tout le contraire de son ami Picasso, ce tyran domestique d’une égocentricité inouïe, dont Carole Weisweiller décrit parfaitement la galaxie pour y avoir, elle-même, séjourné en orbite. La seule question que l’on se pose, tout au long de ces pages, est de savoir ce que fait Francine, la mère, avec Cocteau et Édouard Dermit. Ménage à trois ? Improbable. La relation est simplement platonique. L’ascension partagée ne se dirige pas vers un quelconque septième ciel, mais, bien plus haut, hélas, vers d’artificiels paradis. N’importe, Carole Weisweiller vit ses années d’adolescente, heureuse au milieu de ce qu’elle appelle, de façon touchante et naturelle, sa famille : entendez, sa mère, Cocteau et Édouard Dermit. On lira avec intérêt les pages sur la relation du tournage du Testament d’Orphée et le rôle joué par Coco Chanel, vipérine comme pas deux, dans l’origine de la rupture de la jolie Francine Weisweiller avec Cocteau. On appréciera son refus d’enfermer Cocteau dans le ghetto de la communauté homosexuelle. Enfin, pour la chicane, on corrigera le nom du grand avocat Henry Torrès, orthographié Thorès, comme le premier Maurice venu, ou presque. 

Cocteau (VI). Philippe Miomandre, Moi, Jean Cocteau, biographie (AKR, 2003, 234 p., 22 €). Réédition corrigée et augmentée d’un ouvrage paru en 1985. Angelo parle. On l’a deviné, c’est un ange, l’ange même de Cocteau et son double, né à Saint-Blaise-des-Simples le jour de la mort du poète. Naturellement, il rencontre son modèle et celui-ci lui raconte sa vie en morceaux discontinus et à grands renforts de citations. Un jeu aimable et parfois laborieux, qui ne dispense pas de consulter en cas de besoin une vraie biographie. 

Colette. Alain Galan, Colette, baronne en Corrèze, citoyenne au Palais-Royal (Lucien Souny, 2003, 141 p., 13,50 €). Deux sortes d’auteurs : ceux qu’écrire échauffe, et ceux qui s’en gèlent. Colette était des seconds : vers sa fin, le nombre de châles superposés sur son dos permettait d’inférer, via une simple équation du premier degré, combien de lignes elle avait écrites depuis son réveil. Le 27 octobre 1944, elle adresse de son appartement du Palais-Royal une supplique à un militaire en vue d’obtenir anthracite ou noirs boulets « pour nourrir le petit calorifère ». Retrouvée en 2002 dans un exemplaire du Blé en herbe ayant appartenu à ce colonel soigneux, elle donne ici à Alain Galan, auteur corrézien, le la qu’il lui fallait pour proférer : « Le sang caille lorsque la plume cherche son sillon sur le blanc de la page, cet ultime pays avant l’hiver » (Colette usait en fait de papier bleu). Baronne de 1912 à 1920 par son mariage avec Henry de Jouvenel, elle ne fit en Corrèze que deux séjours, en 1912 et en juin 1944. L’auteur en fait un récit relevé de plusieurs témoignages inédits et conclut sur les derniers moments à Paris de celle qui allait motiver cette réflexion de Vialatte : « En vingt jours nous perdons Colette et l’Indochine. Si on lui avait dit que sa mort, pendant quelques jours, tiendrait plus de place dans la presse que la perte de l’Indochine, elle aurait ouvert des yeux ronds […]. Il faut croire que le style est une bien grande magie. » Pour les amis de province.

Décadence. Jean de Palacio, Le Silence du texte. Poétique de la décadence (Peeters, 2003, 264 p., 40 €). Les reproductions d’œuvres fin-de-siècle, dans les dernières pages de ce livre beau à voir par sa couverture, font s’attarder le regard. Intentionnellement énigmatiques, ces œuvres (lithographie d’Henri Martin, pastel de Fernand Khnopff, huiles de Lucien Lévy-Dhurmer ou Odilon Redon) ont toutes pour titre Le Silence (ou Silence). Les voir ainsi rassemblées suggère plusieurs problèmes : celui du rapport entre le visible et l’audible, ou, plus précisément, celui de la figuration – par la peinture, le pastel ou la gravure – du silence, avec, simultanément, la question du même et du différent dans des œuvres qui traitent chacune un « sujet » aussi évanescent. Ce problème se pose évidemment pour les œuvres littéraires dont parle le volume. On apprend beaucoup, sur bien des livres français ou étrangers de la fin du XIXe siècle ou du début du XXe siècle, même si certains auteurs sont plus ou moins oubliés. Pour d’autres, très connus (Mirbeau, Bloy), les citations et leur mise en perspective créent souvent des surprises. L’interrogation centrale porte sur divers mouvements de « réduction » du langage dans des écrits très divers et qui vont parfois à l’extrême, par exemple – pour revenir aux reproductions de la fin du volume – dans le fameux Fisches Nachtgesang de Christian Morgenstern, dont les seuls mots sont ceux du titre et qui, pour les vers eux-mêmes, ne se compose que de traits de deux types. La réduction qu’étudie l’auteur peut prendre des orientations diverses. Parfois, c’est le langage qui, dans des poèmes, est réduit en syllabes ou même en lettres, ou bien c’est le blanc qui semble s’imposer, et pas seulement dans la poésie : Léon Werth a publié en 1913 un roman dont le titre, La Maison Blanche, annonce ce qu’il a de plus saisissant et où le « je » n’est « plus qu’un point, un être sans épaisseur et sans densité, perdu dans le lit blanc et dans la chambre blanche ». Ailleurs, le langage devient celui, gestuel, de la pantomime, ou bien il tournera à l’excrémentiel, à la « coprolalie », à moins qu’il ne devienne (à la fin du présent livre) « langage antennal », communication de fourmis. On peut évidemment se demander si ces mouvements de réduction sont propres à l’époque étudiée. La réduction (aux syllabes, au silence, aux lettres, au blanc du papier, à la poussière), que devient-elle chez Michaux, Cummings, Celan, Beckett, Queneau ? On peut également s’interroger sur une autre forme de réduction qui serait plutôt le fait du geste historico-critique de Jean de Palacio. Prendre ensemble des auteurs de la même époque, fût-ce sous l’angle d’une interrogation aussi forte que la sienne, n’est-ce pas émousser leurs plus grandes singularités et estomper ce qu’ils réalisent de plus décisif ? En lisant le poème Intacta Virgo de Louis Legendre ou le sonnet Le Papier blanc de Louis-Pilate de Brinn’Gaubast, on pense d’emblée à Mallarmé, mais ces poèmes ne sont justement pas mallarméens en ce qu’ils parviennent, même dans la brièveté, à bavarder. Ce sont des vers qui discourent, qui rebondissent sur eux-mêmes ou sur la page, avec une sorte de satisfaction et un savoir-faire facile. Ils sont incapables de susciter ce qui pourrait leur résister. Rien de cette surface d’inscription élastique et secrètement rétive qui semble nécessaire à la réalisation poétique, et qu’on trouverait chez Debussy (« Des pas sur la neige ») ou qui, quelques décennies plus tard, sera comparée par Wallace Stevens à une croûte de la neige gelée où des pattes de chat crisseraient imperceptiblement dans la nuit. Dans les écrits qu’étudie le livre, il semble que le plus commun soit aussitôt matière à mille divergences. Pour en revenir à la réduction du langage poétique au niveau des syllabes, on peut évidemment penser à Mallarmé et, par exemple, au sonnet en octosyllabes « À la nue accablante tu […] » ou à l’heptasyllabique « Petit air ». Mais dans ces deux derniers cas, des mots insolitement longs (« indomptablement », par exemple, qui est de surcroît un adverbe) se trouvent projetés au premier plan et surtout l’effritement en syllabes semble être compensé ou retourné en une sorte de restitution du plus élémentaire à un flux de continuité ou, plutôt, à une refusion ardente et soudain froide. Ce ne sont là, évidemment, qu’ébauches de questions suscitées par un livre d’une certaine richesse. 

Dhôtel. Philippe Blondeau, André Dhôtel ou les merveilles du romanesque (L’Harmattan, 2003, 390 p., 31 €). L’œuvre imprimée d’André Dhôtel est si vaste que les études critiques n’en ont pas encore dépassé, en quantité, la masse et le volume. Les livres qui lui sont consacrés ne sont pas pléthore. Faut-il le déplorer ? La réédition simultanée, chez divers éditeurs, de plusieurs de ses romans introuvables sera peut-être l’amorce de lectures nouvelles. L’ouvrage de Philippe Blondeau paraît à l’heure de cette embellie éditoriale. Cet enseignant est un familier de l’œuvre de Dhôtel et anime les Cahiers André Dhôtel. Son livre est écrit sous le charme de la « séduction singulière » des romans de Dhôtel et tente de deviner d’où elle provient. Il interroge le merveilleux, « catégorie pour le moins problématique », et fourre-tout pratique. Son étude se termine sur ces mots de Dhôtel : « La vérité c’est le merveilleux : le merveilleux signe du vrai, non de la vérité abstraite […] mais la vérité conforme à notre désir essentiel, celle qui est la rencontre des lois du monde et du mystère. » Le charme de Dhôtel est dans cette ironie du tragique : la part belle faite au hasard, dans les aventures improbables de personnages têtus, portés vers l’inconnu par les histoires qui se racontent sur eux, dopés par les cancans. Philippe Blondeau est attentif à ce « rien » à l’œuvre dans les phrases comme dans la nature qui n’existe pas, dans le destin de ces « lanceurs de phrases » que sont les personnages (l’expression est de Dhôtel dans ses entretiens avec Patrick Reumaux). Philippe Blondeau nous fait pénétrer dans « l’atelier du bricoleur » et donne des éléments de « sociologie fabuleuse » ; il s’attarde sur « la grammaire de la durée » car, selon lui, « le temps dhôtelien est un temps de la durée plus qu’un temps de l’évènement », ce qui a des conséquences dans l’usage de son récit. 

Dix-huitième. Catherine Thomas, Le Mythe du XVIIIe siècle au XIXe siècle (1830-1860) (Champion, 2003, 636 p., 100 €). La thèse de Catherine Thomas, de facture très classique, étudie les représentations conscientes que le second tiers du XIXe siècle, de 1830 à 1860, se fit du siècle précédent. Son but est donc de chercher, non pas les influences ni les sources, mais plutôt l’intertextualité reconnue et désignée. Le corpus est celui des ouvrages critiques ou théoriques ainsi que des œuvres de fiction en prose mettant en scène des thèmes ou des personnages du XVIIIe siècle. La poésie, comme la peinture, a déjà fait l’objet de plusieurs études approfondies, mais aucune œuvre de synthèse n’est encore venue donner un aperçu global de cette présence du XVIIIe siècle, sous forme de rejet ou de passion, dans la littérature, la pensée et la vie du siècle suivant. Il ne s’agit pas non plus de confronter ces représentations à la « vérité » du XVIIIe siècle, mais de montrer qu’elles constituent des enjeux esthétiques et idéologiques, puisqu’on voit le XIXe siècle se construire à travers elles. Cette synthèse est articulée en trois parties un peu schématiques, dont l’évolution correspond à trois visions, successives et parfois simultanées, du XVIIIe siècle. La notion de « siècle » se trouve ici justifiée par la rupture qu’opéra la Révolution de 1789. Le Romantisme s’est d’abord donné une identité en refusant le Siècle des Lumières, son art de société, son absence de poésie, son aridité et sa stérilité, sa philosophie de la liberté (tant attendue et rêvée, mais qui le conduisit à la Terreur). Mais, après 1830, apparaissent des tentatives de réhabilitation dues à l’apaisement des polémiques, à l’avènement du réalisme, à l’invention d’un « pré-romantisme » des Lumières (concept aujourd’hui difficile à manier). Dans une seconde étape, les esprits fuyant une époque monotone, bourgeoise, sérieuse et sans envergure, font retour à un XVIIIe siècle brillant de tous les feux de la conversation mondaine, du raffinement des esprits libertins et des fêtes galantes, d’un espoir de bonheur, toutefois approfondi de sourde inquiétude. Enfin, après le XVIIIe siècle refusé, puis désiré, vient un XVIIIe siècle rêvé, porteur de nostalgie et de mélancolie, car le sentiment de temps perdu à jamais, de décadence, de vieillissement irrémédiable, accompagne parfois la vision précédente. Un nouveau romantisme, dans les années 1850, recherche plus de gaieté et de fantaisie, redécouvre et réhabilite le rococo en adéquation avec de nouvelles valeurs esthétiques et fait du XVIIIe siècle la patrie de l’Art. Ainsi le XIXesiècle a-t-il élaboré un mythe du XVIIIe siècle, négatif et positif, jusqu’à ce qu’il se lasse, à partir de 1860, de ces représentations devenues presque une mode. Le travail de Catherine Thomas est un inventaire d’une clarté remarquable dans le plan, les introductions, les transitions, les résumés. Le plus intéressant est le large choix des citations, soit des auteurs du XIXe siècle, soit des études modernes relatives à ces auteurs et à ceux du XVIIIe siècle. Elle réutilise les notions déjà mises au point de « décadence », de « rococo », de « mélancolie de Watteau ». Elle éclaire des aspects parfois moins considérés du Romantisme : les collectionneurs passionnés, l’École trumeau, l’« école de la fantaisie », et montre la richesse du XIXe siècle en insistant sur des auteurs comme Arsène Houssaye, Jean-Baptiste Capefigue, Jules Janin, les Goncourt. Son XIXe siècle s’intéresse à Crébillon, Sade, Laclos, Buffon, à des types pittoresques (l’abbé galant, la comédienne) ou nouveaux (vieux aristocrates peints par Banville, Balzac, Barbey d’Aurevilly). Catherine Thomas évoque souvent l’art des peintres, qu’elle met en relation avec l’écriture, et rend compte de l’intertexte littéraire : les genres (mémoires, lettres), les styles (préciosité, pastiche), le langage retrouvé. Ainsi montre-t-elle finalement comment le XVIIIe siècle s’est prolongé dans le XIXe siècle, tout en étant réinterprété par cet infidèle miroir. 

Dorgelès. Roland Dorgelès, Je t’écris de la tranchée. Correspondance de guerre 1914-1917 (Albin Michel, 2003, 350 p., 20 €). Réformé du service militaire, Dorgelès s’engage dès la déclaration de guerre, laissant derrière lui une compagne désappointée et une mère morte d’inquiétude. C’est à ces deux femmes que, pour l’essentiel, cette correspondance s’adresse. Avec sa mère, Dorgelès se montre comme un petit garçon sage, qui suit scrupuleusement la messe, comme si la guerre avait déclenché en lui un processus de régression infantile. Il passe son temps à la rassurer, tandis qu’il s’emploie à faire tout le contraire auprès de sa femme. Et, comme une chronique d’une séparation annoncée, on découvre là un homme progres-sivement déchiré par le doute, obsédé par le mensonge de l’être aimé, presque indifférent àl’infernale boucherie qui se déchaîne autour de lui. À lire ces récits où les shrapnels et les marmites éclatent à ses pieds sans lui causer le moindre dommage, on en arrive à croire que c’est son angoisse même qui retiendra l’auteur à la vie. Car Mado (Madeleine Borgeaud), c’est sa blessure à lui. Près de cinquante ans plus tard, dans Au beau temps de la Butte, Dorgelès exhibera cette plaie jamais refermée. Il dira que, répondant à la nièce de Poulbot qui lui demandait, au sortir de la guerre, où il avait été blessé, il avait simplement répondu : « Au cœur, ma petite chèvre. » Le profane sera sans doute surpris de son côté très va-t-en guerre. Ainsi, le premier Noël 1914, il est indigné par les soldats français qui ont l’idée saugrenue de reprendre en chœur des chants et de trinquer avec les Allemands. Il faudrait d’ailleurs en finir avec les jugements anachroniques touchant le ralliement de la plupart des intellectuels à la guerre. Comme si le pacifisme allait de soi en 1914 ! Cinquante années de conditionnement à la formule « Tu seras soldat ! » ont fait leur ouvrage. Il faut attendre l’année 17 – la grande année 17 –, celle de tous les dangers, pour voir éclore la prise de conscience et arriver la contestation. Pour Dorgelès, dès 1916, le recul semble être pris : pour se gausser de la décoration au Front d’un… chien, il avait proposé, dans une nouvelle que devait lui publier L’Heure, qu’on décore son âne. Bien évidemment, cette nouvelle fut totalement censurée. Sur le plan de l’histoire littéraire, on apprend que Dorgelès s’inquiète de ses confrères et amis écrivains : Poulbot au feu ; Hémard prisonnier ; André Lang, Gus Bofa, André Salmon blessés ; Léon Bonneff, Charles Muller, Alain-Fournier (rencontré à Paris-Journal avant la guerre), tous trois morts. Il correspond régulièrement avec son ami Mac Orlan. Il en veut aux solides gaillards qui, au lieu de se battre, en profitent lâchement pour avancer leur carrière, comme Pierre Frondaie à la Comédie-Française. Au Front, Dorgelès lit Lectures pour tous, frustré par la médiocre qualité des textes, Les Hommes du JourLe RireLe Journal. Avec Gus Bofa, il compte racheter Le Sourire à Pelpel après la guerre. Sollicité par l’éphémère J’Ose dire, par Le Sourire et par La Baïonnette, il travaille avec Gignoux à La Machine à finir la guerre, roman dont il est peu satisfait et qui paraît en feuilleton dans L’Heure, le quotidien de Sembat, auquel collabore aussi Mac Orlan. Le lecteur des Croix de bois ne pourra qu’être déphasé par les propos tenus dans ces lettres. Celui qui les écrit n’est pas tout à fait le même que celui qui parle sous le nom de Jacques Larcher dans le roman. La perte de toutes les illusions de cette génération d’écrivains façonnés dans la glaise des tranchées – les Cendrars, les Mac Orlan – se retrouve dans ces paroles de naufragés d’un monde qui allait réserver bien d’autres surprises dans ce siècle. Les critiques se limiteront à trouver les notes un peu sèches et à relever deux coquilles : Mme de Rhèbes, au lieu de Mme de Thèbes, célèbre voyante qui donnait dans le genre comique en pronostiquant, le 31 décembre 1913, l’année 1914 celle de la paix dans le monde ! Et Lutzarus au lieu de Latzarus, journaliste du Figaro. L’introduction de Frédéric Rousseau est remarquable, et la préface de Micheline Dupray intelligente. Bravo à l’éditeur d’avoir osé ce livre en risquant, pour ces épîtres des hommes remarquables, une sortie de la tranchée sous le feu nourri des mitrailleuses à centenaires et à bicentenaires, bromure accoutumé des Poilus du monde de l’édition et de la critique littéraire.

Ducasse. Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, Poésies, dessins et postface de Jean-Claude Silbermann (L’Or du temps, 2003). Curieuse réédition de cette œuvre, qui semble avoir été réalisée par quelque hibernatus congelé dans les années 50. Sur la couverture, déjà : le « comte de Lautréamont » n’est pas l’auteur de cesPoésies que Ducasse a signées de son nom véritable ; sur la page reproduisant la fameuse et longue dédicace de Poésies, le nom pierre de touche de Zumaran est imprimé « Zurmaran », tic que l’on croyait appartenir à l’histoire mais à laquelle on reconnaît les exégètes de toc. La postface, dans laquelle « Lautréamont » est encore présenté comme l’auteur des Poésies, n’apporte aucune réflexion nouvelle ; elle brasse au contraire des idées éculées et révolues (« On a coutume aujourd’hui de lier Les Chants de Maldoror et Poésies » – Que non pas ! – ou encore : « Je ne crois pas que Poésies soit, pour reprendre à [sic] l’intitulé de Philippe Soupault, une « préface à un livre futur » » – Qui discute encore cela ?). Elle accumule de surcroît les platitudes (« Comme s’il y avait mieux que la poésie (comme s’il y avait pire) ») et les considérations ronflantes et creuses : « Lautréamont n’est pas dans la situation d’un prophète biblique s’adressant à des peuples effilochés de nomades sans lois » (curieuse formulation, non ?). Et ceci, d’un lyrisme de pacotille : « On n’a pas assez mesuré, je crois, à quel point le lecteur non prévenu, dont je me plais à imaginer l’existence improbable, aurait lieu de se plaindre d’un titre aussi trompeur. Intituler ainsi une suite de maximes paradoxales, cinglantes et austères, c’est vider la bouteille à l’encre pour la remplir d’une coulée de neiges éternelles, sans même changer l’étiquette » – ce qui, reconnaissons-le, reste techniquement faisable (même si c’est une drôle d’idée). Passons enfin sur quelques défaillances syntaxiques (« Pas plus que Les Chants de MaldororPoésies est un livre à mettre entre toutes les mains »). Quant aux dessins du postfacier, ils sont très « mon fils de cinq ans en ferait autant ». Jean-Claude Silberman n’a manifestement pas craint que le fantôme revanchard d’Isidore Ducasse vienne nuitamment lui tirer les pieds. 

Dumas (I). Bernard Blancotte, Alexandre Dumas. Un mousquetaire de l’écriture (Lacour-Ollé, 2003, 82 p., 10 €). Ce qui motive l’existence de ce mince ouvrage, c’est avant tout l’enthousiasme de Bernard Blancotte (de l’Académie du Languedoc) pour l’auteur des Trois Mousquetaires. Manifestement, il est lui-même séduit par le « quarteron […] flambeur aux mille maîtresses », d’origine à la fois esclave et noble grâce à son grand-père, fils naturel du marquis de la Pailleterie, et il célèbre en lui « le romancier populaire par excellence », celui dont l’ascension sociale et les succès littéraires ou mondains font rêver tout fils du peuple. Si sympathique soit-il, cet enthousiasme ne permet pas d’ignorer la mauvaise qualité de l’ouvrage, sur le plan éditorial et scientifique. Des fautes d’orthographe – « à laquelle participe [sic] Théophile Gautier et Dumas » –, des choix modaux discutables et répétés – « On peut penser que son petit-fils […] se soit [sic] inspiré de l’histoire… de son aïeul » –, et surtout un défaut d’impression qui fait disparaître, à plusieurs reprises, des lettres sur toute la page, rendent par moments le texte difficilement lisible. De plus, l’ensemble fonctionne comme un recueil d’articles thématiques juxtaposés sans souci des redites, qui sont incessantes. Après la biographie détaillée du début, on n’apprend rien – et les titres parlent ! – dans « un géant de la littérature », ni dans « un homme à multiples facettes ». Pourtant, on aurait aimé trouver dans l’ouvrage d’un tel amateur de Dumas, des détails sur les relations entre le lieu-dit « Trou Jérémie » où séjournait le grand-père, face à une île nommée Monte-Cristo, le château d’Alexandre à Saint-Germain, et la demeure d’Edmond Dantès… Mais qu’espérer quand les références bibliographiques vont de la Collection Marabout Géant à l’Histoire de la Littérature française chez Hatier, en passant par d’innombrables articles de presse ? Au fond, on comprend mieux le statut de l’ouvrage quand apparaissent les allusions à la cérémonie du 30 novembre 2002. Les discours d’Alain Decaux tutoyant en Dumas « un ami d’enfance » et de Jacques Chirac fêtant le « fils de mulâtre, sang mêlé de bleu et de noir » sont commentés sans distance, avec l’admiration du passionné. Dumas transféré au Panthéon, c’est donc bien cela – et cela seulement – que ce petit livre commémore. À nous de retourner à ses romans, à ses pièces, et d’oublier les éditions Lacour et cette médiocre réalisation. 

