En société

Aragon. Recherches croisées Aragon-Elsa Triolet 10 (Presses universitaires de Strasbourg, 2006, 269 p., 20 €). Trois parties : des entretiens avec Guy Konopnicki (auteur d’un faux Aragon en 1981) et surtout Francis Crémieux, témoin loquace et passionnant, qui évoque en 1991 de nombreux aspects de ses rapports avec Aragon et Elsa. Puis trois études sur Les Manigances d’Elsa Triolet (chaque article donne les références à une édition différente : n’aurait-on pu unifier?). Quatre études, enfin, sur Aragon; celle de Maryse Vassevière, « Le Journalisme au service de la critique du dogmatisme », nous a paru la plus intéressante et met en évidence une fois de plus l’importance du travail réalisé par Aragon aux Lettres françaises.

Beaumont. Le Trèfle blanc. Bulletin de l’Association des Amis de Germaine Beaumont, n° 2, automne 2005 (37 rue Henri-Barbusse, 92000 Nanterre ; 36 p., abonnement annuel :
20 €). Ces quelques études et témoignages laissent le lecteur sur sa faim : en particulier, l’entretien avec Marcel Jullian est bien décevant. Mais le récit des acidités de Germaine Beaumont sur Hélène Picard est amusant. Nul doute que les prochaines livraisons ne soient plus nourries et que les récentes rééditions de la romancière (dont un volume dans la collection Omnibus) ne suscitent articles et commentaires.

CélineLe Bulletin célinien, n° 276, juin 2006 (BP 70, B-1000 Bruxelles 22 ; 24 p., abonnement : 47 €). Peu de pages, mais d’une grande richesse : consacré à Robert Denoël, ce numéro consiste, pour l’essentiel, dans un long entretien avec Henri Thyssens, responsable d’un site (www.thyssens.com) entièrement dévolu à l’éditeur de Céline, personnage complexe qu’il ne faut pas réduire à son assassinat demeuré mystérieux. Henri Thyssens fait l’historique des recherches qu’il mène depuis trente ans sur Denoël et rend justice à la biographie de Louise Staman, tout en déplorant que la traduction française en ait été mutilée. Il rappelle aussi que Céline afficha un constant « manque de reconnaissance pour tous les efforts de Denoël en sa faveur » ; il attendra sa mort pour lui montrer quelque estime ! Divers documents entourent cet entretien, qui donne envie de se précipiter sur le site dont Henri Thyssens explique le contenu et commente le développement à venir.

ClaudelBulletin de la Société Paul Claudel, n° 181, mars 2006 (4 rue du Pont Louis-Philippe, 75004 Paris ; 96 p., 7 €). L’essentiel de ce numéro est consacré à la correspondance Claudel-Maritain, présentée par Michel Bressolette. Elle est étonnamment concise, puisqu’elle consiste en vingt-six lettres, dont dix-huit de Claudel – et il ne semble pas que beaucoup aient été perdues. De 1921 à 1936, leurs échanges sont essentiellement littéraires avec quelques dissensions légères (Claudel n’apprécie pas l’intérêt de Maritain pour Maurras ni son attention pour les Surréalistes) ; la guerre d’Espagne les conduit à une rupture au moment où le philosophe prend la défense des Républicains. Claudel avoue alors que « le doux Maritain [lui] galope sur le système ». Ils se réconcilient en 1945, lorsque Maritain devient ambassadeur près le Saint-Siège : il reçoit une belle lettre du poète sur « l’affreux silence du Vatican » pendant la guerre concernant le massacre des Juifs. Abondante partie critique de ce bulletin : le cinquantenaire de la mort de Claudel a suscité dans le monde entier de nombreuses publications et manifestations dont il est rendu compte.

FerréLes Cahiers d’études Léo Ferré, n° 9, 2006, Amour et anarchie (Éditions du Petit Véhicule, 204 p., 22 €). Ce numéro prend pour titre celui d’un célèbre album de Ferré, Amour Anarchie. Mais à qui s’adressent ces Cahiers ? On se perd en interrogations, car se succèdent de façon irrationnelle toutes sortes de textes, inédits ou extraits de livres, quatrièmes de couvertures, chansons, articles divers de Ferré, pages de Louise Michel et de Bakounine, sans que rien soit jamais un peu approfondi. Cela n’apprendra pas grand-chose aux amateurs de Ferré, ni à ceux qui se sont interrogés sur l’Anarchie. Pour notre part, nous serons tout de même reconnaissant pour un bref article consacré à l’écrivain italien Giovanni Testori, dont nous ignorions tout. Mais cet auteur – avec qui a travaillé Luchino Visconti – n’entretient avec Léo Ferré qu’un rapport très ténu. Annoncés en préparation, un Caussimon-Ferré et les actes d’un colloque tenu en 2004 à Lille et Valenciennes. Souhaitons que ce soit moins hétéroclite.

FrissonLe Frisson esthétique, n° 1, juin-juillet-août 2006 (Éditions du Frisson esthétique, Coutances ; 98 p. ; abonnement annuel : 16 €). Mais qu’est-ce donc, se demandaient nos voisins de métro louchant sur cette revue glacée comme un prospectus, avec une Régine Desforges floue en couverture, une bannière « Normandie » qui laisse imaginer une publication portée haut par les subsides régionaux ? À l’intérieur, papier crème, polices et mise en page plus précieuse qu’élégante, moult gravures. R de réel revu par le bon goût provincial option fleurs 1900 (on en profite pour signaler que l’audacieux et légitime rejeton de la défunte revue, Le Tigre, court toujours à l’heure où nous mettons sous presse, et que les amateurs de lettres bizarres seraient bien inspirés de ne pas le laisser disparaître). Infiniment agréable à feuilleter, la revue l’est un peu moins à lire, tant la prose y est convenue. Il n’est pas interdit pourtant d’arrêter de fumer ce mois-ci et de flamber le prix du paquet pour découvrir cette espèce d’almanach tendance, mêlant, en un coq à l’âne calculé, une page sur les navets et d’autres sur Remy de Gourmont. Sixtine précisément est réédité par les Editions du frisson esthétique, dont l’objet, nous dit le site (frissonesthetique.com) est d’éditer le répertoire classique et contemporain en de beaux volumes illustrés où retrouver le plaisir du beau lire. Voilà messeigneurs, qui ne saurait vous déplaire.

GideBulletin des Amis d’André Gide, n° 149, janvier 2006, n° 150; avril 2006 (La Grange Berthière, 69420 Tupin-et-Semons ; 198 p., 12 €). Toujours réguliers et toujours copieux, les bulletins Gide poursuivent leurs feuilletons (les journaux intimes de Robert Levesque et de Jean Lambert, ainsi que les dossiers de presse des livres de Gide). Le n° 149 donne la fin des brouillons de La Porte étroite édités par Pierre Masson, ainsi que divers articles. Dans le n°150, on retiendra l’étude très sérieuse, par Frédéric Canovas, des pratiques masturbatoires poussées « jusqu’à l’épuisement » par Gide (le luxe de détails finit par impressionner), lui-même considérait qu’il s’agissait d’une conduite pathologique. L’auteur de Si le grain ne meurt semble avoir considéré, comme le Surmâle de Jarry, que « l’amour est un acte sans importance, puisqu’on peut le faire indéfiniment ».

Matricule (1)Le Matricule des anges, n° 73 (mai 2006, 52 p., 5 €). Un pan de l’horizon s’écroule quand on perd un ami, écrit Bonnefoy à propos de Claude Esteban auquel le Matricule consacre un dossier en mai. Dossier de mémoire plus que d’hommages, il fait la part belle aux témoignages des hommes, au témoignage des textes aussi. Dans un monde littéraire où les pans de l’horizon s’écroulent à mesure que ceux qui nous ont appris à lire rejoignent le silence, reste un espace neuf pour de nouvelles présences : René Rodriguez, Arno Schmidt, Alvaro Pombo, Clarice Lispector surtout, étourdissante toujours et définitivement intemporelle, du nom de la rubrique qui referme sagement ce numéro placé sous le signe inhabituel d’une nature morte. En couverture, la rencontre sur un carreau de ferme de fruits d’automne et de fils électriques, dont en pleine lumière, une prise débranchée, et in Arcadia Esteban.

Matricule (2)Le Matricule des anges, n° 72 (avril 2006, 52 p., 5 €). À la une et au cœur du Matricule, Claude Simon, pléiadisé ces jours-ci, partiellement puisque par morceaux choisis : Alastair B. Duncan, maître d’ouvrage, expose sa démarche et les difficultés d’une telle édition, s’agissant d’un auteur rétif à la critique génétique (une question qui, d’ailleurs, se posera à mesure que les disques durs remplacent les papiers, de quoi sera fait l’appareil critique des Pléiades demain ?). De quoi alimenter les « paroles d’écrivain », rubrique qui permet de faire le point sur la descendance d’une œuvre (on aimerait cependant savoir sur quels critères sont choisis ces écrivains plutôt disparates, de Thierry Hesse à Christine Montalbetti, en passant par François Bon ?). Au menu également, l’éditrice Liana Levi, les chroniques habituelles avec leurs habituelles qualités (Serena) et faiblesses (à vous de voir), une intéressante quoique trop brève interview de Jean-Michel Espitallier, mécanicien de la poésie ; on finirait presque par s’étonner qu’il y ait des gens capables de répondre en trois phrases sèches à toutes questions posées (hormis Barthez après un match raté, s’entend).

NaturalismeLes Cahiers naturalistes, n° 79, 2005 (5-7 rue Marcelin-Berthelot, 92762 Antony Cedex ; 405 p., 25 €). Parfois, les Cahiers naturalistes sont en panne de titres, et cela donne des dossiers comme « Univers imaginaires » et « Histoire et réception ». Pas très glamour, mais le référencement sera rapide. Du premier ensemble, on lira surtout le texte de Marie-Rose Faure sur les inspirations botaniques de Zola, truffé de précieuses références qui inscrivent le créateur du Paradou dans cette passion fin-de-siècle qu’est l’horticulture, entre hybridations prométhéennes et spéculations financières. Dans le second dossier, les contributions fertiles ne manquent pas, moins d’ailleurs côté « réception » qu’« histoire ». Colette Wilson éclaire les modèles communards (Gustave Flourens) du personnage de Florent dans Le Ventre de Paris. Anne Deffarges suit l’influence des romans zoliens (Germinal) sur l’imaginaire  républicain en matière sociale. Ces deux articles soulignent à quel point les études zoliennes sont mûres pour une nouvelle approche sociocritique d’une œuvre réhabilitée désormais du point de vue de l’imaginaire. Côté histoie littéraire, Patrice Locmant lit l’affaire du Henri IV à la lumière de lettres croisées (Céard, Alexis, Zola, Huysmans) chaleureuses ou vipérines pour le pauvre Alexis (on se souvient qu’il avait attaqué les chroniqueurs adversaires du Naturalisme, jusqu’à se faire débarquer à la grande satisfaction de ceux, comme Huysmans, qui redoutaient les dégâts qu’allaient faire le « balourd » sur l’image des écrivains naturalistes). Autres lettres, anecdotiques celles-là, de Zola à ses enfants (pour qui doutait de l’humanité du personnage). Enfin, Noëlle Benhamou propose une curiosité, des Contes de l’au-delà prétendument écrits sous la dictée de l’esprit de Zola et publiés comme tels en 1904 par Jeanne Marie Clotilde Briatte, comtesse Pillet-Will, alias Charles d’Orino. Amusante postface pour une œuvre qu’on disait si matérialiste…

NRf bis. La Revue littéraire, janvier 2006, n° 22 (Léo Scheer, 286 p., 12 €). La petite sœur a grandi, haussé et varié les contributions, et on peut muser parmi Mathieu Bénézet, Vincent Eggericx ou Pierre Guyotat, entre deux stations de métro. Sans trop s’arrêter pourtant : à l’image des textes de Samuel Benchetrit, dans le registre le plus plat, ou Cyrille Martinez, pour le plus travaillé, la revue se cherche, donne des gages d’auteurisme, des garanties de jeune-homme-attitude, au point qu’on se demande parfois si l’école Libé-Inrocks ne va pas pervertir toute une génération d’esprits à plume. On s’amuse avec « jeanlouisdebré », on loue les efforts de montage, mais rien qui retienne quand le temps nous presse, or cela devrait être cela la littérature, mater nos urgences, convertir notre rythme à celui impérieux de la page. N’importe, la maturité approche à grands pas : La Revue littéraire publiera prochainement Philippe Sollers.

RenardLes Amis de Jules Renard, 2006, n° 7, Jules Renard vu par ses contemporains (Association des Amis de Jules Renard, 58800 Chitry-les-Mines ; 141 p., 20 €). Plaisant recueil de portraits littéraires et d’anecdotes, par des personnalités aussi diverses que Sacha Guitry, Antoine, le gros Léon (Daudet), Edmond de Goncourt bien sûr, Rachilde et Léautaud, Gide, et encore Rosny aîné, Giraudoux ou Léon Blum. Les textes sont extraits de volumes de mémoires et journaux, pour la plupart bien connus, de témoins directs qui étaient parfois très jeunes quand ils ont croisé Jules Renard, comme Pierre Descaves. Chaque auteur fait l’objet d’une notice succincte. Illustrations (malheureusement souvent de mauvaise qualité), bibliographie « renardienne » et index.

RimbaudParade sauvage, colloque des 16-19 septembre 2004 à Charleville-Mézières, Vies et poétiques de Rimbaud (Bibliothèque municipale, 4 place de l’Agriculture, 08000 Charleville-Mézières ; 602 p., 30 €). On a une preuve de la vitalité de la recherche sur Rimbaud avec ce copieux numéro de la revue carolopolitaine. Après une préface d’un Pierre Brunel en état de lévitation, l’article d’Olivier Bivort se consacre aux annotations manuscrites de la grammaire scolaire de Rimbaud, tandis que Georges Hugo Tucker, dont on n’a pas oublié l’étude séminale « Rimbaud latiniste » étudie la métaphore aviaire dans ses textes latins et français. Mario Richter revient sur Un cœur sous une soutane. Henri Scepi, dans « Gravité de Rimbaud » (un titre démarquant le malheureux « Fadeur de Verlaine » de Jean-Pierre Richard), analyse ses deux poèmes d’auberge. « Rimbaud, poète épique ? » se demande Dominique Combe, qui fait entrer dans le genre, à l’époque des « petites épopées » du père Hugo, Bateau ivre, Une saison en enfer et la « cosmogonie » des Illuminations. Dans un long essai, Marc Ascione réexamine les sources biographiques sur les fugues de Rimbaud et son attitude pendant la Commune. Christophe Bataillé donne une lecture anticléricale du poème Les Corbeaux. Steve Murphy, dans « Architecture, astronomie, balistique : le châtiment de Hugo », établit définitivement que le poème L’Homme juste, au lieu de se rapporter à Jésus Christ, comme on l’a dit, est un portrait satirique du mage Hugo. Non moins intéressante est l’étude de Jacques Bienvenu, « Ce qu’on dit aux poètes à propos de rimes », sur le rapport parodique de Rimbaud à Banville en matière de métrique, c’est-à-dire, en l’espèce, de rimes. Michel Murat renoue avec la critique phénoménologique dans « Le Participe naissant ». Philippe Rocher étudie, en grammairien, les détachements syntaxiques en début d’énoncés. Benoît de Cornulier, en métricien, focalise son attention sur des césures bizarres, sur des mètres contrastifs non moins étranges de Rêvé pour l’hier, et une rupture de la succession des rimes dans Soleil et chair. Jean-Pierre Bobillot donne une revue des écarts rimiques, mais a recours à la fin à des rimes anagrammatiques qui rappellent la folie interprétative de Saussure. De nombreux auteurs font des analyses de poèmes : Maria Luisa Premuda Perosa sur Fêtes de la faim, David Ducoffre sur Après le Déluge et Barbare, Ruth Gantert sur Vies, Bruno Claisse sur Soir historique. Daniel Remilleux scrute « Les Corps de Rimbaud ». Yann Frémy, pour définir la poétique rimbaldienne à propos de la lettre à Delahaye de mai 1873, convoque Rousseau, le concept de mélancolie, et Musset. Jean-Luc Steinmetz se penche avec une loupe sur les mots en italiques mis par Rimbaud dans ses œuvres. On relèvera l’article de Manami Imura sur Les Premières Communions et la province, et ceux de Gonou Lee, Yoshikasu Najaji, Hroo Yuasa. Jean-Jacques Lefrère apporte une version autographe de la lettre du 28 octobre 1891 sur le retour du mourant à la foi de son enfance claironné par sa sœur Isabelle – et laisse au lecteur le soin de comparer ses trois versions. Enfin, Jean Voellmy révèle l’influence majeure de l’œuvre de Rimbaud sur les poètes de langue allemande : Johannes Becher, Trakl et Brecht. Au total, les amateurs de Rimbaud pourront satisfaire leurs faims, non pas avec des pierres ou des « bouts d’air noir », mais avec ce repas riche et varié, qui comporte quelques plats canailles et beaucoup de mets qui tiennent au corps.

 

RocamboleLe Rocambole. Bulletin des Amis du roman populaire, n° 33, hiver 2005, Espionnage : années 30 (B9 0119, 80001 Amiens ; 176 p., abonnement : 42 €). Comme toujours, excellente livraison, tant au point de vue de l’illustration, des bibliographies et des études. Parmi ces dernières, retenons la mise au point sur Espionnage et fiction en France dans les années 30 par (Paul Bleton), enrichie d’une filmographie. Chroniques habituelles, dont la Revue des autographes, complément à celle d’Histoires Littéraires, puisqu’elle ne cite que des autographes d’auteurs de romans populaires.

 [Patrick Besnier, François Caradec, Alain Chevrier, Jean-Jacques Lefrère, Jean-Paul Louis, Muriel Louâpre, Éric Walbecq]

LIVRES REÇUS

Comptes rendus

Chateaubriand.Michel de Jaeghere, Le Menteur magnifique : Chateaubriand en Grèce (Belles Lettres, 2006, 320 p., 19 €). Sorti de la plume d’un journaliste du Figaro qui ne cache pas ses engagements culturels et religieux, cet ouvrage pouvait faire craindre le pire. Seul le nom de l’éditeur laissait espérer un réel contenu critique. Et l’on aurait eu tort de ne pas s’y fier. D’abord, l’ouvrage, agréablement écrit, se lit d’une traite. Certaines envolées enthousiastes trahissent bien parfois la plume du journaliste (« Comparer ces deux versions successives, c’est ouvrir les portes de l’iconostase, pénétrer dans le saint des saints, s’introduire dans les arcanes de la création littéraire. On a le sentiment, à le faire, de se trouver dans le secret du cabinet d’un orfèvre au moment où il choisit les pierres précieuses qu’il va sertir »), mais, après tout, est-il interdit d’admirer Chateaubriand et de le dire ? L’essentiel est ailleurs. L’ouvrage vient combler un manque, dont les contours ont été identifiés par Jean-Claude Berchet lorsqu’il a cherché – dans l’introduction à sa récente édition de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem – à rendre compte du périple improbable effectué par Chateaubriand en Grèce : « Sans pouvoir entrer ici dans le détail de la discussion, on suggère dans les notes de ce volume une solution qui consiste à considérer comme un “remplissage” a posteriori le détour par Tripolizza, ainsi que le chemin de Corinthe à Athènes, par Mégare et Éleusis. En réalité, Chateaubriand serait allé directement de Coron à Mistra puis, arrivé à Corinthe, il aurait traversé en bateau, par Égine, le golfe Saronique pour se faire débarquer au Pirée le 19 août 1806. Quoi qu’il en soit de cette hypothèse, il faut bien avouer que pour cette partie du voyage […], il est impossible de parvenir à une certitude, ni concernant son calendrier ni concernant son itinéraire. » Tout le pari de Michel de Jaeghere est justement d’établir ce calendrier et cet itinéraire qu’il résume d’ailleurs avec précision à la fin de sa démonstration. Le point le plus saillant du propos concerne Corinthe, Mégare et Éleusis dont l’auteur affirme, preuves à l’appui, que Chateaubriand ne les a jamais ne serait-ce qu’aperçues, contrairement à ce qu’il raconte dans son Itinéraire. En outre, Michel de Jaeghere s’inscrit en faux contre l’hypothèse de Jean-Claude Berchet qui fait du détour par Tripolizza un possible voyage imaginaire. Au-delà du débat strictement « topographique » dont il contribue à renouveler les termes et qui est décisif pour les spécialistes de la littérature viatique du xixe siècle, l’ouvrage propose aussi une réflexion critique et poétique stimulante : il ne suffit pas de prouver que Chateaubriand a sciemment modifié le calendrier et l’itinéraire de son voyage, encore faut-il expliquer pourquoi il l’a fait et comment il s’y est pris. S’appuyant sur les acquis critiques d’une bibliographie substantielle, où l’on perçoit à la fois le souci scientifique (en dépit de l’absence de quelques références récentes que l’on trouvera dans la bibliographie de Jean-Claude Berchet) et les attaches personnelles de l’auteur (mais on a bien le droit d’apprécier Jean d’Ormesson !), Michel de Jaeghere dresse le catalogue des emprunts que Chateaubriand a faits aux voyageurs-écrivains qui l’ont précédé ; il relève les erreurs que l’utilisation de ces ouvrages lui a fait commettre et propose de voir dans le poète le « père spirituel de l’érudition de seconde main ». Mais surtout, il dégage la spécificité d’une réécriture qui transcende les textes pillés. Pour saisir l’originalité et la supériorité esthétique du récit de Chateaubriand par rapport aux plates relations strictement informatives de ses prédécesseurs, il fallait en effet parvenir à évaluer le travail que Chateaubriand avait fourni, le jeu qu’il a instauré avec la documentation rassemblée. Michel de Jaeghere met aussi en évidence ce qu’il appelle les « mécanismes de l’affabulation » propres à Chateaubriand. Il explique ainsi l’invention de certains personnages ou la distorsion de certaines identités (comme la nationalité italienne dont Avramiotti se trouve bien malgré lui doté) : tous ces « mensonges » se trouvent éclairés par leur réinvestissement au sein du projet littéraire de l’écrivain. Car Michel de Jaeghere relit en fin de compte la partie grecque de l’Itinéraire comme un équivalent pour Chateaubriand des campagnes militaires de Napoléon. Serait donc préfiguré ce que Chateaubriand développera bien plus avant dans ses Mémoires d’outre-tombe : la figure du poète serait d’ores et déjà construite comme un double de celle de Napoléon. Cette interprétation entre dès lors en conflit direct avec la lecture politique que Jean-Claude Berchet propose, quant à lui, de l’Itinéraire comme « réquisitoire contre l’empire », selon les termes mêmes de Michel de Jaeghere : le débat est ouvert. Bien qu’il ne soit pas une production de la critique universitaire, Le Menteur magnifique est destiné à occuper une place parmi les ouvrages de référence sur Chateaubriand. Entreprise de dilettante qui s’est donné la peine de faire œuvre de science (littéraire), il est la preuve qu’on peut allier amour d’un sujet, avancées de la recherche et plaisir de tous les lecteurs.

Éditeur. Sylvie Pérez, Un couple infernal : l’écrivain et son éditeur (Bartillat, 2006, 319 p., 21 €). Bartillat fait partie de ces éditeurs indépendants de littérature et de sciences humaines qui lancent, mènent et accueillent des projets originaux, sans trop se soucier de la course de leurs confrères parisiens aux coups médiatiques éphémères. Ces francs-tireurs survivent et parfois prospèrent en dépit des pressions et de la condescendance des grands groupes. Ce phénomène est particulièrement notable à l’heure où les concentrations horizontales et verticales mettent en péril les structures du champ éditorial. C’était bien le moins que de faire référence et de rendre hommage à cette maison d’édition parisienne et à ses congénères pour parler d’un livre consacré aux rapports entre écrivain et éditeur. Le sujet connaît une certaine fortune pour l’heure – et l’on ne se plaindra de voir battue en brèche l’idée encore répandue selon laquelle l’étude de la littérature n’aurait guère à s’embarrasser de l’étude de ce qui donne naissance au livre. Peu de redites ici, cependant, par rapport à la critique universitaire, puisque Sylvie Perez, dans Un couple infernal, a choisi une voie originale : « Ce livre n’est pas une histoire de la littérature, encore moins une histoire de l’édition, affirme d’emblée l’auteur. Il raconte l’aventure épineuse et charnelle d’un couple, l’écrivain et son éditeur, sur deux siècles, depuis la naissance de l’édition moderne ». Il s’agit ici de décrire par le menu les formes, les détours et les conflits qui marquent la vie de ce « couple infernal », de révéler la permanence sur deux siècles de comportements typiques. Et tout y passe : de la première rencontre à la négociation des contrats, de la correction des épreuves aux déjeuners d’affaires, des injures subies aux serments exigés, des trahisons aux ruptures, Sylvie Perez dévoile, une foule d’exemples à l’appui, les dessous du mariage de raison ou de passion entre l’écrivain et son éditeur (à moins que ce ne soit l’inverse). Il en résulte un livre agréable à lire, bien servi par une plume alerte et vive, mais surtout un livre utile. Utile, en premier lieu, parce qu’il met à profit le corpus méconnu des livres de souvenirs publiés par des éditeurs, depuis Edmond Werdet jusqu’à Pierre Belfond ou Jean-Jacques Pauvert : d’où un extraordinaire réservoir de citations croustillantes et d’anecdotes savoureuses : souvenons-nous ainsi de Roland Laudenbach, patron de La Table Ronde, publiant au début des années 1960, dans le Figaro littéraire,une lettre type où il affirme que sa maison d’édition ne publiera plus de manuscrits spontanément envoyés, en raison de la trop grande médiocrité de la plupart d’entre eux ; souvenons-nous de Pierre-Victor Stock menacé de mort par Georges Darien s’il ne publie pas son prochain roman, L’Épaulette ; d’André Gide lorsqu’il oblige Gaston Gallimard à déchirer devant lui tous les exemplaires tirés d’Isabelle, pour cause de coquilles en série. Ce livre est utile, en second lieu, par son principe même, qui consiste à appréhender l’histoire de l’édition moderne (celle qui débute au début du xixe siècle) comme un continuum, à rapprocher le xixe du xxe siècles, Louis Hachette de Bernard Grasset, le livre à un franc (les années 1840) du livre à dix francs (les années 1990), etc. On regrette en revanche le manque flagrant de mise en perspective et en contexte. L’observation des relations éditeur-écrivain fait apparaître de curieuses continuités, certes, mais il n’en va pas seulement, comme le laisse penser Sylvie Perez, de la valse des egos ou de la nature profonde des deux protagonistes. Cela tient aussi et surtout à des enjeux historiques qui relèvent de l’organisation même du champ littéraire, des complexes mécanismes de production, de diffusion et de promotion du livre (il faudrait mesurer l’importance, par exemple, du fait que l’éditeur est souvent identifié par son patronyme – Gallimard ou Hachette – c’est-à-dire qu’il se pose comme personnellement responsable sur les plans symbolique et commercial de l’édition qu’il propose). Pourquoi, se demande-t-on à chaque page, cela fonctionne-t-il de la même manière (à condition d’arrondir quelques angles) en 2006, en 1906 et en 1806 ? L’ambition de Sylvie Perez n’était pas de répondre à cette question. Réalisé, habilement d’ailleurs, comme un documentaire consacré aux mœurs de deux familles d’animaux qui s’aiment autant qu’elles se haïssent, son livre n’échappe pas toujours au danger de l’anecdote pour l’anecdote. Il n’en constitue pas moins un jalon dans un domaine de recherche – l’histoire du personnel social de la littérature –peu exploré encore.