Dumas (II). Cyril Gely, Éric Rouquette, Signé Dumas (Les Impressions nouvelles, 2003, 96 p., 13 €). Depuis quelque temps, il semble que certains aient décidé de ne voir en Alexandre Dumas qu’un écrivain malhonnête qui doit tout à ses nègres, une crapule manipulatrice qui se borne à signer ce que d’autres ont écrit pour lui, un exploiteur sans talent ni vergogne, un tortionnaire vaniteux de son plus fidèle collaborateur, Auguste Maquet. Après l’indigent essai de Bernard Fillaire et quelques communications contestables de divers amateurs dans des colloques, Cyril Gely et Éric Rouquette prennent à leur tour la parole pour défendre et réhabiliter le pauvre Maquet. Dans leur pièce Signé Dumas – représentée pour la première fois en juin 2003 au Festival d’Anjou puis jouée (et toujours à l’affiche en février 2004) au Théâtre Marigny –, les deux auteurs imaginent un tête-à-tête orageux entre le romancier et son collaborateur, censé faire la lumière sur leurs personnalités et les rapports étranges qu’ils entretiennent. Le propos est simple : alors qu’à Paris les journées de février 48 battent leur plein, à Port-Marly, dans le pavillon d’If – dépendance du château de Monte-Cristo où Dumas a aménagé son cabinet d’écriture –, Maquet travaille pendant que Dumas fait le paon. Une querelle éclate finalement entre les deux hommes à propos des événements politiques et des positions monarchistes de Dumas, et cet affrontement verbal est, pour le collaborateur, l’occasion de se rebiffer et de revendiquer la paternité de l’œuvre écrite en commun. Si, du point de vue de la forme, il n’y a somme toute pas grand-chose à redire, les qualités de la construction dramatique et de l’écriture théâtrale étant aussi convaincantes qu’efficaces, certains partis pris choisis pour étayer le fond sont en revanche historiquement discutables. Les techniques de travail et les relations professionnelles ou affectives des deux hommes sont plus fantasmées que véritablement reconstituées, leurs opinions politiques simplifiées à l’extrême, et, malgré quelques approches psychologiques justes, leur personnalité fort caricaturée. Bien entendu, le besogneux et sagace Maquet est représenté comme l’esclave littéraire du dilettante, insensé et orgueilleux Dumas, et comme le seul véritable auteur de l’œuvre maqueto-dumasienne. De quoi faire, une nouvelle fois, s’arracher les cheveux aux spécialistes de Dumas ! Que ceux-ci considèrent ce texte pour ce qu’il est, c’est-à-dire une pièce de théâtre, une création où la fiction, l’imagination et l’invention ont autant le droit de cité que la réalité des faits, et non comme un essai ou une thèse d’histoire littéraire voulant faire autorité ; ils s’en amuseront alors, y prendront peut-être même plaisir et, en tous cas, préserveront la dignité de leurs coiffures. Ils savent bien que, dans ce genre d’exercice, Dumas lui-même n’était pas le dernier à jouer avec la réalité historique dans le seul but de faire croître l’intérêt dramatique. 

Écrivain engagé. Herbert R. Lottman, L’Écrivain engagé et ses ambivalences. De Chateaubriand à Malraux (Odile Jacob, 2003, 288 p., 26 €). Grand arpenteur de la vie culturelle française, Herbert Lottman entreprend dans cet essai, qui se présente comme une suite de brèves monographies, de dégraisser le mythe de l’écrivain engagé. Prenant à contre-pied les légendes, souvent édifiées et diffusées par les intéressés eux-mêmes, l’auteur réexamine, avec le bon sens et les instruments de l’historien, des figures qui se découpent sur la toile de fond des grands combats politiques du XIXe et du XXe siècle : l’opposition à Napoléon, la naissance de la IIe République, la dénonciation du Second Empire, les prises de position en faveur de la doctrine socialiste, l’Affaire Dreyfus, le refus du colonialisme, l’engagement dans le camp des Républicains pendant la guerre d’Espagne. Chacun de ces épisodes est associé à un nom illustre : Chateaubriand, Lamartine, Hugo, Sand, Zola, Gide, Malraux – identification que l’auteur s’attache à déconstruire avec un certaine jubilation, ce qui n’exclut pas les apports documentaires. Il montre ainsi quelle part d’intérêt personnel et de stratégie opportuniste entre dans le type historique de l’écrivain engagé, de celui qui, comme il est rappelé dans l’avant-propos, met sa notoriété au service d’une cause si possible collective. Mais tout démontre, à la lecture de cet essai, que le contraire est plus souvent vrai, étant la leçon même des faits : la descente dans l’arène politique est aussi une manière d’auto-promotion, une habile façon de servir ses propres ambitions. Voyez Chateaubriand, Lamartine et – pourquoi pas ? – Zola. Il va sans dire que ceux qui, tels Barrès, Maurras, Daudet et même Proust (dont le profil hésitant est évoqué dans ce livre), ont choisi le camp de la réaction, n’échappent pas à la règle : seulement, au lieu d’associer une vertu à un vice, ils cumulent toutes les tares. La thèse de notre auteur peut ainsi se résumer en ces mots : toute grandeur est le fait d’un malentendu, le fruit d’une illusion, pour ne pas dire d’une duplicité. Ruse de la raison ? Si l’on peut suivre Herbert R. Lottman dans ses argumentations, toujours alertes, et ses formules, efficaces, incisives, il reste que maintes des approches proposées dans ce livre font illusion et versent quelque peu dans l’anecdotique, la petite histoire, car, à tout bien considérer, les faits saillants contribuant à l’intelligibilité du propos sont par ailleurs parfaitement établis, et nul aujourd’hui n’en fait mystère. La broderie de détails, puisés dans les correspondances ou les témoignages et souvenirs de tiers, ne fait qu’agrémenter un éventail de fiches biographiques légèrement compassées – alimentées, dans la plupart des cas, par une bibliographie critique elle-même passablement obsolète. On est déçu parce qu’on attendait mieux d’un auteur lui-même exigeant : faire ainsi de Chateaubriand un petit conservateur désireux, coûte que coûte, de rétablir les Bourbons et prêt pour cela à intriguer, un homme soucieux uniquement de sa propre publicité jusque dans ses Mémoires, c’est non seulement réactiver des jugements d’un autre âge, mais c’est surtout ignorer ce que Chateaubriand écrivain politique a pu apporter à la formation d’un conscience historique moderne. De même, que penser, sous la plume d’un historien, d’une suggestion de cet ordre : « La meilleure façon de composer avec les longues allégeances de Victor Hugo aux valeurs conservatrices, du christianisme à la monarchie, serait peut-être de les ignorer » ? Étonnant devoir d’ignorance, en l’occurrence, qui révèle les lacunes méthodologiques et conceptuelles de cet essai d’historicisation dans lequel, peut-être, des lecteurs pressés, amateurs de simplifications, trouveront leur compte. 

Éluard. Paul Éluard, Jean Paulhan, Correspondance 1914-1944, édition établie et annotée par Odile Felgine et Claude-Pierre Pérez (Claire Paulhan, 2003, 207 p., 27 €). De la correspondance échangée par Éluard et Paulhan pendant vingt-cinq années, on ne connaissait guère que quelques lettres procurées notamment par François Chapon dans Paul Éluard. La Donation Scheler, et par Bernard Leuilliot dans les trois volumes de son Choix de lettres consacrés à Jean Paulhan. C’est donc pour une large part sur de l’inédit que repose la composition de cet ouvrage agrémenté de photographies et fac-similés nombreux. Les auteurs, si prestigieux soient-ils, ne sont pas nécessairement de ceux que l’imagination associerait spontanément, comme se plaît à le rappeler Claude-Pierre Pérez dans sa présentation. Quoi de commun entre Éluard et Paulhan ? Les cent vingt-six lettres rassemblées pour cette édition nous disent justement la peine qu’on éprouve à rester ensemble quand tout invite ou pousse à la séparation. « Il ne se peut pas que nous soyons séparés, puisque je suis ton ami », écrit ainsi Éluard à Paulhan dès 1925. Antagonismes politiques et conflits d’allégeance, différends artistiques et oppositions de personnes, les obstacles ne manquent pas, en effet, de se dresser bientôt face à cette amitié qui se construit dès 1919 et tente de se survivre un quart de siècle durant. Qu’on ne s’attende cependant pas à trouver dans ces lettres de longues professions de foi esthétiques ou d’infinies explications politiques, même au début, quand Éluard n’est pas encore Éluard et Paulhan pas tout à fait Paulhan ; on se doute que le « guerrier appliqué » aurait aimé qu’il en fût ainsi, mais Éluard s’en explique assez clairement dans une lettre de 1939 : « Tu n’as pas de chance, vois-tu. Je suis de ceux qui ne se justifient pas, n’en ayant ni le goût, ni les moyens. » Bien plus qu’un recueil de réflexions soigneusement rédigées pour la postérité, ces lettres constituent, à travers le maillage de cent petits faits, le journal d’une amitié régulièrement secouée par les ébranlements que l’histoire imprime à l’entre-deux-guerres. De billets en cartes postales et de lettres en pneumatiques se dessine ainsi la trajectoire discontinue d’une amitié qui, d’intermittences en réconciliations, finit par reconnaître à la Libération qu’elle est devenue définitivement impossible. Ces traces d’une affection qui tente, avec une belle sincérité, de transcender les clivages dictés par les événements sont parfois très ténues ; il faut toute la patience, toute l’érudition développées par Claude-Pierre Pérez et Odile Felgine pour leur redonner voix et leur restituer l’intensité même de la vie. 

EncyclopédieEncyclopédie de la littérature (Le Livre de Poche, Pochothèque, 2003, 1820 p., 30 €). De cette volumineuse encyclopédie, on ne rendra compte ici que de ce qui entre dans le domaine d’intérêt d’Histoires littéraires. On veut espérer que ce n’est pas le point fort du volume, car l’on y entrevoit une littérature française qu’on est droit de considérer avec la même perplexité qu’un Parisien peut découvrir certains aspects de sa ville quand il parcourt les notices d’un guide destiné aux touristes étrangers. C’est ainsi que le dramaturge René Charles Guilbert de Pixerécourt (1773-1844) a droit à une notice plus longue que celle consacrée à un Cioran. De surcroît, les présentations de certains grands classiques français sont généralement très datées, comme si elles avaient été rédigées d’après une autre encyclopédie, remontant, elle, à plus de trente ans. Heureusement, de temps à autre, une notice arrache le sourire par sa présence, comme celle sur… Françoise Chandernagor, que l’on ne soupçonnait pas, jusqu’ici, d’appartenir à l’histoire de la littérature mondiale. Et puis, une Encyclopédie de la littérature qui cite, comme critiques français du vingtième siècle, Angelo Rinaldi et non Pascal Pia, que voulez-vous, on a tendance à prendre ses auteurs pour de petits rigolos, ou pour de grands incompétents… 

Europe. Paul Gerbod, La Vie littéraire en Europe au XIXe siècle (Champion, 2003, 176 p., 12,20 €). Qui se moque de qui en essayant de vendre – cher – ce produit scandaleux ? Est-ce l’auteur, dont on connaît pourtant des travaux sérieux ? Est-ce l’éditeur (même remarque) ? Plein de bonne volonté malgré l’incohérence typographique des premières notes, nous avons persévéré jusque vers la trentième page, espérant naïvement que les choses s’arrangeraient. Eh ! bien, non ! Vétéran de luttes douloureuses avec certaines des pires productions de L’Harmattan et de Rodopi, rarement avons-nous vu un pareil désastre éditorial. C’est à qui l’emportera, des coquilles monstrueuses ou des mastics, des pataquès et autres rafales de ponctuation aléatoire. Nous pourrions nous croire revenus au temps où des étudiants analphabètes transcrivaient en toute hâte les propos de Sorbonnards pressés afin de les traduire en polycopiés que personne ne lirait parce qu’ils seraient illisibles. Impossible en cette ère bénie des traitements de texte intelligents et des correcteurs intégrés, dites-vous ? Jugez-en. Voici le texte intégral de la note 1 de la page 30 (prière aux érudits relecteurs d’Histoires littéraires de respecter le cortège funèbre de la typographie déshonorée) : « À propos de la génération d’écrivains avant 1800, l’abbé Delille, Millevoye et hors de France, Schiller, Goethe et le fabuliste russe Krylov, composition de l’Académie française dans les années 1830, voir Guyot de Fère, op cii en, 1834 parmi les quarante membres de l’Académie Française figurent des « anciens » comme Soumet, Arnaud, Briffault, de Barante à côté d’une génération nouvelle incarnée par Lamartine, Charles Nodier et Adolphe Thiers. » Encore n’est-ce pas le pire échantillon puisque, dans celui-ci, au moins, les « é » ont conservé leurs accents, disparus à peu près partout ailleurs. Ne parlons pas de l’index, où un « Lammenis » côtoie un « Melon » (sic), un « Bellogioso » un « De Girardin Delphin » (re-sic). Calmons-nous et risquons quelques hypothèses. L’auteur, à court d’argent pour son parcmètre, a-t-il dicté ce pensum en vingt-quatre heures à une contractuelle aux abois ? L’éditeur, ne voulant pas rater la ruée des étudiants tétanisés par les programmes des concours, a-t-il décidé de sauter toutes les étapes et d’envoyer telle quelle une disquette informe à son imprimeur ? À moins que tous les syndicats n’aient été en grève ce jour-là, des typos aux correcteurs, laissant des machines s’arranger entre elles ? Seul bénéfice à espérer de cette épreuve : peut-être va-t-elle pousser la clientèle à réclamer la mise en place d’un système d’AOC. On veut savoir ce que l’on boit avant même d’ouvrir la bouteille : pourquoi ne pourrait-on pas faire de même avant d’ouvrir un livre ? En attendant : au pilon, et vite ! 

FantaisistesLéon Vérane, Philippe Chabaneix et l’école fantaisiste (Édisud, 2003, 446 p., 23 €). Actes d’un colloque qui s’est tenu en mars 2001, sous l’égide de Daniel Aranjo et de l’Université de Toulon et du Var. Les fantaisistes Vérane et Chabaneix ont été les mieux servis, mais la part accordée à leurs collègues du Fantaisisme n’est pas négligeable (Toulet, Derème, Carco, Pellerin). Une des plus intéressantes communications est celle de Jacques Lovichi à propos de la biographie très imaginative que Vérane consacra à Germain Nouveau. Une seule dame, parmi les intervenants de ce colloque sur des écrivains qui tant parlèrent de l’amour et des femmes : Fanny Secondi, étudiante, 23 ans. L’ensemble est un peu terni par la communication de Salah Stetié, baratineuse à souhait, et dont le lecteur aura du mal à extraire la substantifique moelle, à supposer qu’elle en ait une. Ah ! Publier, publier ! « Que ferons-nous de la gloire / Dessous la lame de plomb ? » 

Ferré. Robert Belleret, Léo Ferré. Une vie d’artiste (Leméac, Montréal, 2003, 704 p., 29 €). Les amateurs de poésie sont gré à Léo Ferré de ses très remarquables dépôts de musique sur des œuvres de Verlaine, Apollinaire, Baudelaire et Rimbaud. Cette biographie du chanteur et compositeur disparu il y a dix ans brasse des témoignages et des documents qu’il était utile de recueillir avant que le temps expédie témoins et collectionneurs sous quelques arpents de terre glaise. À l’encontre de la plupart des biographies de chanteurs contemporains, aucune vulgarité n’entache le volume. L’auteur, Robert Belleret, est journaliste au Monde. On est tenté de lui suggérer de travailler maintenant à une biographie de Jacques Brel, histoire de pousser vers les oubliettes les médiocrités parues ces dernières années sur le compte de ce dernier, dont le destin n’est pas moins intéressant que celui de Ferré. 

FictionL’Année de la fiction, 1999-2000 : polar, S.-F., fantastique, espionnage. Bibliographie critique courante de l’autre littérature (Encrage, 2003, 570 p., 45 €). Résumé de l’avertissement, en substance : « Non, L’Année de la fiction n’est pas morte ! Une année 1998 qui paraît en 2001, cela commençait à faire désordre. Aujourd’hui, L’Année de la fiction, passe la vitesse supérieure. L’année 2000, couplée à la précédente, paraît en 2003. Le retard ne pourra plus que décroître, avec ce choix que nous avons fait de proposer des volumes traitant de deux années. » Après avoir rattrapé son retard, L’Année de la fiction ne devrait donc pas tarder à être en avance ! Bravo, quoi qu’il en soit, aux derniers héraults – sous la houlette du vaillant Alfu – de ce qu’on appelait, il y a quelques bons lustres, la « para-littérature » et qui n’a toujours hic et nunc qu’une place de strapontin dans les z’histoires z’officielles de la littérature. Faut-il maintenant, pour ces annuaires, continuer à résumer minutieusement les intrigues ? Ce qui évite au lecteur ou au critique paresseux d’aller lire l’original (il paraît que les critiques de cinéma ne voient plus aussi les films qu’à domicile, en cassette ou en DVD). Une mise en perspective plus serrée des romans (par rapport, par exemple, à la problématique abordée) et de leurs auteurs (vieux routards ou jeunes loups ?) serait plus utile. Sinon, on continue, par-delà la « politique éditoriale », comme toujours fluctuante, à pratiquer la « langue de bois », ou à vouloir continuer de s’enfermer dans le ghetto. Une base sur Internet est censée avoir été créée, pour les plus pinailleurs, mais on ne donne pas l’adresse du site. Essayez donc « encrage » sur Google… 

Flammarion. Camille Flammarion, Stella, édition critique par Danielle Chaperon (Champion, 2003, 288 p., 40 €). Auteur d’une biographie de Flammarion parue en 1998, Danielle Chaperon donne ici une utile réédition d’un roman oublié de celui qui fut le pape de l’astronomie populaire et l’un des plus influents popularisateurs de la science au XIXe siècle. Son scientisme spiritualiste a disparu avec son époque, et le lecteur d’aujourd’hui ne verra qu’une curiosité dans cette histoire qui mêle amour, mort, palingénésie et astronomie de manière assez étrange. Mais Danielle Chaperon a raison d’insister aussi dans son alerte introduction sur l’érotisme assez pervers qui anime le personnage de Stella. Arrière-plan assez scabreux pour que Flammarion ait caviardé certains passages (cités dans l’introduction d’après le manuscrit conservé à l’observatoire de Juvisy) et supprimé trois chapitres dans la réédition de 1911 de ce roman initialement paru en 1897. L’alliance de l’astronomie et de la fiction accouche d’un récit cependant bien sage par rapport aux sulfureuses productions fin-de-siècle. La rapide introduction de Danielle Chaperon n’évoque que sommairement les autres aspects de l’œuvre de Flammarion : c’est dommage, car il aurait été intéressant de faire le parallèle avec ses autres romans, Lumen en particulier, et d’insister sur son engagement spirite. C’est ici le texte de l’édition originale qui nous est proposé, enrichi de reproductions des illustrations, avec une brève bio-bibliographie. Les tarifs pratiqués par Champion ne permettront sans doute pas à ce livre de circuler beaucoup mais, comme le souligne Danielle Chaperon, les caisses des bouquinistes (pour lesquels elle semble avoir un faible) regorgent de Flammarion, encore qu’à des prix parfois fort élevés. 

Gauguin (I). Bernard Géniès, Gauguin, le rêveur de Tahiti (Fayard, 2003, 311 p., 19 €). Les biographies de Gauguin ne manquent pas, depuis celle de Charles Morice publiée en 1920, et les romans inspirés par la vie du peintre sont encore plus abondants, depuis celui de Somerset Maugham, The Moon and six pence (1919). Il est difficile, d’ailleurs, d’écrire une biographie scientifique de Gauguin, car celui-ci a construit son propre mythe à travers ses autoportraits, ses écrits, ses lettres. Parmi la vaste production éditoriale parue à l’occasion du centenaire de sa mort, quelle est la place du présent ouvrage ? C’est une biographie documentée ; la correspondance, les travaux des historiens de l’art ont été examinés avec soin. Mais certains travaux, comme ceux de Bengt Danielsson, aujourd’hui critiqués, sont cités sans distance. Si l’absence totale de références rend plus agréable la lecture, elle ne permet aucune étude approfondie, puisque les sources ne sont pas citées. Quelques erreurs, par exemple : Mallarmé « disparu à l’âge de quarante-six ans » (laissons au poète, né en 1842 et mort en 1898, une décennie de sursis). La question centrale de cette biographie est le second voyage du peintre à Tahiti puis aux Marquises, c’est-à-dire « l’énigme » d’une fuite en avant où le peintre s’enfonce dans les souffrances physiques et morales pendant qu’il peint ses plus lumineux chefs-d’œuvre. L’explication avancée par l’auteur est d’ordre psychologique : il insiste sur les conséquences de la mort du père de Gauguin, alors que son fils avait à peine un an. Clovis Gauguin a succombé à Port-Famine, en Patagonie, où le navire qui l’emmenait au Pérou avait fait escale. Le biographe accorde à cet événement une importance essentielle pour l’avenir du peintre : Gauguin doit « se venger de cette mort dont il n’a jamais pu faire son deuil. Car le corps de son père est ailleurs : enfoui dans une terre lointaine, elle aussi sauvage et primitive. » Ce drame va entraîner Gauguin à vivre en solitaire dans des terres lointaines. Comme le projet de cette biographie est né, d’après son auteur, à Amsterdam après la visite de la grande exposition Van Gogh et Gauguin de 2001, les analyses des relations entre les deux peintres sont analysées et situées dans le contexte intellectuel de l’époque : lectures de Carlyle, Zola, Loti, relations avec le mouvement symboliste, influence du japonisme. Les commentaires des tableaux tahitiens reprennent les résultats de la critique. D’une manière générale, cependant, l’auteur manque de distance à l’égard du mythe de Gauguin : il le figure en grand Romantique, dégoûté par l’argent, artiste désintéressé (car l’art appartient « à la sphère de l’esprit ») ; c’est ne pas tenir compte des ambitions économiques et sociales de Gauguin comme peintre et comme colon. Noa Noa est un texte littéraire plus qu’un témoignage. En revanche, l’auteur montre avec exactitude et lucidité les limites de l’influence de la civilisation polynésienne sur Gauguin, qui en découvrit les vestiges au musée du Trocadéro, en Nouvelle-Zélande et dans des ouvrages d’ethnologie. En somme, cette biographie s’ajoute à celles qui entretiennent le mythe fin-de-siècle du peintre « maudit », alors que les contradictions d’une œuvre, utilisée à la fois pour la propagande coloniale et pour la réhabilitation des arts et donc des peuples « primitifs », nous intéressent davantage aujourd’hui. L’œuvre de Gauguin a pu ouvrir la voie des grandes aventures artistiques du XXe siècle (Fauvisme, Expressionnisme, Abstraction, Surréalisme), elle a aussi créé un monde où se rencontrent les cultures occidentales, orientales et océaniennes : un monde qui continue à nous faire rêver. 

Gauguin (II)La Critique hostile à Gauguin, textes réunis par Jacques Bayle-Ottenheim et Nathalie Meyer (Jannink, 2003, 48 p., 9,80 €). Une belle idée (et apparemment de collection), celle de reconstituer le sottisier de ce que, en leur temps, nos ancêtres – enfin, certains d’entre eux – ont pu dire des peintres aujourd’hui entrés au Panthéon des Beaux-Arts. Seulement, ce qu’il aurait été intéressant de souligner rétrospectivement, c’est, comme disait jadis Deleuze, « d’où qu’ils causent ». Or on mélange ici, sans plus de précision, et ce ne sont pas les pâles notices biographiques de la sixième page, souvent incomplètes, qui en tiennent lieu, jugements fondés et simples effets de plume, critiques sérieux et purs échotiers. Se retrouvent ainsi dans le même panier, et pour une phrase le plus souvent sortie de son contexte, avec en plus, parfois, des citations de seconde main, les plus éclairés des critiques (Fénéon) et les plus réactionnaires (Mauclair). Les peintres (Manet, Renoir, Van Gogh), qui, on le sait, ne sont jamais tendres avec leurs confrères, se trouvent du coup aussi pris au piège. On est loin du minutieux travail publié en 1959 par Jacques Lethève sur les Impressionnistes et Symbolistes devant la presse. Aucune bibliographie n’est ici donnée, qui aurait pu donner au lecteur l’envie de lire ensuite un versant plus positif. 

Gautier. Théophile Gautier, Œuvres complètes. Romans, contes et nouvelles, tome 4, Le Roman de la momie, Spirite, édition établie par Alain Montandon et Corinne Saminadayar-Perrin (Champion, 2003, 495 p., 75 €). Éditer les Œuvres complètes de Gautier n’est pas une petite entreprise. La collection complète, dirigée par Alain Montandon, devrait comporter huit sections, chacune d’elles comprenant un nombre variable de « tomes » : douze pour la critique d’art, vingt pour la critique théâtrale ! À elle seule, la section Romans, contes et nouvelles doit se composer de sept tomes. Celui qui nous est présenté aujourd’hui est le cinquième de la première section et le troisième à paraître. Il fallait ces précisions pour comprendre que nous en sommes encore au début et que le programme de publication restera probablement quelque peu chaotique par la suite. L’absence de toute explication sur ce programme laisse d’ailleurs en suspens bien des questions : quid des deux volumes de Gautier déjà parus récemment (en 2000 et 2002) dans la même collection mais, semble-t-il, en dehors desŒuvres complètes ? Existe-t-il une politique générale d’édition ? L’éditeur de la série entend-il produire un exposé global explicitant les buts et les principes de l’entreprise ? Qu’est-ce qui différencie cette édition de la publication en Pléiade (parue en 2002) ou en collection de poche ? Dans quel ordre les volumes paraîtront-ils et selon quelle chronologie ? Le tout devant aboutir à au moins quarante-huit volumes (on ne dit pas si la section IV, consacrée aux voyages, en comportera un ou plusieurs), on imagine le coût final pour l’acheteur à (environ) soixante-quinze euros pièce. Disons-le : publiée en ordre dispersé, sans chronologie claire et pour un prix global sans doute prohibitif, cette série ne va pas manquer de causer quelques maux de tête à ses promoteurs et à ses réalisateurs. Cela dit, que vaut cette édition ? Qu’il s’agisse du Roman de la Momie ou de Spirite, d’autres versions modernes existent déjà. Celle-ci se distingue par des introductions développées et un modeste apparat critique : un « petit répertoire égyptologique » de deux pages pour le premier roman, une liste des variantes (très minimes) pour le second, des index pour les deux (noms propres, noms de personnages fictifs, noms de lieux pour le premier ; noms propres sans plus pour le second). L’annotation reste assez sommaire pour Spirite, un peu plus ample pour Le Roman de la Momie. L’essentiel de l’information se trouve donc dans les introductions, lesquelles font efficacement le tour de la question selon les principes habituels. On reprochera cependant à l’auteur du texte qui introduit Spirite (ce texte n’est pas signé, contrairement à l’autre) d’être souvent un peu vague et approximatif, en particulier à propos du contexte essentiel que représentaient le magnétisme et le spiritisme pour la réception de l’œuvre. En refermant l’ensemble, on se demande à qui s’adresse cette édition qui mêle les notes quelque peu triviales et les références érudites aux manuscrits. Il faut espérer que les prochains volumes permettront de dessiner une ligne éditoriale plus claire et plus homogène, de façon que ces Œuvres complètes justifient l’attente que le projet peut légitimement susciter.

 

Gibeau. Gérard Rondeau, Le Presbytère d’Yves Gibeau (Seuil, 2003, 290 p., 40 €). Album de photographies sur l’univers d’un écrivain. Cela a pu donner les pires effets. Ici, c’est un petit miracle, une incontestable réussite. Du romancier Yves Gibeau, disparu en 1994, on connaît surtout son subversif Allons z’enfants, paru en 1952 – l’antimilitarisme, chose nouvelle, y était vécu, de l’intérieur, par un enfant – et adapté à l’écran en 1970 par Yves Boisset (qui ne réussit pas à donner à son film la puissance séditieuse du livre). Bon nombre des photographies de Gérard Rondeau, qui sont souvent commentées par des témoignages d’amis, ont été prises dans le presbytère de Roucy, en Champagne, où Gibeau s’était retiré. On y découvre une maison, une famille, une œuvre, des amis et des livres, c’est-à-dire tout ce qui constitue, à l’exclusion probable du reste, le seul intérêt du passsage sur terre. Le fils de l’adjudant Chalumot avait constitué une collection de reliques de la Der des Ders. Car cet ancien enfant de troupe qui avait haï sa condition fut le plus assidu des arpenteurs du Chemin des dames. 

Giono. Jean Arrouye, D’un seul tenant : manières et matière gioniennes (Publications de l’Université de Provence, 2003, 284 p., 26 €). Trente ans d’articles et de notes consacrés à Jean Giono. L’auteur, qui, dit-il, les écrivit toujours « avec plaisir, pour [s]on plaisir », a refusé un classement ou une organisation logiques et les présente comme les « fragments d’un paradis », celui auquel Giono l’a fait accéder. Sans jouer les cuistres, on regrette parfois cette désinvolture revendiquée, et que l’auteur n’ait pas cherché à créer un vrai livre. Tel doublon, comme les deux articles sur la préface à l’Album Provence des Guides bleus était-il nécessaire ? Reste le plaisir communicatif de ce parcours à travers une œuvre extraordinairement riche et variée. 

GoncourtGoncourt, cent ans de littérature, sous la direction de Dominique-Antoine Grisoni (Agnès Viénot, 2003, 216 p., 30 €). Cela commence par John-Antoine Nau, qu’on ne lit plus, et cela finit par Pascal Quignard. Bilan des prix Goncourt lors du dernier quart de siècle : des oubliés parfaits (Michel Host, Pascale Roze, etc.), des plumitifs (Decoin, van Cauwelaert, Orsenna, Ruffin) et deux écrivains : Gary alias Ajar et Marguerite Duras (quelques réserves sur cette dernière, mais enfin c’est autre chose que Paule Constant). C’est peu. Trois suicides sur les cent couronnés (Bory, Gary et Navarre), soit 3 %. Deux pages sont consacrées à chaque auteur goncouronné, avec, chaque fois, un à deux portraits photographiques, un extrait du roman, une (hâtive) notice biographique et l’extrait d’une critique de l’époque. Mais sur les côtés souterrains du Prix, qui sont infiniment plus intéressants que la plupart des romans élus, nada, nothing, nihil, rien de rien (dommage : l’histoire du faux François Nourissier qui annonça en 2002 la victoire d’un faux candidat avant d’être éjecté manu militari, c’est tout de même quelque chose). L’ouvrage a paru « sous la direction » de Dominique-Antoine Grisoni, mais le nom de son ou de ses collaborateurs n’apparaît nulle part dans le volume. Qui sait ? L’un d’eux aura peut-être un jour le prix Goncourt. 

Guerre d’AlgérieLa Plume dans la plaie. Les écrivains journalistes et la guerre d’Algérie, édition préparée par Philippe Baudorre (Presses universitaires de Bordeaux, 2003, 302 p., 26 €). On commence à peine à prendre la mesure de ce qu’a représenté l’Algérie dans la culture, l’imaginaire et la littérature françaises depuis le XIXe siècle, et le constat vaut également pour les Colonies en général, malgré quelques timides avancées des études « post-coloniales » comme l’Angleterre en pratique depuis longtemps (il y existe même une Society for Francophone Postcolonial Studies). Le colloque organisé en 2001 par le Centre Mauriac de l’Université Bordeaux-3, dont ce volume publie les Actes, est donc doublement novateur : par son objet et par son cadre de référence. Sous un titre emprunté à Albert Londres, on peut y faire le tour d’un dossier d’une grande richesse : celui de l’impact de l’écrivain journaliste, « animal très bizarre » disait Mauriac, l’un de ses plus brillants échantillons, sur la vie intellectuelle et politique pendant la guerre d’Algérie. Période qui marque l’apogée de l’influence et du style d’intervention d’une corporation dont la généalogie remonte à la Monarchie de Juillet. Depuis 1962, aucun écrivain journaliste n’a cependant retrouvé l’écho public que purent avoir Camus, Sartre ou Mauriac lui-même. L’excellent volume rassemblé par Philippe Baudorre permet de se faire une solide idée de ce qu’il en a été, avec des communications substantielles consacrées à Esprit (Michel Winock), à France-Observateur (Philippe Tétart), aux journaux algériens moins connus (comme L’Effort algérien de Maurice Monnoyer : Marc Agostino, Anne Roche) et surtout aux grandes plumes et à leurs « supports » : Mauriac (articles de Jean Touzot et Malcolm Scott), Camus (Jeanyves Guérin, Guy Pervillé), Sartre (Roger Navarri), Nimier (Marc Dambre, Alain Cresciucci). Quelques autres articles poussent l’exploration un peu plus loin et étudient le journal de Mouloud Ferraoun, la saga bien connue d’Yves Courrière, un roman inédit de Pierre Courtade, certaines œuvres d’Assia Djebar (désormais incontournable), voire les échos de la guerre au théâtre ou dans la presse sud-africaine. On regrettera l’absence, signalée dans une note, des communications sur Jules Romains et L’Aurore, ou sur Jules Roy (traité par Jean Lacouture). À signaler : une bonne chronologie de l’« histoire intellectuelle » de la guerre d’Algérie et un index très complet. Le Centre Mauriac, s’il poursuit dans cette voie, a bien du pain sur la planche, et du meilleur.

HaikuAu fil de l’eau. Les premiers haïku français, édition établie par Éric Dussert (Mille et une nuits, 2004, 62 p., 2,50 €). Qui fait un compte rendu / De dix-sept syllabes / Fait un haïku. 

HellensLes Écritures poétiques de Franz Hellens. Colloque international, Clermont-Ferrand, 3-4 mai 2002 (Presses universitaires Blaise-Pascal, 2003, 282 p., 25 €). Découvreur, passeur, auteur, éditeur, le belge Hellens – pseudonyme de Frédéric Van Ermengem (1881-1972) est une pièce capitale du XXe francophone. Au même titre que Pierre Albert-Birot, il a flairé bien des nouveautés et eut de louables audaces en cherchant la note juste. Pourquoi seuls douze de ses livres sont-ils disponibles aujourd’hui parmi les quatre-vingts qu’il a publiés ? L’essai de Paul Méral, Ungaretti et Valery Larbaud, Franz Hellens ou la transfiguration du réel(1941), ne constituait-il pas une caution suffisante ? Le Surréalisme et ses zoïles-compresseurs ont décidément fait des ravages. Cependant, de colloque en colloque, l’Université a pris la mesure de cette œuvre. Organisé à Clermont-Ferrand en 2002 pour célébrer le trentième anniversaire de la mort de l’écrivain, le colloque consacré aux Écritures poétiques de Franz Hellens aura couvert assez de ses terres pour qu’on en conseille la lecture. Depuis l’animation de revues (NordLe Disque vertSignaux de France et de Belgique) jusqu’à la critique d’art, Hellens aura usé d’une palette large, dont on explore ici le ressort poétique et les sources d’inspiration, Jacques Rivière et son fameux article sur les romans d’aventure, le réalisme magique et ses rapports au fantastique… Une intervention d’Alain Montandon souligne l’intérêt du volume d’Essai de critique intuitive (1968) où est développée cette idée d’un « sens inné » de la critique (vieux débat !), l’homo criticus étant « homme de goût, un homme du je ne sais quoi qui flaire, qui sent, qui éprouve. Il est à la rencontre de “ce qui se sent mais se définit mal” ». Ce qui se définit aisément, en revanche, c’est le plaisir qu’offre la lecture de Bass-Bassina-BoulouEn Ville morte ou Le Voyage rétrospectif, dont Éric Lysoe, Heinz Klüppelholz et quelques autres rappellent l’existence. 

Hennique. Léon Hennique, L’Affaire du grand 7, Benjamin Rozes, Pœuf et autres nouvelles, édition de René-Pierre Colin (Du Lérot, 2003, 248 p., 32 €). Hormis L’Affaire du grand 7, sa contribution aux Soirées de Médan, les textes de Hennique ne sont pas d’accès facile : ainsi, deux des onze nouvelles ici recueillies n’étaient jamais sorties du Gil Blas qui les publia en 1892. Il s’agit pourtant, dans l’ensemble, de vraies réussites. Les Funérailles de Francine Cloarec, où passe le souvenir de Germinie Lacerteux, constitue une remarquable variation sur le thème funèbre cher aux Naturalistes et se termine par une poétique description du cimetière Montmartre sous la neige. Hennique est un virtuose du maniement naturaliste de l’humour, très apparent dans Un meuble de famille ou l’étonnant Benjamin Rozes, portrait d’un homme rongé par l’ennemi de l’intérieur. On pense au Huysmans pince-sans-rire, mais aussi à Alphonse Allais : la chute du tragiquePœuf ressemble beaucoup à celle de certains de ses contes. Cet humour se marie avec une complaisance parfois dérangeante pour la cruauté. Choisissant un classement thématique plutôt que la stricte chronologie, René-Pierre Colin a regroupé ces nouvelles en trois sections : « La Guerre de 70 et la Commune », les « Variations naturalistes » et « Une enfance à la Guadeloupe », où l’élément autobiographique est patent. Alternant de brèves esquisses et des nouvelles plus amples, ce recueil permet de saisir le visage d’un écrivain plus complexe qu’il ne paraît, et bien attachant. Il est remarquable de constater que, mort en 1935, il ne survécut pourtant pas à la disparition de son maître Zola, puisqu’il cessa d’écrire en 1903. Outre une préface dense, des notes réduites à l’essentiel et une iconographie bien utile, le volume reproduit le Léon Hennique publié par Huysmans en 1887 dans Les Hommes d’aujourd’hui. 

Hergé. Stéphane Steeman, Hergé autrement (Luc Pire, 2003, 262 p., 25 €). Gentillet. Raconté avec la maturité littéraire d’un élève de quatrième, mais fourmillant de précisions piquantes sur l’univers du seul concurrent international, en son temps, du général de Gaulle. Dans le cahier iconographique, l’auteur, homme de radio et de télévision célèbre en terre belge, apparaît successivement avec et sans moumoute, assumant – ou recherchant – le côté comique de divers personnages de Hergé. On feuillette le tout en souriant, comme on écoute distraitement une bonne blague qu’on se gardera de faire l’effort de garder en mémoire. 

Histoire. Laure Lévêque, Le Roman de l’Histoire 1780-1850 (L’Harmattan, 402 p., s.p.m.). Ce livre, œuvre de synthèse, se propose d’analyser « la mise en texte de l’Histoire et de l’idéologie », de dégager une « poétique de la fiction » dans un corpus d’œuvres couvrant la première moitié du XIXe siècle : Chateaubriand, Mme de Staël, Senancour, Constant, Las Cases, Mme de Duras, Custine, Stendhal, Balzac, Hugo, Sainte-Beuve. Souhaitant dégager « une grammaire, une sémantique du texte », l’auteur part « de l’analyse des structures narratives globales et interroge les résultats à la lumière des microstructures du texte ». Il s’agit, en somme, de « confronter l’analyse narratologique à une lecture plus historique ». Le corpus retenu met en scène des héros dépossédés par « un tragique de l’Histoire » ; héros aristocrates pour lesquels « la littérature devient le seul langage possible ». Laure Lévêque montre la contradiction qui existe entre le potentiel du roman, genre hybride qui « phagocyte tous les genres », qui est le seul à même de rendre compte de la montée de « la bâtardise sociale » issue de la Révolution, et le premier roman romantique qui se refuse « à enregistrer le réel social qui s’accomplit en même temps que lui ». Les aspirations à des valeurs universelles, les quêtes d’absolus dans un monde en transition, soutenues par des êtres en crise dans une écriture de la crise, contestation du monde historique, débouchent sur « une écriture révolutionnaire ». La première partie examine la question des Formes romanesques et écritures du social. Un chapitre traite de L’Émergence du sujet ou la culture du moi. Il y a convergence entre la place que la société post-révolutionnaire fait à l’individu par rapport au groupe et la place de celui-ci en littérature. Un autre chapitre, La Révolution dans les lettres ou la fête de la narration, énonce les bases culturelles que se cherche le nouvel ordre des choses mis en place par Bonaparte. Protéiforme, le roman tend à l’universalité, à la totalisation, et par là même affirme menacée ou impossible son appartenance à une forme donnée, cherchant à les englober toutes. Du malheur historique au malheur de classe comprend trois chapitres analysant la singularité du héros, les rapports entre le héros et le monde, les valeurs que celui-ci met en place. Dans sa conclusion, Machine à vapeur et train de l’histoire, le livre pose, à travers un ensemble de questions, celle, fondamentale, du « comment vivre » dans un univers où l’action est divorcée du rêve, où « vivre est exclusif de penser ». Ces questions, les héros aristocrates ainsi que les autres, ne cesseront de les poser en un siècle où les tyrans ont changé de face, où s’accomplit un présent de déshumanisation, un monde où l’échec de Napoléon a pour contrepartie le triomphe de Nucingen. Le livre de Laure Lévêque met en évidence le tragique d’une littérature et d’une pensée prises, par suite de circonstances historiques, dans des schémas binaires et dans la fermeture ou l’absence d’une troisième voie. Il faut en souligner l’élégance et l’efficacité de la formulation. Une somme pour qui s’intéresse aux enjeux littéraires et historiques de la première moitié du XIXe siècle. 

Houellebecq. Murielle-Lucie Clément, Houellebecq, sperme et sang (L’Harmattan, 2003, 243 p., 21 €). Curieux auteur et curieux livre. Murielle-Lucie Clément est du genre vagabond (avec une préférence pour la Sibérie, semble-t-il) et plutôt éclectique (elle écrit, elle compose et elle peint – pas bien fameusement si l’on s’en réfère au site où sont reproduites quelques-unes de ses toiles). Son essai reprend un mémoire de maîtrise présenté à l’Université d’Amsterdam et présente une étude « critico-spectrale » de l’œuvre en prose de Michel Houellebecq, c’est-à-dire plus ou moins thématique, à base de « close-reading ». L’ouvrage a le mérite de la simplicité dans l’expression, mais aussi celui de tenter, le premier, un tour complet, en dehors des parti-pris provoqués plus par la personnalité de Houellebecq que par son œuvre elle-même. Le résultat ne manque pas d’intérêt et se trouve parsemé de remarques intéressantes et justes, malgré une touche d’amateurisme parfois voyante. Mais, modestement et selon une bizarre statistique, Murielle-Lucie Clément signale qu’elle n’a touché que 20 % de ce qu’il faudrait discuter. Les lecteurs qui tiennent à prendre Michel Houellebecq pour un pornographe pourront se reporter directement à l’annexe qui fournit obligeamment, sur trente-cinq pages, une anthologie des meilleurs moments, du genre « je mouillai mes doigts pour caresser son clitoris », etc. L’auteur dédie ce travail à sa mère : il n’y a plus de famille, dirait Michel Houellebecq ! 

Hugo. Victor Hugo, William Shakespeare, présentation par Dominique Peyrache-Leborgne (GF Flammarion, 2003, 586 p., 11 €). Lacroix et Verboeckhoven espéraient bien rééditer le coup des Misérables en publiant cet essai en 1864. L’occasion paraissait belle grâce aux célébrations du tricentenaire du dramaturge anglais (la manie des célébrations ne date pas d’hier) et à l’achèvement de la traduction de Shakespeare par François-Victor. Cependant, le public n’a pas suivi, et la critique encore moins. L’essai occupe ainsi, depuis le XIXe siècle, une place curieuse dans la bibliographie hugolienne : souvent évoqué, périodiquement réédité mais rarement étudié, sinon par bribes (Promontorium somniiL’Art et la science). Dominique Peyrache-Leborgne prend courageusement la relève de Pierre Albouy qui s’y était déjà collé pour l’édition Massin des Œuvres complètes, et le résultat mérite d’être salué. La présentation de l’éditrice est en elle-même un excellent résumé de l’évolution de Hugo depuis ses positions de jeunesse jusqu’à l’engagement des vieux jours. On comprend mieux la logique qui fait que Hugo n’a jamais cessé d’être romantique : il a toujours procédé par inclusion et n’a jamais rien renié, de telle sorte que sa vision n’a cessé de s’enrichir en concevant une histoire humaine à toujours plus grande échelle. Shakespeare n’apparaît ainsi que comme un des génies médiateurs entre l’homme et son avenir, ce qui donne tout son sens à l’idée du Progrès. Les contemporains n’ont vu que magma et mégalomanie dans ce fourmillant capharnaüm d’idées et de références. Il faut bien avouer que la lecture en reste difficile et déconcertante, quoi qu’en dise Dominique Peyrache-Leborgne, et la tentation est grande de n’en retenir que des fragments thématiques – tentation accrue du fait de la présence, dans cette édition, des nombreuses pièces du reliquat (près de 250 pages – presque autant que l’essai lui-même) et du fait du style même de Hugo, éclaté et parfois échevelé. Écrire ainsi au moment où se concoctait le premier Parnasse contemporain ne pouvait pas ne pas paraître bizarrement décalé. Mais le vrai contexte de l’œuvre n’est peut-être pas là. Comme le remarque Dominique Peyrache-Leborgne, c’est aussi l’époque du Guerre et paix de Tolstoï, où s’élabore une nouvelle historiographie qui fait du peuple anonyme le vrai sujet de l’Histoire. En ne traitant de Shakespeare que comme d’un prétexte à une méditation beaucoup plus large, Hugo cherche à penser l’Histoire et à inventer un avenir de vraie liberté pour l’humanité entière. Richement annoté, le volume est complété par un bon dossier sur Shakespeare et le Romantisme européen, les théories de l’art de l’époque, la réception de l’ouvrage, avec chronologie et bibliographie. 

Huysmans (I). Joris-Karl Huysmans, Le Drageoir aux épices suivi de textes inédits, édition critique présentée par Patrice Locmant (Champion, 2003, 288 p., 55 €). Pourquoi Huysmans a-t-il été si mal servi par l’édition savante ? La réponse à une telle question serait certainement complexe. Contrairement à certains de ses contemporains, Huysmans n’a jamais été négligé : il a toujours connu des « amis » et des chercheurs, et le bulletin qui porte son nom a infatigablement mis au jour des documents, des lettres, des informations depuis de très longues années. Mais la seule édition de ses œuvres complètes fut lancée en 1928, et il faut bien constater que, hormis À Rebours, ses écrits n’ont pas souvent été édités avec l’attention désirable. On est d’autant plus heureux de lire cette édition critique de son premier livre. La longue introduction replace les textes dans la filiation du poème en prose de Bertrand et de Baudelaire, mais elle montre combien est complexe la position du jeune Huysmans face à cette « tradition », et Patrice Locmant souligne avec justesse que, dès ce moment, il s’interroge sur la viabilité de « l’école réaliste » dans le surtitre (manuscrit, non publié) de deux poèmes, préfigurant ainsi la crise d’À Rebours. Les textes sont annotés et accompagnés du relevé intégral des variantes des deux manuscrits conservés dans le fonds Lambert de l’Arsenal. En outre, sont joints des documents concernant la genèse du livre, sa publication et sa réception. Enfin, trois index (noms propres, œuvres et périodiques) facilitent la consultation. Souhaitons trouver bientôt pour les œuvres suivantes de Huysmans des éditions du même type. Deux réserves : les « textes inédits » annoncés en couverture l’étaient… à la mort de Huysmans. Un siècle après (ou peu s’en faut), la dénomination devient abusive. Mais surtout, les textes du présentateur sont parsemés de grossières fautes d’orthographe (qu’on ne saurait hélas appelercoquilles), à commencer par « au grès de sa curiosité » ! Il y en a plusieurs par page. Personne ne relit donc plus les épreuves aux éditions Champion ? La bibliographie date à tort de 1991 la réédition du Drageoir aux épices en 10/18 (la première depuis 1929 !) : cette édition due à Hubert Juin est d’abord parue en 1976. 

Huysmans (II). Joris-Karl Huysmans, Interviews. Textes réunis, présentés et annotés par Jean-Marie Seillan (Champion, 2002, 526 p., s.p.m.). On n’en a plus aujourd’hui que pour l’auteur d’À Rebours, ce qui se comprend mais demeure insuffisant si l’on veut prendre la mesure de ce qu’ont été le parcours personnel de Huysmans au-delà de 1884 et la réception de ses œuvres « postconversionnelles » (expression de Marc Smeets dans Huysmans l’inchangé). Jean-Marie Seillan montre sans peine, statistiques à l’appui, que la figure publique de Huysmans n’a fait que croître avec le temps, ce dont atteste la distribution chronologique des quelque cent quarante interviews (au moins) qu’il avait lui-même soigneusement collationnées. L’édition qu’il en donne, fondée sur le dossier conservé à l’Arsenal, présente de ce fait un grand intérêt, sur plusieurs plans. Tout d’abord, nous n’avions jusqu’ici, en volume savant, qu’un corpus très restreint d’interviews littéraires (Zola, Mallarmé, Jules Verne) et ce gros livre en enrichit considérablement l’inventaire. Ce dossier nous permet ensuite de voir ce genre nouveau, importé d’Amérique, tâtonner puis se développer en quelques années, jusqu’à prendre les formes plus ou moins canoniques qu’il a gardées jusqu’à notre époque. En ce sens, le travail de Jean-Marie Seillan est une importante contribution à l’histoire culturelle dans sa version médiologique, grâce à l’intérêt propre des documents mais grâce aussi à la très solide introduction de leur éditeur (soixante-dix pages). En s’efforçant de faire œuvre quelque peu théorique, Jean-Marie Seillan coupe parfois les cheveux en quatre et jargonne à l’occasion, mais on le lui pardonne car son dossier et la manière dont il l’annote sont du plus haut niveau. Enfin, il y a Huysmans lui-même, bien sûr, dont la multiplicité des interviews produit quelque chose comme un portrait cubiste, éclaté et répétitif, mais toujours autre, mystérieusement : l’œil vif, la barbe en pointe, les japonaiseries, les vierges gothiques, le cinquième étage de la rue de Sèvres, Zola, les histoires de satanisme, Lourdes, les monastères, etc. – tout cela revient de mille façons mais toujours vu autrement et ponctué des réjouissantes sorties de l’interviewé. Simultanément, l’annotation, très précise, construit un passionnant dialogue de Joris-Karl avec Huysmans : les énoncés pour la galerie, recueillis dans les étages, forment un contrepoint parfois grinçant, voire cacophonique, avec les propos privés rapportés à l’entresol figuré par les notes. Qu’il s’agisse de Zola, des camarades naturalistes, de l’Église, de l’Affaire Dreyfus ou de mille autres sujets prétextes à interview, Huysmans demeure difficile à cerner. D’être ainsi cuisinés, l’œuvre et son auteur en deviennent-ils moins mystérieux ? Non, et c’est bien cela le paradoxe de la médiatisation des écrivains : qu’ils parlent ou qu’ils se taisent, le mystère subsiste de ce qui s’élabore dans ce que Flaubert nommait le « laboratoire central ». Au bout du compte, comme les reporters et comme le public, nous continuons à nous interroger : par quoi est donc passé, mentalement, ce diable d’homme pour avoir pu explorer tant de mondes différents sans beaucoup s’éloigner du bureau de la rue des Saussaies ni du quartier natal, malgré l’aller-retour à Ligugé ? Et pourtant, la quantité d’information contextuelle sur Huysmans et sur tout le milieu littéraire de son temps est ici considérable. Au point d’ailleurs que l’on voudrait suggérer à J.-M. Seillan d’éditer ses fiches et d’en tirer le dictionnaire biographique fin-de-siècle qui nous manque. Un index des noms et un index des titres complètent l’ouvrage, mais on s’étonne, vu le sujet, qu’il n’y figure pas un index des journaux et périodiques représentés. 