Élite. Nathalie Heinich. L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique (Gallimard, 370 p., 22,50 €). Les grandes synthèses portant sur l’histoire littéraire des xixe et xxe siècles sont devenues rares. Depuis les travaux de Paul Bénichou et Pierre Bourdieu, plus personne n’ose proposer un modèle explicatif pour rendre compte du bouleversement artistique intervenu après la rupture révolutionnaire. Le lecteur doit se contenter d’un savoir morcelé, éclaté, fait de biographies, de monographies spécialisées, d’actes de colloques, d’articles d’érudition, etc., à charge pour lui de reconstituer le puzzle. Le risque n’est pas mince, car il faut éviter à la fois l’écueil d’une vision trop large, vague et « impressionniste » (façon « histoire littéraire traditionnelle »), et l’écueil d’une vision trop étroite, réductrice, possédée du « démon de la théorie », plus soucieuse de vérifier une hypothèse de lecture que de se mesurer à l’ampleur et à la complexité des phénomènes littéraires dans leur globalité. Nathalie Heinich, dont on connaît les travaux sur la peinture, prend ce risque, qui est, dans son cas, d’autant plus grand qu’elle fait le pari de ne pas seulement s’intéresser au cas particulier des écrivains, mais à celui des « artistes », c’est-à-dire de tous les « producteurs de biens symboliques » : poètes, romanciers, peintres, sculpteurs, musiciens. Son approche est ouvertement sociologique (n’est-elle pas sociologue de formation et de profession ?), mais relève moins d’une sociologie de l’art que d’une sociologie à partir de l’art. Autrement dit, il s’agit d’une sociologie axiologique, portant sur la description et l’analyse des valeurs qui se laissent voir à travers l’évolution du statut des créateurs. Autre originalité de cette approche : les documents utilisés. Loin de se limiter aux seules statistiques, défaut courant chez les sociologues de la littérature, l’auteur recourt abondamment aux textes de fiction – romans, nouvelles, pièces de théâtre – et aux témoignages d’époque – mémoires, journaux, correspondances, pamphlets – pour étayer son analyse : sont ainsi cités, afin d’en dégager les représentations de l’artiste, les romans de Balzac, Murger, Cladel, Zola. Par souci de clarté, mais aussi parce qu’à ses yeux, elle représente un cadre exemplaire pour comprendre le phénomène, l’auteur s’est cantonné à la France. Sa thèse, relativement simple, découle de ses travaux antérieurs sur le statut d’artiste à l’âge classique (Du Peintre à l’artiste, 1996) : elle consiste à montrer, en s’appuyant sur des données réelles, imaginaires et symboliques, qu’une nouvelle « élite » est née de la Révolution : une élite démocratique (succédant à l’élite aristocratique), qui est représentée essentiellement par la population marginale des artistes. L’idée que l’artiste du xixe siècle conquiert une place éminente n’est pas neuve (on songe au Sacre de l’écrivain de Paul Bénichou), mais l’intérêt de cette nouvelle métaphore explicative, c’est qu’elle met l’accent sur la permanence et, pour ainsi dire, l’endurance, au moins dans l’imaginaire social, d’une valeur qu’on croyait disparue avec la Révolution, qui est celle de la supériorité native, ou plus exactement, dans le cas de l’artiste, du « don inné ». Comme l’explique l’auteur, l’avènement du régime démocratique permet la naissance et le développement de cette nouvelle caste privilégiée, en même temps qu’elle la contient dans les bornes du politically acceptable : concrètement, l’artiste bénéficie certes d’un prestige exceptionnel au xixe siècle, mais il le paie d’une marginalité sociale, qui s’emblématise, par exemple, dans la vie lamentable du « bohème ». Pour justifier sa « surhumanité », l’artiste met en avant deux attributs qui lui sont propres : la vocation et la singularité. Si, explique l’auteur, textes à l’appui, l’artiste est un « merle blanc » (Musset) ou un « albatros » (Baudelaire), c’est-à-dire un être à part conscient de sa précellence, c’est parce qu’il a été élu (« régime vocationnel ») et parce qu’il est original (« régime de singularité »). Ainsi s’expliquerait l’ambivalence de l’artiste dans ses rapports avec la société, son malaise fondamental : héritier de la Révolution, il tend à représenter le peuple et à en incarner les valeurs ; marqué par sa vocation et conscient de sa singularité, il tend à conserver un attachement à l’habitus et à l’ethos aristocratiques, en endossant son prestige et en revendiquant ses privilèges. Dans cette perspective, l’artiste serait le symbole vivant de la « contradiction des sociétés démocratiques », du « conflit entre une égalité de principe et une inégalité de fait ». Dans son essai, Nathalie Heinich décline les variantes possibles du créateur en régime démocratique, de l’artiste « excentrique » à l’artiste « engagé » en passant par l’artiste « privilégié » (pour le xxe siècle), du « dandy », au « bohème », en passant par le « mondain » (pour le xixe siècle). Se défendant d’établir des hiérarchies, ou de produire des jugements de valeur, elle parvient à dresser un spectre objectif assez complet du statut de l’artiste, à produire une « configuration » suffisamment souple et complexe pour rendre compte de tous les avatars de l’artiste moderne. Au plaisir de comprendre ce qui fait la cohérence du « paradigme » artiste au xixe, s’ajoute le plaisir de relire, voire de découvrir des textes méconnus. Nathalie Heinich cite de longs extraits des romans à succès de Georges Ohnet, qui véhiculent, à l’état d’essence, les valeurs du « sens commun ». L’index des œuvres de fiction littéraire convoqués pour citation (en fin de volume) fait apparaître plus de soixante titres : du Peintre de Salzbourg à Honneur d’artiste,en passant par Le Fils du Titien et Le Pays des arts. Son travail n’est cependant pas exempt de faiblesses. La deuxième partie, intitulée « Faire groupe », est décevante. L’auteur tente d’y résoudre le paradoxe apparent de la conjonction de deux tendances lourdes du xixe : l’inclination à la singularité et le goût de la collectivité. Si les artistes, écrivains compris, se sont évertués à cultiver leur singularité, ils ont aussi manifesté le désir constant de se regrouper : « Comment être singuliers quand on est plusieurs ? », telle est la question que se pose l’auteur et à laquelle elle donne une réponse incomplète. Tombant dans le travers consistant à ne discerner que deux types de sociabilité, une sociabilité sauvage et déstructurée, avant-gardiste d’un côté (les « clans » de la bohème) et une sociabilité civilisée ultra codée, néo-classique de l’autre (l’héritage des « salons littéraires » de l’Ancien Régime), elle passe à côté des cénacles, qui ne relèvent ni de la sociabilité mondaine, ni de la sociabilité bohémienne (largement fantasmée d’ailleurs : Nathalie Heinich a tendance à prendre au pied de la lettre les descriptions fantaisistes, sans assises réelles, que fait Murger de la bohème littéraire dans son roman). On est surpris de constater que l’auteur ne parle pas de la « Société des buveurs d’eau » qui a bien existé et qu’évoque Murger lui-même dans ses Scènes de la vie de Bohème ;étonné qu’elle ne mentionne pas l’existence de cet autre prototype cénaculaire qu’est le « Cercle du Moulin rouge » dans les Hommes de lettres des Goncourt, alors qu’elle évoque celui de Daniel d’Arthez dans Illusions perdues en le rattachant à tort à la bohème ; stupéfait qu’elle ne dise rien de la prolifération et du succès des cénacles après 1870 (le cercle de Leconte de Lisle, les Mardis de Mallarmé, les Samedis de Heredia, les Dimanches de Goncourt) ; scandalisé qu’elle passe si rapidement sur les cénacles romantiques (il n’y a pas que le Cénacle de Hugo !) en reprenant, sans la discuter, l’idée erronée selon laquelle le romantisme fut « plus un mouvement au sens vague » qu’un « groupe littéraire ». Certes, d’une certaine manière, elle reconnaît ses limites en faisant remarquer que « reconstituer l’histoire et la morphologie de ces mouvements, de façon à en rédiger les récurrences et les spécificités [constituerait] un beau programme de sociologie de l’art et de la littérature ». Il n’empêche : les carences d’analyse sur le problème des « fraternités littéraires et artistiques » au xixe siècle ont pour conséquence d’affaiblir la thèse de l’auteur, selon laquelle hors du chemin de l’élitisme mondain ou de la marginalité bohémienne, point de salut ! En vérité, si l’on est prêt à admettre que l’artiste n’a cessé de cultiver sa singularité en régime démocratique, il a aussi cherché, sans qu’il y ait contradiction, à mettre en place des dispositifs collectifs auto-protecteurs, des instances alternatives, des institutions légitimantes, qui lui ont permis de porter haut sa singularité sans sombrer dans la marginalité, d’assumer son élection poétique sans tomber dans la déréliction sociale. Où Nathalie Heinich placerait-elle Mallarmé, dont elle ne dit mot, dans sa typologie, aussi souple et intelligente soit-elle ? L’auteur du Coup de dés n’est ni un bohème, ni un mondain, ni un engagé. Or il fut peut-être le poète qui poussa le plus loin le vœu de singularité (jusqu’à l’obscurité), en même temps qu’il fut l’être le plus sociable du monde. Si l’on regarde les choses objectivement, on s’aperçoit que l’écrivain du xixe siècle a une vie plutôt bourgeoise, que les grands cénacles qui jalonnent ce siècle n’ont pas pour décor la salle des fêtes d’un palais du Faubourg Saint-Germain, ni les salles enfumées et bruyantes d’un café du Quartier latin ou d’un cabaret de Montmartre, mais une salle à manger (Hugo, Mallarmé), un petit salon (Nodier, Leconte de Lisle, Vigny), un grenier (Delécluze et Goncourt). Ainsi, si le rêve aristocratique des artistes demeure bien réel, les habitudes restent bourgeoises, car, tout simplement, les lois économiques qui régissent le champ sont bourgeoises, et ils n’ont pas d’autre choix que de s’y plier (qu’on songe à Zola, qui se défait carrément de l’utopie romantique, et à Flaubert, qui n’est pas loin de le faire, en se prosternant devant le dieu Travail). En somme, à y regarder de plus près, on se rend compte que les « bohèmes », les artistes « mondains » (les Goncourt n’en font pas partie, en dépit de leur nostalgie de l’Ancien Régime, et de leur haine de la démocratie) et les artistes « engagés » (les saint-simoniens exceptés, et peut-être le groupe de Borel en 1831, avec son Petit Cénacle et la revue La Liberté des arts) sont des cas marginaux, presque isolés. La dernière partie du livre, où Nathalie Heinich fait la part belle aux artistes (Van Gogh, Picasso, Dali, Duchamp, Warhol et Beuys) en oubliant un peu les écrivains, est la plus convaincante. L’auteur dit des choses pénétrantes sur le statut paradoxal de l’artiste au xxe siècle : à elle seule, cette partie eût pu faire l’objet d’un ouvrage. Du coup, elle semble un peu détachée, coupée de la problématique générale. Sans convaincre totalement ni épuiser le sujet, le livre constitue une base de réflexion pour des recherches ultérieures approfondies, grâce, en particulier, à la remise en valeur du concept, très décrié aujourd’hui, d’élitisme replacé en contexte démocratique.

Hugo. Guy Peeters, La Justice belge contre le sieur Victor Hugo (Champion, 2005, 192 p., 37 €). Qui sut éviter les Belges entre 1830 et 1870 n’a pas connu son bonheur. Un organisme jeune – État, Humain, Windows – est naturellement impossible : plantant sans cesse, même pas poli, et, côté convivialité, nul. Quand, en mai 1864, Baudelaire, à l’angle de la rue Terarcken et de la rue Montagne de la Cour, reçoit en plein bide le crâne du plus grand romancier belge sous Zola, comment réagit-il ? Il se contente, en rétablissant sa tenue, de bougonner : « Clampin ! ». Car Maurice Lemonnier, vingt ans, n’est alors qu’un jeune coureur escaladant en dératé des marches essouflantes. Débarqué à Bruxelles treize ans auparavant, le vendredi 12 décembre 1851, avant l’aube, Victor Hugo n’imagine pas que, vingt ans durant, les agents de la Sûreté publique vont accumuler, sur ses proches et sur lui-même, quantité d’observations précises, parfois fausses, souvent indiscrètes. D’avoir sniffé les pages du dossier n° 110558 qui, sous ses « quelque vingt centimètres d’épaisseur », en contient le plus gros, Guy Peeters, omettant de dédier son livre aux Dupond-Dupont, a pris goût à d’autres vapeurs du même suif – dossier Hetzel-Johannot n° 90855, dossier Rochefort n° 216131, portefeuille 705, registres, fonds, journaux… toutes choses que l’asthme interdit à beaucoup – pour extraire finalement de ce tas de feuillets étonnés de revoir le jour une provende muée ici en une synthèse qui est, dans son genre, un bijou. Vêtu d’une couverture cartonnée et mis en larges pages d’un blanc troublant (Champion !), c’est aux yeux comme un revival du livre scolaire d’antan, quand, début septembre, studieux enfant nous l’entrouvrions. Les exilés de France n’eurent pas en Belgique la cote qu’on croit souvent : sur 7 000 ayant franchi la frontière après le Coup d’État, 247 seulement furent autorisés à rester, sous des astreintes fort peu engageantes. Hugo indispose dès son arrivée l’administrateur de la Sûreté, le baron Hody, furieux que le bourgmestre Charles De Brouckère (un littéraire à qui Hugo s’est empressé d’aller serrer la main) tolère si aisément un immigrant muni d’un faux passeport (Jacques-Firmin Lanvin, vous connaissez ?). Ulcéré, Hody bientôt démissionnera. Mais ne cédons pas à notre pente, trop raconter le film. Deux parties principales : Les Hugo et Spa (90 pages) ; Victor Hugo chassé de Belgique (58 pages). Spa, « petit Paris », grande ville d’eaux et de jeux, ne verra jamais longuement l’exilé de Jersey-Guernesey, mais elle aura vite les faveurs de son puîné Charles, grand joueur de trente-et-quarante devant l’éternel (à son décès en 1870, son père, éploré, sera effaré du trou laissé à Spa), ainsi que devant son ami Jules Hetzel, homme d’un beau relief dont, au passage, l’auteur nous recommande un Conte pour enfants. Toute cette partie spadoise est pleine d’intérêt comme étude de mœurs dans cette cité si ouverte (au riche étranger), si prospère (aux Maisons de jeu) et si peu connue, en somme (de nous, gens de peu). La seconde, plus dramatique, relate en détail, avec ses prémices et ses suites, un épisode bruxellois de fin mai 1871, durant la Commune. Le 16 mai, avait eu lieu la destruction de la colonne Vendôme (Guy Peeters écrit que « Victor Hugo protestera en écrivant Les Deux Trophées » – plus précisément, Hugo publia ce poème dans Le Rappel du 6 mai pour prévenir cette destruction, annoncée pour le 8). Le 21, les Versaillais entrent dans Paris, commence la Semaine sanglante. Le 27, Hugo repart en Belgique. Côté autorités, on assiste d’un œil noir à ce retour indésiré. Les choses ne s’arrangent pas quand, dans L’Indépendance belge, le poète croit pouvoir « offrir l’asile » « à Bruxelles », « place des Barricades n° 4 », à tous les persécutés politiques de France. Il est vrai qu’en Belgique, chacun se sent comme chez soi, mais il y a des limites. S’ensuit, dès la nuit du 27 au 28 mai, une petite lapidation de façade, contre laquelle, courroucé, Hugo s’empresse de porter plainte. Grandes seront sa surprise et sa colère quand il constatera que c’est lui que la Justice belge traite en coupable. Cet épisode est certes connu, mais de très haut (cf. L’année terrible), alors que les documents exhibés par Guy Peeters permettent de le suivre heure par heure et au ras des choses, dans ses détails souvent cocasses. Loin de procéder d’un complot, le charivari de quelques fêtards sortant de la Monnaie ne fut, semble-t-il, qu’un incident fortuit, une improvisation – la présence, parmi ces gaillards éméchés, du fils du ministre de l’Intérieur Kervyn de Lettenhove ayant incité des journalistes farceurs à monter ce beau nom en épingle en tant que « l’un des plus vaillants » à « donner l’assaut » au donjon du dangereux Victor, l’un des rares à la trouver mauvaise. C’est l’inconvénient des positions trop centrales. Expulsé pour de bon, Hugo, rageur, passe au Grand-Duché. La presse belge proteste. En définitive, conclut Guy Peeters, c’est le poète qui a gagné, même si la Belgique a mis plus de cent-trente ans à lui avouer comme Gambetta en 1871 : « Vous avez arrêté net le gouvernement réactionnaire belge, et vous avez eu raison de dire : ils m’ont expulsé mais ils m’ont obéi. » Aux annexes de ce précieux petit volume, le curieux trouvera une page de Charles Hugo décrivant la niche de son père, un Pro Justicia, un magnifique rapport (digne de Robbe-Grillet l’ancien) de l’expert Eugène Kindt sur l’état de la maison Hugo après l’attaque, une Satire en vers de H. Carpentier contre Hugo ; enfin, bibliographie et index.

LacanLacan et la littérature, textes rassemblés par Éric Marty (Manucius, 2005, 208 p., 16 €). Titre alléchant, tant il y aurait à dire sur le sujet ! Quel analyste fut à ce point homme de culture qu’à chaque séance de son séminaire ou presque, il renvoie à quelque lecture allant de Claudel aux Pieds nickelés, de Kojève à Bourbaki, d’Éluard à Lévi-Strauss, de Démocrite à Sollers, seul « jeune auteur » auquel il fasse cette fleur. Sous prétexte que Lacan n’aimait pas l’Université, on ne dispose d’aucun index officiel du Séminaire, occasion de regrets. Tenu à Paris VII en novembre 2002, le présent colloque (tard imprimé, tard recensé !) réunit les interventions de douze auteurs qui, nous dit éric Marty son directeur, se proposèrent « d’ouvrir la lecture de Lacan à la question de l’autre texte, du texte non clinique, non théorique, non analytique, celui des écrivains » (éric Marty a édité Roland Barthes). Parcourons. Catherine millot, qui demande Pourquoi des écrivains ? évoque un glissement du manteau de Noé dont le petit écrit que Lacan réserva au ravissement de Lol. V. Stein serait un révélateur. Jacqueline Chénieux-Gendron voit en Lacan, pape à sa manière, « l’Autre » d’André Breton, pape à sa façon : Rome contre Avignon, loin des querelles de clocher, déférence oblige. Hervé Castanet donne un exposé bien calibré sur Artaud, mais sans aucune mention de Lacan (peut-être quelque parenté oraculaire suffit-elle à établir que parler de l’un, c’est parler de l’autre ?). André Patsalidès nous disait un soir : « Lacan, c’est Artaud » (allusion à l’imprévu de leurs passages subits du grave à l’aigu). N’importe, ce n’est pas M. Castanet qui nous dira si le « Dr L. » agoni dans Van Gogh ou le suicidé de la société pointe, comme l’assure Paule Thévenin, Jacques Lacan, ou bien le Dr Levioloncelle, imbu de s’honorer lui-même de si fortes représailles verbales. érik Porge creuse dans des voies frayées en adoubant la poésie de l’inconscient des noms de Gongora, Goethe, Poe, Booz (toujours endormi ? érik ne le réveillera pas) – dense, dense : très lituraterre. Répondant à une pique écrite de Jacques-Alain Miller, Antoine Compagnon se demande si le rapport posé par Lacan entre les couples condensation-déplacement et métaphore-métonymie suffit à lui assurer une place dans l’histoire de la rhétorique (celle des figures, bien sûr, car son indifférence à celle de l’argumentation fut patente et nul son dialogue avec Charles Perelman au colloque où ils voisinèrent). Pierre Pachet évoque le goût de Lacan, qu’il aurait eu mauvais. Question de goût ! Nommez un baroque indemne de ce procès ! Sabine Bauer étudie l’incidence qu’eut sur la notion lacanienne du Père, au Nom prospère, sa lecture de la trilogie de Claudel (L’Otage, le Pain dur, Le Père humilié), dont ses séminaires VIII (Le Transfert) et IX (L’Identification) donnent tant à penser. Bonnie and Clyde eussent manqué en ce colloque si n’y avait sévi le topologiste anar Daniel Sibony, seul causeur dont soient ici notés des mots (aigres, un peu) avec la salle. Rappelant sa lointaine (1972) coopération à la revue Scilicet, il rapporte que Lacan, alors voué au mathème, l’entendait non pas en vue d’une mathématisation de la doctrine freudienne mais au gré, dit-il, de formules fétiches, gravats à se ficher en tête pour en tirer mouture d’ab-sens. Ce que Daniel Sibony aligne au goût lacanien de gnomons fantoches, exemple : « Il n’y a de droite que d’écriture, comme d’arpentage que venu du ciel. » Sorry, sir, mais ce gris-gris ne nous semble pas si vide et nous le trouvons même assez docte à croiser une évidence du corps (sa latéralisation) à la voûte sidérale où s’engage l’arpentage qui, parti d’Ératosthène arrive à Maupertuis, double traçage alliant définitivement aux cieux le geste de l’inscription numérale – la rotation du pendule de Foucault les attestant, elle, massivement, en cadre d’invariance. Banal, tout ça ? Moins que Daniel Sibony ne le clame. Plus éclairant d’y penser que de s’en brosser. Quant à la critique sibonyste des propos de Lacan sur Hamlet, le contresens est flagrant : Daniel Sibony lui reproche de n’éclairer aucunement la pièce quand Lacan, tout à l’inverse, ne tâche qu’à en tirer quelque lumière. Craignons qu’à prendre pour lanterne, en son récent Shakespeare, sa propre vessie notre ami ne se rebrûle. À partir du compte rendu lacanien (Écrits, p. 445-564) du gros livre de Jean Delay sur laJeunesse d’André Gide, un triangle plutôt complexe se dessine, dont éric Marty étudie, d’une façon assez passionnante, les implications centrales et latérales. évelyne Grossman rapporte Lacan à Beckett sur la formule : « Il n’y a pas de métalangage », le sujetindéterminé de JL à l’innommable de SB, relève que Lacan évoquant La Fausse Méprise de Marivaux en commet là une vraie… amuse-bouche pour toi, lecteur gourmand ! Jean-Michel Rabaté (Qui jouit de la joie de Joyce ?) se demande si Lacan est un auteur oral : sans doute, vingt-six années de séminaire exercent, mais nous doutons d’obtenir sous peu sur CD ce qui, déjà pour Michel Foucault, existe et pour Barthes menace : une édition moderne, audible, cédéromée de l’œuvre orale. Paradoxe si l’on admet que Lacan est bien plus orant qu’un Foucault, qu’un Barthes, que n’importe quel moderne, sauf Deleuze. On mesure mal combien Lacan fut marginal. Que le seul enregistrement vidéo d’un de ses séminaires soit dû aux Lacaniens de Louvain-la-Neuve devrait inviter à se demander si Lacan fut un auteur wallon. Oui, si par là on vise une culture d’enfance dominée par l’humour des bandes dessinées, jamais reniée, témoins dans le Séminaire les fréquents rappels de Christophe, au professeur Cosinus fameux, de Filochard, de Bécassine, etc. De là que toute une génération, autour de 1970, passa de la lecture d’Achille Talon à celle de Lacan, pari tenu. En contraste, constatez et commentez la rareté des références aux Katzenjammers Kids chez Martin Heidegger. Sans aller jusque là, élisabeth Roudinesco s’interroge sur le sort curieux des items de ce qu’elle nomme la Liste de Lacan, inventaire des dizaines de milliers d’objets (livres, tableaux, sculptures, dessins, etc.) collectionnés sa vie durant par ce richard avide, lequel, ne les ayant point, tel Breton, celés en une maison unique rue de Lille ou ailleurs, les abandonna, mort, à une dispersion non référencée qui en fait un « inventaire en souffrance » : victime ici de la fantaisie et du mystère des familles aisées, Lacan laisse son historienne sur une faim qu’elle nous fait partager. Et l’humour dans tout cela ? Lacan est bien d’abord humoriste, si on ne s’abuse ? Certes, lecteur subtil. Non, l’humour semble avoir peu requis Éric Marty et ses amis. Observez toutefois que Julia Kristeva était prévue au colloque et que rien d’elle ne figurant ici l’on doit présumer qu’elle a failli. Sans doute cela explique ceci. Non qu’il eût fallu s’inquiéter de cette lacune : car l’esprit félon se retrouve à l’état de traces au lieu du phallus, entendons dans l’Index des noms propres. Lagrange (Joseph-Louis, le mathématicien) s’y voit doté du prénom inquiétant d’Albert, tandis qu’Einstein, le grand, l’homme d’E = mc2, se voit accoler celui du canard Alfred (digne au plus d’un musicologue). Albert Lagrange est un théologien. Lacan crédité de s’intéresser davantage à la théologie, à la musique, qu’à la Physique, à la Mathématique ? Préjugé. Facéties de typos las, qu’on excuse aisément au vu de la liste d’au moins cent auteurs non prénommés qu’allonge élisabeth Roudinesco aux pages 190 et 191. N’importe si ce sont là lapsus ou traits d’esprit, puisque Freud nous engage à les allier. C’était plus gai quand Lacan faisait le Jacques : pas constamment jojo, ce colloque, mais quoi, ça fait causer quand même. Preuve qu’on aime.

Perceau.Vincent Labaume, Louis Perceau, le polygraphe 1883-1942 (Jean-Pierre Faur, 2005, 256 p., 25 €). Ce titre pourrait prêter à confusion : Louis Perceau écrivit beaucoup, à la fois par nécessité et par goût, et l’adjectif n’est pas à prendre ici dans un sens péjoratif. Aucune biographie n’avait jamais été consacrée à l’auteur si original de La Redoute des ContrepèteriesLes PisseusesLes Contes de la Pigouille et Les Priapées d’Alexandre de Vérineau. C’est dire combien ce livre est bienvenu. Il est aussi très complet, car il nous fait, entre autres, découvrir à loisir un aspect peu connu, mais essentiel, de Perceau, généralement réputé comme auteur et bibliographe érotique : le militant libertaire et syndicaliste. L’homme retrouve ainsi sa vraie dimension, et l’on croise toutes les figures que Perceau fréquenta dès les années 1900 : Édouard Vaillant, Victor Méric, Eugène Merle, Zo d’Axa, Miguel Almereyda. Perceau, qui savait payer de sa personne, co-signa en 1905 la fameuse « affiche rouge » antimilitariste, incitant les conscrits à la grève et à la désobéissance : il écopa de six mois de prison ferme. Curieusement, c’est en prison qu’il découvrira les poètes satiriques anciens, rencontre qui allait déterminer toute une partie de sa vie. Ses débuts avaient été assez durs : ouvrier-tailleur originaire du Poitou et monté à Paris, il se lancera ensuite dans le journalisme. Tout cela se trouve retracé avec une grande précision, tout comme le combat laïque que Perceau poursuivra entre les deux guerres, notamment dans son journal La Lumière. On y rencontre même, en 1929, à l’occasion d’un débat avec Perceau, le jeune Claude Lévi-Strauss ! Tout un chapitre se trouve par ailleurs consacré à ce que Vincent Labaume considère comme « le grand œuvre ludovicopercien » : son activité de contrepétiste. Dans le genre, La Redoute des Contrepèteries (1936) peut passer pour un chef-d’œuvre, et nous apprenons que ce livre inspirera durant la guerre certains messages de Radio-Londres, du genre : « Duce, tes gladiateurs circulent dans le sang ! » D’autres chapitres évoquent en détail les activités de Perceau comme bibliographe de curiosa, puis comme poète libre, et ce sous les pseudonymes les plus variés. Sans doute est-ce là sa facette la plus connue, mais cette biographie vient apporter d’intéressantes précisions de détail, notamment sur les rapports avec Apollinaire pour L’Enfer de la Bibliothèque nationale. Malheureusement, comme le signale Vincent Labaume, la quasi-totalité des papiers de Perceau datant d’avant 1918 a mystérieusement disparu et n’a pas été retrouvée. Soit dit en passant, on constate que le même auteur ne cite jamais ses sources manuscrites ni l’origine des illustrations qu’il reproduit : oubli ou discrétion ? Le lecteur aurait aimé savoir l’origine de tout cela. On peut également regretter qu’il ne soit rien dit du destin de la bibliothèque de Perceau (nous croyons savoir qu’elle serait restée, durant toute la dernière guerre, cachée sous le plancher d’une maison de campagne) et s’étonner de ne pas voir citer le catalogue de la vente anonyme, relativement récente, à l’Hôtel Drouot, où passa une partie de cette exceptionnelle bibliothèque de curiosa. Mais le livre, qui se termine par une Bibliographie très complète, abonde par ailleurs en informations, et c’est ainsi que nous apprenons que Perceau a établi une Bibliographie des ouvrages érotiques français antérieurs à 1800, restée manuscrite mais dont une page est reproduite ici : travail irremplaçable, qu’il faudra bien publier un jour. Parfois, l’auteur donne l’impression de dire absolument tout ce qu’il sait, ce qui le conduit à des développements excessifs sur tel syndicaliste fréquenté par Perceau, ou bien sur tel épisode (plus de trois pages sur le vol des statuettes du Louvre par Géry Piéret, cela peut sembler un peu long pour un fait archi-connu). On nous permettra aussi de ne pas trouver « rimbaldien » Gaston Couté, ni sa poésie, que certains cherchent actuellement à réhabiliter. Comme disait Pascal Pia à ce propos : « Il faut bien honorer les bons sentiments, même lorsqu’ils n’inspirent que de la mauvaise littérature. » De même, un rapprochement entre la poétique de Perceau et celle de Francis Ponge semble tiré par les cheveux et ne convainc guère, tout comme une citation des Poésies d’Isidore Ducasse. Et c’est une belle contre-vérité que d’affirmer que le manuscrit des Cent vingt journées de Sodome se trouve actuellement « à nouveau, et depuis bien longtemps, indisponible ». Indisponible ? Ce fameux manuscrit se trouvait depuis 1982 dans la bibliothèque Gérard Nordmann, où son propriétaire ne refusait nullement de le communiquer ; il est actuellement, sauf erreur, en dépôt à la Fondation Bodmer. Enfin, une mention qui peut laisser rêveur : « un certain Pierre Dufay… » Bibliographes de tous les pays, encore un effort, et vous saurez qui était Pierre Dufay. Petite remarque technique, enfin : pourquoi toutes ces minuscules reproductions format miniature qui émaillent le volume ? Certaines sont vraiment peu « visibles », d’autres sont beaucoup trop sombres. Ces réserves faites, on doit répéter que cette biographie a le mérite d’offrir un panorama complet et précis d’un homme qui, comme le note l’auteur, a véritablement eu « plusieurs vies », dont aucune ne fut banale. C’est assez dire que peu de biographies sont plus intéressantes que celle-là.

Poésie. Jacques Charpentreau, Dictionnaire de la poésie française (Fayard, 2006, 1200 p., 49 €). Lorsque paraît un dictionnaire ou une anthologie, c’est toujours la même clameur dans le Landernau des Lettres, les mêmes gémissements : le livre est partial et incomplet, on en a écarté certains poètes, par copinage ou par animosité, etc., etc. S’il s’agit de contemporains, les exclus s’empressent de faire monter au créneau des journalistes amis, implorant justice à grands cris. Or, nous avons affaire ici non pas à un dictionnaire des poètes (à propos, qui prendra un jour le relais de Paul Masson, lequel avait annoncé un Dictionnaire des poètes morts de faim jamais paru ?), mais à un dictionnaire de poésie, ce qui nous dispense agréablement de nous apitoyer sur tel ou tel « expulsé des pagodes ». Il n’empêche que certaines voix se sont déjà fait entendre, pour accuser l’auteur d’avoir des idées trop académiques, voire trop parnassiennes. Dans ce cas, Jacques Charpentreau pourrait bien prendre figure de post-moderne imprévu, car certains poètes des plus actuels, comme Jacques Réda, ne font (comme l’observait Jean José Marchand lors d’un récent colloque Heredia, et comme nous le verrons plus bas) que refaire du François Coppée… Belle leçon aux enfants perdus, non ? Quoi qu’il en soit, cet ouvrage compact de 1 177 pages imprimées en petits caractères n’est pas un livre bâclé ou superficiel. Les entrées en sont d’ailleurs variées, faisant alterner des rubriques parfois assez longues, car générales (« Accent », « Alexandrin », « Amour », « Césure », « Épopée », « Musique », « Parodie », « Rime », etc.), avec d’autres bien plus spéciales (« Antanaclase », « Estrambot », « Syllepse »). Certaines autres sont plus inattendues : « Photocopie », « Qu’est-ce que ça veut dire ? », « Reniement », « Science-fiction ». Considérable est le nombre des poèmes cités et des exemples donnés, empruntés aux auteurs les plus divers. Maintenant, et nous en demandons bien pardon au lecteur, mais nous ne saurions, faute de place (il faudrait au moins cinq ou six pages de HL), rendre compte en détail de ce gros livre, ni même en discuter tous les points prêtant à discussion. Force nous est de nous borner à quelques-uns. Nous parlions de la diversité des auteurs : pour les poètes anciens, rien à dire : ils sont tellement légion qu’on peut y picorer tout à son aise. En revanche, on est surpris de voir tant de fois cités des vers de Claude Roy et d’Alain Bosquet : l’auteur leur ferait donc l’honneur de les considérer vraiment comme des poètes ? De même, Jean d’Ormesson et son Histoire de la littérature française sont tenus en fort grande révérence. Dans la poésie du passé, on voit cité Paul Géraldy et son ineffable « Baisse un peu l’abat-jour… », qui nous fait aujourd’hui l’effet d’une délicieuse pornographie refoulée, mais dont on nous assure au contraire que cette poésie « semble aujourd’hui un peu trop sage, mais […] est un peu moins sotte qu’on ne le croie [sic] paresseusement sans l’avoir lue ». Sotte ? Non, mais d’une médiocrité pyramidale, à coup sûr. Même réhabilitation pour Minou Drouet, avec cette citation de Cocteau : « Tous les enfants sont poètes, sauf Minou Drouet », qui amène ce correctif prudent, mais pas téméraire : « Cette déclaration était non seulement cruelle, mais inexacte et injuste, même si on pouvait faire des réserves sur la complète authenticité des recueils de cette enfant. » Peu érotique était Minou Drouet, ce qui lui épargne les grimaces de dégoût de l’auteur devant les stupra de Pierre Louÿs (« L’auteur se délecte des termes les plus crus, les plus grossiers ») et, ô surprise, devant L’Union libre de Breton, « exemple litanique d’une obsession sexuelle que le style ne sublime malheureusement pas, et dont ne sait pas ce que pensa l’intéressée ». Phrase qui peut égayer doublement, comme si la poésie devait d’abord plaire à son objet, et surtout comme si la poésie érotique ne cessait pas de l’être lorsqu’elle n’est pas une obsession. Que Jacques Charpentreau soit partisan d’une poésie classique ou néo-classique, libre à lui, mais qu’il se voile ainsi la face devant un certain genre de poésie peut paraître comique. Au surplus, ce n’est guère se montrer philosophe, car le marquis de Sade, qui s’y connaissait, a écrit : « À quelque point qu’en frémissent les hommes, la philosophie doit tout dire » – et la poésie aussi, n’est-ce pas ? Et puis, on ne saurait penser à tout, et il aurait fallu, en bonne logique, éliminer certaines citations assez suspectes. Par exemple, ce merveilleux extrait d’une lettre du frigorifique Leconte de Lisle à Heredia, critiquant en détail un vers de celui-ci : « Blanc branla ne fait pas une bonne consonance. Je sais qu’une consonne rude, heurtée, peut produire, à l’occasion, un excellent effet ; mais ici le son est mou et gênant. En outre, branla ne rend pas la commotion reçue par une personne vivante. » Certaines entrées sont étrangement brèves, comme « Poèterau » (sic, défini comme « mauvais poète ». Soit, mais alors pourquoi ne pas en citer, ni donner des exemples ? Il n’y en a aucun, ce qui est bien injuste. En revanche, l’entrée précédente, « Poète de Paris », n’en comporte qu’un seul : Jacques Réda, que l’auteur tient à décorer de ce titre poético-urbain. Or, le pseudo-sonnet de lui qui est reproduit fait visiblement concurrence à François Coppée. On dirait même – mais en moins drôle – un pastiche de Coppée confectionné par Reboux et Muller. Puisque nous parlons pastiches, signalons à l’auteur que les excellents pastiches de Mallarmé, Coppée, Moréas, Ghil, Régnier, etc., publiés dans La Plume du 15 janvier 1896 et qu’il cite, sont d’une seule et même personne : Paul Masson, déjà évoqué plus haut. La lecture de ce gros ouvrage est souvent, on le voit, très divertissante. On y apprend bien des choses, on y découvre des textes que peu de gens connaissent, et dont certains brillent d’un éclat particulier. Peut-être l’un des plus beaux est-il cette « traduction juxtalinéaire » en décasyllabes perpétrée par le brave colonel Godchot, de rimbaldienne mémoire, sur Le Cimetière marin de Valéry. Nous n’en citerons que deux vers, ceux qui « correspondent » au distique final : « Rompez, vagues ! Rompez d’eaux réjouies / Ce toit tranquille où picoraient des focs » : « Et que la mer de ses joyeux tapages / Rompe l’eau calme où vont danser les focs » (il est seulement dommage que notre militaire versificateur n’ait point écrit « phoques »). On y trouve aussi des scoops et des détails inédits : de l’édition 1869 des Chants de Maldoror, on nous assure : « Dix exemplaires furent vendus. » Il est vrai qu’on lit ensuite que c’est grâce à Breton que « ce livre ennuyeux devint mythique. Cette même année 1869, François Coppée publiait à son compte ses Intimités, qui n’eurent pas la chance, par la suite, de plaire aux Surréalistes. » Voilà qui est bien méchant, d’autant que, peu après, on nous dit que The Rhyme of the ancient Mariner est lui aussi « un célèbre et ennuyeux chef-d’œuvre ». Plaignons l’auteur de n’y avoir trouvé que… water, water, everywhere / Nor any drop to drink ! En revanche, il erre en écrivant que le Tancrède de Fargue fut, en 1911, « publié par l’auteur » à ses frais.Mais ne soyons pas injuste : Jacques Charpentreau s’est documenté aussi consciencieusement et aussi complètement que possible. Il nous a même fait l’honneur de citer une lettre inédite de Mallarmé publiée par Jean-Louis Debauve dans le n° 5 d’Histoires Littéraires. Dans ces conditions, il ne saurait être question, on le comprendra, de porter un jugement sévère, ou même mitigé, sur cet énorme ouvrage, dont le besoin, comme on dit, se faisait sentir, et où nous n’avons fait faire au lecteur que quelques petites promenades.

Rochefort. Joël Dauphiné, Henri Rochefort. Déportation et évasion d’un polémiste (L’Harmattan, 2005, 340 p., 29 €). Quand tomba l’Empire, Henri Rochefort passait – Flaubert s’en gaussait – pour le plus grand écrivain français. On lui devait, souvent en collaboration, quantité de pièces, livrets, vaudevilles, saynètes, récits, romans dont les titres, sinon les intrigues, restent, non loin des actes de Flers et Caillavet musiqués par Jacques Offenbach, dans les mémoires un peu vives. Citons : Je suis mon fils (Palais-Royal, 1860); Le Petit cousin, opérette (Bouffes-Parisiens, 1860), Les Roueries d’une ingénue (Vaudeville, 1861), Une martingale (Variétés, 1862), La Confession d’un enfant du siècle, comédie en un acte (Vaudeville), sans oublier La Marquise de Courcelles (1859), roman signé – pourquoi ? – Eugène de Mirecourt, et Les Petits Mystères de l’Hôtel Drouot(1862), série de curieuses et piquantes études sur les habitués de ce lieu dont Rochefort était grand familier. À quarante ans, le futur exilé est d’abord, manifestement, un insistant homme de lettres. Son succès massif, il l’a dû pourtant moins à sa kyrielle de vaudevilles accouplés, qu’aux trente-deux pages, hebdomadaires depuis juin 1868, d’un livret satirique à couverture écarlate, La Lanterne, laquelle, conspuant spirituellement l’Empire et ses sbires, eut, crut-on, part notoire au désastre. Aux frimes de l’amour, de l’argent, répond le si vis pacem para bellum lorsqu’au midi point l’arme où se perd l’homme. En vérité, le relief acquis par ce marquis départiculé outrepasse sa stature politique. Une fois dans la vie, il aura connu le pire vertige, celui d’avoir en mains un volant apte à dérouter les destins. C’était le 12 janvier 1870, aux funérailles de Victor Noir. Longtemps les socialistes lui reprocheront de n’avoir pas saisi, ce mercredi, la main multiple que lui tendait l’émeute : s’il l’avait fait, l’Empire ébranlé tombait huit mois à l’avance. Quid alors de la France ? Plus d’incongrue déclaration de guerre de Napoléon à Guillaume ? Plus de Prussiens à Paris ? Plus d’Alsace-Lorraine à regagner ? Jamais 14-18 ? Jamais 39-45 ? Chansons ! Ces couplets, appendus au métabolisme d’un seul, semblent pesants. On comprend les trois évanouissements successifs d’Henri, gonzesse trépide dans la foule qu’ajustent en enfilade les fusils chassepots new look de la bande à Badin, gaie et prête à tirer pour tuer. S’il avait quelque chose du Bonaparte de Brumaire blêmi comme lui devant la horde, il manquait à Henri au moins un Lucien. Déjà, carabin pour complaire à papa, l’aversion du sang (une autopsie, il défaille) l’avait chassé des amphis. Duelliste de rencontre, certes il endure quelques piqûres : croiser le fer est de rigueur pour un pamphlétaire. Quand, quatorze mois plus tard, débute, à la mi-mars 71, la Commune, il n’y prend qu’une part faible ou nulle. Les communards traqués, dénoncés, massacrés, emprisonnés, c’est au prestige de sa figure symbolique de « tombeur d’Empire » qu’il doit son aura et de comparaître à la barre avec eux. Faible, l’accusation contre lui, et Thiers, vieux bonhomme de lettres qui ne juge mais préside (la République, pas le tribunal), n’entend point qu’on fusille un confrère, surtout celui qui lança juste à temps l’idée mielleuse de piller et incendier sa demeure, qu’Adolphe rêvait de quitter depuis si longtemps. Un règlement de comptes ? Fi ! Condamné, néanmoins, à la déportation le 23 mai 1872, Rochefort aurait dû partir aussitôt vers la Nouvelle-Calédonie. L’évadé d’Elbe, par son prompt retour, avait lancé la mode d’exiler aux antipodes (aujourd’hui, plus loin que l’Inde, c’est entre Jupiter et Mars que nous rêvons de télescoper nos déchets turpides). Des amis influents – le couple Adam, Edmond, député de Paris, piloté par Juliette sa suractive épouse que les mauvaises langues créditent d’avoir, dans un moment d’euphorie classique, conçu via Henri l’un des fils Adam, Dominique – s’applique, de mois en mois, à faire retarder le départ du polémiste en péril. Tel Sade, autre marquis rétif, il va de prison en prison, ici gâté comme une oie, là plutôt mal loti. À Vincennes il se voit, comme à Charenton l’auteur d’Oxtiern, promu ordonnateur des divertissements : c’est lui, oui, qui met en scène La Commune à Nouméah, farce de son confrère Georges Cavalier dit Pipe-en-bois. À Oléron, île un peu diable, il pleure Vincennes, « un palais d’été » auprès de ce nid à cancrelats. Ce n’est que Thiers parti – il démissionne le 24 mai 1873 –, que s’impose le départ du vaudevilliste avec le dernier lot de condamnés restés au frais. L’embarquement tant différé a lieu sur le Virginie, capitaine Launay, le 10 août. Faute d’un canal à Suez, on va d’abord vers Sainte-Catherine, Brésil, pour filer de là tout droit vers l’Océanie, Nouméa ! où le navire n’accostera que le 8 décembre, un lundi. Cent vingt et un jours de navigation ! Un martyre pour Rochefort en proie au mal des houles, comme naguère à celui des foules ; cette singulière allergie aux aléas des masses d’eau s’appelle la naupathie rebelle. Elle fait de lui sur l’esquif un poupon que tous bichonnent, cependant qu’à la proue Louise Michel, révolutionnaire dans l’âme, pieds nus sur le pont, cheveux volants, narines béantes, yeux dardés, s’offre aux fracas des mers exemplaires. Encore heureux pour Henri qu’il ait avec lui, pour passer ses nerfs entre deux vomis, son serviteur souffre-douleur, Chevrier. Débarqués, enfin c’est la paix. À Numbo, au sud de la presqu’île Ducos – easy d’ares – le séjour avec Paschal Grousset tient plus de la villégiature que du bagne. On cogite beaucoup entre journalistes. Avec trois autres compagnons, Pain, Jourde et Baillière, Rochefort combine une évasion en barque. Elle a lieu une nuit d’orage, le 20 mars 1874. Le lecteur distrait en profite pour identifier en couverture un tableau de Manet (qui, sur ce thème romantique, L’Évasion de Rochefort – musée d’Orsay – en peignit deux), et calculer que, du 8 décembre 1873 au 20 mars 1874, l’exil calédonien du lanternier n’aura duré que cent deux jours, délai impérial. L’histoire ne s’arrête pas là, car, au vrai, ce livre aurait pu s’appeler Le Tour du monde d’Henri Rochefort. Ayant gagné la goélette « P.C.E. » (Peace, Comfort, Ease) où six places sont réservées aux fugitifs (5 + 1, vu qu’à Rochefort, Grousset, Jourde, Baillière et Pain s’est adjoint Bastien), on cingle vers l’Australie pour joindre San Francisco. Là Rochefort et Pain, laissant les autres aller leur train, emprunteront celui vers New York pour toucher en juin Londres. Dès le 18 juillet, la Lanterne reparaît à Genève chaque vendredi. L’amnistie et le retour seront pour 1879. Avec Rochefort, au faciès si cadenassé sur ses portraits, vrai clown en vérité – « ah ! vous avez l’air tout à la fois cocasse et fatal ! » lui dit Vallès en ce portrait au burin qu’il lui dédie –, l’histoire tourne régulièrement au vaudeville, et Joël Dauphiné, historien et spécialiste de la Nouvelle-Calédonie, agrégé docteur en tout ce qu’il faut, lettres, histoire, sait la narrer aussi plaisamment que L’Harmattan l’édite avec art. Assortis de la fonte Comic sans MS, si prisée par Word, les vingt-trois documents annexés semblent choisis pour leur saveur et leur variété : une chanson du déporté Paysant, une autre anonyme, deux lettres de capitaines marins, une scène de vaudeville narrant, de la main de Juliette Adam, sa visite chez Victor Hugo en avril 1875. Témoins : Vacquerie en Pylade hippique, Flaubert en passant, et Madame Drouet en Juju âgée. Pour l’heure, Rochefort est sans le sou à New York, il sollicite un prêt de 25 000 francs – chœur des mâles : « C’est un pickpocket ! » Juju se taitMme Adam calme le jeu : Rochefort est riche, simplement pour l’heure il n’a pas accès à ses sous, on va collecter, il va rentrer et le prêt sera bientôt remboursé. Hugo (traqué par le bagout de la nouvelle Juliette) : – « Croyez-vous que j’aie 5000 francs dans mon secrétaire ? » (À Juliette Ière) – « n’est-ce pas, Madame, que je ne les ai pas ? » (Silence gêné de Juju, qui doit juger in petto que la femme Adam a du cran). On optera pour une solution boiteuse, Hugo avancera mille francs. En sortant, Flaubert siffle : « Dommage que je ne sois pas l’ami de Rochefort ! » Scène charmante, tant semble sincère l’attachement du vieux poète à sa cassette et vécu le déchirement entre un sentiment si modeste et l’estime qu’enjoint, du bout du monde, un polémiste anti-bonapartiste… Nous n’avons ici résumé que la moitié de l’histoire, riche en intérêt romanesque, d’autant qu’elle campe, dans un éventail de circonstances pimpantes et fort peu connues, où alternent les ouh-ouh de la mer et les ébats qu’il faut bien qu’une fille opère, une figure crue à tort familière aux Français, Victor-Henri de Rochefort-Luçay. N’étant point d’usage de vanter les vertus de style d’un texte d’histoire, nous n’aurons qu’un ave à la bonté de ses rimes ou assonances, ainsi, page 238, saluons « … la jeune bonne suisse / qui était à son service… » Est-ce pour éviter à la Suisse un écho abusif qu’onze pages plus haut, note 32 de l’Épilogue, le prénom de Lacassin est trahi en François ? Nous en doutons, car hormis nous-même, vigilant et abstème, nous ne sommes plus guère que quatre à priser des rimes ou leur absence à onze pages de distance. Qu’il est bon pour un cœur de Bourbon, un livre dont il n’y a que du bien à dire !

Valéry et autres. André Gide-Pierre Louÿs-Paul Valéry, Correspondance à trois voix, édition établie et annotée par Peter Fawcett et Pascal Mercier (Gallimard, 2004, 1679 p., 59 €). Peu de correspondances étaient aussi impatiemment attendues que celle-ci, bloquée on ne sait trop pourquoi durant tant d’années. Elle ne déçoit pas. La richesse, la diversité, l’intérêt de ce gros volume sont tels qu’il faudrait plusieurs pages d’Histoires littéraires pour en rendre compte tant soit peu exhaustivement. Disons d’emblée que les lettres les plus éblouissantes, les plus aiguës, sont celles de Valéry; ensuite, celles de Louÿs, souvent habile à lui donner la réplique; Gide ne vient souvent qu’en troisième position. La proportion de lettres varie d’ailleurs considérablement : 219 lettres de Valéry, 388 de Valéry, 678 de Louÿs. Il est vrai que Gide et Louÿs rompirent définitivement en 1895, circonstance qui limite donc leurs échanges aux années 1889-1895. On voit par ailleurs que Valéry et Louÿs cessèrent toute correspondance en 1920, alors que le second ne mourra qu’en 1925. Cette correspondance à trois voix ne l’est donc que de 1890 à 1895 : avant, Valéry était inconnu des deux autres, et après 1895, le trio se réduisit à un duo. Tout cela explique que l’axe central de ces correspondances soit celui Valéry-Louÿs. La complicité ironique, volontiers railleuse, que le second entretenait avec Gide se verra peu à peu remplacée par une entente à la fois plus vaste et plus profonde avec le nouvel ami. Aussi ne s’explique-t-on pas très bien le soin mis par Pascal Mercier, dans sa préface, à rabaisser Louÿs, qui prend presque figure d’insupportable potache, aussi doué que superficiel, et qui, pour tout dire, fait le mort dans ce whist. Supposer par exemple que, même sans l’entremise de Louÿs, Gide « aurait fatalement fini, un beau jour, par rencontrer Valéry à Montpellier » est une hypothèse assez gratuite. De même, ne voir en Louÿs qu’un « excellent technicien dépourvu, le plus souvent, d’originalité poétique », peut sembler discutable, surtout quand cela aboutit, d’un autre côté, à tresser des couronnes au Gide des mièvres Poésies d’André Walter. Et c’est énoncer une belle contre-vérité, et même tromper son lecteur, que d’écrire que Louÿs « a soigneusement effacé toute trace de ses efforts » et détruit ses ratures et brouillons, alors qu’il existe plusieurs manuscrits successifs des Chansons de Bilitis et d’Aphrodite, et que la moindre ébauche de lui, le moindre petit manuscrit préparatoire, a été conservé, comme le savent aussi bien les collectionneurs que ceux qui fréquentent les salles de vente et lisent les catalogues des libraires. Nous surprenons également le préfacier en flagrant délit de naïveté, lorsqu’il souligne que Valéry avait en grande estime le Journal de Gide : il suffit, pour s’en convaincre, de lire ce qu’il en dit dans une lettre à Émilie Noulet (« C’est nul. C’est un mot à mot de zéros… »). On excusera cette longue mise au point : on a beau faire des réserves sur Louÿs, on se sent l’obligation de le défendre un peu, après avoir lu à la fois la préface, d’un tel parti-pris, et ses lettres. Cette correspondance a d’abord le mérite de montrer, dans leur complexité respective, les personnalités de chacun des trois amis. Peut-être est-ce celle de Valéry qui est la plus tranchée, la plus indépendante. Mais, au fil des lettres, on découvre les curiosités si variées et l’esprit gouailleur de Louÿs, l’humeur anarchiste de Valéry, l’introspection inquiète de Gide. Trois mondes finalement assez différents. On voit aussi combien l’entente si profonde qui s’était tissée entre Gide et Louÿs finit par s’effriter avec les années, et comment la rupture intervint à un moment décisif dans l’évolution psychologique et morale du premier. Il n’en alla point ainsi entre Valéry et Louÿs, dont les lettres croisées sont, dès le début, d’une grande densité, et placées sous le double signe de la poésie et de la musique. Le rôle capital de Louÿs dans la vocation de son ami apparaît ici très nettement. D’un autre côté, on le voit multiplier, vis-à-vis de Gide, les piques et les taquineries, qui ne feront qu’accentuer l’incompatibilité de leurs tempéraments. Sans doute ne fut-ce pour Louÿs qu’un jeu, mais le fait est qu’il se prit à ce jeu, non sans quelque obstination maligne. Plus que de l’irritation, Gide éprouva probablement quelque chose qui devait ressembler à de la crainte, et Louÿs ne s’ingénia certes pas à le tranquilliser. En revanche, on ne le voit point cribler de piques Valéry, avec qui l’accord fut plus durable, peut-être parce qu’il reposait sur des bases plus larges, et aussi sur la reconnaissance, chez l’autre, d’une exceptionnelle originalité de pensée. Ils semblent aussi avoir coïncidé sur divers points de politique, étant par ailleurs assez nationalistes l’un et l’autre. Mais l’étude des opinions politiques de Louÿs et de Valéry nous entraînerait trop loin… On voit également les trois amis engagés dans d’importantes entreprises communes, comme les revues La Conque et Le Centaure. Il en va de même pour la genèse de certaines de leurs œuvres. Particulièrement remarquables sont les lettres échangées entre Louÿs et Gide au sujet de Paludes, et celles entre le premier et Valéry à propos de Poëtique, du Pervigilium Mortis et de La Jeune Parque — ces dernières étant sans doute, et de loin, les plus belles du livre. Mais lorsque Louÿs voulut l’associer à ses recherches sur le problème Corneille-Molière, Valéry semble bien s’être dérobé. Il est juste d’ajouter que celui-ci accordait aux livres de son ami une attention qu’il ne prêtait pas toujours, tant s’en faut, à ceux de Gide (voir, par exemple, sa lettre à celui-ci sur Paludes publiée jadis dans leur Correspondance à deux). Et puis, il avait, tout comme Louÿs, le goût d’une certaine forme de spéculations, des livres peu connus, d’un mélange de sensualité et d’érotisme. Tout cela ne l’empêchait nullement de marquer de nets désaccords, par exemple à propos de Stendhal et de Balzac, que Louÿs, bizarrement, détestait. On lira aussi une admirable lettre de lui sur Hugo, exprimant des réserves qui durent heurter l’hugolâtre absolu qu’était son ami. Ce qui est frappant, dans toutes ces lettres, c’est le culte de l’art et de la poésie que partageaient les trois amis. Pour eux, la littérature était un véritable absolu, qu’ils servirent chacun de leur mieux. Dira-t-on que, dès le début, les débats sur la poésie et la poétique sont infiniment plus fréquents et plus intenses entre Louÿs et Valéry, qu’entre le premier et Gide ? Oui, on le dira, parce que c’est l’évidence même, quoi que puisse en penser le préfacier. Au fil des lettres, on surprend par ailleurs les trois amis à la température du quotidien, avec tous ses aléas — moins pour Gide, que sa fortune mettait à l’abri du besoin, que pour Valéry, qui, jusqu’en 1920, n’eut point une vie facile, tant s’en faut, et pour Louÿs, velléitaire souvent déconcertant. Et, au milieu de tout cela, les questions les plus diverses sont abordées : famille, politique, marine de guerre, Wagner, amis communs, voyages, etc., etc. Mais, répétons-le, il est impossible d’analyser ici en détail ces 1 300 lettres. L’annotation est consciencieuse et complète, comme l’Index final. On louera aussi les deux éditeurs d’avoir donné, dans des annexes, quantité de brouillons et de lettres non envoyées, émanant de Louÿs pour la plupart. Au total, un énorme paquet de lettres, toutes plus remarquables les unes que les autres : une véritable correspondance tissée entre trois écrivains hors série.

 

Notes de lecture

 

Aguettant. Jacques Longchampt, Louis Aguettant, la vie comme une œuvre d’art : biographie (L’Harmattan, 2006, 465 p., 36 €). Vain dieu, quel boulot ! Quelle sainte patience il aura fallu à Jacques Lonchampt pour tirer de cette apparemment impressionnante liasse de documents récemment déposés à la Bibliothèque municipale de Lyon, la matière à cette biographie peu ordinaire. Peu ordinaire déjà en ce que le biographe se fait le plus discret possible : six pages d’introduction, après lesquelles notre compilateur quasiment se retire, ne réapparaissant de loin en loin que pour préciser une date, un événement, ou opérer les liaisons. C’est donc Louis Aguettant qui raconte sa vie, en direct, à travers ses carnets intimes, son abondante et dense correspondance. Ne cherchez pas Louis Aguettant (1871-1931), alias Calamus, alias A. Desfarges, dans un dictionnaire. Tout en ayant été un brillant professeur de littérature à l’Institut catholique de Lyon, un non moins brillant conférencier en pianistique, un fin critique, il a été avant tout un « passeur », de ceux que ne retiennent pas les histoires officielles. Il est vrai qu’il ne semble avoir publié de son vivant aucun ouvrage : sa Musique de piano des origines à Ravel est posthume (première édition en 1954), tout comme sa thèse sur Victor Hugo, poète de la Nature, qu’il a portée pendant plus de vingt ans sans vraiment la mener à terme, et dont on doit la publication finale à Jeanne et Jacques Longchampt (L’Harmattan, 2000). Louis Aguettant est un cas, d’une curiosité insatiable, parfaitement au parfum, quoique de Lyon, de la vie intellectuelle parisienne, et qui aura tout dévoré, de Verlaine à Cocteau, aura su avoir de l’oreille tant pour Bach, Mozart, Beethoven que pour Debussy et Ravel. Un cas aussi dans cette Troisième République qui a consacré la séparation de l’Église et de l’État : il a solidement entendu rester enfant de la religion apostolique et romaine sans pour autant céder aux sirènes de l’Action française. Son seul point faible : sa vie privée. Il faudra la mort de sa môman, pour qu’il découvre, à cinquante ans, les « délices de la vie » (sic). On ne naît pas impunément à l’ombre de Notre-Dame de Fourvières.

 Artaud. Martine Tournaux, Jean Monjot, Antonin Artaud : la question de l’être (Ressouvenances, 2006, 115 p., 16 €). Ce bref essai monographique répond à une intention louable : retracer, en un rapide balayage chronologique, l’histoire fulgurante d’Artaud écrivain. Certes, un tel dessein ne peut éluder la question centrale de la folie et de ses rapports avec la littérature, ses limites et son dépassement. Il ne peut aussi bien manquer d’aborder frontalement la « question de l’être », en dehors des catégories propres à la métaphysique, à l’ontologie classique et aux constructions héritées de toutes les philosophies idéalistes et rationalistes. Car « l’être est ce qui ne pense jamais à ce qu’il est », écrit Artaud. L’être ne se pense pas, il s’éprouve dans l’exaltation du sacré, dans les rites magiques ou la chaleur du mythe, ce dont témoigneront par exemple les Messages révolutionnaires. Il se fait également expérience de soi dans un incessant travail d’altération et d’altérité. L’ambition de Martine Tournaux et de Jean Monjot vise dès lors à présenter Artaud dans tous ses états, c’est-à-dire dans le tourbillon où se défait la notion même d’identité. Voilà pourquoi les auteurs ne s’ingénient pas à unifier artificiellement une vie d’écriture et de douleur placée sous le signe irréconciliable de l’éclatement, de la dislocation psychique. Ils s’emploient tout au contraire à marquer des étapes, à souligner des ruptures, à indiquer les orientations majeures d’une quête dont l’objet sans cesse fuit et se dérobe. Dans ces conditions, les considérations biographiques, fussent-elles ponctuelles ou allusives, s’avèrent nécessaires à la bonne compréhension d’un projet poétique qui fait de soi, du sujet, non seulement un lieu à explorer mais également et surtout une citadelle à démanteler, une « place » à détruire. Il s’agit d’aboucher l’être à la vie. Des textes du Pèse-nerfs et de L’Ombilic des nimbes (1924) au dernier manifeste de la cruauté intitulé Pour en finir avec le jugement de Dieu (1947), sans omettre Le Théâtre et son double (1934) et Suppôts et suppliciations (1946), le lecteur suivra la chute d’Artaud — ou son « odyssée » — dans la faillite de l’être. Aventure qui remet en jeu la vie dans sa totalité : depuis son retour d’Irlande en septembre 1937 et son internement immédiat, les séjours en hôpital psychiatrique scandent le procès d’une expérience de l’enfermement, manifestent de façon itérative la clôture circulaire dans le chaos du délire. Mais de Sotteville-lès-Rouen à Ivry, en passant par Ville-Evrard et Rodez, Artaud creuse aussi l’abîme du langage. La grande rupture est sans doute à lire précisément dans les signes et l’ordre symbolique. Ni poème, ni théâtre, ni critique d’art, le texte d’Artaud, qu’on peut toujours approcher comme un symptôme, est dorénavant une tentative de sortie, un effort d’émancipation violente et agressive par rapport à la tutelle de la langue et à l’état extérieur des formes. La destruction du langage, gardien de l’être et de ses idoles, répond au besoin de pousser les mots, d’élever les sons et les cris vers une intensité, un point culminant qui serait comme le point de rencontre du moi et du réel. Mais, comme le rappellent les auteurs de cet essai, « malgré son reniement de l’être, Artaud ne retrouve pas son moi réel ». Il nous lègue entières, mais profondément remaniées, la question de l’être et sa troublante interrogativité.

 Balzac. Takayuki Kamada, La Stratégie de la composition chez Balzac (Surugadai-Shuppansha, 2006, 415 p., s.p.m.). Cet ouvrage raconte la genèse de la deuxième partie d’Illusions perdues sur le mode de l’épopée : de « campagnes de composition » en « aventures d’interventions », il en souligne les « aspects spectaculaires » et les « moments périlleux », montrant Balzac aux prises avec la matière romanesque en cours d’élaboration. Car l’originalité de ce travail est de mettre l’accent sur les manuscrits, dont la critique balzacienne avait tendance à sous-estimer l’importance au profit de l’analyse macrogénétique des remaniements et des corrections sur épreuves. Étudiant le travail d’écriture aux premières étapes de la rédaction, l’auteur montre la spécificité de la méthode de Balzac, peu adepte de plans préliminaires, mais susceptible de tisser en parallèle, pour un même roman, le manuscrit en cours, le premier jeu d’épreuves de ce qu’il vient d’écrire et la dernière version du début du texte déjà révisé — sans parler des autres romans dont l’écriture ou la réédition peut influencer cette genèse ! Dans ce contexte marqué par la fragmentation et l’hétérogénéité, l’exécution apparaît comme un processus d’auto-engendrement sans orientation préalable, le projet s’infléchissant à mesure que le roman s’écrit, le plus souvent dans le sens d’une amplification quantitative et signifiante. Parmi les évolutions les plus marquantes, on découvre ainsi que la partie centrale d’Illusions perdues n’était pas au départ construite comme un roman d’apprentissage, cette idée germant peu à peu au fil de l’écriture : un mot est biffé, une ligne est ajoutée, et c’est tout le roman qui s’en trouve changé. De la même façon, l’idée d’y réaliser un tableau systématique du milieu journalistico-littéraire, qui n’apparaît que tardivement dans les annonces programmatiques que multiplie Balzac, s’immisce dans l’œuvre par ricochet, à la faveur de l’écriture de ce qui en sera la suite. Non content de débusquer ces anamorphoses où le cours du roman est rejoué sur un détail, Takayuki Kamada propose dans son ouvrage la transcription intégrale des avant-textes du récit, ce qui en fait un outil de référence sur la genèse d’Illusions perdues.