Ibels. André Ibels, La Bourgeoise pervertie (La Musardine, 2003, 448 p., 9,60 €). André Albert Ibels, né à Paris en 1873, mort à Villemomble en 1932, frère du plus connu « H.G. » (Henri Gabriel) Ibels, avait aussi commencé une carrière de dessinateur (en atteste un portrait du « colonel » Ubu dans L’Omnibus de Corinthe du 15 janvier 1898). Il fut, en 1893, le fondateur de l’éphémère Revue anarchiste, disparue au moment du procès des Trente. Pour situer ce roman, dit « psycho-physiologique » et divisé en parties historiques de 1885 à 1924, il faut savoir qu’il parut dans la foulée de la Physiologie de l’amour moderne (1890- – prétendument attribuée à Claude Larcher, en réalité de Paul Bourget – et de la Physique de l’amour. Essai sur l’instinct sexuel de Gourmont (1903) – études suivies, plus que de La Garçonne de Victor Margueritte (1922), de la défense de la polygamie par Georges-Anquetil (La Maîtresse légitime. Essai sur le mariage polygamique de demain et L’Amant légitime ou la Bourgeoise libertine). Il faut voir en sus, comme l’a relevé le préfacier Jean-Jacques Pauvert, qu’il puise ses références aux meilleures sources, de Mirabeau et Sade à Wilde et Louÿs, voire à Épicure : une étonnante note sur la définition de l’âme chez les Grecs (page 20). Histoire d’une « nymphomane », alors ? Cet étonnant roman, exhumé aujourd’hui du cimetière de la littérature, fut tiré, à l’origine, à compte d’auteur.

Impressionnisme. Chantal Humbert, Virginie Chuimer, L’Impressionnisme. Les artistes et leur temps (Sélection du Reader’s Digest, 2003, 240 p., 45 €). Panorama de l’aventure impressionniste, de ses précurseurs d’Outre-Manche à la reconnaissance officielle, par deux collaboratrices de la Gazette de l’Hôtel Drouot. Près de deux cents œuvres sont reproduites et commentées. Toutes proviennent des artistes majeurs du mouvement (aucun tableau, par exemple, d’un Dubois-Pillet). L’Impressionnisme a pourtant eu, comme tous les mouvements artistiques (ou littéraires), ses grands et ses petits maîtres. Que les auteurs ne prennent pas cette remarque pour un reproche : dans les limites qui leur étaient données, elles avaient des choix difficiles à faire. 

Incipit. Andréa Del Lungo, L’Incipit romanesque (Seuil, 2003, 376 p., 25 €). Ce livre bifrons est à la fois une réflexion théorique sur le début de roman, ses enjeux et ses fonctions, et une étude critique des débuts de romans balzaciens. Commencement : autorité et arbitraire, infini des possibilités et limitation, restrictions des possibles, voilà ce qui est en jeu dans ce lieu inaugural du récit. L’intérêt de l’ouvrage réside dans les typologies qu’il élabore. L’incipit est défini, non comme la première phrase du texte – définition trop restrictive au goût de l’auteur – mais, plus largement, comme la première unité narrative du texte se terminant « à la première fracture importante du texte », « un lieu d’orientation mais aussi une référence constante dans la suite ». Andrea del Lungo montre que l’incipit constitue un piège pour le lecteur, un seuil qui joue avec les révélations et donc aussi la rétention d’informations, les dissimulations, un seuil qui souvent tente de « naturaliser » la narration dans un effet de gommage de l’arbitraire de la création. Ainsi, selon Andrea del Lungo, la richesse des incipit vient de ce qu’ils légitiment la prise de parole et font entrer le lecteur dans l’univers fictionnel, à travers un jeu de séduction purement subjectif. Une trop brève approche historique de l’incipit, au centre du livre, invite à mesurer l’évolution entre le topos d’incipit statique du roman réaliste et l’incipit in media verba du Nouveau Roman notamment, quand « le début coïncide alors avec l’apparition d’une voix entièrement repliée sur elle-même ». La bibliographie commentée qui complète le livre contribuera à en faire un ouvrage de référence. 

Jacob. Max Jacob, Correspondances et autres documents, édition préparée et annotée par Didier Gompel Netter (Éditions du petit véhicule, 2003, 3 tomes, 700 p., 85 €). Une réussite très moyenne. Le bâclage de la ponctuation dans l’appareil critique incite à l’inquiétude sur la fidélité au texte des lettres de Max Jacob. Mais la grande faiblesse de ces trois volumes de correspondance, c’est leur annotation. Si cette correspondance – au demeurant bien intéressante – doit être rééditée, que l’éditeur la purge de ces notes totalement inutiles qui indiquent que la Duse fut une « célèbre actrice italienne », que Jongkind était un « peintre hollandais », Daladier un « homme politique français », Laval le « premier ministre du maréchal Pétain », Fantômas un « Personnage de bandit insaisissable », Louis Guilloux un « romancier et dramaturge breton » (sic) ou encore – sacrebleu ! – que Thespis « était un poète tragique grec au fameux chariot ». Qu’il n’en laisse qu’une, car c’est une perle : « Joseph Péladan, dit Joséphin ou encore le Sâr ». 

Jaccottet. Jean-Claude Mathieu, Philippe Jaccottet, l’évidence du simple et l’éclat de l’obscur (José Corti, 2003, 548 p., 23 €). On attendait depuis longtemps – suffisamment en tout cas pour que notre impatience soit aiguisée – cet essai de Jean-Claude Mathieu sur l’un des poètes majeurs de notre temps. Il s’agit, sans discussion, d’une véritable somme qui vise à rendre compte du geste poétique de Jaccottet, entre simplicité et obscurité. Ces deux termes désignent ici les pôles qui entrent en tension dans le poème de Jaccottet, générant de la sorte une dynamique verbale, un rythme spécifique ; ils attestent une corrélation, qui relie, comme deux plans ou deux faces articulés en un même espace-temps, la part d’élémentaire, de sollicitation sensible survenue dans l’expérience du monde physique et le versant de l’ombre, un lieu en retrait, inconnu et pressenti, un pli lointain et presque absent vers quoi la poésie s’aventure au risque de se heurter au mur du silence ou de l’inerte. Exploration donc, méticuleuse, attentive et documentée, des domaines visibles et invisibles de la création poétique chez Jaccottet. Car Jean-Claude Mathieu, qui nous a naguère servi de guide sur les sentes escarpées de Char et dans les failles aspirantes de Michaux, ne renonce pas à restituer la cohérence et l’historicité d’une démarche poétique dont l’allure, les motifs, le mouvement d’ensemble, fait de brisures et d’harmonies reconquises, ne nous apparaissent pas toujours avec netteté. Les trois chapitres qui forment cet essai – on serait tenté de parler ici plutôt de parcours, car loin d’opérer d’arbitraires divisions, ce découpage favorise au contraire les croisements et les chevauchements – s’inscrivent dans la suite d’une assez longue ouverture, qui retrace le cheminement de la poétique de Jaccottet, des premiers poèmes écrits ou publiés aux derniers textes connus à ce jour. Itinéraire d’une parole dont les chants se modulent, se creusent, entrent en conflit progressivement avec les formes héritées de la tradition, inventant dans des modes d’écriture fragmentaire leur voix, leur espace, le rythme de leurs déchirures. Car, dans et à travers cette parole, c’est un sujet qui s’écrit, non pas selon une posture de type autobiographique, ni même d’ordre strictement lyrique, mais comme un « ouvert » donné au poème, une espèce de matériau renversé, sans relief ni apparente consistance, dont la poésie cependant fait rejaillir, comme en creux ou à contre-lumière, le profil. L’essai de Jean-Claude Mathieu s’attache à épouser ce profil, à en saisir l’éclat tel qu’il se manifeste dans l’instant de l’écriture. De là, les résonances fines, l’entretien discret d’une voix avec une autre, qui font de ce livre autre chose qu’une tentative d’élucidation d’une œuvre poétique. Car, par son écoute, qui capte et réverbère les inflexions d’une voix, Jean-Claude Mathieu nous place un peu au cœur du poème : il en éclaire la lumière. 

Journalisme. Jacques Chapus, Cinquante ans de journalisme (Anne Carrière, 2003, 250 p., 18,50 €). Curieusement, ces mémoires d’un « grand » reporter sont à peu près totalement dépourvus de révélations sur les événements historiques dont il a été témoin et sur les hommes d’État qu’il a rencontrés. Rien qu’on ne sache déjà sur l’assassinat de Kennedy, sur l’attentat du Petit-Clamart, sur l’affaire Dominici ou sur le bagnard-romancier Papillon. Même les anecdotes sur De Gaulle faiseur de bons mots sont archi-connues. Pour les collègues de l’auteur, un bon exemple de ce qu’il ne faut pas écrire comme mémoires. L’iconographie est à l’image du livre, sans intérêt (Jacques Chapus parlant à Pompidou, Jacques Chapus et Valéry Giscard d’Estaing à la radio, Jacques Chapus serrant la main de Chaban-Delmas, Jacques Chapus tendant le micro à Maurice Chevalier, etc). Au bouquiniste, direct.

LamartineCorrespondance d’Alphonse de Lamartine 1830-1867, tome 7, 1856-1867 (Champion, 2003, 1010 p., 140 €). De tout, parmi les correspondants de Lamartine à l’époque considérée : de Charles Diguet, l’auteur des Rimes de printemps, au graveur Paul Chenay, du « cruel petit lyrique » Philoxène Boyer au grand Lacordaire, de Frédéric Mistral à cet Ulysse de Marsillac qui prétendait que la littérature est une « forme salutaire de rage froide », d’Émile Ollivier à cet Arsène Thévenot que le douteux Évariste Carrance admit parmi les auteurs de ses Parfums de l’âme. À propos de ce dernier, une lettre de lui à Lamartine a échappé à l’éditeur de cette Correspondance. Dans un opuscule intitulé Fragments de la Lettre de M.A. de Lamartine adressée à l’auteur, Carrance – qui fut le premier éditeur de Maldoror – cite ces lignes d’une missive dont l’autographe ne fera probablement plus jamais surface : « Paris, 28 mai 1861. / J’accepte, Monsieur, la dédicace que vous m’offrez ; selon moi, l’hommage du poète porte bonheur au poète ; [une ligne de points] excusez-moi d’avoir tardé à vous répondre ; je voulais le faire de ma main… et le travail a le monopole du plaisir. / A. de Lamartine ». Peut-être l’éditeur inclura-t-il ce billet dans le prochain tome de cetteCorrespondance. Car il y aura encore un tome (bien que celui qui vient de paraître contienne les dernières lettres connues de Lamartine, écrites avant l’accident vasculaire cérébral qui priva l’écrivain, durant ses derniers mois, de contacts avec le monde des vivants) : ce volume à paraître reproduira les lettres envoyées entre 1807 et 1829. Et la boucle sera bouclée. Glissons encore dans ce compte rendu, pour que l’éditeur de cette Correspondance d’Alphonse de Lamartine puisse les insérer dans ce dernier tome, des lettres inédites oubliées, dont l’autographe est conservé dans le fonds 82 J 1511 des Archives départementales de la Nièvre. Elles sont adressées par le poète à son confrère nivernais Achille Millien, comme celle-ci, non datée (sans doute au début de 1860) : « Monsieur / J’ai toujours pour les poètes le cœur d’un homme qui fut poète dans son printemps. / La poésie pour moi c’est de l’âme. Vous en avez puisque vous aimez, que vous soufrez [sic] et que vous chantez. Je n’ai pas encore reçu le volume, il m’arrivera comme une manne dans mon désert. / Recevez d’avance mon remerciement si les tristes affaires de dépossession qui me menacent et me submergent me laissent un jour de repos ou plutôt d’oubli je lirai le volume et je vous dirai non mon jugement mais mon impression. Mes jugements sans prétention n’ont jamais été que des impressions. N’est-ce pas à l’écho qu’on connaît la voix ? C’est dans nos poitrines qu’est l’écho du talent / recevez monsieur l’expression de mes vœux en retour des vôtres / Lamartine / P.S. Pouriez-vous répandre à propos et utilement dans votre contrée les prospectus que je joins à cette lettre ? C’est la rançon de ma vie publique que je dois payer honnêtement et cruellement avant de mourir. » Citons cet autre billet du même au même : « St Point près Mâcon / 17 Sept. 1860 / Monsieur / Je ne puis que vous dire tout haut ou tout bas Bravo. / En vérité j’ai cru en lisant ces vers d’âme entendre un écho de ceux que je crayonnais à votre âge en ne regardant que la nature et en n’écoutant que mon cœur. / Lamartine ». Il y a encore une lettre datée du 17 juin 1862, et une autre non datée, qui commence ainsi : « J’ai tenté un emprunt littéraire ; il n’a pas été rempli ; je reviens avec confiance à mon travail qui ne m’a jamais trompé. […] » Laissons l’éditeur de la Correspondance nous donner la suite dans son prochain et ultime volume. 

Lévi-Strauss. Denis Bertholet, Claude Lévi-Strauss (Plon, 460 p., 466 p., 25 €). Devant l’encensement général rencontré par cette imposante monographie, on n’ose plus faire une critique. La « Bibliographie indicative » prévient : « On ne trouvera pas ci-dessous la liste des écrits de Lévi-Strauss, qui ont fait l’objet de nombreuses bibliographies » (merci pour la piétaille). Le biographe, docte enseignant à l’Université de Genève, n’a manifestement pas mesuré comment on dresse le monument aux morts d’une personne encore vivante. Car cette biographie se révèle, très rapidement, être une pure hagiographie. Son auteur se réfère essentiellement aux interviews et aux propos rétrospectifs tenus par le sujet lui-même, auxquels il n’accorde pas le moindre recul critique. Il n’est pas question de contester la place de Claude Lévi-Strauss dans la pensée contemporaine, mais sa figure aurait été mieux cernée si n’avaient pas été systématiquement gommées, ou survolées en quelques lignes, les polémiques qu’il a pu susciter. Que ce soit dans le domaine de l’ethnologie (qu’il a plus que contribué à faire reconnaître comme discipline universitaire), dans celui de l’engagement politique (avant d’entrer à l’Académie, et d’un peu dériver, n’eut-il pas, au début des années 30, une part active à l’extrême-gauche ?), ou dans le domaine affectif (Dina, sa première femme, est-elle une personne ayant aussi peu de consistance ?), Denis Bertholet se garde bien de soulever les sujets épineux (spinoza quaestio, disait Hegel). Pour ce qui est de retrouver, comme le prétend la quatrième de couverture, « l’aventure intellectuelle du XXe siècle français », on est plutôt repassé. 

MaeterlinckPrésence/absence de Maurice Maeterlinck, colloque de Cerisy 2-9 septembre 2000, actes publiés sous la direction de Marc Quaghebeur (Labor, 2003, 495 p., s.p.m.). Ce sont les actes d’un colloque de Cerisy-la-Salle, épais volume qui confirme avec bonheur que Maeterlinck, si longtemps ignoré ou méprisé, trouve aujourd’hui des lecteurs dignes de son œuvre. À vrai dire, la réhabilitation n’est pas encore totalement achevée, et c’est essentiellement le « premier » Maeterlinck – antérieur à 1900 – qui retient aujourd’hui l’attention, le théâtre surtout, mais aussi les Carnets dont Fabrice van de Kerckhove a commencé la monumentale édition dans la même collection. Ici encore, c’est aux années 1880-1900 que sont consacrés la plupart des travaux. La première section de volume témoigne de la diversité de l’œuvre : communications consacrées aux premières proses (Onirologie retient énormément l’attention, au point que la première intervention s’intitule « Du Massacre à l’Anneau : encore Onirologie » !), aux Serres chaudes face à Mallarmé et Rimbaud et, inévitablement, au « premier » théâtre étudié sous divers angles – y compris l’Annabella adaptée de John Ford. Quatre communications s’attachent à divers aspects du « deuxième » ou du dernier Maeterlinck, y compris à des essais comme Les Sentiers dans la montagne ou La Vie des abeilles. La seconde partie est plus comparatiste : onze communications posent la figure de l’auteur principalement face à divers mouvements (modernismes brésilien ou catalan, Junges Wien ou le nouveau théâtre russe). Un intermède sépare les deux parties : la traduction française du pittoresque récit de Cyriel Buysse, ami néerlandophone de Maeterlinck, « En voyage en auto avec les Maeterlinck ». Ce beau et riche volume constitue une des dates importantes dans la réception de l’auteur d’Alladine et Palomides. Un très utile index des titres cités de Maeterlinck figure in fine. 

Mallarmé. Roseline Hurion, Mallarmé. Une hantise, préface de Michel Deguy (L’Harmattan, 2003, 160 p., 13,75 €). « Le tombeau de Mallarmé a ses vestales. Roseline Hurion est l’une d’elles », annonce Michel Deguy, huissier de ce court mais dense essai en marge des marges. Si, à tout livre, on suppose une audience propre, chiffrée d’un milliard de lecteurs à un seul, on conviendra qu’une telle graduation admet en pratique tous les intermédiaires numéraux – sans jugement de qualité quant au contenu. Mallarmé, qui, vivant, tirait à trois cents, ne visait pas plus haut, lui qui, dans un texte écrit à vingt ans, Hérésies artistiques : L’art pour tous, fronce les sourcils (le style mallarméen n’est pas de tonner) contre les cheap books. Vestale n’attend d’être lue, à la rigueur le tolère. Rigueur qu’on n’enfreindra hors d’un petit cercle. Paix, donc, vous autres, à cette étude, balisée, d’une stricte écriture, en dix-neuf chapitres eux-mêmes scindés en maints intertitres, « le plus proche », « l’emblème », « le pli », finalement « la déhiscence » – Mallarmé, une hantise. L’infraction n’est pas prévisible, c’est là son moléculaire défi. « La pensée déchiffre les signes dans le tremblement sans les lire ni les saisir, le luminaire s’éteint, c’est le grand Minuit. » À pas feutrés, respectueux le feuilleteur s’éclipse. 

Malraux. Michel Lantelme, Malraux. Portrait avec mains (Presses universitaires du Septentrion, 2003, 206 p., 17 €). Cette étude concise et riche en formulations heureuses aborde Malraux, l’homme et l’œuvre – corps et corpus –, sous un angle séduisant et original, celui de la main (après Claude Leroy et sa Main de Cendrars, paru dans la même collection en 1996), plutôt que l’œil ou la voix (qui se trouvent d’ailleurs par ce biais réévalués). Cette chiropoétique qui étudie les caractères du macrocosme malrucien par le biais d’un microcosme permet d’articuler méthodiquement le biographique (la lecture de La Reine de Saba attrape le fil ténu, dans l’œuvre de l’écrivain, qui mène à la mère dans l’image des sillons de la paume), la thématique (nouveaux portraits des personnages avec mains, mise en évidence d’un champ lexical), l’esthétique (les griffonnages « dyaboliques », le peintre-chirurgien, le scopique et le haptique) et l’idéologique (la fraternité, le don, l’échange, la Main évangélique et la gestuelle de la statuaire bouddhique). Suivant les lignes de la main, Michel Lantelme livre une lecture qui a le mérite d’insister sur des aspects moins familiers du romancier (« les mains comme opérateurs d’étrangeté » : l’étonnement phénoménologique, le fantastique corporel (dans la lignée du « Nez » de Gogol), toutes les obscurités (chiromancie, nécromancie) et les tremblements de la « c(h)orégraphie » malrucienne. L’ensemble, informé et précis, fait montre d’une cohérence efficace, mais la trop grande maîtrise de cette approche est peut-être aussi son défaut. On y sent un peu trop le tour de main verbal et conceptuel, et le maniement expert du motif conduit à faire de l’œuvre et de la vie un grand ballet où tout se donne la main (rien n’y fait, la manipulation est effectivement irrésistible). On regrettera, par exemple, des facilités comme le jeu de mots sur « toucher », qui permet le passage plus rhétorique que logique de l’émotif au tactile – « si bien que les œuvres du passé ont la faculté d’être présentes et de nous toucher », ou bien l’inscription du style de Malraux sous le signe de la main par le biais de la métaphore malrucienne du « dépouillement chirurgical ». D’aucuns pourraient penser que ce ne sont que broutilles, mais c’est dans cette exploitation maximale du champ sémantique que réside la faiblesse du livre. 

Maupassant. Nadine Satiat, Maupassant (Flammarion, 2003, 710 p., 29 €). L’événement de l’année 2003, pour les Maupassantistes, aurait pu être cette volumineuse biographie. Depuis le livre d’Armand Lanoux en 1967, rien de vraiment nouveau n’avait été publié, la biographie de Troyat se contentant d’être une compilation d’ouvrages. Nadine Satiat n’étant pas une spécialiste de Maupassant – on ne la connaît pas dans le milieu des passionnés de l’écrivain normand –, c’est un peu avec surprise que l’on découvre son nom dans l’entreprise difficile d’écrire la vie d’un homme qui fuyait les journalistes et faisait tout pour cacher sa vie privée. Elle n’est cependant pas une inconnue dans le monde universitaire, mais c’est plutôt comme spécialiste de Balzac qu’elle s’est fait connaître, avec une biographie parue en 1999. Nadine Satiat, qui est elle-même universitaire, a fourni un travail important ; rompue aux méthodes biographiques, elle a utilisé des sources nouvelles en les citant consciencieusement dans ses notes. Il y a donc nécessairement quelques progrès dans la connaissance de Maupassant. Malheureusement, cette biographie est un échec. Pourquoi ? D’abord, l’auteur ne s’est pas suffisamment documenté pour accomplir son travail. Ainsi, elle ignore totalement la nouvelle correspondance de Maupassant à la comtesse Potocka – pourtant accessible à la bibliothèque de Rouen – et se prive là d’une grande richesse documentaire. Elle ignore la démonstration de Marlo Johnston selon laquelle le voyage de Maupassant en Algérie de 1887 n’a jamais existé (Bulletin Flaubert-Maupassant n° 9, 2001) : les confusions habituelles de la correspondance dues à cette erreur persistent donc dans son livre. Elle cite à profusion, et plus qu’on ne l’avait encore fait, les articles de Madame X… publiés dans La Grande Revue de 1912-1913 et attribués à Hermine Lecomte du Noüy, alors qu’il est aujourd’hui établi qu’il s’agit d’un canular. Mais le plus grave reste le peu de sérieux avec lequel la biographe traite son sujet sans faire les vérifications indispensables. Il serait fastidieux de révéler les erreurs qui pullulent ; contentons-nous d’en mentionner une, prise parmi d’autres : à la page 98, on trouve Maupassant rue Boccador au début du mois de mai, recevant « la mystérieuse dame en gris ». Que Nadine Satiat utilise les souvenirs de François Tassart parus en 1911, c’est naturel ; mais qu’elle fasse confiance à sa chronologie est inadmissible. On sait depuis longtemps que l’ancien domestique de Maupassant a constamment mélangé les dates. De plus, toute la correspondance vérifiable par les lettres manuscrites conservées dans des archives publiques atteste que Maupassant ne résidera rue Boccador que début juillet, soit deux mois après la date donnée par Nadine Satiat et prise en toute confiance dans les souvenirs de Tassart. À la page 183, l’auteur renouvelle l’art de la coquille. Maupassant, dans une lettre qui n’est d’ailleurs pas du meilleur goût, fait allusion à un personnage que lui et une bande de joyeux lurons peu soucieux de morale et de bonnes manières avaient pris comme tête de turc : l’individu est appelé « Moule à b… » (les points de suspension sont de l’éditeur Suffel). Il a fallu à Nadine Satiat de longues recherches et la consultation du manuscrit pour apprendre que ce « b… » désignait une appellation connue du membre viril. Mais voilà que la biographe, saisie par quelque inspiration brillante, trouve une autre transcription : Moule à brun ! Nadine Satiat aura oublié que Maupassant emploie toujours le mot juste… Un mot sur l’iconographie, réduite comme une peau de chagrin : elle reproduit de pauvres documents maintes fois publiés et un portrait grand format, mais faux, de Maupassant à sept ans. Enfin, à tout cela s’ajoute un ennui permanent à la lecture d’un texte mal écrit, qui a tout d’un pensum. 