 Balzac. Veronica Bonanni, Archeologie letterarie. Balzac, Bandello e la tradizione della novella (Biblioteca Francese Unipress, 2006, 226 p., 18 €). S’agirait-il, par hasard, d’un de ces nombreux, trop nombreux, essais de critique des sources, une espèce de traque cynégétique dont Bandello serait, à travers les massifs et les taillis de l’œuvre balzacienne, la proie lointaine et comme insaisissable ? Il y a lieu de s’interroger, d’autant que l’expression « archéologies littéraires », quoique dotée d’un pluriel qui avoue en la matière la diversité des fouilles, dénote très explicitement une entreprise d’identification et d’élucidation d’un modèle, d’un texte premier enfoui sous le texte second, lequel croît et prospère de ces quelques éminents et intimes vestiges. Avertie du risque de glissade, Veronica Bonanni s’empresse de justifier sa démarche, qu’elle situe d’emblée en avant par rapport à une manie investigatrice devenue obsolète. Refusant à la fois le concept flottant et malcommode d’« influence » comme la notion de « source » unique, elle préfère parler d’« analogies », de « résonances », de « probables souvenirs de lecture ». Bien que ces formules manquent de rigueur scientifique, et à bien des égards de réelle pertinence heuristique, elles se présentent sous la plume de notre critique comme un éventail d’outils démarcatifs. Une frontière se dessine nettement, qui isole l’ancienne critique de la nouvelle, tout entière gouvernée par les lumières du contexte, de l’intertexte et de l’hypertexte. C’est donc sous cet angle dynamique, qui éclaire d’abord le texte second, que Veronica Bonanni invite à la suivre dans sa lecture croisée de Matteo Bandello et de Balzac. Celui-ci aurait lu celui-là, mais rien n’est moins sûr, l’auteur nous l’accordera. Balzac cite, de fait, le conteur italien. Dans la dédicace des Employés, il écrit par exemple : « Obligé de tout lire pour tâcher de ne rien répéter, je feuilletais, il y a quelques jours, les trois cents contes plus ou moins drolatiques de Il Bandello. » Il est vrai que l’auteur des contes drolatiques aurait pu lire, au sens plein de ce mot, les nouvelles de l’écrivain italien du XVIe siècle, au même titre que Boccace ou Marguerite de Navarre. L’enquête proposée par Veronica Bonanni parvient — et c’est là tout son prix — à construire sur la base de quelques faits, pour la plupart incertains (en dépit des précisions convaincantes apportées dans le chapitre initial « La Découverte de Bandello »), un système d’hypothèses qui excède largement le cadre restreint du corpus des contes balzaciens. Partant d’une analyse contextuelle de la tradition de la nouvelle, l’auteur éclaire la poétique du conte chez Balzac et ses prolongements dans l’écriture des romans proprement dits. Le recours à Bandello devient dès lors dynamique dans le cadre d’une étude qui, à travers une conjecture intertextuelle encore et toujours fragile, s’attache à cerner de façon extrêmement solide les processus de réécriture à l’œuvre dans le corpus balzacien. Du même coup, et comme par ricochet, la figure de l’écrivain italien resurgit à la faveur de certains échos, égrenés ici et là, et que Veronica Bonanni s’applique à relever et à faire fructifier. À la suivre, on serait conduit à conclure qu’il y a bien un Balzac lecteur de Bandello ; mais cet emploi ne peut en aucune manière prétendre à quelque exclusivité, tant il est déterminé par d’autres lectures, intercalées ou décalées, et contraint contextuellement par d’autres horizons de référence. On saura gré à l’auteur de cet essai d’avoir ouvert et exploré une piste de recherche féconde, au terme de laquelle se renforce, en se redessinant quelque peu, le geste créateur de Balzac romancier, oscillant toujours, comme Louis Lambert, entre lecture et écriture.

Barthes. Éric Marty, Roland Barthes. Le métier d’écrire (Seuil, 2006, 340 p., 23 €). Éric Marty rencontre Barthes en 1976, à l’occasion d’une de ces cérémonies universitaires très spéciales qu’on appelle soutenance de thèse. Il a alors vingt-deux ans. De cette rencontre naîtra une amitié, que relate la première partie de ce livre. Fragment d’une autobiographie ? Essai biographique ? Réflexion sur l’amitié ? Étude détaillée des rapports du maître et du disciple ? Enquête sur la vie et les mœurs du microcosme de l’intelligentsia parisienne de la fin des années soixante-dix ? On ne sait trop à quel genre appartient Roland Barthes, le métier d’écrire. Pour désigner et caractériser cette première partie, Marty a choisi le mot de « mémoire », à la fois ensemble de souvenirs et petit exercice de mise au point rétrospectif. Mais le sujet de son livre, indéniablement, est de bout en bout l’amitié. Qu’est-ce qu’une amitié, sur quoi se fonde-t-elle, quels aliments requiert-elle, quelle sorte de relations commande-t-elle, telles sont, pêle-mêle, les questions que l’auteur aborde en proposant à la fois des portraits « bougés », décalés de Roland Barthes, et des esquisses d’autoportrait. Car le sujet de ce livre est autant Éric Marty que Roland Barthes, l’un et l’autre créant, dans un mouvement asymétrique et changeant, comme un système d’échange et d’équilibre, une exigence de présence à soi et à l’autre, bref une transaction morale, affective, intellectuelle, qu’on appelle très précisément l’amitié. Voilà pourquoi cet essai échappe au piège de l’exercice d’admiration, à la rhétorique votive du disciple. Éric Marty est bien conscient de cet écueil, dont il surveille l’approche ou la menace. Évoquer Barthes, ses silences ou ses mots, le cercle d’amis ou d’amants qui l’entourent, sa mère, les livres qu’il écrit, les leçons qu’il dispense, les séjours de vacances à Urt, c’est ainsi et d’abord envisager un être pour qui le langage et l’écriture « surmontent » la vie, la surplombent, et dont la présence est comme l’offrande de ce surplomb. « Rien, écrit Éric Marty, dans ses gestes, dans ses propos […] ne s’écartait d’une page d’écriture. » C’est donc l’écrivain qui est au centre de ces lignes et de ces souvenirs, un peu à la façon dont Proust convoque, au cœur de son roman, la figure du romancier Bergotte, non par admiration, mais par nécessité dialectique. Si Éric Marty confesse ainsi que les ouvrages de Barthes lui « paraissaient étrangement décevants », c’est que, à l’évidence, l’amitié se fixe non sur des images ou des projections, mais sur ce qui fonde et structure le sujet en lui conférant force et confiance. Roland Barthes révèle à Éric Marty ce qui sera sans doute aussi sa condition d’écrivain. « Il me semble, écrit Éric Marty, que l’aura dans laquelle il paraissait à mes yeux tenait à ce que, grâce à lui, le langage avait cessé d’être une angoisse. » Ce nouveau rapport de confiance et d’amour au langage est tout le bénéfice de cette amitié et le legs du « maître » au « disciple ». En témoignent ouvertement les deux autres parties qui composent ce livre : faisant suite au « Mémoire d’une amitié », la partie « L’Œuvre » se présente comme la table des matières commentée des ouvrages de Barthes, l’auteur reprenant dans cette section les préfaces rédigées pour l’édition des œuvres complètes de Barthes au Seuil. C’est là non pas acte dévotionnel, mais fructification du legs. De même, la troisième et dernière partie de l’essai est une version écrite du séminaire qu’Éric Marty a tenu en 2005 à l’Université de Paris VII sur les Fragments d’un discours amoureux, ouvrage de Barthes qui, parce qu’il restaurait une certaine forme d’émotivité, se proposait de tenir à distance les démons tyranniques de la théorie. Quoi qu’il en soit, l’analyse qu’Éric Marty en dégage est le produit d’une lecture/écriture de Barthes, où il faut reconnaître à la préposition de sa capacité à marquer l’origine, la provenance. Il se penche en outre sur un essai que traverse de bout en bout la question de l’Autre, par où, comme le montre parfaitement l’auteur, se défait également et nécessairement l’autorité du Maître. Dernière grâce rendue au rôle bénéfique de Barthes ? Peut-être.

 Bohémienne. La Bohémienne, figure poétique de l’errance aux XVIIIe et XIXe siècles, études réunies et présentées par Pascale Auraix-Jonchière et Gérard Loubinoux (Presses universitaires Blaise-Pascal, 2006, 424 p., 27 €). Cette huitième livraison de la collection « Révolutions et Romantismes » contient les vingt-huit interventions d’un colloque organisé en 2003 par le Centre de recherches révolutionnaires et romantiques. Ce recueil d’études signées par des historiens de la littérature, de la musique et de la peinture comble une lacune. Figure de l’errance à la fois géographique et symbolique, « passeuse de frontières », le personnage de la bohémienne prolifère au XIXe siècle comme un stéréotype, et c’est précisément par là que l’étude d’un tel objet ne va pas sans le risque, comme le note Gérard Loubinoux dans sa postface, d’être assimilée à une course « après des courants d’airs ». Néanmoins, ce kaléidoscope de réflexions sur le mythe et l’histoire de la bohémienne a le mérite de proposer des réponses inédites et d’ouvrir des perspectives de recherches. Le volume est divisé en quatre parties. Dans la première, qui vise à établir les enjeux de l’analyse, l’image de la bohémienne est examinée à travers les dictionnaires français des XVIIIe et XIXe siècles (Emmanuel Filhol). La notion de la bohémienne, figure fantasmatique et miroir du poète est scrutée à partir d’un corpus de soixante treize textes des XIXe et XXe siècles (Marie Treps) tandis que c’est sa permanence qui attire l’attention de Mohamed Ridha Bouguerra. La seconde partie concerne les représentions du personnage dans la littérature romantique, dans la littérature populaire, dans la littérature russe et dans les jeux de scène et les ballets. Citons les études sur Gautier, sur Erckmann-Chatrian, sur Pouchkine et Tourgueniev, ainsi que sur la convergence entre le métier de comédienne et la vie de la bohémienne. Dans la troisième partie, consacrée à l’archétype de la bohémienne, Gérard Loubinoux offre une vue d’ensemble autour des trois composantes de « l’altérité, la féminité, l’errance ». Suivent diverses études sur Maupassant, Louÿs et Barrès. La dernière partie porte sur la poétique. Pascale Auraix-Jonchière s’interroge sur la fécondité des variations du motif de l’éternelle errante dans l’œuvre de George Sand, plus particulièrement dans La Filleule.

 Bousquet. Édith La Héronnière, Joë Bousquet : une vie à corps perdu (Albin-Michel, 2006, 280 p., 20 €). Joë Bousquet n’a pas vraiment eu de vie. Après la blessure qu’il reçut au combat en mai 1918, il resta toute sa vie allongé dans son lit, à Carcassonne, n’en sortant que pour des séjours dans sa maison de campagne de Villalier. Autant dire que sa vie fut toute intérieure et d’écriture. Retracer celle-ci était donc une véritable gageure, qu’Édith de la Héronnière est parfaitement parvenue à tenir dans ce livre. Livre qui est autant un essai qu’une biographie, et qui témoigne d’une grande connaissance de la vie et de l’œuvre, en même temps que d’une profonde imprégnation. Il s’agit, sans nul doute, d’une biographie longuement mûrie, qui a l’ambition d’aller à l’essentiel et au cœur de l’œuvre, tout en retraçant les étapes d’une vie. Elle est d’une grande densité. Le ton, à la fois retenu et sensible, en est aussi prenant. Bousquet est une figure très singulière, dont l’auteur souligne le caractère violent et intense. Très tôt, il eut le sentiment d’être l’objet d’une malédiction, mais sans doute sa terrible blessure lui évita-t-elle de continuer cette existence d’un « petit Don Juan de province », qui fut la sienne durant ses jeunes années. Cela explique aussi ses amours, qui furent variées, et le lièrent à diverses « passantes ». Il élabora ainsi un érotisme d’un genre bien particulier, où l’influence des troubadours coexistait avec des rêveries nettement plus hétérodoxes, comme on le voit dans ce livre extraordinaire qu’est Le Cahier noir. Sa claustration lui permit par ailleurs d’entretenir des relations, et aussi de longues correspondances, avec des gens aussi divers qu’Henri de Monfreid, François-Paul Alibert, Max Ernst, Claude Estève, Hans Bellmer, Carlo Suarès, Simone Weil, Paul Éluard, Jean Paulhan et bien d’autres. Les curiosités de Bousquet, qui ne se considéra jamais comme un homme de lettres, étaient très diverses, et lui faisaient aimer et collectionner les œuvres de peintres comme Ernst, Klee, Miró, Bellmer ou Dubuffet. Le rapport à l’art fut essentiel chez lui, non moins que celui à la philosophie (à propos de ses écrits, on aimerait savoir si sera un jour imprimée la préface qu’il écrivit vers 1948 pour un curieux mémoire de l’abbé Le Large de Lignac sur les araignées d’eau, préface qui devait paraître, avec une réédition du mémoire, dans Les Cahiers de la Pléiade, mais ne fut jamais publiée ?). Une question, pour finir. Ce livre ne comporte pas d’index ni encore moins d’illustrations : absence d’autant plus regrettable que les biographies de Bousquet ne sont pas légion. L’oubli des illustrations est-il dû à une étourderie de la biographe, ou à une pingrerie de l’éditeur ? À moins que l’on n’ait voulu mieux souligner ainsi que cette biographie était toute intérieure.

 Capucines. Jean-Michel Maulpoix, Boulevard des Capucines : promenade dans le passé (Mercure de France, 2006, 12 €, 12 €). Dans la tête de Gustave Flaubert, tel pourrait être le titre de cet étrange livre où l’écrivain, devenu poète panoramique, comparse des ateliers et des salons littéraires ou double imaginaire du romancier, tente d’écrire le XIXe siècle de l’intérieur, en témoin d’une vie qu’il n’a pas vécue : parmi les cocottes et les flâneurs, se rêvant contemporain de Nadar et de Baudelaire, empruntant les trottoirs de Manet et les escaliers de Zola, Jean-Michel Maulpoix s’adonne, dans Boulevard des Capucines, à la métempsycose littéraire. Toute une vie parisienne sourd de sa mémoire de lecteur, traversée de citations, d’anecdotes, d’allusions, habitée de tableaux et de clichés photographiques, collection de fragments que le sujet recompose en univers cohérent. Peut-on impunément prêter ainsi son souffle aux voix d’antan, se mettre dans la peau d’un autre siècle ? Certains bouderont sans doute l’indéniable plaisir que procure cette prose en forme de lanterne magique, au prétexte qu’elle n’a ni l’ironie féroce d’un dictionnaire des idées reçues, ni l’énergie singulière des artistes qu’elle évoque. Mais le projet de Jean-Michel Maulpoix semble d’une autre nature : ni concurrence ni pastiche, il se place sous le signe de l’hommage et du recyclage. Comme en retrait, il recueille, tisse, sertit dans son texte les « mots d’une autre époque, endormis dans les livres du passé ». Plus que jamais dans l’interstice, il écrit entre les lignes, et les soudures imparfaites, l’hétéroclite et les écarts qui pouvaient apparaître comme les indices d’un manque, d’une absence, cartographient page après page les aires d’émergence du sujet lyrique. L’énonciation impersonnelle du début éclate bientôt en individualités distinctes, grands noms ou soi-disant anonymes parmi lesquels une voix se cherche et se reconnaît. Le journal imaginaire qui clôt le récit donne la parole à un je complexe, Flaubert d’après Flaubert, écho de Nerval ou des Goncourt, chambre de résonance du XIXe siècle. Comme la photographie, telle du moins que Balzac la fantasmait, l’écriture effeuille l’écrivain, dévoile un à un les spectres dont il est composé : « D’où vient que je me sente chez moi en ces temps que je n’ai pas vécus ? Nous ne sommes après tout que la pensée des morts. » À mesure que sa propre musique s’impose cependant, par bribes d’abord, puis comme une tonalité mineure embrassant tout le texte, le présent sonne faux, et la chronologie peine à contenir les va-et-vient d’un temps intérieur qui nous rappelle que c’est bien aujourd’hui qui parle ici la langue d’hier. Jean-Michel Maulpoix ne fuit pas le « bruissement des vies modernes » mais s’en déshabitue, choisit de le dire à distance, depuis cet univers de seconde main où se lisent les prémices de son temps, ce dont il se sépare et ce dont il procède. Aucune machine à remonter le temps ne laisse le passé en l’état, l’écrivain qui en fait l’expérience laisse à son tour des traces, et de même que l’on retrouve sous sa plume « un peu de noir d’une autre époque », il laisse aussi, sur la toile enneigée de Monet qu’il rêve de hanter, un peu du bleu de notre époque. C’est de lui qu’il parle, à travers les mots de ces contemporains d’un instant, et le regard qu’il porte sur Paris est empreint d’une mélancolie qui « s’amus[e] d’un autre temps » sans jamais répudier son « cœur élégiaque ». Définitivement perdu et pourtant familier, le passé alimente un nouveau cycle : « Le temps m’avale et me digère » — « J’ai de la poussière plein la bouche, mais voudrais encore vous parler d’amour. »

 Cendrars. Luce Briche, Blaise Cendrars et le livre (L’Improviste, 2006, 338 p., 24 €). Un parcours de l’œuvre de Cendrars selon la thématique du livre, de ces livres où il a voyagé non moins que dans le vaste monde. La première partie aborde son ambivalence à l’égard de la bibliothèque paternelle, des bibliothèques comme celles de Paris ou de Saint-Pétersbourg, ou de sa bibliothèque privée portative, imaginaire, réelle ou perdue. Dans sa bibliomanie, sa fréquentation des bibliophiles, le plaisir de lire s’accompagne de celui de la destruction des livres. La deuxième partie étudie les images du livre, en rapport avec le corps, la manducation, l’Eucharistie. La troisième explore ses activités d’édition, son rapport à la lettre et à l’imprimé, à la publicité, à la machine à écrire, ses recherches typographiques. La dernière se penche sur sa collaboration avec les peintres (Sonia Delaunay, Fernand Léger), les photographes (Robert Doisneau), la musique, la radio. On retiendra ses analyses des pratiques de réécriture et du livre-objet, deux domaines où il fut un pionnier. Si la démarche est souvent critique, on regrette que les références théoriques soient plutôt maigres et convenues. Cette thèse de doctorat (dont l’auteur est décédée avant son achèvement) est complète et incite à retourner à l’œuvre de Cendrars, notamment à sa trilogie autobiographique, où l’on bourlingue sans cesse entre réalité exotique et fabulation grandiose.

 Clair. Jean Clair, Journal atrabilaire (Gallimard, L’Un et l’autre, 2006, 230 p., 16,50 €). D’humeur noire, Jean Clair ne l’est jamais mieux que lorsqu’il parle métier, de son métier : « Comme les temples d’autrefois, ces nouveaux musées sont vides : pas d’œuvres, ou si peu, si minces, si minimales ou si élusives qu’elles se fondent dans le bâtiment », écrit-il à propos du Musée Guggenheim. Il n’y a pas lieu de se réjouir de beaucoup de choses autrement non plus, d’ailleurs, ni dans le monde d’avant, ni dans le présent, et le futur, mieux vaut ne pas l’imaginer. Souvenirs de lectures d’autrefois, superbes évocations de Venise aujourd’hui, remarques insolentes sur le fonctionnement de l’administration (le « Ministère »), on retrouve, dans ce recueil alerte, varié et sombre, le ton prenant et sans concession du Paradoxe sur le conservateur ou d’Élevage de poussière : Beaubourg vingt ans après. Un seul reproche, l’amour inconsidéré de Jean Clair pour les pigeons, ces caricatures de volatiles à l’œil si plein de connerie ronde, humaine.

 Claudel. Dominique Millet, La Prose transfigurée : vingt études en hommage à Paul Claudel pour le cinquantenaire de sa mort (Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2005, 468 p., 24 €). Il en va des recueils d’articles comme des rétrospectives d’un artiste : ils ont valeur d’épreuve, trahissent les redites et les tentatives dispersées, ou mettent en relief la cohérence d’une œuvre. Celui-ci, remarquable à tous égards, forme un livre profondément unifié. Les études qu’il rassemble, rédigées entre 1984 et 2001, souvent à l’occasion de colloques — ce qui comporte un risque de dispersion —, peuvent bien entendu être lues isolément, mais leur réunion révèle la continuité d’une pensée critique forte. Rien n’est plus rare. Dominique Millet-Gérard a déjà publié plusieurs ouvrages sur l’œuvre de Claudel, dont la somme Anima et la Sagesse. Pour une poétique comparée de l’exégèse claudélienne (1990), Formes baroques dans « Le Soulier de Satin » (1997) et Claudel thomiste? (1999), mais ce n’en sont pas ici les reliefs. On trouvera dans le présent livre bien des aperçus nouveaux, et même des suggestions de travaux à entreprendre, notamment sur Claudel et les Pères de l’Église, dont on peut lire un exemple à propos de saint Grégoire le Grand et du « style incorrect et savoureux » de l’exégèse. Quelques observations partielles. Soulignons d’abord l’ampleur du propos : de saint Grégoire le Grand, saint Thomas, Dante et saint Ignace à Wagner, Mallarmé, Bloy, Mauriac et même D’Annunzio ou André Rouveyre, Claudel est situé par rapport à un univers intellectuel et artistique d’une grande diversité. En second lieu, la sûreté du savoir, la qualité de l’érudition : même les notes bibliographiques, d’une précision exemplaire, appellent une lecture attentive ; les citations, abondantes, y sont mises en contexte, rectifiées au besoin. Enfin, la rigueur de la démarche, qui associe l’histoire des idées et l’histoire tout court (« Claudel, le P. Maydieu et La Vie intellectuelle ») à la poétique (« Les Apocalypses claudéliennes et le livre mallarméen », « Le Parfum de l’exégèse : procédés « midrashiques » dans Paul Claudel interroge le Cantique des cantiques ») et à l’analyse textuelle (« Lecture scolastique des Cinq Grandes Odes »). Le tout offre une magnifique leçon de lecture, vivifiée par une belle ferveur. Deux copieux index : noms cités et œuvres de Claudel.

 Critique littéraire. Olivier Larizza, Le Reliquat scintillant. Pour une renaissance de la critique littéraire (Nizet, 2005, 168 p., 18 €). Une thèse explorant la problématique du mouvement dans la prose romanesque de Maturin. Ce travail, qui se réclame d’un éclectisme critique, ayant notamment recours aux outils de la Nouvelle Critique, ne satisfait pas pleinement l’auteur, qui aimerait que son commentaire soit aussi littérature, parce que la critique, selon lui, doit à la fois honorer son statut référentiel et acquérir un statut autonome. La critique littéraire est « la littérature de la littérature », comme le disait Ernst-Robert Curtius. Ce qui amène l’auteur à s’interroger sur la pertinence des critères de jugement universitaire : « On juge que la qualité d’un travail critique dépend essentiellement, outre de son apport documentaire, de sa profondeur analytique et de sa dynamique démonstrative, mais cela va-t-il de soi ? » Il se demande comment « trouver une écriture critique satisfaisant aux impératifs de scientificité tout en manifestant une qualité artistique », celle-ci devant permettre d’ériger le texte critique au rang d’œuvre à part entière et de rendre « justice à l’œuvre primaire » — en la dévoilant, tout en se confondant avec elle. Ainsi, le ton ne doit pas être celui du critique. Il ne doit pas préexister à la lecture de l’œuvre : il doit s’adapter à celle-ci. Le style du texte critique doit être en quelque sorte un miroir sensoriel de l’œuvre à partir de laquelle il se construit. Mais dévoiler, qu’est-ce à dire exactement ? La critique moderne et post-moderne s’est attachée à vouloir explorer puis percer le secret de l’œuvre, « l’infracassable noyau de nuit » selon Gustave Lanson qu’il s’imaginait découvrir grâce à la recherche des sources, le « reste » dont parle Jean-Jacques Lecercle, le « noyau dur irréductible » qui obsédait Barthes, etc. Or, selon Olivier Larizza, « il n’existe pas de sésame de l’œuvre littéraire ». Le discours critique doit expliciter ce qui peut être explicité, et non pas vouloir approcher le noyau obscur qui peut être considéré comme la matérialisation idéalisée de notre fascination pour l’œuvre. Le fait que le noyau se dérobe ne présume pas de sa présence. Aussi, pour lui, il est dangereux de prêter à des textes des prétentions qu’il n’ont pas. Il faut, écrit-il, bannir « les excès de conceptualisation et d’abstraction […] vis-à-vis de textes à fleur de peau sans grande dimension idéologique, philosophique ou réflexive ». Mais quels sont les critères qui permettent de reconnaître un texte à « fleur de peau » d’un autre « à prétentions » ? L’on voit bien que quelque chose ici pêche. En somme, pour l’auteur, la paranoïa légendaire du critique est une maladie dont il faudrait qu’il se soigne. La critique doit permettre de dévoiler ce qui est caché, et seulement cela. Elle serait ainsi la part immergée de l’iceberg qu’est l’œuvre. Il est normal que le commentaire et l’œuvre soient ainsi faits de la même matière. Prenant fondement sur les considérations et les travaux de Jean-Pierre Richard, mais aussi d’Albert Béguin et de Marcel Raymond, fondateurs dans les années 1930 de l’école de Genève, ou encore d’Antoine Blondin qui « n’excelle pas seulement dans le commentaire cycliste », Olivier Larizza cherche à dresser un art de la critique qui soit tournée vers l’avenir et satisfasse aux exigences du grand public. Affirmant qu’il ne veut pas être polémique — alors que son travail a des allures de pamphlet ­­—, il affirme que « la tâche première du critique est d’amener l’œuvre au niveau d’un large public : comprendre et faire comprendre, élucider, sans toutefois tomber dans la simplification abusive. » Comme la littérature, la critique ne vit que par la lecture qu’on en fait. D’où le danger « de pratiquer une critique élitiste ». La simplicité consiste avant tout à rejeter les systèmes prétendument scientifiques et à refuser de façonner son discours selon leurs rouages internes. Les textes critiques doivent être des attelles rattachées à l’œuvre pour qu’elles grandissent plus à foison dans la conscience attentive du lecteur. Elles sont des incitations à la lecture. C’est leur finalité première.

Dada. Henri Béhar et Michel Carassou, Dada : Histoire d’une subversion, Fayard, 2005 [1990], 263 p., 20 €) ; Serge Lemoine, Dada, Hazan, 2005 [1991], 96 p., 8 € ; Michel Sanouillet, Dada à Paris (éd. augmentée par Anne Sanouillet), CNRS éditions, 2005 [1965], 652 p., 35 €. L’exposition Dada au Centre Pompidou a suscité une salve de rééditions. L’ouvrage de Michel Sanouillet fait figure de source commune pour les deux ouvrages ultérieurs. Issu d’une thèse de doctorat dont Sanouillet peina à imposer le sujet, en 1950, à la Sorbonne, ce volume bénéficia d’un minutieux travail d’entretiens entre le jeune chercheur et les principaux acteurs du mouvement, et joua par là un rôle considérable dans la préservation de la mémoire Dada. Sanouillet y déroule une histoire critique du mouvement, dans le monde puis à Paris, avant d’offrir un important ensemble d’annexes, avec notamment les correspondances croisées de Breton, Tzara et Picabia, et une bibliographie remise à jour pour l’occasion. Quarante ans ne se sont toutefois pas écoulés sans de considérables évolutions, et l’on pourra sourire, notamment, de certaine remarque sur un « tempérament germanique » que l’auteur associe, semble-t-il, à la violence. Pour leur part, Henri Béhar et Michel Carassou tentent de cerner le sens de Dada de manière fort claire, en faisant eux aussi une large part aux textes des protagonistes, qu’ils soient écrits en français ou non, tout en cherchant à fournir un propos plus synthétique. Or, s’ils montrent bien certains des paradoxes essentiels au mouvement, on trouve également de nombreux sujets de réflexion qu’on aurait aimé voir davantage développés. Par exemple, on se demande dès l’exposé des origines et sens du nom lui-même, si Dada ne crée pas du jeu d’abord parce que le mot s’impose dans son flou comme ce que Barthes nommera un « mot mana », ou encore comme un de ces « signifiants flottants » théorisés par Lévi-Strauss, qui permettent de créer une case vide et irritante dans le langage. Dire, dans ce cas, suivant les déclarations, certes, de nombreux acteurs, que Dada veut avant tout privilégier la vie, n’est-ce pas simplement décaler le débat en substituant au mot problématique une autre étiquette non moins large ? À lire les pages que Michel Carassou et Henri Béhar consacrent à cette question, on ne doute pas de la pertinence de ce rapprochement (il a été amplement validé depuis et les réflexions sur la performance savent ce que la pratique doit à Duchamp ou Tzara). Mais on regrette de ne pas mieux comprendre ce qui, sur cette base, distingue (ou lie) Dada et le grand courant vitaliste des années 1890 (pas si éloignées des premières séances du Cabaret Voltaire). De même, quand l’épigraphe de Dada 3 proclame, en 1918, « Je ne veux même pas savoir s’il y a eu des hommes avant moi », on veut bien qu’il y ait table rase et subversion, mais de quoi exactement ? Chênedollé définissait le Romantisme, dans son Journal (1833), comme « la faculté de rendre […] les sentiments qu’on éprouve sans s’embarrasser de ce qui a été dit et pensé avant nous ». Voilà qui peut-être fait du poète didactique un précurseur de Dada ou de Dada un postromantisme, mais qui pose plus largement la question de ce qui distingue en propre Dada des avant-gardes antérieures, et donc de sa place dans la paradoxale « tradition du nouveau » formée par cette suite de ruptures. Bref, si Michel Carassou et Henri Béhar soulignent souvent les liens entre Dada, et, par exemple, situationnisme, et si leur propos est dans l’ensemble stimulant, on a parfois le sentiment que certains parallèles inverses, vers le passé des courants esthétiques du XIXe siècle, auraient pu s’avérer non moins fructueux pour cerner le courant né à Zurich et New York. Quant à l’ouvrage de Serge Lemoine, il s’agit d’un petit beau livre, qui a le mérite de fournir en abondance, et pour un prix relativement modique, d’excellentes images, qui manquent dans les deux autres volumes (celui de Sanouillet n’est pas illustré, et le cahier iconographique aux reproductions parfois lourdement tramées de Dada : Histoire d’une subversion n’a visiblement pas subi de révision technique récente). Le texte n’est pas à négliger pour autant : il offre une suite de mises au point sur les activités Dada propres à chacune des grandes villes qui accueillirent le mouvement, et il a effectivement été révisé, comme les deux autres volumes, pour rendre compte de certaines évolutions dans la réflexion critique. Au total, trois volumes complémentaires — ce qui est bon signe pour leur sujet.

 Daudet. Jean Le Guennec, La Grande Affaire du Petit Chose. Figures de la perversion dans l’œuvre d’Alphonse Daudet (L’Harmattan, 2006, 280 p., 24,20 €). L’exemple-type de ce qu’un travail apparemment universitaire ne peut être l’objet d’une publication et exploitation « brut de brut ». L’auteur n’a pas jugé bon de supprimer l’inutile rhétorique et n’appelle les auteurs auxquels il se réfère que par l’initiale de leur prénom (le Bottin lui-même ne risque pas de s’y retrouver). Seulement, M. Jean Le Guennec, vous nous trompez en plus sur la marchandise. Avec ce titre, il est vrai, alléchant, nous attendions une nouvelle lecture de l’œuvre complet d’Alphonse Daudet, homologue de celle qui, par exemple, a été faite de l’œuvre de dame la comtesse de Ségur — puisque vous contestez, et à juste titre, son enfermement dans la littérature dite « pour la jeunesse ». Or vous triez, et sérieusement ! dans les œuvres, vous voulez nous expliquer, sous couvert de « psychanalyse », que « ce fantasme de reconstruction, la grande affaire du Petit Chose, apparaît à présent comme la partie émergée d’un complexe inconscient qui a dans l’œuvre entière [ah bon ?!] des répercussions très récurrentes », pour conclure : « C’est cet ensemble [sic] qui caractérise ce que l’on peut à bon droit appeler le monde pervers d’Alphonse Daudet. » Nous n’avons sans doute rien compris à votre mostratio, mais les bras nous en tombent.

 Debord. Olivier Jacquemond, Les 3 secrets. En hommage à Guy Debord (Sens et Tonka, 2005, 118 p., 12 €). Petit livre gorgé de prétentions philosophiques. Les titres (« Phénoménologie du secret appliqué », « La Vie psychique du Secret », « Pour une politique de l’amitié, un appel à l’utopie ») bavent jusque dans la présentation de l’éditeur en quatrième de couverture, d’une obscurité complaisante envers elle-même et pas même délayée par la pertinence d’une argumentation. Les formules du type : « Plus c’est manifeste plus c’est caché, le plus manifeste est aussi le plus caché », ou « en se manifestant, le secret n’en est que moins apparent, ou plus secret, c’est selon, en tout cas le secret appliqué est caché parce qu’il se manifeste […] et se cache parce qu’il est manifeste » font le délice de l’auteur. Peut-être est-ce l’invraisemblable flot de citations qui mine le déploiement de l’argumentation. On se prend à douter de la raison de leur présence. On ne sait si elles remplacent le propos d’Olivier Jacquemond ne pouvant se résoudre à paraphraser, ou si elles illustrent son dire cheminant lentement et à la manière des aphorismes, comme un hérisson replié sur lui-même. Séparées de leur contexte, d’un découpage souvent malhabile, gagnant ainsi en obscurité, elles ne sont pas explicitées par Olivier Jacquemond, qui se contente de les faire tenir ensemble avec la colle de son menu verbiage. Il cherche à convoquer les auteurs qui se cachent derrière ces fragments pour que leur souffle rende incandescent son propos. Mais les braises sont peu nombreuses et orphelines d’un vrai mécanisme argumentatif.

 Dégénérescence. Max Nordau, Dégénérescence (Max Milo, 2006, 182 p., 16 €). Curieux personnage que ce Max Nordau (1849-1923), né Südfeld, sur lequel la préface d’une vingtaine de pages d’Andrée Pace fournit d’intéressants renseignements. « Médecin, philosophe, écrivain, homme politique », sioniste et bras droit de Herzl, il est surtout connu aujourd’hui, au moins de nom, pour le présent essai publié en 1894 dans la Bibliothèque de philosophie contemporaine de F. Alcan dans une traduction d’Auguste Dietrich, reprise ici. En fait, l’édition originale en deux volumes comportait 575 pages, et l’éditeur a choisi de présenter au public la première et la dernière partie de l’ouvrage. L’essai, dédié au célèbre aliéniste italien César Lombroso, entend appliquer au domaine de l’art et de la littérature la notion de dégénérescence due à l’aliéniste français Morel. Il revendique par conséquent un double aspect critique et scientifique. Cela nous vaut de belles envolées artistiquement informées (peinture, musique, poésie, roman, théâtre) sur une fin de siècle caractérisée par son amour du faisandé, de la brocante, et un nervosisme exacerbé : bref, la dégénérescence et l’hystérie. Heureusement, même si le génie est une névrose, la « science psychiatrique » veille, et Nordau a beau jeu de nous expliquer comment — les dégénérés parlant aux dégénérés — les écoles esthétiques fonctionnent et prospèrent. Les amateurs d’histoire littéraire apprécieront. Si l’on met de côté sa dimension « scientifique », totalement obsolète, ce livre constitue un document de première main qui se lit encore avec intérêt en tant que document d’époque sur un phénomène désormais classifié par les discours critiques de tous poils.

 Druon. Maurice Druon, Mémoires. L’aurore vient du fond du ciel (Plon et De Fallois, 2006, 371 p., 22 €). On pouvait craindre le pire, c’est plutôt une bonne surprise. Non que l’auteur oublie de se placer toujours au premier rang de la photo, mais comme il fait défiler les personnalités qu’il a croisées au cours de sa vie et comme ces dernières ont souvent conservé l’intérêt de la postérité, son panthéon personnel se parcourt avec plaisir : on croise Henri de Régnier et sa dernière maîtresse Anne-Marie Bougenaux, le poète André Druelle auteur d’alexandrins inoubliables (tel celui sur les bœufs qui « Dorment, fesses serrées, cornes nues sous la lune »), Freddy Chauvelot, le créateur du cabaret Le Tabou, un faux prince d’Araucanie (ombre d’Antoine de Tounens, roi de Patagonie, que nous veux-tu ?) et, bien sûr, l’incontournable « Jef ». Le livre se terminant sur « L’Année 39 », on présume qu’il y aura une suite.

Duras. Alain Vircondelet, Sur les pas de Marguerite Duras (Presses de la Renaissance, 2006, 96 p., 26,50 €) ; Jean-Marc Turine, Marguerite Duras. 5, rue Saint-Benoit, 3e étage gauche (Métropolis, 2006, 208 p., 28 €). Dix ans après sa mort, Marguerite Duras est célébrée. Une avalanche d’ouvrages, de souvenirs, de notes bricolées en livres, bref toute une littérature cérémonielle à elle consacrée s’avance pieusement vers le lecteur. Est-ce un bien, est-ce un mal ? À chacun de juger. Alain Vircondelet propose, avec Anne Steinlein, un album illustré qui se lit vite, bien, d’une traite. Les images aux couleurs tantôt de tableaux des années 30-40, tantôt de cartes postales un peu vieillies, s’harmonisent parfaitement avec la prose lisse et disciplinée de Vircondelet. Pas de surprise, ni d’incident de parcours. La vie de Duras, ses hommes, Antelme, Mascolo, Yann Andrea, ses livres, ses films, ses engagements, ses lieux : tout y est, résumé, condensé en une espèce de vade-mecum de luxe destiné sans doute à ceux (ils sont nombreux, peut-on croire), qui voudraient découvrir Duras en un livre d’images sagement dépliées. Le genre est celui de la biographie, dans lequel s’est souvent distingué Vircondelet. Le livre de Jean-Marc Turine est plus épidermique, plus électrique : il s’en dégage une impression curieuse, qui tient à ce mélange, réussi d’ailleurs, d’adhésion et de détachement, de proximité et de distance. Jean-Marc Turine a, dit-il, écrit ce livre de souvenirs en puisant dans des carnets de notes, ses archives personnelles. Il rapporte des faits, consigne des propos, fixe des événements, mais il n’oublie pas de les commenter, de les peser à l’aune du présent. Il rencontre Duras au début des années soixante-dix : commence alors une amitié, faite d’échanges, de confiance réciproque et de respect, de tensions aussi, qui durera plus de vingt-cinq ans. Jean-Marc Turine est un jeune assistant réalisateur qui caresse le désir de porter à l’écran Le Ravissement de Lol V. Stein. Duras s’opposera à ce projet, mais qu’importe. Le courant passe entre le jeune homme et la romancière, qui l’invite à prendre part au tournage de Jaune le soleil. Dès lors, Jean-Marc Turine fréquentera assidûment, autant du moins que son emploi du temps le lui permet, le « milieu » de Marguerite, Dionys, Jean Mascolo, qui deviendront les amis et les interlocuteurs, et tant d’autres profils dont ces souvenirs sont émaillés. Car, au delà de la figure centrale de Duras, ce livre ressuscite toute une atmosphère caractéristique des années 70-80, où, dans la foulée de 68, passent dans l’air ambiant les débats littéraires, politiques, artistiques et plus largement intellectuels du temps. C’est sur cette toile de fond que s’enlève le succès de L’Amant (dont Jean-Marc Turine évoque la rédaction) et la consécration de Duras. On y suit également — ponctué d’un ensemble de photographies — les étapes du tournage du film Les Enfants, que Jean-Marc Turine réalise avec Duras et son fils Jean Mascolo. L’auteur offre ainsi le portrait attachant d’une Marguerite Duras saisie tout entière par la vie, la création, la douleur. Par un texte, écrit le 7 mars 1996, il l’accompagne jusque dans la mort. Mais c’est sur la mort de Dionys Mascolo, survenue le 20 août 1997, que s’achève en quelque sorte le récit de ces souvenirs : deux amitiés s’effacent et le livre se clôt sur cette phrase : « Je range mes cahiers comme on referme la porte de la chambre d’un enfant endormi. »

 Écriture. Laurent Nunez, Les Écrivains contre l’écriture (1900-2000) (Corti, 2006, 258 p., 18 €). Cet ouvrage est une entrée en écriture, consacrée à la « Terreur » que Paulhan a désignée dans Les Fleurs de Tarbes. Comme l’annonce la quatrième de couverture : « À partir des conclusions qu’il […] a tirées » de cet essai, Laurent Nunez « écrit son premier roman ». Paradoxe de s’intéresser d’abord à ces écrivains qui refusent l’écriture, « qui voudraient s’en passer » ? Préalable nécessaire, plutôt, questionnement premier. L’essai fut d’abord privé, écrit à vingt-et-un ans à destination d’un seul lecteur, nous apprend le paratexte : Jean-Benoît Puech. On mesure le caractère déterminant, pour Laurent Nunez, de son interrogation. Adressée à un aîné, elle cherche à établir un projet d’écriture, à partir de la mise en doute de sa nécessité, dans une démarche parallèle à celle de Jean-Benoît Puech autrefois, ce dont témoigne son Louis-René des Forêts, roman. La recherche de Laurent Nunez est donc celle d’un acteur, qui s’appuie sur des savoirs davantage qu’il ne les crée, dans le but de prendre position. Il ne retrace pas une histoire, il conteste une tendance. Pour cette dimension historique, les articulations successives de ce débat, on aurait plutôt intérêt à se tourner vers William Marx (L’Adieu à la littérature) ou Michel Beaujour (dont l’ouvrage Terreur et rhétorique est consacré essentiellement au Surréalisme). Reste que la controverse est aussi une relecture : de Jacques Borel, notamment, ou du Bavard de Louis-René des Forêts, possibles littéraires. Et encore, dans le chapitre III, de ces écrivains fascinés par le refus d’écrire qui écrivent sur Rimbaud ou à partir de lui. Une relecture qui s’impose une distance parfois fictionnelle (qui explique cette formule liminaire du chapitre IV, pastiche du Barthes amoureux « C’est donc un critique qui parle et qui dit : »), parfois révérente (renvoyant le lecteur à tel ou tel livre), qui n’empêche pas la polémique avec Michel Beaujour (sur sa lecture de Blanchot). On pourrait regretter quelques considérations trop attendues (sur l’enthousiasme poétique) ou trop hâtives (ainsi de l’assimilation de trois refus, refus du littéraire, refus du langage et refus du rhétorique : il y eut, au XXe siècle, une littérature anti-rhétorique). Il reste un livre engagé, synthétique, qui modèle une dialectique : aux six arguments des anti-littéraires, qu’il dégage, répond la « contre-attaque » de Paulhan, Caillois et Blanchot, en fin de livre. « Réplique ambiguë », parce qu’ils portent des réponses diverses et, surtout, parce que l’écriture se nourrit de son refus.

Enfance. Sophie de Mijolla-Mellor, L’Enfant lecteur. De la comtesse de Ségur à Harry Potter, les raisons du succès (Bayard, 2006, 192 p., 18 €). Que la potterisation de la littérature jeunesse soit en grande part imputable à un marketing agressif est évident : cela n’épuise cependant pas la question de l’accueil réservé au texte lui-même, avant la mise en marche du rouleau-compresseur commercial, ou même aujourd’hui, auprès des adultes qui affirment y redécouvrir le plaisir de lire. La recherche littéraire est capable de retrouver chez J.K. Rowling les recettes, les reprises de thématiques éprouvées, mais reste muette quand il s’agit d’expliquer ce qui fait le succès de ces recettes. Or la question est d’autant plus importante qu’il s’agit d’œuvres jugées, par la culture adulte légitime, comme régressives ou jouant sur des affects négatifs comme la peur, l’angoisse, le sado-masochisme. Aussi le sujet abordé par Sophie de Mijolla-Mellor va-t-il plus loin que l’étude d’un phénomène de librairie : c’est davantage d’une pragmatique de la littérature jeunesse qu’il s’agit, à la fois apte à rendre compte de la permanence de classiques comme Ségur, et de l’apparition de phénomènes comme Rowling ou R.L. Stine. Curieusement, l’auteur aborde ces enjeux avec une forme de simplicité bienvenue, un style élégant mais rigoureux, sans ambition théorique : s’appuyant sur le garde-fou du texte, de la forme, voire des formules, l’auteur montre aisément comment ces auteurs proposent des schèmes narratifs, des types, des images répondant aux grandes problématiques du développement enfantin, des plus connus (le mystère de l’origine, le roman familial et le fantasme de toute-puissance, bien connu de la psychanalyse de la bande dessinée) aux moins évidents (l’angoisse de fiction, le besoin de croire, le sadisme). Et le fait est que cela fonctionne le plus souvent, sans dénaturer les œuvres passées au tamis psychanalytique, comme l’illustrent les chapitres convaincants consacrés à l’ambivalente Ségur. On regrettera que l’auteur n’ait pas poussé son enquête jusqu’à expliquer le goût des adultes pour la fantasy jeunesse, et close son livre en évoquant seulement la piste tentante d’une nouvelle image de l’enfance, utilisée par des adultes qui cherchent à restaurer à travers elle leur besoin de croire.

Essai. Marielle Macé, Le Temps de l’essai. Histoire d’un genre en France au XXe siècle (Belin, 2006, 362 p., 19 €). Cet ouvrage est la reprise d’une thèse consacrée à un genre peu étudié. Il réarticule quand même l’ensemble des travaux sur le sujet. L’auteur s’intéresse à l’histoire du genre au siècle dernier, « temps de l’institution de l’essai en France », et montre comment cette institution correspond à une redéfinition du littéraire, opposé à la science. Elle s’intéresse donc autant à des écrivains spécifiques qu’aux mutations d’un champ, comme le montre son intérêt pour les revues et les collections. L’histoire qu’elle retrace est aussi une histoire de l’histoire littéraire : l’histoire littéraire institutionnelle mais surtout celle des écrivains, et celle des relectures qu’elle opère ­­— celle de Montaigne, mais aussi celle de Nietzsche, et celle de Breton qu’effectue Gracq, ou encore celle de Sartre par Barthes. Elle retient quatre périodes, dont la première est celle de la NRf. Elle caractérise les années quarante et l’après-guerre par le « pas de deux » entre Sartre et Bataille. La période suivante débute avec la publication des Mythologies. À partir des années quatre-vingt, l’essai est remis en cause, la littérature menacée. La succession de ces périodes est marquée par la reprise de quelques questions que chaque période articule à sa manière. La pertinence d’une littérature de savoir est sans cesse interrogée à travers le bord philosophique (Bergson, Nietzsche, Sartre) ou scientifique. De ce point de vue, les années soixante marquent une étape décisive, où les sciences humaines s’emparent du littéraire, pour aujourd’hui laisser place au doute. Si Marielle Macé s’intéresse d’abord aux controverses, ainsi qu’aux positions respectives et différenciées des acteurs du champ littéraire, elle s’attache davantage à certaines écritures : Barthes, d’abord, Sartre, Bataille, Quignard, Breton. De ce point de vue, si l’on apprécie la synthèse, habile à retracer les lignes de force et les reprises, on est, comme toujours devant ce genre d’ouvrage, tenté par une critique : celle de l’incomplétude. Il aurait mieux valu davantage Paulhan, Caillois, Malraux, Foucault, Lévi-Strauss, entre autres. Le livre dessine par exemple la possibilité d’étudier le Perec essayiste, jamais envisagé comme tel et figure qui articule autrement que Barthes sciences humaines et écriture. Un autre manque : les Situationnistes. Signalons une petite erreur : non, Genette n’est pas le premier à avoir proposé d’analyser la fiction comme un trope, c’est Catherine Kerbrat-Orecchioni, en 1982, dans un article de la revue Texte, de Toronto. Le plan de Marielle Macé est proche de celui d’une thèse et n’empêche pas quelques petites répétitions, mais l’exigence de son écriture s’approche du littéraire : une écriture dense, car précise et suggestive.

 Faussaires. Michel Braudeau, Faussaires éminents (Gallimard, 2006, 77 p., 8,90 €). Il sont six : Ceslaw Bokarski, qui fabriquait des billets de mille francs plus vrais que les vrais, Vrain-Lucas, qui vendit à un grand mathématicien des autographes impossibles, Hans van Meegeren, qui fourgua des faux Vermeer aux Nazis, Elmyr de Hory, qui fut le complice et la victime du marchand de tableaux Fernand Legros, Orson Welles, qu’on ne présente plus, et l’impayable extra-terrestre de Roswell, Texas. Michel Braudeau consacre à chacun quelques pages enlevées et jubilatoires brossant la trajectoire de leur aventure personnelle. Il y a trois ans, il avait donné un semblable recueil, consacré à Six excentriques particulièrement attachants. On comprend qu’il se plaise en la compagnie de tels personnages. Certains sont le sel de la terre, d’autres en sont le poivre, mais aucun n’inspire l’ennui.

 Fénéon. Félix Fénéon, Petit Supplément aux Œuvres plus que complètes volume 2 (Du Lérot, 2006, 108 p., 27 €). Merci, sans doute, à André Berne-Joffroy, à qui l’ouvrage est dédié et qui a permis à Maurice Imbert de retrouver ces nouveaux suppléments aux Œuvres-plus-que-complètes du sire Fénéon. Où l’on découvre, sous le pseudonyme de Frédéric Moreau, une contribution restée à ce jour dans les caves de la littérature : celle à La Revue des journaux et des livres, fondée et dirigée par un libraire du boulevard Saint-Michel, Henri Jouve. Elle s’étend sur presque un an, du n° 54 (1er novembre 1885) au n° 102 (3 septembre 1886) et constitue plus qu’un avant-goût du chroniqueur qu’on connaîtra par la suite — jusqu’au Bulletin de la vie artistique de la galerie Bernheim-Jeune. Car de précisions, Maurice Imbert est fort avare. Ses cinq pages de présentation rédigées, Il tire sa révérence et ne juge plus utile d’ajouter quelque note que ce soit (un Index, vous n’y pensez pas !). Entre « Octave » Méténier (sic) et le « Cohen » brut de brut de la page 107, le lecteur doit se débrouiller seul. En tout cas, qu’il se dépêche : le tirage est limité à 250 exemplaires.

Forrester. Viviane Forrester, Mes passions de toujours. Van Gogh, Proust, Woolf, etc. (Fayard, 2006, 500 p., 22 €). Le titre et la jaquette du volume — la jeune Viviane en robe blanche esquissant un pas de danse — évoquent les souvenirs de carrière d’une starlette des années 1960. Au fur et à mesure qu’on avance dans la lecture, on se prend à regretter que ce ne soit pas le cas. L’intérêt qu’on peut trouver à ce rassemblement d’articles, de préfaces, d’entretiens, de conférences est mince, pour ne pas dire nul. Sept textes sur Virginia Woolf et sept fois la même chose, les mêmes clichés, les mêmes citations, les mêmes afféteries, trois articles sur Julien Green et trois fois le même récit de la conversion du père au catholicisme, et ainsi de suite. Une collection de redites, d’articles interchangeables et de citations passe-partout, pour apprendre que Nathalie Sarraute imitait très bien Michel Simon. Une exception, les textes consacrés à Van Gogh (mais là aussi pourquoi avoir repris quatre articles qui disent tous la même chose avec les mêmes mots ?), pleins d’une belle fureur contre les responsables des manifestations prévues pour le centenaire de sa mort.

 France littéraire. Histoire de la France littéraire, Modernités XIXe-XXe siècles, sous la direction de Patrick Berthier et Michel Jarrety (PUF, 2006, 860 p., 21 €). Qu’y a-t-il au juste à attendre d’une histoire de la littérature, sinon qu’elle fasse accueil à ce qui n’a pas encore été « historicisé » et qu’elle renouvelle, autant qu’il est possible, les méthodes mêmes de l’histoire de la littérature, en conformité avec les grandes lignes d’une épistémologie du littéraire ? Les concepteurs du présent volume, ainsi que les auteurs qui y ont contribué, n’ignorent pas cette exigence, qui engage la pertinence même de tout projet scientifique. Aussi l’ouvrage qu’ils nous livrent aujourd’hui est-il à la hauteur des attentes d’un lecteur honnête et curieux. Il répond aux questions essentielles, et parfois mêmes marginales, que tout amateur de littérature moderne et contemporaine est en droit de poser à une encyclopédie portative. Il est manifeste cependant que le volet consacré au XXe siècle finissant se trouve enrichi d’un supplément d’informations qui concourt efficacement à brosser le tableau, sinon exhaustif, du moins le plus complet possible, de la littérature française contemporaine. On voit ainsi figurer des écrivains ou des poètes, tels que Pierre Michon, Gérard Macé, Jean Échenoz, Emmanuel Hocquard, Michel Bulteau, James Sacré, Martine Broda, pour n’en retenir que quelques-uns, qui sont les acteurs de la littérature actuelle et dont le travail est encore en mouvement, en cours de déplacement et de renouvellement. Leur consignation dans une histoire littéraire loin de les figer les réinscrit dans leur propre devenir. Car tel est le prodige de ce volume que d’échapper aux catégories un peu usées, aux rubriques banales des sempiternelles histoires de la littérature française, tout en préservant l’utilité des chapitres classiques : soucieux de couper court aux facilités méthodologiques, les auteurs ont choisi d’organiser, à l’intérieur de chaque siècle, des secteurs par genres (roman, théâtre, poésie, essai, écrits autobiographiques et intimes aux XIXe et XXe siècle) et des lieux de cristallisations où de grandes problématiques trouvent à se synthétiser (par exemple, « Écritures de la transgression au XXe siècle » ou encore « L’œuvre moderne »). Ainsi, au-delà des frontières chronologiques des passerelles sont assurées entre les formes, les esthétiques, les discours. Trois grandes parties ordonnent le volume : Formes, Parcours, Présences. À l’évidence, l’orientation de cette Histoire de la France littéraire est à la fois historique et formelle, car on se propose ici de penser les rapports de l’écrivain à l’histoire — ce qui est un des fondements de la modernité —, ainsi que l’évolution des formes littéraires, leur métamorphose ou leur dislocation, autre versant du moderne. Une telle approche ne néglige pas pour autant d’autres liens ou d’autres relations transesthétiques ou intersémiotiques. Ainsi, les rapports « peinture et écriture », littérature et musique, littérature et cinéma sont traités dans d’excellents chapitres, éclairants et démonstratifs. Les lignes de force de l’ouvrage apparaissent avec netteté ; elles plaident en faveur d’une épistémologie de la littérature, fondée sur une dialectique ou un croisement dynamique entre l’ordre interne de l’œuvre littéraire et l’ordre externe de la réalité non langagière, vie sociale, politique, culturelle… C’est pourquoi la critique fait l’objet d’un traitement qui permet de retracer les faisceaux structurants d’une pensée de la littérature au XIXe et au XXe siècle. On se demande pour finir à qui s’adresse ce type d’ouvrage. Sans doute à des étudiants préparant le concours du Capes. Peut-être aussi aux lecteurs bénévoles, désireux de parfaire leurs connaissances. En tout cas, à ceux et celles qui ont déjà acquis un savoir suffisant et possèdent une vue chronologique claire des littératures moderne et contemporaine. Tous devront se contenter cependant de simplifications, de raccourcis, de saupoudrages et… de lieux communs. C’est malheureusement le lot de ces histoires qui fleurissent sur les ruines du temps : dans leur ambition d’embrasser le plus vaste horizon, elles ne soignent pas le détail, évitent la nuance, gauchissent le trait. Le chapitre consacré à la poésie moderne (« L’éclatement poétique ») regorge ainsi de ces pardonnables défauts. Retenons la qualité d’ensemble du volume et rappelons que le but de ces publications, quelle que soit leur tenue et leur exigence de rigueur, est de vulgarisation.

 Genet. Éric Marty, Jean Genet, post-scriptum (Verdier, 2006, 117 p., 11,50 €). Cet essai, modestement présenté comme une note ajoutée au bas d’une lettre, est en fait un droit de réponse que l’auteur s’accorde en vue de rétorquer à certains de ses contradicteurs. Il possède à l’évidence une portée polémique, mais ne s’y résume nullement. Il prolonge et complète dialectiquement le texte « Jean Genet à Chatila », qui forme le deuxième chapitre de Bref Séjour à Jérusalem, publié en 2003. Dans ce chapitre, initialement paru dans Les Temps modernes, Éric Marty proposait une lecture de Genet à partir de la question de son antisémitisme, position interprétative qui invitait immanquablement à approcher cet antisémitisme, non comme une formule arrêtée ou une idéologie, mais comme une spécificité, une propriété inhérente à la métaphysique du négatif chez Genet. Une telle proposition a entraîné de vives contestations de la part de critiques et d’intellectuels — Dichy, Derrida, Goytisolo — demeurés imperméables à la subtile tentative de décryptage mise en avant par Éric Marty. À l’occasion de cette querelle, celui-ci a éprouvé toute la force d’interdit que la structure du tabou exerçait sur l’œuvre et l’imaginaire de Genet. Ce post-scriptum entend examiner en détail cette question centrale, parce que ordonnatrice, du tabou ; il dépasse du même coup les effets circonstanciels d’un débat d’idées pour éclairer, de façon argumentée et persuasive, les mécanismes pervers grâce auxquels Genet s’est placé hors d’atteinte. La célèbre phrase de Jean-Paul Sartre — « Genet est antisémite » — sert de point de départ à ce patient travail d’archéologie critique. Éric Marty montre le rôle qu’a pu jouer cette assertion dans la constitution du tabou : l’antisémitisme de Genet, avéré, reconnu, déclaré par un grand écrivain français non suspect de collusion avec le camp des Nazis, ne faisait que corroborer la nécessité d’un mal dont Genet eût été à la fois le héraut et le héros (négatif). « Israël peut dormir tranquille », poursuit Sartre. En voulant ainsi écarter Genet du rayon malsain de l’antisémitisme banal, pour faire de lui la conscience maudite des temps de détresse bourgeoise, Sartre concourt activement à asseoir, par son discours autorisé, les structures hautement protectrices du tabou. L’analyse d’Éric Marty va au fond du problème : elle met à nu les ressorts et les effets de ces mécanismes d’interdit et pointe avec une implacable rigueur ce qui constitue la logique interne d’une perversité indissociablement attachée à l’imaginaire genétien. « En réalité, écrit Éric Marty, la position taboue à laquelle Genet a accédé est une opération jamais achevée, et qui nous apparaît moins menacée de l’extérieur par le risque d’être victime qu’elle n’est menacée de l’intérieur par une rivalité mimétique insupportable ». L’antisémitisme de Genet trouve, de fait, dans la gestion continue et l’infinie liquidation de cette « rivalité mimétique » sa raison profonde, irrécusable. Car le tabou doit détruire ou transgresser un autre tabou. De ces raisons, toujours clairement exposées par Éric Marty, découlent les développements de la deuxième partie de l’essai, « Jean Genet politique, le grand malentendu ». L’auteur y examine l’ensemble des motifs enchaînés qui condamnent Genet au « malentendu », c’est-à-dire à une relation impossible à la politique. Cette impossibilité tient à une perversion de la langue et au recours systématique à l’homonymie. Ainsi le mot « fascisme » en vient à désigner des réalités diverses derrière lesquelles se brouillent les contours notionnels et les démarcations historiques. Si l’homonymie est le symptôme d’une lacune foncière au sein de la langue, d’un manque du nom, alors, avance Éric Marty, « le signifiant maître », dans l’œuvre de Genet, c’est le « nom de Hitler ». Il y a là, en effet, de quoi surprendre plus d’un lecteur avisé. Mais le propos en l’occurrence ne vise qu’un but : favoriser la compréhension de Genet et des structures fondamentales de sa métaphysique du mal. À aucun moment, il ne s’agit de juger et de condamner.