Milton. Armand Himy, Milton (Fayard, 2003, 662 p., 35 €). La figure de Milton a notablement travaillé le XIXe siècle, de Chateaubriand, qui le traduisit, à Hugo, qui le mit en scène dans Cromwell, de Spontini, qui lui consacra un curieux petit opéra français (Milton, précisément) à Villiers de l’Isle-Adam, qui rêva sur Les Filles de Milton. Aussi, de nombreux lecteurs d’Histoires littéraires trouveront profit à chercher les sources d’une figure devenue légendaire dans cette solide biographie (mais Armand Himy n’étudie pas cette fortune posthume de l’auteur du Paradis perdu). 

Moreau. Peter Cooke, Gustave Moreau et les arts jumeaux : peinture et littérature au dix-neuvième siècle (Peter Lang, 2003, 256 p., 51 €). Cet ouvrage associe l’histoire littéraire et l’histoire de l’art. C’est plus rare que ne le laisseraient croire bien des proclamations d’intention sur les vertus, réelles ou supposées, de l’interdisciplinarité. Celle-ci suscite généralement l’insatisfaction pour cause de bricolage ou d’approximations méthodologiques. Rien de tel dans cet ouvrage, qui serait à sa place aussi bien dans la section « littérature » que dans la section « histoire de l’art » d’une bibliothèque universitaire bien cataloguée. Cela s’explique sans doute par la prudence méthodologique de Peter Cooke, qui se réclame d’une approche « avant tout historique et empirique, tant il est vrai qu’aucun système, aucune théorie – sémiologique, sociologique ou autre – ne saurait en elle-même rendre compte du cas Gustave Moreau dans toute sa complexité ». Traduisons : Moreau n’est pas couché sur un lit de Procuste. L’érudition, jamais envahissante ou gratuite, suggestive au contraire, séduisante même, met ici à mal les idées reçues et confirme l’adage fameux de Warburg : « le bon Dieu est dans les détails ». On recommandera donc la lecture de ce livre à quiconque s’intéresse aux rapports entre peinture et littérature, ainsi qu’à l’œuvre écrite et peinte de Moreau. Il va sans dire que l’amateur devrait s’y reporter, ou le spécialiste de la culture de l’ultime XIXe siècle, « décadent », comme on aimait à le dire alors par une paradoxale vantardise. Le deuxième chapitre, sur le langage pictural de Moreau, et le quatrième, sur ses écrits, sont particulièrement neufs ; le troisième, qui analyse la fascination que l’œuvre de Moreau a exercée sur les écrivains, parcourt un terrain plus connu, dont il donne néanmoins une vue d’ensemble sans équivalent ailleurs. Enfin, en ouverture, on lira une étude de réception critique remarquablement informée. Le livre comporte un copieux et très commode index ; les éditeurs ne nous donnent, hélas ! pas souvent cette satisfaction. 

Mots. Jérôme Duhamel, La Passion des livres (Albin Michel, 2003, 650 p., 24 €). Une nouvelle fois, Jérôme Duhamel se distingue en produisant une anthologie de quatre mille (!) citations, dont l’idée originale, datant de 1946, revient à Mauriac et Duhamel (Georges). Ces deux-là souhaitaient donner un ensemble significatif de citations relatives à la littérature et au livre, depuis leur production jusqu’à leur consommation. Organisées ici en fonction de trente-cinq thématiques telles que « La Lecture », « Qu’est-ce qu’un écrivain ? », « La Critique », « La Poésie », « Les Mots », etc., elles apparaissent surtout comme un vivier pour plumitif en mal d’inspiration. D’usage pratique, il permettra à n’importe qui de se sortir de n’importe quelle situation. Démonstration : comme l’écrivait Daumal en son temps, « La critique devra détruire sans pitié toute oeuvre inutile : ce qui n’est pas nécessaire est mauvais. » Cependant, il est également vrai que « la critique est aisée, et l’art est difficile » (Destouches), d’autant que, parmi les critiques littéraires, « le plus sale roquet peut faire une blessure mortelle. Il suffit qu’il ait la rage » (Valéry). Mais, on le sait bien, « la solitude est l’outil principal de l’écrivain » (Pauwels). Aussi, ne soyons pas si négatif, car « chacune de nos lectures laisse une graine qui germe » (Renard), n’est-ce pas ? À moins que Pierre Baillargeon n’ait eu raison de dire que « la meilleure critique d’un livre, c’est un meilleur livre ». De toute façon, Cicéron avait déjà précisé qu’« à celui qui possède une bibliothèque, il ne manque rien ». Cela dit, il faut relativiser, ce que fait Pierre-Adrien Decourcelle en donnant sa propre définition : « Bibliothèques : trop de volumes et pas assez de livres. » Remarquons encore – sans béquille patrimoniale – que l’anthologie de Jérôme Duhamel pose un problème pour le chercheur soigneux : ses citations n’ont comme référence que le nom de l’auteur. Le titre de l’œuvre est rejeté en fin de volume. Pour la pagination, cherchez vous-même. 

NervalMédaillons nervaliens. Onze études à la mémoire du Père Jean Guillaume, textes réunis par Hisashi Mizuno (Nizet, 2003, 180 p., 25 €). Le titre de ce volume d’hommages à un grand Nervalien est légèrement abusif, puisqu’on y parle aussi bien de la poésie wallonne du Père Guillaume que des Funérailles du Naturalisme de Bloy, qui n’ont guère de rapports avec Nerval. Mais l’essentiel, sept des « médaillons », lui est bien consacré : une étude sur La Main enchantée (Jacques Bony), une sur la poésie (Jean-Luc Steinmetz), deux sur le peu étudié Léo Burckart (Max Milner et Jean-Pierre Mitchovitch, qui révèle une importante source de la pièce), trois sur Aurélia(Gabrielle Chamarat-Malandain, Henri Bonnet et Hisachi Mizuno). En ouverture du volume, Michel Brix rappelle la situation « anarchique » des études nervaliennes en 1963, lorsque Jean Guillaume publia son premier article sur Gérard. 

Nothomb. Michel Zumkir, Amélie Nothomb de A à Z. Portrait d’un monstre littéraire (Le Grand Miroir, 2003, 185 p., 14 €). Cet ouvrage constitue le « défi du premier livre » sur cet écrivain ; il n’est pas et ne se prétend pas un livre critique : plutôt un recensement utile d’anecdotes, un recueil de témoignages, un écho d’articles, de formules ou d’extraits d’entretiens de ou sur Amélie Nothomb. Le choix de la forme du dictionnaire s’avère une idée intéressante lorsqu’on connaît la prédilection de l’auteur du Robert des noms propres pour ce genre (para)littéraire. Derrière cependant l’originalité de la forme, le défi reste classique : il s’agit de savoir « comment [Nothomb] fait : et les romans, et sa vie d’écrivaine » (en bref, « sa vie, son œuvre »). Fort heureusement, en ce qui concerne sa vie personnelle, Amélie Nothomb a appris à se protéger, et l’on ne peut que regretter que Michel Zumkir ait souvent pris au pied de la lettre certaines affirmations autobiographiques qui relèvent davantage d’une construction de la figure de l’écrivain que d’une relation « véridique » de soi. Derrière l’humour de certaines rubriques et une désinvolture affichée de l’auteur, Amélie Nothomb de A à Z entérine le cliché de l’icône Nothomb, au lieu de renouveler les approches : ce portrait d’un « monstre littéraire » répond à son programme, et uniquement à celui-ci. La fin, drôle ou vulgaire selon le point de vue du lecteur, incite ainsi celui-ci à une opération de découpage permettant d’habiller la « poupée » Nothomb (Michel Zumkir aurait-il eu la même « idée » avec un écrivain masculin ?). Premier livre sur le monstre médiatique, oui. Mais il faudra un second livre pour avoir accès au portrait de l’écrivain… 

ParisotCorrespondance Henri Parisot avec Gisèle et Mario Prassinos, édition établie par Catherine Prassinos et Thierry Rye (Joëlle Losfeld, 2003, 198 p., 19,50 €). L’intérêt de ce volume des 104 lettres de Parisot (aucune des frère et sœur Prassinos n’est donnée) est de retracer les débuts de l’éditeur, traducteur, directeur de revue et de collection Henri Parisot, alors âgé de 25 ans mais déjà ancré dans une conception bien arrêtée de la littérature et des arts, inspirée par le Surréalisme en déclin de 1933. Le corpus (1933-1938) est incomplet, parce qu’il ne présente qu’une seule voix et qu’il n’a ni début ni fin, à moins d’admettre qu’ils sont aussi abrupts l’un que l’autre. Le personnage qui occupe la majeure partie de l’espace épistolaire est Gisèle Prassinos, sorte de Minou Drouet des Surréalistes : Parisot présente ses textes au groupe émerveillé par ce don précoce de « trouver sans chercher » et en soutient la publication (essentiellement par Guy Lévis Mano). On n’hésite pas alors à parler de nouveau Rimbaud, et cette merveilleuse spontanéité est si précieuse qu’on ferait bien de s’assurer, et d’un, qu’elle est bien réelle, et de deux, que son heureuse détentrice n’en a aucune conscience (au risque de la gâcher). Voilà une étrange conception de la production artistique et de ses mystères, mais si on a la curiosité de relire aujourd’hui les textes de la Gisèle Prassinos de quinze ans, que dire alors ! Rien d’autre qu’un petit jeu banal, monté en mayonnaise par des poètes perdus dans leur autosatisfaction. Reste la description des milieux éditoriaux plus ou moins surréalisants, Guy Lévis Mano et José Corti, la revueMinotaure et Les Cahiers du Sud, Debresse, dont les pratiques ne semblent pas différer beaucoup de celles du prestigieux GLM. Henri Parisot est parmi eux, comme le dit la présentation de cette correspondance, un « agent » actif, obstiné à faire publier les textes de Gisèle, un peu moins convaincu par le talent de Mario son frère, illustrateur et poète lui aussi, toujours supérieur et tranchant comme doit l’être un agent qui décide quoi et comment publier : acte qui, comme chacun sait, change la face du monde tous les matins. Ce volume aurait pu décrire un petit moment d’histoire littéraire si les notes avaient été plus fouillées et s’il n’y avait pas eu aménagements avoués du texte, dont les raisons ne peuvent être que mauvaises. 

PaulhanAutour de la « Lettre aux directeurs de la Résistance » de Jean Paulhan, présentation critique de J.E. Flower (University of Exeter Press [disponible aux Presses universitaires de Bordeaux], 2003, 160 p., 23 €). Les publications de correspondances de Paulhan ou d’études sur lui se succèdent à un rythme des plus soutenus. La raison en est moins, cela va sans dire, l’œuvre même de celui-ci que sa situation « dans le monde culturel et intellectuel de la France du XXe siècle ». Toutefois, il s’agit ici d’une œuvre de lui, et qui fit un certain bruit à l’époque. Par les soins de John Flower nous est proposé une sorte de dossier autour de la fameuse Lettre de 1952, dossier qui inclut aussi (et c’était indispensable) les cinq Lettres ouvertes aux membres du C.N.E. de 1947, dont sont reproduits les dactylographies corrigées ou les manuscrits. Pour bien comprendre le débat, il faut évidemment se replacer dans l’ambiance très particulière de l’époque, ce à quoi nous aident l’introduction de John Flower comme les annexes, qui offrent une sélection des principales réactions à la publication de la Lettre, sélection enrichie des répliques de Paulhan. Très utiles, aussi, les deux lettres de Paul-Louis Courier reproduites en annexe et dont Paulhan paraît bien s’être inspiré pour le ton de son texte. Ce n’est pas sur la Résistance elle-même, on le sait, que portaient ses réserves, mais bien sur l’Épuration. La « liste noire » du C.N.E. lui semblait inopportune, et il entendait par ailleurs rester fidèle à ses amitiés : on le vit bien lorsque, faute d’avoir obtenu que le nom de Jouhandeau fût rayé de cette liste, il démissionna, en 1946, du C.N.E. Il refusait aussi le manichéisme simpliste alors à la mode, doutait de la justice des tribunaux de la Libération (« Il n’y a pas eu de Justice », écrivit-il carrément sur la page de titre du manuscrit de sa Lettre), et ne se privait pas non plus de rappeler les « sottises » du Traité de Versailles ou les sarcasmes de Rimbaud sur l’occupation prussienne de 1871. L’ironie et le paradoxe ne lui étant nullement étrangers, il mettait aussi une certaine malice à assurer que le gouvernement de Pétain était « légal », au point de vue de la « légalité formelle », même si celui de De Gaulle était « légitime » : distinction assez subtile. On le voit aussi rendre la monnaie de leur pièce à certains de ses adversaires déchaînés, en évoquant les « communistes, partisans, contre la collaboration allemande, de la collaboration russe ». On ne s’étonnera donc pas de la violence de la polémique qui s’ensuivit, et John Flower n’a pas tort de noter que « la question centrale de cette dispute reste celle de l’influence communiste et en particulier de la politique culturelle de Staline transmise par les essais de son ministre de la culture Andrei Zhdanov […] ». Avec la même justesse, John Flower conclut que « Paulhan était passé maître dans l’art de la provocation ». Il y aurait en effet beaucoup à dire, de manière générale, sur les stratégies souvent déployées par celui-ci et sur ses intentions véritables. Il n’en demeure pas moins, pour en revenir au sujet même du débat, qu’une provocation de ce genre peut parfois, en dépit d’erreurs ou de maladresses de détail, être des plus salubres et toucher beaucoup plus juste qu’un texte prudent et mesuré.

Pawlowski. Gaston de Pawlowski, Paysages animés, préface d’Éric Walbecq et Jacques Damade (Les Billets de la Bibliothèque, 2003, 142 p., 14 €). Brèves descriptions, hésitant entre le conte et le poème en prose ; on pense parfois à Jules Renard, parfois à Alphonse Allais, ce qui est tout dire. Publiés en 1909 à la suite de Polochon, ces textes méritent leur exhumation. Ils décrivent un monde toujours insidieusement truqué, machiné. Dans leur présentation subtile (mais trop brève), les préfaciers ont raison d’évoquer le théâtre d’ombres : « Chez Pawlowski, écrivent-ils, les buissons sont tirés par d’invisibles ficelles. »

Perec. Roland Brasseur, Je me souviens encore mieux de « Je me souviens » (Castor astral, 2003, 368 p., 20 €). Une belle aventure de la recherche littéraire. Dans sa préface, Roland Brasseur explique que l’idée du livre lui est venue en assistant, le 20 janvier 1989, au spectacle dans lequel Sami Frey récitait, assis sur une bicyclette, le Je me souviens de Perec : « le constat que ces hommes et ces faits allaient peu à peu sombrer dans l’oubli, transformant le texte de Perec en un poème de plus en plus opaque ». Cette tentative d’archéologie littéraire précoce était déjà, en elle-même, une démarche à la Perec. En 1998, Roland Brasseur publia un premier état de ses recherches sous le titre Je me souviens de « Je me souviens », dont le Je me souviens encore mieux de « Je me souviens » qui paraît aujourd’hui est une version amplifiée. Sur chacun des 480 Jms, il a tenté de reconstituer ce qu’il avait lui-même dans sa mémoire et ce qu’il ne savait pas mais qui était dans la mémoire de la génération de Perec (Perec est né en 1936, Roland Brasseur neuf ans plus tard). Le principe du livre est simple : « Je me souviens que Reda Caire est passé en attraction au cinéma de la porte de Saint-Cloud » est le premier des Jms. Une notice est donc consacrée au très oublié Joseph Gandhour, dit Reda Caire (1905-1963), chanteur d’opérette des années 30 à 60, et un autre au cinéma de la porte de Saint-Cloud où il se produisait et qui disparut en 1972. Une clé du livre de Perec est sans doute révélée par l’item 429 : « Je me souviens de : j’en ai marre, mare à bout, bout de ficelle, selle de cheval, cheval de course, course à pied, pied à terre, terre de feu, feu follet, lait de vache, vache de ferme, ferme ta gueule, etc. » Ainsi, explique Roland Brasseur, les sept nains du Jms 355 renvoient au nain Piéral du Jms 390 et au « y’a sept épatant » du Jms 218, etc. Un reproche : ne pas avoir reproduit le texte de Perec en tête de chaque rubrique (cela gêne peu la lecture du livre). Peut-être, dans un petit nombre d’années, Roland Brasseur publiera-t-il un Je me souviens cette fois à la perfection de « Je me souviens » qui sera une version augmentée de Je me souviens encore mieux de « Je me souviens », mais il lui sera demandé de ne pas altérer le charme nostalgique dont son livre est déjà tout empreint. Un charme dont jouait déjà Fellini dans son magnifique Amarcord, un titre, en patois de la Romagne, qui signifie aussi Je me souviens

Père et fils. Raymond Queneau, Cher monsieur-Jean-Marie-mon-fils (Gallimard, Cahiers de la NRf, 2003, 300 p., 25 €). C’est d’abord un livre courageux, car il est rare que le fils d’une personnalité telle que Raymond Queneau accepte de voir publier la correspondance qu’ils ont entretenue, tant leurs rapports sont anodins ou parfois orageux, et tant on sait qu’un fils et son père sont destinés par nature à ne pas se comprendre. Regrettons alors qu’il s’agisse seulement d’une « très large large sélection » ; au point où on en était, pourquoi pas une édition intégrale ? Et connaissant la manie de Queneau de tout conserver (y compris les emballages de papier hygiénique auxquels il fait allusion dans une lettre), on aimerait lire quelques lettres du fils, surtout celle à laquelle répond le père le 18 novembre 1958 (le fils a vingt-quatre ans, le père cinquante-cinq) : « J’ai été très touché par ta lettre, non seulement par ce qu’elle apprend de toi, mais aussi parce que tu nous donnes un signe de confiance qui compense ta fuite à notre égard ». À la naissance de Jean-Marie en 1934, Raymond Queneau avait dit à Michel Leiris (qui, de son côté, a toujours soigneusement pris garde d’être complice de la venue d’un enfant en ce monde qu’il haïssait, mais qui l’a regretté sur ses vieux jours) : « Cet enfant m’intéresse beaucoup. Je le trouve même sympathique » ; il reconnaît cinquante ans plus tard : « Quand j’ai eu un fils, je me suis promis de ne pas l’élever comme je l’avais été. Tu viens me dire que je n’ai pas mieux réussi. Soit. » Dès son adolescence (Jean-Marie a quinze ans), son père lui écrit : « Je trouve que tu fais de grands progrès en style épistolaire (ce n’est pas comme moi). Tes lettres sont détaillées et tu dis ce que tu fais. » Car c’est ainsi que Raymond Queneau considère le « style épistolaire » : cette correspondance de près de 250 lettres nous conte par le menu les faits et gestes de Raymond Queneau (en particulier, nous connaissons tous les films qu’il a vus), les allées et venues de Raymond et Janine en vacances, et les efforts paternels pour favoriser la vocation de peintre du fils, qui compense les velléités du père. Il y a pourtant des moments amusants – mais ils sont rares –, comme cette courte lettre du 1er août 1952 en « style série noire » : « Pour les sterlignes, c’est okay. La librairie Hachette de Londres t’enverra le jonc ou bien t’écrira pour que tu passes le palper. Mais attention au grisbi ! Tâche que la mère WS ne fourre pas son naze dans ton fric. Et n’oublie pas de rembourser le copain de la Turque. Je t’en serre cinq. » Mais on peut aussi trouver ailleurs le pittoresque, dans les notes par exemple : page 192, à propos de Melnikov-Petchersky, on sent passer un frisson : « Gallimard avait publié la traduction française de Dans les forêts, du célèbre écrivain russe. » Moins connu, c’est Jacques Bens, « Poète et écrivain français [pourquoi pas ?]. Membre de l’Oulipo [mais aussi collaborateur de Raymond Queneau à l’Encyclopédie de la Pléiade dans les bureaux même de la « rue Seb. » comme disait Queneau] ». Ailleurs, c’est Robert Sabatier qui, le jour de son élection à l’Académie Goncourt, devient Roland Sabatier, ce qui est un comble, dans une note qui veut seulement préciser le prénom. Bref, on se demande pourquoi, dans une maison comme Gallimard, personne n’a seulement « lu » ce manuscrit. Il est vrai qu’il ne s’agit pas d’histoire littéraire, ni même de petite histoire, mais d’histoire minuscule et que ce livre ne semble prouver qu’une seule chose : il n’y a plus rien à publier de Raymond Queneau. Ou du moins pourquoi faire livre de quelque chose qui aurait dû tout simplement faire un cahier des Amis de Valentin Brû, qui ont déjà publié bien d’autres correspondances plus intéressantes ? On apprend d’ailleurs, par une réponse à une question de Jean-Marie : « Quant à un personnage nommé Brû dans un autre de mes livres, c’est une curieuse remarque. Ce nom a qque signification « inconsciente » pour moi – il faudrait que j’y réfléchisse. » Un bon point pour l’éditeur : les illustrations (intéressantes, mais attention, elles sont copyrightées « succession R. Queneau ») sont réparties à leur place dans le texte qu’elles illustrent, ce qui est tout simple à faire et bien agréable, mais que ne font jamais les éditeurs, par flemme. Le livre se ferme sur deux index, un index des noms naturellement, et un Index des œuvres, périodiques, éditions, collections littéraires, etc., cités : il y manque seulement l’Oulipo et le Collège de ‘Pataphysique.

PortraitsPortraits, visages 1853-2003, sous la direction de Sylvie Aubenas et Anne Biroleau (BnF, 2003, 183 p., 40 €). Catalogue présentant deux cent photographies conservées à la Bibliothèque nationale de France, laquelle possèderait « la collection publique la plus ancienne et la plus riche du monde dans le domaine de la photographie », ce qui est sans doute vrai. Le volume, qui reproduit les images exposées sur le site Richelieu du 20 octobre 2003 au 11 janvier 2004, est le premier jalon d’une série née d’une collaboration entre la Bibliothèque nationale de France et la maison Gallimard. Dans cette série devraient voir le jour chaque année, sous le titre général de Galerie de photographie, un volume et une exposition. Pour le présent catalogue, le fonds du dix-neuvième siècle est celui qui a été le plus utilisé (le fonds des siècles précédents est généralement pauvre dans la plupart des collections publiques) : on peut y admirer les œuvres de photographes célèbres, comme Atget ou Nadar (appelé, contre l’usage, « Félix Nadar » sur la quatrième de couverture), mais aussi celles, parfois tout aussi remarquables, de photographes amateurs ou restés anonymes. Extraordinaires portraits, en effet, comme ceux pris par Nadar, de « l’apôtre » fouriériste Jean Journet (1799-1861), ou la photographie, œuvre de Charles Gerschel, de la silhouette de Rodolphe Salis, le gentilhomme-cabaretier du Chat-Noir, devant l’écran du célèbre Théâtre d’ombres chinoises. Certaines des photographies du fonds du XXe siècle apparaissent plus faibles dès lors qu’il devient trop évident que « l’artiste » a voulu « faire de l’art », jusqu’au n’importe quoi de ces images stylisées à l’extrême signées par une certaine Caroline Feyt (née en 1965) ou un tout aussi flou Gérard Trotin (né en 1965). Ce seraient là, paraît-il, « les grands courants de l’histoire de la photographie ». Nadar, même prénommé Félix, tu restes le plus grand ! 