 Gide. Roger Bastide, Anatomie d’André Gide (L’Harmattan, 2006, 173 p., 16 €). Connaissez-vous Roger Bastide ? Anthropologue renommé, plutôt spécialiste des cultes afro-brésiliens, il a commis en marge de ses travaux scientifiques quelques petits péchés de critique littéraire, de ceux qu’on dit mignons. Personne n’est parfait. Un goût très marqué pour Gide l’a conduit à explorer, pendant de longues années, une œuvre protéiforme et, par bien des aspects, constamment fuyante. De là cet ensemble d’études, comportant sept articles publiés entre 1934 et 1966 dans des revues brésiliennes et françaises, et trois articles inédits. Cela forme vaille que vaille un volume, qui parut aux PUF en 1972. Il ne recueillit aucun écho. Il faut dire que le titre sent un peu le cadavre et la table de dissection. Il n’y a pas là de quoi exalter la jeunesse ni séduire le lecteur de bonne foi, toujours attiré par quelque autre livre, c’est bien connu. La réédition de cet ouvrage a-t-elle, objectivement, quelque chance supérieure ou tout bonnement supplémentaire de survie ? On peut en douter, car de Gide, aujourd’hui, qui s’en préoccupe ? Peu lu dans les lycées, il est déserté par les étudiants et les professeurs des facultés. La morale subversive et l’humanisme critique qui furent pour plusieurs générations un exemple n’ont plus de nos jours qu’une très faible audience. Mais l’œuvre demeure, et il est bien légitime de s’y replonger de temps en temps, histoire de se dépayser un peu. Ce livre, qui n’en est pas un, pourrait en offrir l’occasion. En dépit et peut-être en raison de son caractère hautement disparate (comme tout assemblage d’articles), qu’une introduction ne parvient pas à unifier, et que, de surcroît, de maladroites transitions alourdissent, ce volume propose au lecteur patient quelques promenades guidées en territoires gidiens. Les amateurs seront servis. On commence par un « André Gide jardinier », portant un bonnet à la Rousseau, et attentif aux leçons de la nature. On poursuit, Dieu sait pourquoi, avec une étude consacrée au thème de l’œil crevé dans son œuvre et à son symbolisme transparent. Viennent ensuite, comme un chapelet dont les grains se détachent, des chapitres sur le rôle des rêves, sur l’incontournable « acte gratuit », sur la figure du bâtard, sur le thème du secret et d’autres modes de dissimulation, comme le masque et sa rançon nécessaire, le goût de la nudité et de la vérité, fondement non seulement d’un art d’écrire mais de toute une morale. En somme, un parcours diversifié, qui sinue quelque peu, à l’image d’ailleurs de l’objet qu’il épouse de manière empathique. Chacun y fera son miel. Du moins le suppose-t-on.

 Lalanne. Denis Lalanne, Rue du Bac : salut aux années Blondin (La Table Ronde, 2006, 256 p., 8,50 €). Des joueurs de rugby, Antoine Blondin, le champion d’athlétisme et médecin Gabriel Sempé — un passionné de Malcom de Chazal (témoignage personnel) —, Roland Laudenbach, Bernard Frank, le Quinze de France, Roger Nimier, L’Équipe, Kléber Haedens, etc. Voilà pour les personnages. L’anecdote comme principe de narration. Le tout raconté sans la nostalgie « des choses qui ne sont plus ». Résultat : deux heures de plaisir de lecture, sans note de bas de page, sans réflexions éthiques, sans méditations empesées. Essai transformé.

 Larbaud (1). Valery Larbaud, Notes pour servir à ma biographie (an uneventful one), notes et postface de Françoise Lioure (Claire Paulhan, 2006, 109 p., 20 €). Ce ne sont pas exactement des notes biographiques, mais plutôt l’évocation, par Larbaud lui-même, de son travail d’écrivain et du « processus de maturation » de ses œuvres. Autrement dit, une démarche tout intérieure. En 1928, Maurice Martin du Gard lui avait en effet demandé de lui décrire une de ses journées de travail, en précisant sa méthode personnelle. Saisissant la balle au bond, Larbaud lui répondit longuement, avec un grand abandon. Le support de sa réponse est significatif : un petit carnet (reproduit ici en un magnifique fac-similé couleur), qui semblerait tracé d’un seul jet, de la fine écriture de Larbaud. En fait, il s’agissait pour lui d’une question absolument essentielle, car elle touchait au choix de vie même qu’il avait fait, et dont il s’explique ici en passant : refuser toute carrière, « pour sauvegarder et protéger le travail ». Ces Notes sont d’un grand intérêt, car elles montrent à quel point Larbaud fut absorbé par ses travaux littéraires. Plus précisément, on y voit que, chez lui, l’écriture n’avait rien de mécanique — ce que montrait déjà, d’ailleurs, toute son œuvre. Ce n’était ni une corvée ni une activité lucrative, mais, pourrait-on dire, cosa mentale. D’un tel travail, il dira même : « Comme il est désintéressé, c’est, en somme, à l’amour qu’il ressemble le plus. » Et plus loin : « Mais ai-je donné une idée de l’intensité de ce plaisir ? de la violence avec laquelle on s’y abandonne, et comment on ne croit jamais le payer trop cher : les nuits sans dormir, la fatigue méprisée, survolée, et toutes les richesses de la mémoire : les mots, les incidents remémorés, nos expériences même douloureuses, même humiliantes, et tout ce que nous avons appris et médité ? » Il s’imprégnait donc longuement d’un sujet, y réfléchissait sans cesse, en se l’incorporant entièrement. Véritable osmose, dont il souligne : « Rien, ou presque rien, ne se fait sur le papier », l’essentiel étant ce processus mental effectué « au long de jours en apparence oisifs ». Comme il le remarque, la paresse, l’oisiveté n’y est qu’apparente, et il aurait aussi bien pu répéter le mot de Baudelaire : « J’ai grandi par le loisir » (au passage, une précision biographique qui, sous la plume de l’héritier de Nicolas Larbaud Sainte-Yorre, pourrait nous faire sourire fugitivement : « Au point de vue argent : ce qu’on peut appeler « une petite aisance » »). Belle édition de petit format, des plus soignées, rehaussée par le fac-similé en couleur et par un cahier d’illustrations assez variées. Ce petit texte inédit, qui, au premier abord, semblerait ne pas payer de mine, est un extraordinaire témoignage sur la création littéraire. On ne sait ce qu’il faut admirer le plus, de la lucidité de l’écrivain qui retrace son travail secret, ou de la noblesse de l’homme qui parle de ce qui lui tient le plus à cœur, et qui le fait avec un ton de patricien, également éloigné de la mégalomanie du spécialiste comme de « l’odeur de magasin ».

 Larbaud (2). Valery Larbaud et Jacques Rivière, Correspondance 1912-1924. Le Bénédictin et l’Homme de barre, édition établie, présentée et annotée par Françoise Lioure (Claire Paulhan, 2006, 270 p., 30 €). Cette correspondance entre l’écrivain et son éditeur va de 1912 à 1924, mais comporte un trou de cinq ans (avril 1914-mars 1919), dû à la guerre, puis à l’exil de Larbaud en Espagne. Elle concerne d’abord les articles et livres de Larbaud publiés soit dans la NRf, soit à la maison d’édition, et montre l’attention extrême que celui-ci portait à la correction de ses épreuves. On y sent aussi l’estime et l’amitié croissantes qui finirent par s’établir entre les deux hommes. Souvent, Rivière demande à son correspondant de faire pour la revue des notes de lecture sur tel livre qui lui signale. Larbaud, très pris par ses propres travaux, tantôt se dérobe et tantôt accepte. Bien des lettres de celui-ci sont écrites en voyage, et certaines témoignent d’un désir de « retirance » de plus en plus affirmé. On y voit aussi les curiosités et les goûts de Larbaud en matière de littérature anglo-saxonne, puis hispano-américaine, sans parler de ses traductions de Butler, qui l’occupèrent beaucoup. Ailleurs, il exprime sa désaffection pour la littérature de Goncourt, Daudet et Huysmans. Ce n’est pas sans dépit qu’il voit que Joyce intéresse fort peu la maison Gallimard, laquelle refuse d’éditer la traduction de Daedalus : « Une fois Ulysses publié (cet hiver) Joyce sera l’écrivain le plus célèbre, le plus scandaleusement célèbre du monde. Il est probable que c’est « La Sirène » qui va le prendre en main, — une belle occasion perdue pour La NRF », écrit-il à Rivière le 6 juillet 1921. Même déception pour les traductions de Donne par Auguste Morel, refusées par Gide, qui écrivait à Rivière : « Nous allons lasser le public en lui lançant au visage un tas d’inassimilables ; Donne va tout simplement l’éberluer. » Affirmation assez piquante, lorsqu’on sait que le même Gide réussira par ailleurs à recommander et faire publier dans la même revue, et durant assez longtemps, les poèmes néo-classiques de son ami François-Paul Alibert! Au reste, ces traductions de Donne par Auguste Marin, tant vantées par Larbaud, semblent aujourd’hui d’un archaïsme parfois un peu intempestif ! Il n’est, pour en juger, que de lire celle de À sa maîtresse allant au lit, publiée dans Le Navire d’argent de juin 1925. Cette édition est due à François Lioure, dont on connaît les travaux sur Larbaud, et son annotation est très précise. Un peu trop précise même, parfois : une note de 41 lignes sur Marcel Arland, cela peut sembler un peu long, et on pourrait citer d’autres exemples. En revanche, on a oublié de préciser que La Rue Lepic de Fargue — du moins les fragments qui en subsistent — ont été publiés en volume en 2003 chez Fata Morgana, sous le titre de Marie Pamelart ou la rue Lepic. Une erreur à rectifier : contrairement à ce qui est écrit page 71, ni Fargue ni Charles-Louis Philippe n’ont collaboré à La Revue blanche. Comme tous les livres publiés par cette éditrice, la présentation matérielle est très soignée, l’impression parfaite, et un cahier iconographique reproduit des documents variés appartenant aux Fonds Jacques Rivière, Valery Larbaud et Jean Paulhan de diverses institutions. Une belle édition, qui eût plu à Larbaud autant qu’à Rivière.

 Larbaud (3). Les Langages de Larbaud, études réunies par Stéphane Chaudier et Françoise Lioure (Presses universitaires Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand, 2006, 363 p., 30 €). Ces Actes d’un colloque tenu à Clermont-Ferrand en 2004 sont un peu ternes, sans doute en raison du sujet choisi, nettement stylistique, sinon linguistique. Certes, l’ensemble est appliqué, et se veut précis et scientifique : le vers libre, les Journaux de Larbaud, son usage de l’italien, Larbaud et Théocrite, la poétique du paysage, etc. Comme souvent, et sauf de rares, très rares exceptions, tout cela semblerait presque écrit par la même personne, ce qui, à propos d’un colloque sur le langage, ne laisse pas d’être assez piquant. Surtout, on aurait souvent souhaité un peu plus de pétillement, de « gai savoir », de rêverie aussi, bref, une allure plus larbaldienne… Est-il bien pertinent aussi de définir, comme le fait François Berquin, l’œuvre de Larbaud comme « une œuvre d’ailleurs assez mince » : à partir de quel nombre de volumes un écrivain devient-il donc digne d’intérêt ? Question que devraient peut-être se poser ceux qui alignent article sur article, communication sur communication, colloque sur colloque. Et l’on reste quelque peu pantois de voir Stéphane Chaudier, dans son avant-propos, gloser ces trois phrases bouleversantes, dont on se demande un peu ce qu’elles ont à voir avec Larbaud : « — Je te dis que je trouve ce film intéressant. — ce film est intéressant. — intéressant, ce film ». Ne pourrait-on pas nous épargner de telles démonstrations pédagogico-primaires ?

Leiris. Robert Bréchon, L’Âge d’homme de Michel Leiris (L’improviste, 2005, 140 p., 14 €) ; Bruno Blanckeman, Lectures de Leiris : L’Âge d’homme (Presses universitaires de Rennes, 2004, 246 p., 16 € ). La présence de L’Âge d’homme au cru 2005 du concours a stimulé l’habituel flux des publications pour agrégatifs et, on l’imagine, agrégateurs, sans que les déjagrégés et autres infiniment plus nombreux fermement, originairement et définitivement désagrégés de la question ne se sentent l’obligation de se farcir le tout sur l’heure. Reprenons donc ici deux livres comme un qui décongèlerait, l’été venu, une bûche de Noël et une boîte de marrons. L’essai de Robert Bréchon, réédition révisée d’un ouvrage de 1973, confronte un regard singulier et l’œuvre en son entier, pour livrer un parcours honnête, rapide et précis du texte et de ses enjeux. Un regret : que la couverture de cette édition, qui reproduit l’image des « Couleurs de la vie » évoquée dans un passage capital du livre (« Vieillesse et mort »), n’en propose qu’une section largement masquée par la mise en page. Jeu de facettes inverse, les treize articles du collectif rennais privilégient des lectures pointues, abordant successivement la préface (Francis Marmande), la genèse, les « structures » et enfin la dialectique entre composantes psychiques et modèles littéraires, avec un détour, entre autres, par la stylistique. On y a apprécié, entre autres, deux contributions en écho. Dans l’une, Pierre Vilar réfléchit au lien entre la composition du volume et les listes de vocabulaire données à apprendre aux enfants du primaire (dans un recueil, le Pautex, que Leiris évoque par ailleurs), pour rapprocher l’auteur et des écrivains comme Roussel ou Perec, et insister sur la manière dont Leiris fait du souvenir un locus solus ou « lieu rhétorique propre ». L’autre étude, par Jean-Claude Larrat, aborde cette même question du morcellement en comparant la stratégie de Leiris à celle d’un commissaire d’exposition ethnologique, obligé de présenter des fragments banals hors d’un contexte qui les rendait sacrés – une proposition qui a le mérite de montrer, elle aussi, combien Leiris tend à offrir, dans L’Âge d’homme, les extraits d’une forme, quasi aporétique, de culture commune ou individuelle.

 Livres. George Steiner, Le Silence des livres (Arléa, 2006, 69 p., 13 €). Tout lecteur fidèle de George Steiner risque d’être ici déçu par son propos, infiniment répétitif par rapport à ses derniers écrits. Car que nous offre l’éditeur sinon le simple reprint d’un mince article publié, en langue française, dans Esprit de janvier 2005 sous le titre « La Haine du livre » ? Qu’il soit suivi de quelques pages brèves de Michel Crépu, pour augmenter le volume, n’ajoute rien à ces tristes gloses. « Haine du livre », selon le titre initial. Mais les raisons ? Si l’on suit George Steiner, parce que de la conception des Saintes Écritures aux pages de Montaigne, par exemple, on a perdu définitivement nos repères, et que les érudits et mécènes actuels, dont les bibliothèques sont désormais mises à bât, n’ont plus droit d’exister face une génération de jeunes lecteurs de CD ou de cassettes. Sauf à s’adresser à ce lectorat élitiste des universités anglaises et suisses dont l’auteur est familier.

 Main à Plume. Jean-François Chabrun, Le Surréalisme encore et jamais (Rafael de Surtis, 2006, 40 p., 12  ). L’indispensable Histoire du Surréalisme sous l’Occupation de Michel Fauré (1982, puis 2003), devait être, à l’origine, précédée de deux préfaces, l’une de Noël Arnaud, l’autre de Jean-François Chabrun. Celle d’Arnaud demeure inédite, si tant elle qu’elle fut jamais écrite ; celle de Chabrun, déjà publiée en 1979, dans L’Ingénu, est aujourd’hui rééditiée, mais dans une édition malheureusement lacunaire plusieurs passages n’étant représentés que par trois points entre crochets, derrière lesquels on ne saura pas ce qui se cache. Daté de septembre 1975, ce texte retrace brièvement les origines du groupe de la Main à Plume « qui devait assurer, sous l’occupation nazie, la survie du Surréalisme ». J.V. Manuel (Manuel Viola), Marc Patin, Robert Rius et Chabrun lui-même, qui, au début de l’hiver 1940, souhaitaient poursuivre l’aventure surréaliste mise entre parenthèses par le départ en exil de Breton et de Péret, devaient vite être rejoints par d’anciens membres du groupe des Réverbères (Patin et Chabrun étaient eux aussi d’anciens Réverbères). Lors de la dernière manifestation des Réverbères, le 20 juillet 1941, à la Galerie Breteau, rue Bonaparte, les membres fondateurs de la Main à Plume entreprirent « une amicale opération de commando qui se termina dans un bistro des environs ». Chabrun raconte : « Les otages que nous avions pu circonvenir tombèrent d’accord, avant l’heure du couvre-feu, sur la nécessité de structurer une unité surréaliste de campagne, et sur l’obligation morale où ils se trouvaient de s’y engager. L’opération fut rondement menée : un mois après (août 1941) paraissait La Main à Plume. » Les textes de ce premier numéro sont anonymes ­— seul le nom de Marc Patin figure, au titre de déposant, en quatrième de couverture ­—, mais plusieurs exemplaires circulent, comportant les signatures autographes des véritables auteurs : Jean-François Chabrun, Achille Chavée, Tita, Robert Rius, J.V. Manuel, Marc Patin, Régine Raufast… Mais pour que la Main à Plume perdure, il fallait « l’animer tout en l’organisant », et c’est là qu’apparaît l’« entêté, précis, jovial, lyrique et bon vivant » Noël Arnaud : « il était indispensable de nous adjoindre quelqu’un qui eût du talent, de la conviction, des qualités d’organisation, une « surface » et de la présence. Je n’en voyais qu’un. Mais la véhémence dadaïste de sa préface à l’ultime exposition des Réverbères, et la crainte qu’il n’amenât avec lui quelques éléments jugés indésirables, plaidaient contre sa candidature. Grâce à Manuel Viola qui déclara qu’après tout « il avait une tête de président », Noël Arnaud fut cependant invité à se joindre à nous. Et il accepta. […] Et, il faut le dire, parmi les quelques trente publications diverses qui devaient paraître, jusqu’à la Libération, sous le signe de « La Main à Plume », bien peu auraient vu le jour s’il n’avait été là. » Paraîtront successivement, pour ne parler que des publications collectives, Géographie Nocturne, Transfusion du Verbe, La Conquête du monde par l’image, Décentralisation surréaliste, Le Surréalisme encore et toujours, Informations surréalistes, L’Avenir du Surréalisme. Chabrun n’oublie pas grand chose dans ce court texte, pas même les divergences dans l’action politique, lui qui fut le premier du groupe à abandonner ses sympathies trotskisantes — et les Trotskistes étaient nombreux à la Main à Plume — pour rallier l’orthodoxie stalinienne. Et Breton, à qui Chabrun écrivait une « Lettre ouverte » dès avril 1938, dans le premier numéro des Réverbères, est présent à maintes reprises dans ce récit, notamment par cette curieuse évocation : « J’ai su […] que Breton s’était un instant imaginé, que toute l’affaire de La Main à Plume avait été montée, pour le circonvenir, par la Guépéou dont il craignait qu’elle ne le fit assassiner sur les instances d’Aragon, comme Trotski l’avait été sur celles de Staline… » Le lecteur du livre de Fauré n’apprendra rien de bien nouveau dans ce texte de Chabrun, mais il n’est pas vain de lire l’histoire racontée par ceux qui l’ont vécu, à l’heure où certains s’emploient — dans des colloques ou dans la revue Mélusine — à dévaluer le rôle joué par Chabrun et Arnaud au sein de la Main à Plume.

 Mallarmé (1). Lucette Finas, Mallarmé, le col, la coupe (Belin, 2006, 75 p., 14 €). Après Centrale pureté, publié dans la même collection en 1999, Lucette Finas ajoute deux nouvelles lectures aux « quatre lectures de Mallarmé » qui constituaient l’ouvrage précédent : celles du sonnet « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui […] » et celle du « Cantique de saint Jean ». Ce nouveau livre est aussi l’occasion de revenir, dans une introduction intitulée « La « sublime jalousie » de Mallarmé », sur la méthode de ces lectures toutes particulières, placées sous le double patronage d’Artaud — écrivant (dans une lettre non envoyée) à Georges Le Breton, à propos de son fameux article sur la clé des Chimères de Nerval : « Je n’ai jamais pu supporter qu’on tripote les vers d’un grand poète » — et de Blanchot, rappelant que « le premier caractère de la signification poétique, c’est qu’elle est liée, sans changement possible, au langage qui la manifeste », en d’autres termes, qu’elle n’est pas reformulable. Comment donc, pour le commentateur, respecter ce Noli me tangere du texte poétique, ce double interdit du tripotage et de la reformulation ? La réponse est donnée par le petit scénario de Mallarmé, « Épouser la Notion », comme elle est donnée par la citation (de Valéry) qui donne son titre à l’introduction, et qui évoque la « sublime jalousie » de Mallarmé devant la musique : il ne s’agit pas tant de toucher au texte en lui faisant dire ce qu’il ne veut pas dire que d’en proposer « une entente sonore, voire musicale » en auscultant la syntaxe, les sonorités, le rythme, étant entendu qu’il s’agit là d’une musique verbale, dont la lectrice se fait, de façon très mallarméenne, le chef d’orchestre ou l’opératrice. On laissera au lecteur le soin de découvrir comment, au terme de cette lecture à la fois sensible et ludique, mais aussi savante, les deux poèmes ici réunis sous le signe double du col et de la coupe « s’interpénètrent, voire s’interprètent » l’un l’autre, et composent un petit livre tout de suggestion et de grâce souriante.

 Mallarmé (2). Albert Thibaudet, La Poésie de Stéphane Mallarmé, avec un avant-propos de Jean-Yves Tadié et, en guise d’épilogue, deux textes de Paul Valéry (Gallimard, 2006, X + 442 pages, 15 €). Les éditions Gallimard republient le grand ouvrage de Thibaudet sur la poésie de Mallarmé. Bien plus qu’un simple document historique des premiers temps du mallarmisme universitaire, cet ouvrage, dont la première édition parut en 1912, et la deuxième, ici reproduite, en 1926, est fondateur pour les études mallarméennes comme pour les études littéraires. Fondateur et inventeur d’une nouvelle critique avant la lettre — à une époque où triomphait à la Sorbonne l’histoire littéraire positiviste de Lanson et où Mallarmé était encore un objet de célébration par tous ceux qui l’avaient connu —, Thibaudet, aussi loin de l’histoire littéraire que de l’anecdote biographique, abordait la poésie de Mallarmé comme un complexe d’éléments thématico-existentiels (les livres, l’intelligence de la rareté, le goût de l’intérieur, le poète impressionniste, la passion de l’artificiel, les sources de l’analogie, le symbole, la vie idéaliste, les puissances de suggestion, la logique, les ordres négatifs, le sentiment de la durée, la figure de la mort, la recherche de l’absolu, l’existence du poète) et de formes (images, métaphores, figures, mots, vers, poème, style, ponctuation, musique, livre, théâtre), avant de proposer quatre exégèses (Hérodiade, L’Après-midi d’un faune, Prose (pour des Esseintes), le Coup de dés), et de conclure sur l’influence et la place de Mallarmé, comme un point de convergence de trois grandes routes littéraires, celles de la préciosité, du Romantisme et du Parnasse. Comme le souligne dans son avant-propos Jean-Yves Tadié (qui le met justement au rang des Curtius, Spitzer ou Auerbach, les maîtres de la romanistique allemande), on peut mesurer avec le recul ce que lui doivent l’école de Genève et ses innombrables héritiers directs ou indirects.

Malraux. Jean-Louis Jeannelle, Malraux, mémoire et métamorphose (Gallimard, 2006, 441 p., 26,50 €). Le titre n’est vraiment pas très bon, mais ce sera notre seule réserve. L’auteur étudie Le Miroir des limbes (1976 pour l’édition définitive) sous les angles les plus divers, de la genèse à la réception, avec une insistance particulière sur le contexte littéraire : qu’en est-il du genre des mémoires au moment où Malraux en publie la première partie, Antimémoires, en 1967 ? Dialoguant avec les monuments de Chateaubriand et du général de Gaulle, signé en outre d’un personnage officiel, ministre en exercice, le livre paraît décalé en pleine vague structuraliste : il est contemporain des travaux les plus importants de Foucault et Derrida, qui mettent en question les fondements même de l’humanisme sur lequel s’appuie Malraux. Quant à l’édition définitive du Miroir des limbes, Jean-Louis Jeannelle souligne qu’elle paraît la même année que le Je me souviens de Perec : il est en effet difficile d’imaginer deux rapports plus différents au passé. Avec beaucoup d’art, il garde pour les toutes dernières pages le parallèle avec un autre grand livre sur la mémoire, exactement contemporain de la publication des Antimémoires (nous ne révélerons pas ici ce rebondissement final). L’étude de la genèse et de la construction du monument est tout aussi passionnante et, comme tout ce beau livre, rend justice au projet de Malraux en montrant le sens et le fonctionnement de ce qui peut apparaître facilement comme des falsifications et des mensonges aux commentateurs mal intentionnés. Cette monographie est un bel exemple d’histoire littéraire inventive et vivante.

 Mandiargues. Dominique Gras-Durosini, Mandiargues et ses récits : l’écriture en jeu (L’Harmattan, 2006, 270 p., 23 €). André Pieyre de Mandiargues est de ces écrivains malicieux et déroutants qui n’inspirent pas trop les chercheurs et les essayistes, lesquels sont d’un naturel plutôt méfiant. La bibliographie critique le concernant, excepté quelques articles (d’ailleurs souvent remarquables), est pour le moins indigente. Dans ce désert, on comprend aisément que l’ouvrage de Dominique Gras-Durosini soit le bienvenu. Il comble une lacune de taille et apporte une contribution majeure à l’étude raisonnée de l’œuvre narrative de Mandiargues. En choisissant de mettre l’accent sur le récit et ses enjeux, l’auteur s’offre le privilège d’explorer dans toute leur subtile mécanique les rouages de l’écriture de prose chez Mandiargues, toujours en position d’extériorité par rapport à l’attrait du roman, mais résolument ancrée dans le jeu capricieux de la fiction. À travers des textes aussi importants que L’Anglais décrit dans le château fermé, Le Lis de mer, La Motocyclette ou Tout disparaîtra, Dominique Gras aborde ce qu’elle appelle « l’écriture en jeu » et qui ne se réduit pas, tant s’en faut, à une écriture ludique. Certes, il y a, dans l’œuvre de Mandiargues, une part de jeu qu’on pourra rabattre sur le goût très surréaliste de la mise en scène, de la cérémonie absconse, du travestissement et du masque. Autant d’aspects que l’univers du récit s’emploie d’ailleurs à représenter avec une méticulosité maniaque. Mais le propos de l’auteur est ici d’engager l’enquête sur un autre terrain : celui d’une physique de l’écriture, d’une thermodynamique du langage dont le jeu, intense et excessif, peut conduire à des ivresses imaginaires inédites. Tel est, pour reprendre les mots de Mandiargues, le « puissant moteur de la littérature » : « Il s’agit, dit-il, […] d’être transporté plus loin par le jeu de la pensée et du langage, comme si le mécanisme de l’écrivain était soudain soumis brusquement à une surchauffe ou à une suralimentation et s’il entraînait le mécanisme du lecteur dans une accélération pareille ». On le voit, cette espèce de jeu compte sur le lecteur, partenaire indispensable, compagnon d’une compétition du désir. Voilà pourquoi cette catégorie du jeu ressaisit les questions cardinales de l’érotisme et de la transgression, si structurantes dans l’œuvre de Mandiargues. Voilà pourquoi également le jeu n’est pas pur semblant, imitation ou simulacre, mais bien engagement de l’être dans une aventure particulière, théâtralisée et distancée, destinée à rénover le sacré par le rite. Claire et démonstrative sans lourdeur, l’étude de Dominique Gras-Durosini lie en gerbe ces questions ; elle propose en outre de pertinentes analyses textuelles qui illustrent les différents régimes du jeu chez Mandiargues. La troisième partie de l’essai, portant sur la « Poétique du jeu » est particulièrement convaincante : elle prouve que l’imaginaire du jeu n’est pas dissociable d’une écriture qui se plaît à multiplier, dans son espace de réverbération propre, toutes les facettes de la langue, ce que Mandiargues appelle « les aigrettes du langage ». Non pas simplement étincellement de surface, miroitement des mots, mais lumière d’un « grand jeu » alchimique donnant accès à l’inconnu et à l’au-delà des choses.

 Mann. Chantal Simonin, Heinrich Mann et la France. Une biographie intellectuelle (Presses universitaires du Septentrion, 2005, 422 p., 21,50 €). On est d’abord impressionné par cette claire déclaration d’ouverture, résumant les heurs et surtout les malheurs qu’a connus l’œuvre de Heinrich Mann (dus, hors les bisbilles familiales, majoritairement à la coupure en deux États distincts de l’Allemagne en 1949) et prônant sa réhabilitation. On est impressionné devant ce méticuleux travail d’éclairage réalisé à partir des archives et correspondances connues. Cependant, puisqu’il s’agit de la France, on ne retrouve déjà plus répertoriées que quatre traductions. Or, outre les quatre ici relevées (dont deux par les soins de l’auteur), Der Untertan (1914), best-seller de Mann, a bien été traduit, par Paul Budry, pour les éditions Kra en 1922, réédité en Cahiers rouges chez Grasset en 1999, sous le titre un peu neutre Le Sujet — lequel a fait l’objet d’un film distribué en France sous le titre Pour le roi de Prusse, réalisé en Allemagne de l’Est par le trublion Wolfgang Staudte en 1951. Professor Unrat oder das Ende eines Tyrannen (1904) a aussi été traduit, par Charles Wolff, pour les éditions Grasset en 1932, intitulé Professeur Unrat ou la fin d’un tyran, sous-titré L’Ange bleu par référence au film de Sternberg qui venait de sortir, et repris en Cahiers rouges à partir de 1983. Glissons sur Im Schlaraffenland / Au pays de Cocagne (paru chez Ollendorff dès 1902), Das junge Geschlecht / Jeunesse (traduction Paul Budry, Stock, 1923), Mère Marie, Liliane et Paul, Les pauvres (Kra, 1927 et 1929), La Haine. Histoire contemporaine d’Allemagne (publié directement en français en 1933 chez Gallimard), La Jeunesse de Henri IV (première version, publiée en français chez Tisné en 1938), Die Kleine Stadt / La Petite Ville (traduction J.-L. Crémieux Brilhac, Calmann-Lévy, 1949), jusqu’à la réédition de Liliane et Paul (reprise de la traduction Alzir Hella et Olivier Bournac de 1927, Actes-Sud, 1989), et une nouvelle traduction de son Nietzsche par Olivier Schefer (Le Promeneur, 1995). Et peut-être en oublions-nous. Le deuxième hic, plus perturbant, est que, d’un chapitre à l’autre et à l’intérieur même de chaque chapitre, « ça manque de méthodologie », comme dirait le président d’un jury de thèse. Ou plutôt, l’auteur voulant trop embrasser, use d’une méthodologie à géométrie variable, navigant — ou errant — entre le simple commentaire de texte et l’analyse de sa réception, retombant, sans doute quand elle ne le maîtrise plus, dans le pur biographique, et nous éclairant finalement assez peu sur le contexte (la chronologie finale, certes précieuse, ne saurait en tenir lieu). Et la France dans tout ça ? Le premier chapitre porte sur la vision de l’Allemagne de Mann, le troisième sur l’attraction qu’a exercée sur lui l’Italie, et la question des amours. Les chapitres suivants, effectivement : « L’Empreinte de Paul Bourget », « Jules Michelet » et sa vision de la Révolution française, « L’Affaire Dreyfus », Le roman du « vert galant » alias Henri IV. Peut-être aurait-il fallu, plutôt que de monopoliser le sujet, partager les tâches avec d’autres chercheurs, ceux précisément cités en tête du volume et qui ont donné l’habeas corpus. Car du militant « exilé », le lecteur n’apprendra rien : président de la Deutsche Freiheitsbibliothek et directeur du Lutetia Kreis, ah bon ! Participant du Congrès de 1935, idem. L’organisateur du comité de boycott des Jeux olympiques n’apparaît même pas. Dans le même temps, tout se passe comme si la biographe exégète déniait à Heinrich Mann la qualité d’écrivain, le titre du chapitre III étant révélateur : « L’Abdication de l’esthète ». Quel type de littérature entendait alors défendre Heinrich Mann ? Pas celle de son frère Thomas, on l’a compris, mais laquelle ? On ne le saura pas.

 Mansour. Marie-Laure Missir, Joyce Mansour. Une étrange demoiselle (Jean-Michel Place, 2005, 280 p., 39 €). Profusément illustrée, cette évocation est une intéressante contribution à cette indispensable Histoire mondaine du Surréalisme qu’on nous donnera, espérons-le, quelque jour. Elle contient également beaucoup de renseignements sur l’histoire du Surréalisme dans la période 1955-1969, et, à ce titre, n’est pas inutile. Quant à Joyce Mansour elle-même et à son œuvre, on a quelque mal à partager l’enthousiasme de sa biographe, qui voit dans l’auteur des Gisants satisfaits « l’une des figures les plus importantes » du Surréalisme d’après-guerre. Importante par ses relations et son action mondaine, c’est cependant indéniable. Servie par une fortune considérable et de nombreuses relations, d’une famille de gros industriels égyptiens du textile, Joyce Mansour attira à elle, fixée à Paris, nombre d’écrivains et de peintres. La chronique de sa vie mélange ainsi la jet-set d’alors (les Rothschild, les Fabre-Luce, les Van Zuylen, Maurice Rheims), des figures mondaines comme Leonor Fini ou Pierre Salinger, des personnages encombrants comme Jean-Jacques Lebel et Alain Jouffroy, des peintres comme Pierre Alechinsky, Hans Bellmer, Roberto Matta et Wifredo Lam, des safaris au Kenya, des reportages sur elle dans Jours de France de Papa Dassault — on y croise même, mais oui, Philippe Sollers, déjà sur la brèche. Tout cela très parisien, comme on voit. Sans doute le plus grand titre de gloire de Joyce Mansour sera-t-il d’avoir, en 1959, prêté son immense appartement pour la mémorable mise en scène, par Jean Benoît, de l’Exécution du testament du marquis de Sade. Breton fut quelque peu amoureux de Joyce Mansour, ce qui le prédisposa à une certaine indulgence envers les textes de son admiratrice. Il songea même à l’inclure dans la réédition de son Anthologie de l’Humour noir, puis se ravisa. D’autres furent également frappés : Mandiargues, Michaux et Leiris, notamment. Georges Henein n’hésitait pas à situer sa compatriote « entre Lewis Carroll et Alfred Jarry » (sic). Or, la littérature de Joyce Mansour, étiquetée « Surréalisme frénétique », fatigue un peu par son permanent cocktail de magie, de nécrophilie et d’érotisme. « Ma poésie est un cri », assurait-elle : malheureusement, des cris ne sont pas toujours des poèmes. Joyce Mansour avait une grande confiance dans l’espèce d’écriture automatique qu’elle pratiquait assidûment : « En poésie, je ne retouche jamais. » Elle oubliait que l’écriture automatique n’intéresse que celui qui la pratique, et encore dans la mesure où cela le flatte de se voir imprimé noir sur blanc. Elle oubliait surtout ce que Baudelaire a nommé « le travail par lequel une rêverie devient un objet d’art ».

 Masque. Jérôme Garcin, Daniel Garcia, Le Masque et la plume (Les Arènes, 2005, 500 p., 44,80 €). Légendaires, et qu’importe qu’elles aient été feintes, les engueulades entre Jean-Louis Bory et Georges Charensol ! Ils avaient mis au point un numéro de duettistes qui fit les beaux soirs de cette émission entrée dans l’Histoire de la radio, et qui eut ses bons moments. Leurs successeurs ont joué le jeu, entretenant une pensée qui, à force de se vouloir anticonformiste, a souvent vogué sur le plus terne des conformismes, tant sur les livres que sur les films, de Claude Zidi à Fellini, de Houellebecq à Beckett. Le volume, qui regroupe articles, extraits de l’émission, photographies est plaisant, de même que ses deux CD faisant revivre des moments « forts » de l’émission. À quand une intégrale pour les historiens de la littérature du XXe siècle ? Sur quoi travailleront-ils sinon, ces malheureux ?

 Mauriac-Sartre. Caroline Casseville, Mauriac et Sartre. Le roman et la liberté (L’Esprit du temps, 2006, 250 p., 15 €). Un essai englobant d’une même étreinte textuelle deux prix Nobel français qu’une génération sépare : Mauriac et Sartre. Une même étreinte ? Pas tout à fait. On sent une préférence sensible pour Mauriac : logique, puisque Caroline Casseville est secrétaire du Centre d’études et de recherches sur Mauriac. Elle décrit l’engagement littéraire de deux auteurs qui ont « enchâssé le livre au cœur de leur existence, pierre angulaire de leur engagement littéraire ». Elle cherche notamment à montrer les causes et les conséquences du célèbre article de Sartre, « M. François Mauriac et la liberté », paru en février 1939 dans la NRf. Sartre était alors un jeune auteur inconnu du grand public et qui cherchait à pourfendre de ses premières armes de critique un « génie » institué. L’intérêt principal de cet essai est de replacer la brouille de Sartre et Mauriac dans son contexte et d’éclairer leur œuvre respective. Que lui reprocher ? Un titre pompeux, l’inclination naturelle de l’auteur pour Mauriac, qu’elle s’évertue à défendre en pointant du doigt, parfois malhabilement, les contradictions internes dans le travail de critique de Sartre, ainsi que le style très imagé, qui, à la fin des paragraphes, chute parfois en une eau brouillée shampouinant les images. Ces précipités de lyrisme relèvent de la licence de liberté poétique que l’auteur s’est accordée.

Michelet. Paule Petitier, Jules Michelet. L’homme histoire (Grasset, 2006, 477 p., 22; 90€). Il n’est pas mauvais que ce soit une historienne qui ait écrit cette biographie. C’est une garantie de sérieux, et qui est parfaitement tenue, l’auteur se montrant en même temps sensible à la littérature. Le livre, très documenté, est écrit dans un style soutenu, qui réussit à concilier l’extrême précision et le ton de la narration biographique. Nous avons là un travail très complet (on regrettera cependant l’absence de toute illustration, qui est peut-être, il est vrai, le fait de l’éditeur), qui suit Michelet dans toute sa vie et toute sa carrière, parfois agitée. Le futur historien naquit, on le sait, dans une imprimerie : naissance qui, comme le remarquait Élie Faure, est fort symbolique. Sa jeunesse fut marquée par la découverte de l’œuvre de Vico et ses rencontres avec Cousin, Villemain, Guizot, et surtout Quinet, dont il s’éloignera cependant sur la fin. Sa vocation d’historien ne fut d’ailleurs pas immédiate, et l’auteur note que, dans sa jeunesse, Michelet fut assez indifférent aux événements militaires et politiques contemporains. Il y aurait aussi beaucoup à dire sur ses opinions politiques : très lié avec Louis-Philippe et sa famille, il sera en revanche un opposant à Napoléon III, en même temps qu’un grand admirateur de Daumier. Personnalité, on le voit, assez complexe, et dont le livre montre bien toutes les facettes. La vie amoureuse de Michelet constitue par ailleurs un domaine bien particulier, que l’auteur a évoqué de manière assez précise et sans faux-fuyants. Sa seconde femme, Athénaïs Mialaret, fut de sa part l’objet d’une véritable idolâtrie, avant de se convertir en une veuve abusive tout à fait exemplaire. Sur cette idolâtrie, le Journal de l’historien nous a donné des détails des plus intimes, à la fois digestifs et scatologiques, dont un psychanalyste pourrait sans doute faire son bien, tant Michelet poussa à l’extrême ce qu’on pourrait appeler le culte corporel de son idole. Paule Petitier souligne au passage combien « l’énergie désirante » et l’inspiration sexuelle ont joué un rôle essentiel chez l’auteur de l’Histoire de France. Mais cette biographie fait découvrir une autre passion, plus inattendue et sans doute plus platonique : la botanique, que Michelet pratiqua avec ferveur.

 Monstres. Evanghelia Stead, Le Monstre, le singe et le fœtus. Tératogonie et décadence dans l’Europe fin-de-siècle (Droz, 2004, 600 p., s.p.m.). Si nous avions rédigé ce compte rendu à l’époque où nous lûmes les premiers chapitres de ce qui s’annonçait comme un massif dont la conquête promettait de hautes satisfactions autant que des efforts soutenus, nous aurions sans doute trouvé des formules lyriques, marquées de l’enthousiasme ressenti face au projet lui-même. Voilà un travail qui ambitionne une histoire des formes, et plus exactement de leur création, ce qui allait nous changer des vagues promenades dans des imaginaires. Comme dans toutes les bonnes enquêtes, l’aventure remontait aux origines, à l’article fameux de Jankélévitch sur la décadence, et à cette définition désignant un continent à explorer : la décadence est une tératogonie. S’armant de courage et d’une rame de papier, Evanghelia Stead a traqué pour nous ces monstres, à commencer par ceux dont la nature linguistique permettait de réjouissantes échappées dans le lexique décadent. On y découvrait que beaucoup des termes les plus typiques appartenaient au vocabulaire de l’altération de la forme. C’était une confirmation de la définition du monstre comme être déformé ou hybride. De là, on ne sait trop par quel sentiment de passage obligé, nous sommes conviés à rencontrer le monstre femelle au sujet duquel on nous rassure (il s’agirait d’une construction de l’écriture fin-de-siècle) tout en nous inquiétant (« il n’est possible de saisir le monstre féminin que dans la multiplicité et l’éclatement »). Moins convaincant (parce que le monstre s’y définit désormais par la seule laideur et la sexualité), ce chapitre fait figure de passage obligé vite expédié, et s’achève sur une interrogation que partage le lecteur : y a-t-il une écriture de la difformité en cette fin de siècle, ou toutes ces créations convergent-elles surtout du fait du recyclage et de l’autoréflexivité caractéristique de la période ? Pour trancher, on poursuivra le panorama en portant le regard sur les foires : on ne s’étonnera pas d’y trouver des monstres, mais davantage des développements sur l’écriture du mélange (cacophoniques foires et « verve mixte »), de sorte que tout peut devenir monstrueux pourvu qu’il soit mélangé, à commencer par le style. Ici le lecteur vacille : en dépit des pauses récapitulatives que l’auteur lui offre, l’accumulation des analogies et des métaphores (« la structure hybride et boursouflée du livre qui reflète les torsions dont pâtit la chair », au hasard) obscurcit singulièrement la problématique poursuivie. Le lecteur sortira de son malaise aux alentours de la page 300 : avec des objets plus nettement délimités, les parties consacrées au singe et au fœtus, respectivement, sont également consistantes, impressionnantes de virtuosité, tant Evanghelia Stead maîtrise des références à la fois abondantes, variées, et portant sur plusieurs pays, au point de donner, notamment dans le dernier chapitre, le sentiment d’un relevé exhaustif d’occurrences, certes toujours finement expliquées mais menant finalement au même point, le « portrait de l’artiste en… », respectivement, « singe » et « fœtus ». Comme si la décadence nous entraînant dans sa ronde des signes finissait toujours par nous fournir l’unique voie de sortie, le cercle réflexif qui fait de tout écrit la métaphore de l’acte d’écrire. Reprenant avec du recul la question du monstre, il nous apparaît à présent que si le monstre est cette déformation qu’évoque Evanghelia Stead, il est aussi dans la visibilité de la déformation, pour ne pas dire dans son caractère spectaculaire. De cette mise en scène, de ce chiqué, de ce cabotinage des décadents, rien ne perce ici. Le discours social sur la décadence pris au pied de la lettre, critiques et écrivains jouent ici en miroir, et le lecteur se cogne au cercle inévitable dès lors que l’on pense une époque avec son propre discours. Telles sont donc, entre autres, les réflexions qui auraient pu faire la matière d’un compte rendu à la fois passionné et critique, mesurant ses quelques objections à la valeur et au poids de l’ensemble, qui force le respect, sinon l’admiration, et consistera définitivement une somme où puiser maintes références (soixante pages de bibliographie, riche iconographie, index des noms et des notions). Ceci posé, disons sans ambages que nous avons mis près de deux ans à lire, abandonner, reprendre maintes fois cet ouvrage, malgré les objurgations de la rédaction d’Histoires littéraires, et que ces deux années ne sont pas rien, légèreté ou lenteur du rédacteur ; elles posent nettement la question du sens de ce type d’entreprise, dès lors qu’elles excèdent, quelles que soient leur qualité de pénétration, les limites de l’illisible.

 Moore. George Moore, Confessions d’un jeune Anglais (Stalker, 2006, 284 p., 17 €). Réédition nue, sans préface ni notes, de ce récit bien connu des spécialistes de la fin du XIXe siècle, qui ont été nombreux à souligner la fiabilité toute relative des dires de ce British égaré au pays des Symbolards. Peut-être l’éditeur a-t-il craint de doter son volume d’un appareil critique par trop hostile au texte qu’il aurait commenté. Le lecteur est ainsi laissé dans l’ignorance la plus totale sur ces Confessions d’un jeune Anglais : il ne saura même pas qu’elles parurent à l’origine dans La Revue indépendante en 1888 et que leur auteur, jeune Irlandais venu à Paris en 1873 pour étudier la peinture dans l’atelier d’Alexandre Cabanel, les a confectionnées autant avec ses souvenirs qu’avec ceux des autres. Ses Mémoires de ma vie morte ne valent pas mieux à ce point de vue, et Pierre Dufay se fit jadis un devoir, « pour l’honneur de l’histoire littéraire », de dire son fait à Moore, dans un article du Mercure de France de juin 1927, sur la fiabilité de ces prétendus « souvenirs littéraires ».

 Musique. Hoa Hoï Vuong, Musiques de roman : Proust, Mann, Joyce (PIE-Peter Lang, 2003, 427 p., 42,29 ¤). Nous avons une dette à l’égard de cette belle thèse, reçue tard, lue tard, recensée plus tard encore, au motif spécieux qu’elle méritait un effort particulier dont jamais le calendrier ne nous laissa le temps. On se résignera donc à dire vite et simplement la nouveauté et la finesse de ce travail. Rompant avec la facilité métaphorique qui permet à auteurs et critiques de prétendre convertir un langage non représentatif en langage, Hoa Hoï Vuong pose le problème sans ambages : qu’est-ce que la musicalité d’un texte ? Peut-on parler de musique, peut-on écrire (transcrire ?) la musique, entre absence et évocation ? Optant pour le roman du XXe siècle, qui fit de la musique un révélateur privilégié, l’auteur restreint finalement son corpus à des textes privilégiant l’aventure de la subjectivité et du langage. Au-delà des inspirateurs avoués, les musiques décrites dans ces romans sont toujours des créations autonomes : la sonate de Vinteuil n’est pas le quatuor de Franck, de sorte qu’il ne s’agit plus de comprendre comment on parle de la musique, mais comment on écrit la musique, comment la prose romanesque est capable de créer un objet reconnaissable et pourtant dépourvu de référent réel, hors générique. Toutes les tentatives de travailler le texte comme un matériau sonore aboutissent à la perte de la référence, de sorte que l’aspiration de la musique au sens comme celle du roman semblent vouées à un symétrique échec : de là l’idée d’une mimesis musicale, la description musicale romanesque, relevant d’une rhétorique qui vise à donner le sentiment de la présence substantielle d’une œuvre musicale (qu’elle existe dans la réalité ou non). Thèse oblige, le traitement de cette problématique est fortement découpé. On partira du fait musical le plus visible, la citation (collage de partition, citation de paroles), vite traitée comme manquant dans tous les cas le rythme et la tonalité. De là on s’attache aux différentes modalités de référence à une œuvre existante, comme autant de stratégies de recréation par le lecteur, grâce à la mobilisation de ses propres expériences musicales. Mais ce sont les œuvres qui évitent, précisément, cette référence, qui semblent libérer les potentialités du motif musical en littérature (ou révéler son aporie : chez Virginia Woolf, la description dépouillée et de référent externe et même de sujet d’énonciation, s’affranchit de toute visée mimétique, au risque de l’errance des signifiés dans une ronde gratuite). La seconde partie aborde l’épineuse question de la temporalité musicale, nécessairement disjointe du temps de l’écriture (et de la lecture). Démembrée, accélérée, l’œuvre musicale est fréquemment transformée en morceaux destinés à une description qui annulera la dimension temporelle au profit de l’étalement spatial, quand elle n’est pas mixée avec d’autres éléments du roman, soumise à la temporalité de la narration, et prenant au passage des connotations que lui lègue le contexte proprement verbal. La technique du leitmotiv, singulièrement, fait pencher le texte vers le poème, en altérant profondément la perception de la continuité et de la cohérence du roman. Au-delà de cette participation forte à l’intrigue et au sens, l’inscription de la musique dans le texte est enfin envisagée dans cet entre-deux, entre absence de musique et réalisation stylistique ; ce phénomène, appelé par l’auteur « stricture », consisterait en un double mouvement par lequel la musique acquiert un sens déterminé par le roman, tandis que le texte suspendant son intrigue, accèderait à un statut proche de celui de la musique du point de vue de la signifiance. Le programme laisse rêveur : on se demande si la subtilité d’analyse n’excède pas ici son objet au point de verser dans une abstraction à la limite du communicable, comme il est bien compréhensible s’agissant d’un objet ineffable. D’où le regret que l’on peut exprimer, à l’issue de ce considérable ouvrage, quant à l’absence de réelle conclusion générale, d’autant que le développement a tendance à abandonner les approches transversales à mesure qu’il progresse dans des matières de plus en plus ténues. Privilégier la synthèse par auteur a son intérêt propre (notamment pour les étudiants qui en feront d’utiles fiches), mais elle laisse l’édifice ouvert, donnant quelques doutes rétrospectifs sur sa solidité.

Nu. Dominique Massonaud, Le Nu moderne au salon (1799-1853). Revue de presse (Ellug, 2005, 350 p., 30 €). Au rebours du paysage et de la nature morte, plutôt inoffensifs, le nu suscita bien des polémiques : telle est la leçon de ce livre extrêmement documenté, où l’auteur a passé en revue tous les Salons de 1799 à 1853. Travail énorme, car nous sont donnés ici de larges extraits de quantités d’articles de presse de l’époque, que Dominique Massonaud a eu l’abnégation d’aller recopier ou de faire microfilmer en bibliothèque. L’ensemble constitue finalement, à quelques exceptions près, parfois inattendues, un assez beau sottisier. On y voit tout d’abord les partisans des classiques exalter le nu, à leurs yeux symbole d’une Grèce idéale de gymnases et palestres — une Grèce évidemment chaste. Cela ne les empêche pas d’être gênés aux entournures, lorsque le même nu est trop réaliste et pas assez sublimé, comme c’est le cas, en 1853, pour la fameuse Baigneuse de Courbet, toile pour laquelle le Marché aux chevaux de Rosa Bonheur servira de repoussoir, raflant à la fois les récompenses du jury et les éloges quasi unanimes de la critique. Par contre, bizarrement, « absence de réaction scandalisée » en 1850 devant l’ensorcelante Baigneuse endormie de Chassériau, qui, on le sait, représentait sans voiles la fameuse Alice Ozy, et dont le peintre avait eu l’incroyable audace de représenter au naturel les poils des aisselles. Autre courtisane, l’actrice Mlle Lange, peinte en Danaé par Girodet (1799), et dont les critiques déplorèrent à l’envi de la voir montrée sur « un châlit ignoble », « un grabat infect » : un peu de tenue, que diable ! On peut certes représenter nus les Dieux, car « à quoi reconnaîtrait-on la divinité d’Apollon s’il était habillé ? », mais — et ce fut le thème d’un grand débat en 1804 — faut-il ou non représenter Bonaparte nu ? Angoissante question. Ingres et Delacroix n’échappèrent point à ces polémiques, comme on peut l’imaginer. En 1819, l’Odalisque du premier sera blâmée en raison du « manque d’air » du tableau, et aussi de certains « défauts » d’anatomie : à croire que tous ces critiques étaient de redoutables spécialistes en anatomie féminine, science évidemment flatteuse pour eux. Déjà, en 1799, à propos de L’Enlèvement des Sabines de David, leurs prédécesseurs s’étaient montrés eux aussi particulièrement tatillons question anatomie. Quant à Delacroix, sa Liberté guidant le peuple (1831) suscita de vives réserves et de violentes critiques, au sujet de la jeune femme dépoitraillée figurant au centre du tableau. Même Henri Heine y voyait un « bizarre mélange de Phryné, de poissarde et de déesse de la liberté ». Seul, Gustave Planche n’anathématisa point ce nu, en qui les critiques s’accordaient à voir une « femme ignoble », comme s’ils eussent souhaité une créature éthérée, aseptisée et parfaitement académique, c’est-à-dire rassurante : la Révolution, oui, mais propre. Il est par ailleurs intéressant de comparer l’opinion de deux Romantiques comme Stendhal et Gautier. Pour Stendhal, le nu en peinture est académique, artificiel et parfaitement ennuyeux, comme tout ce qui vient des classiques, tandis que Gautier le défend, « car avec les vêtements, le dessin n’existe pas ». Tel est ce qui le poussera à faire l’éloge, en 1847, des Romains de la Décadence de Thomas Couture, cette « grande machine » qui nous paraît aujourd’hui si médiocre. On le voit, ce livre suscite bien des réflexions, dont certaines sont assez pittoresques.

 Numérisation. Lucien-Xavier Polastron, La Grande Numérisation. Y a-t-il une pensée après le papier ? (Denoël, 2006, 198 p., 17 €). L’adjectif « grand » est en train de prendre une valeur curieusement apocalyptique ces temps-ci, comme dans ce titre flanqué d’un sous-titre un rien provocant : « Y a-t-il une pensée après le papier ? » Un grand « livre noir » de plus, donc, mais aussi un état des lieux et des problématiques incontestablement efficace et documenté, dans un secteur où l’imprécision règne. Desservi d’abord par un ton farouchement polémique, par une tendance à l’essai à l’américaine, cursif et hétérogène de sources, l’auteur parvient à emporter la conviction sur quelques sujets sensibles : le rôle de la BnF (nullement moteur) dans la numérisation, l’impact du projet Google.print sur les (petits) éditeurs et libraires (loin d’être négatif), l’avenir (inquiétant) des bibliothèques publiques… Un peu chahuté par le contraste entre le rythme, la verve percutante de l’auteur, et le sérieux des références convoquées, le lecteur sortira de l’ouvrage sans vérité définitive, mais incontestablement mieux armé pour décrypter les batailles qui se jouent actuellement autour des droits d’auteur et des verrous numériques.

Prévert. Michel Trihoreau, La Chanson de Prévert (Éditions du Petit Véhicule, 2005, 362 p., 20 €). Agréable biographie à travers l’œuvre, suivie d’un utile inventaire phonographique, d’une discographie et de quelques photos.

 

Rebell. Thierry Rodange, Le Diable entre au confessionnal. Biographie de Hugues Rebell (Alterédit, 2006, 391 p., 23 €). L’auteur avait soutenu en 1989 une thèse sur Hugues Rebell et en avait tiré un ouvrage de bonne vulgarisation, Le Diable quitte la table ou la vie passionnée d’Hugues Rebell, paru en 1994. La dernière édition de cette biographie diffère peu de la précédente, même si le texte a été largement revu, et la bibliographie actualisée. En revanche, l’index des noms cités a disparu. Reste que le travail du président-fondateur des Amis de Rebell constitue la source principale sur Georges Grassal dit Hugues Rebell, lequel incarna nombre de contradictions de la « réaction symboliste » : ce catholique conservateur fasciné par les pompes de l’Église et qui recevait, chez lui, nu sous sa soutane pourpre, collectionna les gravures de Félicien Rops et rédigea des romans érotiques où des moines paillards flagellent de petites filles. Né dans une grande famille bourgeoise, mort ruiné à l’Hôtel-Dieu, il mangea son héritage et vécut pour une part aux dépens de son frère. Mais ce fut avec un orgueil intact qu’il écrivit dans son testament sa fierté d’avoir mené un « combat incessant pour la Beauté ». Thierry Rodange éclaire la vie brève de cet esthète morphinomane, en se servant principalement de la correspondance familiale inédite. Pour autant, l’essentiel n’est peut-être pas dit, qui a trait à l’œuvre même. Quelques romans de Rebell ont connu le succès, comme La Câlineuse (1899) ou La Camorra (1900), publiés par La Revue blanche des frères Natanson. Sont-ils meilleurs ou pires que le reste de la production de Rebell ? La biographie ne le dit pas, et ce n’était sans doute pas son objet. On attend donc une étude des textes de Rebell, qui en préciserait la portée esthétique et la signification dans le contexte littéraire.

Rimbaud. Marcelin Pleynet, Rimbaud en son temps (Gallimard, L’Infini, 2005, 370 p., 25 €). Il faut être absolument postmoderne : c’est notre dogme. Moderne encore, mais de plus en plus consensuel, Marcelin Pleynet nous déçoit, d’abord en se convertissant, un peu tardivement, à cette sorte d’historicisme dont ses écrits de 1967 étaient si indemnes, inimitié qui pouvait encore occasionner, en 2001, sur les ondes de France-Culture, quelque tension courtoise entre lui et un biographe de Rimbaud. La quantité de références à cette biographie dans Rimbaud en son temps témoigne au moins d’un changement d’optique. Au fond, ce qui déplaît à Marcelin Pleynet, ce n’est pas l’histoire, c’est la famille ; ce qui le rebute, ce n’est pas l’événement, c’est la mère. Autant dire que, moderne, il le restera — si, comme nous le posons, la modernité, c’est de faire un sort d’histoire littéraire à un détail aussi sommaire que l’opposition fils-père. Ce livre, à l’air d’un recueil de notes, d’un « journal Rimbaud » tenu x années par un étudiant têtu, multiplie les questions, parfois nettes, souvent vides, et, suivant une méthode éprouvée, diffère obstinément les réponses, que remplacent d’autres questions ou suggestions interrogatives, qu’il importera de nuancer. Pour compenser l’espèce d’insatisfaction que cela ne peut manquer d’éveiller et même d’entretenir chez le lecteur candide, Marcelin Pleynet se plaît aux parallèles, mode hérité de La Bruyère, qu’il renouvelle en supposant un occulte accord parfait entre des organisations intellectuelles aussi lointaines que Rimbaud, Lautréamont, Nietzsche et d’autres. Que soient alignés des objets littéraires aussi hétérogènes que ceux issus d’activités si disparates ; qu’ils soient mis, traités sur le même plan comme sont assimilées à des « tableaux » images surréalistes et peintures matérialistes, témoigne combien la notion de genre s’est perdue : on ne sait plus de quoi l’on parle. Or, des poèmes comme ceux de Villon, de Verlaine, de Rimbaud, se déclinent dans l’intemporel des beautés sans âge, le nom de l’auteur n’y ajoute rien de plus que celui de Tournefort à l’étamine qu’il rumine. Vaticiner que « Rimbaud n’a toujours pas été lu », « qu’il n’y a pas, et qu’il ne saurait y avoir, d’après-Rimbaud », relève alors de la tautologie : c’est dire qu’une sensation, en elle-même, n’est pas évolutive, que la poésie sensationnelle demeure telle ainsi qu’humilie, toujours, le coup de pied occulte. Lautréamont montre, en contraste, qu’une phrase quelconque, artistement déplacée, affectera des significations, des tonalités toutes différentes suivant les contextes qui l’accueilleront, Histoire naturelle de Buffon ou page de Maldoror : la « poésie » au sens de Ducasse se sépare du texte naïf ou de prime-saut comme l’intelligence s’oppose au délire ; c’est une machine à lire/relire, à décom­poser/recomposer l’espace de l’écrit — toute question de langue, de nationalité mise hors jeu. Nietzsche, s’il vient là à son heure, c’est dans un cadre nationaliste hystérisé : rien pour lui de plus étranger que la mathématique, rien de plus habituel que d’opposer un Allemand à un Français, de ramener les questions premières de l’ontologie aux aléas de la physiologie, la théologie au ras de la culotte, d’annoncer Freud ou les guerres du siècle vingt. Chaque siècle a l’Osée qu’il mérite. On pourrait gloser là-dessus à l’infini. La grande communauté universelle des poètes, des philosophes est une utopie digne de la logique la plus médiocre. C’est en les faisant batailler fer contre fer, pas en leur supposant la même âme, qu’on peut tirer d’eux des éclairs secondaires. Très bon à lire dans le métro.

Sadoul. Jacques Sadoul, C’est dans la poche ! Mémoires. Confidences d’éditeur (Bragelonne, 2006,194 p., 17 €). Jacques Sadoul et sa maison d’édition J’ai lu sont de ceux qu’il est de bon ton de dénigrer chez les intellocrates d’hier et d’aujourd’hui. Pas étonnant d’ailleurs que, comme il le révèle, ces Confidences d’éditeur aient été refusées par tous ses éditeurs habituels pendant trois ans (il est l’auteur d’une bonne trentaine de romans et de deux histoires, l’une de la science-fiction et l’autre de la bande dessinée). Un éditeur infréquentable, donc, qui n’a suscité aucun des grands chefs-d’œuvre de la littérature française du XXe siècle, qui n’en a fréquenté aucun des génies et qui semble s’en moquer éperdument. S’il est question ici d’Alain Robbe-Grillet, c’est pour rager contre celui qui s’est fait nommer dans le jury du prix Apollo et n’a pas voulu en démissionner alors qu’il ne lit jamais de science-fiction ; si le nom de Julien Gracq apparaît, c’est pour souligner que lui seul, ou peu s’en faut, a toujours refusé de reparaître en édition de poche, et a fortiori en J’ai lu. Les écrivains dont Jacques Sadoul parle sont les oubliés des histoires littéraires et ils sont pourtant ceux qui, de très loin, ont touché le plus de lecteurs dans les trente dernières années : dame Barbara Cartland, Stephen King, A.E. van Vogt, Arthur C. Clarke et, pour les Français Philippe Djian ou Guy des Cars (auteur de treize titres qui ont dépassé le million d’exemplaires, auteur aussi de cette phrase immortelle : « Les autres ont des critiques, moi j’ai des lecteurs »). On doit surtout à Jacques Sadoul d’avoir institutionnalisé la science-fiction dans le champ littéraire français, grâce à la collection J’ai lu/SF qu’il a dirigée trente ans durant, grâce au prix Apollo qu’il a créé, grâce même aux pitreries auxquelles il s’est prêté à la télévision dans les années 1970. Jacques Sadoul a aussi été le témoin et l’acteur de quelques-unes des principales mutations du champ éditorial depuis 1960 : la naissance des Clubs du livre, l’introduction de la publicité pour les livres de poche, puis la publication de titres inédits dans un format jusqu’alors confiné aux reprints. Ou encore, des décennies plus tard, la sortie de bandes dessinées et de mangas en format de poche, la naissance du livre à dix francs (le mémorialiste a été choisi en 1994 pour dresser le catalogue de Librio), etc. Jacques Sadoul a été à tous les carrefours, avec ce credo : non pas tirer ses genres de prédilection vers le haut en montrant que tel grand auteur s’y est adonné (Verne, Poe, Orwell pour la SF, par exemple), mais vendre et faire aimer une paralittérature qui s’assume comme telle, démontrer la valeur spécifique de cette littérature à l’estomac si décriée. « Soyons clairs, écrit l’éditeur : les « poches » sont là pour faire vivre le groupe éditorial qui les édite, pas pour apporter les belles lettres aux masses laborieuses. » Il n’hésite d’ailleurs pas à parler chiffres de vente, rentabilité, publicité, marketing, à aborder la question des nègres, des traducteurs plus rapides que leur ombre et des scouts chargés de dénicher les perles à l’étranger. Ici, la maison d’édition s’affiche comme une entreprise. C’est réducteur, bien sûr, mais ce n’est pas hypocrite. Certes, Jacques Sadoul ne s’épargne pas quelques lieux communs quand il se met à commenter mai 68 ou septembre 2001, et le livre est entaché de quelques coquilles. Mais ne boudons pas notre plaisir : c’est tout un pan de la littérature contemporaine qui nous est donné à découvrir à travers la lorgnette de l’un de ses plus originaux animateurs.