PoulailleAutour d’Henry Poulaille et de la littérature prolétarienne, études réunies par André Not et Jérôme Radwan (Publications de l’Université de Provence, 2003, 240 p., 23 €). Henry Poulaille (1896-1980) qui, toute sa vie, a œuvré pour le développement et la reconnaissance d’une littérature « prolétarienne », fait partie de ces figures de l’entre-deux du discours officiel sur la production littéraire. Ni tout à fait oublié, ni véritablement consacré, il demeure dans la cohorte de ces producteurs que l’on tente périodiquement de sortir de l’ombre mais qui tendent à rester confinés dans les marges de l’institution. Au vrai, Poulaille – adepte en cela d’Albert Thierry – refusait de parvenir. De ce point de vue, on peut malheureusement constater le complet succès de son entreprise. Jérôme Radwan, conservateur du Centre Henry-Poulaille de Cachan, rappelle dans son texte liminaire les réserves de Poulaille à l’égard de ceux qu’il nommait les « nulliversitaires ». Force est de constater pourtant que lesdits nulliversitaires luttent de toutes leurs forces contre une oublieuse mémoire prête à se transformer en un oubli vertical. Sur les quinze contributeurs de ce volume, la plupart sont malgré tout des universitaires, et cinq d’entre eux ont soutenu des thèses entre 1978 et 2000. Disons-le tout net, les travaux ici rassemblés sont dans l’ensemble de fort bonne tenue, pour peu que l’on s’intéresse à cette face cachée de la littérature. De très nombreux problèmes se trouvent abordés : « un romancier prolétarien vient-il nécessairement du peuple, ne s’adresse-t-il qu’au peuple et n’écrit-il qu’au sujet du peuple ? » (André Not) ; position de Poulaille à l’égard du pacifisme de Giono (Denise Reyre, Michel Gramain – les deux contributions font un peu doublon) ; rapport entre Poulaille et divers écrivains liés de près ou de loin à la mouvance prolétarienne, Panaït Istrati (Daniel Lerault), Marcel Martinet (Vincent Chambarlhac), Charles Ferdinand Ramuz (Jérôme Meizoz), Constant Malva (Jacques Cordier), Augustin Habaru (Paul Aron), Louis Guilloux (Anne Roche), Gaston Couté (Elisabeth Pillet) ; l’intéressante figure de Paul Feller (1913-1979), restituée par Jérôme Radwan ; les mises au point concernant le désir d’« authenticité » de Poulaille (Philippe Geneste), ses relations à la littérature prolétarienne (Jean-Michel Péru) ; deux ouvertures, enfin, vers de nouveaux horizons : des productions signées par ceux que l’on a appelés un moment des « Beurs » (Céline Pobel), un sondage effectué du côté de l’Afrique du Sud à propos de certaines œuvres africaines anglophones que Jean Sévry invite à considérer comme les manifestations de nouvelles littératures prolétariennes. Toutes ces études abordent des questions intéressantes et proposent des contributions informées aux bibliographies à jour. Il est simplement dommage que l’ouvrage ne soit pas assorti d’un index qui aurait vraiment rendu service. 

Préraphaélisme. Laurence Brogniez, Préraphaélisme et Symbolisme. Peinture littéraire et image poétique (Champion, 2003, 403 p., 75 €). Le Symbolisme a laissé plus de traces dans l’imaginaire visuel que dans le souvenir littéraire, malgré la force de certains textes. Les « pâles figures ennoblies de mysticisme et de chasteté » qu’évoque Camille Mauclair, cité par Laurence Brogniez, viennent de loin et ne nous ont toujours pas quittés. Mais ces images, si prégnantes, d’où sortent-elles et ne faudrait-il pas plutôt les associer au préraphaélisme anglais ? Répondre à ces questions exige d’examiner ce qu’il en a été des rapports compliqués de la littérature et de la peinture, de la France et de l’Angleterre ainsi que, plus généralement, de la circulation d’une certaine imagerie dans la culture européenne, un circuit dans lequel la place de la Belgique et de Bruxelles en particulier, déjà reconnue, demande à être étudiée de plus près. Nous résumons ainsi de manière très schématique une problématique très complexe traitée avec ampleur et précision par Laurence Brogniez dans ce livre qui apporte une information de tout premier ordre sur la genèse et la diffusion d’un mouvement qui est aussi et peut-être avant tout une attitude nouvelle plutôt qu’un répertoire de nouveautés graphiques. Son intérêt fera pardonner le ton parfois académique hérité de ce qui fut d’abord une thèse. Le premier chapitre traite des débuts du préraphaélisme, de 1848 à 1880, en particulier dans ses rapports aux Parnassiens et aux Impressionnistes français. Les conflits internes au champ pictural anglais aboutissent à mettre Whistler en vedette aux yeux des Français, contre Rossetti ou Burne-Jones. En traitant de « symbolisme en peinture, préraphaélisme en littérature », le second chapitre explore la manière dont la critique des Préraphaélites s’est faite le « laboratoire d’un nouveau roman » entre 1880 et 1890, où émergent les noms de Paul Bourget, d’Édouard Rod ou de Péladan, tous fascinés par Rossetti (redécouvert grâce à des expositions posthumes – à Londres en 1882) ou par Burne-Jones (Le Roi Cophétua et la mendiante mis en valeur lors de l’Exposition universelle de 1889). Mais cette époque est aussi celle d’une transformation en profondeur du monde de l’art avec une diversification croissante de la critique et de son influence sur la réflexion littéraire. Cette imbrication se trouve étudiée en grand détail au titre de la « critique des préraphaélites, laboratoire d’une poétique nouvelle » que Laurence Brogniez situe dans les années 1890-1895. Tout cela devait inévitablement déboucher sur un rejet et sur une « crise des valeurs préraphaélites » comme il y eut une crise des valeurs symbolistes. La fin des années 1890 voit s’exprimer une lassitude exaspérée devant ce qui a fini par tourner au cliché : « Ils sont tombés dans la bijouterie, de symboles ils ont fait des poncifs », constate Mauclair. À bas les lys ! Il reste que, selon Laurence Brogniez, grâce à la médiation de la critique artistique, « laboratoire » pour de « nouvelles pratiques textuelles », un nouveau roman libéré du Naturalisme a pu rechercher l’expression d’une « nouvelle manière de percevoir le monde ». Cet ouvrage permet de saisir un moment crucial dans la métamorphose de la culture européenne à la fin du XIXe siècle.

Presse et roman. Marie-Ève Thérenty, Mosaïques. Être écrivain entre presse et roman (Champion, 2003, 743 p., 110 €). On ne peut se hasarder ici qu’à donner un aperçu du riche travail de Marie-Ève Thérenty. On connaissait bien le livre fondamental de Roland Chollet : Balzac journaliste. Il s’agit d’aller plus loin et de répondre beaucoup plus globalement à la question : « Quelle est l’influence sur la poétique romanesque de l’enrôlement de la quasi-totalité de la jeune génération de 1830 dans les journaux ? » L’ouvrage s’y efforce en déployant sept cents pages fourmillant d’informations, mais une information articulée en fonction d’une problématique très diversifiée qui permet d’éviter l’éparpillement descriptif auquel peut pousser une réalité protéiforme. Il s’agit donc bien ici d’une analyse et non d’un inventaire. Le résultat en est une perspective originale. Ainsi dans le long chapitre sur la « poétique de la supercherie littéraire », fait marquant de l’époque dans le périodisme : « cette prolifération de mystifications provient directement d’une conception marchande de la littérature. » Autre question posée avec ampleur : « Comment concilier l’écriture périodique et l’écriture de fiction, la « commande » et l’ »œuvre » » ? Dilemme incontournable, typique du romancier-journaliste de l’époque et marqué par l’apparition de multiples « scénographies auctoriales », selon l’expression de José-Luis Diaz à propos de L’Écrivain imaginaire du premier demi-siècle. L’enquête de Marie-Ève Thérenty la conduit à de passionnantes explorations, entre autres sur la façon dont l’écrivain parvient à concilier imaginairement les deux rôles entre lesquels il doit douloureusement balancer. L’un de ces « lieux de réconciliation », éminemment original, sera par exemple la notice nécrologique, « premier lieu de la justification et de la réconciliation du prosateur autour de 1830 ». L’auteur poursuit son exploration en produisant une sorte de thèse dans la thèse, avec une seconde partie consacrée à « l’œuvre journalistique des romanciers ». On y apprendra tout sur ce sujet (traité parfois avec des outils doctoralement pesants). L’écriture documentaire, qui paraît devoir être propre à la presse périodique, n’empêche pas la présence de la fiction dans cette même presse. Il est donc intéressant de s’interroger sur leur co-présence et sur la contamination réciproque qui résulte de cette cohabitation. Mais une « troisième voie » se présente, celle de la critique, dont on sait à quel point elle est indissociable de la presse dès cette époque. Marie-Ève Thérenty traite également dans une troisième partie de ce qu’elle nomme une « poétique de la mosaïque », en reprenant une image très présente dans le discours du XIXe siècle. En étudiant l’influence du journalisme sur le roman de 1829 à 1835, elle cherche en fait à dégager des similarités de structure dénotant, au moins partiellement, l’influence du journal. C’est assez évident pour l’intrusion de l’actualité dans le roman. La question du discontinu demandait une étude plus subtile, que livre l’intéressant chapitre qui lui est consacré. Finalement, c’est pour répondre au fait que « le monde, objet de l’écriture de 1830, se morcelle », que cette dernière se développe dans des formes fragmentaires, tant par le roman que par le journal, d’où l’apparition de « mosaïques romanesques » non-totalisables, mais qui aboutissent à un échec. Seul Balzac, dans cette perspective, parviendrait à surmonter la fragmentation en produisant son « œuvre-monde ». Marie-Ève Thérenty a elle-même réussi à donner une forme d’ensemble organisée et convaincante à un objet marqué par la contradiction et l’éclatement. Le genre « thèse » (où des formules comme celle de « damier piégé » cherchent à contrebalancer des « chronosèmes » et des « descriptaires ») a l’avantage du sérieux documentaire. Il s’exprime ici par la présence d’une bonne bibliographie (en particulier des études sur les romanciers-journalistes), d’un très bon répertoire de ces derniers (même si George Sand doit se contenter d’un lapidaire « née en 1804 à Paris »), ainsi que d’un répertoire (dérivé de celui de Philippe Berthier) des périodiques de l’époque considérée. Un index des journaux et un index des auteurs font de ce volume un efficace outil de travail. 

Proust (I). André Maurois, À la recherche de Marcel Proust, préface de Michel Crépu (Mémoire du livre, 2003, 458 p., 29 €). C’est un cas intéressant : en 1949, André Maurois publiait cette biographie qui révélait de très nombreux documents alors inédits, provenant principalement de la collection Mante-Proust. Par sa femme, née Simone Arman de Caillavet, l’auteur bénéficiait aussi d’un témoignage de première main sur Proust et sur son « monde ». Cinquante-cinq ans après, le livre réédité à l’identique n’est pourtant plus le même. Objectivement, il a perdu une partie de sa valeur : d’autres documents sont apparus, et Maurois n’a pas tout dit : « Rien, par exemple, sur les voyages de Proust en Hollande, à Venise surtout », constate le préfacier. D’autres sont venus, des Painter, des Tadié, plus complets, plus épais. Doit-on pour autant révoquer le récit de Maurois ? Il se lit avec plaisir, mais, avouons-le, pour les lecteurs d’Histoires littéraires, cet A la recherche deMarcel Proust n’a aujourd’hui de sens réel que comme un moment de l’historiographie proustienne, comme la bibliographie arrêtée en 1949 nous le rappelle. Mais on peut le lire aussi comme un témoignage de l’art appréciable de Maurois biographe. 

Proust (II). Martin Robitaille, Proust épistolier (Presses de l’Université de Montréal, 2003, 230 p., 20 €). Ce livre, annonce la quatrième de couverture, fait « découvrir de nouvelles facettes d’un des auteurs les plus remarquables de la littérature française » et « met fin au mythe d’une correspondance insignifiante ». Il y a quelque abus dans ces déclarations. La correspondance de Proust a depuis longtemps été lue et appréciée (le premier chapitre est d’ailleurs consacré à un relevé des études sur le sujet), et Martin Robitaille rend hommage au livre d’Alain Buisine, Proust et ses lettres. Ce Proustépistolier s’appuie sur la « technique » de Marcel : écrire pour tenir à distance les correspondants. L’auteur étudie trois cas : la mère, Montesquiou et Reynaldo Hahn, ces deux derniers étant des « figures transférentielles ». On lit certaines pages avec un réel intérêt, mais avec aussi le sentiment d’articles étirés pour constituer un volume : trop de paraphrase des lettres suit les (longues) citations qui en sont faites. Gêne aussi le dénigrement presque systématique de Hahn et de Montesquiou, jusqu’à cette interrogation tout de même bizarre à propos de celui-ci : « Comment un lecteur comme Proust, habitué […] à lire et à commenter Racine, Corneille, Mme de Sévigné, Saint-Simon, Chateaubriand, Balzac, Flaubert, Baudelaire, etc., pouvait-il éprouver le moindre attrait pour l’œuvre du comte » ? Le moins que l’on puisse dire est que la question est ainsi mal posée. 

Proust père. Daniel Panzac, Docteur Adrien Proust, père méconnu, précurseur oublié (L’Harmattan, 2003, 254 p., 21 €). Très bonne étude – n’écrivons plus, alors, « malgré l’éditeur » – sur le Proust qui fut, lui, un bienfaiteur de l’humanité. Il s’agit d’un essai tout à fait remarquable sur la vie et l’œuvre médicale du père de Marcel. Aucun biographe de l’écrivain n’avait poussé les recherches aussi loin sur ce grand hygiéniste qui fut professeur à la Faculté de médecine de Paris et, durant trois décennies, délégué de son pays aux congrès sanitaires internationaux. Adrien Proust ne fut pas que le géniteur de qui l’on sait, la biographie documentée que publie Daniel Panzac en convaincra le lecteur qui peut se dire ici, pour une fois : l’art m’attend. 

RacesL’Idée de « race » dans les sciences humaines et la littérature (XVIIIe et XIXe siècles), sous la direction de Sarga Moussa (L’Harmattan, 2003, 471 p., 38 €). On se souvient de la formule de Maurice Tournier : « Race, un mot qui a perdu la raison. » Les dictionnaires desXVIIe et XVIIIe siècles ne connaissaient pratiquement qu’une définition de ce vocable manié aujourd’hui avec précaution : « lignée », « lignage », bref la famille considérée dans la suite de ses générations. Sylvianne Rémi-Giraud enregistre pourtant chez Furetière et dans leDictionnaire de Trévoux cette succincte apparition : « Se dit aussi des espèces particulières de quelques animaux. » C’est ensuite qu’émerge l’acception moderne du mot. Ce livre où sont rassemblés les actes du colloque international de Lyon étudie avec efficacité la construction d’une notion qui, après l’apparition d’une conception polygéniste de l’histoire des hommes, va ouvrir la voie à un discours raciologique dont on connaît les avatars. Dans une introduction qui cadre vigoureusement les enjeux de ce volume, Sarga Moussa rappelle comment l’idée de « race » a pu acquérir au XIXe siècle un « statut de vérité incontestable », et ceci bien avant Gobineau. Les communications balisent le sujet sans jamais donner cette impression hétéroclite que procure souvent la lecture d’actes de colloque. Évoquons, entre autres, un article de Philippe Régnier sur « la raciologie de George Sand », et un tableau brillant de Pierre Michel, « Portraits du civilisé en costume barbare et du barbare en costume civilisé où l’on voit paraître un Lamartine bâtissant son roman familial de la mixité, et s’inventant des origines orientales avec une mère ramenée à l’époque des croisades […] dans les Gaules. […] Peut-être une alliance avec ces tribus sarrasines qui se sont implantées […] dans nos montagnes du Mâconnais. » Un ensemble de haute tenue où l’anthropologie, la philosophie, la linguistique et l’histoire littéraire font bon ménage. 

Rimbaud. Pierre Brunel, Va-et-vient Hugo, Rimbaud, Claudel (Klincksieck, 2003, 220 p., 17 €). Ne nous fions pas à un titre qui suggère filiations et apparentements entre l’axe majeur Hugo-Rimbaud et un dénommé Claudel. Fidèle à l’hostilité claudélienne, Pierre Brunel sabre Hugo de diverses manières et rompt par conséquent à tout moment la perspective convoquée. On trouve ici plutôt un diptyque lâche : Rimbaud lecteur d’Hugo, Claudel lecteur de Rimbaud, dont la continuité est faible. Le livre se clôt par une annexe qui comprend toutes les lettres connues de Claudel à Berrichon. On traverse le cerveau de Claudel en avion et on n’y trouve que des terres en friche.

Rivière-FournierJacques Rivière, Alain-Fournier. Une amitié d’autrefois. Lettres choisies (Gallimard, 2003, 319 p., s.p.m.). La préface reconnaissant avec honnêteté le caractère forcément inférieur de cette sélection, au regard de la correspondance complète, on ne s’attardera pas sur l’impression d’appauvrissement que suscite la première lecture. Tout au plus se demandera-t-on si les extraits devaient impérativement être réduits à de parfois très brefs paragraphes – un procédé qui gomme une dimension essentielle de ces lettres : leur longueur même. Mais cet ensemble étant disponible ailleurs, que chacun, s’il est séduit, y aille voir. Fruit de choix judicieux, organisé en thèmes clairs, ponctué d’extraits du Grand Meaulnes ou de la préface de Rivière à Miracles, et doté d’un index, ce florilège offrira aux spécialistes un digest pratique, et il devrait inciter ceux qui les ignoreraient à se plonger plus avant dans les courriers échangés par les deux jeunes écrivains.

RocherHistoire des éditions du Rocher, 1943-2003 : 60 ans, avant-propos de Jean-Paul Bertrand (Rocher, 2003, 426 p., 5 €). Voici un livre plutôt déroutant, divisé en quatre parties inégales, dont le statut respectif n’est pas très clair. En ordre inverse d’apparition : la quatrième partie est un portrait-éloge de Jean-Paul Bertrand, le « repreneur »-directeur du Rocher depuis 1977, texte au ton très personnel et parsemé de quelques pointes. La troisième partie – en réalité une annexe, qu’il aurait été préférable de renvoyer à la toute fin de l’ouvrage, à la suite de la partie qui porte le titre d’annexe –, propose un catalogue des ouvrages publiés par le Rocher entre 1943 et 1977. La deuxième partie, étude biographique, répare le relatif oubli dans lequel est tombé Charles Orengo, le fondateur des éditions, qui fut censeur sous l’Occupation, mais un censeur « complice », plutôt porté à n’appliquer que très libéralement les directives émanant de Vichy. De la censure au Rocher, du Rocher à Plon, de Plon au Nouveau Candide, puis de là, chez Stock et Fayard, le censeur remercié de ses services en 1943 aura connu une carrière mouvementée. La première partie, enfin, dessine la trajectoire de la maison d’édition monégasque, rendue par l’étude des catalogues et de diverses archives (principalement celles de la maison, mais pas les archives privées d’Orengo, sans qu’il soit précisé pourquoi). Ce qui résulte de cet étrange ouvrage est avant tout un inventaire de noms, prestigieux ou pas. La première partie, en dépit de certains défauts de structure, est certainement la plus cohérente (au moins du point de vue de l’histoire du livre). Au-delà, certaines anecdotes amusent. On apprend par exemple qu’Orengo vendait des textiles tout aussi bien que des livres, double occupation partagée par Jean Mistler (l’un des premiers actionnaires du Rocher). Ce cumul put se révéler utile. Pour se faire pardonner la production d’un ouvrage semé de coquilles (La Tourmente), Orengo écrivit à Jean de La Varende, en juin 1947 : « Le tissu, dont échantillon joint, vous convient-il ? Dans l’affirmative, je vous expédierai par retour le métrage nécessaire à votre robe de chambre. » Il faut déplorer l’absence de l’Histoire dans cette histoire du Rocher. Le récit est essentiellement centré sur le développement interne de la maison, privant le lecteur de véritables points de comparaison et d’une mise en perspective nécessaire à la juste réévaluation du rôle éditorial du Rocher. Certes, mention est faite des rationnements de papier à partir de 1940-41, circonstance ayant joué un rôle déterminant lors de la fondation de la maison. Autrement, la guerre et ses effets est à peu près absente de l’ouvrage, ce qui ne laisse pas d’étonner. À part la maison Plon (dont le Rocher est une sorte de « filiale », cf. p. 166), les autres éditeurs français manquent presque tous au tableau, comme si le Rocher avait existé dans une sorte de vide, tant historique que professionnel. Félicitons néanmoins les animateurs et les administrateurs du Rocher, qui ont visiblement compris l’irremplaçable valeur des correspondances, des livres de comptes, des registres de délibérations, des contrats et ainsi de suite. Si les éditeurs français accordaient tous autant de soin que le Rocher à la préservation de leurs archives, une véritable histoire des diverses facettes de l’édition française au XXe siècle – dans sa grandeur tout aussi bien que dans ses moments moins glorieux – deviendrait envisageable. Il ne reste plus qu’à souhaiter que les archives du Rocher puissent être consultées à nouveau car elles paraissent receler de véritables trésors. Pour la bonne bouche, cette lettre de Mistler à Orengo, en date du 19 janvier 1949 : « Je suis obligé de reconnaître, à la lumière de l’expérience que je vis ici tous les jours, que la vente d’un livre n’a plus aucun rapport ni avec sa présentation matérielle, ni avec sa valeur littéraire ; il n’y a plus de fonds, il n’y a plus de réputation littéraire, il y a tel ou tel titre que l’on achète pendant un mois comme on achète un journal du jour, succès sans suite ni lendemain, sauf le cas très rare où un éditeur touche le gros lot (Caroline chérie) ; il ne faut pas plus y compter que sur la Loterie nationale. » Mistler déplorait, le mot est de lui, les produits « markétés »…

Romantisme. Gonzague Saint Bris, Les Princes du Romantisme (Robert Laffont, 2003, 286 p., 20 € ). Amoureux des destins exemplaires qui ont hanté les siècles passés, secrétaire passionné des figures empanachées de l’Histoire, Gonzague Saint Bris semble insatiable dans sa boulimie d’aventures palpitantes, d’anecdotes et de petits faits vrais. Il aime à reconstituer – à partir de quelque personnage emblématique dont il va, d’un souffle pseudo-épique, ranimer et gonfler le profil – les vastes fresques du temps, qu’il colore d’une écriture aux palettes variées, habile à rivaliser avec le style des plus grands peintres d’histoire. Ainsi en est-il de cesPrinces du Romantisme qui ressuscitent, en une suite de tableaux chatoyants, la progéniture de Louis-Philippe, le bon roi-citoyen, si aimé et si incompris. Défilent, dans l’ordre médité d’une galerie de portraits, Orléans, Louise-Marie, Marie, Nemours, Clémentine, Joinville, Aumale, Montpensier. Mais l’attention se porte plus particulièrement sur les fils, le club des cinq en somme, dont on recompose les « vies ». Le point de départ n’est autre qu’une ekphrasis assez libre du célèbre tableau d’Horace Vernet, Le roi Louis-Philippe et ses fils : de cette toile grandiose, Gonzague Saint Bris extrait les rêveries qui alimentent le premier chapitre de son livre, cet « atelier de l’artiste » où se resserrent les liens d’une famille un peu oubliée et où s’affiche sans ambages l’ambition de l’auteur. Car l’évocation de ces princes du Romantisme, loin de se soucier du Romantisme proprement dit et de ce que ce mot peut encore signifier pour ceux qui s’y intéressent, sert d’appui à une (généreuse mais un peu courte) entreprise de réhabilitation du règne de Louis-Philippe, dont tous les historiens sérieux savent bien qu’il n’a pas été folichon. Mais qu’importe, Gonzague Saint Bris ne se présente-t-il pas comme un historien ? Il aime Louis-Philippe et ses enfants, voilà tout. D’où ce genre d’assertion : « Loin d’être une simple parenthèse bourgeoise, étriquée et conformiste, la monarchie de Juillet, n’en déplaise à ses détracteurs, demeure sans doute une des époques les plus brillantes de l’histoire de l’esprit français… » On confond détracteurs avec historiens. Passons. Mais bien d’autres insuffisances de ce livre – destiné à quels lecteurs ? à quels consommateurs d’histoire réécrite et bricolée ? – ne peuvent être rachetées ou simplement tolérées par l’indulgence du lecteur bienveillant. Que penser, par exemple, des constants amalgames qui émaillent cet essai, et faussent du même coup la compréhension même de la période ? Ainsi, pour illustrer l’effervescence créatrice de la Monarchie de Juillet – inspirée, d’après Gonzague Saint Bris par l’esprit de Louis-Philippe –, on cite sans souci de distinction Leroux, Buchez, Comte, Sainte-Beuve, Cousin, Hugo, Vigny, Balzac, Stendhal, Gauthier (sic), Nerval… Bref, c’est l’auberge espagnole. La caricature l’emporte sur la rigueur et la précision – et le lecteur, à moins qu’il ne trouve quelque plaisir à s’égarer, n’est pas dupe des effets de manche de l’auteur. La rhétorique du flou qui est mise en œuvre dans cet ouvrage s’enrichit des poncifs les plus éculés et des tours les plus conventionnels. On crée par là un trompe-l’œil, sur quoi certains pourront loucher ou s’aveugler : voyez, par exemple, les attaques de chacun des dix « tableaux » qui forment ce livre, elles obéissent toutes à la même loi des confusions. En voici le modèle : « Au mois de juillet de cette année 1830, dans laquelle Berlioz compose sa Symphonie fantastique, Mendelssohn ses Romances sans paroles et Chopin son premier concerto de piano, dans cette année encore où Balzac publie Gobseck et Musset ses Contes d’Espagne et d’Italie, tandis que Victor Hugo vient de triompher avec Hernani… » N’en jetez plus, de grâce. N’importe quel correcteur de maison d’édition aurait, s’il avait fait librement son métier, dégraissé ce style ronflant et supprimé ce fatras de presse people. On demande ici au lecteur de le faire. 