Sarah. Henry Gidel, Sarah Bernhardt (Flammarion, 2006, 398 p., 23 €). Henry Gidel vient d’inventer un nouveau genre littéraire : la méta-biographie, qui entend se placer au-delà de toutes les biographies déjà existantes. Seulement il ne s’agit vraiment plus que d’un survol. On fait de la planche sur les crêtes en se gardant d’approfondir. Cela se lit agréablement : c’est un peu un nouvel Henri Perruchot passé à la littérature.

Schwob. [Collectif], Marcel Schwob. L’homme au masque d’or (Bibliothèque municipale de Nantes et Gallimard, Le Promeneur, 2006, 210 p., 39 €). On assiste, depuis quelques années, à un retour à Schwob, dont il faut se féliciter. L’auteur du Livre de Monelle et de Spicilège ne sera sans doute jamais un auteur « populaire », car il est mieux que cela : un écrivain rare et exigeant, dont l’œuvre est bien plus variée qu’il ne paraît. Voici, de grand format et copieusement illustré, le beau catalogue d’une exposition qui s’est tenue à Nantes. Comme outil de documentation, comme évocation biographique, et aussi comme corpus critique, c’est un ouvrage remarquable. Il contient des articles qui ne se limitent pas à Schwob, mais évoquent des membres de sa famille (étudiés par Patrice Allain), comme son oncle Léon Cahun. Celui-ci mériterait à lui seul une monographie, car il influença des écrivains comme Apollinaire et Mac Orlan, sans parler de Valéry, qui goûtait fort son admirable Bannière bleue. On sait aussi que le frère de Marcel, Maurice Schwob, directeur du Phare de la Loire, publia en 1896 une brochure intitulée Le Danger allemand, qui préfigure le fameux article du même Valéry, Une conquête méthodique. Malheureusement, l’étude des relations Valéry-Schwob ne pourra vraiment être menée à bien tant que n’auront pas été retrouvées les lettres du premier au second, qui doivent pourtant exister quelque part. Schwob fut en relations avec quantité de gens, et le catalogue reproduit des lettres ou des témoignages de Mallarmé, Colette, Léautaud, Jules Renard, Verlaine, Léon Daudet, Claudel, etc., étudiés par Bruno Fabre. On en détachera une belle lettre de Francis Jammes à Schwob sur sa traduction d’Hamlet, lettre qui montre à quel point Jammes est un excellent épistolier méconnu, plein de finesse critique derrière son apparente bonhomie (mais cela, on le savait par son étonnante lettre à Jarry sur Messaline). Sur la même traduction d’Hamlet, on lira par ailleurs une intéressante lettre de Claudel à Schwob. Signalons aussi deux articles d’Evanghelia Stead, le premier sur la « bibliothèque rêvée » de l’écrivain, le second relatant la curieuse découverte, à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, d’une quinzaine de livres venant de la vente après décès de la bibliothèque de Schwob. Livres éminemment symboliques, puisqu’il y a là des ouvrages poissards et un incunable de Villon. Voilà qui donne un aperçu des curiosités si diverses de Schwob, à la fois conteur, voyageur immobile (il alla pourtant à Samoa, sur les traces de Stevenson), angliciste et traducteur, critique, historien de Villon et de l’argot… Divers aspects de l’homme et de l’écrivain sont éclairés par Alexandre Gefen (la « vie imaginaire »), Bernard Gaulthier (le théâtre chez Schwob, « le voyage vers Samoa »), Agnès Lhermitte (le thème de l’enfance). Enfin, un article de François Leperlier s’applique à préciser la vision de Schwob que pouvait avoir sa nièce Claude Cahun. Personnage curieux, au singulier destin, écrivain original, cette dernière se trouve, ces derniers temps, portée au pinacle pour ses photographies, ce qui est bien excessif. Celles-ci ne sont que curieuses, un point, c’est tout, n’en déplaise à ceux et surtout à celles qui, aujourd’hui, glosent à l’envi sur Claude Cahun, dans le cadre, post-moderne à souhait, des « études de genre ». En tout cas, tant pour les textes que pour les images et tous les documents reproduits, ce catalogue est bien plus qu’un simple catalogue : un véritable livre. On ne pouvait rêver meilleur hommage à Schwob.

Seignolle. Roland Ernould, Claude Seignolle ou la puissance du désir. Essai biographique (Hesse, 2005, 312 p., 26 €). Professeur de psychopédagogie, agrégé de philosophie, Roland Ernould consacre sa réflexion aux littératures de l’imaginaire, avec un intérêt particulier pour Stephen King, Valerio Evangelisti et Claude Seignolle. Il semble passionné par les littératures populaires, parce que ce sont les creusets les plus nets où s’articulent ensemble le vivant et le langage. Il a voulu écrire un essai biographique sur Seignolle, entreprise difficile car « la complaisance aux confidences littéraires n’est pas le fait de Claude Seignolle. Il ne répand nulle notice sur lui-même, nulle divulgation de sa vie personnelle », comme l’écrit André Rousseaux dans Le Figaro littéraire du 17 septembre 1960. Les traces sont difficiles à trouver, les témoins sont rares, partiaux, certains ont disparu. En outre, Seignolle s’est construit un masque qu’il a porté si bien et avec tant de dévotion qu’il a fini par fondre sur son visage, à tel point qu’on ne sait plus où commence la représentation et où la vérité. Aussi est-ce difficile de lever « le voile sur la vie qu’il a réellement vécue ». Il a d’ailleurs réécrit « de nombreux passages de ses œuvres antérieures pour les faire coller avec cette nouvelle image ». Il a voulu être uniquement l’homme de ses livres, au point de se décrire lui-même comme livre à René-Louis Doyon qui lui avait demandé une bibliographie complète pour l’essai qu’il lui avait consacré en 1959 : « SEIGNOLLE CLAUDE ». / Format 0,55 x 1 m 72. / Hors commerce. / Tirage limité à un seul exemplaire. / Non numéroté. / Sur pleine peau humaine. / Presses Seignolle-Richet. / Successeurs d’Audebert de Raynal et autres… Périgueux-Dordogne, 25 juin 1917 ». Il va de soi que ce livre est le premier sur la liste. Derrière l’homme de ses livres devenu « objet », la psychologie d’un Seignolle « sujet » vaut la peine d’être mise à jour. Elle explique en grande partie la vie qu’il a menée et la diversité de l’œuvre qu’il a écrite. Le critique, l’auteur étant toujours vivant, s’interroge à raison sur l’opportunité de sa démarche et se demande s’il n’est pas dangereux de révéler ce qu’il pense avoir trouvé, dans le souci de ne pas troubler l’intéressé en levant les censures qu’il s’est lui-même imposées, vu que ce masque est devenu pour lui une seconde nature, qu’il trouve indispensable à son existence sociale. Cette image, qui le préserve, Ernould décide finalement de la mettre à mal, ce qui permettra d’attirer à Seignolle d’autres lecteurs, souci partagé par le romancier. En effet, nombre d’études portent sur la place du sacré et de l’étrange dans l’œuvre de Claude Seignolle, mais ces « vastes synthèses » passent sous silence la personnalité de l’auteur. Or, Roland Ernould constate le succès des biographies à une époque qui veut découvrir le « visage humain » des personnalités. Attirer, oui, mais surtout rendre certains lecteurs moins effrayés à la vision du continent Seignolle. En effet, ce dernier, qui s’est fait appeler tour à tour « l’aventurier de l’insolite », « le meneur de loups », « le meneur de contes », « le bateleur de chimères », « le brocanteur de l’étrange », « le comptable des fouilles universelles », « l’archéologue des ténèbres », « l’aventurier du rêve », « le médium », « l’initié », « l’anecdotier du diable », « le docteur en diableries » avait certes augmenté son lectorat en le diversifiant, mais « il court maintenant le risque de désorienter de nouveaux lecteurs », des lecteurs citadins découragés par des termes rattachés à l’imaginaire campagnard et déboussolés face à une œuvre aussi multiple. L’auteur de cet essai essaie de montrer que l’homme Seignolle, par « sa richesse personnelle » et sa conception du monde, est aussi intéressant que l’écrivain voilé qui a toujours tenu des propos adaptés à ses interlocuteurs. Il n’est pas uniquement « le sauveur des traditions en perdition des campagnes », il est aussi un témoin de son présent, est loin d’être seulement hanté par le passé. « Il a vécu à sa manière la guerre mondiale 39-45 et la seconde moitié du 20e siècle ». Au détour des chapitres, l’ouvrage évoque le jeune Seignolle de 13 ans jusqu’à celui de 40 ans, à la fin des années 50, moment où il a choisi de revêtir son masque. Quelques conversations avec Seignolle lui ont permis de lever certaines zones d’ombre, avec prudence car il sait combien l’auteur est fabulateur. Les détails biographiques une fois révélés, que dire de l’homme qui puisse vraiment le caractériser aux yeux de ses futurs lecteurs ?

Théâtre. Michel Autrand, Le Théâtre en France de 1870 à 1914 (Champion, 2006, 368 p., 57 €). Étrange travail, qui se voudrait « au-dessus de la mêlée », prétend se garder d’être juge et refait finalement une nouvelle histoire « officielle » du théâtre. Car combien de pièces ou d’auteurs passent à la trappe ! « Telle pièce connaît sur le moment un triomphe mais tombe ensuite dans l’oubli ; telle autre qui, à sa création, a connu l’indifférence ou l’échec, un demi-siècle plus tard trouve sa place au répertoire » : jusque-là, nous sommes d’accord. Mais l’auteur enchaîne : « Faire l’histoire du passé et d’événements qui n’ont pas eu de suite n’intéresse personne » (sic). Ubu et Cyrano partent dans la même poubelle de l’Histoire. Qu’en reste-t-il pour l’auteur ? Seize maigres pages, pour ce qu’il consent à juger comme le « renouveau » que personne ne lui demandait de « sauver ». On assiste ainsi à une accumulation de pseudo-fiches techniques, avec de sévères raccourcis et de plus que péremptoires jugements. Pour un « inventaire » final qui tient en deux pages. La collection s’appelle « Dictionnaires & Références ». Ah ! Que reste précieux l’abbé Bethléem !

 Thomas. Henri Thomas, Carnets inédits 1947, 1950, 1951 (Gallimard, Cahiers de la NRf, 2006, 282 p., 25 €). De cet écrivain sans beaucoup de nerfs, au style académique et au ton narratif ennuyeux, pourquoi conserve-t-on si bien la mémoire, alors que d’autres prosateurs de sa génération, beaucoup plus séduisants — Gibaut, Ciantar, Meckert, Rabiniaux — sont largués au naufrage de l’histoire littéraire ? C’est un mystère que seuls peuvent expliquer la fidélité sélective des Éditions Gallimard pour certains de leurs auteurs et l’intérêt des doctorants et doctorantes en quête de redécouvertes sans risques. Gloser sur l’œuvre d’écrivains secondaires, aller à la pêche aux paperasses retrouvées dans un grenier de la banlieue parisienne, évoquer « l’œuvre thomasienne », ça fait plus chic que de s’atteler à un véritable travail de recherches et d’analyses sur des pointures complexes à mettre en thèse. L’auteur de récits aussi ternes que Le Promontoire ou John Perkins, dont la moitié de l’œuvre est disponible en collection de poche, était âgé de trente-cinq ans en 1947 et avait déjà publié, chez Gallimard où il fera toute sa carrière, trois romans et trois recueils de poésie. Ses carnets présentent çà et là des notations amusantes, et l’expression répétée de tourments sexuels. Pas de quoi en faire un journal à usage dépassant l’intime, la manie de noter, ni un carnet de croquis préparatoires, moins encore un mémorandum de pensers subtils : « Deux femmes sont la même personne ; le fait que ce sont deux corps différents ne suffit pas à prouver qu’elles ne sont pas la même femme » ; « J’accède par un certain abrutissement à la poésie des choses simples ». L’éditrice n’est guère mieux inspirée que son poulain. L’annotation est souvent insignifiante : un tel est « fonctionnaire à la B.B.C. », tel autre « ami d’enfance des Vosges ». Soit. Mais quelle idée se fait-elle du lecteur quand elle annote : « Cela nous a amenés au Printemps » par « grand magasin », ou mieux : « le souvenir de quelques nuits avec des putains de Piccadilly » par « Londres W1 » ?

 Valéry. Paul Valéry, Très au-dessus d’une pensée secrète. Entretiens avec Frédéric Lefèvre (De Fallois, 2006, 155 p., 18,50 €). Bonne, très bonne idée que d’avoir réédité les entretiens de Valéry avec Monsieur « Uneheureavec », qui furent tenus en 1924 et 1925. C’est un document de premier ordre pour connaître Valéry, qui parle ici à loisir de ses rencontres avec des personnages aussi différents que Huysmans, Degas, Louÿs, Mallarmé, Heredia et… Mussolini. La préface de Michel Jarrety nous apprend au passage que, pour le nombre d’entretiens avec Lefèvre, Valéry arrive « à égalité avec André Maurois », ce qui peut laisser rêveur sur les réputations littéraires ! Les sujets abordés sont très variés : Londres, ville que l’écrivain aima beaucoup durant sa jeunesse ; l’appartement de Degas, « chaos de merveilles et de poussière » ; le sarcastique Huysmans, traitant la littérature de Mirbeau de « fausse fougue », etc. On y croise Beardsley, Meredith, Schwob, D’Annunzio. Valéry exprime aussi de façon cursive et abrégée certaines de ses idées, souvent passablement anarchistes : « L’humanité, dans son ensemble, ne lit guère que les journaux, ce qui désapprend à lire à la plupart » (on ne connaissait pas encore la télévision). Dans le même genre, et en prophétique : « La moitié de nos industries ne fait que s’employer à créer des besoins artificiels qu’elle satisfait d’autre part. » Cueillons aussi cet aveu discret d’agnosticisme : « Je n’ai pas touché à la religion. Vous me posez là un problème que l’on ne peut résoudre que par les moyens de la fantaisie… » À propos du monde et de la société mondaine, telle phrase, lâchée soudain : « Certains propos échangés autour d’une table de dîner ou de thé instruisent et mûrissent un homme bien plus que la lecture de cent volumes. » On n’en finirait pas de citer, tant cela crépite d’intelligence et, souvent, d’anti-conformisme. Et quelle vue aiguë sur la littérature que cette déclaration : « Les œuvres m’apparaissent, je dois l’avouer, comme les résidus morts des actes vitaux d’un créateur. » Peu de conversations sont aussi prenantes que celle de Valéry, que ce volume restitue à merveille.

Venise. Le Mythe de Venise au XIXe siècle. Débats historiographiques et représentations littéraires. Actes du colloque de Caen, 19-20 novembre 2004 (Presses universitaires de Caen, 2006, 256 p., 18 €). Qui n’a en tête le roman de Thomas Mann et l’admirable film qu’en a tiré Luchino Visconti ? Qui n’a pas entendu parler d’un certain Frédérick Rolfe, alias baron Corvo, au moins à travers les Fables de Venise du dessinateur Ugo Pratt, sinon à travers la superbe biographie d’Arthur Symons ? Mais on est à l’Université et on a choisi de s’arrêter au XIXe siècle stricto sensu, et pas question de déborder, comme Orsay a pourtant bien été obligé de le faire, jusqu’au moins 1914. On va donc de Goethe à d’Annunzio, accordant néanmoins le primat à l’historiographie (et au débat « aristocratie ou démocratie » ?). « On aurait pu aussi élargir le champ au domaine artistique », avoue le préfacier, mais d’images, ou d’analyses d’images, vous n’aurez pas. Très positive, tout de même, cette collaboration de chercheurs français et italiens, pour les communications retenues. Les éditeurs ont cependant négligé de faire une fiche biographique des auteurs cités et n’ont pas intégré dans la bibliographie un fort précieux ouvrage : Bibliographie du voyage français en Italie du Moyen Âge à 1914, signée Vito Castiglione Minischetti, Giovanni Dotoli et Roger Musnik, parue en 2002, où Venise et la Vénétie figurent avec une centaine d’occurrences.

Verne. Lionel Dupuy, Jules Verne, l’homme et la terre. La mystérieuse géographie des Voyages extraordinaires (Clef d’argent, 2006, 171 p., 12 €). La compétence de l’auteur, géographe de métier, n’est pas discutable. Comme s’y ajoute une connaissance intime des arcanes des Voyages extraordinaires, son essai apparaît comme une démonstration imparable de la référence constante, dans certains récits de Verne, aux publications du célèbre — à plus d’un titre — Élisée Reclus. Un seul reproche : quelques illustrations n’auraient pas été malvenues. Non que le discours de l’auteur soit d’une austérité requérant quelques distractions, mais la moindre occasion de revoir les fameuses planches des éditions Hetzel est toujours bonne à prendre. À signaler aussi, d’Hélène et Jean-Claude Péret, un Monde extraordinaire de Jules Verne (Cheminements, 2006, 254 p., 22 €) sur les traces de Jules Verne, ses romans, ses voyages et les villes où il vécut. Un ton scout, sympathique et entraînant

Verlaine. Christophe Dauphin, Verlaine ou les bas-fonds du sublime (Éditions de Saint Mont, 2006, 91 p., 12 €). Curieux petit livre, qui est un abrégé des biographies connues de Verlaine, avec la particularité de n’apporter strictement aucun élément nouveau. Il est peu fréquent d’avoir en main un livre d’une inutilité aussi absolue, aussi parfaite. À ce titre, c’est presque une réussite. L’auteur fait par ailleurs passer en jugement Verlaine et son ami Rimbaud devant son tribunal moral personnel : « Verlaine, c’est le génie combiné du sublime et de l’abject ». Une perle : « Henry-Joseph Verlaine, le grand-père paternel du poète, notaire de son état, était lui aussi un homme impossible, un colérique insatiable doublé d’un alcoolique notoire. Or, nous le savons [sic], les caractères héréditaires ne se transmettent pas régulièrement et comme fatalement d’une génération à l’autre. » L’autre compagnon d’enfer n’est pas mieux traité : « Rimbaud, durant son parcours d’adolescent, fut un vicieux doublé d’un caractériel, et qui se flattait d’être les deux. » Inutile de demander à l’auteur le verdict qui suit un tel jugement.

Vingtième siècle. Jean-Luc Steinmetz, Les Temps sont venus (Cécile Defaut, 2005, 326 p., 22 €). Cet ouvrage réunit des textes critiques sur la poésie du XXe siècle, que l’auteur a donnés à des revues aussi diverses que le Bulletin de l’Académie royale de langue et de littérature françaises, Europe, la Revue des sciences humaines, Autre Sud, La Licorne, Il Particolare. Leur rédaction s’échelonne sur une dizaine d’années. Nombre d’auteurs dont il est question sont encore vivants. C’est que « l’estimation critique ne s’est pas uniquement fondée sur des œuvres finies. Elle aime, au besoin, réfléchir sur celles d’hommes proches, aimés, admirés, des voix encore audibles, des corps encore visibles ». Jean-Luc Steinmetz ajoute que ces textes critiques « ne répondent pas aux complaisances d’une amitié parfois vive, mais à l’exacte mesure d’une connivence (avec son volume de vie, son aura de mots, ses silences mêmes) ». On s’étonne que des poètes comme Denis Roche — dont le travail a poussé l’auteur à créer, avec Christian Prigent, la revue TXT —, Michel Deguy ou André du Bouchet manquent à ce recueil, où, à travers la transparence ambiguë du titre, éternuent les sept trompettes annonçant la mort de la poésie. L’entretien qui clôt, un peu arbitrairement, le recueil, cerne mieux les ambitions poétiques de l’auteur. Ce recueil pose la question de son unité, car il est un assemblage d’articles parus en revue. Éludant le problème, Jean-Luc Steinmetz a réuni ces textes en suivant l’ordre chronologique, et le titre métaphorique, outre sa connotation « apocalyptique », rappelle qu’il s’agit de littérature contemporaine. Dommage que cette question d’unité n’ait pas été approfondie par l’auteur lui-même.

Voyageurs. Anne-Gaëlle Weber, À beau mentir qui vient de loin : savants, voyageurs et romanciers au XIXe siècle (Champion, 2004, 432 p., 70 €). Sous ce beau titre, un beau sujet, et du beau travail : sachant que le voyage d’exploration se raréfie au XIXe siècle, à mesure que les terres inconnues reculent, et que le genre du récit de voyage connaît en revanche une croissance continue, il faut supposer que s’opère une redéfinition du genre, et sans doute un déplacement, vers une nouvelle forme de science d’une part, vers la littérature d’autre part (« voyages pittoresques », « voyages littéraires », « impressions »). Aussi est-ce dans cet entre-deux qu’Anne-Gaëlle Weber pose sa longue-vue : en effet, si les écrivains recyclent le modèle du voyage scientifique (Cook chez Verne), les savants élaborent eux-mêmes des règles de validité des textes qui définissent désormais le genre… qui sera utilisé comme modèle par les écrivains en retour. Le récit de voyage scientifique apparaît comme un instrument de vulgarisation d’un savoir géographique global, au moment où la connaissance du globe permet l’épanchement des rêves encyclopédiques (à qui le récit de voyage sert de modèle actif, chez des géographes comme Élisée Reclus ou des écrivains comme Verne). Ce modèle a le défaut, au yeux des savants, de tourner facilement au récit d’aventure (donc à la littérature), de sorte qu’il ne répond plus aux nouvelles exigences des savants. L’illustre la forme hybride du texte écrit par Darwin après son fameux voyage à bord du Beagle, chronique proche de ses prédécesseurs des Lumières, mais investie de valeurs heuristiques nouvelles, par l’intégration de digressions portant sur l’observation, la comparaison, l’analyse des données dont les conditions de recueil font la trame narrative du journal. Darwin s’inspire en cela (sciemment) des recommandations de Humboldt qui, dans la Relation historique d’un voyage aux régions équinoxiales du Nouveau continent (1801), proposait une définition très normative du récit de voyage scientifique, distinguant soigneusement l’allure impressionniste du voyageur ordinaire de l’approche et du style méthodique requis du savant (Humboldt théoricien de la littérature descriptive fait l’objet de deux chapitres dans la seconde partie, en vertu d’un plan dont la logique échappe parfois). L’hésitation entre description et explication, qui marque la refondation du récit de voyage des naturalistes, affecte aussi les écrivains, comme l’auteur le montre avec Conrad. Aussi examine-t-on dans un deuxième temps la façon dont l’histoire naturelle, notamment le travail d’Humboldt pour faire tenir ensemble la valeur heuristique et les qualités esthétiques de l’histoire naturelle dans sa réalisation littéraire, fournit aux écrivains des outils de réflexion sur la composition et la structure de leurs œuvres : taxinomies, manuels d’instructions, incluant jusqu’au style de rédaction (Cuvier). La troisième partie analyse donc l’impact de ces outils et genres sur la création purement littéraire : dérive fictionnelle des romans issus de récits de voyage (Poe, Melville, qui exploitent le sentiment de l’hétérogénéité définitive du monde et du langage en mêlant les deux formes), insertion de notes historiques, explicatives ou interprétatives, qui encadrent la lecture… Le récit de voyage apparaît en effet comme une riposte à la menace d’un monde où tout aurait été dit : le « territoire » dans la fiction devient substrat d’un fictionnel perçu comme espace vierge à arpenter. L’exploitation littéraire des pistes offertes par le récit scientifique s’achève cependant par son dépassement, le didactique se muant en descriptif, jusqu’à la limite du nominalisme, comme l’illustre Jules verne, qui n’écrit pas pour rien dans une collection appelée « magasin » (d’éducation et de récréation). Ce rapide survol permet d’apprécier la richesse des terres explorées par Anne-Gaëlle Weber, qui illustre heureusement l’enchevêtrement des formes nouvelles et des formes caduques qui continuent sur leur erre. On ne dit pas qu’on n’eût préféré un style plus alerte, davantage de pauses synthétiques dans une progression dont il est parfois difficile de percevoir la logique, et qui demande au lecteur un certain effort, mais le chercheur, surtout thésard, n’est pas là pour nous divertir, et on devrait déjà le remercier de nous avoir instruits. »

 Zola. Derayeh Derakhshesh, Et Zola créa la femme… (Guéniot, 2005, 149 p., 15 €). « Où est Le Bec ? » s’inquiète Gordon Zola en titre d’un polaroïd récent (Le Léopard masqué, 2006). Ce n’est pas ce Zola-là, mais Zola l’Ancien, le gynophile auteur de Nana, La Curée, Au bonheur des dames, Une page d’amour, qu’invoque ce titre au ton d’un Berlioz revisité par Vadim. Avouons que ce titre nous étonna : croyant savoir que l’invention de la femme remonte à 1354, au bas mot — une Histoire sainte qu’enfant nous eûmes en mains la date de 4004 avant Jissé, mais cette prose ignorait le carbone quatorze –, nous espérions, de la main de Derayeh Derakhshesh, un ouvrage humoristique. Point. D’Iran (où l’on ne rit guère) venue se faire breveter à l’Université de Paris (où l’on rit peu), elle y vécut plusieurs années. Aujourd’hui, elle enseigne le français à Washington. Est-ce pour cette raison professionnelle qu’elle cite en anglais les philosophes américaines ? Exemple, page 44 : « Such a text isn’t knowable and is therefore very disturbing ». L’étonnant est que, traversant ce grillage, Zola (Émile), chanceux entre mille, soit, lui, via la Pléiade, parvenu à se faire, et d’abondance ! citer en V.O. Observons que, bien que toujours intelligible, le français de Derayeh Derakhshesh a souvent des accents curieux pour une aureille francophone. Sous une épigraphe d’Hélène Cixous, sa favorite en France, voici comme elle démarre : « Le point d’interrogation a une forme graphique : il ressemble à une oreille. D’ordinaire passive et ignorée, l’oreille peut brusquement imposer sa présence : demander exige qu’on écoute attentivement, mais lorsqu’on n’obtient pas de réponse, écouter peut multiplier encore les questions. L’existence d’une femme commence de même par une question : « Qui suis-je ? » La femme, étant femme, a été depuis toujours un questionnement. » On aurait préféré une syntaxe un peu différente. Sans doute l’auteur vise-t-elle à ce que le lecteur tende l’œil. Bref. L’important est qu’avec And Zola Created Woman, we obtain a feminist reading of Zola, specially of four selected novels by him. Si vous applaudissez à la thèse que « depuis toujours la femme est parlée » et si, lectrice de Zola, vous prisez sa prose, vous goûterez ce petit tome. Si en revanche, odieux macho, vous êtes rétif aux thèses de ce type, les jugez futiles et usées, n’attendez rien de bon d’une « fissure » qui, brusquement, arracherait « la femme » à son silence pluri-millénaire, le livre de Derayeh Derakhshesh vous fera fuir ou grincer : « Silencieuse, la femme ? La femme idéale sans doute… » Cependant, selon une thèse aragonienne en vogue ces mois-ci —Derayeh Derakhshesh ne l’évoque pas —, c’est de l’homme encore, oui, du mâle, mais du mâle s’attestant « une femme comme les autres », que doit venir la fissure espérée ! Assumant enfin sa féminité, poindrait à l’horizon le new male accordé à notre new age, l’hermaphrodite optimal, le gars qui, pimpant sous le fard et riant sous ses larmes, reste gai et laisse bien des choses à penser et rédiger à sa philosophe déjuponnée d’amie-amante retour des Indes au port de Brest, bonjour Clémence – Oh ! comme tu sens l’amiante !

 Zola. Émile Zola, Le Roman expérimental, dossier et notes de François-Marie Mourad (GF Flammarion, 2006, 460 p., 7,80 €). Il faut remonter à une trentaine d’année pour trouver la précédente édition en poche de ce texte important, dont François-Marie Mourad dit fort bien combien il a piégé, voire bluffé la critique hier, la réception scolaire de cet auteur aujourd’hui. Au-delà des slogans, c’est l’occasion de redécouvrir Zola comme critique littéraire, du moins pour ceux qui ne connaissent pas la thèse du maître de cérémonie, qui donne un dossier bien ficelé, avec éléments contextuels sur un Zola journaliste de mieux en mieux connu, mais aussi sur les conditions de composition du recueil, dans une perspective stratégique, en pleine bataille naturaliste. On trouve également annexés des textes documentaires sur le naturalisme, et moins attendu et tout aussi utile, les notes prises par Zola sur l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale de Claude Bernard.

[Paul Aron, Cécile de Bary, Patrick Besnier, Claudine Brécourt-Villars, François Caradec, Alain Chevrier, Christèle Couleau, Philippe Didion, Stéphanie Dord-Crouslé, Patrick Fréchet, Anthony Glinoer, Jean-Pierre Goldenstein, Matthieu Gosztola, Jean-Paul Goujon, Vincent Laisney, Jean-Jacques Lefrère, Muriel Louâpre, Jean-Paul Louis,  Bertrand Marchal, Hugues Marchal, Robert Melançon, Jean-Paul Morel, Jacques Noizet, Henri Scepi, Yves Thomas]