Roussel. Jean-François Bory, Roussel, S.A.R.L. (Al Dante/Niok, 2003, 332 p., 20 €). Voici un livre qui aurait sans doute plu à Roussel. Son fonctionnement en est bien particulier, d’autant que l’auteur n’hésite pas, au début, à nous transporter dans l’Afrique moderne pour nous conter les aventures d’un « major Raymond Roussel » flanqué de divers comparses, dont F.T. Marinetti et Patrice Lumumba. Plus loin, on retrouve ce major, grand amateur de chocolat chaud, et déclarant à Maïakosvki, en lui montrant un vieux porte-plume contenant une image sous verre bombé : « Mon système de langage s’oppose à l’enseignement, à l’initiation, à l’enrichissement intellectuel. Il n’est pas bâti sur la certitude qu’il y a un secret, un seul, et sagement silencieux ; mon travail scintille d’une incertitude rayonnante qui est toute la surface et qui ressemble à une sorte de blanc central ! » Il ne s’agit nullement, bien entendu, d’un roman : le livre est une sorte de puzzle, ou de patchwork, qui mêle le poème à la narration, le journal intime à la citation (vraie ou fausse), et fait voisiner grec, allemand, anglais, italien, espagnol, russe et japonais. Roussel, lui, s’était contenté du français ; mais Jean-François Bory est visiblement fasciné par les Cantos Pisans de Pound, qu’il cite (ou réinvente). On pourrait se demander au passage si, poésie à part, Pound, piochant sans cesse dans les langues modernes et anciennes, avait vraiment résolu le problème du langage ? Quoi qu’il en soit, Roussel, S.A.R.L. a quelque chose de roussellien et de symphonique, avec sa typographie changeante et ludique, son contrepoint graphique de dessins, vignettes, images et caractères japonais, et aussi ses répétitions, qui font repasser devant nous des passages entiers. Particulièrement réjouissante est la deuxième partie, qui contient deux textes attribués à Roussel : le poème Émergence, que celui-ci déclame devant Maïakovski, et une pièce de théâtre, « où lesprotagonistes tiendront le rôle du chœur alors que les dialogues seront dits par le chœur ». Dialogue entre un homme et une jeune fille timide, cette pièce assez libre et très troublante démontre que, comme disait l’autre, il y a des choses fort obscènes à faire avec la pudeur… Mais cette pièce n’est, pas plus que le reste du livre, un pastiche de Roussel. Qui pourrait d’ailleurs pasticher ou même imiter celui-ci ? Il faudrait être un nouveau Roussel, tant il est vrai que ce n’est pas le fameux « procédé » qui importe, mais bien Roussel lui-même. Roussel, S.A.R.L. prend ainsi figure d’équivalent post-moderne, où le carcan de la forme stricte et désuète (qui faisait tout le charme d’œuvres comme La Vue et La Seine) est remplacé par un éclatement permanent, une fragmentation conçue comme principe générateur. Même si la vision en est parfois un peu dispersée, il n’en demeure pas moins que le livre est plus que curieux, et atteste une écriture mûre et maîtrisée – celle d’un poète, dirons-nous. Par-delà un certain babil de Babel, il y a vraiment quelque chose à voir ici.

RuptureÉcrire la rupture. Colloque international Université Lumière-Lyon 2 et Université de Lodz, sous la direction de Christine Queffélec et René-Pierre Colin (Du Lérot, 2003, 240 p., 25 €). Voici un livre qui n’aurait jamais dû être publié. Entendons-nous : l’éditeur a bien travaillé, comme à son habitude ; les auteurs sont des universitaires respectables et respectés ; le sujet du colloque, dont cet ouvrage donne les actes, est passionnant. Mais, en raison même de la qualité des éléments qui le composent, l’ensemble aurait mérité une problématique d’ensemble, dont les éditeurs scientifiques se sont soigneusement abstenus et, au moins, la prise en compte par les intervenants du propos général. C’est ici que le bât blesse. Chacun a marché à son rythme dans les sentiers qui lui sont familiers, sans jamais thématiser vraiment la notion de « rupture », et sans même en argumenter l’usage tantôt métaphorique, tantôt polémique, tantôt matériel qui est fait de ce terme. Le résultat est que le lecteur, parvenu au terme de l’ouvrage, a parcouru un édifice composé de pièces disjointes. Mais peut-être cette forme de cubisme architectural est-elle le manifeste dissimulé d’une « rupture » d’un autre type ? 

Saint-Germain-en-Laye. Bernard Goarvot, Artaud, Bataille, Céline, auteurs célèbres à Saint-Germain-en-Laye (Hybride, 2003, 120 p., 19 €). Curieux abécédaire de Saint-Germain que cet Artaud/Bataille/Céline (l’auteur, porté sur l’encomiastique, néglige de rappeler l’Abbé C. de Bataille). Les trois fétiches majeurs de la modernité vingtiémiste ont eu quelque chose à voir, à un moment où à un autre, avec Saint-Germain-en-Laye. Bernard Goarvot trace entre ces personnages des lignes pointillées, comme sur des cartes, au croisement desquelles surgissent d’étranges coïncidences. Céline y a la part du lion. Beaucoup de citations, quelques documents, des commentaires cryptiques, du mystère, du rythme, un chassé-croisé d’anagrammes – tout cela fait un petit essai vif dont tout n’est pas limpide. On en appréciera néanmoins la façon dont le détail biographique y rencontre de graves thématiques, dans des formes elliptiques et désinvoltes. Les notes sont en revanche en style classique. Des photos originales du cabinet du docteur Destouches, de la maison de Bataille et de Laure, et de celle d’Henri et Colette Thomas ornent ce volume, apparemment unique, d’une collection intitulée de manière prometteuse « Saint Germain en lettres ». 

Saint-John Perse. Lucien Clergue, Saint-John Perse. Poète devant la mer (J & D, 2003, 104 p., 21,15 €). Éditeurs, vous ne savez que faire de vos exemplaires salis, détériorés, défectueux, inutilisables ? Un bon conseil : au lieu de les mettre à la poubelle, adressez-les en S.P. à Histoires littéraires ! C’est ce qu’a tranquillement fait J & D, avec cet exemplaire gondolé, maculé, à demi-moisi, aux pages toutes collées par le bas, qu’il a fallu détacher une à une au couteau, ce qui a eu pour conséquence d’en lacérer une bonne moitié. Félicitations, vraiment, à l’attaché(e) de presse ! L’aurait-on repêché dans quelque cave inondée ? Il est flatteur qu’on ait eu alors la délicate pensée de songer à Histoires littéraires pour préserver une telle relique. Serait-ce parce que cette épave a finalement quelque chose de très persien ? Saint-John Perse raconte quelque part que, tout enfant, il avait vu son père se désoler d’avoir perdu toute sa bibliothèque, les caisses qui la contenaient ayant coulé à pic dans un port antillais lors d’un déménagement. Il n’en restait qu’une « masse compacte et noire en pleine fermentation », d’où l’on ne put extraire qu’une page de titre d’une édition ancienne des Fleurs du Mal. Nous ne nous sommes pas découragé pour autant et avons lu le livre. C’est, disons-le honnêtement, un beau livre, qui offre des photos inédites du poète dans son domaine des Vigneaux, face à la mer ou dans les pins. Lucien Clergue a eu le privilège, d’abord, d’illustrer de superbes photos de nus marins un choix de textes extraits d’Amers, puis de séjourner, à partir de 1965, chez le poète, où il prit de nombreuses photos de celui-ci et de sa maison. Photos en noir et blanc, et qui sont extrêmement belles. Certaines montrent l’intérieur des Vigneaux : fers forgés, maquettes de bateaux, cartes anciennes, calligraphies chinoises, bureau du poète. Quant aux portraits de Perse, ils font voir un homme certes âgé, mais toujours élégant et à l’œil vif ; les derniers sont celui d’un être prêt à entrer dans l’éternité (« Grand âge, nous voici… »). Ponctué d’extraits de l’œuvre poétique, le livre contient aussi des souvenirs ou des études critiques par divers auteurs, dont un texte assez sobre, mais évocateur, de Lucien Clergue. Sont également reproduites en fac-similé une lettre du poète à Gaston Gallimard et une à Lucien Clergue, ainsi qu’une note adressée à ce dernier. Elles confirment à quel point Perse était, pour tout ce qui touchait à la publication de ses textes, ou même de photographies de lui, pointilleux et même tatillon. On y voit aussi son refus absolu de tout interview à la radio ou à la télévision. Une photographie est involontairement assez piquante : elle représente les dossiers rassemblés par le poète pour le texte des Lettres de jeunesse et de Lettres d’Asie destiné à son « Pléiade », qu’il préparait lui-même. Or, on sait à présent que nombre de ces dernières furent soit émondées soit réécrites à cette occasion. Comme le disait Pascal Pia, la plus belle est assurément celle à Philippe Berthelot, où, en 1917, le jeune secrétaire de légation à Pékin prédisait haut et fort à son patron l’avènement infaillible, en Chine, d’un « collectivisme proche du communisme léniniste le plus orthodoxe ». Lettre datée, rappelons-le, du 3 janvier 1917… 

Salons. Anne Martin-Fugier, Les Salons de la IIIe République. Art, littérature, politique (Perrin, 2003, 378 p., 23 €). Sujet alléchant : les « salons » ont bien été, depuis le XVIIe siècle, mais encore au-delà de la IIIe République, les lieux où se sont faites et défaites des réputations, où se sont assurées des élections, où se sont lancées des avant-gardes. On attendait une telle histoire au moins comme complément à l’Histoire de l’édition française et à la Bibliographie des revues et journaux littéraires des XIXe et XXe siècles. Notre historienne a vu trop grand, voulant couvrir à la fois les champs littéraire, politique, artistique (oubliant, au rayon des arts, la musique), mais elle n’a pas, comme le prétend la quatrième de couverture, « lu tous les journaux, tous les mémoires, les correspondances, les romans aussi qui s’y rapportent » : on concède sans doute des notes en bas de page, mais pas de bibliographie récapitulative (ne sont pas cités Les Salons littéraires de Maxime Revon et Pierre Billotey, courtes mais précieuses pages dans la somme réalisée par Eugène Montfort en 1920, Vingt-cinq ans de littérature française). Pas davantage de notices biographiques sur les principaux personnages cités, et l’on ne compte pas les oublis… On fait de surcroît de permanents allers et retours sans jamais aller au bout de la période annoncée (les années 1920-1930 sont plus que rapidement traitées), pour revenir encore, en conclusion, à 1835 ! Ce n’est pas qu’il n’y ait rien à piocher dans tout cela, mais on reste dans le salonard, dans l’anecdotique. 

Sarraute. Huguette Bouchardeau, Nathalie Sarraute (Flammarion, 2003, 256 p., 19 €). Nathalie Sarraute n’est pas Maurice Blanchot. Tel serait peut-être le postulat inavouable qui préside à la tentative biographique de l’auteur de Portrait d’un inconnu par Huguette Bouchardeau. Même si, effectivement, Nathalie Sarraute n’a pas fait de sa vie une tache aveugle à l’instar de Blanchot, l’entreprise qui consiste ici à « croire à l’existence de l’individu » ne laisse pas d’étonner, s’agissant de cet écrivain-clef du Nouveau Roman qui n’a pas peu contribué à la remise en question de la rhétorique identitaire et dont le célèbre soupçon s’est exercé de manière privilégiée sur l’aporétique affirmation de l’unité ontologique. Spécialisée, à défaut d’être spécialiste, dans les biographies d’auteurs féminins célèbres et célébrés tels Elsa Triolet ou Agatha Christie, Huguette Bouchardeau prend pleinement acte de cette difficulté méthodologique : « Comment écrire la biographie d’un individu […] qui s’est acharnée [sic], dans toute son œuvre, à nier l’existence même de cette réalité individuelle ? » Malheureusement, il ne s’agit là que d’une précaution oratoire… puisqu’elle n’hésite pas à balayer du revers ses scrupules légitimes pour affirmer et justifier l’ensemble de sa démarche par une lapidaire lapalissade qui ne peut que laisser perplexe ou hilare : « Nul écrivain n’a été «qu’un» écrivain. Il ou elle était d’un temps, d’un pays, fils ou fille d’une telle… » Sous le coup d’une tautologie si euphorisante, une question ne manque pas de se poser : qu’est-ce qui peut bien justifier une telle biographie ? Une livraison d’inédits ? Une documentation apportant des éclairages nouveaux ? Des entretiens avec des proches ? Rien de tout cela. Qu’y apprend-t-on ? Rien que l’on ne connaisse déjà par la chronologie d’Arnaud Rykner dans l’édition de la Pléiade dont Huguette Bouchardeau, qui n’a pu rencontrer personne et que personne n’a rencontrée, livre une saisissante, pathétique et sincère paraphrase sous la forme d’un traité du vide. Nous voilà, de fait, en route vers l’épais murmure d’un désastre, celui d’une biographie sans références, qui n’est pas appelée à en devenir une. Le parcours de ce travail en forme de contresens, voire d’impasse, chemine péniblement en dix parties dont le découpage est linéaire : « Enfance », « Étudiante », « Juriste et mère de Famille », « Entrée en littérature », « Être juive en 1940 », « Les Temps modernes », « Le Nouveau Roman », « La Passion du théâtre ou Le Gant retourné », « Le Temps des honneurs », et enfin, ô surprise, « Vieillesse ». On pressent que le défi d’Huguette Bouchardeau est de taille : comment transformer une notice de Pléiade comptant quelque quinze pages en un ouvrage de plus de deux cents ? Sans source, il paraît, en effet, difficile d’être intarissable ni d’être scientifique. Qu’à cela ne tienne, n’ayant rien à raconter, il faudra en premier lieu s’inspirer des textes de Sarraute en les répétant (Enfance, on le comprend, occupe une place de choix) et en racontant elle-même des épisodes déjà racontés, ou, en second lieu, il faudra plagier sans vergogne d’autres critiques comme Arnaud Rykner cité précédemment. Ainsi, la note 85 de la page 242 constitue un recopiage mot pour mot d’une remarque de la page XXXVII de la Pléiade. Cependant, lorsqu’elle ne parvient pas à étendre suffisamment le paragraphe, Huguette Bouchardeau s’empresse de courir vers d’autres informations : à propos de la mise en scène du Silence, pourquoi ne pas donner les dimensions du théâtre, « espace scénique mesur[ant] 4,50 m sur 5 m […] » ? Il ne s’agit pas de dresser un sottisier, même si la matière abonde. On l’aura compris, cette biographie qui aurait dû se placer sous le signe du soupçon se métamorphose à terme en soupçon de biographie loin d’être au-dessus de tout soupçon. Les questions liminaires devenues rhétoriques se referment sur leur auteur : quelle plus belle preuve de fidélité à l’œuvre de Nathalie Sarraute que cette tentative qui, contre son gré, ne laisse derrière elle que le portrait d’une inconnue ? 

SavoirsLe Partage des savoirs XVIIIe-XIXe siècles, sous la direction de Lise Andries (Presses universitaires de Lyon, 2003, 296 p., 22 €). Malgré son titre, ce recueil de travaux du séminaire LIRE (« Littérature, Idéologies, Représentations aux XVIII et XIXe siècles ») concerne très majoritairement le XVIIIe siècle. Lise Andries explique, dans son intéressante introduction, que la tranche chronologique étudiée s’arrête délibérément à 1848 car la seconde moitié du siècle serait bien mieux connue que la première, du moins sous l’angle des rapports entre littérature et savoirs. Explication curieuse, puisque les principaux essais concernant le XIXe siècle, mis à part celui de Marie-Laure Aurenche sur Balzac, discutent La Sorcière de Michelet (1862) Le Magasin pittoresque (série achevée en 1872) et Bouvard et Pécuchet, publié après la mort de Flaubert. Les lecteurs d’Histoires littéraires ont pu déjà lire une recension de l’ouvrage récent de Marie-Laure Aurenche sur Édouard Charton : l’article publié ici s’y retrouve. De son côté, Claire Barel-Moisan décrit avec pénétration le geste d’« appropriation des sciences » tenté par Balzac dans La Recherche de l’absolu et qui débouche sur une « poétique de l’ambiguïté ». Stéphanie Dord-Crouslé livre, quant à elle, une étude sur l’appropriation par Flaubert des manuels Roret, en particulier le volume sur L’Architecte des jardins, adapté dans Bouvard et Pécuchet à la sauce Flaubert. Le but de ce dernier était avec évidence bien plus de soutenir le primat de la littérature que de vanter la vulgarisation scientifique, mère, pour lui, de bien des maux, sinon de tous. On lira également avec intérêt l’article novateur de Philippe Régnier sur La Sorcière de Michelet, où il voit un « essai d’épistémologie et d’histoire des sciences » destiné peut-être à contester l’empiétement des scientifiques sur le terrain de la littérature, qu’il s’agirait de défendre. L’article pose de nombreuses questions qu’il ne résout pas, mais l’on retiendra son appel à étudier plus avant la « littérature scientifique » du XIXe siècle. Les lecteurs d’Histoires Littéraires ne sont pas sectaires et voudront sans doute lire aussi les contributions portant sur le XVIIIe siècle, celles en particulier qui portent sur l’abbé Pluche, Louis-Sébastien Mercier ou Mme de Genlis. Le volume comprend également une utile bibliographie avec un bon choix de titres sur la littérature populaire et la diffusion des savoirs. 

Secret. Arielle Meyer, Le Spectacle du secret (Droz, 2003, 253 p., s.p.m.). La thèse présentée dans ce livre est énoncée de manière claire et simple : comment la notion de secret apparaît-elle dans une œuvre, et comment peut-elle constituer le support de son fonctionnement ? Dans une première partie, brève mais théorique, et dont les deux suivantes sont la mise à l’épreuve, Arielle Meyer définit son objet – une notion qui n’est pas un concept mais un dispositif, une dynamique – par rapport à la philosophie. Parce qu’il dépend d’un énonciateur conscient de le dérober à son destinataire, le secret n’est pas le « mystère » qu’y voit Louis Marin. Proche du mensonge de saint Augustin, il s’en distingue en reléguant la notion de vérité au second plan. L’essentiel réside alors dans une tension entre la rétention d’un savoir et son exhibition contrôlée, la « sécrétion » – une expression empruntée à Andras Zempléni. Cette définition dynamique du secret est ensuite vérifiée dans l’œuvre de Marivaux, car le théâtre semble à l’auteur le lieu par excellence où elle s’exerce. Ainsi, à partir des Fausses Confidences, de L’Heureux Stratagème et des Acteurs de bonne foi, dont l’argument est la distillation patiente du secret – d’amour ou de théâtre – à tous les protagonistes, Arielle Meyer vérifie que « le théâtral et l’ostentatoire [sont] les voies d’accès au secret littéraire. Raison pour laquelle le genre dramatique accueille si bien le secret : par la convention énonciatrice qui est la sienne, il permet au spectateur d’assister en direct aux jeux du secret ». Dès lors, comment ce fonctionnement éclaire-t-il celui du secret dans le genre romanesque ? La deuxième partie, « Jeu et secret », analyse surtoutMademoiselle de Maupin et Armance comme figures contradictoires de la dynamique du secret. Si Gautier multiplie, dans le double travestissement de ses héroïnes, la rétention de savoir, c’est pour explorer les méandres de leur conscience dans un roman qui prend fin avec le dévoilement du secret lui-même. Quant à Stendhal, en offrant la mort, symbolique ou réelle, pour seule issue à ses héros, il illustre les limites du secret absolu : en laissant son lecteur dans l’ignorance du secret d’Octave, il tarit son propre déroulement narratif. C’est alors dans l’écriture virtuose de Barbey d’Aurevilly, dont les intrigues, nées de la captation d’un secret, entretiennent celui-ci comme source de la narration, que le secret prend toute sa force : il est à l’origine même de la fiction, avec des héroïnes à jamais mystérieuses – et l’on retrouve la définition ontologique de Louis Marin, avec un secret qui, comme jeu permanent de la distinction et de l’identité, donne son titre à la troisième partie, « mystère et secret ». Enfin, ce mystère qui se refuse au dévoilement conteste le Naturalisme, l’œuvre de Barbey s’oppose aux romans de Zola. Amplifié, le secret n’y existe que pour être éventé, dans une exploration impitoyable – la description répétée – des êtres qui ont subi son emprise. Il est donc à nouveau source de réflexion sur les rapports entre monde et écriture, mais d’une façon qui l’éloigne de la dynamique dont le théâtre marivaudien donnait l’exemple. Malgré la cohérence de la démonstration, on adressera quelques reproches à cet ouvrage. Il réunit, grâce au concept du « littéraire », des textes qui auraient pu ne pas l’être. Comme le montre Arielle Meyer elle-même, Marivaux sert bien peu à lire Zola. Quant à Gautier, il n’est pas éclairé par un détour très général sur le théâtre baroque. Le Spectacle du secret met donc en rapport des textes et des genres trop disparates, analysés parfois de manière superficielle – on ne trouve pas le secret dans tout le théâtre de Marivaux ; et quel autre statut donner que la fin du roman à la mort d’Octave ? L’intérêt de l’ouvrage réside plutôt dans sa méthode. Parfaitement exploitée sur Barbey, elle souligne comment un thème, le secret, peut devenir une dynamique qui fonde la fiction dans son rapport problématique au réel et au lecteur. 

Soupault. Philippe Soupault, Histoire d’un Blanc. 1897-1927. Mémoires de l’oubli (Gallimard, 2003, 114 p., 5,90 €). Petit ouvrage autonome détaché des volumes qui forment les Mémoires de l’oubli – où il s’intègre en manière de préambule –, Histoire d’un Blanc, publié en 1927, constitue à lui seul les mémoires condensés d’un jeune homme de trente ans. Pour être plus juste, on serait tenté de dire que ce livre est moins le récit d’une portion de vie – de l’enfance à l’âge d’homme – que l’histoire non événementielle, intérieure et physique à la fois, d’une libération. Car c’est d’un effort d’affranchissement qu’il s’agit dans ces lignes – un effort sans cesse retenté, dans la mesure où, précisément, tout travail d’émancipation authentique ne connaît ni borne définitive, ni raison suffisante. C’est pourquoi les derniers mots d’Histoire d’un Blanc résonnent comme un défi lancé à la face d’un inconnu : « Ce que je suis ? / Un esprit qui ne peut se satisfaire que de sa perte définitive qui le rapproche enfin de l’infini. » Confession et approche de soi dans un ouvert qui méconnaît les limites de l’individuation et aspire à un perpétuel élargissement. On pense bien sûr à Nadja de Breton, publié en 1926. Convergence qui atteste qu’une certaine essence du Surréalisme se concentre dans ces phrases ultimes, qui sont en vérité les mots d’un commencement. De nature autobiographique, le récit de Soupault prend, au fil des pages, de l’altitude, il gagne en hauteur, de même qu’apparaît, avec une acuité progressive mais sûre, le devoir de liberté auquel nul, s’il est digne d’être un homme, ne peut se soustraire sans se parjurer. Enfant né en 1897 à Chaville dans un milieu bourgeois, étriqué, borné, insipide, Soupault dit de sa famille ce qu’il faut en dire : le pire, auquel seul échappe un père aimé, « gai, vivant, souriant, actif et taquin », que la mort emporte prématurément. Cet épisode marque une rupture : l’approche de la mort inspire à Soupault de ne chercher d’issue que dans une totale disponibilité de soi et dans le refus radical de tout arrière-monde : « Je ne crois ni en Dieu, ni à la gloire », écrit-il. Dès lors, seule importe la quête de la liberté, une façon d’apprendre à être soi-même : « Alors, Liberté, un seul signe, un grand signe, comme une aurore ou comme un jet de sang. » À l’horizon de cette aurore promise se lèvent des silhouettes qui sont comme des guides, des initiateurs considérables : ainsi en est-il de Rimbaud, découvert en compagnie du camarade Emmanuel Fay, et dont l’inoculation agira lors du séjour du jeune Soupault à Londres : « Londres me donna le vertige. […] Je devins poète. […] Tout à coup, devant la Tamise qui charriait des cargos, mon cœur se mit à battre, un flot d’images comme du sang me monta au cerveau. Pendant une seconde, je vis deux mille cinq cents villes, une forêt, des yeux et surtout des mains qui s’agitaient. Dans ma bouche les mots se bousculaient. » Afflux des mots, dessillement du regard : tels sont les premiers signes de l’affranchissement espéré. Puis vient Lautréamont, dont Soupault découvre, en 1914, l’œuvre foudroyante : « Les Chants de Maldoror, qui demeurent pour moi la grande révélation ». C’est par Ducasse, de fait, que le glissement s’opère du côté du Surréalisme, via Apollinaire, qui se qualifiait lui-même de « fusée-signal », et les peintres cubistes, Derain, Braque, Picasso, sans omettre le Douanier Rousseau, exemple, aux yeux de Soupault, d’un esprit « que ne corrigeait ni ne gênait aucune éducation antérieure » : « un peintre complet, un peintre parfait ». On voit ainsi se former comme une constellation d’ascendants décisifs, qui alimentent l’ivresse surréaliste en accroissant la soif de liberté : « joie […] de détruire, de tout faire sauter d’un coup, de se moquer du lendemain et des responsabilités ». Et de donner un grand coup de pied dans la littérature elle-même, si bien que l’écriture soudain s’interroge et s’interrompt dans l’avant-dernier chapitre de ce livre : le geste de l’autobiographe est suspendu, il s’efface devant l’inconnu qui s’annonce, l’ouvert du devenir, dont la puissance seule décidera d’une vie qui reste à inventer. Sans doute faut-il voir dans cet arrêt le pressentiment de quelque nouvelle aurore : « Ce que j’attends maintenant, c’est la révolution ». Révolution politique, collective, certes, mais aussi révolution intérieure, « freudienne », désaliénation permanente de l’individu afin qu’entre fantômes et démons apparaissent les lignes de fuite d’une échappée qui ne soit pas pure évasion « littéraire », mais bien invention douloureuse de soi dans l’expérience de la perte, avancée dans l’insondé. Cela s’appelle poésie. 

Stendhal. Francesco Spandri, L’« Art de komiker ». Comédie, théâtralité et jeu chez Stendhal (Champion, 2003, 272 p., 45 €). On attendait depuis longtemps une étude méthodique et approfondie sur la question du comique chez Stendhal. Quelques travaux récents – dont le bel ensemble collectif réuni par Daniel Sangsue sous le titre Stendhal et le comique et l’essai de Michel Crouzet, Rire et tragique dans « La Chartreuse de Parme » – avaient certes posé les bases d’une réflexion étendue sur les rapports de Stendhal à la comédie et sur les formes et les enjeux du rire stendhalien. Le livre de Francesco Spandri apporte à son tour sa pierre à l’édifice, le propos de l’auteur étant de montrer que celui qui aspirait à être le Molière du XIXe siècle s’est ingénié à transporter dans l’écriture romanesque le projet et les problèmes du comique qu’il entendait d’abord vouer à la scène. Mais ce transfert ne va pas sans quelques déplacements et redéfinitions rhéto-poétiques. Rappelant que Stendhal s’est toute sa vie intéressé à la comédie et à son héritage, Francesco Spandri s’applique à ressaisir les lignes de force d’une théorie du comique – d’un « art de komiker », comme l’écrit Stendhal dans une lettre à Louis Crozet du 30 septembre 1816 – dont les motifs et les concepts restent cependant dispersés dans un corpus où les idées font corps avec la représentation, où les notions sont indissociables de la fiction. La théorie du comique chez Stendhal est donc à « inventer » : c’est à cette tâche que s’attelle cet essai concis et dense dont le premier mérite est d’éclairer les formes d’une théâtralité romanesque par lesquelles une « écriture comique » « met en scène les caprices du sens et se met en scène elle-même en tant qu’art de komiker le sens ». Autant dire que la question et l’œuvre de Stendhal sont ici abordées sous l’angle d’une sémantique susceptible de refonder les catégories principielles de leur propre intelligibilité. Mettant à contribution des textes divers, appelés ici à dialoguer – tels que le Journal, les Chroniques anglaises, la CorrespondanceRacine et Shakespeare –, la démarche refuse toute simplification et s’enrichit au contraire de l’historicité d’un parcours créateur qui va de l’examen des tentatives théâtrales de Stendhal à la mise en œuvre, dans le cadre d’une théâtralité romanesque, des gestes propres à la mens comica stendhalienne et à l’actualisation d’une écriture adossée à des typologies comiques et caractérisée par le recours typique au comique de mots. L’auteur montre parfaitement que le problème du rire ressortit aux enjeux conjoints d’une poétique et d’une éthique. Si l’on peut regretter ici ou là quelques commentaires insuffisamment poussés, quelques notations par trop sèches qui laissent les citations de Stendhal entre ciel et terre, l’ensemble toutefois emporte l’adhésion et constitue une avancée non négligeable dans la compréhension du projet romanesque de Stendhal. 

Surréalisme (I). Louis Janover, Surréalisme ou le Surréalisme introuvable (Sens et Tonka, 2003, 212 p., 14 €). « L’indifférence en matière politique, une renaissance de mysticisme religieux, l’érotisme en littérature, le scepticisme et le pessimisme, phénomènes expressifs du désarroi consécutif à la défaite, à l’abandon de grands espoirs […]. » D’après Louis Janover, rien n’a vraiment changé depuis que Souvarine dressait le bilan de la contre-révolution russe de 1907. Des « livres érotiques sans orthographe » du XIXe siècle au récent Picasso du Jeu de Paume, c’est affaire d’échelle tout au plus. Entre les deux, le Surréalisme s’est avancé longtemps plein de promesses, jusqu’à ce que la pompe des expositions organisées dernièrement à Beaubourg ou Drouot ne vienne signifier au mouvement son appartenance définitive au passé. C’est donc avant tout d’héritage qu’il s’agit dans cet essai aux accents pamphlétaires, qui actualise et amplifie les thèses d’un article publié dans Le Monde libertaire en mars 2002. De Jean Clair à Annie Le Brun en passant par Alain Joubert ou Maurice Nadeau, nombreux sont, en effet, d’après Louis Janover, ceux qui, depuis mai 68, conspirent plus ou moins ouvertement à la liquidation de l’héritage surréaliste. Là où s’élevait jadis un élan qui proclamait son désir conjoint de « transformer le monde » et de « changer la vie », on ne trouve plus qu’un mouvement que des « petits-bourgeois branchés » s’approprieraient à loisir après que la vie se fut chargée de le frelater. Les pseudo-frissons de la subversion auraient donc fini par mettre la révolution sur la touche. Comment en sommes-nous arrivés à cette fin si cruelle qui pousse la culture à n’être plus que « le parasite de ce qu’elle a produit la veille » ? Pour Louis Janover, cette fin était inscrite dès le départ dans le programme des Surréalistes : en annonçant à contre-temps vouloir « transformer le monde » et « changer la vie », le Surréalisme se serait placé délibérément sous le signe d’une dualité mortelle entre art et politique, Rimbaud finissant évidemment par perdre son âme en oubliant Marx. Autrement dit, si le Surréalisme avait été différent de ce qu’il fut, il ne serait pas devenu ce qu’on en fait aujourd’hui. Le lecteur est prié d’en prendre bonne note.

Surréalisme (II). Régis Debray, L’Honneur des funambules. Réponse à Jean Clair sur le Surréalisme (L’Échoppe, 2003, 48 p., 7,50 €). Au dernier libelle de Jean Clair, Du Surréalisme considéré dans ses rapports avec le totalitarisme et les tables tournantes, Régis Debray, que les distraits n’attendaient pas en défenseur éclairé d’André Breton, oppose une épître qui est à la fois un modèle de mesure et une fête pour l’intelligence. Loin des aléas du marché de l’art, il campe un homme qui, ayant jusqu’au bout su vivre pauvre parmi les richesses que d’autres méconnaissaient (la vente de la collection Breton aurait produit 46 millions d’euros), a soutenu et incarné du même élan l’idéal d’une poésie, d’un art visant, bien au-delà des aléas positionnels de l’hic et nunc, une évolution essentielle de l’esprit. Homais a beau jeu de ravaler à la mystagogie une ouverture tous azimuts, idéal poursuivi à travers mille actions réelles – sujettes à ce titre à tous les ratages que la réalité fomente, et c’est ici que Régis Debray peut plaider en expert, entrer dans le détail, opposer ceci, concéder cela. Ce n’en est pas moins lui qui conclut : « Se faire de la poésie un style d’existence, une règle de vie, l’équivalent d’un vœu solennel, nous catapulte bien au-delà du domaine esthétique » et observe qu’à prétendre nous y confiner, restituer à la lettre le credo de l’immanence, il faudrait « dérouler la généalogie du forfait jusqu’en haut, Rimbaud, la lettre du voyant, et Lautréamont « la poésie doit être faite par tous » ». Régis Debray n’ajoute pas, car il est courtois, et Jean Clair doit être au courant, que ces révisions critiques (A-t-on lu Rimbaud, A-t-on lu Lautréamont ?) ont paru voici déjà longtemps, signées Robert Faurisson. D’une lorgnette un peu étroite ? Certes. On peut faire mieux. Attendons.

 

Tailhade. Monique Certiat et col., Vies et visages du XVIII eau XXsiècle (Ville de Tarbes, 2003, 158 p., s.p.m.). Ce catalogue d’une exposition présente les portraits de diverses personnalités tarbaises. Nous le signalons pour le portrait inédit de Laurent Tailhade, dessin au crayon d’Henri Borde conservé au musée Massey et reproduit ci-dessus. 

TardieuJean Tardieu, un poète parmi nous. Colloque de Cerisy, septembre 1998 (J.-M. Place, 2003, 302 p., 25 €). Jean Tardieu est un poète polymorphe et intemporel. Dans son œuvre, l’arbre du jeu verbal (La Môme Néant, son théâtre) cache la forêt d’un lyrisme fondé sur une interrogation métaphysique. Le colloque de Cerisy qui lui a été consacré éclaire ces deux aspects, avec des contributions originales de Michel Décaudin, Joëlle Jean, Laurent Flieder (sur son cratylisme), Henri Meschonnic, Jean-Yves Debreuille (sur son « sur-romantisme »), Marie-Claire Bancquart, Claude Debon (sur ses « poèmes à voir »), Anna-Maria Babbi (pour une étude génétique). D’autres articles abordent la comparaison avec Ponge, mais aussi avec Zanzotto, et surtout sa confrontation avec ses amis peintres. L’ouvrage se termine sur l’état de la recherche, les archives déposées à l’IMEC et une bibliographie. Présence d’inédits et d’une iconographie suggestive sur cette vie aussi discrète que riche en relations artistiques. 

Thomas. Henri Thomas, De profundis Americae : carnets américains (1958-1960) (Le Temps qu’il fait, 2003, 200 p., 18 €). De Profundis Americae : c’est le titre qu’Henri Thomas a donné à ses carnets américains. En septembre 1958, ce dernier part pour les États-Unis avec son épouse Jacqueline et sa fille Nathalie – un long voyage transatlantique qui les amène à Waltham, près de Boston, dans le Massachusetts. Thomas doit enseigner la littérature française à l’Université Brandeis. Il y restera deux ans, jusqu’en juin 1960. Ces carnets dressent un constat affligeant d’une société qui va imposer son modèle à la planète. Thomas se retrouve confronté à l’american way of life, à une société qu’à la même époque l’École de Francfort analyse. À Brandeis, il aura d’ailleurs pour collègue Herbert Marcuse et, comme le souligne Paul Martin, il est « difficile d’imaginer que Thomas n’ait eu aucun écho de ce que préparait alors le philosophe » dont le livre phare,L’Homme unidimensionnel, devait paraître quatre ans plus tard. Pour emprunter un titre à Adorno, De Profundis Americae est un peu les Minima moralia de Thomas. Il y est saisi d’une véritable extase devant la nature américaine, devant des ciels qui avaient aussi étonné Sartre, des forêts quasi primitives, et d’une répulsion immédiate devant la société de consommation, et l’aliénation irréversible de l’individu et sa bêtise. La dictature de la marchandise à produire et à vendre, la voiture qui commande l’espace et le modèle selon ses normes, tout cela inquiète le « piéton » Thomas. Plus étranger en Amérique encore qu’il ne l’était dans la « vieille Europe », il consigne son dégoût de la « religion du dollar et de la technique » dont la conséquence irrémédiable est un « zéro spirituel ». Hélas, pour Thomas, Brandeis et ce que l’on nomme la « communauté savante » de ses professeurs ne l’amènent pas à plus de clémence. L’Université américaine a déjà toutes les caractéristiques qui feront la fortune des romans de John Irving ou de l’anglais David Lodge – enseignement pour lequel les USA ont davantage pris modèle sur la sophistique grecque que sur ses philosophes : toge et chapeau carré qui semblent sortis d’un comics et qui feront rire sa fille. Pas de programme ni d’inspection, chacun monnaye son savoir pour une entreprise à but lucratif, où c’est la réputation, la séduction, la rumeur qui font et défont les carrières. Le savoir copule avec la publicité, les « stratégies cyniques » y deviennent une seconde nature car, au bout du compte, la profession d’enseignant s’y révèle essentiellement ancillaire et fabrique des baudruches de la vaine publication ou des consciences douloureuses : « La littérature ne s’enseigne pas. » Est-ce pour s’en convaincre que l’Université a toujours été tentée par l’écriture ? Reste que les collectionneurs de cancans littéraires vont ici se régaler : Thomas y dissèque vivant plus d’un de ses célèbres confrères. Amer savoir qu’on tire de ce voyage en Amérique, pourrait-on dire. Il n’aura pas été initiatique sauf à être une Saison en enfer « volée » à une autre vie, même si, à l’horizon, il y a les « romans américains » de Thomas. Deux choses lui permirent de supporter ce décalage mental imposé : ses nombreux projets d’écriture et la conviction que cette damnation salariée ne serait pas éternelle. 

Vampire. Jean Marigny, Le Vampire dans la littérature du XXe siècle (Champion, 2003, 384 p., 55 €). D’ouvrages de vulgarisation en travaux universitaires, Jean Marigny marche depuis vingt-cinq ans sur la piste des vampires : sujet passionnant, mais passablement ratissé. Quid novi sub strigis luna ? Le grand mérite de la docte analyse qu’il propose tient justement au caractère très contemporain de son corpus. Sans négliger les hypostases littéraires du mythe ayant eu cours dans la première moitié du XXe siècle, l’impressionnante bibliographie de ses sources primaires accorde la part belle aux œuvres publiées ces trente dernières années, et cela change tout. Depuis les années 70, en effet, le thème du vampire en littérature s’est transformé de manière spectaculaire. Soutenu par l’industrie cinématographique et télévisuelle, le personnage a fini par envahir tous les genres littéraires et conquérir toutes les tranches d’âges. Du policier au roman sentimental, en passant par le rayon érotique, le vampire est désormais partout, même dans les œuvres et produits destinés à un public enfantin depuis que les psychologues de la Commission de censure américaine ont estimé qu’il n’y avait là nul danger pour ces chères têtes blondes. Ce phénomène de massification ne présenterait qu’un intérêt limité s’il ne s’accompagnait d’une mutation profonde du personnage où la littérature, et singulièrement Entretien avec un vampire d’Ann Rice, joue un rôle de premier plan. Là où les écrivains victoriens racontaient la soudaine incarnation d’un mal radical qu’il fallait éradiquer avec l’aide de Dieu, les romanciers et nouvellistes américains d’aujourd’hui (puisque c’est d’eux qu’il s’agit pour l’essentiel) mettent en scène un être plus ambigu qui, devenu métaphore à tout faire, a pris en charge les angoisses et contradictions qu’engendre ou tente d’enterrer la culture moderne. Les vampires prospèrent et nous ressemblent de plus en plus, ce qui, d’après Jean Marigny, n’est pas forcément une bonne nouvelle. Comment se portent-ils ailleurs ? Les vampires de l’Inde ou de l’Arabie, largement aussi anciens que leurs confrères européens, auraient-ils, par exemple, subi la récente dégénérescence de Dracula ? C’est ce qu’on voudrait savoir au terme de ce livre qui privilégie assez nettement la littérature occidentale et même, mondialisation oblige, anglo-saxonne.

Van Gogh. Lettres illustrées de Vincent Van Gogh, édition établie et commentée par Claire Barbillon et Serge Garcin (Textuel, 2003, 485 p., 3 volumes, 55 €). Un coffret enfermant trois cahiers brochés : le premier, intitulé Lettres illustrées de Vincent Van Gogh (1888-1890), contient près de 250 pages de fac-similés ; le deuxième, Quand Van Gogh dessinait en écrivant de Claire Barbillon, qui travaillait au service culturel du Musée d’Orsay avant de devenir directrice des études à l’École du Louvre ; le dernier, Transcriptions et éclairages biographiques, a été écrit par Serge Garcin, auteur d’une biographie de Van Gogh parue en 1981. Parmi les 250 lettres écrites en français par le peintre sur la période 1888-1890 – Arles, puis Auvers-sur-Oise –, une cinquantaine est illustrée. Théo Van Gogh est le principal destinataire (les autres sont Paul Gauguin, Émile Bernard, Paul Signac). La dernière, qui date du 24 juillet 1890 – quatre jours avant la mort de Vincent –, lui est adressée : avec quatre paysages d’Auvers-sur-Oise, elle est la plus illustrée de toutes. Les amateurs d’épistoles illustrées compareront le rapport du texte et du dessin dans cette correspondance d’un peintre et dans celle d’un Verlaine, poète qui illustrait très souvent ses lettres. Un regret : la monotonie qu’engendre la présentation de ce volume de fac-similés entièrement en noir et blanc, sans mention du destinataire et sans séparation nette des lettres. Mais l’ensemble reste une réalisation utile et estimable. 

Verdet. Françoise Armengaud, André Verdet, du multiple au singulier (L’Harmattan, 2003, 344 p., 27,50 €). Avec un sous-titre passe-partout, cet essai chronobibliographique, qui constituait à l’origine une thèse (non soutenue), a toutes les chances de passer inaperçu. Ce serait dommage, car la structure choisie pour cet « inventaire » n’est pas inintéressante. Dans un esprit très documentaire, l’auteur a traité les quelque deux cents ouvrages du poète à travers la grille de huit thématiques qui mettent en évidence sa polyvalence de poète, conteur, peintre, sculpteur, céramiste, amateur de sciences, ami des peintres, etc., si typique du XXe siècle et des citoyens de Saint-Paul-de-Vence. Né le 4 août 1913 à Nice, membre du réseau Combat, interné à Buchenwald pendant la guerre, Verdet fut un touche-à-tout dont le parcours gagne en clarté grâce aux regroupements opérés par Françoise Armengaud : les « Poèmes jeunes », l’espace concentrationnaire, la question politique et les utopies, le troubadour de Provence, ses méditations cosmologiques, la poésie, l’art puis les poèmes « neufs », sont les pôles d’articulation du volume. La matière consiste en une analyse des ouvrages de l’écrivain, titre par titre, depuis sa rencontre, en 1940, d’Henri de Lescoët, éditeur à la marque des îles du Lérins. Viendront la revue Corymbe, Rodez, l’École de Rochefort, Giono, Prévert, Picasso (et personnages afférents), Bill Wyman (des Rolling Stones) et le groupe Yes, les livres d’artistes, etc. On en prend plein les mirettes sans que Françoise Armengaud ne soit jamais pédante et ennuyeuse. Ce n’est pas le cas de tous les exégètes de Verdet. Nous conseillons de ne pas rater les commentaires et la « postface » d’Anne-Marie Amiot sise en quatrième de couverture, car s’y enfilent quelques belles perles (telles que « les diverses étapes du cheminement complexe et foisonnant de ce poète hors normes »). Malheureusement, la maquette inélégante et les caractères moches de l’éditeur desservent le volume. 

Verlaine, Rimbaud, Mallarmé. Christian Galantaris, Verlaine Rimbaud Mallarmé, catalogue raisonné d’une collection. Supplément (Cendres, 2003, 91 p., s.p.m.). Histoires littéraires n° 5 avait rendu compte de ce catalogue qui détaillait le contenu d’une collection privée constituée des éditions les plus anciennes des œuvres de Verlaine, Mallarmé et Rimbaud. Le présent volume constitue un supplément à ce catalogue. Les descriptions bibliographiques sont irréprochables, et le lecteur passera sur une ou deux faiblesses d’histoire littéraire (à titre d’exemple : Rimbaud invité au dîner des Vilains-Bonhommes « y avait lu le Bateau ivre » – aucun témoignage n’indique cela). Les fac-similés sont d’une qualité rare. 

Voyages. Jean-Didier Urbain, Secrets de voyage. Menteurs, imposteurs et autres voyageurs impossibles (Petite Bibliothèque Payot, 2003, 448 p., 10,40 €). L’auteur est un ethnologue turbulent et intrépide, qui ose se lancer sur des terrains vierges (La Société de conservation. Étude sémiologique des cimetières d’Occident) et réexplorer des territoires considérés comme chasse gardée. Ainsi, ces Secrets de voyage, qui, pourtant, ne devraient nuire à personne, puisqu’ils ne sont, d’une certaine façon, que « de seconde main », s’appuyant sur les rapports d’explorateurs et d’ethnologues patentés, de Christophe Colomb à Claude Lévi-Strauss. Seulement, Jean-Didier Urbain a décidé d’étendre le champ en fouinant dans les journaux de voyage desdits ethnologues (Bronislaw Malinowski ou Alfred Métraux) pour y décrypter le « non-officiel », et en incluant toute la littérature de voyage, des guides touristiques aux mémoires d’aventuriers (Louis de Rougemont, Henry de Monfreid) ou de baroudeuses (Isabelle Eberhardt, Alexandra David-Néel), aux récits de voyage – que le voyage ait été réel ou fictif (jusqu’à Xavier de Maistre et son fameux Voyage autour de ma chambre) –, voire aux romans d’aventures (de Daniel Defoe à Karl May) et même à la bande dessinée (Hergé, of course). Et donc, levée de boucliers : « pas scientifique, mon cher Watson ! » Pourtant, pourtant, après la Critique de la raison pure, la Critique de la raison pratique de qui vous savez, voilà une véritable Critique de la raison voyageuse. Malheureusement, notre auteur s’est laissé aller à « faire de la littérature » en donnant à ses chapitres et sous-chapitres des titres vasouillards, ne reculant même pas devant le jeu de mots. À l’époque de Galilée et de Giordano Bruno, c’eût été le bûcher ! 

Yourcenar. Marthe Peyroux, Marguerite Yourcenar (Eurédit, 2003, 210 p., 30 €). Le sous-titre un peu grandiloquent de cette étude, La difficulté de vivre, provient d’une chronique de Yourcenar, qui opposait cette formule à « la fatalité sinistre de mourir » que Hugo trouvait aux fusillés de la Commune. Que peuvent la culture, la tradition humaniste, la sagesse résignée de l’acceptation face à l’horreur du monde, c’est ce que Marthe Peyroux étudie dans l’œuvre de Yourcenar. Pas de grande surprise, mais une étude classique d’une bonne tenue. 

Zola. Émile Zola, Œuvres complètes, tome 5, Thiers au pouvoir 1871-1873 ; tome 6, L’Ordre moral 1873-1874 (Nouveau Monde éditions, 2003, 995 p. et 687 p., 38 € par volume). C’est à un rythme extraordinairement rapide, pour une entreprise de ce genre, que paraissent, les uns après les autres, les tomes de cette édition des œuvres complètes de Zola, sous la direction d’Henri Mitterand, dont le nom est synonyme de haute compétence en la matière. Les deux derniers en date portent sur la période 1871 à 1874 : deux romans de la série des Rougon-Macquart (La Curée, Le Ventre de Paris, deux pièces de théâtre (Thérèse Raquin etLes Héritiers Rabourdin), des nouvelles (Nouveaux Contes à Ninon) et des chroniques politiques, littéraires ou dramatiques. La présentation et l’annotation de ces deux volumes ont été confiées à Patricia Carles, Béatrice Desgranges, Daniel Compère et Jean-Pierre Leduc-Adline. Comme dans les tomes précédents, la correspondance de l’époque et la chronologie sont en fin de volume. Bon courage à ces jardiniers de l’arbre des Rougon-Macquart : c’est un vrai cèdre du Liban qu’ils font pousser en grande vitesse.

 

[Matthias Alaguillaume, Gérald Antoine, Paul Aron, Patrick Besnier, Jacques Bienvenu, Colette Camelin, François Caradec, Alain Chevrier, René-Pierre Colin, Jean-Louis Debauve, Véronique Dominguez, David Ducoffre, Éric Dussert, Johan Faerber, Jean-Pierre Goldenstein, Jean-Paul Goujon, Jean-Philippe Guichon, Jean-Jacques Hamm, Jean-Louis Jeannelle, Audrey Lasserre, Jean-Jacques Lefrère, Jean-Paul Louis, Marielle Macé, Hugues Marchal, Michèle Mascle, Robert Mélançon, Jean-Paul Morel, Claude Mouchard, Jacques Noizet, Andrea Oberhuber, Gilles Picq, Michel Pierssens, Florence Playe, Dominique Poncet, Yannick Portebois, Henri Scepi, Anne Simon, Dominique Vaugeois, Jean-Didier Wagneur, Éric Walbecq, etc.]